Souffrance de Troyes

    6374 vers et bien dix ans que souffre (si ce n'est vingt) de ce Chevalier à la charrette par Chrétien de Troyes, dont je visitai la bonne ville. Directement en vieux français s'il vous plaît. Avec ses tournures récurrentes, son rituel, son merveilleux. Ce sont coutumes très étranges, telles ces interdictions ou prescriptions nambikwara ou bonobotes. Un chevalier doit obéir à sa dame, ce qui change de la tyrannie habituellement exercées encontre icelles. Il doit même se déshonorer, défiler dans une charrette d'infamie, se faisant tirer par un cheval comme un paquet. Le roi s'appelle Arthur, la reine Guenièvre, le roi Arthur (« l'Ours »). L'adversaire, le «méchant », c'est Méléagant. Toujours mêlé à des histoires de gants jetés à la face (le moyen âge raffolait de ces calembours bons).
    Son fils, c'est Bademagu, dont le nom reste obscur. Il vient à la cour d'Arthur, pour défier Lancelot le héros. Or, notre héros, pour lequel soupire cocuement la reine Guenièvre, se trouve prisonnier dans une tour, construite et murée par ledit Bademagu : voyez la traîtrise ! Car le moment venu, Lancelot ne pourra pas être à la fois enfermé et libre de combattre ; il passera pour un couard. Papa Méléagant vient d'engueuler son fils de retour de mission, car le voilà devenu bien présomptueux. Le fils se tait, « mes quan qu'il ot dit et conté ot antendu / une soe fille pucele » ; tout ce qu'a dit le papa fut entendu par une de ses filles, « pucelle ». Cela veut dire jeune fille noble et n'a que peu à voir avec telle ou telle membrane : c'est une fée.
    Ces jeunes filles de bonne famille donnent des ordres, auxquels il serait criminel, voire, déshonorant, de se refuser. « Leur pouvoir est considérable », et n'a pour origine, comme tout pouvoir, que l'imaginaire. J'aimerais psychanalyser cet dévolution de tout pouvoir aux femmes. Il me semble que cela dépasse la simple relation au matriarcat. Il s'agit bien plutôt d'une peur, d'une expiation empressée de l'abus de pouvoir généralisé à cette époque. Jointe à l'autorisation que l'on se donne, quand on est homme, pour s'y remettre de plus belle sitôt qu'on referme le roman... La force, les demoiselles la veulent pour elles : quand Lancelot combat incognito devant leur tribune, elles déclarent toutes qu'elles refusent de se marier, quitte à croupir au couvent, si ce n'est pas avec cet homme-là, le plus fort de tous.
    Et même si, sous les yeux indulgents de la reine Guenièvre, la scène vire au burlesque crépage de chignon par jalousie de ces demoiselles, comme s'il était déjà vraiment question de noces, le lecteur comprend que cette force-là n'est pas destinée à opprimée ces jeunes mariées enthousiastes, mais pour qu'elles-mêmes s'en servent  à leur profit. Donc, la « fille pucele » a bien prêté l'oreille au vigoureux remontage de bretelles (disons « de baudrier ») du père à son fils, du roi à l'héritier du trône : « et sachiez bien que ce fu cele / c'or ainz amantui an mon conte » - celle dont j'ai fait mention plus haut ; une note du lecteur précise que c'était une sœur de Méléagant, roi régnant : donc, non pas une fille. Et l'auteur, intervenant, nous dit : « qui n'est pas liee quant au conte / tex nouveles de Lancelot ». « Tex », prononcez «teus », « le conte appelé la nouvelle de Lancelot ». Ne pas mélanger les intrigues. Chrétien de Troyes nous remet sur le droit chemin. Voilà qui est bien moderne, ou plutôt, les modernes ne le sont pas tant qu'ils ne croient.
    Eh bien ! que va-t-elle nous déblatérer, cette greluche ? « Bien aparçoit qu'an le celot, / quant an n'en set ne vant ne voie ». Chrétien, encore lui (ces gens sont d'un lourd...), prétend qu'il cache des choses, alors qu'il ne sait rien. Le lexique nous renseigne : « on n'en sait ni trace ni nouvelle ». Y aurait-il alors une faute de manuscrit, « an le celot » se référant à « Lancelot », avec une belle ivresse de plume de la part du scribe ? ...or, sais-tu ce que tu as fait, crétin ? Tu as jeté, parfaitement, ou glissé dans une boîte aux lettres profane, la traduction moderne du Chevalier à la Charrette, comme si de l'avoir lue te dispensait désormais d'y avoir recours. Ô cuistrissime ! Jamais tu ne sauras ce que signifie exactement le vers 6382.
  
    Se rappeler ce que j'ai découvert en lisant Perlesvaux : la littérature médiévale se lit lentement : l'on s'aperçoit alors qu'elle relate des rêves, souvent frôlant le cauchemar, sinuant parmi les symboles compris alors de chacun (nous avons perdu ce code, mais tâchons de le pressentir).Voici une femme audacieuse :  sans heurter de front le Bademagus qui engueule son père, elle se défile et prend sa mule toute seule, comme une sœur de roi, sans devoir justifier son expédition. Elle part ainsi dans la forêt des pensées, dans le labyrinthe illimité des songes, à la nuit tombée, car il fait toujours à demi-nuit sous les vastes branches. « Mes de ma part vos di ge tant », mais sachez bien, entre nous, « qu'ele ne set onques quel part / torner, quand de la cort se part ; » la voici loin de la cour et des usages courtois. Chrétien se dédouble encore. Tout s'énonce lentement. Pas d'ellipses dans ces écrits.
    Sans nul doute la « pucele » rencontrera-t-elle un ermite, un vagabond, un bossu, un nain, qui la mettront sur la voie. De même cherchons-nous en nos têtes, attendant une association d'idées. « N'el ne set, n'ele nel [t]rueve » : pourquoi ce « t » fut-il barré, alors que tout était clair ? La femme cherche sans méthode, fonce dans le tas mieux qu'un homme, se lance avec confiance. Voyez comme son comportement fut bien imaginé. L'homme raisonne, la femme flaire : « mes el premier chemin qu'ele trueve / s'an antre, (« elle y entre ») « et va grant aleüre/ ne set ou, mes par avanture » (« au hasard »), « sanz chevalier et sanz sergent. » Ce scandale, cette audace, cet accès de folie, ne peut être que d'amour, pour le beau Lancelot qui traîne les cœurs derrière lui. 
Le lecteur aura compris qu'il ne s'agit plus de parler de Chrétien. « Elle s'aperçoit qu'on le cachait », qu'on le retenait caché quelque part, puisqu'on n'en avait ni trace ni nouvelle. « An », c'est « on » ! « Celot », c'est de l'imparfait, et non pas un participe présent ! Non pas donc « en le celait », mais « on le cachait » ! Attaque donc ton neveu, fée pucelle de haut lignage : « Ja Dex, fet-ele » (« Deus », bien sûr) « ne me voie » (« que Dieu cesse de me voir »), « quant je ja mes mes reposerai / jusque tant que je an savrai / novele certainne et veraie ». Elle n'attaque donc pas Bademagu bille en tête, mais se réserve : attendons d'avoir des nouvelles de notre vaillant ennemi, puis nous déciderons, ou non, de sa couardise. « Maitenant sanz nule delaie / sanz noise feire et sanz murmure, / s'an cort monter sor une mure / » (« une mule ») « molt bele et molt sëf portant ». Et puisque ces chevaliers aux vaillants canassons chars d'assaut ne peuvent retrouvrer le beau Lancelot, il faudra donc que ce soit une princesse, douce, rusée, intelligence et subtile (qualités traditionnellement féminines) qui le débusque dans la tout où il se morfond, prisonnier.

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