Flèches, pommes et mythologie

Cette petite facétie sagittaire est rappelée dans une lettre où le poète sollicite un dégrèvement d'impôts : certificat de vérité. Ne manque plus qu'un raton laveur. Alors, comme le ton s'étiole, Sidoine Apollinaire se lance dans un sinueux rappel mythologique, sous forme d'énigme, avec un double balancement comparatif : tour de clown acrobate, rivalisant avec Alcon. Ce nom grec n'est pas une plaisanterie : un homme tua d'une flèche l'énorme serpent qui étouffait son fils. Plus fort que Guillaume Tell le Fictif. Il éprouva "plus" de crainte "que" l'enfant, nato (...) plus timuit, "enlacé par un serpent", serpentis corpore cincto. En même temps, il se montrait "moins habile à balancer ses traits", ses javelots, lui aussi, quand il ne s'agissait que de les lancer "contre l'ennemi". De plus (quel poète, ce Sidoine), il donna la vie et la mort à la fois !
    De même Majorien délivrera-t-il l'Empire romain pris dans les anneaux étouffants des Barbares... V, 157, 60 08 08. Mais le corps du serpent et celui de l'enfant s'étaient tant emmêlés ! La lecture conjointe du grand Gibbon m'éclaire sur l'hypocrisie des occupants barbares, qui n'hésitaient jamais à outrepasser leurs droits pour peu que leurs caprices les en sollicitassent, et la complaisance des gouvernements romains qui les appelaient leurs hôtes et leurs amis... Pendant ce temps, Majorien donne dans le vide de grands uppercuts avec sa main gantée : decernere cestu. Il "fait du sport". Il écrase Eryx, immémorialement mort, et Sidoine déroule ses évocations de passé glorieux, invoque Sparte et le "gymnase de Thérapné" où Pollux "terrassa Amyctus sur les sables des Bébryces", dont je me fous éperdument.
    Sidoine était-il con ? Ou toute son époque ? Ou les milieux du pouvoir seuls ? Furent-ils tous ainsi frottés d'ail militaire, tandis que de puérils ludions poétiques leurs torchaient le cul de leurs babioles en tâchant de bouffer leur argent ? Me serais-je donc entiché d'un esprit frivole, nourri de sottises – "Quelle vigueur dans les jarrets !" s'exclame-t-il, Qui vigor in pedibus ! - plutôt le "jeu de jambes" des boxeurs. Comment peut-on extrapoler de la force physique à la capacité de soutenir un Empire ? Euryale dans l'Enéide prétendait-il à quelque gouvernement ? C'était le pédéraste de Nisus, tous deux périrent noblement ; voici "Parthénopée, fils d'Atalante", qui vient à la rescousse : un coureur, digne de sa mère, dont Sidoine ne peut s'empêcher de rappeler l'exploit cent fois relaté, accrochant ses wagons sans trève les uns aux autres pourvu qu'il puisse sans fin déblatérer ("lui dont la mère, volant sur la poussière d'Etolie, avait fait frémir Hippomène") - hélas ! nous seront encore infligés les épisodes de ce conte, sans en omettre un seul détail (Eryx, Pollux et Parthénopée ne furent qu'effleurés : il fallait bien célébrer quelqu'un ! Ce sera "la jeune athlète", Atalante, cuisses au vent, "sous les yeux du public frémissant". Il nous faudrait donc célébrer les exploits footballistiques de Rocard ou de Fabius afin de prouver leur excellence gouvernementale, et détailler dans l'enthousiasme le système de passes et de dribbles qui leur a permis de marquer ? Comme il est facile de railler, il me vient une grande modestie, une honte, elles aussi spectaculaires et cent fois attendues, rien de vivant, rien où batte le sang, que du vieux, du sage et du résigné, car l'outil de la méthode, le scalpel de l'analyse me tombent des mains. Il faut donc se rabattre sur le texte, renoncer à démêler ces âmes anciennes, se dire qu'après tout ces auditeurs s'attendaient à de tels verbiages poétiques et couvraient de récompenses les dispensateurs de tels divertissements. Sidoine sera Préfet de Rome. Ainsi place-t-on au sommet de l'Empire les casseurs de gueule et les vaporisateurs de fumées, de même que règnent aujoud'hui des diplômés de l'E.N.A et des idéologues passéistes. Vanités régnant sur d'autres vanités. Il est loin, Mendès-France, pour ne parler que de lui. Notre Hippomène, "se retournant tout pâle, vit qu'il  n'avait derrière lui que la moitié du chemin", medium campum, "et que la distance était encore longue jusqu'au but".
  
    Alors revit la vigueur expressive, le talent plus ou moins emprunté du poète, et rien de plus figuratif finalement, de plus évocateur, que cet homme courant dans l'ombre hostile, à même la menace de la nuit mortelle, donec, nous voici soulagés, l'espoir rebondit en début de vers, le héros va trouver quelque chose : trois pommes d'or lâchées successivement sur la piste, pommes qu'il avait préparées, à tout hasard, dans sa large ceinture
Pour nous il nous faut ralentir au contraire, et nous resserrer sur le texte latin, sous peine à notre tour de céder aux facilités de notre époque. Le jeu consiste à partir du latin lui-même, bien plus épineux, impossible à rendre sans virtuosité : pressus, "serré de près par le souffle si proche" flatuque propinquo, "il courait maintenant pein d'angoisse", iam curreret anxius in hostili umbra, "dans l'ombre de son adversaire" : ne vaut-ce pas les Olympiques de Montherlant ? Encore ne vous parlons-nous là (parlon-noula, qu'ès aco ?) que d'un barbare mot à mot : la succession des sons donne exactement ceci : flatuque propinquo, ici la fin du vers correspondant à la suspension du souffle, pressus in hostili, "pressé dans l'hostile" – mystère, suspension, parenthèse, iam curreret anxius, enfin umbra, précisant ce qui est hostile : l'ombre de sa fiancée qui le fera tuer s'il est tant soit peu dépassé.

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