FLEURS, COURONNES, ETC.

- C’est pire que de mourir, Vieux-Georges.
- Arrêtez de m’appeler comme ça.
- Nous avons visité presque dix expulsés. Vous êtres un privilégié.
- Je ne viens jamais chez vous sans y être invité. Je ne vous coûte rien.
- Vous ne nous convenez plus.
- C’est trop brusque.
- Vous n’avez pas cherché à savoir ce que sont devenus les Vieux-Mazeyrolles, vos proches parents. Deux expulsions en si peu de temps.
- Ils étaient si dégoûtants. Vous m’aviez mis à leur place. Dieu merci je suis venu chez vous. Même après eux, l’air était irrespirable. En si peu de temps. Le taudis à l’identique. Indécrottables.
- Et Myriam ? Elle était dégoûtante, Myriam ? Quand vous habitiez rue Gergois ?
- ...Vous changez de sujet.
- C’est votre dureté qui est en cause.
- Myriam et moi ne nous aimions plus. Au Vieillards’Home nous avions cessé toute relation sexuelle ».
Claire est là. Elle n’a rien dit mais pouffe.
- Ils nous avaient mis, elle chez les femmes, et moi chez les hommes. On se donnait rendez-vous aux toilettes, seulement aux toilettes. Rendez-vous compte du traumatisme.
- Pour vous dégoûter l’un de l’autre. Mais ça n’a pas marché.
- Nous faisions déjà chambre à part autrefois, rue Gergois. Depuis mon 55e anniversaire. Mais ici, je veux dire au Vieillards’Home, nous avions voulu retrouver notre bon lit complet.
- Mais c’est dégueulasse ! s’écrie Claire, qui n’y tient plus.
- Vous y viendrez, Claire, quand vous aurez goûté du marital.
- Pourquoi pas,  Georges… Parlez-nous seulement des raisons de votre mariage.
- On ne se marie pas pour des raisons…
- Je parie que si.
- Cinquante ans de galère…
- ...de galère ?! …Georges !
- Pardon ?
Anne demande  s’il a des enfants.
- Les enfants sont la plaie du couple ! » Vieux-Georges devient vert, frémit.
- Cessez de hurler voyons ! Rentrez vos yeux voyons ! Georges ! Pani Stavroski ! Vous avez un enfant ! Nous le connaissons ! Noëldieu dit Noël.
Georges se calme en grommelant :
- Un garçon. Jardinier. Boucher. Tout ce qu’on veut. J’aurais voulu qu’il devienne quelque chose comme ça : bien paisible. Bien gagner sa vie.
- « Paisible » ?!
- Sans tracas. Pas payer beaucoup d’impôts. 


- Boucher, «pas d’impôts » ?…
- Commis boucher [oujenik jejnitchy]
- Pani Stavroski, qu’est-il devenu, le Fils ?
- Professeur de littérature américaine à l’Université de Montréal.
- Eh bien ! Pani Stavroski !
- Ni bonjour, ni bonsoir ! Les études ! ni femmes ni bistrots ! même pas homo...
L’une des deux sœurs éclate de rire.
- Un fier-cul ! ...moi aussi,j’ai fait des études ! En français, polonais, anglais !
- On s’exprimait mieux, de votre temps, monsieur Georges.
- Chez les bourgeois, mademoiselle Claire. Mon père était chef de gare, ivrogne et asthmatique. J’ai six frères et sœurs. J’étais le canard boiteux.
- Que sont-ils devenus ?
- Morts ou retraités.
- Ce ne sont pas des professions.
- Il ne faut pas avoir d’enfants.
- Trop tard…
* * * * * * * * * * * * * *

Au mois de septembre, les deux sœurs ont reçu huit pêches : tavelées, chlorotiques ; arbre rongé par la cloque. Moches fruits d’arrière-saison, au goût d’abricot ou de bergamote. Peau épaisse et veloutée, qui se pèle aisément. Elles remercient. « J’en garde six autres pour moi seul ». Parviennent à leur tour à maturité les noisettes, qui tombent à terre : le noisetier du voisin passe les branches au-dessus du mur.
Il ne faisait plus grand-chose, Vieux-Georges : gratter la terre sans but précis, ôter les gourmands du rosier, déraciner les gerbes d’or (« solidago ») en les cognant contre un piquet.
« Quelle vie de feignant, dit Claire.
- De nonchalant, répond Georges.
Il dresse l’escabeau, coupe les rameaux secs du lilas.
« À quoi cela sert-il ? demande Claire.
* * * * * * * * * * * * * *
Vieux-Georges possède le privilège inouï de conserver son ancien logis. Il s’y rend deux ou trois fois par jour. Il a conservé là-bas, dans sa pièce, une platine, une « enceinte » disait-on, d’une grande qualité sonore. jour, temps à autres. Pour l’écouter, à la demande des deux sœurs et malgré le froid descendant, il aime laisser les fenêtres ouvertes ; à travers la haie de séparation, Claire et Anne, qui ne sont frileuses, profitent de programmes musicaux hors-normes. Elles qui ne connaissent que le soul ou le reggae apprennent Ferré, Tenenbaum dit Ferrat, Manset, ou la floraison des seventeen’s – eighteen’s. Ou encore, la Symphonie celtique, Mozart, Beethoven, et toute une avalanche de classiques.
« Il nous ennuie » dit Anne.
- Laisse-le nous instruire, dit Claire.
- ...ces mélodies traînantes…
- Écoute mieux…
Un jour vient où le froid empêcha l’ouverture des fenêtres et des chaises longues.
Peu de temps après, Vieux-Georges se réfugiait souvent dans la Grande Maison. Voici les répliques des sœurs, interchangeables :
- Il ne reçoit jamais personne.
- Il est bien calme.
- Ce n’est pas comme les Mazeyrolles. Qui recevaient d’autres vieux plus vieux qu’eux.
- Des vieillasses plus dégueulasses…
- Anne, voyons !
Il est plus facile d’épier un seul vieux, au rez-de-chaussée, que deux, en fond de jardin.
Vieux-Georges parlait à voix basse – avec sa femme dit Claire.
« Tout de même… sa mort ne l’a pas rendu fou… on le garde ?
- Tout le monde parle à sa femme en faisant la poussière.
Anne émet l’hypothèse que le vieux vit son dernier sursis.
Anne fait des projets.
« Quand je voudrai me promener, il n’exigera pas de conduire. Il ira où je voudrai.
« Si mon genou me fait mal, vieillard lui-même, il comprendra, et me frottera le genou du même onguent que lui.
«  Jamais de scène. Il est en deuil, parlera de ma mère le moins possible, car il est d’une grande délicatesse. Nous irons ensemble à Lencloître. Je suis sûre qu’il possède son orgue : il jouera, et je chanterai.
«  Il montre suffisamment d’originalité pour en déployer plus encore.
Claire montre à sa jeune sœur une lettre jadis interceptée : Myriam écrivait La vie avec lui n’est pas de tout repos. Anne a répondu Je suis plus honnête que Mère et toi réunies. Tu es jalouse. Tu introduis ici ce vieux polak sans même avoir eu le cran de l’expulser totalement du pavillon. Mauvais exemple pour tous ; il peut se déclencher d’un jour à l’autre un jeu de chaises musicales incontrôlable. Je veux épouser cet homme.
- Quand nous étions plus petites…
- Nos petits jeux ne suffisent plus.
- ...pas plus tard qu’avant-hier…
- C’était avant-hier. (« Il ne manque pas d’hommes en ville », « Plus durs les uns que les autres », « Avec Georges ce n’est pas la dureté qui est à craindre », « Va le trouver »).
Ce jour, Vieux-Polak, seul, écoute dans son antre du Bach en sourdine, vitres closes. Les trente pas qui séparent Groszhaus du pavillon entravent les jambes de Claire. Elle n’a que 23 ans. Elle ne sait souvent que faire de ces hommes qui tournent et collent, et dont le corps pèse si lourd au bas du ventre. Vous m’avez bien entendue. Anne veut vous épouser.
- Mais c’est Claire que j’aime.
Il éclate de rire avec gravité. Pourquoi pas avec vous. Il la prend par les mains, la fait assoir à côté de lui. On ne me laisse pas le choix ? Je suis trop vieux pour décider ? Je dois dire merci ?
- Quelle que soit la femme, Georges, soyez réaliste.
- Il y a trois mois j’étais sur le point d’être expulsé.
- C’est une autre manière d’être expulsé. Pourquoi souriez-vous ?
- Que penserait Myriam ? Qui frappe ? »
C’est Anne, curieuse, impatiente. Anxieuse. Le sourire de Georges s’accentue. Anne parcourt les pièces, celle que Georges conserve, de bonne acoustique, et les installations récentes de Stabbs. Les deux pensionnaires cohabitent sur un pied de respect froid. Anne ferme les portes d’armoires ballantes. Marque au feutre rouge (elle a apporté un feutre) les plus délabrées d’entre elles, celles qui ne se referment pas : chez Stabbs. Claire et Georges se sont interrompus et la suivent, surveillant ses faits et gestes, anticipant son installation. « Nous viendrons tout débarrasser cet après-midi. - Et Stabbs ? » Claire murmure assez fort « Qu’il aille se faire foutre ».

* * * * * * * * * * * * * *

« Qu’est-ce que vous jactez, Georges ? ...on ne vous a interné que pour accompagner votre femme ?
- Oui, oui…
- J’ai horreur dessensibleries chez un homme marié, dit Anne ; c’est peut-être votre présence, justement, qui a rendu votre femme vulnérable.
- Peut-être, peut-être, może.
- Et cessez de répéter chacune de vos paroles.
- Myriam était devenue un tas de larmes. Intarissable. Elle pleurait d’être vieille, pleurait de souffrir, pleurait de pleurer.
- L’avez-vous aimée au moins ?
- Je ne m’en souviens plus. C’est Claire que j’aime.
- Il faudra que je vous suffise.
Elle lui pique un baiser sur le front et détale.
« Vais-je bander ? » se dit Georges.

* * * * * * * * * * * * * *

Voici le repas de fiançailles. Il se tient dans le pavillon de Georges, qui l’occupe de nouveau seul. C’est important, un repas. Cela permet de tout mettre au point, au détriment des plats, qu’ils soient engloutis ou jetés à la gueule. Vieux-Georges en son antre n’a presque plus d’armoires. Reste un corps de buffet brun, avec rosaces sur les portes. La table est mise.

Première entrée
Fait son entrée Mme Bove, seule, jeune, rouge. Sa voix est celle d’un clairon. « Les enfants sont à la maison ». « Tant mieux » Claire, qui ajoute à haute voix « Cela ne fait rien ». Georges pense comment, tu aimes les enfants ? mais ne dit rien. Il y a ce au’on dit,il y a ce qu’on pense. « Bove, placez-vous ici, face au corps de buffet... » - tu en voudrais donc ?  ...vous qui appréciez les beaux meubles…  qui est cette femme que tu vouvoies ? - cesse tes messes basses dit Claire ; tu n’auras pas d’enfants de moi ; et ce buffet des vieux Mazeyrolles… - ...il me semble l’avoir toujours eu devant les yeux, dit Georges précipitamment,dès mon enfance.
- Ta vue baisse !
- Et si vous vous occupiez de moi ? dit Bove. C’est moi, l’invitée… vous pttez que je téléphone…
- Mais comment donc !
- Claire, je suis chez moi, c’est à moi ???
- ...tu n’es chez moi qu’autant qu’il me plaît : ton pavillon est au fond du jardin…
- ...de la friche…
- Allô ? Géraldine, Abder ? n’arrosez pas la glycine, ne cuisez pas le petit chat, ne touchez pas au petit frère ! Et ne vous fardez pas !!
Vieux-Georges blâme en grommelant la facilité d’accès au téléphone d’une parfaite inconnue. « Écoute-moi bien : ce sont tes fiançailles. Si tu t’obstines à faire à haut voix des commentaires désobligeants…
- ...je ne suis pas désobligeant…
- ...ou déplacés sur nos amis…
- Ce ne sont pas mes amis…
Bove raccroche et se rapproche :
« C’est plus facile, dit-elle. Nos enfants sont grands à présent… Nous sommes un peu à l’étroit, au premier ; mais nous pourrons bientôt annexer l’appartement du palier.
- Rue aux Juifs ? lance Georges.
- ...Quelle intuition ! C’est cela, monsieur Georges. Ai-je l’air d’une Juive ?
Anne attrape au vol cette interrogation, il y en a des rousses, puis c’est l’habituel échange de réparties, « Vous n’avez pas le type juif », « qu’est-ce que le type juif », et autres bribes obligatoires. Nous aimerions savoir ce que Vieux-Georges… veut savoir. Mistress Bove détourne la conversation, dont elle prend le dé : elle a repeint elle-même las plinthes, le bois des fenêtres ; reverni les meubles.
« Les meubles ! s’exclame Claire.
- Je vois, dit Georges, sombrement.
- Toi, lui dit Anne, mets ta musique s’il te plaît.
- Good bye stranger ?
- Exactly.
- Mais que se passe-t-il dans cette maison ? dit Bove e Ellerajuste sa jupe.

Seconde entrée
« Anne, c’est à toi – Claire s’absente aux cuisines, fraîchement retapées.
Surviennent – c’est agaçant – deux masques blancs, couvrant tout le visage, comme en portent les comédiens qui veulent « faire Venise ».
« Eh bien c’est raté », dit la maîtresse de maison, en quelque sorte intérimaire. « Vous portez des capes ? Nul, nul… Pas même une épée ?...
- C’est émouvant tout de même, dit Bove. Moi, je suis émue.


- Vous n’avez jamais rien vu, répond Anne. S’adressant aux deux masques « Vous restez muets ? ...installez-vous, ne vous gênez pas, prenez les meilleures places » - ce qu’ils font.
- S’ils parlaient, reprend Bove en pivotant sur son siège, vous les reconnaîtriez tout de suite.
- J’en vois un grand et un petit, dit Georges.
- Nous n’avions pas été invités, dit le grand qui se démasque.
- Noël, mon fils ! - Mistress Bove, qui vous a invitée vous-même ?
- ...et l’autre ne peut être que…
- Stabbs ! J’me présente : Stabbs.




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