José Cabanis


    Pourquoi Saint-Simon est-il admirable ? Parce qu'il est digne d'être remarqué les yeux grands ouverts. Tel est le sens étymologique de cet adjectif. Saint-Simon a observé à distance la cour de Louis XIV. A la distance du temps : il relate les évènements avec plusieurs années de distance. A distance de préjugés : ce noble récent (ce n'est que de son père que date l'anoblissement de sa famille) n'admettait pas que d'autres usurpassent ce haut rang. A distance d'impuissance enfin: en dépit de ses efforts dans ses Mémoires, le duc ne parvient pas à  nous persuader de l'importance de son rôle à la cour de Versailles. Louis XIV l'aimait peu, l'estimant plus intrigant et plus turbulent qu'un moustique, et pour tout dire, plus royaliste que le roi.
    En effet, alors que le souverain s'était parfaitement rendu compte que l'on ne pouvait continuer de tenir à l'écart du gouvernement la classe de plus en plus possédante du royaume, c'est-à-dire les bourgeois, appelant par exemple un Colbert aux plus hautes fonctions, Saint-Simon persiste à voir là un trait d'infamie de la part du pouvoir royal. Selon notre sourcilleux duc de Saint-Simon,  les fonctions principales du pouvoir devraient redevenir l'apanage des plus hauts de la noblesse française, et un retour aux principes du XVe  s. ne lui aurait pas déplu. Le regard que porte M. José Cabanis sur le duc de Saint-Simon est nécessairement admiratif. Il procède par truffage, c'est-à-dire qu'au lieu de gloser sur le texte des Mémoires, il préfère dans un premier temps, qui dure plusieurs chapitres, inclure dans ses phrases une quantité impressionnante et caractéristiques d'expressions tirées de l'œuvre de Saint-Simon.
    Il loue ainsi la connaissance que celui-ci avait des appartements exigus et sans air, le château de Versailles ayant été émietté en une multitude d'appartements mal aérés, mal chauffés, mal éclairés. Il le loue d'avoir su mentir avec un à-propos qui déclasse toutes les vérités objectives. Il n'y a rien de tel en effet qu'une calomnie bien placée pour transmettre à travers les époques les images que l'on gardera d'un personnage. En effet, si ce n'est pas vrai, c'eût pu l'être, et le faux devient plus convaincant, plus vrai que le vrai. Saint-Simon qui se donne pour un observateur impartial et un rapporteur fidèle n'a pas pu se trouver à tous les endroits ni en toutes les occasions qu'il décrit ou commente avec tant d'aplomb dans la conviction.
    Il faut nécessairement qu'il se soit alimenté aux rapports des autres, aux ragots même, souvent de deuxième ou de troisième main. La grande distraction des nobles entassés et oisifs à  l'intérieur de cette prison dorée de Versailles est la médisance, fondée sur l'observation minutieuse des faits et gestes de ses voisins, alors qu'ils sont eux-mêmes copieusement espionnés par les affidés du parti adverse. Saint-Simon admet ainsi volontiers qu'il possède lui aussi des guetteurs, serviteurs zélés chargés d'observer tout ce qui peut se voir et s'entendre partout où ils se glissent. Il faut savoir qui est en faveur, qui en défaveur, qui monte et qui descend, qui a reçu un regard du roi et de qui le roi s'est détourné, le tout agrémenté de cent nuances sur lesquelles vont bon train les supputations. Dans ces conditions il ne faut pas s'étonner que les mariages ne soient considérés qu'en fonction de l'appui qu'ils peuvent apporter à l'ascension sociale des époux et par ricochet de leurs familles.
    En revanche un mariage peut aussi bien, par l'intrusion d'un amour intempestif, jeter le discrédit sur tout un groupe d'individus et précipiter les disgrâces. Pourtant Saint-Simon se porta bien de son mariage et n'en démordit pas, dans une cour où les liaisons scandaleuses n'étaient pas que le fait du roi, qui montrait l'exemple il est vrai. Ce ne sont pas tant les manquements à la morale conjugale et bourgeoise il faut bien le  dire qui suscitent l'ire de notre aristocrate auteur que les prétentions à la noblesse de certains bâtard sortis de rien. Ayez des liaisons, mais ne faites pas d'enfants, fussiez-vous le souverain lui-même. Toute sa vie Saint-Simon poursuivra de sa haine étroite le duc du Maine, fils illégitime de Louis XIV et de Mme de Montespan.
    Ce qui le choque, c'est le moindre affaiblissement de l'étiquette à la cour. Il dissertera savamment sur la différence qui existe entre les duchesses qui ont le droit de s'asseoir sur des chaises et celles qui n'ont que le droit au tabouret en présence du roi. Il se battra par la plume et par le propos sur le droit ou non qu'a tel prince ou seigneur laïc ou d'Eglise de se placer à droite ou à gauche de tel Monseigneur. On s'est moqué de ces glorieuses fariboles, et pourtant, c'est devenu un cliché parmi les exégètes de Saint-Simon de le louer pour avoir su discerner les premiers symptômes d'une dégradation de la monarchie, installés dans son apogée même. En effet, quoi de plus absurde que la pyramide hiérarchique courtisane ?

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