Philippiques de Cicéron

Mozart a son Requiem, Cicéron ses Philippiques. Mozart nous rabougrit dans sa boîte à musique ses « émois de garçon coiffeur viennois », puis tout soudain, enfin rafraîchi par le souffle tout proche du tombeau, nous pond son immortelle Messe inachevée des morts ; Cicéron, après nous avoir étourdis toute sa vie de ses venteux moulinets de manches, nous livre enfin ses plus précieux lingots, les Philippiques, Phlégéton de la satire, qui lui coûta la vie. Je me suis épargné la lecture de Démosthène, taguant au lance-flammes le roi Philippe II qui voulait, carrément, annexer la Grèce : le pointillis de piqûres d'épingles où se dépeint fort bien l'histoire minuscule du peuple grec antique m'a toujours profondément rebuté.
  
    Après l'assassinat de César, Antoine, « puisqu'il faut l'appeler par son nom, se réfugia tout tremblant chez lui, car c'était un de ses plus vils flatteurs, allant jusqu'à lui proposer en public un diadème de roi – sagement, César repoussa. C'est le sujet de la Deuxième Philippique. Et pendant qu'il y est, notre Marcus Tullius rappelle certaines autres irrégularités de sa cible : (« Pas un jurisconsulte ») « ne dira qu'en vertu de cette obligation, il soit dû quelque chose sur les biens recouvrés avant qu'elle ait été souscrite » : la chute est rude ! Nous planions dans les métaphores ampoulées - nous voici raplatis contre le sol très dur des incompréhensibilités juridiques. Cherchons donc le mot « obligation », qui doit signifier ici autre chose que l'opération boursière à terme obligatoire.
Et puis on vante trop la clarté des Grecs, qui ont toujours raison. La prétendue limpidité de Mozart blesse également mes yeux de cloporte ou de taupe. Je suis un rampeur des ténèbres, visqueux et malsain. Mais les Philippiques voient enfin se dresser sur sa queue le serpent vengeur, dans toute sa sincérité, le grand Cicéron, qui trop souvent se tortilla dans les arguties les plus sophistiquées au service de la mauvaise fois de ses clients et rétributeurs ; cette fois-ci, le cobra royal se détend, mord et crochète. Il est vrai que sa proie est facile : ivrogne, enculeur de jeunes gens (n'a-t-il pas été jusqu'à défaire des tuiles pour s'introduire, entre autres, entre les fesses de son giton ?), dégueulateur de vinasse en pleine présidence de tribunal, et j'en passe.
   Il s'agirait donc d'une reconnaissance de dette, mais pas encore signée. Une personne a recouvré ses biens, mais ne saurait être redevable sur ces biens apparemment hypothéqués avant que la dite obligation ou hypothèque ait été signée ? Cependant, si ladite hypothèque est levée, cela ne doit-il pas entraîner règlement de l'obligation contractée à son occasion ? « Car ce n'est pas de toi que Déjotaros achète ces biens, mais, avant que tu lui revendisses son propre bien, il en a déjà pris possession. » Allez, on  explique ! Déïotaros (commençons par bien prononcer) fut un roi, fidèle à Pompée, auquel César confisqua, tout simplement, comme ça, de son propre chef, une partie de son royaume. César assassiné, que croyez-vous que fit notre brave roi ? Il récupéra son territoire. Mais Antoine, le malhonnête, voulut le lui revendre, prétextant qu'il appartenait désormais au gouvernement romain. Un peu comme la France, qui voulut revendre aux indigènes les terres mêmes qu'elle leur avait confisquées. C'est là un argument de bon sens : Marc-Antoine est un escroc. Mais je comprends mal cette affaire d' « obligation ». « Lui, il s'est conduit en homme, mais nous, nous sommes dignes de mépris, qui, haïssant l'auteur, défendons ses actes. » Du moins, si nous le défendions. « Même jeu de mots » dit la note, « et même correction probable » : « auctorem », « enchérisseur », remplacé par « actorem ». « Vais-je parler de ces papiers en nombre infini, de ces notes incalculables, pour lesquels il se trouve même de petits marchands qui les débitent publiquement, palam venditent, comme des programmes de gladiateurs ? » Antoine interdit de publier quelque remise de dette que ce soit postérieur à la mort de César.
     Vertueuse intention ! Mais le voici qui ressort, sans cesse, de nouveaux documents, qu'il prétend vrais et voulus par César, qui n'aura jamais été aussi actif que depuis son assassinat : « Ainsi se sont accumulés chez lui de tels amas d'argent que désormais on les pèse au lieu de les compter » - c'était le temps où les monnaies contenaient un taux légal d'or ou d'argent véridiques. De nos jours, c'est tout nickel... Il plongea dans le gouffre en criant « Nickel Michel ! » et disparut dans la fournaise, volatilisé. Un autre extrait, plus expressif  ? Vous  n'y pensez pas. Choisir, c'est exclure, et je ne veux pas qu'on m'exclue, ni qui que ce soit d'autre. Il ne s'agit pas d'irrésolution maladive, mais d'un scrupule de justice, jusque dans les choses, jusque dans les œuvres écrites. « Mais que la cupidité aveugle ! At quam caeca avaritia est ! Car l'avarice, dans son premier sens, c'est le désir d'accumuler, d'accumuler sans cesse. « Récemment a été affichée une tablette, qui affranchit de leurs redevances les cités les plus riches de la Crète et qui établit qu'après le proconsulat de M. Brutus, la Crète cesserait d'être une province . » Inutile de chercher où l'argent des impôts crétois va se retrouver. « Es-tu dans ton bon sens ? n'es-tu pas fou à lier ? » M'être lancé ainsi, entendre au-dessus de moi passer la liberté des oies sauvages, et demeurer là embourbé, au sein de paperasses, dans une crise qui n'existe plus, ayant refoulé de véritables inspirations, réduit à me lancer comme une machine à dégripper ? « César a-t-il pu ordonner par décret que la Crète, après le départ de M. Brutus, serait affranchie, puisque, du vivant de César, la Crète n'avait rien à voir avec M. Brutus ? » Or il paraît, d'après la note, qu'il s'agit d'une exagération. Putain Cicéron... incorrigible ?

Commentaires

Articles les plus consultés