Le violeur fantôme





Alors, Hans bascule :  J'ai basculé dans un espace (Hans se prépare à ânonner une leçon) – un espace où je n'étais pas moi ». Tous les criminologues connaissent la question, et les prisons sont peuplées d'innocents : S'y déployaient (dans cet espace) tous les endroits, y ressuscitaient, me conféraient le sentiment d'ubiquité, tous les états de grâce – tiens donc ! - toutes les découvertes, grandes et petites, de ma courte vie d'adolescent. Y compris sans doute cette si délicate approche, toute jeune encore, émouvante et fringante, n'est-ce pas. S'il a violé, c'est que tout l'a entraîné vers cet apex, vers cette culmination, où l'univers entier a participé. Permettons donc à ce héros de balbutier, d'ânonner, sans croire véritablement à ce qu'il dit : J'y étais présent, comme je le suis ce soir à vos côtés. (« Ni en transe ni en contemplation »?) - non. Ce n'est pas cette carte qu'il joue. Mais celle du détachement, du dédoublement. Ce sentiment (car il ne s'agit pas d'une sensation) d'irrémédiable, comme si l'on marchait au-devant d'un disciple pour le gifler, de sang-frois, même si les conséquences doivent en être lourdes : C'était naturel et profondément réjouissant – ici gît le lièvre – là réside la fêlure. Tout revêtait un aspect premier, décrassé du temps – je ne me souviens plus si le violeur en confession, à l'instar de sa victime, s'était revêtu d'un travestissement.
    Son raisonnement, son constat d'objectivité – mais imagine-t-on le grand Meaulnes violant Yolande de Galais ? Non, je ne m'i-den-ti-fiais à rien. Ce sera bientôt l'univers entier, réduit à l'instant explosif, l'instant enceint de toutes les possibilités, qui violait... Ce jeune homme n'était plus « lui-même ». Ce point-ci reste capital. Précise, violeur, précise. Ta quête prouve une certaine honnêteté ; mais il faut évacuer, d'urgence, la culpabilité. Nous avons dépassé la réparation ou le châtiment qui effacent la culpabilité. Ce qui devient nécessaire à présent, dans notre siècle, c'est l'explication. La vérité – nul panthéisme jubilatoire. Hans n'était pas fondu dans le grand tout. Il n'incarnait pas, il ne concentrait pas la force universelle, ni même une de ses fractions. Une ardente adhésion, certes ; une identification, jamais. C'est un pas vers la responsabilité. Mais aussi une revendication, une reconnaissance de sa jouissance, un manque salutaire de dénégation. Il serait à souhaiter que la victime pût de même opérer de même, en surmontant sa position victimaire. L'idéal se
    Dans cette perspective évidemment, la notion pénale semblerait perdre de sa pertinence ; ce sera une autre recherche, que la mise en évidence du point d'articulation du pénal avec l'analytique. La première respecte la distance qui permet d'apprécier ce qui vous requiert. Adhésion, mais pas identification. Cependant : elle est bien bonne... 
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    Ce viol pourrait donc n'être qu'une métaphore, une "scène primitive" au sens freudien, en tout cas une "accroche" littéraire, afin d'hameçonner le lecteur. La morale y perd, l'audace y gagne. Si nous  blâmions la couche de glauque, l'épaisseur, la viscosité du malsain, nous aurions l'air du vieux moraliste ; si nous émettions de sérieurse réserves sur le glaireux du style, nous aurions l'air de nous défausser sans avoir le courage de notre répulsion. Mais rien ne se contredit : le choix du thème, l'utilisation d'une syntaxe embrouillée, le manque soigneusement entretenu de clarté, ressemble fortement à une répugnante tentative de justification d'une agression ignoble :
    Le livre date de 1994. Trois ans plus tatd, les frères Jourdain violaient et tuaient quatre jeunes fillés dans leur fourgon. Elles se rendaient à un bal masqué. Les deux frères se sont renvoyé la responsabilité de cet acte de barbarie. Or ce livre traite aussi de frères, dont l'un croit avoir violé alors que c'est l'autre qui  l'a fait, et, tenez-vous bien, le malaise profond, existentiel, de l'un d'eux, Hans, tient à ce qu'il se sent dépossédé de son crime : il n'aurait été que spectateur, il n'aurait même pas eu les couilles de violer correctement, bref, ce n'est pas un homme. Ne pas savoir exactement qui a fait quoi, ou plutôt, ne pas vouloir s'en souvenir, ne pas vouloir se considérer comme responsable, mais dévier le débat sur la différence entre rêve et réalité, entre existence et reflet, eût exigé un style irréprochable, net, tranchant, rendant compte de la confusion mentale assurément, mais sans confusion, j'allais dire sans empathie stylistique et narrative.
    Il y a moyen d'évoquer l'ennui sans ennuyer le lecteur, de dénoncer la violence sans exercer sa violence, de décrire le désarroi et l'embrouillamini sans se vautrer complaisamment soi-même dans l'embrouillamini. Sade, tout horrible qu'il soit, se présente dans un style grandiose et impeccable, voire solennel. Même observation chez Guyotat, auteur du Tombeau pour cinq cent mille soldats. Ici, nous pateaugeons dans l'ignoble ; ce texte est salissant à force de vouloir se dégager de la saleté par l'abstraction sensorielle. L'usurpateur de  Vaes pose la question de la morale dans l'écriture, et nous y répondrons nettement : une éthique est indispensable à l'acte d'écrire.
    Mes propos d'antenne relatent mon effroi devant une telle empathie du Vaes pour son personnage, Hans : ce dernier souffre en effet de ne pas savoir qui a violé vraiment, de lui ou de son frère. Si c'est lui, il a bien fait d'éprouver des remords, ou du moins d'essayer de comprendre ce qui a bien pu se déchaîner en lui à ce moment. Mais si ce n'est pas lui, il n'a fait qu'être le témoin impuissant de ce viol. Impuissant je dis bien, car il n'aurait pas été capable alors de dé ployer ses talents de baiseur. Bref, "suis-je un ignoble personnage, même criminel, ou bien suis-je un reflet, une évanescence même pas foutue 'avoir été virile ?" Je suis écoeuré, même s'il s'agit de philosophie. De même, calculer le cubage de gaz qu'il faut pour éliminer tant de juifs à l'aide d'une simple multiplication me semble-t-il outrepasser les fonctions de la pure mathématique pour déborder largement sur l'immonde.
    Et le présentateur conclut par la nécessité de l'éthique même en littérature, voire en arithmétique. (repris de "Ma vie qui n'interesse personne")
    L'auteur pourtant s'est construit un monde, possède son lectorat, ses thèmes, sa manière et sa personnalité, mais nous n'en avons pas trouvé les clés, ni découvert le chiffre. Le décryptage n'a pas fonctionné, car il nous bel et bien semblé coïncider un peu trop avec le cryptage.  Nous terminons par un passage lisible : une fête en plein air, où se rejouera peut-être le crime perpétré, qu'il s'agisse d'une répétition salvatrice, ou d'une reconstitution de la mémoire tenant lieu de reconstitution judiciaire :  tout se passe sur un quai, devant un grand navire blanc, innocent comme un requin .
    "Ceux qui se pressaient devant : invités en tenue de soirée, officiers et enseignes, si neufs qu'on avait dû les retirer comme Blanche-Neige d'une léthargie de conte, photographes et curieux que des marins éloignaient des passerelles, semblaient nés de l'éclairage des projecteurs, n'étant destinés à ne vivre que l'espace d'une réception. C'était un croiseur américain ; des centaines de lampions épinglaient ses contours sur fond de nuit, le faisant ressembler à ces images pour gosse que l'on doit découper "en suivant le pointillé". D'un pont supérieur, où des vélums imitaient un camp de nomades sahariens, fusaient des accords de ragtime. Sans doute y avait-on installé une piste de danse ?   Posé contre un câble enroulé, à même la pierre bleue du quai, un tableau noir à lettres multicolores annonçait un feu d'artifice." Dans un beau style à la "Grand Meaulnes", ce qui prouve que l'autre a été intentionnel, nous voici tout éclaboussés d'enfance et de pureté blanche, sans oublier les projecteurs et le Sahara : illusion, éblouissement, épilepsie et fête immaculée.
    Rien n'aura eu lieu, et surtout pas un viol ! "De la pluie qui, de midi à l'heure écoulée, avait galopé sur place, ne restaient plus que des suggestions de lacs et de rivières ; et l'atmosphère, qui en conservait le souvenir, dispensait sa fraîcheur de pierre aux gens en habit que divisaient, éparpillaient, regroupaient les parcours balisés des ponts. Hans détacha ses doigts de la grille, il s'attarda à examiner le profil de Stella.  Fébrile, il la devinait fébrile. Plus divisée, plus éparpillée et moins docile que cette foule de gala. Si ce malaise avait pour cause son voyage, elle ne l'aurait point tu." Donc, elle éprouve ce malaise pour autre chose : trop de pureté peut-être ?
    Inaccessible à cause des grilles ?

rait qu'il s'agît d'une des femmes auxquelles il se confie ou feint de se confier.

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