L'usurpateur, de Vaes

    Il faut se faire un shampoing. Le « e » de « Vaes », en flamand, sert à prolonger la voyelle précédente, comme dans Olivier Everaert de Velt. Nous prononcerons donc « vââss ». L'usurpateur constitue un piège : pour le lecteur, et pour le héros. Celui qui lit (celle, 46 ans d'âge moyen) se trouve englué dans une langue accadémique parfaite, engluée de préciosités, exaspérante d'exactitude dans le nom, le verbe et l'adjectif, si bien qu'on cherche ce qu'il dit après qu'il a parlé. C'est une attention perpétuelle, une course d'obstacles (à peine en vient-il un qu'un autre se profile), et l'on admire la roue de ce paon, tandis que se dilue le sens et jusqu'au sentiment. Voici un violeur, demeuré impuni parce que la guerre en 1940 a tout effacé, et que l'on avait bien d'autres choses à faire ensuite que de mener l'enquête.
    Notre violeur est obsédé par le remords (on peut le comprendre) et cherche à comprendre ce qui s'est passé ce jour-là, où visiblement l'impulsion l'a ravagé – l'autre aussi, d'ailleurs. Il y eut là un éblouissement, un instant d'éternité, qu'il cherche à retrouver : la madeleine de Proust, version maléfique. Donc, il s'efforce, comme avant un accident où l'on perd la mémoire, de bien tout reconstituer, le moindre détail, du décor de ce viol, des pensées même insignifiantes qui ont bien pu le précéder, afin de comprendre, de réparer peut-être. Il en parle à une femme, en lui redisant bien tout, puis à une autre femme, en déguisant son crime sous d'autres confidences, mais, cette fois, fausse, comme transposées : ce n'est plus Proust, c'est Modiano (pour le style, c'est Galimatias, passons).
    Malgré le peu de sympathie que nous éprouvons  pour ce personnage, le thème est original, et n'a jamais été que je sache exploité en littérature. Mais nous aurions aimé un style dépouillé, comme un bon reportage, et une recherche guidée par une espèce de clarté, au lieu de patauger dans une empathie malsaine. Ce viol n'a peut-êtré été qu'un faux souvenir, une métaphore de la mémoire qui recouvre autre chose. Un meutre, peut-être. La victime portait un costume d'Arlequin dans un bal masqué : Le grand Meaulnes inversé, cette fois. Mais le style étouffant : Exprimez-vous clairement, jeune homme, autrement, je croirais que vous avez quelque chose à cacher. Qui fut ainsi violenté ?
    Un homme, ou une femme ? Notre faux amnésique ne saurait s'en souvenir. Quel double de lui-même a-t-il transpercé ? Le lendemain, c'était le Blitzkrieg et la fuite pour Londres. Et le jeune frère, témoin, peut-être complice de cette violence, ne veut plus jamais en entendre parler : notre violeur sentimental, Fucking Blue Boy, se voit ainsi coupé de toutes références autres que lui-même... Il faut donc chercher « l'instant », « sans perdre ce mot de vue. Qu'il déçoive ou non, il demeure l'unique garde-fou ». Nous espérons donc un dénouement heureux : ce viol n'a pas eu lieu, ou fut métaphorique, (le reste est écrit sur carnet) : peut-être ce viol sera-t-il pardonné. Il arrive en effet dans les films qu'un abuseur d'enfant l'épouse une fois grandie. Suivons donc cette quête, où le style est celui du mensonge, de l'usurpation, de la substitution d'un cauchemar à la réalité, ou à d'autres rêves. Passionnant sous le débroussaillage, sous le brouillage. Sa limite (celle du mot « instant ») que vous connaissez aussi bien que moi, est de pratiquer une découpure dans un tout – nous emploierions plutôt le terme « ponction » ; nous espérons que cela ne servira pas à noyer le poisson.     Nous espérons également ne pas nous renfermer dans une conception moralisante par trop contemporaine. C'est comme si le mot « plume » désignait le mot tout entier, le mot « œil » pour  l'homme ou pour la femme. Ici se découvre donc  une synecdoque. « Plume » et « œil » ne sont pas là par hasard : la plume qu'on arrache, mais dont on se sert pour écrire, alllusion au véhicule utilisé ; l' « œil », celui du voyeur qui ne veut point voir, qui observe la réalité à travers ses doigts écartés ; ou bien l'orifice, vidé, de l'homme ou de la femme, ou le regard de celui ou de celle qu'on viole. La vérité nous enveloppe, mais l'instrument qui devrait la saisir sert à la mutiler. C'est toute la question de la légitimité du mot, de la phrase, du livre, pour rendre compte du vécu, de la sensation, de l'instant.
    Mais alors que le littéraire empoigne le réel d'une main trop molle, trop gantée, insuffisamment préhensile, un simple mot, « instant », découpe et mutile. Comment, de plus, insérer l'éternité de l'instant dans le déroulement multiple de la vie, comment déterminer l'intersection de l'horizontale et de la verticale ? Mais si ce n'est pas l'instant, alors ? demande la confidente -  eh oui ! si Hans avait vraiment violé, dans le vrai temps, dans le vrai espace ? Et qu'il ne lui fallût assumer ses responsabilités, non pas dans la métaphysique, mais au pénal ? pour l'instant, justement, l'interlocutrice ne soupçonne rien de répréhensible, rien de précis.

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