Les enfants de Montserrat
C
O L L I G N O N
L
E S E N F A N T S D E M O N T S E R R A T
L'histoire
de COLLIGNON HARDT VANDEKEEN est on ne peut plus banale. Contraint
comme tant d'autres à la nécessité de s'adonner à la profession,
ainsi qu'à une épouse, qu'il ne consent à aimer toutes deux
qu'après une période probatoire de vingt-cinq années, il ébauche
une trentaine d'œuvres. Et du 25 juillet 1997 (nouveau style : 2044)
jusqu'à sa mort (28-11-2047, n.s. 2094) il n'a eu de cesse qu'il ne
fût systématiquement revenu sur tous ses textes, suivant en cela
cette réponse faite à Bernard C. un certain 12 juillet 1996/2043 ;
le grand écrivain populaire le contemplait avec incrédulité :
c'était dur à faire, un roman ; il fallait "se documenter",
"se mettre dans la peau des personnages", souffrir...
"Pourquoi
n'avez-vous pas édité plus tôt ?
-
Parce que c'était mauvais ;
je vais les refaire.
Clavel
s'est montré stupéfait, mais n'a pas contredit son obscur
interlocuteur. Plus tard, il confiera qu'il l'avait trouvé "triste"
– or Collignon H. Vandekeen n'était pas triste, mais résolu : il
comptait sur l'éternité.
Les
biographies littéraires exhibent toutes sans exception un point
désespérant : celui où le héros, promis jusqu'alors à quelque
destinée obscure, bascule d'un coup vers la lumière. La phrase
fatidique immanquablement s'ouvre sur "Il rencontra..." -
et comme le lecteur ne peut se satisfaire de cet inexorable couperet,
il va fouillant, désespérement, tous les interstices (mais il n'y
en a pas), susceptible de justifier rationnellement, tant soit peu,
ce dur décret.
En
vérité je vous le dis, malheur à celui qui tombe en littérature –
et qui s'aperçoit, mais un peu tard, que là-dessous, au fond du
trou - règne la foule.
X
Hautes
croix à contre-jour, soleil blafard ; croix tendues de lierre,
grumeleuses, croix squameuses et lézardées, ronde des croix tout
autour de ma tête. Je suis étendu dans la boue, sur une sente
herbue où je gis, la jambe repliée sur la cuisse – trois pas
au-dessus des morts : je les entends là-dessous qui grignotent -
un crâne sous l'argile va cherchant - croix
inclinées sur mon berceau fangeux où mon corps pèse et pose,
immobile et voguant. La terre chauffe et la glaise s'agglutine, mes
bottes sont lourdes. Traversant l'herbe détrempée montent les
souffles qui chavirent : au ras du sol voici les rêches pubis des
adolescentes, au-dessus desquels s'érigent les tiges des laiterons.
Les
mouches saines bourdonnent sur et dans mon crâne vivant. Si
quelqu'un survenait, au sol comme je suis, je me verrais contraint
d'inventer un malaise. Lent ballet de croix - soleil à travers la
brume, insidieux - je me lève. Rassemblant mes gestes avec
parcimonie, concentrant mes jambes sous mon cul engourdi, ramant la
boue de mes bras emplumés, j'émerge, enduit de bave, poil
ébouriffé, les yeux collés, tout vacillant. M'ébroue, les pieds
dans la boue de mes bottes, et mène grand tapage. Je me passe une
main hésitante sur le visage. Un pas, deux pas : mes pieds sont
transpercés. D'une touffe je les bouchonne et me coupe le pli des
doigts, me repeigne. Partout des croix, jusqu'à ce que mes cils,
collés comme au pinceau, se soient désenglués.
Il
est sept heures et je m'étire. La petite pluie de l'aube drape sur
mon front ses pans de toile. Croix lépreuses, croix celtiques aux
bras outrepassants gainés de mousse, croix meringuées où Jésus
meurt de tout son corps de stuc aux souples mèches alignées – le
ciel se dégage. Ma nuit, je l'ai passée sur la route en bas
rectiligne – je la vois d'ici qui s'enfonce au loin : contre le
ciel plombé de l'aube, les croix de Montserrat m'avaient fait signe,
et j'avais décidé de m'y rendre, là-haut, pour les toucher ; au
coucher du soleil le vent avait soufflé, d'un coup ce fut la nuit et
tous les chiens se mirent à hurler. Jetés contre les grilles à
deux crocs de ma peau. Je me suis dirigé sur la trace irrégulière
d'un ciel à peine moins sombre entre les cimes, puis sur les reflets
plombés de l'aube.
La
pente gravie je suis allé donner puis m'effondrer contre la porte du
cimetière ; deux mètres à quatre pattes dans la boue naissante et
je me suis abattu. Au matin je voyais les tombeaux jetés bas ou
dansant sur le soleil levant. Je me suis redressé reniflant. Je
frotte mes habits - série de raclements de gorge dont les pelotons
attendent l'extinction totale avant de tirer. Ultimes
brumes
s'écharpant aux quatre coins des tombes – bêtes bougonnes dans
l'aurore, tombeaux noirs, ferreux, moussus. L'un d'eux plus terne,
fendu, cimenté, militaire sous les petits coups de brise. Le soleil
froid joue sur les marbres, je suis dégueulasse, j'ai faim ; des
appétits incongrus me traversent, de viscères aux tons de pieuvres
éclatés sur les dalles – en souriant je sentis, aux pommettes,
une vive tension. L'allée du cimetière se spatulait autour d'un
piédestal sans croix Mission
84 Mes
pieds se sont alourdis de gravier. J'ai chié appuyé lourdement de
dos derrière d'un caveau, sous les yeux d'un crapaud figé là.
Puis
m'étant rajusté j'ai lentement dansé dans le jus de mes bottes,
pétrissant de mes bras tout un orchestre : mes bottes brillent de
rosée, je suis bien propre. Sur les tombes les photos bistres de
ceux qui vont mourir, le nez rongé les yeux caves d'enfants
souffreteux – Qu'est-ce
que vous foutez là – le
Vieux ! - casse-toi,
tu te gicles ! à peine relâché tu rappliques pourquoi ils t'ont
libéré nom de Dieu – Je sortirai si je veux (cauchemar)
j'ai poussé la grille, longé le mur d'enceinte ébréché "Que
feriez-vous devant un mur infranchissable ? - Je scruterais les
lichens, trous plâtreux, fourmis - "Bonjour !"
A quelques mètres se tient un petit homme jaune essoufflé
véritable qui tient par le guidon son biclou et me salue d'une voix
rauque et perché. Pinces à vélo sur pantalons flottants, béret
basque et col douteux d'ecclésiastique.
Sous
ses aigrettes ses yeux de loup me fixent avec une intensité joyeuse
: "Vous n'êtes pas d'ici ? - Non." Je mens. Mal rasé
comme moi, pomme d'Adam saillante et touffes sortant des oreilles, de
part et d'autre des petits yeux délavés. Une haleine anisetée
s'échappe de ses lèvres coupantes : "Je suis Breton"
dit-il - je n'en ai rien à foutre - dans le silence le pédalier
croque un grain d'acier. "Vous avez de la famille là-dedans ?"
désignant le mur - "vous êtes le fils Ménestrel ?" Je
suis démasqué - "vous avez sa démarche – ce je ne sais
quoi d'une jambe sur l'autre" (le pas chancelant, je sais, cou
tendu regard vague) "vous ne me connaissez pas : l'abbé Meneau
! c'est moi qui fais le catéchisme aux enfants !" la nouvelle
du siècle en effet - "très bouillants à cet âge-là - ça
répond sans réfléchir !
-
Oui.
-
Ce n'est pas un endroit ici pour passer les vacances."
-
Il glousse et déglutit. Sa pomme d'Adam monte et redescend "Au revoir donc Monsieur Ménestrel !" il me secoue la main sur une dernière bouffée de Ricard - "à très bientôt !"
-
-
Il s'enfonça du côté de l'aurore, et, autour de ses chevilles, le falzar drapeautait.
X
Seul
à sept heures entre les pierres et les grincements de coqs - un
chien gueule en contrebas - la route en gravillons se redresse et
percute l'église à cent pas – pignon ajouré où berloque une
cloche sous son arche comme un kyste oublié. Plutôt l'allure d'une
grange ; tassée-boulée, recroquevillée, l'église tend son flanc
mal crépi au fond du terrain vague mi-place mi-cour ; à main gauche
une ligne d'habitations blanches ébréchée de jardins dévale sur
moi, sur la droite la place indécise enlace un arbre, se heurte à
un roc d'achoppement, monte au calvaire, s'évase en panorama : j'ai
sous les yeux toute la vallée, de Puy-l'Evêque à Villeneuve,
infestée de villas blanches comme des œufs de fourmis ; c'est là
que grouille cette terre
infestée d'hommes où
renâcle la vermine au pied du lit avant d'affronter la fonderie.
Face
à moi très loin l'autre versant découpe ses serres
de calcaire sur le ciel vif - à mes pieds la falaise à l'assaut de
laquelle monte un enchevêtrement de ronces et de boîtes à
conserves, plastique en bouteilles et lianes : tout un fourré de
décharge, de fleurs d'orties parmi les cartons. Entre l'arbre et la
croix une butte témoin ou tuque
hausse son occiput herbu. Le fossé qui m'en sépare se creuse en U,
à profondeur d'homme, j'y descends pisser ; par-dessus, le surplomb
me fixe de ses orbites aveugles, alors braguette en biais j'ai
empoigné, crevé ces gros yeux morts comme avant moi tant de gosses
de Montserrat - et je me suis hissé sur la plate-forme de 4m², à
pic sur trois côtés, hantée de possibles chèvres - le vent
désarçonne ma tête, ronfle à mes tempes, l'arbre au-dessous de
moi s'agite - j'entends deux chiens japper, plus bas encore sur le
chemin jaune un tracteur pétarade parmi d'autres rocs informes.
Je
suis resté ainsi longtemps sous les boulets du vent, blasonné de
soleil, ouvrant les bras et dansant crucifié dans mes bottes,
frappant mes cuisses du poing sans craindre ni gouffre ni souffle,
dans l'haleine ici purifiée des bâtiments d'usine. Puis le ciel
s'est décanté, le soleil donnait. Les yeux rougis je suis
redescendu. Sur la place je vois Chez
Gignard, avant
c'était
L'iguane on
le voit encore autour de l'œil-de-bœuf au premier - autour de la
place les volets bâillent et claquent sur des trognes ébouriffées
- bigoudis somnolents, faciès avachis ; sur le seuil de l'ancien
Iguane
l'aubergiste,
croupe jambonneuse pardon
madame
tape un paillasson est-ce
qu'on peut déjeuner ? L'hôtesse
redressée me toise comme un évadé - ...la
mansarde, au premier, elle est toujours libre ?
j'ajoute que mes bagages arriveront en fin de matinée - Mais ce
n'est pas un hôtel ici Monsieur –
vous
ne reprenez donc pas votre ancien logement ? (regard fuyant) – Pas
question. - Trois semaines mais pas plus". C'est une brune
boulotte, que je ne reconnais pas, cinquantaine, accroche-cœurs –
large face aux yeux fixes et lâches à la fois – comme un cache
palpitant – sans régularité - sous les paupières.
Assez
hagarde dans l'ensemble. "Monsieur Ménestrel ? - Plaît-il ? -
Faudra vous raser." Elle tourne le dos ; je la suis, poussé par
le vent – soudain abrité par la grande et sombre salle d'hôtes
que le jour ne parvient pas à tout à fait désobscurcir ; une
lourde table en bois tient le centre, un vaisselier me fixe de ses
plats ronds. Je m'assieds sur la banquette au skaï crevé. Mes yeux
distinguent l'horloge que je touche de l'épaule, et les murs
écaillés tout autour. En cuisine la Gignard prépare les tartines
et le bol qu'elle apporte, pathétique, sur un plateau de faux teck
avec geisha, fleurs de pommiers roses et mont Fuji : petits pots
ronds, lait, café, quatre sucres dans la coupelle ; tasse bleue
myosotis, rondelles de pain, confiture, miel, serviette en papier
de riz "et voilà" dit l'hôtesse.
Qui
sent le vin. Puis, couvrant les cris de coqs, s'élève la
complainte
de
l'aspirateur. Alors le Vieux est entré. Ramassé tout en deux.
Econome de ses pas. Le voici qui gagne la banquette. Qui s'assoit,
crissement de ressorts, le rembourrage qui crève en hernies. Le
Vieux s'appuie des deux mains sur sa canne, front engoncé sous sa
visière. Je soulève la cafetière au bec obtus, maintiens le
couvercle avec le pouce. Le café noie dans le creux les pieds du
vieux sage, son drapé bleu, sa barbe; ses yeux bridés
disparaissent. Reste seul émergenat sur la faïence un chignon bleu
cerclé d'or – tandis que du bout des fesses, par lentes
reptations latérales, ouvert, fermé, ouvert, fermé, le Vieux est
parvenu jusqu'à ma gauche, au pied de l'horloge où pend le
balancier comme au fond d'une blessure ; il passe l'angle et d'un
sursaut s'assoit face à moi sur le siège que j'avais oublié
d'écarter – me fixe de ses yeux vitreux au-dessus d'une lèvre
ondulante Je
t'ai fait peur dit-il.
Je
m'incline et déglutis ; ses doigts sur le bâton tiennent juste par
le nœud des veines. Par la porte de l'office passe et disparaît la
tête inquiète de Gignard qui tourne et pivote sous sa vitre opaque.
Le Vieux doit avoir ici ses entrées. Qu'il entre ou sorte ou
s'installe ne doit pas avoir d'importance. Subrepticement la Gignard
traverse la pièce, tire d'une étagère un verre à pied, l'emplit
de rouge à ras bord et le présente au vieux. Puis s'esquive. Il
boit sans bruit, repose doucement le verre : "Ma tombe n'est pas
encore creusée" - crève donc - ses doigts m'ont serré le
coude, ses lèvres entrouvertes les miennes rétractées je
chie dit-il
des bouts d'intestins – j'imagine
la migration massive d'une horde cellulaire partie de son visage qui
soudain devient criblé de trous suintants – tandis qu'à ce moment
passe par la porte interne la grosse tête affairée de la femme :
Baisez-lui
donc le creux de la main
- je m'exécute Et
maintenant
ça
suffit
tu
fous
le camp -
le prend aux épaules vieux
Pue-la-Mort
casse-toi dégage
–
Vous
ne pouviez pas l'empêcher d'entrer ?
- je hurle -
Monsieur
réplique-t-elle
je suis ici chez moi - C'est
moi
qui
paye Frau Ginhardt !"
Le
cancéreux se retourne en vrac, doigt tendu : Demain
c'est mon enterrement – Mais chassez-le bordel chassez-le !-
Gignard
le vire à grands coups de poings dans le dos – retourné sur le
seuil À
demain ! - il
gueule – elle retombe assise face à moi carotides battantes "Un
abruti" dit-elle "ça ne desserre pas les dents de huit
jours et d'un seul coup ça vous saute dessus – je la coupe Et
le remplaçant ? (baissant
la voix) - Ça fait tout de même bien trois ans qu'il est là
monsieur Ménestrel, on voit bien que vous écrivez", ("vos
yeux", "vos pieds", "votre façon de marcher",
je vide mon café dans l'exaspération la plus complète "il n'y
a rien à faire par ici dit-elle, ce n'est pas un endroit pour passer
des vacances" - elle pose les coudes sur la table.
J'apprends
que depuis mon départ, l'oncle J.
-
dort dans son cercueill
-
boit chez lui, tout seul, "mais jamais soûl"
Que
Berthe, mon épouse
-
se drogue ("des yeux de droguée !")
-
chante la nuit ("une sorte de messe, mais pas de chez nous") (rite arménien ?) "c'est des drôles de gens votre famille monsieur Ménestrel – je coupe net, prétextant la fatigue - toute une nuit sur la route - Vous désirez visitez la chambre ?" et s'avisant soudain de ma tenue, de mon épuisement : "...Pas de bagages ? ...suivez-moi..."
-
X
Pourçain
Chevennes a livré mes valises en fin de matinée, tête ronde et
blême sous le pare-brise de sa Peugeot. Je le connais depuis cinq
ans ; je passe mes vacances à proximité de lui, dans le respect de
nos indépendances. Nos deux corps disparates n'en font qu'un. Du
bras gauche ouvrant le coffre il tend à bout de l'autre deux valises
- c'est un colosse, une puissance, une rotondité. Ses tapes me
fichent régulièrement une quinte de toux. Avant même que j'aie pu
le débarrasser, il confie les bagages à l'hôtesse dont il dédaigne
l'affabilité, puis m'entraîne sur le siège avant ; la Gignard nous
suit des yeux sur toute la descente. Pourçain : "Direction
Fugny. J'ai besoin d'outils de jardinage. Un terrain tout en friche.
J'aimerais laisser ça propre, voire cultivé" (au bureau,
Chevennes cale ses cent kilos sur un rond-de-cuir, sous les néons ;
dès le mois d'avril le voilà parti (l'est ou le sud) pour défricher
: un corps-à-corps pioche en mains souliers dans la glèbe).
Pourçain
bêche, fouit la terre, "où tu seras bien assez tôt" lui
dis-je. Se coltine des brouettes de pierres, pleure dans les fumées
de ronces, trimballe sur les sentiers à vaches, bouffe comme quatre
; puis, soûlé de glaise, éreinté, les doigts toujours fermes, il
abat d'une traite ses huit pages par jour : De
l'intercession de la Bienheureuse Vierge Marie dans l'obtention des
grâces sanctifiantes. C'est
le titre. Sur la façon d'empoigner la bêche, de guider la faux, de
récolter un essaim, il est intarissable. Sur son traité,
motus : du
bout des doigts il me tend parfois un feuillet soigneusement replié,
de façon à ne laisser voir que trois lignes. Je lis tout. J'ai pour
consigne de ne pas lui en souffler mot.
A
Fugny, Pourçain choisit son matériel avec maniaquerie, soupèse les
fers de pioche, étourdit le vendeur de considérations techniques.
Puis nous roulons 10 km au sud : Daussac. A flanc de colline, sous le
château de Puycalvy, Chevennes a loué pour
trois semaines une bicoque à volets verts. J'ai passé chez lui mon
après-midi. Parcourant sa friche ou galipe,
montant
avec lui jusqu'aux barbelés du château, et poussant du pied les
cailloux - Chevennes tend le bras pour prévenir ma chute :
"Regarde." De sa main libre il désigne, à l'autre bout de
la clairière, un rucher de vieux tonneaux sciés en long :
"Baisse-toi." Il chuchote. Nous traversons l'espace libre.
De chaque touffe de buissons monte un bourdonnement de mouches à
miel. "Je resterais là des heures", dit-il. Chevennes
m'invite à ramper vers les planches d'envol. Une abeille descend
doucement son avant-bras vers sa paume : "Tu as vu ses
corbeilles ?" C'est une butineuse,
selon
l'ancienne nomenclature ; l'insecte progresse sur la peau glabre,
traînant ses pattes alourdies.
Quand
nous nous sommes relevés, le soleil a plaqué sur nos nuques un
baiser de métal, que nous lissons de nos mains sèches ; nos tympans
vibrent, les yeux s'emplissent de points d'or, et la touffeur
ferreuse des herbes râpe les sinus. À l'odeur nous découvrons un
cadavre de chien : l'animal gît sur le flanc, le poil foulé par
l'agonie. "Je ne le voyais plus depuis trois jours", dit
Chevennes. Il est allé chercher sa bêche neuve, a découpé dans
l'herbe un carré d'argile, creusé à deux pieds de profondeur.
Puis d'un coup de bêche précis, Chevennes décolle sur le fer la
dépouille, la dispose au fond avec douceur ; hébété j'ai suivi
l'impact des mottes sur le poil blanc peu à peu recouvert.
Bientôt
le corps est enseveli. Chevennes a comblé la fosse, tassé le
monticule à petits coups de plat. "Tu restes déjeuner ?"
Tomates et carottes. Au yaourt nature l'accablement culinaire me
prend. Chevennes s'est allongé. Je lui dis que je sens trop de
courants d'air, que je veux partir. Il me ramène au milieu de
l'après-midi sans que nous ayons échangé un mot de plus –
"dépose-moi au pied de la colline" – je ne l'ai plus
revu de cette fois. J'ai coupé à travers champs, à contre-pente,
puis franchi les murets des jardins en lanières. Des vieux dont je
traversais le terrain m'ont fixé sur leurs chaises d'un air abruti,
sans répondre à mon salut.
Vers
la droite le plateau s'abaisse, plus bas encore le cimetière ;
devant moi s'ouvre un corridor ouvert entre plâtre et gravats, qui
monte et débouche à l'arrière d'un garage éventré : ce sont des
orties, des parpaings, deux sommiers défoncés, de la tôle ondulée
sur le sol. Des poutrelles, un établi et son étau, trois pneus, un
châssis –des murs crus aux jointoiements
baveux
; puis cela donne sur la rue. Après ma nuit à la belle étoile et
ce repas spartiate, l'escalade m'a épuisé. Devant la porte plein
cintre (vitres et rideaux) la Gignard m'attend (plantée là depuis
ce matin ?) - qui m'a vu d'en haut monter sans détourner ses yeux.
Je déteste marcher ainsi au-devant de quelqu'un, sans savoir s'il
faut sourire ou baisser les yeux en feignant de ne voir qu'au
dernier moment - sourire gêné, coudes écartés c'est
moi
tu
peux pas te pousser grosse conne "Ça
tape fort aujourd'hui monsieur Ménestrel - Oui. - On croirait l'été.
- Oui.–Vous montez vos valises ?" Feignasse.
Je
gravis l'escalier, la Gignard hissée à ma suite que j'évite comme
je peux "Voici votre clef (s'essoufflant) (clef-de-
saindoux-clef-luisante-ouvre-moi-la-porte) les
gonds couinent (cage dorée / rage codée) la logeuse au cul. Ma
chambre est tapissée d'ocre jaune, chaud, à motifs de flammes,
cœurs découpés par le soleil dans les volets dont les battant
s'ouvrent en craquant (ajoutez
de l'huile – "versez, versez !" -
burette
aux chiffons gras ) "Vous êtes ici chez vous" - retombe,
femme, retombe -
la porte se ferme en grondant, les murs me renvoient bondissant
rugissant
viande rouge - ce
cuivre contourné de la lampe à pied – au plafond le lustre -
j'accepte avec enthousiasme – tout ce luxe ! ici, à Montserrat !
À
présent seul dans la poussière et le soleil (les valises
attendront) je tombe sur le lit bottes aux pieds, les yeux dans le
plafond crémeux. Réveil à 18h. Je suis redescendu tout courbatu,
titubant à travers la salle à manger ; comme la route s'inclinait
je la suivis, franchis la plaque d'herbe et me trouvai parmi mes
morts encore. Croix nappées de rouge au couchant, herbes parcourues
d'ondulations, panorama où les ombres s'allongent. Mes yeux
rabaissés suivent les moulures des tombes et les fleurs fatiguées,
mille mains passent sur ma nuque au pied du mélèze où mon père
mène le chœur incline-toi
et creuse, délivre-nous du poids des pierres j'ai
répondu je
ne peux pas extirpant
mes pieds du sol suppliant – tandis qu'au ciel le soleil se fêle
et que le Christ – vite
énumérer pour ne pas sombrer : sentier
– plantain – la dalle à droite et son anneau plaqué bronze –
mes chaussures et moi.
CE
QUI PRÉCÈDE : SV 111
Les
voix s'estompent et ma nuque s'assouplit ; repassant le portillon je
parcours de la paume le mur extérieur à présent qui monte en rond.
La logeuse essuie ses mains sur un tablier sans forme T'as
vu du pays? -
me tutoie ? ...la Gignard que
je ne connais pas ? Je
crie Au cimetière ! il y a de la place !
- Rien vu d'autre ?
Je la COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 11
bouscule.
Sur la table la soupîère lourde au couvercle adipeux qui se
retrousse pour la louche et filet de fumée ; l'assiette creuse à
fleurs la serviette et l'anneau des
cailloux j'ai vu des cailloux
- Tu es resté une heure au cimetière ?" - tournant le
couvercle sur le poing, la vapeur monte sur ses joues, la logeuse me
sert et referme dans un bruit de broc à cul. "Je mets la télé
? - Non." Son bras retombe : – Tu restes quinze jours ? - je
crie
Pourquoi ? il y en a qui attendent ? -
Ce n'est déjà pas gai ici à Montserrat, si en plus vous passez
votre temps au cimetière" - la soupe glisse entre mes dents
comme l'eau dans des vannes non
ce n'est pas gai "N'est-ce
pas ? comme tous les cimetières ! depuis votre départ... – Je ne
suis jamais parti – Ce n'est pas ce que je veux dire – écoutez :
ils
ont
voulu moderniser le cimetière : du gravier, du goudron, et les
herbes ont repoussé là-dedans c'est moche" - ma cuillère va
et vient soleil liquide, boule chaude, poireaux -
tandis
que l'hôtesse intarissable commente les vertus comparées des champs
de la mort – "celui de Frèdezaygues monsieur, tout en
terrasses, la marche du bas au niveau du mort d'au-dessus",
s'extasie sur l'Ariège, "avec de l'herbe sur les tombes une
vraie pelouse, des oiseaux bien au frais - vous seriez bien là,
tenez, à Camarade" – Camarde
? - "
près Montfa" elle me fixe, poitrine montueuse, gros poignets,
de grosses articulations partout.
Je
me suis mis debout bras ballants mes mains osseuses en pinces, des
jambes interminables mais jamais tout à fait tendues, comme un géant
sur un vélo – genou saillant, pied mal assuré quand
j'étais jeune poursuit-elle
j'en ai vu des cimetières – Vautré, Cuzbor - mais maintenant que
mon mari - elle
n'a pas imaginé que cet hôte osseux aux cheveux en brosse –
voûté, fuyant – comme creusé de l'intérieur – aux habits
gris, col ouvert et teint pâle – commissures abaissées des
enfants qui pleurent - l'eût à ce point saisie – pomme d'Adam
rêche roulant sous la peau "sitôt" - pense-t-elle - "que
je l'ai vu
il
m'a
retournée
– Meneau dit qu'ils se sont parlé – même au-dessus du mur il
l'avait repéré collé contre le sol" - ce qui domine chez moi
Ménestrel au contraire c'est ce sentiment de petitesse, tête en
baudruche dans le vide - épaules remontantes, pieds à angle droit
au bout de mes tibias levés trop haut dès qu'il me semble (bien à
tort) attirer l'attention - "Tu ne ressors pas après dîner
?" Il faudra m'expliquer, recadrer
solidement
cette pétaude - première femme hélas qui peut-être
me
désire –
bientôt cette graisse palpera mes côtes, extirpera les trois replis
de mon sexe caoutchouteux sous le gland terne strié en long d'un
gris rose morbide je
vais me reposer
lui dis-je t'as
l'électricité là me
suit des yeux COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT
12
jusqu'en
haut des marches – ma porte bruyamment poussée loquet fermé –
juste aussitôt sous moi le bourdonnement du téléviseur. Chez moi
sous l'ampoule la douche jaune du papier peint vieil or où les
meubles s'incrustent à la façon des diptères fossiles pris dans la
résine. La chambre est en forme de battoir asymétrique, où le lit
à gauche bossue son museau de marsouin, tandis qu'un vague rideau à
droite mène l'œil vers le faux Louis XVI à cylindre : le
triptyque, visiblement rajouté, semble soutenu par deux jeux de
tiroirs vides à boutons d'ivoire que je tire et pousse jusqu'à les
bloquer ; surface brune à méplat de cuir incrusté, papier buvard,
encre et petit bloc.
Je
m'allonge à même le tapis de sol rond suivant du doigt le grand
Magen
David
vert à six branches ("Ventre", "Bouclier") -
la tête juste au-dessous du lavabo – j'aurais aimé une alcôve
andalouse afin d'y transpirer (j'avais à l'école un grand lit de
fer où j'ai passé la nuit d'avant le placement d'office) mais ce
soir dans mon réduit j'ai travaillé comme un brave jeune homme
studieux jusqu'à onze heures. Hélas
nulle
foule ne s'est pressée, sous ma fenêtre pour admirer le front blême
et pensif de l'artiste en gésine, pas même un chat ; pris de
mauvaise humeur j'ai fermé les volets, tourné bruyamment la crémone
et me suis mis au lit.
X
Le
lendemain, des tourbillons des cris me désarticulent en pleins
songes : des chocs sourds, un branle de cloches mortes - bulles de
verre bleu écarquillées, formes translucides saignant de mes deux
bras - j'ouvre à la volée le battant qui claque sur la pierre et je
me penche ; c'est le cercueil du Vieux que l'on le porte en terre,
lapidé, caillassé par une horde d'enfants. Coffre à cancers qui
gronde et se répercute sur les épaules des porteurs arc-boutés à
contre-pente ; le curé, Meneau, grave et ivre, balaie les nues de sa
bannière rose où s'enfle une madone – à des obsèques, une
madone ? - et le village entier s'agglutine sur les seuils, les
femmes larve au ventre ou sur le bras, les époux qui se faufilent
visage pincé, talochant au hasard.
Je
crache aussi sur ce cercueil mais un doigt me pointe, une pierre me
frôle en sifflant, on crie
Carcasse et
Poche à pus - la
plupart des habitants restent tassés contre les murs ; et brassant
ce tumulte la cloche obstinée qui s'éraille. Le couvercle
s'entrouvre et retombe comme un clapet, le Vieux là-dessous tord la
tête et renvoie les insultes – roulis, tangage, cailloux qui
frappent, porteurs COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT
13
qui
glissent, bois qui craque. Le mort s'étrangle de rage et la cloche
cogne - tandis que le curé, pâteux, psalmodie Dieu
seul immortel. Un
croque-mort bronche sous la pierre puis deux, puis le troisième bien
ajusté trébuche - le cercueil pique du nez, bascule et se fracasse,
le vieux J. jaillit tout debout, tous se débandent, porteurs,
enfants, chefs de famille. L'abbé s'en est allé donner, de crochets
en glissades, contre un grand mur, et, longuement, à grands hoquets,
les deux mains sur sa hampe, dégueule. Jonas rassemble ses six
planches devant l'assistence pétrifiée, traînant le couvercle qui
racle et tressaute – j'entends l'homme geindre sous le bois –
tandis que derrière les vitres, le doigt sur la bouche, les mères
empêchent les enfants de pleurer ou de rire.
Je
suis descendu prêter main-forte à Jonas qui claudique sous la
charge ; hissant les planches sur l'épaule je l'ai soutenu agrippé
à mon bras ; au sommet je reçois un caillou dans le dos. À
gauche
dit le Vieux - le muret surmonté de barres verticales (taches de
rouille sur la pierre) masquait et démasquait naguère la
silhouette en blouse de mon père - la mort est une brouille
éternelle. La cour, selon la saison, de sable ou de poussière,
d'où la vie m'a chassé comme un cancre - où mon père, le mort, a
vraiment marché, détruit ses nerfs, et disparu. Je reconnais ce
frottement de porte où le mastic s'écaille autour des vitres, la
même poignée de faïence, l'odeur javellisée de la cuisine.
Et
derrière les grilles s'avance aujourd'hui d'un pas ferme
l'Usurpateur tête basse plongé dans un livre ; il coupe à angle
droit, repart, décrit un demi-cercle puis s'éloigne, hésitant,
pivote pour finir vers nous ventre en avant. Ses yeux se plantent à
25cm des miens derrière les tiges en fer mal repeintes – sourire
mécanique – et le curé Meneau, qui nous a précédés - déjà
dessoûlé grand con ? crie
le Vieux – paraît à son tour sur le seuil ; le Remplaçant du
père nous tend à baiser sa main potelée entre deux barreaux –
tandis que s' échappent du livre retourné six ou sept images
pieuses et signets qu'il ramasse de l'autre, genou en terre. Sur la
pièce de titre je lis Jules
Verne Michel Strogoff ; l'oncle
et moi déchargeons sur le sol nos planches meurtries - "Vous
prendrez bien un verre ? attention à la marche
- je sais.
Le
curé nous introduit alors, comme chez lui, dans le logement de
fonction : "Ils m'auraient fait un mauvais sort" dit-il, "à
moi, l'homme de Dieu." Le Vieux se laisse tomber sur son banc
sans rire le long du mur l'œil éteint - je le frôle sans qu'il ait
cillé – suis passé tout étourdi de la lumière à la pénombre
–sur ma gauche une fresque en pied de Strogoff,
toque, pelisse et cartouchière ; icône COLLIGNON LES ENFANTS
DE MONTSERRAT 14
où
rien n'est oublié, du bout des bottes aux deux revers de veste - les
yeux trop grands et fixes que
j'ai peints moi-même - tu
mens par la gorge, Usurpateur ; c'est mon propre père, frère du
Vieux que tu vois sur le banc, qui l'a esquissé puis brossé deux
mètres
cinq
d'officier du Tsar puis
il a posé ses pinceaux pour ne plus les reprendre. Mon père tête
basse encore marchait en lisant jusqu'aux grilles esquivées juste à
temps le
bourdon répétaient
les élèves Bourdon
le Bourdon
bzzz
-
Monsieur Brenner me tend ma chaise "Monsieur Ménestrel je vous
prie – pardonnez-moi - le
seul ici dont la tête m'échappe"
– il rit – "ne
peut être que le Fils arrivé de la veille"
– il s'assied près de moi comme le Vieux d'hier - le sang loin
sous la peau – le nez de biais chaussé de lunettes de fer qu'il
remonte sans cesse d'un doigt sec.
Sur
son front perle une moiteur perpétuelle ; menton fort, grosses
lèvres engagées dans la chair, marbrée de pâleurs autour des yeux
– respiration courte de
type
gras
- mouchoir aux lèvres - à part moi je chantonne l'Usurpateur
a des yeux de tigre mou –
de tigre mou – "Porte-nous" pour "apporte" –
"les cassis"– exaspérante aphérèse méridionale -
tandis que Meneau, dégrisé, trottine jusqu'au buffet – la nuque
du prêtre en perspective entre les portes ouvertes - et tire à
reculons (les pieds de verres entre les doigts) trois ballons et la
bouteille j'ai
horreur du Kir au
goulot menaçant pas
tant ! pas tant !
- "délicieux !" – Assis
dit
le maître et le prêtre s'assoit. "J'aime beaucoup" dis-je
"Voyage
au centre de la Terre – Brenner
et le curé m'approuvent sans chaleur en se raclant la gorge.
L'Usurpateur
avale ; Meneau le prêtre oscille du buste, se ressert – je vois
sous le renfoncement de mon buffet l'aiguille du Grammont bloquée
sur Oslo
peut-on
capter Oslo
de
Montserrat ? Fit alors son entrée sous la traverse interne ma propre
épouse en jupe droite gagnant en oblique la porte par où je suis
entré ; elle engueule à mi-voix le Vieux assis dehors qu'elle
ramène tout trébuchant par le coude. Devant nous tous deux puis
repassant par la même porte intérieure qu'ils ont refermée sur
eux. Je serre les yeux pour conserver sous mes paupières leur
empreinte. "Vous êtes revenu" reprend le prêtre "sur
les lieux du crime" - tu faisais moins le fier
hier
matin, l'abbé,
le
long du mur aux charognes.
Brenner
sort d'un tiroir une photo scolaire qu'il pose entre les verres ; il
y tient lieu du père sans son livre ni blouse, et sur les bancs
vingt filles et dix garçons dont Meneau du bout de l'ongle désigne
le plus franc d'allure - Brenner qu'hier encore je ne connaissais pas
me serre le poignet - "C'est Farradji" dit Meneau, "Marc,
juif baptisé" – petit bruit sec de ses lèvres - penché
vivement COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 15
sous
la nappe je vois chez le maître assis des hanches plus amples que
les proportions tolérées chez un homme à trente ans - qui prend
la parole à grands fragments de phrases vacillantes "Tous
resplendissants" dit-il "me transperçant comme un
Sébastien qu'éclabousse tout un peloton d'archers – mais
n'imaginez pas..." – s'imaginer
?
- il remonte ses verrres sur sesyeux d'eau morte - et m'entraîne
soudain (il me vient à l'épaule) jusqu'à ce grand portrait sur le
mur : "Jure" dit-il exalté - "jure devant
Strogoff..." –
jurer quoi ? - ...mon
livre avance..." – il charge le mot "livre"
de
tout le poids des temps obscurs où les Bibles aux fermoirs ouvragés
s'enchaînaient aux pupitres des clercs – il ne m'en reparlera
plus - vous
contemplerez ce jeune homme – puis
se reprenant vous
vous mettrez tout au fond de la classe
– nous rejoignîmes nos places et le prêtre impassible déroulait
ses phrases.
De
nouveau leurs deux voix se succèdent sans suspensions ni poses
tandis que mon regard tâche à nouveau de saisir l'équilibre
indécis entre ombre et lumière sur ces deux visages - sur le front
du maître s'est accentuée la moiteur, tandis que sur sa tempe
grésille comme un long brillant la branche de monture bon marché.
J'ai reposé mon verre : l'Usurpateur m'invite à son travail - je
reste évasif ; il me glisse alors trois billets que j' accepte. Mon
épouse ressort de la chambre et me raccompagne sans un mot.
x
Le
lendemain j'ai gagné le pupitre du fond comme un cafard, m'introduis
recroquevillé dans un bloc-pupitre d'Everitube marque déposée, le
souffle court. Coup d'œil immédiat sur les crânes : épis en
bataille et tresses tordues, barrettes ou coupes en brosse, relents
de parfums pas chers et de pieds; devant moi une fille nattée serré
sur cuir chevelu gras. Puis vingt nuques opaques, galets couverts
d'algues. Brenner là-bas juché du buste, sanglé, cheveux pommadés.
Osant portant une blouse élimée de mon père – épaules tombantes
- avez-vous
tout compris ?
Les nuques peu à peu se différencient. Se sexualisent. Les dos,
les encolures. Les oreilles qui bougent et captent ; coudes écartés,
pieds qui s'agitent avec indépendance, multiples pattes arrière
d'une hydre grattant le sol. Un profil parfois vers moi lance un
éclair, dardant jusqu'au fond de l'œil - et vite se ravangaine.
Ici
se déroule, se joue le rite et la liturgie du chef et de la meute –
et COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 16
quand
les têtes plongent le cours achevé, d'autres jusqu'ici muettes se
redressent comme autant de tortues tendant à bout de bras les
éventails bruissants d'exercices finis : "compléments d'objet"
k-pl-m-d-bj
"du verbe donner" d-v-b-d-n
- bourdon,
bourdon
hanneton, chacun
veut voir l'insecte, le toucher, le nourrir mais Brenner l'enferme
sous un petit pot "pour après" - récréation
!
Alors, en dernier, lentement, je me déplie de mon siège, tempes
bourdonnantes, contorsionné parmi les tables jointes ; titubant,
déchiffrant les plateaux creusés de cœurs et de culs – pour
m'encadrer dans la porte sur cour : Brenner doigt dans le nez à côté
des latrines balance d'un pied sur l'autre son tronc de plantigrade.
Je
reste retranché au pied du perron jambe gauche au soleil pliée sur
le mur et la
main
dans la poche. Sous mes paupières passe du rouge et du bleu.
J'entends des cris perçants de fillette égorgée - un babil sur
fond de comptine, etc. Brenner insensiblement parvenu près du puits
condamné - comme un sommet de tour tout enfouie - s'accote à la
margelle et scrute sa cour, tirant parfois sur ses yeux glauques la
paupière nictitante
du
rapace, et se pase le cou-de-pied sur le tendon. S'il se déplace
tous instinctivement l'évitent. Quand je me risque enfin c'est lui
qui m'évite. L'air chaud révèle des relents d'urine. Deux
fillettes en confidences s'interrompent à mon passage. Brenner
claque des mains ; tous les enfants se rangent. Il me précède et
je m'assois pour cette fois bien devant eux à l'angle du tableau ;
nul ne se souciera plus de moi, je les aurai tous en face. Les voici
plus indéchiffrables encore : lèvres bulbées ou veules, regards
bas, morve froide et fluide incessamment reniflée. Même les filles
ont aux genoux des croix de sparadrap ; se touchent toutes sous les
tables. Il m'a bien floué, le marchand de chiards ; rien qui vaille
à l'exception de celle qu'à présent je reconnais, tressée de noir
foncé, qui me fixe par-dessus tous de l'avant-dernier rang. Je me
place de biais pour dégager l'angle. Brenner appelle Vincent V.,
rouquin, osseux, chaussé de pompes à bout relevé comme des
coquenots d'evzone ; jambes marquées de plaques et genoux de
mercurochrome.
La
chair de ses cuisses vire au gris volaille et s'entunnelle sous le
short trop large ; on devine un slip sale, un sexe incirconcis rèche
et puant, le prépuce farci de fromage.
Sa
chemise bouffe entortillée au
maillot
de corps, au tricot
de peau
comme ils disent : trikôdpô,
trikôdpô. Au
niveau du nombril on voit son tronc par l'échancrure. Vincent
soulève une aisselle ammoniacale ; ayant tracé trois mots d'une
craie lente et gourmée, il laisse reomber son bras. Ses traits
reflètent la stupidité COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT
17
d'une
gomme à crayon ; tourné vers le maître il laisse voir la
transparence porcine de son oreille (cheveux courts, ternes -
propres).
"Marc
!"
Silence.
L'enfant
s'avance à grands pas – le défilé patrocléen de ses genoux -
peau mate et ferme - je le reconnais sans faute au droit fil de ses
épaules et de ses reins – qu'y voit-il donc, l'usurpateur ?
Prends
la craie
– de sa voix nette et feutrée l'enfant calcule et trace au-dessus
de ma tête l'inévitable bissectrice, saluée par l'admiration de
tous ; à l'exception de cette fille aux cils battants – teint
d'olive et nez finement busqué – velours de lèvres et visage
effilé – qui sans avoir frémi accueille à son côté son
double de grâce et d'esprit. Comme ses cheveux caressent le papier,
Nadine – on l'a nommée - les écarte de la main. Mais lorsque à
son tour un dernier tiers de classe agite sa rustique impatience, je
ne peux plus le supporter ; les enfants d'ailleurs ne me voient plus,
mes yeux passent avec ennui d'un visage à l'autre, mon nez détecte
leurs sueurs suspectes.
Profitant
de ce que le maître, debout de dos, remet une composition, je
hasarde mon cul au-dessus du siège ; à pas de loup, à pas comptés,
tortillant le pied entre estrade et corbeille, toutes épaules hautes
afin de cacher mon visage, et coudes aux aisselles, insidieusement,
traîtreusement, je gagne la sortie, et dans un beau mouvement
d'éloquence me flanque en plein dans un putain de bordel de poêle à
charbon qui passait là par hasard. Aussitôt et d'un seul coup d'un
seul, toute la classe se lève dans un gigantesque raclement de
pieds, et me lâche un vigoureux
"Au-re-voir-mon-sieur-l'Ins-pec-teur" sans une fausse note.
Puis les culs se rabaissent comme à l'exercice, et je n'ai plus qu'à
m'éclipser.
Alors
que j'atteins mon logis, une galopade me fait retourner : "M'sieur
! M'sieur !" - Vincent reprend son souffle – "le maît'
d'école i'm' fait vous dire qu'i veut vous voir chez lui à six
heures, après la classe. - Dis que j'irai." Il repart au galop
en comprimant un point de côté. Pour moi, je dois me changer :
l'anthracite, ça tache. Ma chemise est foutue. Je m'essuie les
mains. Quand les enfants se sont dispersés sous ma fenêtre je me
suis écarté sans bruit. Puis la nuit est tombée dans le
bruissement des feuillages ; redescendant à l'heure convenue mon
escalier de bois, je fus pris dès le seuil par un lointain ressac
d'orchestre, puis ce fut une une volée de cuivres qui soudain
s'abattit sur le bourg - un chien fou file en glapissant sous
l'Apocalypse tout poil hérissé – et
COLLIGNON
LES ENFANTS DE MONTSERRAT 18
à
mesure que je monte vers l'école une vague sonore me roule jusqu'au
bâtiment qui tremble et vibre, lézardes palpitantes, vitres
bredouillant dans leur mastic ; par la fenêtre s'échappe l'haleine
en fusion de Richard Wagner brassée par Knappertsbutsch
-
tandis qu'éclatent aux timbales, titanesques, les deux rebonds du
Pas de Fafner - trombones beuglants, cordes en échos – répétées,
vibrantes, bestiales, schlaguant
en mesure le piétinement du grand Dragon. Brenner m'a crocheté le
bras et projeté au centre où les vibrations acquièrent, au
croisement des glaives orchestraux, une véritable consistance.
À
travers un vertige vitreux j'aperçois le dais d'une cathèdre où
trône Marc l'enfant qui me cède sa place - le bois sombre
m'écartèle sous le diaphragme et jusqu'aux mains qui frémissent
gantées de fer sur les deux accoudoirs ; Marc s'est blotti contre
mon
épouse étirée de trois-quart sur le divan pourpre et comme
l'enfant ne sait où poser le bras c'est elle qui le place au-dessus
de son sein. Sans quitter le volume du Siegfried
qu'elle
tient, de l'autre main elle prend Marc et le baise au visage par
trois fois. Debout l'Usurpateur coulisse à son gré les curseurs de
sa table d'acier tandis que l'enfant descend vers la gorge sa main de
porcelaine. Sur les derniers mots du drame Gott
des Feuers "Dieu
du Feu" enfin
s'abat
le silence.
J'ai
dégluti péniblement. Devant moi les phalanges de Berthe se sont
repliées sous l'étoffe. Comme je frissonnais Brenner a fermé la
fenêtre et je suis resté là recroquevillé que
désirez-vous maintenant monsieur Ménestrel du Mozart peut-être il
me nargue j'ai répondu Jean-Sébastien
Bach
l'Usurpateur sort sèchement de sa pochette le Bien
tempéré dont
il sature aussitôt les aigus j'ai grimacé - Vaisseau
fantôme
? - j'ai décliné son offre bien que je possède chez moi, très
loin, l'intégrale de Toscanini ; Marc silencieux recueille à son
oreille Dieu sait quelles recommandations de mon épouse et vient me
tendre une main nonchalante que je suis sur le point de baiser. Dans
sa capeline Berthe le raccompagne, s'attarde avec lui sur le seuil et
dans un froissement d'étoffe revient s'assoir le front dans la
lumière.
Sur
son visage s'élargissent les yeux trop aimés à leur tour usurpés.
Sa peau, ses dents, prennent des lueurs de patine. Brenner incliné
sur l'enceinte peaufine la sourdine aux glisseurs, veille au
défilement du disque, l'œil et l'oreille à l'affût - voilà
dit-il en redressant la tête - le vinyle claque au fond de la
jaquette – un tressaillement parcourt les ampoule
vous mangerez bien avec nous, monsieur Ménestrel ?
je décline encore prétextant l'émotion. Berthe levée dans la
pénombre COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 19
rouge
où luisent les balustres du dressoir me saisit à mon tour sur le
seuil au-dessus du poignet Ils
t'ont donc relâché
dit-elle et sur ses talons Brenner se dandine un disque entre les
mains - la porte en se fermnant frotte comme avant - ma tête
bourdonne. Sur son banc dans la nuit le Vieux me suit des yeux
jusqu'au bas de la pente aux lampes tressautantes. Chez la logeuse
tout est sombre. La grande table du bas reluit sous une ampoule de
tabernacle ; deux plats superposés renferment entre leurs valves une
portion de fricot refroidi. Je lis sur une enveloppe "il est
trop tard – vous pouvez porter le plat dans la chambre ne
faites pas de taches sur le drap bon apétit
[sic].
Dans
l'escalier de bois j'ai tenu les assiettes en équilibre tremblotant.
Sur le palier le néon tartine un halo sinistre ; je mange et je
m'étends. D'abord des rêves alanguis de vapeurs brunes, glissades
en barque sur le Nil, éclairs d'ibis fendant le ciel bistre et
fondant sur moi, ptérodactyles
- je
me relève ; pisse trois gouttes dans le lavabo, absorbe trois
gorgées d'eau tiède au robinet puis me recouche. Rabats les draps
sur moi, retape l'oreiller qui se raffaisse, le rejette et le remonte
sur mon ventre où il me pèse – mon mollet d'un coup me vrille de
la cuisse aux orteils : si je tends la jambe le pied se tord et
réciproquement - derniers frémissements sous la peau tendue. Mon
souffle se fait plus large et le menton retombe - un Bouledogue
énorme me poursuit autour d'une cour sans issue, ses yeux féroces
se détachent et me poursuivent pour leur compte, soudain mués en
piranhas dont les dents me tailladent les talons - une heure du
matin.
Soif.
Pépie. Lavabo, verre à dents - je repisse - à côté quelqu'un
respire avec effort. L'air est plus froid. Je renoue ma cordelière
et me rallonge, mes pieds débordent et gèlent, cette fois je
rapporte le verre plein qui se renverse Merde.
Une heure et demie. Wagner, poêle à frire entre les dents, louche
furieusement vers Brenner et se lance à sa poursuite en brandissant
son ustensile - je suis devenu Brenner et Wagner gagne sur moi, mon
cul se pèle : Wagner me passe en deux foulées, se rue sur ma femme
- vu de dos il semble un bouledogue – Berthe hurle - apparition du
Prêtre au fond d'une fosse - à joyeux coups de pelle il projette
crânes, tibias, vertèbres. Son visage suinte de pus, ses gencives
exsudent une sanie verdâtre.
-
Il me jette à la tête une poignée d'ossements où je reconnais un lavabo, dans lequel je me mets à pisser - la main sur le sexe je me rue au lavabo - faïence froide sur les cuisses - deux heures. Mes draps qui font des plis. Reniflements. L'Usurpateur, armé d'un tibia, COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 20
-
-
étrille la poêle de Wagner qui, à poil sur une brouette de fossoyeur, trépigne à quatre pattes en pétant. Survient Chevennes à bicyclette, pissant de biais dans un lavabo portatif – qu'il vide sur Brenner qui se transforme en bouledogue et le poursuit autour de la brouette, la brouette culbute et je me prends la lampe sur la gueule. Putain trois heures. Bain de brun, brun de bure. Des cuculles de moines, énormes cucurbites, sur ma couche s'inclinent. Vapeurs de requiem, je glisse, tout s'apaise, huit heures carillonnent, je suis vanné.
X
Lundi
17 avril 1967. Personne ne se souvient plus de ce temps-là. Dans ma
bouche une langue lépreuse. Ciel bas. Mon bol vidé je tâte dans ma
poche le Réflex à rideau métallique ; première tombe juste à
gauche, haute, austère, à colonnettes grecques ; puis trois dalles
disloquées, fleurs artificielles, pots renversés. Allée boueuse.
Flashées aussi les pierres plates en porte-à-faux sur le coffrage –
Glossowski, Kerentchyk, Mourawyek – les Polonais ne font ici ni
vieux os ni fortune ; à droite les portails cossus, frontons aux
lettres dédorées, anneaux de bronze. Sur les flancs, les couronnes
raides et noires interprètent la mathématique des veuves. Deuxième,
troisième rangée sous l'encorbellement du talus où se nouent les
racines.
Deux
mélèzes jumeaux dominent le surplomb. Plus à droite une horreur
blanchâtre où deux anges massifs renversent des torches
vert-de-gris ; au pied des mélèzes, sous les broussailles pubiennes
du talus, règne un vigoureux étagement de feuilles. Je ne retrouve
plus la tombe de mon père : ou bien mon père est mort et sa tombe
inconnue, ou bien il vit, et sa tombe est vide. L'oncle Jonas qui
siège sur son banc n'est
rien
d'autre à son tour qu'un vil usurpateur. Tombeaux frais de pierre
claire moins trempée, dont la facture exhibe un goût systématique
du quelconque. Puis le sol s'aplanit, le gravillon succède à
l'argile, la mousse glisse entre les dalles – huit exactement, mal
étayées – terre instable et fissures.
Plus
loin l'herbe, gourmande, attend ; derrière le muret la vallée
tombe, vivante, fertile. Retournant sur mes pas je cherche vainement
l'endroit du sol où j'ai dormi, ressors de l'enclos dans des fumées
d'herbe qu'on brûle, et rase sur main droite le mur extérieur sous
les retombées de COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT
21
ronces
; reçois dans le cou les gouttes d'eau des épines – dérape et
débouche, en écartant le dernier arceau, sur un champ labouré
comme un sein qu'on déchire. Sous moi Montserrat, tandis que, juste
devant, le sol se creuse en auge ; sur mon cliché cadré de biais
les toits semblent s'empiler dans une houle de terre – tuiles en
biseaux, décrochements de charpentes, soupentes, appentis,
cheminées, toitons - je gagne un avant-poste en piétinant des
tessons d'assiette : une bâtisse enfouie où s'effritent les murs –
pierres closes ou volets ballants, repues de charognes végétales.
Au sol gisent aussi d'indéfinissables ustensiles – et sitôt
tourné le coin, c'est une façade, vivante, pimpante, crépi rose,
boîte aux lettres bleue ; grille au minium et géraniums de même.
L'église
juste en face, déserte entre ses pierres d'angle (grosses et petites
alternées), poteau de ciment faisant contrefort. Crépi gondolé
cette fois, bistre crade, en chevron ; croix plate prise dans
l'enduit d'où dégoulinent deux traînées de rouille – j'étais
plus près de Dieu en bas, parmi les tombes – sans oublier sur le
côté la porte étroite et rouge des cagots et cagotes,
plein-cintre, sertie d'un collier de pierres alternées de même.
plates. Condamnée mais quand même. Et brimballant dans l'arceau du
fronton, la vieille cloche en fer, veillant sur les volets du bourg
que commencent à franger, jusqu'au coucher de tous, d'étranges
éclairages internes (Montserrat ce matin tout désert encore et
percé d'air frais).
Le
couvre-pied retient sur mes genoux ce cliché de travers dont le
papier photo ne jaunira jamais - Polacolor
210. Tous
les jours je regagne mes rocs à fleur de plateau, briards
de pierre accouplés sous le calvaire au-delà desquels en direction
du Lot dévale un profond à-pic, sous une autre tenture de ronces
verticales où je me glisse : dégoulinade de boîtes à conserves,
culs de bouteilles et quincailleries ; gobelets tordus, paquets de
lessive tripes à l'air, deux vases de nuit. D'asthmatiques touffes
d'orties parsèment cette rhamada de faïence en pente raide. Je
broie des couvercles, dérape sur la fonte sale, expédie d'un coup
de pied un carton qui part se prendre dans une touffe d'échardes -
mes rocs altiers baignent dans ce cloaque, escaladés de hautes
lianes ligneuse – aspérités – anfractuosités
- enchevêtrements.
Je
me prends coups de griffes et balafres. La descente se dissout en
boues innommables - je me raccroche à des tiges qui me scient les
doigts et de justesse me rétablis sur une sente qui longe la base en
surplomb, comme un col dentaire ; en contrebas s'ouvre une excavation
qui forme une espèce d'alvéole ou orbite en arcade ; un mur de
moëllons verdis obstrue aux trois quarts une COLLIGNON LES
ENFANTS DE MONTSERRAT 22
espèce
de bauge au fond d'argile. Une toile de sac, un poêlon : je
m'accroupis les genoux au menton, tête effleurant la roche : ma main
frôle une espèce d'épaule, une ébauche de crâne – et le petit
mur de parpaings gris marqués de cendre. La torpeur me gagne. Ainsi
la prisonnière à la croisée, dans l'espoir du libérateur. Ainsi
l'enfant qui dresse entre le monde et lui sa pyramide de rites.
Plénitude, entre plaisir et du vide, mal-être et jouissance – un
envol de plomb, un puits sans parois creusé vers le ciel.
X
Il
a plu tout ce jour et tout le jour suivant. J'ai travaillé. Ma
fenêtre donne sur la brume ou la pluie. Traité
de phonétique.
Ma cendre tombe à même le parquet - préfixes, infixes, parfaits
sigmatiques - assimilations de gutturales : je parcours la pièce,
retenu aux murs lorsque le sang rafflue dans mes jambes. J'ouvre les
battants par où me vient ce jour piqué de gouttelettes, referme. A
midi, à sept heures, le repas, toujours seul, dans la salle du bas.
J'avale et remonte. Un soir on gratte à ma porte : la Gignard,
haletant, la main sur la poitrine. "Ces escaliers..." Je
grimace un sourire. "...Vos cigarettes...! je ne dérange pas ?
- Entrez. - ...bien installé ? tout ce qu'il vous faut ? - Mais
oui." Se laissant glisser dans mon fauteuil elle tend le paquet
rouge et or, d'où je tire une Bastos : "Non" dit-elle
"pour moi, c'est autre chose".
Elle
sort de son corsage un brûle-gueule hollandais qu'elle bourre du
pouce avec ostentation et renvoie sa première bouffée ; ses ongles
vernis coupés ras luisent comme autant d'écailles sur un fourneau
de pipe où brunissent des ailes de moulin bleu ; le tuyau en cou
d'embryon pointe sur ses lèvres – "Je vous étonne ? - Que
fumez-vous ? - De l'eucalyptus. Pour mon asthme." Je demande
s'il est vraiment indiqué de fumer.
"...de
l'eucalyptus ? ...et puis ce n'est pas mon heure.
-
Mon heure ?
-
...de crise.
Je
m'agite, cherche quelque chose à offrir. "Vous avez déjà
offert" dit-elle. Un froissement d'étoffe : "Tenez".
C'est le montant de mon loyer.
Elle
me rend l'intégralité de mon loyer. Ne
pas réagir. Les écailles pianotent sur le fourneau, la respiration
sibilante se double comme d'un écho – de l'autre côté du mur :
"Que trouvez-vous
COLLIGNON
LES ENFANTS DE MONTSERRAT 23
d'étrange
en moi ?
- perdu ! tu as parlé : "...Que
vous me rendiez mon argent. - ...Mais avant cela ?
-
Rien de particulier... peut-être - un pressentiment ? - Lequel
?" ...Une
femme grasse au front bas, aux mains lourdes - le nez busqué –
sans sveltesse ni taille - les yeux délavés – brûlant de se
faire décerner Dieu sait quel brevet d'originalité - mes doigts
dansent sur l'accoudoir - je me sens devenir potelé, moi aussi,
ivoirin, front blême et mat et cheveux crêpés - Tu
as une autre femme dit-elle
- Ça m'étonnerait. - Elle habite Gourdon. Rue
Danglars. - C'est
faux. - Je sais d'où vous sortez" Comme tout le monde. Si
vous le dites. -
Et c'est toi qui l'as quittée..." - je sursaute - "...je
ne vous demande rien" - puis se rengorgeant : "Moi, j'ai un
mari". De son tuyau de pipe elle désigne la cloison :
"Paralysé".
Je
reprends mon souffle. La Gignard s'incline vers moi : "Sauf la
tête. Et le bras. Ça fait six ans. Tu l'entends peut-être."
Elle me prend le poignet. "Il parle seul. Pour se distraire. Tu
comprends, il est paralysé ;
le
locataire d'avant se plaignait. De ses plaintes. Du lit qui craque.
-
Il y a eu un homme avant moi ? - Un vieux, comme toi. - J'ai
vingt-neuf ans ! - C'est ce que je veux dire. Il en avait soixante,
il se plaignait du bruit. Mon
mari faisait ses exercices - il
commençait à y arriver, mais l'autre se plaignait. Il payait son
mois." Je tends vivement la main vers les billets – elle
interrompt mon geste : "Pour vous, c'est différent. - Dites-moi
pourquoi je suis vieux.- Vous ne m'avez pas répondu tout à l'heure.
-
Tout
le monde est différent. - C'est pour ça que vous êtes vieux."
Quand elle se redresse son genou me frôle. Je me recule. "Il
est vieux, ton mari ? -
Plaît-il? - ...votre mari ? - Il a des petites lunettes. Il est
tout chauve, avec une tête ronde." Silence. Bouffée
d'eucalyptus – craquement de boiserie. "Je suis marié depuis
six ans ; le 25 mai 61. - Ce jour-là dit-elle, mon mari est tombé
ici même, raide, là-dessous.
-
Là dessous ?
-
Le tapis n'y était pas."
Nous
ne nous entendrons guère ce soir. La Gignard se soulève, se
rassoit, croise les jambes - mollet courtaud, veiné de bleu comme
la pipe.
"Votre
dame n'est pas paralysée ?
-
Bien sûr que non.
-
COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 24
-
-
- Qu'en savez-vous ? - vous avez deux enfants", décrète-t-elle après m'avoir dévisagé. C'est exact. "Ça vous fera dix ans de plus.
-
C'est ma femme qui les a voulus.
-
Les femmes sont vieilles dit-elle.
Il
ne sera plus jamais question d'enfants, ni de femmes en général.
"Vous
mettez du caoutchouc ?
-
Je ne supporte pas le caoutchouc" (mon père utilisait un mouchoir à carreaux et hop ! tu coiffes le sexe) – demain, changer de sous-vêtement. Puis l'attirance et le sommeil se font invincibles - cette femme en vérité s'exprime comme si nous nous étions toujours connus "Je m'appelle Hélène" dit-elle en rapprochant son siège. Nos genoux s'effleurent, les miens sous le coton gris les siens dans la graisse - la lampe de cuivre reluit sur sa face en boule et la pipe brille comme une demi-sphère de saindoux bleu, avec son moulin d'Alkmaar couleur mousse humide ; d'infimes variations statiques y font courir de fugitives étincelles. Hélène pose à plat sa main sur la table, me regarde en dessous :
"...Depuis
votre départ on ne parle que de vous.
-
Je ne vous connais pas."
Baissant
la voix : "Dites-moi ce qui vous attire à Montserrat.
-
Mon père est enterré là.
-
Votre père n'est pas mort. C'est vous qui l'êtes à sa place. Il se fait passer pour son frère. Vous regrettez votre patrie de dessous terre. Vous êtes toujours à mâcher l'herbe des morts, votre bouche sent la terre.
-
D'où sortez-vous, Hélène Gignard ?
Elle
parle d'un héritage, "du côté de [s]on mari" – pour ne
pas laisser la maison vide. Puis garde le silence, tapote sa pipe.
Reprend : "Vous étiez allongé dans l'allée du cimetière –
terre ! terre ! comme
un coup de clairon ; il faudrait un mot plus lourd, plus étouffé,
du velours sur la pelle et le cercueil et le corps, plus tard, dans
les interstices – la terre finit toujours par infiltrer le
couvercle savez-vous".
Je
rêvais.
COLLIGNON
LES ENFANTS DE MONTSERRAT 25
"Je
suis fille de fossoyeur. Mon père fouillait le sol. Il m'interdisait
de courir dans l'allée. Je restais assise sur la brouette, écoutant
s'enfoncer le tranchant de l'outil. Parfois mon père s'y appuie et
me regarde sans sourire. Il a dans les yeux la couleur du labour.
Souvent au fond du trou le sol s'entrouvre sur l'ivoire. Mon père
alors pose sa bêche dont le manche arrondi dépasse de la fosse. Il
recueille accroupi les étranges fruits de la mort, les remonte un
par un, se courbe et se relève et les dispose entre mes jambes au
fond de la brouette.
"Quand
elle est pleine, il me roule dedans, parmi les côtes et les tibias.
Je ris quand un cahot leur fait toucher mes cuisses, j'entends se
mêler au pépiement des oiseaux le crissement de la jante en fer sur
le sable : "Un jour me dit mon père tu seras un ver, puis un
oiseau."
"Arrivés
au charnier derrière les buis il m'enlève sur ses épaules :
"Regarde, ma fille, bientôt nous serons comme eux". Alors
il cabre sèchement la brouette, les os se précipitent en cliquetant
; par l'ouverture de la trappe en tôle je distingue sous moi une
pyramide poreuse où chaque trou semble un œil ouvert ; mon père
referme le vantail, d'où s'exhale une bouffée d'humus ou de tourbe.
Nous revenons en silence.
"Je
m'égarais dans les allées, courant malgré l'interdiction,
m'asseyant sur les tombes écartées, voyant passer le ciel. Le froid
du marbre perçait sous mes jupes. Je me sentais enracinée aux corps
que je foulais."
Elle
soupire et se tait longuement. Saisit mon poignet, le lâche - se
relève et me tend la main – ce qu'elle ne fait jamais – comment
vous appelez-vous ? - André Ménestrel - puis
elle prend congé non sans récupérer d'un geste indifférent les
billets sur le plat du bureau ; j'ai poussé les verrous. Me suis
lavé les mains bien à fond et les ai longuement flairées jusqu'à
ce qu'elles ne sentent plus que le savon. Puis je me suis couché
dans la nuit noire.
X
Souvent
je rejoins l'Usurpateur. Je tapote la vitre et gagne ma place en fond
de classe, ils ne me voient plus mais je les connais tous. Marc n'est
pas au premier rang mais à droite vers le mur. Il semble dormir ou
prend la parole à son gré sans lever le doigt comme font tous les
autres, ce que Brenner n'accepte que de lui - privilège approuvé de
tous comme en tout ordre social - obéissant à sa propre lumière,
au-dessus de lui, mais soumis et souple quand il le faut comme s'il
craignait de la COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT
26
perdre
à jamais. Je sus qu'il mourrait jeune ou resterait enfant. Il change
de place, lit seul ou reprend le cours au vol sans un faux pas. Où
qu'il s'assoie règne autour de lui un halo de plénitude, les
énergies croissent plus lentes et plus profondes : un travail
faufilé sous ses yeux, une tête près de lui redressée plus digne,
une lumière transmise au voisin de pupitre. Puis Marc se fixe au
troisième rang - et si nul frémissement n'a pu la trahir, Nadine
s'est pétrifiée d'un coup : la fixité de sa nuque et de ses yeux
ont pris acte de tout l'abordage - cette fois Marc s'installe à
demeure, dispose classeur et livres en rempart.
Se
plonge dans son travail, tandis que Nadine crayonne sur son coin de
table et se penche très fort sur l'allée comme pour inspecter les
lignes du plancher. Tous deux enfin s'absorbent dans l'application.
Lorsque vient la récréation, Marc se lève brusquement. Sa
barricade vacille. Nadine, assise, la consolide et se met à ranger
méticuleusement, pour être bien la dernière à sortir. Déjà
Brenner gagne la cour, planté, mains aux poches, au bas des marches,
le regard au dedans ; c'est pourtant ce même homme qui balbutiait,
voici plusieurs jours, devant deux verres de cassis pleins. Sous les
yeux de Marc à trois pas de là, deux garçons face à face miment
les gladiateurs, après un cours sur les jeux du cirque : mouvements
ralentis, étirés, paupières plissées.
Le
lourd mirmillon lève et baisse son bouclier devant le bas de son
visage ; l'autre, le rétiaire, enroule par saccades sur son
avant-bras son filet - soudain décoche son trident : l'adversaire
accuse le coup puis ils se poursuivent dans la poussière.
"Ici
les gladiateurs !
-
Je veux être 000000000Provocator
!
-
Tu seras Chevalier.
-
Mets ton casque.
-
Du sang !
-
Je ne suis pas prêt.
-
Banzaï !
Et
la trompette dit taratatan tara
Marc
lâche son mouchoir.
Les
combattants revenus face à face miment sous ses yeux le méticuleux
adage du guerrier
COLLIGNON
LES ENFANTS DE MONTSERRAT 27
"
Touché !
-
Même pas vrai !
Le
rétiaire balance son arme - Marc immobile - le gaulois cramponné
sur ses cuisses en serpettes déjette lourdement ses pieds deux par
deux puis s'arrache au sol juste quand le filet l'enveloppe :
scarabée dorsal membres tressautants – tandis que le rétiaire,
trident haut levé, fixe Marc dont le pouce s'abaisse. Le vaincu tend
la gorge où le trident se fiche en vibrant, émet docilement deux ou
trois convulsions et laisse retomber sa tête ; Marc découvre un
sourire acéré, Brenner n'a rien perdu, sa leçon porte ses fruits.
Nadine cependant assise près du puits dans le renfoncement sur un
billot de bois - où mon père jadis fendait les bûches pour l'hiver
– drape ses jambes d'une robe qu'elle a - tandis que ses premières
dames accourues de la grille battent des mains et sur deux rangs se
prennent deux par deux les bras tendus, tournoyant sur elles-mêmes,
chassant leurs mèches d'un coup sec de tête et se scindant soudain
devant la reine en saluant.
Puis
elles partent en tourbillons et recommencent. Nadine tresse ses
nattes en comptant –
trois-quatre les
croquenots qui frottent – les mollets d'allumettes en piqué
-
bouches closes chacune à son rythme fredonnant tandis que les yeux
vagues deux grandes accroupies près de la Souveraine frappent leurs
genoux sur trois notes obstinées à
la quinte. Claquements
de
mains, pertes
d'équilibre - rires, et si l'une d'elles en s'inclinant frôle la
reine celle-ci tend sa pointe finement chaussée, s'incline sur sa
gorge et se dresse en fouettés pour les tourner à sa guise du
doigt comme autant de figures d'argile.
Les
filles bondissent cinq-six
et
la cadence immuable ramène à point nommé ce grand battement de
pieds où les jupes s'envolent sur les genoux durcis - toutes à
présent si près des gladiateurs : l'agonisant s'agite et les
suivantes s'enfuient en queue de comète ; Nadine seule a fixé Marc
dans les yeux - le gladiateur pour la troisième fois sur un signe
du pouce - meurt. Nadine rejoint d'un bond ses favorites saisies par
l'épaule, toutes trois chuchotant trois vers les grilles. Marc s'est
tourné sans les suivre, quant à moi je trébuche sur une porte
basse et dans l'ombre urineuse un front surpris s'est relevé : je me
suis vivement reculé car l'eau giclait sur le ciment.
Second
jeu -
l'appel retentissant de Marc perché sur le pilier du préau
:
"Où
sont... les serfs ?"
COLLIGNON
LES ENFANTS DE MONTSERRAT 28
Tous
les enfants s'arrêtent net.
"Où
sont... les serfs ?" (traînant sur la nasale) –
voix
cassée, têtes qui se tournent, mon cœur se perd – "où
sont... les serfs ?" -
les
voici tous, garçons et filles, dans une extraordinaire litanie
discordante venue du fond des âges à travers cent générations
d'enfants : souvenir enfoui d'une immémoriale jacquerie, terrible
échange entre maîtres et sujets - et ça fait :
"Où
sont... les serfs ?
-
(chantant) ...dans la forêt !
-
Qu'est-ce qu'ils... z-y font ?
-
Ils y... travaillent !
-
À quel... métier ?
-
De chaaaarpentier !"
-
Les groupes halètent, les yeux vissés dans ceux d'en face, bouches béantes
"Faut-il...
les tuer ?
-
Non ! crient les serfs, mains tendues, non !
-
Où sont... les serfs ?
Une
quarte plus haut :
"Dans
la... forêt !
...........................................................................................................................................
"Faut-il...
les tuer ?"
Ils
crient que oui, cette fois oui, l'impatience a grandi, l'envie de
tuer, d'être tué, s'est faite irrésistible, il serait de la plus
extrême inconvenance d'ajouter un couplet de plus, de prolonger
l'intolérable attente, oui,
oui, les
serfs détalent, les cris mêlés jusqu'au ciel qui se tait, la bête
humaine pourchassée, traquée entre les branches abattues, parmi les
cognées jetées là, ou peureusement brandies dans la mort, pour
le bon plaisir du sang bleu. Mais
avant que les serfs à leur tour ne deviennent seigneurs – le
sifflet rompt net le Grand Jeu dont moi-même jamais je n'ai compris
l'énigme ;
hallucinés,
les enfants se placent sur deux rangs – et dès le second coup de
sifflet, rejoignent leurs bancs, tandis que le maître les renferme ;
j'ignore s'ils ont pensé aux cerfs, les animaux, qui possèdent, eux
aussi, des bois, et dont le nom, même au pluriel, se prononce au
COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 29
choix
[sèr] ou [serf] – je n'ai entendu ce chant qu'ici, à Montserrat
(de même ici la mélopée des multiplications se chante-t-elle, et
nulle part ailleurs, sur une note plus haute, pour plonger dans le
grave : \/- \. )
Marc
se rassoit près de Nadine. Elle dit :
"Je
ne t'avais encore rien donné."
Tirant
de sa poche un coquillage poli comme l'ongle.
Marc
murmure "Tu m'as déjà donné beaucoup", puis ils se
taisent, et Nadine a fermé les yeux.
X
Marc,
l'Abbé, la Fille.
Le
garçon sous la croix de bois bistre écaillé ; replié sur la
première marche du calvaire, les yeux fixés au sol. Nadine en face
sur le banc boiteux de l'église regarde droit devant ; puis ramène
ses nattes et sourit - ses yeux dans le soleil surexposent Marc et le
nimbent ; entre eux toute la place. À l'opposé l'abbé penché sur
son garde-boue vérifie sans fin les tendeurs du porte-bagages,
glissant de l'un à l'autre enfant son regard vitreux à travers les
rayons. Se redresse, assujettit son paquetage, éprouve longuement la
selle de la paume, accote le vélo contre l'arbre et traverse à
grands pas la place vers le porche de l'air affairé de celui qui mon
Dieu a
encore oublié quelque chose - les enfants se regardent et le prêtre
à nouveau les sépare, un objet quelconque à la main - puis il
repart lèvres serrées, pantalon sur les chevilles (les amants
sourient) le revoici qui rebrousse chemin - la place, et le pantin
qui passe et repasse – les deux enfants s'avancent et se rejoignent
sans parler.
Un
coup de vent dans les feuillages ; ils se sont éloignés sur le
Chemin de Tuiles sans se toucher, les yeux glissant ensemble sur les
pierres du chemin ; devant la croix sombre à contre-jour le prêtre
défile à vélo,
raide et solennel, j'entends braire les freins dans la descente. La
lumière a frappé le mur d'église comme un tir de peloton. Les
enfants s'éloignent. En moi se creuse le vertige familier. Longtemps
après qu'ils ont disparu, le vent frissonne et se disperse et je
m'aperçois que je tremble - Tristan, tu es mort d'amour à treize
ans.
COLLIGNON
LES ENFANTS DE MONTSERRAT 30
X
Jeudi
je m'éveille d'excellente forme ; à l'ouverture des volets je suis
surpris par un petit froid vif. Je remonte à grands pas vers la
place ; six garçons s'acharnent sur une boîte à conserves qu'ils
se renvoient de l'un à l'autre en se bourrant les côtes. Leurs
semelles crissent. J'entends des cris de filles sous les rochers. Au
pied de la croix Farrradji mains dans les poches reçoit la boîte
qui saute entre ses pieds, la renvoie de toutes ses forces et passe
en courant tout près de moi, son souffle me bouleverse. Il se mêle
au groupe et s'en retire sans ôter ses mains des poches et comme un
croche-pied l'a fait vaciller retourne s'assoir – alors je commets
l'erreur de renvoyer du pied gauche et je crie, je me précipite, mon
rire puéril rebondit sur les murs - à ma grande confusion je suis
resté seul, tous adossés au crépi de la nef ; j'expédie la boîte
au dépotoir.
Les
autres s'enfuient sauf Marc et ma voix tremble :
"Qu'est-ce
que tu chantais dans la cour ? ...l'histoire des serfs ?
-
Tout le monde chante ça.
-
Ça date de quand ?
-
On m'a appris comme ça.
-
Tu aimes bien ton nouveau maître ?
II
secoue la tête de droite et de gauche comme souffleté, Tu
aimes Wagner ? Il
plante ses yeux dans les miens :
"T'es
un con."
Il
se dégage en raclant le mur, se retourne en courant T'es
un con !
se heurte à Brenner et disparaît. Brenner est décomposé. Je le
traite de larve et de cloporte il répond que j'en suis un autre je
dis tu
m'espionnes ? il
pose la main sur mon bras Viens,
viens donc - On se tutoie ? Nous
remontons la rue - personne aux fenêtres : "J'ai l'abbé chez
moi - mais vous vous connaissez je crois" – nos voix baissent
et nous montons toujours : "Qu'est-ce
que cette Gignard est venue foutre ici ? - C'est la maîtresse de
l'ancien curé
celui
qu'on a viré – toi-même, qui t'a relâché ?
– je dégage mon bras. J'ai demandé si le nouveau curé serait à
jeun : "Lui, ivre ?" - ...Si tout le village n'est pas au
courant... - Jamais –
il s'interrompt, m'arrête : jamais
tu m'entends une
goutte d'alcool - que ce COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT
31
soit
bien clair
entre nous". Trois filles nous croisent en courant – "...A
midi Ménestrel, midi pile !" - je dépasse le bois de pins,
franchis le talus venteux où je me prends les pieds dans l'herbe Au
nord
dit le fascicule se
trouve le
monument des Francs-Tireurs - les
Prussiens
tirèrent
d'abord dans les bras, puis les jambes, s'acharnant à les maintenir
en vie le plus longtemps possible jusqu'à
la ceinture dans les ficaires (horizon immédiat) l'obélisque gris
plaqué de lichens au centre d'un carré pelé que délimitent des
festons de grosses chaînes :
"...ASSASSINES
PAR
LA
BARBARIE PRUSSIENNE
LE
28 JUIN 1870"
Les
noms : Jean Debordeau, instituteur 1840, François Otzik, postier,
41, Gérard Mornand, instituteur, 37 - Un peu plus bas :
ILS
SONT IMMORTELS
ΑΘΑΝΑΤΟΙ ΕΙΣΙΝ ATHANATOÏ EÏSIN (athanatoï eïssinn)
Un
vase d'étain renversé, (...) le replace (...) tulipes artificielles
(...) simplicité grandiloquente (...) le vent canonne à mon oreille
(...) - que sont venus faire ici les Prussiens – "Ainsi
donc" dit Gignard "vous
allez chez ces Messieurs" feuilletant nerveusement le volume
qu'elle lit debout sur le pas de sa porte "Michel
Strogoff
? - Non, Le
serpent de mer -
une bouffée ?"
Je
décline. " ...avec l'abbé Meneau ? - Pourquoi pas. - Meneau...
eh bien, c'est Meneau, il faut le connaître..." (elle tourne
les pages trop vite) " ...vous n'êtes pas du tout... - Oui ? -
...du tout son genre." Je monte m'enfermer à double tour. A
midi pile je me présente chez Brenner, Farradji sort entre mes
jambes, le maître disparaît dans la cuisine où Berthe s'affaire ;
je prends place, les quatre plats font la roue, ma femme fourchette
au poing vient me demander très bas (ton précipité) si
je compte rester -
Je ne sais pas –
Tu
ne sais jamais rien
- repart dans le bruit des casseroles.
Meneau
paraît sur le coup de 13h - au même instant Raymond ressort de la
cuisine, Berthe sur les talons C'est
lui !
s'exclament-ils
c'est l'abbé Meneau !
- le tirant chacun par une main – tous deux le dépassent - "mais"
s'écrie-t-il à ma vue "voici notre vampîîîîre !" - il
pose ses pattes sur moi - "permettez que j'accole
(étreinte
sèche) Ménestrel Fils, que je le congratule"
je
ferme les narines "Vampire
??" couine
l'Usurpateur - "Figurez-vous nasille le prêtre "que nous
l'avons trouvé tout allongé dans le cimetière un vendredi matin"
– "Ridicule" ai-je dit, Berthe prend ma main, Meneau
COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 32
nous
bénit tous trois avec affectation, Brenner charge les verres d'un
alcool tiède, Meneau s'assied sur la cathèdre, mon tabouret m'est
enlevé d'une main preste et remplacé par une chaise paillée. Ma
yèche léêhhol dit
le prêtre qu'est-ce
qu'on mange ?
Berthe apporte une pleine assiette de hors-d'œuvres maigre
et jaune, jaune et rouge !
- Ma gueule" dit Meneau "est un damier – on m'appelle Jeu
de Dames" j'interviens : "Tire-la-Queue
aussi on
se demande pourquoi –
Pour
sonner le glas dit
le maître et je réponds Raymond
depuis
six mois tout est électrifié les
trois autres me fixent comme si j'avais roté
: "Que
savez-vous donc exactement des vampires monsieur Ménestrel ?"
Je ne réponds rien.
Il
se verse à boire - ceci
est mon sang ses
petits yeux luisent, Berthe
exhibe
des incisives de fumeuse, il se ressert ce
petit génie, ce juif comment déjà –
Farradji" coupe Brenner - Mais
reprend le crapaud couteau pointé pourquoi
tant de leçons particulières -
Berthe tressaille –
...où vous participez Madame - sans doute
– nul apparemment n'a informé ce crétin d'Eglise qu'ils
ne sont pas mariés sans
quitter ma femme des yeux l'abbé plonge un bras sous la table et
rattrape sa serviette. Brenner, prenant une inspiration : ce
garçon – n'interromps pas - doit faire
honneur
-
" ses doigts pétrissent l'air - je serre une fourchette dont le
manche figure un serpent sur un cep – je
surveille siffle
Berthe – ...nécessité
pédagogique ? insinue
l'abbé - "Je veux qu'il soit" reprend Raymond -
"...licencié" – Parlons
licence dit
le prêtre (et
paix sur la terre aux hommes de bonne volonté)
- et non pas "les hommes qu'il aime" ignoble niaiserie
trahison
confirme l'abbé - ils ne vont pas parler de Dieu ?
ils ne vont tout de même pas parler de Dieu ? - Farradji
est aussi dans vos mains s'écrie le maître "c'est toi qui l'as
converti" ce mot comme craché
Tes confessions valent bien mes leçon de soutien
je dis "gorge" Berthe me fout sa main sur la gueule
"Evidemment" dit Meneau fielleux ce
sont
poursuit Brenner des
entretiens librement consentis - dégagés des miasmes d'encensoir –
Qui vous dit" s'écrie le prêtre "que mes leçons soient
moins libres - vous croyez-vous seul ici-bas ?
-
Mais la peur ! Mais l'Enfer !
-
Vous avez donc des motifs de le craindre.
-
C'est ainsi que vous régnez.
-
Par tous les siècles des siècles.
-
L’Enfer est sur terre - quand nous mourons, nous sortons de
l’Enfer.
COLLIGNON
LES ENFANTS DE MONTSERRAT 33
-
... per omnia saecula saeculorum.
-
Tu récites, Curé.
-
Que récites-tu donc toi-même Brenner – on
me
dit de drôles de choses sur ta
classe
Raymond :
liberté ! - tu
parles de nature et de liberté quand Christ est vivant -
-
Qu'en sait l'Eglise ?
-
Dieu est amour !
-
Qu'en a fait l'Eglise ?
-
Saint Jean n'est pas une tapette !
MOI
: Qui dit cela ? - Berthe pivote Toi
tu nous fous la paix L'abbé
tourné vers moi :
Qu'en pensez-vous ? Je
réponds Jamais
(ils
ne pigent rien) à moi, c'est
à mon tour
c'est bien six fois n'est-ce pas que vous avez traversé la place ? -
Il les a comptées ! Il
les a comptées ! Ménestrel ! fils ! toujours présent toujours
planté où qu'on se trouve !
- Je regardais c'est interdit ? - ...regardé les jupettes ?
(ignoble gouaille agenaise) - ...ou
les shorts
cingle Brenner - ..et où veux-tu qu'il aille ? gueule Berthe – LE
PRETRE, écarlate
:
Au cimetière ! il y a de la place ! Un temps. L'abbé se prend le
nez. Dévie fourbement sur les branlettes, décèle chez Nadine
des
comportements bizarres, Berthe se tord de rire - tout
cela ne m'apprend pas
dit l'Usurpateur ce
qui s'est passé sur la place et
posément je rapporte que les enfants se sont vus, fixés, promenés
sur le Chemin des Bruns vers Biscarry.
Brenner
:
-
Nadine
est brillante mais finira par laver la vaisselle
– Bordel
crie
Berthe ils
sont trop verts et bons pour des goujats – douze
ans, Nadine a douze ans - Meneau sans perdre une bouchée repasse à
Farradji qu['il
a] vu si souvent communier – ...depuis
quand s'est-il converti ? - ...quand
il tend sa petite langue à l'hostie... -
Suffit
coupe
le maître - ...se
livre aux plus pieuses méditations... – Ta gueule - Berthe
: Que
d'esprit ! L'abbé
porte à sa bouche un monticule de hors-d'œuvres : "Brenner"
(il mâche) nous avons tous les deux charge d'âmes ; la sienne est
de premier ordre " - ...il voit le Christ" ajoute Berthe
d'un ton où je cherche en vain l'ironie. - Nadine - poursuit l'abbé
bouche pleine – comme elle s'est vite formée !" - ses yeux
fuient de toute part et sa peau prend des tons de COLLIGNON LES
ENFANTS DE MONTSERRAT 34
citron
cuit, bouche abaissée dans ses traits veules : "...Belzébuth
même... -
assez parlé de soi dit
Brenner. Chacun se sert en viande avec avidité - Meneau concède
il faut laisser l'enfant vivre sa vie - je
lis sans erreur sur les traits de Brenner qu'il dévore aussi dans
la vie sans même y prendre garde les traits illuminés de Marc c'est
à moi dit-il
à
moi seul d'apprendre de lui
Meneau bave conserve-nous
notre ange sur la terre –
quant à Nadine, moi, moi qu'ils ont relâché, j'ai vu sur sa bouche
et ses lèvres ce même éveil de fille que tous
les Maîtres répétait
mon Père tous
entends-tu connaissent sur ce que font les filles -
et l'Usurpateur lui aussi connaît ce que savait mon père –
alors Berthe lui claque un plat de tomates sur la gueule et
de deux si
bien que Brenner hébété se torche et que la vinaigrette coule sur
ses joues - un dernier grain collé comme un furoncle
Berthe
éclate de rire bouche fendue sur ses dents de fumeuse - Marc et
Nadine se tenaient par la main je le jure surtout
se taire et
que
la
fange les épargne - les propos portant sur les corps d'enfants et
les plaisirs qu'ils ont votre
Isaac dit
Meneau qui s'essuie confesse
d'étranges choses – .Ah, passons au rôt proteste
Brenner en rotant, Berthe lui flanque une fourchette entre les dents
nous
mastiquons – bien
des fois je l'avais entendue confirmer que les femmes souvent
privilégiaient l'esquive digitale et grâce aux tubes volés de
compazine en abondance je puis à présent transmettre ce qui suit ce
que les
gens disent -
-
...qu'ils disent !
-
...l'éducation de Marc...
-
...a-t-il un père ?
-
... qui n'a pas de père ?
-
Adam répond Berthe.
-
Colomb !
-
...à quel métier ?
-
...ivrogne ! dit le prêtre, ivrogne ! - bouche tordue
-
...garde-champêtre rectifie Brenner - que dis-tu Ménestrel ?
-
Rien, rien.
-
Pour de bon ?
-
...c'est un prêtre a fait Berthe.
-
COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 35
-
D'où vient-il ?
-
Saint-Isaac ; c'est un Pardulfien.
Le
curé demande si Marc
est libre.
-
D'aller-venir, chez moi, d'en sortir...
-
Pas de mère ?
-
Moi répond Berthe.
Meneau
la cloue du regard.
-
...Six ou sept ans, puis elle mourra, l'enfant sera libre.
-
Le père est vivant, bien vivant, errant.
-
Errrant ?
-
Vagabond !
-
Il se loue ?
-
Se prostitue ?
-
Se loue. Chez des apiculteurs.
-
Où le trouve-t-on ? dit Meneau
-
...bourré, dans un fossé - vers Bigourdon.
L'Usurpateur
pose sur son bras une main égrillarde. Berthe, souriant : "Sa
mère est directrice à Sainte-Claire de Montaux j'y
ai fait mes études".
C'est faux. À travers la fumée nous contemplons nos faces
transpirantes, leprêtre et ses renvois mal réprimés, Brenner et
son flegme de viande malade, ma femme qui renifle. Le blair du curé
pique sur les caroncules de son cou - légumes au fond des plats –
merdes d'or - nos têtes et nos plats - faïences couleur ocre et son
– grouine
la dent, clapote l'auge - midi
s'étale, sauces et coudes sur le bois de la table. Hoquets.
Chaussettes libres et boyaux sifflants. Nous pelons des sanguines
juteuses. Brenner allume un cigarillo qui pue dont la fumée stagne.
Nous
ne nous levons plus (le père apiculteur viendrait velu, les mains
pleines d'abeilles ; étranglerait doucement l'enfant) - Berthe
apporte les cafés sur un plateau de cuivre roux et le bleu camaïeu
des tasses cylindriques verse dans nos gorges tout le fiel
d'Arabie
–
frippements
de lèvres COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 36
(le
bon café se hume)
- souffles
recueillis - cercles tremblés brisant à fleur de lèvres – puis,
au fond des bêtes, l'étincelle se fraie sa voie, les mollets se
défourmillent Je
vous entraîne dans mes combles
- nous suivons Brenner dans l'escalier (que j'empruntais souvent)
dont la spirale s'enracine au coin du vieux buffet. Ses degrés sont
étroits, tout récemment fourrés de laine rouge - "et nous
voici chez moi"
dit-il
tandis que ses talons devant mon nez s'immobilisent de façon
horripilante – à mon tour à présent d'émerger, tout le buste
cerclé dans une trappe ronde au ras d'une bibliothèque circulaire
complètement bouleversée depuis
ma mort civile. Et
talonné par le prêtre sur la dernière marche je prends pied –
tandis que Brenner, traçant ses diamètres à la course, ouvre à
la volée tous les battants de mansardes Lumière
! - mehr Licht -
de l'air, de l'air ! – écartelant les moisissures – et je
trébuche sur le fil mêlé.
Partout
les rayonnages circulaires couvrent des murs – d'où Brenner dans
le vent jette à pleins bras des étagères Tout
écrit s'exclame-t-il
Volé, Pesé – Thécel,
Pharès complète le prêtre
Amour Mort et Vie - Ordre alphabétique, Ordre d'en haut ! quille
en l'air feuilles en vrac tome XV de Kant ou Nietzsche, Armel ou
Sully Prudhomme premier Nobel Bon
potage, bonne sauce ! et
ce disant Brenner nous lance les livres par
grands
moulinets
de
cuir et d'in-8°
- Meneau
grimace de toute sa face de coing – tout
transpiré, pensé ! – bouquins
disloqués refermés en tombant dans un bruit de couvercle le
plus instruit de Montserrat crie-t-il
ne suis-je pas le bélier du troupeau – In
libris omnia dit le prêtre Tout est dans les livres" et je
pense très vite Gospoda
pomilouÿ – Seigneur
prends
pitié – éléïssonn car
tant de livres gisaient sur la laine de chèvre à mes pieds Si
Dieu m'accorde Amour et Vie tout est perdu Brenner
et l'Autre s'arrachent alors un manuscrit grenat plein d'épais
paragraphes en écriture noire alors je hurle Lâchez ça serrant le
cou du curé qui plisse des yeux en arc-boutant son petit corps
d'ivrogne.
Nous
combattons gonflés de sang tandis que des doigts je cherche ses
veines – soudain surgit Berthe sortie de l'escalier qui gronde
Ménestrel,
debout ! je
me redresse d'un bond, Brenner au sol ne bouge plus ma femme tient à
bout de main le Vindex du Vieux - mon bras d'un coup retombe comme
une chiffe - Ta
gueule – je
déglutis toutes épaules tremblantes et l'arme pivote sur Brenner
Et
celui-ci qu'est-ce que j'en fait ? Je
dégringole à reculons tous les degrés marchant trois jours trois
nuits sans l'interrompre entre Montserrat, Condezaygues et St-Aubin,
glissant, poussant les pierres, achetant de quoi vivre chez les
regratteurs les plus reculés de Vergniols à Lacaussade COLLIGNON
LES ENFANTS DE MONTSERRAT 37
-
trois nuits froides abreuvées de rosée – le vent sur ma tête
effrangeant le brouillard – j'ai vu les enfants penchés sur le
puits jambes tendues têtes jointes ; Nadine rabattant sa jupe face
au vent ; les herbes où broute l'âne, tous deux sautant à ses
naseaux, la bête patiente qui se détourne, Marc présente des
touffes et les répand sur son dos. Plus tard encore escalader dans
le sous-bois la carriole abandonnée sur ses roues grêles ; se jeter
des barbes de seigle que Nadine retire de ses tresses. Je ne reviens
que pour eux - Où
passiez-vous les nuits ? - Jamais bien loin – ou
bien marchant tous deux dans les herbes - Je
veux revoir mes enfants - Quels enfants ? - Je vous arrête -
il m'entraîne en mairie pour voir le grand cadastre – J'ai
la garde des clés dit-il.
Nous
repérons tous les lieux-dits de Montserrat l'Usurpateur dans mon
dos, respiration forte et casquette ; il suit du doigt tous mes
sentiers du Bécrasse à Barrau, de Rodes à St-Lazare. Dans ces
ronces je me suis fourré le long du Pêtre, chaque pas pour s'en
sortir décomposé par petits gestes et d'abord le pied décollé du
sol puis l'épaule pointée, l'arcade à protéger tête en biais. La
terre défoncée sous le purin des vaches qui trottent pesamment vers
moi, stoppant juste avant le fil électrifié. Route de Couly je
croise le couple qui s'enfuit – chaque aube me voit repartir aux
lieux-dits selon leurs noms - le vent carde mes chimères - à
mi-journée je reviens efflanqué, palpitant, la pente encore à
gravir.
Si
c'est par le plateau à midi dix j'assiste bien caché à la sortie
des classes et distingue Nadine et Marc dont souvent l'image
allégeait mes errances - ils sont devenus le point de mire de tous
et la circulation de tous leurs songes - l'homme suspend ses coups de
bêche et la femme au-dessus de l'évier son plat, les plus âgés
parlent du temps - tous les regards de Montserrat les prennent au
gluau ; les vieilles se taisent en sifflant sourdement, chacun veille
avec des gestes devenus furtifs comme d'un ours au-dessus de son
miel. J'attends mon heure en les cernant - sans jamais m'adresser à
quiconque -
par là me
dit-on par
là. Farradji
loge au Grand Brétou (acquis vers 1835 par un Rennais) et Nadine à
Montauthézac, sur un très ancien cimetière.
La
Gignard connaît les indices et rien n'échappe à sa solitude je
crois tout ce qu'elle dit Vous
tenez donc des fiches, monsieur Ménestrel ? Un
jour vers Escoufanel c'est eux qui m'ont surpris : avant que j'aie
pu me défendre ils m'ont renversé, lui sur mes tibias Nadine sur
mes côtes sans dire un mot, ils m'ont barbouillé le visage et les
pieds nus de ruta
putrida en
m'ôtant les souliers puis ont décampé vers Fontigou.
COLLIGNON
LES ENFANTS DE MONTSERRAT 38
X
Devant
chez moi se trouve un vieux banc sang-de-bœuf comme la porte. Une
planche pour le dos deux autres pour s'assoir bien boulonnées dans
leurs montants de fonte et nos quatre fesses alignées – sa pipe,
mes songes. À quinze jours de là je me fusse offusqué devant ce
gros tas bleu en vigie à qui j'eusse dû, dès le bas de la pente,
adresser mes grimaces ; à présent je m'assieds près d'elle. De
loin en loin nous émettons un mot, un soupir, un rire parfois. Si
l'un de nous veut rentrer il dit "Je rentre". Le plus
souvent nos yeux dérivent sur la place ou la vallée, glissent au
long de la rigole ou frissonnent dans les branches. Tandis qu'elle
tire sur sa pipe en cadençant le silence de petits souffles
oppressés, je la sens pour ainsi dire s'alourdir sur ma poitrine,
sur mon épigastre comme un poing - affermissant la torpeur d'un
réseau tactile – au point que l'arracher de moi serait m'arracher
moi-même.
Comment
pourrait-elle autrement que moi concevoir le monde - comment ne
le pourrait-elle pas. C'est par elle d'abord qu'il se capte, d'elle
qu'il émane et se répand. Alors sourdait au fond de moi, au sein du
différent, nos rivalités – ce soir sont apparus Nadine et Marc,
débouchant à vingt pas, dansant d'un pied sur l'autre et battant
l'air de leurs mains jointes : le garçon riait les boucles sur le
front - le soleil se brisait sur les plis de la jupe où jouait le
genou de la fille, effilée sous la peau ambrée. Passant devant nous
ils sont entrés dans l'ombre, si beaux que je me suis senti vrillé
de part en part, tirant sur mes chaînes. Alors s'est élevée en moi
cette voix sifflée, rêche, imperceptible en son commencement : les
voici qui nous ignorent et leurs yeux sont vides – ils nous ont
traversés ! - en bas tout droit le cimetière,
le
savent-ils ? -
j'ai sursauté tandis qn'ils dévalaient la pente où leurs cris
rôdent pour l'éternité entre les murs d'épaulement – puis sans
plus écouter j'ai suivi le soleil la tête environnée de
fulgurances et je suis descendu sur leurs pas.
Lorsque
la chaussée plongea et que l'horizon immédiat m'eut entraîné
dans sa chute à main gauche, Montserrat se gonfla comme un nuage sur
son roc - les maisons découpant sur le ciel couchant leurs créneaux
inégaux prêts à s'effondrer – le mur seul soutenant le plateau.
Sitôt qu'il s'interrompt accourt jusqu'à la route une coulée
hirsute de ronces et d'orties, puis l'ombre règne et se rencogne -
au-dessus s'érigent les sexes glabres des rochers que cernent, à
leur pied, l'ordure et la vérole ; il souffle de ce lieu un relent
de terreau. L'ombre étend peu à peu sa patte humide. Un chien
COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 39
-
aboie furieusement. La route croche vers la droite, vers le soleil – mais c'est à gauche, vers le pied des rocs, que part une piste d'herbe où je m'enfonce ; le sol remonte et je dérape replié comme un singe sur les racines – soudain ce murmure brisé si différent du chuintement des feuilles : les ronces m'agrippent et se rabattent, m'entravent au sein même de leur souple nasse épineuse. Alors je discernai ce que mes yeux depuis longtemps se figuraient - dans l'ombre glauque un visage plus sombre au creux du rocher – ayant focalisé la faible lumière du lieu j'aperçus et compris les têtes accouplées des deux enfants sans m'être avisé seulement de m'être silencieusement débattu.
Le
jeune homme a placé dans le creux de son bras les traits olivâtre
de son amie, tous deux s'exprimant devant sans se tourner comme pour
s'adresser aux rameaux et aux vivants j'ai
un amoureux disait-elle
et il demandait d'une voix blanche s'il
était grand et
quel
âge il avait.
-
Il a vingt ans. Il vit à Montauban.
-
Je n'ai pas de chance comme d'habitude.
-
Mais moi je t'aime bien maintenant.
-
Dis-moi comment il s'appelle.
- C'est le fils d'un ami de papa.
- Où est ton père en ce moment ?
-
Au Brésil, au Gabon. Il voyage.
-
Le mien je ne sais pas. Il est parti. Je suis tout seul avec maman.
-
Ma mère, elle dit comme ça que la tienne, elle boit.
-
Pas tant que ça ! Et puis le samedi ça compte pas.
-
La dernière fois c'était mercredi.
-
En tout cas la mienne elle me bat jamais. Pas comme la tienne.
-
C'est pas vrai !
-
Moi plus tard je ne boirai jamais ; et puis toi non plus."
Les
feuilles frissonnent.
-
Tu voudrais, si on se mariait ?
-
COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 40
-
-
-
-
Les jours pairs dit-il, c'est moi qui commande.
-
Avec les 31, je commanderai plus que toi."
Ils
rient tous les deux. Le soir descend.
"Tu
veux des enfants plus tard ?
-
Trois garçons trois filles !
-
Comment ça fait ?
-
Quoi ?
-
Quand ça passe ? (esquissant un geste) – ça fait mal ?
Nadine
hausse les épaules : "Il faut pousser, comme ça, très fort"
– elle écarte les jambes fais
voir ?
lui prend la tête entre les genoux Ta
culotte est blanche - Et alors ? Elle
presse sa gorge entre ses mains le
docteur il a dit comme ça que je devais porter un soutien-gorge –
ma cousine elle a treize ans, elle veut pas en porter elle trouve ça
moche - moue péremptoire – elle est bête - Marc se relève et
tend la main la fille se dérobe, se ravise : Tu
es mon amoureux tu as le droit.
Il promène sa paume avec lenteur, Nadine reste fixe et les yeux
vagues.
-
C'est tout dur, dessous.
-
C'est le soutien, je t'ai dit !
-
Le soutien ?
-
Nous les femmes on dit "soutien"
c'est
plus court.
Il
dégrafe le chemisier tandis que Nadine lui guide la main sur la peau
mais refuse de toucher plus bas pour
voir - je sais ce que c'est dit-elle.
-
...avec ton amoureux ?
-
Non. Lui, il ne m'a jamais rien montré.
-
Alors, c'est pas ton amoureux ?
-
Si, je te dis ! mais comme ça, sans rien.
-
Tu ne l'embrasses pas ?
-
Une fois , pour ma fête ! Tiens, là...
Elle
montre un point sur sa joue.
"Tu
ne veux pas m'embrasser moi ?"
COLLIGNON
LES ENFANTS DE MONTSERRAT 41
-
-
-
-
Nadine accepte. "Regarde", dit Marc – Ça ne te fait pas mal comme ça ? Il répond que non, que ça lui fait "comme du courant". Passant les doigts sur son propre corps moi aussi dit la fille – attire la main du garçon qui résiste je sais ce que c'est – Tu ne sais rien je vais te montrer - Moi aussi répond Marc je fais ça - le docteur dit que ça détraque les nerfs – A ma mère il a dit que j'étais très nerveuse - On doit être deux grands nerveux" – Nadine : T'es sûr que ça rend pas fou ? - le garçon hausse les épaules c'est un grand qui m'a appris – elle reste inclinée sur lui je suis sueur aux tempes et les yeux fous - les épines percent mes doigts - leurs deux visages lourds et graves - la frange en fin rideau dérobant son regard de fille l'essentiel - au-dessus d'eux les feuilles découpées les souffles jumeaux brisés, les ronces étouffées qui mêlent leurs piques un insecte a passé sur ma joue - l'éclair blanc qui palpite – Nadine à son tour à bout de doigt – soudain dans l'ombre face à moi juste dans leur dos deux yeux dilatés deux yeux d'homme – recommence, recommence – le garçon l'empoigne et l'entraîne d'un coup sans répondre - je le referai dit-elle te le referai les enfants s'enfuient trébuchants Ta mère va te battre c'est sûr leurs corps serrés s'échappent dans le fourré.
Brenner
s'est déplié. Ses os craquent et ses yeux remontent du gouffre
ils n'ont pas pu me voir pommettes pourpres pas pu me voir je détends sans un cri ma jambe pétrifiée l'Usurpateur me prête son épaule aucune excuse nous foulons l'herbe rêche au-dessus de laquelle ont couru deux sexes d'enfant - peux-tu marcher dit-il et je me sens blessé. Dans le soir tout à fait tombé nous remontons la pente – je sens son souffle irrégulier ; bien que je puisse désormais marcher sans aide ma main presse encore son épaule. Un premier réverbère s'allume en tressautant et son halo mesquin nous blêmit tous les deux. Les poteaux réguliers exhibent un par un leurs lueurs flageolantes jusqu'au dernier, près de l'église.
ils n'ont pas pu me voir pommettes pourpres pas pu me voir je détends sans un cri ma jambe pétrifiée l'Usurpateur me prête son épaule aucune excuse nous foulons l'herbe rêche au-dessus de laquelle ont couru deux sexes d'enfant - peux-tu marcher dit-il et je me sens blessé. Dans le soir tout à fait tombé nous remontons la pente – je sens son souffle irrégulier ; bien que je puisse désormais marcher sans aide ma main presse encore son épaule. Un premier réverbère s'allume en tressautant et son halo mesquin nous blêmit tous les deux. Les poteaux réguliers exhibent un par un leurs lueurs flageolantes jusqu'au dernier, près de l'église.
Puis
ce sont les grands arbres et l'école où brille sur le seuil une
lumière humaine. Le Vieux tout assis masse sombre gronde à notre
passage et l'intérieur aspire - l'abat-jour magenta, les appliques
électriques et la table de chêne aux reflets assourdis de forge ou
d'autel. Sur le sofa sombre la femme attend drapée jambe nue, pas
autrement surprise de me voir – de son brûle-parfums flottent vers
nous des bouffées opiacées Tu
les as vus dit-elle
et comme elle se lève pour COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT
42
effleurer
des lèvres le front du Maître je m'aperçois qu'il cerne mes
épaules de toute la longueur de son bras ; Berthe à reculons
regagne le divan - nous nous sommes assis face à face, nos yeux se
sont accommodés : les murs ce soir-là montraient leurs photos
encadrées, mêmes visages et mêmes mains ardentes parmi les
souffles enfumés. L'Usurpateur parle bas chaque mot répandant sa
poudre veloutée. Berthe interroge de sa même voix sourde. ( un
réfrigérateur s'éteint dans un spasme) leurs
doigts palpitants se cherchent Elle
presse Brenner en se touchant les jambes et j'entendis (encore)
miroir des anges et
le
glaive rectiligne d'Onan
sur lequel se brise la voix du maître "Je vois" disait-il
"cet enfant sans répit devant moi - mes lèvres affolées"
j'entends (aussi) peau
translucide et dure de l'ange masturbateur et
l'éclair
(inévitable)
de
ses cils
battants
- "tel que moi seul le connais, tel qu'il s'ignore"
– et ses épaules pleines de sanglots.
Brenner
glisse aux genoux de mon épouse, bras renoués autour d'elle à la
taille, et je n'ai plus aperçu dans la pénombre amarante que son
crâne et ses semelles de biais sur le sol - la
fille voilà
ce qu'elle veut savoir –
mais moi j'ai tout dévoré des yeux, les doigts sous l'étoffe
blanche, la brusque et délicate ondulation du majeur hésitant qui
s'attarde et revient, saccade et se reprend – qui pressent sa
technique et l'exerce (animation du débit de la voix) – épiant
depuis mon nid de ronces et sans rien en perdre les ondes du visage
et la phalange aveugle - geste enfin résolu qui sent l'approche du
plaisir et le pourchasse obstinément, écrasant d'un doigt forcené
la palpitation de la chair (exaltation perplexe) et la résolution
sauvage de la vierge qui, rompant tout barrage, flaire l'orgasme et
le pourchasse obstinément, écrasant d'un doigt forcené la
palpitation de sa chair.
Je
me suis moi aussi heurté au même inaccessible que cet Homme qui
encore à l'instant me serrait l'épaule - mais s'ils pouvaient
encore apercevoir, lui ou elle, si imparfaitement que ce fût, le
reflet d'une équivalence, il ne me restait, à moi, aucun
stratagème, aucun subterfuge, physique ou mental, qui m'eût donné
accès aux plaisirs solitaires des filles : si absolument, si
essentiellement étrangers. Non pas même simple inversion
anatomique, dont la symétrie m'eût approximativement rendu compte :
il s'agit bien moins en effet du rapprochement des deux en un - que
de l'abrupte altérité de l'un et l'autre. Berthe jupes hautes à
présent bloque la tête de l'homme - ses yeux fixant le ciel au-delà
du plafond – quand je ressors l'obscurité me prend d'un coup.
L'orage
dont les feux lointains languissaient vers le nord s'était enfin
alourdi sur les lignes et tout Montserrat gisait sous une cape de
bitume. Des coups de vent nerveux froissaient les
COLLIGNON
LES ENFANTS DE MONTSERRAT 43
feuillages.
Arrivé devant ma porte je tâtonne de la clef lorsque ma main se
prend au filet de ses doigts convulsifs
monsieur Ménestrel si
tard sans prévenir - la soupe froide - je m'inquiète–
Je n'en vaux pas la peine je vous jure - Vos
yeux restent vides – loin - sans attention à moi qui vous sers -
l'électricité
jaillit : sur la table l'assiette et le brouet coagulé
Je n'ai pas faim – Plus aucun soin de vous monsieur Ménestrel,
dehors par tous temps à toute heure
– s'étant affairée autour du plat -
ou tout renfermé sans manger ni boire –
vous vous débridez
le
foie monsieur Ménestrel.
-
J'écris, madame Gignard.
-
Vous écrivez ? - vous traînez vos savates de Saint-Aubin à
Savignol à Condezaygues – on vous a vu" (on m'avait vu) "tout
creusé tout battu comme un chien qui tire sur sa chaîne -
La marche me muscle ! -
...juste la force de tomber sur le banc – vous croyez que je ne
remarque rien parce que je reste là sans bouger à fumer mon
eucalyptus" - elle me prend le bras son genou s'emboîte sous ma
cuisse
et
je
vous laisse souffler, je ne vous parle pas, je ne sais pas parler, je
n'ai pas fait les études...
-
Ça ne fait rien Madame Gignard.
-
Je ne dis que des bêtises.
"Et
comme vous non plus vous ne dites rien – que vous ne faites pas la
moindre attention à moi" - je ris pour la rassurer, la main sur
la poignée – vous
préférez les enfants monsieur Ménestrel – vous les avez suivis
longtemps - jusqu'au
bout
(se
reprenant) vous
leur avez parlé peut-être - elle
demande si je leur ai parlé...! Elle cherche de quoi s'assoir - si
j'ai entendu ce qu'ils se disaient - ne
rien répondre - je
les vois tout serrés dit-elle
blottis
l'un à l'autre et leurs yeux - ne peuvent se détacher ou bien –
plus bas, voilé –
sans se voir -
le garçon mord un brin d'herbe – demande à mi-voix sans bouger
tu
aimes rester avec moi - Nadine répond oui le garçon tourne
doucement la tête
pour
ne pas se rompre le cou et de son doigt touche les nattes le sein la
fille tressaille il ôte la main – contemplation - torpeur - la
fille replace la main à moins que de lui-même il n'entrouvre la
blouse et s'exhibe à son tour
– à mesure que ses yeux s'enfoncent et que sa main talquée palpe
le vide Hélène a dépouillé toute trivialité ses traits sa voix
se sont
-
COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 44
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désembourbés, son visage épuré - face à cette femme où s'enlacent confusément désir et insinuations - je n'ose penser "mémoire" – il me remonte au cœur d'indicibles turpitudes - peut-être que la fille reprend-elle insensiblement faufile sous sa jupe une main contre sa propre chair et le garçon demande Que fais-tu" – la main d'Hélène alors d'un coup s'abat vers ce triangle où le ventre des femmes s'effile et pointe au creux des jambes ; son poing puissant pétrit à pleine paume le tissu froissé. Devant moi se précisent insistantes Nadine et tant d'autres qui devant moi masquaient leur plaisir sous l'irrécusable écran de leurs doigts – révoquant, annulant ma présence et jusqu'à ma nécessité.
-
Un vertige me souleva et je me suis rué sur elle abattue sur les draps où nous avons sombré comme deux outres qui se crèvent. Nos corps se sont acharnés dans le vacarme – la Gignard gémissant sous mes petits coups secs sans plus éveiller le plus petit tonus dans ces chairs grises où couraient des houles de graisse – et nos souffles épais parcouraient la nuit - j'ai rebondi j'ai replongé crapaud captif tandis que ses talons mordaient mes reins fils de la morte disait-elle pile mes os, broie-moi en dedans – cercueil rejeté, dévalé de haut en bas le long de ses filins - la terre a tout son temps à la terre appartient la dernière parole – sur moi la sueur étendit sa patine à mon tour je gémis Comme tu sembles me dit-elle retrouver tes forces un voile sans nom m'obscurcit les yeux - d'un dernier coup de reins j'ai dégorgé le large flot putride de toutes mes sanies échauffées - car tu revis au contact de tes morts.
-
Soudain contre le mur un coup sourd. Je me dresse, puis deux, puis trois coups, une grêle ébranle la cloison, une voix étouffée hurle Tmouri ! Sfazi ! - la vieille me rejette et saute à bas du lit - rajustée, fuyant, dévalant les marches, porte battante. Hébété je me rhabille. N'entends plus rien. Un rai de lumière sous la porte opposée. Je la pousse. Au creux d'un halo, dans le nimbe anémique d'un faisceau confus – la petite tête osseuse d'un homme gisant là, d'une jeunesse impossible et frêle, aux traits effilés comme érodés du dedans ; peau plaquée comme un masque sur les pommettes COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 45
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et l'os frontal, suggérant une telle friabilité que la tête à la moindre torsion se fût résorbée sur l'oreiller sans plus rien y laisser qu'une pulvérulence nacrée. Je fis un pas. L'homme défolia longuement ses paupières, soutachées de larges cernes ; deux orbites immenses noyèrent son visage, tandis que sous la couverture qu'il avait tirée jusqu'au menton se devinaient les contours anarchiques de membres déformés. Tirant de ses draps une petite main tétanisée, il me pria d'approcher. J'ai repoussé la porte et me suis avancé - de près, sa maigreur était intolérable.
-
Il me désigna d'abord, d'un geste de pitié hilare, les abattis épars qui bosselaient sa couverture. De ses yeux en pattes d'oie il se mit à rire en remontant les épaules. Pendant une heure ou plus nous sommes restés assis, moi le bien portant, lui l'araignée aux cuisses un instant suspendue – sans que j'aie pu détourner ni regard, ni oreille - et lui, le nabot, convulsé de quintes, recroquevillé sur ses rires – formait au sein de sa caverne un joyeux polypier. Une heure ou plus il s'est raconté, avec dans la voix quelque chose d'ébauché, de déploratoire; son épouse l'abandonnait des jours entiers, oubliant parfois de lui porter sa nourriture ou de le changer – tandis que lui, par temps de soleil, voit s'avancer vers son lit sans jamais l'atteindre une flèche qui reflue passé quatre heures vers la fenêtre. "Rien sur les murs ! elle a raison, pas d'images, pour quoi faire ? - mais moi – fauchant l'air de son moignon, je m'occupe, savez-vous ? - sfazi, tmuri – repoussant sa couverture – avez-vous compris ce que je criais ? - accès de toux - comprenez-vous ceux qui vous parlent ? savez-vous ce que vous dites ? - reprenant son souffle - "...et d'autres fois, elle me gâte, elle me gâte bien – tout le temps avec moi, elle me nourrit, je bave et je pisse – mais elle me refuse les images : elle a ses raisons".
-
Il me raconte Montserrat, toute mon histoire - "...et si elle inventait ? si Montserrat n'existait pas ?" – je reste pétrifié - "vous voyez bien qu'il ne sert à rien de discuter – je suis le seul - à parler ma langue – à penser dans ma COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 46
-
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-
-
langue – ousfazi – je l'ai entendu galoper – vous aussi – comme tous les autres avant vous" - je me suis tu - "si on ne peut plus... si on ne peut plus comprendre ? bien fait pour ma gueule – pour vous tous !" – l'homme remonte les épaules, écarquille les yeux - "quand elle vient – c'est pour me parler de paralysie – me montrer ses grosses jambes – regarde tes genoux elle me dit tes tibias – bitt hhibuasz, ivvivitt bogöt – et tes pieds) tu ne peux plus bouger plus jamais marcher courir jamais - jamais – un cercueil en zig-zag voilà ce qu'il te faut" – et moi je ris je les emmerde c'est moi le moins paralysé du village".
Il
s'étrangle de rire : "la grosse... la grosse... elle bouge pas
– tout sur place – vous ai bien foutu les jetons juste
pour
tout vous faire rater – "salope", "ordure" -
chaque consonne par la suivante, le "o" donne "u"
prononcé "ou", le "u" donne "a" ; le
"p" donne "r" je saute le "q" - par
sens inverse : roujina,
ikchoka,
ça vous intéresse comment je baise ça vous fascine parce que je
pue, parce que je fais sous moi dunnyabi
djzuhhpi comme
une charogne –
l'évolution
phonétique monsieur, phonétique, c'est scientifique, et mes
ossements bien comptés bien tripoté mes abatis ça l'excite - à
pleine main qu'elle s'empale et quand je me suis vidé ça lui fait
toujours ça en plus d'ordure à laver" - il pousse un immonde
gargouillis je détale sous les insultes et franchis haletant le
palier jusqu'au lit où je tombe.
De
l'autre côté de la cloison l'avorton s'agite et s'étrangle,
réclame sa ration, Hélène monte en hâte, la porte se ferme et
c'est le silence.
F
I N D E L A P R E M I E R E P A R T I E
D
E U X I E M E P A R T I E
L'abbé
bouscule les cintres, les morveux de chœur s'empêtrent dans leur
aube Fous-moi
ça dans le coin près de l'armoire le
prie-Dieu racle sur les tomettes – Farradji, convoqué sous quelque
prétexte, regarde les gamins Quel
âge as-tu à présent, Marc?
- Douze et demi m'sieur l'abbé" – Meneau se frotte toujours
les mains après la messe - un petit lavabo d'angle qui crache -
Gaspard file-moi les burettes avant de les flanquer par terre - il
rattrape de justesse les flacons et les range dans le corps de buffet
aux portes coincées - approche
un peu (à
Marc, passant l'étole par-dessus tête)
qu'est-ce que j'enlève ?
-
C'est vachement facile, ricane Gaspard.
-
Je ne t'ai pas sonné.
-
L'étole ! répond Marc en haussant les épaules.
-
...et ça ?
-
C'est l'manipule, nasille l'escogriffe – l'abbé se tourne d'un coup vers lui – qu'est-ce que tu fabriques avec ce plateau ? ...fous-moi le camp - non, toi, tu restes ; on ne t'attend pas,
-
COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 48
je
suppose ? - Pas cette fois. - Pas
cette fois,
ironise le curé. Gaspard détale – CUL
BENI!! -
Marc lui lance un croc-en-jambe, qu'il esquive. "Et ça
qu'est-ce que c'est ? -C'est l'amict.
-
Pourquoi tu rigoles ?
-
Parce que tout à l'heure j'ai failli répondre "un cintre".
L'abbé
hausse les épaules en refermant les portes de la penderie, puis
encore celles du buffet ; quand il s'est retourné ses traits ont
viré : blafard, les yeux torves sous les aigrettes, les lèvres
torsadées ; les pommettes restent flasques et jaunes. Marc se fige.
"Tu crois peut-être que c'est seulement pour te faire réviser
ta liturgie ?" Le sourire s'accentue. Les portes du buffet se
rouvrent en bâillant.
-
- Je ne veux pas me confesser !
-
Qui te parle de te confesser ? ...tu prépares bien ta première communion ?
-
Oui m'sieur l'abbé.
-
Tu dis tes prières ?
-
Tous les soirs.
-
Tu sais que ça ne suffit pas ? ...qu'il ne faut pas faire de conneries ? ...rester bien élevé ?...
-
Oui m'sieur l'abbé.
-
Tu crois que tu fais tout ton possible ? ...Tu sais ce qu'il a dit, le Christ, sur le mont des Béatitudes ?
-
Aimez-vous les uns les autres.
-
Tu sais bien ton catéchisme ; tu aimes Nadine ?
-
Ne le répétez pas.
-
Répéter quoi ? ...à qui ? à ta mère, entre deux cuites ?" L'abbé suspend sa dernière soutane :
"Il
y a des choses qu'on apprend sans confession.
Tourné
vers la penderie, Meneau soulève un par un les vêtements
sacerdotaux : l'étole, dignité du prêtre ; le manipule, "travail
et souffrance" ; les fait longuement glisser au creux de sa
paume, d'où ils retombent en frémissant. Il empoigne soudain son
cordon :
-
COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 49
"Et
ça ? ...la
chasteté.
Et qu'est-ce que c'est, la chasteté ?
-
C'est pas baiser, m'sieur l'abbé.
Meneau
encaisse. Pointe le doigt sur la braguette de Marc :
-
C'est quoi ça ?
-
Des traces de bougie, m'sieur l'abbé.
La
phalange retombe "Et tu ne peux pas faire ça... proprement ?"
- la voix brisée.
-
Tu y arrives, toi ?
L'abbé
s'assoit. Marc l'imite. Le regard de Meneau ne cesse de fuir -
"...quand tu sors avec Nadine... vous jouez, ensemble ? ...vous
vous promenez ? raconte.
-
Raconter quoi ? tu sais tout.
-
Vous jouez aux billes ? Vous vous promenez ?
Le
garçon fait oui de la tête.
-
Et rien d'autre ?" Marc demeure stupide. Cette question ne peut pas lui avoir été adressée. Il n'a pas pu l'entendre. Il hausse une épaule et fixe le pavé. "...parce que s'il se passe autre chose, c'est très grave, vois-tu. Ce serait le péché contre la pureté – le Septième Commandement – à six semaines de la Communion Solennelle - comment peux-tu recevoir en toi le corps de Jésus si ton propre corps est souillé ? " Il attire à lui le garçon par l'épaule : "Dis-moi franchement - je ne suis pas là pour t'engueuler – mais vous vous embrassez, Nadine et toi ? ... Tu la caresses ?
-
Elle aussi.
-
Bon, vous vous caressez. Longtemps ?
-
On se parle, aussi.
-
Et puis ?
-
Eh bien, on se caresse.
-
Les bras ? Les épaules ?
Les
joues brûlantes, Marc désigne lui-même l'Endroit. Puis, après une
horrible
-
COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 50
hésitation,
il balbutie : "Il y a un liquide qui sort." Meneau baisse
la voix : "...Et sincèrement, Marc, tu trouves ça... joli ?
...Tu crois que je vais te laisser communier dans cet état ? Faire
une communion – sacrilège ?"
Que
celui qui n'a jamais eu affaire au prêtre dans le silence poisseux
d'une sacristie me jette la première pierre.
"Tu
ne crois pas que tu devrais un peu... nettoyer, purifier tout ça,
une bonne confession bien nette, hop ! et qu'on n'en parle plus ?"
Hop
!
Marc
relève la tête.
"
- ...et le maître qu'est-ce qu'il dit de tout ça ?
-
On lui a rien dit. Alors il dit rien.
-
Mais il ne vous voit pas, dans la cour ?
-
On ne joue pas ensemble. Elle, c'est avec les filles.
-
Il vous a déjà vus vous embrasser ?
-
Qu'est-ce que ça peut lui faire ?
-
Je suis sûr qu'il vous a dit quelque chose.
-
Il dit - de ne pas avoir de préjugés, qu'on devrait se marier à
partir de la cuberté...
-
...devant Nadine ?
-
...devant tout le monde – mais il est fou – et puis pour les
dictées il va trop vite.
-
Et ta mère ?
Marc
baisse la tête.
-
Et qu'est-ce que vous faites exactement Nadine et toi ?
-
Ça te regarde ??
-
L'homme de Dieu doit tout savoir ! - la sacristie vibre. "Dieu, répond Marc, n'a pas besoin de toi pour tout savoir ; et il sait tout mieux que toi. Et il y a des choses que je ne dirai pas, que tu ne sauras jamais.
-
COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 51
-
Nadine et toi, vous irez tous les deux en enfer. - C'est pas vrai,
c'est pas vrai. Je me fous de ton Christ. Le maître dit que dans
cinquante ans y aura plus de curés."
L'abbé
saisit le bras de l'enfant.
Il
sent sous son poing les muscles qui se tendent nous
irons de village en village, et je le montrerai au peuple, et nous
prêcherons.
L'enfant
dit qu'il n'y aura plus de diable, ni de péché, que Dieu pardonnera
à tous.
Voilà
ce que je prêcherai.
"Confession
demain 8h. dit Meneau - tâche donc d'amener Nadine, aussi...
-
Je ne me confesserai pas à un espion !
L'enfant
s'enfuit. Un sourire farouche étreint la face du prêtre. Il se
tourne et claque les portes de la penderie.
X
X
X
Depuis
ma dernière nuit avec la Gignard, la situation s'est clarifiée.
Très vite elle m'a proposé une autre chambre. J'ai acquiescé avec
empressement : à travers les parois poreuses commençait à
s'insinuer une insistante et fade odeur de pharmacie et de macération
; lorsque j'éteins le lustre, que la lampe de chevet diffuse son
terne éclat, les glaces biseautées révèlent toutes leurs
tavelures. Le blanc du lavabo se tache d'ambre maladif ; alors
j'imagine, au moment d'ouvrir le lit, mon pied frissonnant à terre
et l'autre engagé déjà sous le drap, je ne peux plus cesser
d'imaginer à la toucher cette misérable tête parcheminée, ce
crâne bossué, ces mains boiteuses – vision apparue, disparue, ici
les yeux, ici le front, les orbites, ce rire en balafre sur le
plafond, la tête entière encore découpée COLLIGNON LES
ENFANTS DE MONTSERRAT 52
sous
l'abat-jour de cuivre – comme au même instant de l'autre côté du
mur, à peu près au niveau de mes chevilles, elle doit se détacher
sous une ampoule nue. Les doigts sur l'interrupteur, malgré moi
tendant l'oreille, je finis par distinguer – j'ai besoin de
distinguer - le soliloque éreinté de l'infirme, qui ne dort pas,
qui ne dort jamais, empilant ses syllabes, et son souffle à travers
le plâtre chaque soir m'atteignait. À trois heures enfin j'étendais
le bras vers ma lampe oxydée, craignant qu'une poigne surgie du
néant ne me saisît, à en hurler. À peine si le jour m'apportait
quelque répit. Au sein du travail même le plus absorbant, mon
attention à vif me transmettait les plus infimes craquements ; je
passais le plus clair de mon temps dans une guette épuisante.
Aussi
quelle délivrance quand la Gignard m'installe au rez-de-chaussée,
dans une espèce de remise, avec un lit et des étagères passées au
brou de noix : une pièce tout en longueur au flanc de la cuisine. Le
premier coup d'œil montrait que le mur, épais et suintant, était
auparavant extérieur, mais récemment percé, afin de rattacher au
bâtiment un genre d'appentis. Je me débarbouillais devant l'évier,
à l'eau froide. Un trou dans l'autre mur, garni d'un cadre vitré,
tenait lieu de fenêtre sur rue ; l'autre ouverture donne sur la
vallée. Désormais toutes les nuits la Gignard me rejoint, mais pour
rien au monde je ne veux remonter à l'étage.
À
présent les scènes décisives vont se succéder.
Un
vieux débat toujours mourant, puis renaissant, se poursuivra sans
trêve dans les bouches du Prêtre et du maître - sexe et négation,
innocence et crachat. La première scène se passe le soir même du
refus de Marc de se prêter aux attouchements du curé, que j'exècre
et envie de toute mon âme : sous le ciel gris l'abbé remonte à
grands pas la grand-rue, tendant et crottant à chaque enjambée sa
soutane qui claque. Au sommet de la pente, Brenner dans sa cour
d'école ôte son pied calant la bûche sur le chevalet - la bûche
tressaute, la scie se tord dans l'aubier - le prêtre a surgi de
face, sauvage, hérissé, plein d'alcool - "Vous
passiez ? - Je venais." D'un
geste ils s'indiquent la porte de la cuisine. "Cassis ?"
Brenner va COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 53
verser,
le prêtre le coupe d'un geste, Berthe s'approche en douce. "Vous
recevez bien ici, dit-il, et plusieurs fois par semaine, le jeune
Marc Farradji ?" - sa main ouverte sur la table.
-
Nous n'allons pas revenir là-dessus ?
-
Pourquoi vous énerver ? qui vous empêche de mettre à votre
enseignement la dernière main
- même
sur accompagnement de Wagner, après tout s'il aime la musique ce
petit -
-
Je vous ai demandé comment vous tripotez le cul des bigotes à confesse ?
-
Ah, parce que vous...
-
Bordel de merde ! hurle Brenner.
-
Mon ami, vous allez trop avant ; et vous soupçonnez mes accusations avant même que je songe" – Berthe se crispe - "à les formuler - je me permets pour le moins de douter fortement que Marc puisse tirer profit de ces entretiens privés
–
J'apprends"
réplique Brenner "aux enfants - plus les miens que les vôtres
il me semble – à ne croire qu'en eux – sans honte" - le
voici dressé tout hagard - "sans fabriquer de puceaux de
séminaires ni de gougnottes de pensionnats – et si c'est pour
entendre ça que tu as bougé tes fesses de curé tu vas l'entendre -
OUI Farradji se branle tu dois connaître et au lieu de lui apprendre
que ça rend dingue je lui dis moi que c'est aussi con que de se
brosser les dents, que ça n'a jamais fait mal à personne pas même
au Pape et s'il veut tripoter Nadine grand bien leur fasse"
(...) - où nous peinons cependant à le suivre c'est lorsqu'il
suggère que les adultes eux-mêmes puissent "leur enseignent ce
qu'ils se font entre eux" - mais "la macération à coups
de goupillon jamais
! jamais !" - il
s'arrête hors de souffle.
-
Meneau assis n'a pas bougé sa main d'une ligne paume à plat sur la table – et là-dessus Brenner tu crois que je vais me draper dans ma soutane et ma dignité -
-
...facultative depuis 62.
-
Quoi donc ?
-
...la soutane.
-
...tu es à deux doigts d'avouer ce que tu viens presque de dire– que déjà tu es passé COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 54
-
-
-
-
-
à ce stade d'enseignement – passé à l'acte - les bruits courent, Brenner - à la première alerte tu es viré – Berthe coupe Ta gueule - ..Voyez la femme et son museau de fouine - Je prends dit-elle la défense de cet homme – le prêtre s'est ratatiné de haine – Je veux rugit Brenner que tes martyres baisent -
-
...le blanc de tes yeux est plus lubrique que le sein des femmes...
-
BERTHE C'est nul
-
...as-tu déjà...
-
BRENNER NON.
-
Peut-être te contentes-tu de...
-
MERDE.
-
...de regarder" - l'abbé Meneau guette une dénégation qui ne vient pas – Brenner dénoue les bras de sa complice tandis que le curé le crochète au coude - Raconte.
-
Encore
!!??
-
Ta femme sait tout.
Berthe
: Je ne suis pas sa femme – le
Vieux s'est glissé dans son dos - planté là - les yeux
démesurément fixes dans l'ombre - tout son poil blanc debout -
Brenner et le curé s'empoignent - le Vieux balance d'un pied sur
l'autre -
Ton silence est un aveu
halète le curé
- Quel aveu ?
-
Jure que tu n'as pas regardé.
-
Je jure que je n'ai pas dit si j'avais regardé.
-
Tes yeux fuient.
-
Je ne rougis de rien.
-
- Tes mains tremblent.
-
C'est de te voir. Mes actes ne me troublent pas. Moins que toi.
-
"Mes actes".
-
Je n'avoue rien.
-
COLLIGNON LES ENFANTS DE MONTSERRAT 55
-
-
-
-
-
L'orgueil te possède.
-
La vérité.
-
Berthe éclate de rire.
-
Confesse-toi.
-
C'est une manie.
-
Samedi neuf heures.
-
Tu te fous de moi, curé."
Le
prêtre soudain desserre le poing :
"Même
pas". Quand il passe le seuil l'Usurpateur se sert un grand
verre de rouge. Le récit reprend lorsque Marc et Nadine, assis côte
à côte sur un mur envahi de lichen, alignent leurs quatre cuisses
nues : les yeux droit devant, le vent dans les cheveux. Ils ont posé
les mains de part et d'autre - une main, puis deux jambes, deux mains
immobiles, deux jambes encore aux socquettes tirées. Je passe devant
eux. Lent, vieil oiseau. Fixant de biais leurs bouches fines, leurs
fronts clos, et sous le cou ce petit creux où se débat la veine –
la fille met pied à terre et s'agenouille ; cueille une herbe
qu'elle brise en quatre, en huit, jusqu'à ce qu'il n'en reste plus
que des fibres – tend pour finir ses mains vers le garçon qui
saute à son tour.
Le
dos rond, à pas traînants, poussant les pierres - ils aspirent et
se cambrent à mesure comme un attelage, leurs doigts ne se lâchent
point, parallèlement
sur
le chemin qui descend vers les tombes.
XXXXXX
"Je
ne repars pas sans absolution !
Les
anneaux de l'isoloir crissent sur leur tringle. Brenner se campe bras
en croix face à l'autel. Il n'a jamais dit s'il avait la foi. Du
confessionnal ne monte ni son ni mouvement. Le voile empesé retombe
vertical. L'œil file vers le portail ouvert sur les dalles savonnées
de soleil ; l'air extérieur
COLLIGNON
LES ENFANTS DE MONTSERRAT 59
dissipe
l'encens rance et le moisi ; Brenner entend sans réaction claquer
dans son dos les pas de Nadine - droite en jupe blanche sous la voûte
verdâtre. S'agenouillant au seuil du Grand Pissoir, à l'opposé de
la loge d'où Brenner vient de surgir. Je vois de mon poste l'envers
de ses sandales en biais, socquettes, genoux blancs sur le bois,
mollets sous le tissu plissé. Présence obsédante des hanches et du
pubis ondoyant, pressenti, chair incisée persistante à quelques
décimètres à peine de ces doigts du prêtre dans leur isoloir.
D'où je suis je n'aperçois que le rideau qu'elle a tiré de dos sur
elle tandis que le tissu du prêtre, imperceptiblement, respire,
comme on flaire.
De
son côté tête basse et debout l'Usurpateur semble prier. Soudain
j'entends un froissement ; le panneau du Grand Meuble s'ouvre en
sursaut, le prêtre jaillit, blême et convulsé - le confessionnal
branle sur ses gonds dans un vilain bruit - les talons de la
pénitente battent en retraite dans le coin gauche. D'un coup sec de
tenture le prêtre la dévoile, à demi-dressée, tournant vers lui
son visage traqué. Il l'empoigne et la pousse dans sa cabine où
Nadine retomber - Brenner tourné d'un coup voit le prêtre à genoux
dans la loge du pénitent : Nadine par la trappe coulissante dit
alors relevez-vous
mon Père – et
le curé s'est redressé appesanti, sur un genou puis l'autre.
Nadine
à son tour s'est levée substituant aux convulsions du prêtre sur
l'étoffe le sceau de sa féminité ; voici que le prêtre sur elle a
tracé la croix de l'absolution, qu'elle s'est signée à son tour et
vite a disparu
sous
le porche où l'attendait l'autre ; maître et prêtre alors se
tiennent à bout de bras, le menton de Brenner s'anime d'un léger
tremblement, je me suis renfoncé derrière mon pilier. Le prêtre
délivré monte enfin seul les degrés, ouvre en cliquetant le
tabernacle, puis élève le calice, et dans un glissement de lin boit
ce qu'il pense être le sang du Christ ; sa pomme d'Adam descend et
le vin roule sous sa gorge. Il redescend les marches pour offrir sans
s'incliner le sacrement de communion à son faible acolyte.
Quand
il fut remonté fermer le tabernacle pour entrer dans la sacristie,
Brenner a sorti l'hostie de sa bouche et l'a fourrée dans un
mouchoir blanc. Puis sans génuflexion il sorti à grands pas ; la
porte du confessionnal, restée ouverte, bâillait encore sur ses
gonds.
X
COLLIGNON
LES ENFANTS DE MONTSERRAT 57
Le
lundi, Marc et Nadine furent séparés de part et d'autre de l'allée
centrale. Cette demi-mesure dévoila ce qu'elle était censée
dissimuler. Marc et Nadine évitèrent de croiser leurs regards.
Parcourant son estrade comme un chemin de ronde, l'Usurpateur leur
décochait d'insistantes œillades. Son allure, jointe à
l'incertitude de son débit, jetèrent le trouble dans la classe, qui
à plusieurs reprises se dissipa fortement. Ce soir-là, très tard,
la fenêtre du premier resta allumée.
X
Le
lendemain, dès l'ouverture du portail, une pluie battante
contraignit les premiers arrivants à chercher refuge sous le préau.
Les nouveaux venus s'y abritaient à mesure et se groupaient
silencieusement, garçons d'un côté filles de l'autre. On
n'entendait que le tambourinement creux de l'eau sur les tuiles. Marc
et Nadine restaient chacun fondu dans leur groupe. Les classes
entrèrent d'elles-mêmes. Les murmures, les raclements de pieds
cessèrent d'un coup à l'apparition tardive du maître, cravaté,
empesé - costume, pantalon strict et souliers noirs. Son front
ruisselait. Vincent referma sur lui la porte avec empressement. Le
maître monta au bureau, laissant derrière lui une trace perlée.
"Asseyez-vous."
La
classe s'exécuta sans le quitter des yeux. Il s'est adossé au mur,
mains dans les poches. Au bout de sa tête penchée, ses yeux
fixaient le sol. Il agita faiblement les lèvres. Soudain il rectifia
la position : "Sortez vos cahiers." Froissement collectif.
L'instituteur trace au tableau la morale du jour:
Respecte ton corps. D'habitude
la leçon finit là. Mais aujourd'hui le maître semble vouloir
poursuivre ; résignés, les enfants prennent position. Respecter
son corps. Ils
ne comprennent pas. "Peut-être qu'y faut se laver tous les
jours ?" ...Vincent cache ses mains sales. "Mes enfants..."
commence le maître – On
dirait le curé – On dirait la radio -
...nous
prend pour des bébés –"...je
n'ai pas besoin de vous apprendre ce que c'est que la pureté" –
une petite à lunettes se penche pour tirer sans bruit un petit
dictionnaire de son cartable. Vincent contemple ce bout de cuisse
blanche découverte - "...quand un enfant meurt, le cercueil
est tout blanc – vous devez conserver cet état
COLLIGNON
LES ENFANTS DE MONTSERRAT 58
d'innocence"
– il parle lentement – Farradji entre ses dents Tu
faisais moins le fier devant l'abbé
– Restez propres non seulement sur vous mais en vous" -
appuyant sur le en,
comme
si de ce mot seul découlait une évidence irréfutable Ta
gueule toute
la classe a sursauté ; Brenner figé, terreux - je
ne vous demande pas de mépriser - récitant
- votre corps –la
voix patauge et Vincent tend l'oreille – "choses mal
élevées",
"certaines lectures", "certaines habitudes" –
"bientôt
vous franchirez le seuil de l'enfance" – Quand
je serai grand fait Vincent je veux faire dentiste – la voix du
maître plonge en un murmure précipité dont le premier rang perçoit
seul quelques bribes il est question de méfiance, de certains
camarades plus âgés - parfois même de votre âge -
-
M'sieur, qu'est-ce que c'est, la masturbation ?
La
question fuse d'une voix claire. Vifs murmures. La
masturbation,
c'est... c'est... et d'abord" (crescendo) qui
t'a
donné la permission de crier comme ça en plein milieu de ma phrase
– d'interrompre le Maître quand il parle - toi là-bas oui toi,
apporte-moi ce papier "on
se b" - on
se quoi ? on
se barbe peut-être
?
c'est mon cours qui vous barbe ?
qu'est-ce que
vous
avez
tous aujourd'hui ?" Nadine blême comme plâtre - une profonde
ride au front
– Vincent
lève impulsivement le doigt - "M'sieur alors, les grandes
personnes, elles sont pas pures" – le bruit croît encore -
pardon
si parfois j'ai pu vous sembler – vous choquer - si je – berçant
de lourdes phrases épineuses -
vous ai fait perdre – ne savez pas le prix - si vous pouviez tâcher
d'être - un peu moins – pardon – Marc
traverse l'allée d'un pas, pose la main sur l'épaule de Nadine,
Vincent cède sa place le dos rond
Je parie dit
Nadine que
c'est sa pénitence
- tous deux fixent Brenner d'un regard rapace demain
répètent
les enfants, qui n'écoutent plus
chasse aux champignons
- Vincent nage des deux bras, on rit autour de lui, le maître reste
court mains ouvertes lèvres tombantes au beau milieu de sa période
peaufinée jusqu'à plus de minuit qu'il froisse convulsivement au
fond de sa poche - tous dès qu'il s'est tu miment une vaste ovation
muette - Nadine, bouleversée, pose la tête sur son bras tendu, et
son cœur saute à grands coups.
-
-
T R O I S I E M E
-
-
P A R T I E
Poème
retrouvé au fond d'une poche
Montserrat,
Montserrat,
mi
-flambeau, mi-glaive
et
glaise
bave
Sacrilège
fiché dans l'aube
si
haut, si raide,
Qu'il
faut ramper
Déraper
Montserrat
sur ses boues entassées
Tes
horizons d'étain
D'airain
le vent
Sexe
serpentant
Angoisseuses
tendresses
Nuées
d'écharpes lourdes
Sur
nos sursauts
Sur
nos replis amalgamés
De
tout ton poids t'enliser -
T'effondrer
pourrissante
ni
flamme ni bûcher
Bovin
dissous dans sa propre souillure
(caetera
desunt)
Il
reste moins de quinze pages à lire. Et cependant nous n'avons pas
décrit, identifié le village de Montserrat, au nord-est de Sadre, à
quatre kilomètres de Mélec-Saint-Pons ; les temps que nous vivons
sont hélas si obtus, si réfractaires à toute notion même de
littérature, que nous comparaîtrons quelque jour devant leurs juges
pour peu que Dieu sait quel St-Office de tourisme ou vice-adjoint
bardé de fraternité s'imagine "reconnaître" la bourgade
ici "stigmatisée". Quand on arrive à Montserrat par la
route du sud et que, laissant sur main droite le cimetière, on a
gravi la pente de l'église, deux rues se présentent : l'une
s'épanche sans limite fixe, mourant d'abord dans l'herbe au pied du
calvaire et des chênes, au fond d'une place ; puis repartant plus
large, seuil d'église d'un côté, hautes graminées de l'autre,
elle débouche sur l'école et file droit vers le plateau.
L'autre
rue, à gauche, d'abord on ne la voit pas : juste un poteau de
ciment, puis tout de suite une chicane qui s'étrangle entre deux
murs de meulières. Les enfants de Montserrat qui la prennent se font
aussitôt avaler par la pierre ; ce n'est bientôt plus qu'un rang de
maisons face aux deux ânes dans leur enclos. Sitôt passé le
dernier poteau règne la friche, et, au loin, ce hameau sans nom où
personne n'a envie d'aller. C'est à cette frontière, derrière la
haie et le fossé, que se tient la "maison du bedeau".
Jamais aucun bedeau n'en a franchi le seuil ; jamais la paroisse n'a
été assez riche pour cela. Simplement, par un trait de génie,
l'habitant de Montserrat a su conférer à cette revêche bâtisse le
nom lourd, le nom plein de "bedeau", pesant ses tonnes de
meule, écrasant sur le sol ses quatre murs aveugles, avec un volet
fermé de planches – étage sur étage, verticalement close.
Au
hasard régulier de ses tournées interparoissiales, Meneau, le curé,
l'abbé, comme on veut l'appeler, y séjourne. Il pousse la porte et
sur la terrasse exiguë, le noir dans son dos, les aigrettes
baissées, il se livre aux textes saints, fixant parfois un point
devant lui. C'est là qu'il se tient, assis sur le muret, lorsque
Brenner franchit d'un bond le talus. Le prêtre lève les sourcils,
ses yeux battent, le bréviaire se referme : "Je t'attendais.
-
Eh bien non. Peut-être, peut-être oui as-tu vaguement pensé à moi
en rangeant tes burettes – mais pour ce que j'ai à te dire, non,
tu ne m'attends pas." Le prêtre glisse entre les pages un
signet noir.
Tu
y es retourné dit-il
–
Traître
s'écrie
l'Usurpateur, pourrisseur,
assassin puant, etc.-
cet enfant que je suis – Meneau
le projette à l'intérieur, d'un coup d'épaule - pénombre, canapé
de bordel - même
si je ne t'avais pas suivi dit
le prêtre je
vois le vice sur ta gueule – Ose me dire - curé - que
tu n'as regardé
que
moi – lui fermant la bouche - Brenner le mord et recrache sa main :
Tu
ne pardonnes pas la joie crie
le maître ce
sont les yeux, leurs yeux, pas les mains qu'il faut regarder – quel
os as-tu faim de ronger curé de Montserrat – Meneau
se
tient la main sans mot dire tu
crois peut-être que je vais gémir au pied de ta putain de croix -
oui
je suis retourné sous le rocher – mesurer tes ravages - un
prêtre est passé sois heureux mes enfants se détournent et se
fuient –
-
Tout péché porte en soi sa pourriture.
-
Le pourri c'est toi curé qui épies pour te pimenter la paume -
-
Je le préserve de sa turpitude
-
– Mon frère l'abbé connaît bien sa casuistique - suis-moi, contemple ton œuvre, regarde en face où mènent huit jours de terreur prêtre ivrogne
–
Dieu
est alcool" – il
se laisse entraîner - glissant tombant par l'entonnoir d'ordures les
voici haletants accroupis accrampis dans la glaise épineuse Je
viens de les quitter
- en contrebas les deux enfants sur l'herbe et l'argile agitent leurs
bras tressés accélérés jusqu'à salivation de ce petit pissat
blanchâtre - les traits tirés - Nadine s'essuie on
ne fait plus que ça murmure-t-elle
- d'un
coup Marc se redresse Regarde
!! Nadine
crie, tous deux jurent Salauds
putains d'ordures vous voulez regarder ? tenez, tenez !
Marc s'exhibe et les hommes décampent pesamment à l'opposé dans
les fourrés vers le plateau, piétinant et glissant à quatre pattes
Nadine a montré son cul Pauvres
cons sales merdes -
-
Le lendemain il n'est question dans Montserrat que du magistral coup de poing que Brenner a déchargé, au milieu de la place, sur l'oreille du curé.
X
A
compter de ce jour les masses vont fausser le jeu de ce délicat
équilibre. Auparavant il reste à rendre compte d'une démarche
particulièrement pénible tentée par devers moi - j'avais
jusqu'ici joué le rôle confortable de l'espion mais quand je le vis
Brenner debout dans l'embrasure de ma porte (j'avais reconnu sur les
marches ses pas imperceptibles) j'étais sûr et certain qu'il me
tiendrait ce double langage de la “responsabilité” tenu sans
cesse et sans pudeur ceux qui ne l'appliquent pas prendre
tes responsabilités - tes,
jamais mes - aidez-moi Ménestrel aidez-moi je vous en supplie - les
traits ravagés le poing tendu pour frapper je
n'ai plus que vous – Je n'ai rien à t'offrir – il
tombe dans ce fauteuil où je ne suis jamais qu'il
me rende l'enfant - Les roses blanches tournent
sur l'enceinte
il veut le garder dites-lui qu'il n'a pas le droit même au nom de
la morale même au nom de Dieu
- à présent Dieu – "je l'aime avant lui c'est moi qui le
premier... - Moi je n'aime personne – Quand mes enfants s'aimaient
j'étais fier de veiller sur lui participer de lui qui comprenait
toutes mes paroles voici
des roses blan-an-an-cheu-eu-euh "Tu
penses aux flics, Raymond Brenner ? - Cette
fois-ci ce n'est pas moi pas moi il
reprend A
présent dans ses yeux ni questions ni réponses juste le sol quand
je le croise et ses lèvres qui bougent à vide -
il n'y a devant mois qu'un homme ordinaire et jaloux d'un garçon de
13 ans je
ne me contenterai pas de miettes
ce n'est donc pas la première fois Meneau
est un vieux bouc - l'enfant pour moi seul tout de suite le
serrer l'étouffer comme ce vieux bouc se le permet peut-être –
pour
moi il sera - moi, c'est tout, c'est tout, à Vérone si je veux
tirant
de sa poche une liasse Berlin
Barcelone – réponds, Ménestrel, réponds –
ses épaules flageolent
- Berthe
s'est enfermée avec le Vieux
-
la Silva chante Du
gris Fleur de misère Où sont tous mes amants Brenner
gueule Je
te fais pitié Ménestrel - tu oses avoir pitié ?! Je
me penche sur lui, murmurant à même sa joue Qu'il se tue ou qu'il
parte au plus vite et le plus loin possible et j'ajoute Ne
renonce pas ne renonce jamais Brenner
se raidit Je
te rends ta femme dit-il
Trop
tard je
réponds Trop
facile Brenner –
il me prends le cou – à peine a-t-il relâché sa pression que je
répète à mon tour pas
ma faute
pas ma faute il
me coupe en hurlant
Tu as regardé avec nous sous le rocher. Tu as regardé, Ménestrel
et
je réponds en
m'essuyant
"C'est juste" - Brenner
se
détache - tourne dans son dos la poignée en me fouillant des yeux
outre moi - ressort à reculons - resté seul et vide j'interromps le
disque - Nadine hurle d'en bas le nom de Marc au diapason de la Folie
puis de tout son corps frappe la porte sang-de-bœuf - la Gignard la
reçoit dans ses bras Marraine
marraine ! je
dégringole l'escalier - l'enfant porte au front une longue
estafilade Une
honte monsieur Ménestrel - sa mère la bat plusieurs fois par jour -
j'apporte
de l'armoire à pharmacie des compresses Excuse-moi
pour le monsieur mais c'est pas un secret - laisse-toi essuyer
qu'est-ce que t'as encore fait - ta jupe tachée de vin - enlève-moi
ça que je te donne autre chose - passée
dans la chambre elle cherche "du propre et du sec" "Si
c'est pas malheureux - qu'elle est maigre voyez-moi ces jambes, de
vraies allumettes – n'aie pas peur monsieur sait ce que c'est,
c'est adorable n'est-ce pas mais il
n'y a rien là-dedans on boit mais ça n'a rien à manger tourne
la fille debout devant moi sur le lit, me la présente sous toutes
les faces le sexe à hauteur de ma bouche, ses mains palpent les
chairs – frôlant de ses lèvres les bras, la poitrine, le ventre
et la renverse sur le lit lui soulevant des deux mains le bassin -
Nadine se débat faiblement.
Tandis
que j'avançais pour prendre ma part le tocsin se mit à sonner à
toute force j'ai couru vers la fenêtre, toute une population
absente
jusqu'ici s'est ruée sur la place de l'église, les hommes
transportant des pioches et des seaux d'eau froide ils ont enfoncé
le porche - à l'intérieur Brenner en bras de chemise pendu à la
corde tire comme un possédé, le chanvre se pèle et fume par le
trou de voûte ils
sont là-haut les enculés je vais les faire descendre
- deux hercules s'avancent sur lui, tous s'attendent à le voir
tomber l'écume aux lèvres, les deux s'accrochent à son épaule
chacun d'un côté attention
aux tatanes ! Il est dingue !
Brenner secoue la tête et happe dans le vide en lançant des ruades.
Les
hommes trébuchent et reviennent à la charge, ceinturent l'homme et
se suspendent à ses bras – le serpent de corde fouette et se tord
entre les jambes qu'est-ce
qui se passe ? - complètement bourré ! - T'as vu ses yeux ? t'as
ces yeux-là toi quand t'as bu ?
- les asssitants courent en tous sens, reviennent sur leurs pas, se
heurtent - quelques-uns reviennent du plateau hors d'haleine : "Le
curé n'est pas chez lui ! - Marc non plus ! - Et
sous le rocher vous avez cherché ? - C'est là qu'on est allé tout
de suite ! -
Et la fille ?" Des groupes se
dispersent
au pas de course. On s'y est mis à quatre pour venir à bout du
sonneur en le soulevant par les pieds, en lui mordant les mains.
Trois hommes accourent avec de grands gestes : "Chez sa mère
non plus ! non plus ! - Et la mère Gignard ? t'y as été ?"
Ils dégringolent la pente à grand bruit de souliers. Déjà ils
tambourinent à la porte en fêlant la vitre. Têtes congestionnées,
moustaches aiguës :
"Où
est Nadine ?
-
Sa mère la demande ! Il faut que ça s'explique !
La
porte s'ouvre.
-
Et qu'est-ce qu'elle fout chez vous ?
-
Et à poil en plus ?"
Je
suis sa marraine.
-
Ça suffit la mère Gignard on vous connaît, on
va appeler les flics et ça va pas traîner
- là- haut les hommes entraînent l'Usurpateur qui brame - quatre
formes penchées sur un corps, qui trébuchent et jurent - la corde
achève son agonie sur le dallage. Je me retrouve nez à nez avec une
dizaine d'hercules de village bien échauffés Toi
non plus le Bordelais fais pas le malin, ça fait assez longtemps
qu'on te voit traîner
-
T'as même dû coucher avec le curé ! ça fait une belle brochette !
-
Laisse-le René, tu vas te salir.
-
Ferme ta gueule on t'a rien demandé casse-toi et vite
-
Viens ici pauvre gosse, tu ne sais pas avec qui t'es tombée...
-
Rajustez-la au moins.
-
Allez viens voir ta mère fille de pute !
-
La touche pas gros porc c'est pas sa faute !
-
Chez nous on n'aime pas les anormaux.
-
Et on reviendra, la mère Gignard ! faudra s'expliquer !"
Ils
repartent en claquant la porte à toute force et entraînent Nadine
au milieu des bourrades "Je la
prends
chez moi dit une femme moins excitée ; je vais retrouver sa mère"
c'est
nous qu'on va la trouver sa mère ! ils
s'éloignent vers Monthézac, j'entends crier Marc
! Père Meneau ! Hélène
s'est affalée sur une chaise, les bras ballants, et s'est mise à
pleurer sans secousses, gémissant par intervalles comme un chiot
blessé. Je la regarde avec un immense dégoût.
X
20
mai
Il
faut partir – ce ressort inexorable – la pluie tombe et noie le
paysage. Hélène rejoint assidûment son mari paralysé. Je reste
seul, enfermé - Farradji n'a toujours pas été retrouvé. Les
gendarmes sont alertés.
21
Dans
le cimetière est apparue la veille une fissure qui s'est élargie en
fin de journée. J'apprends que Brenner, l'Usurpateur, a été
interné dans une maison de repos, à la Préfecture. Il a plu toute
la journée. Je n'ouvre pas ma fenêtre.
23
mai
Après
quatre jours (4) chez la mère Poitou, Nadine est envoyée à
l'internat de filles de Furnes. Elle va faire des ravages. Les
recherches pour retrouver Marc et le curé sont demeurées vaines.
Cette nuit j'ai rêvé de mon père.
Aujourd'hui
je fais mes valises.
24
Il
a fallu évacuer la maison T. - trop près du ressaut. Celle des
Gardets à son tour menacée. La pluie toujours. En fin de matinée
le mur du cimetière s'est effondré sur la route en contrebas ; on
distingue à mi-hauteur dans l'argile l'affleurement pentagonal des
vieux cercueils. Une déviation est mise en place.
25
mai 196...
Le
vent se lève sur la route luisante. Je me retourne encore – ciel
lourd - les croix, les croix de Montserrat
Libos-Marmande-Bordeaux-Belvès
février 2016-décembre 2017
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