Les marchands de glaire

En collaboration avec Paul Nivoix, aucun inconvénient, M arcel Pagnol fit représenter en 1926 sa toute première pièce de théâtre, avant Jazz, avant Topaze, « Les marchands de gloire », glorieux avant-propos de ce Topaze où le jeune instituteur naïf se transforme en escroc municipal. Cette fois-ci, juste après la « terrible saignée » de 1914 (imaginez-vous que la boucherie se soit achevée courant 2005, pour vous donner une idée), le thème parlait fortement aux spectateurs, malgré la banalité du thème : un héros, disparu, tombé au champ d'honneur (ces mots signifiaient quelque chose) se voit enterré en grande pompe dans sa petite ville natale. Son père sera aux premières loges, il a des ambitions politiques, le ministère par exemple, et ses habiles conseillers lui ont bien représenté que le père d'un héros de la Patrie aurait tout avantage à transformer sa douleur (un peu émoussée, chacun s'est arrangé de cette disparition au front) afin de remporter des élections, au grand bénéfice de toute une clique d'escrocs politiques, pléonasme.
Bon, les préparatifs se font, ce sera grandiose, les royalistes se rallieront au père de notre glorieux sergent Bachelet (aucun lien avec le chanteur mort en 2005), et leur représentant portera les médailles sur un coussinet, en tête de cortège ; en contrepartie, Bachelet père, devenu vieux routard politicien (cela sert d'être le père d'un vaillant poilu mort), obtiendra les voix du parti royaliste, qui honorera un « mort pour la France », même si c'est aussi un « mort pour la République ». Tout baigne ! Evidemment, cher trio d'auditeurs, vous aurez deviné sans peine le coup de théâtre : comme dans Le colonel Chabert, comme plus tard dans Wozzek, comme beaucoup plus tôt dans Martin Guerre, notre disparu revient couvert de décorations qui plus est ; le retour du disparu, depuis Tom Sawyer et j'en passe, est un thème usé, sassé et resassé, susceptible d'infinies variantes. Il est bien entendu que la femme ou la fiancée n'a pas attendu, la chair est faible, même des femmes, et des enfants sont nés. Il est difficile de reprendre sa place tout de go, de tolérer le concubinage ou la bigamie, d'exercer son autorité de revenant sur des enfants qui ne sont pas les siens, de rebousculer tout cet édifice reconstruit sur l'ancien, sur la destruction de l'ancien. Mais en attendant, panique à bord : toutes les glorieuses combines fondées sur la disparition en première ligne du vaillant sergent s'effondreraient si l'on apprenait la vérité, si les journalistes et le peuple se voyaient honnêtement informés ! Le jeune fantôme Henri est prié de se tenir tranquille jusqu'aux élections, jusqu'au renversement du gouvernement où son propre père appète. Le fils zobtompère, se fait rétribuer, prend goût à cette disparition à Boulouris, séduit une COLLIGNON LECTURES PAGNOL « LES MARCHANDS DE GLOIRE » 7 brave petite, lui fait un gosse, le ventre grossit, mais pour éviter un bastard, il faut se marier, mais pour se marier,il faut divorcer, mais pour divorcer, il faut redevenir vivant avec des papiers authentiques. Un nommé Berlureau va s'occuper de tout cela : il changera les livrets de famille, il donnera au prétendu cousin (c'est tout ce qu'on a trouvé pour l'instant) le prénom d'un petit-frère mort en bas âge, et vogue la galère, belle villa en Corse, double indemnité de député, à vie ; la belle vie, à condition de fermer sa gueule, et en Corse, on s'y connaît. Ainsi se termine (ce n'est pas sorcier à imaginer) la vie scrupuleuse d'un héros de la Grande Guerre , les porte-monnaies seront bien remplis, et les politiciens pourront s'en refoutre plein les fouilles. Cette intrigue n'a rien d'original, fait appel à des sentiments d'une extrême banalité, mais si réels, si bien observés, sans aucune pitié pour la nature humaine, que le pognon suffit à démoraliser, sans la moindre considération pour les politiques de tous bords (ça ne date pas d'hier) (tous pourris, même Cahuzac, et finalement tous les hommes sont comme ça, j'ai même entendu citer Shakespeare à propos de notre ex-ministre du Budget faudrait peut-être pas charrier non plus), bref, quel pessimisme. Quel cynisme. Pagnol nous fait de la morale à deux balles, comme nous le savons de Marseille : le peuple est grand et pur, les grands sentiments fleurissent chez les pauvres, le Provençal est un gueulard et sa femme une poissarde. Les jeunes gens sont des baiseurs, les jeunes filles victimes d'infames séducteurs, mais tout le monde se réconcilie autour des bébés, surtout si ce sont des garçons (je n'ai pas pu regarder jusqu'au bout La fille du puisatier, après la réplique «Mes filles, je les ai aimées autant que si ç'avaient été des garçons ») - bref, après avoir rigolé facilement sur Marius, Fanny et César, nous en venons à nous demander si Pagnol, avec Vincent Scotto et Maurice Chevalier, ses attendrissements faciles et ses points d'honneurs de machos faiblards du bulbe, n'a pas commencé à perdre la guerre de Quarante à proportion de sa vulgarité, ce qui ne veut pas dire que la brutalité sauvage d'en face valait mieux, car au moins, la vulgarité populiste ne veut tuer personne. On dépeint les mœurs, on les accentue, on les caricature et puis la caricature devient le modèle, voir les prétendus imitateurs du parler des banlieues contemporaines, et la dénonciation de la violence, ou de la vulgarité, ou de la cupidité, devient à la fois le tableau, l'information, et la cause d'une aggravation de la situation. Dénoncez la corruption, dénoncez-la trop, et vous la refavoriserez. C'est sans issue. C'est shakespearien certes, mais pas cahuzacien, car on ne mélange pas les serviettes brodées avec le papier cul voire faux cul.

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