Extrait de Marien Defalvard

Quelle atroce nostalgie à ressentir, avec toutes ses souffrances masochistes ! Jamais. Jamais. Pour Defalvard, prière de sentir, indiscret lecteur, derrière toute cette poussière exhibitionnistes, le second degré toujours prêt, toujours sourdant, juste sous les lignes, le remâchage bien-aimé de ses nostalgie amères comme du cérumen -vous avez déjà goûté ? Bref : « Longtemps, j'ai tenu Sacierges pour un lagon de sensualité ; » - qu'est-ce que je disais : pouaaaah.... « sensualité tactile, visuelle, gustative ; sens éveillés un par un au cas par cas de la demande, réveillés plutôt, comme d'un sommeil de mille ans, comme d'une hibernation. Car quel contraste, quel bouleversement, quel transport bizarre et inacoutumé, quand à Saclay le ciel nous couvrait, » - le bourg où habitait la famille en temps ordinaire - « sombre et lisse comme l'essence, pas d'aération, comme des voûtes ogivales. Et les mouvements des nuages, parsemés, tentaculaires. « Souvent, à cette époque, nous nous engagions dans de longues promenades paresseuses, lorsque nous décrivions des courbes autour des marais, guidés par un onguent. C'était d'habitude le même tour que nous effectuions, qui s'étendait sur toute une journée, depuis les levers auroraux (les hommes chassaient) que ma mère et mes deux tantes occupaient par leurs préparatifs, jusqu'au soir, qui nous déposait devant un repas que la fatigue, qui pouvait aller jusqu'à un assoupissement brusque, le retour à un confort qui sapait l'appétit, et l'ennui qui se rappelait à nous de façon détournée, rendaient indigeste et même, parfois, dans des jours d'immense accablement, lorsque la journée avait trop duré, impossible à avaler. » Donc on peut s'ennuyer parmi toute une famille affectueuse et indifférente, aussi bien qu'en danger perpétuel comme d'autres, parmi d'autres adultes revêches dont le seul et unique souci à chaque fois qu'ils vous aperçoivent est de vous rappeler à quel point vous êtes encombrant, sale, stupide, ignorant, mais vicieux, et en tout cas, quoi que vous fassiez ou ne fassiez pas, irrémédiablement répréhensible et coupable, coupable, coupable. Et surtout, gâteau sous la cerise, vous êtes bien cons de vous croire coupables, n'est-ce pas, « on ne t'insulte pas, petit trou du cul, tu vois bien que tu inventes tout pour faire ton intéressant et nous emmerder ». A part ça, Du temps qu'on existait, (« C'est quoi, « exister » ? - Bon ça suffit maintenant, écoute le Monsieur ») : « Le lendemain, le surlendemain – mais cela se passait seulement en juillet ou en août, sans quoi les autres reprenaient leurs activités dissoutes et diverses sans que l'on se revît beaucoup jusqu'au dimanche suivant – après notre lever, bien au-delà de l'horaire ordinaire, après les bains et les déjeuners (que nous prenions de manière séparée, presque cloisonnée), nous nous retrouvions tous sur les treilles et au pied des puits puis, dans un enchaînement qui, comme j'en parle, me revient au cœur, si fougueux, si fort, nous tombions, chacun, sur une chaise qui nous était dévolue, d'un seul mouvement, jamais il n'en manquait ni il n'y en avait trop, et je voyais toutes les femmes et tous les hommes, les enfants, s'effondrer si souplement dans les chaises du jardin, comme si nous avions été retenus par le doigt léger d'un faune adorable. « Alors nous nous mettions à deviser. Mais là encore, tout ce qui aurait pu laisser ces moments délicieux – plus encore dans la mémoire – devenir les matins des petits rentiers d'alors, les déjeuners de campagne de tout un chacun, les après-midi d'été plaisants dont le goût ne se découvrait que dans la désuétude qu'on aimait leur accorder, était effacé. Ma famille et ses branches dispersées se trouvaient en paix depuis trop longtemps pour ne pas vivre leur vacance » au singulier « comme ils l'avaient toujours fait, comme ils l'avaient toujours vu faire : on s'amusait, on parlait, on mangeait, on dormait, chez moi, dans les années... ? comme soixante ans avant, comme cent ans après la montée des eaux. « Alors, oui, nous nous mettions à deviser, car le repas, essentiel pour mes aînés le reste de la semaine, devenait dès lors très secondaire. C'est à peine si nous nous rendions compte de nos gestes : si une viande venait du plat dans l'assiette, la discussion que je menais avec ma sœur demeurait primordiale (saurait-on grimper à cet arbre, regarde-moi ces jolis vers – copiés sur un album de poésie, je les tenais de mon invention) ; si nos desserts favoris apparaissaient sur la table, je n'en appréciais ni la vue, ni le goût, tant que mon grand-père n'avait pas fini de me vanter la qualité, la grandeur de mes ancêtres (je pensais aussi : le poids ; et je n'aimais pas les mots du genre ancêtre, aïeul, ils n'avaient pas à rouvrir le capot de leurs tombes) qui expliquaient, tout ou partie, la prospérité de ce qui m'entourait – même des raisins qui avaient pourri l'an dernier ? je me demandais. « L'expérience de ces purs après-midi de bonheur, qui ne représentent pourtant qu'une partie dérisoire , dans le temps, de ma première enfance et de mon adolescence – deux mois d'été pendant dix ans, et trois jours par semaine – a marqué ces années, et, comme dans une taillerie, où l'on rencontre ces gros blocs tailladés qui cachent des pierres lisses et minuscules, tout, dans ces quelques journées, avait gagné le stade de cette perle, tout cela qui, d'une ébauche, polie par le temps, était devenu une idole baigneuse, parmi les éboulis de quartz grossier, un morceau de nacre qui existait, de même qu'il reste longtemps, longtemps, dans le vendre du quartz avant qu'on ne l'entaille, qui existait en moi, en suspens, entre ma mémoire et mon cœur. « Le mardi, nous répétions des gestes identiques, mais déjà quelque chose semblait perdu, les conversations paraissaient plus désunies ; les diablotins, sur les parois de la gentilhommière, ne figuraient plus les gros démons bonhommes qui animaient nos bavardages, au long des détours infinis que nous décrivions dans des états seconds, lors de la vacance du dimanche, mais les gravures qui dessinaient leus faces étaient maintenant tout à fait vicieuses, les sourires se muaient en d'improbables grimaces, les fourches qu'ils levaient de leurs poings serrés s'abattraient avec force sur nos petites têtes bêtes. « Toutefois, vers dix-sept heures, nous respirions à nouveau : ma mère ou une des tantes envoyaient vers les chambres nos deux domestiques qui, j'attendais ce moment dans l'angoisse qu'il ne vînt pas, venaient m'annoncer que la vie avait permis à ses sujets de se laver encore un peu la figure avec ses remous. Je dessine bien, après deux ou trois heures d'attente sur mon lit (mes parents voulaient que nous fissions la sieste), les pas d'Ange-Claude ou de cette femme boudinée dans un tablier qui souriait sans relâche dont le nom m'a échappé, je dessine à merveille leurs pas dans le corridor, ma joie qui grandissait à mesure qu'il étaient, par la proximité et l'écho, rendus plus familiers, les regards enjoués et avides que je portait sur le cadran de la pendule, la porte qui s'ouvrait dans des mouvements courtois après les trois coups distincts, je dessine bien tout cela. Mais ce qui, tant de jours après, demeure le plus bel ornement de ces journées de mardis, ce qui, quarante ans avant, leur donnait un tour un peu singulier et une saveur de sucre, c'est cette phrase que nos domestiques, après leur apparition dans l'encablure, prononçaient avec le sérieux de la profession mais la satisfaction de participer à ce qui se préparait – ils venaient se joindre à nous – en posant les yeux sur moi comme, sans doute, sur les autres, avec une attention toute maternelle, c'est cet événement qu'ils annonçaient, fiers et honnêtes, bienheureux de partager le sentiment du bonheur avec leurs supérieurs qui avaient trente ans de moins, c'est quand ils certifiaient : « C'est goûter. » Je savais qu'attendaient, sur les tréteaux du dehors, les biscuits au café, le chocolat à l'espagnole et la limonade aux clémentines, parfois les biscuits au chocolat bavarois, les sablés, et un lait à la banane très spécial, dans des bouteilles de deux litres aux étiquettes aimablement coloniales, que je n'ai jamais vu que chez nous ; parfois les restes du dessert de midi : un pâté de fraises, des figues farcies. » Voilà. C'est un peu long, mais ça exprime la longueur, ça respire Proust à pleins poumons, et profitons-en, c'est le début, Le temps qu'on existait, la suite est moins crémeuse. De Marien Defalvard, en un seul mot...

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