Virée jazz avec Vian

Je n'ai pas eu le temps de dîner complètement, j'ai mangé une assiettée de soupe, j'ai dit bonsoir et je suis parti. Il faisait tiédasse, c'était encore le chemin de mon bureau, je travaille aussi rue Notoire-du-Vidame. Martin m'a dit : - On sera payé juste après avoir joué. » Donc le Martin sait le français. Mais pour se parler de jazz, on utilise l'anglais, comme un code secret de confrérie. « J'aimais mieux ça ; d'habitude, à la Croix-Rouge, ils vous font attendre des semaines pour vous payer, et il faut aller rue Caumartin, ce n'est pas pratique avec Miqueut. Je n'aimais pas l'idée d'aller rejouer avec Martin, il est trop fort au piano, c'est un professionnel, et il râle quand on ne joue pas bien. S'il ne voulait pas de moi il ne m'aurait pas téléphoné. Sûrement il y aurait aussi Heinz Neuman. » Jazzmen de tous les pays, unissez-vous.
    Le langage de Boris Vian est une langue populaire qu'il a revisitée, encore que les ouvriers de ce temps-là parlassent un meilleur français que notre président de la République : « Ce sont nous », parfaitement, voilà le genre de phrases qu'il balance, l'autre diplômé de mes fesses, « Ce sont nous », la honte. «Martin Romberg, Heinz Neuman, tous les deux Hollandais. Heinz, lui, parlait un peu français : - Je voudrais vous reverrer ? C'est comme ça qu'on dit ? Il me demandait ça la fois d'avant, au Normandie Bar, c'est la qu'il y avait la tapette, Freddy, pendant la guerre, il s'enfermait pour téléphoner dans la cabine amouflée en armoire normande et il disait : - Oui oui oui oui oui... d'un ton suraigu à  la manière allemande, avec un rire artificiel et bien détaché. » En ce temps-là l'homophobie prolétaire était bon enfant, et recouvrait souvent une grande tolérance, pourvu qu'on se la joue grande folle.  « C'est moche le Normandie, avec ses fausses poutres apparentes en liège aggloméré ; j'y avais chipé tout de même le numéro du 28 août du New Yorker, et celui de septembre du Photography où on voit la gueule du citoyen Weegee qui s'amuse à prendre des photos de New York sous tous les aspects, surtout d'en haut ; pendant les vagues de chaleur, les gens des quartiers populeux, qui dorment sur les paliers des échelles d'incendie, quelquefois cinq six gosses, et des filles de seize ou dix-sept ans, presque à poil ; peut-être que dans son livre on en voit encore plus, ça s'appelle Naked City, et on ne le trouvera probablement pas en France. J'arrivais rue de Trévise, c'est noir, la barbe, ce chemin tous les jours, et puis je suis passé devant mon bureau, il est au début de la rue Notoire-du-Vidame, et, tout au bout, l'hôtel de Martin. Il n'était pas là, personne n'était là, le truck non plus. J'ai regardé par la porte de l'hôtel... » On s'y croirait, c'est nostalgique en diable.
    Ne pas oublier que les petits employés sont aussi du prolétariat, qu'ils mènent une vie étriquée. Que le jazz les sauve. Je précise que Weegee fut effectivement un grand photographe américain, né en 1899, mort en 68. « A gauche, il y avait à une table en rotin un homme et une femme qui consultaient quelque chose ensemble. Au fond, on voyait, par une porte ouverte, la table du gérant ou du patron qui dînait avec sa famille. Je ne suis pas entré. Martin m'aurait attendu là. J'ai mis ma boîte à trompette debout sur le trottoir et je me suis assis dessus en attendant le truck, Heinz et Martin. »  Le truck, c'est la camionnette à matos, avec les musiciens pêle-mêle dedans. « Le téléphone a sonné dans l'entrée de l'hôtel et je me suis levé, c'était sûrement Martin. Le patron est sorti : - Est-ce que monsieur Roby... - C'est moi ; j'ai pris le récepteur. Ce téléphone-là ne transmettait pas comme au bureau, plus aigre, et j'ai dû faire répéter, il était près de chez Doddy, pas de Doddy, et il fallait passer le prendre chez Marcel, 73 rue Lamarque, seventy-three. Bon, il a été dîner là, trop flemmard pour revenir à son hôtel, le truck peut bien passer le prendre. » Exactement la dégaine de phrase des gens, qui racontent sans rien omettre de tout ce qui leur arrive, un vrai film documentaire en noir et blanc. « J'ai essayé de téléphoner à Temsey pour avoir au moins une guitare, d'accord avec Martin. Pas de Temsey. Ça va, on jouera trompette, clarinette et piano, maisc'est plus pompant... et toutes les lumières se sont éteintes dans la rue, la panne ; je me suis assis sur ma boîte à trompette contre le mur à droite de l'hôtel et j'ai attendu. Une petite fille est sortie en courant de l'hôtel, elle a fait un écart en me voyant, et en revenant, elle s'est tenue à distance. Il faisait très noir dans la rue. » Ça sent le vécu ça coco. « Une grosse femme avec un cabas est passée devant moi. Je l'avais vue en arrivant, en noir, l'air mère de famille campagnarde ; non, elle faisait la retape, c'est drôle ce n'est pourtant pas un coin fréquenté. Il y a eu des phares au bout de la rue. Jaunes, ce n'était pas le truck, ceux des Américains sont blancs. Une 11 noire, pour changer. » C'est-à-dire une Citroën traction. Avec les grands chevrons sur tout le radiateur. « Ensuite un camion, mais un français, vingt à l'heure au bas mot. Et puis le bon, il s'est rangé à moitié sur le trottoir, et il a éteint ses phares ; simplement pour pisser le long du mur. Signes de reconnaissance. On a bavardé. Les autres vont arriver ? » Un univers d'hommes, des vrais.
    Pas riches mais pleins de cœur et de pisse. « Il n'y en a qu'un autre, Heinz. Déjà huit heures moins cinq. Le type, ancien machiniste à la T.C.R.P. habillé en Américain. » (Transports en Commun de la Région Parisienne, ancêtre de la R.A.T.P., crée en 1949, comme Rentre Avec Tes Pieds en cas de grève. « Je ne savais pas quoi lui dire, il était assez sympathique. Je lui ai demandé si le truck était propre à l'intérieur. La dernière fois, dans celui du show-boat, je m'étais assis dans l'huile et j'avais salopé mon imper ; non celui-là est propre, je me suis installé à l'arrière, les jambes pendantes au-dehors, on attendait Heinz. Le type ne pouvait pas tellement poireauter. À neuf heures et quart il avait son colonel américain qui l'attendait et il devait prendre sa voiture au garage. Je lui ai dit : - Sûrement, il ne se balade pas dans le truck et sa voiture est mieux que ça... » On meuble. « - Pas tellement... pas une voiture américaine, mais une Opel. J'ai entendu marcher. Ce n'était pas encore Heinz. Les lumières se sont rallumées d'un seul coup et le conducteur m'a dit : - On peut plus attendre, il faut que je donne un coup de fil, que le garagiste prépare une jeep pour vous prendre et moi j'irai chercher mon colonel, vous parlez anglais ? - Oui. » Nous étions encore occupés. «  - Vous leur expliquerez.. - Bon. Et Heinz est arrivé, il s'est mis à râler en apprenant qu'il fallait chercher Martin ; toutes les fois, il lui casse du sucre, mais quand ils sont ensemble, ils passent leur temps à rigoler en hollandais et à se foutre des autres qui jouent avec eux, je sais bien, parce que, tout de même, je comprends un peu ce qu'ils disent, ça ressemble à l'allemand. Les Hollandais, tous des salauds, des demi-boches, encore plus lèche-culs quand ils ont quelque chose à vous demander, et pingres comme on n'a pas idée, et puis, je n'aime pas cette façon de s'aplatir devant le client pour avoir une cigarette ; après tout, on a au moins un peu de style, et eux, ils tournent la manivelle, et moi je les... Oui, je suis ingénieur, après tout, et c'est bien le plus bête, en trois lettres, de tous les métiers, mais ça rapporte de la considération et des illusions. Mais s'il me suffisait d'appuyer sur le bouton, pan... plus de Martin, plus de Heinz, au revoir. » Long et fascinant trajet dans le temps, avec cette façon de mêler le discours direct et indirect, le dialogue, la description et la réflexion... Boris Vian, ingénieur, bourgeois populo, et jamais tout à fait connu... 

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