(E)ULENSPIEGEL
Ulenspiegel vit d'expédients, fauchant saucisses et bonnes femmes consentantes, Goedzak se maintenant en état de chasteté afin de retrouver sa femme infidèle disparue. Mais ils risquent tous deux leur vie, servant d'agents de liaison entre les différents acteurs de cette révolte, où il faut distinguer les nobles, pas toujours sûrs, et les gens du peuple ou de la bourgeoisie, comportant aussi leurs traîtres.
Ulenspiegel possède une fiancée qui l'attend, telle celle de Peer Gynt, jusqu'à ce qu'il revienne de ses aventures, triomphant ou menacé. Je crois bien qu'il est exécuté, mais qu'il se redresse avec sa fiancée dans les bras, proclamant son immortalité dans les âmes et les cœurs belges. Peu importe. La vérité historique est cernée de fort près, l'indignation serre le cœur du lecteur à la vue de toutes ces injustices inévitables : tous les mauvais pressentiments se vérifient, les religieux de ce temps-là ne sont que des bourreaux plus hypocrites que les autres. Comment ne pas se sentir plein de pitié pour ces femmes que l'on torture pour les avoir vues parler à leurs vaches, ce qui leur vaut d'être accusées de sorcellerie, parlant à des animaux ? Comment ne pas s'exalter à la lutte de ces consommateurs de foire, qui se battent à l'intérieur d'une auberge pullulant de traîtres ? Je pensais au Chevalier des Touches de Barbier d'Aurevilly... Toutes ces luttes se ressemblent.
Et cette littérature de soulèvement populaire comprend ses morceaux de bravoure, que l'on retrouve évidemment. Il n'est pas jusqu'au langage de la Renaissance, avec sa truculence convenue, qui ne finisse par lasser quelque peu. L'intérêt universel pour Till Ulenspiegel, bouffon mystique et de tous temps, tenant de Scapin et de Figaro (pour anticiper), le cède à l'intérêt historique, d'aucuns diront anecdotique et réducteur. Ou amplificateur, selon qu'il est considéré du côté belge ou du côté mondial. Toutes les luttes pour la liberté se ressemblent, assurément...
Notons toutefois que cette langue française du XVIe siècle est censée recouvrir un original flamand, dont certaines expressions sont habilement introduites par l'auteur, qui nous familiarise ainsi avec le baes et la baesine, "le patron et la patronne", ou le bruinbeer, qui est de la bière brune. Mais de l'avis des meilleurs flamingants, la traduction en flamand qui fut tentée n'est pas terrible, et possède beaucoup moins de verdeur que le français.
C'est simplement du français qu'il faut lire avec l'accent flamand, comme je m'y suis exercé pour les premiers chapitres.
Je fus donc souvent enthousiaste, parfois réservé à la vue de quelques longueurs, lorsque l'auteur se sent obligé (de fait, il l'est) de respecter son cadre historique et de mener le récit jusqu'au bout. Mais l'intérêt l'emporte, et de loin, Belge ou pas. Explorons ce riche volume :
" - Venez tous deux, dit le citoyen.
Ulenspiegel retourna chez le baes et lui dit :
" - Je viens de voir le doyen, il se portera caution pour les aveugles. Pendant que vous veillerez sur eux, que la baesine vienne avec moi chez lui, il lui répètera ce que je viens de vous dire."
Ma fois, je ne me souviens plus du détail de la duperie, mais nous avons affaire ici à un thème bien connu de la fable médiévale, qui est le bernage d'une troupe d'aveugles que l'on fait bâfrer, leur faisant croire à chacun que c'est l'autre qui possède l'argent du paiement. Il n'était pas cruel, en ce temps-là, de se moquer des aveugles. On trouve développées maintes farces de ce type dans le "Lazarillo", ouvrage picaresque anonyme de l'Espagne du XVIe siècle. C'est dans la première partie, conformément à la tradition, de l'ouvrage de De Coster. Mais nous verrons ensuite comment on en vient à la politique et à la lutte armée d'Ulenspiegel et de son peuple, peu enclins aux spéculations sur les régimes, pourvu qu'ils respectent l'argent et la vie d'autrui :
"Il le fit, et l'hôte garda le chapeau.
"Bientôt il sortit de l'auberge, alla chez le paysan, monta sur son âne et courut le grand pas sur la roude qui mène à Embden. Les smaledyke broeders, ne le voyant pas revenir, s'entredisaient :
"Est-il parti ?"
Encore une fois donc, il est question de régler la dépense d'un festin, car les légendiers ne répugnent pas, et De Coster s'y conforme, à lire deux ou trois versions différentes d'une même ruse. Dès l'instant que l'on roule l'aubergiste, et les religieux, comme ici ! D'abord se nourrir, et la prime au plus malin : telle est la morale de cette première partie et de l'ensemble de la légende d'origine.
Un autre appétit doit aussi se satisfaire :
"Je n'ai, dit-elle, faim ni soif que de toi.
"Le roi cria encore sept fois terriblement. Et il y eut un grand fracas de tonnerre et d'éclairs, et derrière lui se forma un dais de soleils et d'étoiles."
Surprise ! Notre héros, qui jusqu'alors ne pensait qu'à satisfaire sa soif de boissons et de femmes, se voit investi par une longue vision d'une mission de délivrance. Une espèce d'apocalypse se révèle à lui, en un long rêve allégorique, et le voilà chargé de délivrer la terre de ses pères. Il devra "chercher les Sept" ; la solution de cette énigme importe peu : l'essentiel est qu'elle soit posée, fournissant le fil rouge d'une quête qui occupera désormais le corps du récit.
Ulenspiegel rencontre son premier "contact", comme on dit en matière de résistance : Simon.
"Ulenspiegel dormit au grenier, près des chats ; le lit de Simon était en bas, près de la cave.
"Ulenspiegel, continuant sa feintise ivrognale, monta trébuchant l'escalier, feignant de manquer de tomber et se tenant à la corde. Simon l'y aida avec de tendres soins, comme un frère."
Sans doute s'agit-il de mettre à l'épreuve la véritable fidélité de Simon à la bonne cause.
Ruse de guerre, encore une fois grâce à la boisson et à la mangeaille, lors de noces figurées : les trois appétits du monde au service de la libération :
"Et ceux qui étaient dans les chariots donnèrent tout leur vin aux soudards.
"Et ils furent par eux bien applaudis et fêtés.
"Le vin manquant dans les chariots, les paysans et paysannes se remirent en route au son des tambourins, fifres et cornemuses, sans être inquiétés."
Et c'est ainsi que les faux paysans purent pénétrer dans Maestricht assiégée, ayant traversé généreusement les lignes ennemies.
Autre ruse, dans la taverne où pullulent les traîtres et les traîtresses, comme nous l'avions vu tout à l'heure :
"Un sou par jour, crocodile, dit Ulenspiegel, car tu seras serve de ces quatre belles filles, tu laveras leurs cottes, draps et chemises.
" - Moi, seigneur Dieu ! dit-elle.
" - Tu les as longtemps gouvernées, vivant du profit de leurs corps et les laissant pauvres et affamées."
Et c'est ainsi qu'Ulenspiegel punit la mère maquerelle, toujours prête à livrer les révoltés aux autorités, tout en sauvant de ses griffes les braves filles publiques qu'elle emploie. Ce sont en effet à peu près les seules femmes qu'aujourd'hui encore je puisse supporter. Mais ceci est une autre histoire. Le Christ n'a-t-il pas dit après toout aux filles de Jérusalem (et le curé de nous faire croire qu'il s'agissait des jeunes filles pauvres et déhéritées ! brave curé...) "...vous serez toutes avec moi à la droite du Père" ?
Et toute justice se trouve accomplie à la fin, et même si littérairement le procédé est discutable, de quel soulagement ne sommes-nous pas possédés, nous autres lecteurs enfantins et sans malice, ayant retrouvé notre âme de jeunesse donc, et bien contents que tant de cruautés soient enfin punies – trop tard hélas :
"Katheline, regardant Joos Damman, dit bien amoureusement :
" - C'est l'heure de l'orfraie. J'ai la main d'Hilbert, Hans, mon aimé. Ils disent que tu me rendras les sept cents carolus."
Justice sera enfin rendue à cette pauvre femme rendue folle par la trahison amoureuse et par la torture...
C'est donc une œuvre pleine de bons sentiments que je vous propose de lire cette semaine, et qui vous prouve que la bonté peut fort bien se conjuguer avec la littérature, n'en déplaise "à certains esprits chagrins". C'est un grand livre belge et universel, cela s'appelle "La légende et les aventures
d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak", ce fut édité en 1867, et c'est en vente dès que vous le commandez. Bonne lecture.
Ulenspiegel possède une fiancée qui l'attend, telle celle de Peer Gynt, jusqu'à ce qu'il revienne de ses aventures, triomphant ou menacé. Je crois bien qu'il est exécuté, mais qu'il se redresse avec sa fiancée dans les bras, proclamant son immortalité dans les âmes et les cœurs belges. Peu importe. La vérité historique est cernée de fort près, l'indignation serre le cœur du lecteur à la vue de toutes ces injustices inévitables : tous les mauvais pressentiments se vérifient, les religieux de ce temps-là ne sont que des bourreaux plus hypocrites que les autres. Comment ne pas se sentir plein de pitié pour ces femmes que l'on torture pour les avoir vues parler à leurs vaches, ce qui leur vaut d'être accusées de sorcellerie, parlant à des animaux ? Comment ne pas s'exalter à la lutte de ces consommateurs de foire, qui se battent à l'intérieur d'une auberge pullulant de traîtres ? Je pensais au Chevalier des Touches de Barbier d'Aurevilly... Toutes ces luttes se ressemblent.
Et cette littérature de soulèvement populaire comprend ses morceaux de bravoure, que l'on retrouve évidemment. Il n'est pas jusqu'au langage de la Renaissance, avec sa truculence convenue, qui ne finisse par lasser quelque peu. L'intérêt universel pour Till Ulenspiegel, bouffon mystique et de tous temps, tenant de Scapin et de Figaro (pour anticiper), le cède à l'intérêt historique, d'aucuns diront anecdotique et réducteur. Ou amplificateur, selon qu'il est considéré du côté belge ou du côté mondial. Toutes les luttes pour la liberté se ressemblent, assurément...
Notons toutefois que cette langue française du XVIe siècle est censée recouvrir un original flamand, dont certaines expressions sont habilement introduites par l'auteur, qui nous familiarise ainsi avec le baes et la baesine, "le patron et la patronne", ou le bruinbeer, qui est de la bière brune. Mais de l'avis des meilleurs flamingants, la traduction en flamand qui fut tentée n'est pas terrible, et possède beaucoup moins de verdeur que le français.
C'est simplement du français qu'il faut lire avec l'accent flamand, comme je m'y suis exercé pour les premiers chapitres.
Je fus donc souvent enthousiaste, parfois réservé à la vue de quelques longueurs, lorsque l'auteur se sent obligé (de fait, il l'est) de respecter son cadre historique et de mener le récit jusqu'au bout. Mais l'intérêt l'emporte, et de loin, Belge ou pas. Explorons ce riche volume :
" - Venez tous deux, dit le citoyen.
Ulenspiegel retourna chez le baes et lui dit :
" - Je viens de voir le doyen, il se portera caution pour les aveugles. Pendant que vous veillerez sur eux, que la baesine vienne avec moi chez lui, il lui répètera ce que je viens de vous dire."
Ma fois, je ne me souviens plus du détail de la duperie, mais nous avons affaire ici à un thème bien connu de la fable médiévale, qui est le bernage d'une troupe d'aveugles que l'on fait bâfrer, leur faisant croire à chacun que c'est l'autre qui possède l'argent du paiement. Il n'était pas cruel, en ce temps-là, de se moquer des aveugles. On trouve développées maintes farces de ce type dans le "Lazarillo", ouvrage picaresque anonyme de l'Espagne du XVIe siècle. C'est dans la première partie, conformément à la tradition, de l'ouvrage de De Coster. Mais nous verrons ensuite comment on en vient à la politique et à la lutte armée d'Ulenspiegel et de son peuple, peu enclins aux spéculations sur les régimes, pourvu qu'ils respectent l'argent et la vie d'autrui :
"Il le fit, et l'hôte garda le chapeau.
"Bientôt il sortit de l'auberge, alla chez le paysan, monta sur son âne et courut le grand pas sur la roude qui mène à Embden. Les smaledyke broeders, ne le voyant pas revenir, s'entredisaient :
"Est-il parti ?"
Encore une fois donc, il est question de régler la dépense d'un festin, car les légendiers ne répugnent pas, et De Coster s'y conforme, à lire deux ou trois versions différentes d'une même ruse. Dès l'instant que l'on roule l'aubergiste, et les religieux, comme ici ! D'abord se nourrir, et la prime au plus malin : telle est la morale de cette première partie et de l'ensemble de la légende d'origine.
Un autre appétit doit aussi se satisfaire :
"Je n'ai, dit-elle, faim ni soif que de toi.
"Le roi cria encore sept fois terriblement. Et il y eut un grand fracas de tonnerre et d'éclairs, et derrière lui se forma un dais de soleils et d'étoiles."
Surprise ! Notre héros, qui jusqu'alors ne pensait qu'à satisfaire sa soif de boissons et de femmes, se voit investi par une longue vision d'une mission de délivrance. Une espèce d'apocalypse se révèle à lui, en un long rêve allégorique, et le voilà chargé de délivrer la terre de ses pères. Il devra "chercher les Sept" ; la solution de cette énigme importe peu : l'essentiel est qu'elle soit posée, fournissant le fil rouge d'une quête qui occupera désormais le corps du récit.
Ulenspiegel rencontre son premier "contact", comme on dit en matière de résistance : Simon.
"Ulenspiegel dormit au grenier, près des chats ; le lit de Simon était en bas, près de la cave.
"Ulenspiegel, continuant sa feintise ivrognale, monta trébuchant l'escalier, feignant de manquer de tomber et se tenant à la corde. Simon l'y aida avec de tendres soins, comme un frère."
Sans doute s'agit-il de mettre à l'épreuve la véritable fidélité de Simon à la bonne cause.
Ruse de guerre, encore une fois grâce à la boisson et à la mangeaille, lors de noces figurées : les trois appétits du monde au service de la libération :
"Et ceux qui étaient dans les chariots donnèrent tout leur vin aux soudards.
"Et ils furent par eux bien applaudis et fêtés.
"Le vin manquant dans les chariots, les paysans et paysannes se remirent en route au son des tambourins, fifres et cornemuses, sans être inquiétés."
Et c'est ainsi que les faux paysans purent pénétrer dans Maestricht assiégée, ayant traversé généreusement les lignes ennemies.
Autre ruse, dans la taverne où pullulent les traîtres et les traîtresses, comme nous l'avions vu tout à l'heure :
"Un sou par jour, crocodile, dit Ulenspiegel, car tu seras serve de ces quatre belles filles, tu laveras leurs cottes, draps et chemises.
" - Moi, seigneur Dieu ! dit-elle.
" - Tu les as longtemps gouvernées, vivant du profit de leurs corps et les laissant pauvres et affamées."
Et c'est ainsi qu'Ulenspiegel punit la mère maquerelle, toujours prête à livrer les révoltés aux autorités, tout en sauvant de ses griffes les braves filles publiques qu'elle emploie. Ce sont en effet à peu près les seules femmes qu'aujourd'hui encore je puisse supporter. Mais ceci est une autre histoire. Le Christ n'a-t-il pas dit après toout aux filles de Jérusalem (et le curé de nous faire croire qu'il s'agissait des jeunes filles pauvres et déhéritées ! brave curé...) "...vous serez toutes avec moi à la droite du Père" ?
Et toute justice se trouve accomplie à la fin, et même si littérairement le procédé est discutable, de quel soulagement ne sommes-nous pas possédés, nous autres lecteurs enfantins et sans malice, ayant retrouvé notre âme de jeunesse donc, et bien contents que tant de cruautés soient enfin punies – trop tard hélas :
"Katheline, regardant Joos Damman, dit bien amoureusement :
" - C'est l'heure de l'orfraie. J'ai la main d'Hilbert, Hans, mon aimé. Ils disent que tu me rendras les sept cents carolus."
Justice sera enfin rendue à cette pauvre femme rendue folle par la trahison amoureuse et par la torture...
C'est donc une œuvre pleine de bons sentiments que je vous propose de lire cette semaine, et qui vous prouve que la bonté peut fort bien se conjuguer avec la littérature, n'en déplaise "à certains esprits chagrins". C'est un grand livre belge et universel, cela s'appelle "La légende et les aventures
d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak", ce fut édité en 1867, et c'est en vente dès que vous le commandez. Bonne lecture.
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