Godot et Godeau

Plus stupéfiant est sa pièce intitulée "Le faiseur", que nous appellerions "Le magouilleur", où le héros, un certain Mercadet, fait patienter ses innombrables créanciers en leur faisant croire qu'un certain GODOT, purement imaginaire, de retour des Indes où il a fait fortune, viendrait leur rembourser toutes ses dettes. Et toute la pièce durant, il faut "attendre Godot", ce qui semble annoncer quelque chose. Il me semble invraisemblable que Beckett, homme de théâtre, n'ait pas eu vent du théâtre de Balzac, même si de son propre aveu il détestait les constructions romanesques dudit, qu'il trouvait sans doute surchargé.
Or les découvreurs de cette coïncidence ont voulu borner là leurs investigations, et ne la mentionner qu'en passant, car il n'est rien de plus éloigné du désespoir sec de Beckett que l'amour foisonnant de la vie grouillante d'Honoré. Mais peut-être n'aurait-il pas voulu, notre Irlandais, que l'on connût une source plausible de son inspiration chez un auteur officiellement honni, Balzac. Or ses deux clochards parlent aussi d' "attendre" Godot ; qui apporte l'argent sauveur dans "Le faiseur", et peut-être Dieu sait, God knows, quel salut à l'humanité réduite à sa plus simple expression : la dernière réplique de la pièce balzacienne est : "Et maintenant, allons tous attendre Godot !" Nulle thèse à ma connaissance n'a osé se pencher sur ce qui est bien plus qu'une rencontre du hasard.
Il y aurait là de quoi se faire un titre de docteur ès lettres – à vos plumes, vaillants universitaires. Oui, nous pouvons à présent toucher sans nous faire foudroyer à la statue du grand nihiliste de goche. Quant aux pièces de Balzac, elles m'ont semblé forcées, dans leurs dialogues mal venus, dans leurs intrigues d'un autre siècle (que nous importe en effet que tel personnage soit véritablement baron ou pas, afin de pouvoir s'unir à une demoiselle noble authentique, et quelles naïvetés charmantes et artisanales ces personnages n'étalent-ils pas, même les gentils escrocs). Je ne sais qui a jugé que Balzac faisait parler ses concierges comme des duchesses et ses duchesses comme des concierges.
Mais les contemporains (certaines pièces ne furent représentées qu'après la mort de Balzac) estimaient, quant à eux, que ces dialogues étaient pleins de vérité. Nul doute qu'un metteur en scène avisé ne puisse encore de nos jours porter les pièces de notre auteur sur les planches. Le texte qui va suivre nous permet de revenir sur les Contes drôlatiques, estimés d'excellente qualité par Balzac. Mais à l'oreille, cela manque d'orthographe : il faut voir en effet avec quel soi, avec quelle
insistance, l'auteur tient absolument à donner à chacun de ses mots l'orthographe la plus surchargée possible, "un" écrit "ung" pour marquer la nasalisation, "gne" redoublé par un i, "gni" ou "ign" ("Montaigne" devrait en effet se prononcer "Montagne"), "prebstre" prononcé "prêtre" mais conservant ses lettres étymologiques, pensons à "temps" pour tempus,"doigt" pour "digitum", et la famille Soubzmaigne ferait bien de se prononcer "Soumagne", mais où serait le plaisir de porter un nom inépelable ? Cela donne une certaine fatigue au lecteur, comme ce fameux accent yiddisch du baron de Nucingen, atroce à suivre, mais aussi, tant de hérissements syllabiques dans nos Contes drôlatiques ralentissent le débit à l'intérieur de la tête, permettant ainsi le remâchement des mots, et l'extraction de toute leur saveur.

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