Le Cid, Chlomo, etc.

    C'était au fin fond du Morbihan, à Buseville : en ce temps-là, les quatrièmes, y compris de province, pouvaient encore accéder au Cid, avant que les assassins de l'IUFM n'eussent  décrété la caducité de Corneille, le remplaçant par des articles sur le foot. « L'histoire, c'est bien, disaient mes drôles ; mais les vers, c'est dur à comprendre ! » Ils étaient bien loin, les pauvres, de l'éblouissement que m'avait procuré la lecture, d'une traite ! de ce chef-d'œuvre de jeunesse, à présent jugé comme un sommet de vieillotterie. Or Le Cid, vous ne l'ignorez pas, se prête admirablement aux parodies. J'en fis une, avec tous les accents : pied-noir, anglais, belge, grande folle, bègue ; pour finir, à la fois belge, bègue et pédé : une performance.
    Les moindres choses déclenchaient le rire, jusqu'à des platitudes adaptées du Monocle : « Monsieur le Comte a eu son compte » (inimitable Paul Meurisse), ou « Don Diègue a un pied dans la tombe et l'autre qui glisse » - il en faut si peu ! le lecteur, qui  n'est pas « en situation », ne peut comprendre ces fous rires qui secouaient mes classes entières ; au point que certains cette année-là s'évadaient par la fenêtre du premier pour batifoler sur la marquise... époque bénie ! Le collège (on disait Céheuhesse) s'étageait le long d'une pente assez raide. En bas se trouvaient les préfabriqués, où le créosote ne triomphait pas toujours de l'odeur des pieds. J'avais là une sixième à 80% d'étrangers : espagnols, portugais, juifs polonais, italiens ; rien de musulman. Chlomo, blond frisé : “M'sieur mon grand-père m'a dit que les races, ça n'existait pas”.
    Pauvre Chlomo. J'étais aimé. Un petit blond me tournait autour avec enthousiasme : « Vous êtes trop bon, Monsieur, vous êtes trop bon, vous aurez bien des ennuis ». Un seul ne m'aimait pas. Je repère tout de suite la petite vipère qui ne m'aime pas et qui répand des bruits sur mon compte : Martinù, crispé, vicelard coiffé en brosse, à la limite de me dénoncer, le petit merdeux. Mais les  autres m'adoraient. Moi qui faisais des cours d'éducation sexuelle. Chacun rédigeait sa question, anonyme, sur un petit bout de papier brouillon. Pellucci croyait que les règles des femmes coulaient à gros bouillons. Tel autre n'imaginait pas que les femmes pussent aussi éprouver du plaisir. Il paraît que oui.     Les filles, plus au courant que les garçons, feignaient de moins s'intéresser. Elles posaient pourtant leurs questions aussi. Puis nous discutions. J'étais parfois bien maladroit : « Ne vous étonnez pas si j'ai l'air gêné, si je rougis. » Ils ne m'en ont jamais fait la remarque, ils comprenaient parfaitement que je répondais, moi aussi, du fond de mes complexes, comme on disait alors. Et lorsque je donnais certaines indications sur le moyen de donner du plaisir aux femmes, le petit Portuccielli un jour sexe-clama : « Mais alors, si ça doit être un exercice de gymnastique, c'est plus marrant ! » Ma jeunesse. La société laissait faire. Je dirais même plus : chose inconcevable pour les renfrognés d'aujourd'hui, les cours d'éducation sexuelle étaient devenus obligatoires, et tous mes collègues se refilaient la patate chaude, argüant que cela n'était pas de leur ressort, de leur « matière ».
    Je m'étais dévoué... En 17 à Tintélian je pouvais encore me permettre de préciser que les filles aussi se masturbaient, et plutôt trois fois qu'une. « Demandez-leur des précisions. » En 2020 encore, à Gambriac, la ville des fous, j'apprenais à la fille Pizol ce qui se passait dans les prisons, et ce que c'était qu'un « pédé ».     Jamais je ne vis sur un visage une telle détresse : « Mais alors, il y a des hommes qui n'aiment pas les femmes ? » Et de scruter tous les garçons de la classe pour en convertir un. Pour souffrir. Sa vie a basculé. Que veut dire « faire le bien », « faire le mal » ?

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