Le Cloître
BERNARD COLLIGNON L E C L O Î T R E
Il
était parvenu à cette espèce de satisfaction. Voyant autour de lui
la vastitude des campagnes, les prés, les bois et tout ce qui
s'ensuit (vaches, femmes dans les bourgs et draps sur l'herbe), il se
sentait le possesseur, l'englobeur des choses. Ses poumons se
soulevaient, il absorbait les champs, le val, un clocher ruminant sur
Volsonne, et les fumées au loin vers Waldebourg. Son souffle passait
sur les blés, les haies, les potagers : l'abbaye profitait de
tout, la natalité galopait,
la longévité longéviait. L'abbé Jean-Robert enrobé dans son
embonpoint succédait à l'abbé Jean le Loup. Le successeur à
présent régnait sur mille
arpents de vignes, de
villageois et de rivière, et s'appliquait volontiers l'ironie.
Vingt
ans auparavant, anno
Domini quatorze-cent
soixante-sept, il était entré là, par un sombre jour de neige ;
il ne tombait du ciel qu'une grande grisaille de lumière ; le
fils cadet du rempailleur n'avait pas suscité de miracle à
St-Cloud-d'Ambervilliers.
Les
jeunes femmes ne l'amusaient pas,
les vieilles non plus. En
bref sa bite molle le faisait chier. Finalement il se sent fait pour
des choses plus nobles. Plus longues, tiens, justement. À la mesure
de ces bâtiments noirs, très lourds, avec des ardoises très noires
jusqu’à mi-sol des murs, et des cheminées à rôtir des
sarrasins.
Il
en habite un, au sommet d’un monticule sans
excès, dont l’abbaye occupe tout le plateau. En dessous, dans
toutes les directions, des vallonnements vachement fertiles.
Sous
la neige (c’est janvier) le Frère Ikselles, mort depouis, montre à
l’impétrant 1) le
réfectoire, 2) le cellier, 3) les dortoirs. 4) la bibliothèque et
les commodités. Plus les parchemins attestant de
la fondation de l’abbaye en l’an de grâce 909 (CMIX). Et très
vite, vingt-huit ans à
peine avaient suffi à
Jean-Robert de Baume pour conquérir les têtes, les cœurs
et les confiances, si bien que ses pairs applaudirent à sa
désignation par le pape Léon VII : abbé
de St-Cloud d’Ambervilliers.
La
vie de moine passe comme un jour, la règle empêche qu’on se voie
mourir, empêche qu’on se sente vivre. Mais Jean-Robert
de Neuzanville
n’était
pas un abbé ordinaire. Il
parvint à se faire attribuer, en sus de son réduit réglementaire,
le rez-de-chaussée d’une tour où s’ébattaient jusqu’ici
volontiers les volailles – en bref un ancien pigeonnier où
promptement s’aménagèrent trois étages. Les fromages se vendant,
les aménagements intérieurs permirent à l’abbé une bonne
retraite. Il
n’était ni mieux chauffé, ni mieux nourri, mais pouvait ainsi
s’appliquer la devise de Sénèque :
Sanabimur,
si separemur modo a cœtu
-
Nous
serons guéris, à condition de nous éloigner de la foule.
C’était
un haut homme, puissant, sanguin, bien proportionné. Il lui fallait
cet air des cimes, disait-il en riant, pour appliquer à son
gouvernement la lucidité indispensable. Le jour où le Frère
Ikselles intronisa ce nouvel homme en ces lieux, je
me
suis méfié.
Les
distractions sont rares dans les monastères, à moins de se réjouir
de la régularité liturgique. Je me suis fait espion. Malgré
l’interdiction j’ai tenu un journal où je notais tous les faits
et gestes, et les pensées de Jean-Robert. Déjà, on l’a castré
du Neuzanville. Puis il a demandé de lui-même à se faire instruire
de la vie de saint Robert, Rien
pour moi-même, tout pour les autres. Il
a juré entre ses dents. Il s’est signé. Qu’a-t-il vécu dans sa
vie « d’avant » ?
Il
n’est poussé par nulle vocation. Il aurait mieux caché ses
réelles ambitions. Mais ses dents dépassaient aux commissures.
Toujours à côtoyer le chef de notre communauté, à le narguer
sitôt le dos tourné. Toujours à rudoyer le novice : gueuler
sur le coupeur de bois, l’homme des seaux de lait, l’homme des
vaches.
Il
a senti, très vite, que ça se voyait. Il s’est donc appliqué à
la transparence, à la discipline et aux mortifications. Il avait
parfois dans les yeux des lueurs, et du verdâtre au creux
de
ses joues. Certes, il n’était pas aussi rouge qu’aujourd’hui.
Il ne soufflait pas en montant les escaliers. Je ne susi jamais
arrivé à le trouver désagréable : Dieu aurait pu, s’il
l’avait voulu, me créer à l’image de Jean-Robert ! qu’il
me pardonne mes pensées sur mon propre abbé.
L’abbé
Jean-Robert s’éloigne de la fenêtre sur le vallon. Il s’installe
sur un prie-Dieu, au milieu du cercle de pavés rouges. Dieu
voit tout.
« Je
me souviens » pense l’abbé -peu enclin à penser en ce jour
- « d’avoir été le seul depuis saint Jean le Loup à
présenter mes intentions, dans un discours préliminaire : le
rescrit.
« Nous
avions bien bu » poursuit-il. Du bon vin dans des brocs tout
simples. Des discours, en latin, en allemand. Je m’en suis trouvé
exalté. C’était aussi comme un grand puits de lumière, irradiant
tout mon intérieur, canalisation
divine, faille de tous et de chacun. Je pouvais à volonté ouvrir ou
clore la plaie de tous mes amis et frères, au nombre de 72, 6 fois
Douze. Ils m’obéirent tant, que j’en fus confondu. La Grâce est
terrifiante. Enfin le puits disparut. »
Jean-Robert
priait peu. On le voyait soucieux, le vert au creux des joues. Il
inspectait partout, redoutable. Il contrôlait qui se confessait, qui
non. Muni de l’indult papal, il eût prospecté le secret
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des
confessions. Puis
il se renferma de plus en plus souvent. Et le renfermement ne va pas
sans une extrême conviction que tout est Vanité. C’est assurément
le but du moine : certains s’affligent, d’autres s’enflent
d’orgueil ou de désespérance, mais les meilleurs sont tentés par
l’absurde Vacuité du monde. Je
peux vous en parler : ils m’ont renvoyé trois fois.
Jean-Robert s’affligeait : n’être qu’un abbé, c’était
du petit monde. Il avait inventé le recroquevillement d’Envie. Il
se rabattit sur nos boutonnages
et sur nos laçages, souliers d’hiver, sandales d’été. Ah !
c’était un drôle d’abbé.
Jean-Robert
s’infligeait des pénitences. Il se cognait la tête aux murs, ou
de ses poings. Il restait à genoux des heures. Il ne s’agissait
pas d’élancements mystiques. Juste une question d’organisation.
Apparemment. Il
humiliait à heures fixes sa chair abondante et gourmande. Avec
méthode, il se flagellait quelquefois.
Quant
au frère Ikselles, il se chargeait des contacts extérieurs :
Monsieur de St-Dié. Frère
Ikselles n’eût jamais révélé ces bagatelles à quiconque. Au
bout de trois minutes de flagellation, l’abbé Jean-Robert
transpirait comme un fleuve. Il s’était appliqué à méditer sur
Dieu, sur le Fils, saint Joseph ou Marie. Mais il eût estimé
ridicule ou fâcheux d’atteindre l’extase. Il s’essuyait avec
un gant de crin, et mangeait du poisson toute une semaine. Scrupuleux
donc, à sa manière dure envers les autres et lui-même : à
genoux sans coussin devant l’autel, soit ; jeûnes fréquents,
soit. Mais ne jamais couler dans les excès de Remiremont, sous la
cornette tourmentée de Mère Cécile-Andrée de Bonnefont.
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