Duchemin, Hildegrade


    Le père Pierre Dumoulin, tout frais tout rose au-dessus de son col ecclésiastique, s'efface avec conviction derrière son auguste modèle, Hildegarde de Bingen, que nous nous obstinerons à nommer en allemand, vu la disgraciosité de la séquence HildegarDE DE Bingen : elle a vécu au XIIe siècle dans le Palatinat, terre allemande malgré les convoitises capétiennes, et fonda là une abbaye de femmes, dirigée par elle-même, ce qui privait les religieux masculins des biens abondants des postulantes nobles et riches. Elle fut donc, à sa manière, féministe. Elle fut aussi, à sa manière, écologiste, recommandant une quantité de plantes médicinales favorables au maintien de la santé.     Elle appliqua l'admirable devise de saint Benoît, Ora et labora, Prie et travaille. Elle suscita le respect de tous, et fut inscrite au nombre des Docteurs de l'Eglise  le 7 octobre 2012, ce qui démolit les assertions stupides selon lesquelles seul le présent vaut quelque chose : l'Eglise ne regarde pas à côté du temps, mais au-dessus. L'auteur, prêtre du diocèse de Monaco, entre bille en tête au sein même de la croyance catholique, et nous bombarde du Saint-Esprit et de son cobalt salutaire : serions-nous face à l'ouvrage catholique par excellence, inacessible à l'athée, voire à l'agnostique ? Que nenni : Dieu n'existe pas, mais c'est une manière de voir, de vivre le monde et sa conduite.
    Moyennant quelques ajustements, chacun peut passer par dessus (ou par dessous) le vocabulaire du prêche et se forger une éthique on ne peut plus solide et justifiée grâce aux intuitions, aux déductions, aux visions de Hildegarde. Après le départ puis la mort de sa meilleure amie Richardis, elle subit en effet des visions, qu'elle transmet à l'abbé Volmar, qui les transcrit. Elle demeure très humble, et pourqoi n'aurait-elle pas eu des visions, celles-là du moins n'ont jamais tué personne. Il faut faire très attention en matière de religion ou de quelque conviction que ce soit : elles vous confèrent une haute opinion de soi, ou plus exactement, le ou la visionnaire s'imagine parler au nom de Dieu, qui s'appelle Allah, mais c'est le même. Il faut mêler son orgueil d'une immense humilité, que les chrétiens trouvent en la personne de Jésus-Christ, qui s'est fait homme, s'est marié, a chié, mourut sur la croix.
    Vous me direz, « Le Christ n'a jamais existé ». Facile. Faites-le exister dans le cœur et dans le cerveau de millions d'hommes qui ont cru, et croient encore en lui.  Accordons-lui d'avoir été et d'être encore vivant dans la représentation de millions d'humains  ; c'est ce que Michel Onfray, qui s'imagine athée, appelle un "mode opératoire". Intériorisez le Christ, et nommez-le conscience, dédoublement, modestie. Nous devons, nous autres impies dévorés par le pragmatisme (« A quoi ça sert ? ») et le matérialisme (« Combien ça coûte ? »), nous livrer à un décodage : sinon, le grand message délivré par la sainte abbesse nous restera lettre morte. Nous devons remplacer par « conscience de son imperfection et de sa faiblesse », ce qui est positif, les mots « coupable » et « repentant » qui ne feront que nous aigrir : le sens du péché, c'est la lucidité. Le Christ, s'il n'existe pas, remplacez-le par « Dieu » - après tout, le Fils est l'égal du Père – ou bien « la morale » ou mieux « l'éthique ».  L'humilité et l'oubli de soi, contemplons-les d'en haut, depuis la berge, et ne plongeons pas dans l'anéantissement du moi, comme plus tard dans L'imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ, car nom de Dieu, pourquoi Dieu nous a-t-il créés par paquets de milliards d'individus si c'est pour nous dire « Ecrasez-vous tas de larves et fondez-vous en moi ».
    Et partout, en marge, écrivant nos réflexions, nos restrictions, nos enthousiasmes, nos réserves et nos blâmes qui ne sont que des incompréhensions passagères, nous avons pu nous approcher de la pensée constructive, nous éloigner de la langue de bois des sermons du dimanche, et lutter avec ce live comme avec l'Ange. D'aucun crieront à l'entreprise de laïcisation, mais il existe aussi des saints athées, et Dieu « reconnaîtra les siens » comme on dit. Hildegarde renforce le croyant dans sa foi, et permet au non-croyant d'aiguiser sa lucidité. Mais il faut bien solliciter le texte, quitte à le rendre hérétique. Finalement, nous avons fait comme l'auteur, Pierre Dumoulin, beau nom, « recteur de l'Institut de théologie de Tbilissi en Géorgie » : nous avons pieusement battu du tambour, avant de commencer la moindre biographie.     Notre érudit s'est répandu en admirations, a fait la parade sous l'auvent du chapiteau, s'est efforcé souvent avec succès (mais pas toujours) de rapprocher les problématiques du XIIe siècle avec les nôtres : sachons que notre époque est la même que les autres, qu'elle disparaîtra dans le relatif comme les autres, et qu'elle ne détient pas plus que les autres les clés de l'apocalypse : depuis qu'on nous dit que la fin du monde était proche (ici un long ululement), nous avons fini par nous rendre compte que la seule fin du  monde était tout simplement notre vieillissement, notre affaiblissement et notre mort. Hildegarde parle des vertus et des vices, compose de la musique enregistrée sur disque, où la voix blafarde d'une femme diaphane sur fond de note  unique soupirée à l'orgue, susceptible d'ensevelir en grande pompe les mouches non initiées, finissant par mener l'auditeur en présence même de Dieu c'est-à-dire du Plus Profond Sommeil.
    Mais elle a bien parlé de nos devoirs, de notre âme, des fleurs, des herbes médicinales et des pierres précieuses, créatures du Seigneur, car la Chimie, c'est Dieu. 

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    Hildegarde von Bingen me fut révélée par Huysmans dans sa Cathédrale.Une enluminure la représente en couverture, et peu importe si ses traits sont exacts, car toutes les femmes (tous les hommes, tous les Jaunes, tous les Blancs) se ressemblent : même détresse, la même inéluctable descente vers la mort. L'abbesse du Rupertsberg écrit. Sa face est enveloppée dans une guimpe, on n'en voit que l'ovale, aux yeux levés vers le ciel : car écrire est prier. À la différence d'Eckhart elle ne ressasse pas sans cesse la fatigante antienne de la fusion avec Dieu laquelle rend semblable à Dieu c'est-à-dire à la plénitude c'est-à-dire à l'Être c'est-à-dire au Sommeil du Néant, ce qui décourage le commun des mortels, mais bien plus modestement, bien plus efficacement, Hildegarde et sa béquille, Dumoulin, aux Editions des Béatitudes, peuvent nous guider sur des chemins qu'il ne tient qu'à notre liberté d'interpréter.


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