Nouvelle narration


TEXTE
Un jour me fut donné l'expérience unique de me voir tel que les autres m'avaient vu. Tel
qu'en moi-même. Et je fus effrayé. De ce jour il me fut impossible de le rester. Tout cela croyez-le
sans effort ni le moindre mérite. En particulier sans volonté aucune : je ne suis pas de ces impudents
qui se glorifient. Je ressentais déjà depuis quatre ou cinq semaines les prémices d'un tel avènement,
sans en avoir vraiment conscience, ni pouvoir en jurer. Mais je me suis un jour souvenu, dans une
nette confrontation, de la succession de mon âme : voyant ce que j'étais naguère, sans autre peine
que celle de l'éveil où l'on attrape au vol ces bribes de songes qui les ramènent en leur entier, et je le
rapportai à ce que je commençais d'être, depuis si peu.
Mais ce songe, ô injustice ! avait duré soixante années, presque toute ma vie. C'était la
branche surgie au-dessus de l'abîme, sans rétablissement possible désormais sur le plateau de mon
passé. A vingt mètres, à vingt années du fond. Or je me rappelais parfaitement le moi précédent,
susceptible, aigre et caustique, plus tôt disposé à charger l'univers qu'à remettre en cause la moindre
de mes dispositions. Et j'en portais tout l'air hargneux sur le visage. Cela m'était venu depuis
l'enfance, ayant compris très tôt
que la vie n'était pas faite pour moi, ni moi pour elle.
Et que ce jour
ne viendrait pas. Et que je ne saurais jamais à qui m'en prendre. De telles constructions ne sont pas
rares..
Ne serait jamais faite pour moi.
Je m'expliquais désormais, vingt, trente ans plus tard,
pourquoi telle inconnue croisée à 16 ans le long de mon lycée m'avait dit “non” en se foutant de ma
gueule ; pourquoi Mme Telle, au lycée où j'enseignais, m'avait crié d'un coup “Je ne veux pas
coucher avec toi !” - une spécialité qu'elles ont - sans que je l'eusse même regardée. Je lui ai
rétorqué direct que “les bonnes femmes n'étaient jamais en retard d'une banalité”. Plus d'autres
propos pour diluer ma pointe, car mon défaut est de ne pas vouloir vexer. Mais nul n'avait pris
garde à l'incident. Ce qui permet aux autres, aux petits champions de la tronche enfarinée du
bonheur de vivre, de nier l'offense et la réplique, “tu inventes, disent-ils, ce n'est pas possible, tu te
fais du mal..”
Je m'expliquais aussi du coup l'atroce réflexion d'un connard oublié : “Avec la gueule
que t'as, même avant que tu aies ouvert la bouche, on a envie de te dire non.” C'est souvent que
j'emploie le mot “gueule”, n'est-ce pas ? même que le clavier il me fait toujours la faute “la gugule”.
Une “gugule”, comme ridicule, comme gugusse. Et tout ainsi s'éclairait, toute ma vie, tous les
incidents, tout. Cette soirée de la vie antérieure par exemple, où nous traînions entre jeunes notre
“mal de vivre” - mais où vont-ils chercher tout ça ? - d'un troquet l'autre, puis chez Ben Muche, l'un
d'entre nous pour l'instant. J'étais vautré sur un vieux pouf au pied d'une fenêtre entrouverte dont le
rideau palpitait sur mon dos. Soudain mon hôte se rue vers moi : “Ecoute, je te mets du rock, tu fais
la gueule ; je te mets du jazz, tu fais la gueule ; je te mets du classique, tu fais la gueule. Alors
qu'est-ce qu'il te faut ?” Moi j'ignorais totalement que je faisais la gueule.
Je ne me savais pas observé, servant de référence à Monsieur. Je voulais juste passer
inaperçu, et je pensais l'être. Je me suis donc dressé sur les pieds, et puisqu'on me demandait mmon
petit numéro, je lui ai braillé en pleine poire : “Où sont les toilettes ?” Au sursaut d'effroi général je
sentis que cette fois, j'étais allé trop loin, frôlant carrément le cassage de gueule. Avec une
courtoisie glaciale, il m'indiqua le lieu en m'assénant ”Il faudra qu'on se parle.” L'assistance
dispersée, nous nous installâmes de part et d'autre d'une table basse, il me servit le thé, et je lui
racontai le numéro suivant, d'un père collaborateur ayant mené par ses dénonciations sa propre
femme, ma mère, dans un camp d'extermination tchèque ; j'étais seul désormais à parler ma langue
maternelle, avec trente mille autres locateurs dispersés désormais sur toute la surface de la terre, et
autres fariboles.
Je lui ai complaisamment livré quelques phrases tirées d'un code de ma composition.
L'hôte, désarçonné, se trouvait désormais à ma merci. Décontenancé, tenu à un minimum d'attention
et de compassion, ilme conseilla vivement et à plusieurs reprises d' “oublier tout ce passé”, de
“vivre maintenant”. D'autres incidents se rappelèrent à ma mémoire, telles ces exaspérations de
mon Editeur qui ne savait jamais comment s'y prendre pour m'ôter cette perpétuelle trogne
renfrognée, comme s'il était pétri de tous les torts envers moi, comme s'il y avait
un petit pois qui ne
voulait pas cuire
; il n'y avait donc jamais moyen de me satisfaire, nul ne pouvait jamais me
combler, c'était la tronche, toujours la tronche, et voilà comment ma vie, toute ma vie, s'était
expliquée. Je m'étais tordu, tourmenté, déformé sous les tenailles de la névrose, appliqué à bien
jouer la victime, de façon bien visible, bien ostensible, véritable statue de l'échec en carton-pâte.
Mais ce n'était pas un échec. Ce ne pouvait pas avoir été un échec. C'était ma vie. J'avais
vécu. Vécu précisément cela. Même si ma vie était passée à présent, à supposer même que j'eusse
encore vingt ans à vivre. “Ecris avec ton sang”, m'avait dit un ami. Eh, Francis, penses-tu qu'on
fasse exprès, d'écrire avec son sang ? qu'on puisse décider, se passer commande – d' écrire
avec son
sang ?
prions plutôt qu'il nous échoie seulement cette grâce, de pouvoir quelque jour
écrire avec
son sang...
D'autres souvenirs, d'autres révélations plus pénibles encore me parvinrent, celui de ma
braguette de pyjama ouverte sous le nez de la mère du correspondant allemand, celui de Véra
affalée devant moi sur son lit, ou me tendant le cou pour un baiser, voilà de quels abîmes (juste sous
la croûte friable des choses) je me suis un beau jour, et depuis quelque temps déjà, trouvé réveillé.
Par le simple développement, par le déroulement de mon ressort interne. Et quand je
repris connaissance, j'étais au centre d'une femme, immense, des prairies, des rivières, des forêts, et
tout cela était une femme.
J'étais au centre d'une femme, plutôt en son nombril qu'en son sexe, à l'air
libre, à l'aube, et le vent soufflait doucement sur moi. Or survint devant moi une femme réelle, d
e
taille ordinaire, montrant les yeux, le front, la bouche d'une femme, sans que je puisse autrement la
décrire, sauf à reprendre le motif des romans chevaleresques : “la plus belle qui fust oncques”. Et
comme je ressentais envers elle de la confiance, je reconnus à cette marque infaillible que
véritablement je me trouvais dans le domaine de la fiction.
Dans le monde réel en effet, le regard d'une inconnue n'est jamais bien éloigné de la
hargne (“il veut coucher le connard ?”) ou du foutage de gueule. De gugule. Ici, rien de semblable.
Une femme au regard sincère, comme si je venais de naître d'elle, sans que ce fût véritablement –
Dieu merci - ma mère. Celle que je voyais portait des bandeaux noirs, comme George Sand à vingt-
neuf ans ; or Musset disait de lui : “Je suis une pêche sur un tas d'orties”. E
lle me fit lever, me
présenta au Vigneron mon père, qui dirigea mes premiers pas vers une cave à flanc de falaise.
Reposaient là sous terre des rangées de fûts, dont il me fit goûter plusieurs pipettes, que je rendis
doucement dans un vase, en détournant la tête.
Je finis cependant par tituber, m'appuyant sur sa fille qui ne m'avait pas quitté. Nous
ressortîmes à l'air libre vers quatorze heures, au-delà des falaises. Je connaissais à présent le bon
vin. Père Vigneron portait la cinquantaine rouge et sèche, avec de courts cheveux crépus blanc gris.
Devant moi, s'alignant sur une plate-forme naturelle, se tenaient les disciples qui me borneraient ;
ils se poussaient du coude, jeunes gens et filles, car j'étais ivre. Derrière eux, en bas-relief, Dionysos
indien chevauchant le tigre, car je dompterais l'ivresse et son amertume. Le dénouement se déroula
dans la simplicité : je passai sous leurs yeux, pour leur édification, à cet état fusionnel supérieur
défini par les textes comme Virilité du Monde ou Moi-Dieu...
Rien de plus inscrit que les thèmes initiatiques : on naît, on vit, on meurt. Ce sont les
termes même de la vie. Puis tout reprendrait du début.

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