LE JEU DES PARALLELES
COLLIGNON LE
JEU DES PARALLÈLES 2
NOSTALGIE
« …qui
devait s'affiner, filer à l'infini, vanish and disappear,
Mylitsa, « l'un l'autre »
« l'un pour l'autre », « je t'aime » en
salade, tout ce paquet de lettres où
nous ne cherchons
plus rien.
Quel
somptueux mariage Mylitsa, extrasmart assistance,
les Prest, les Hampérus,
Vautour, Vorschlov de Berwitt, et tous les enfants. Cortège, lange
Wagen, lents éclairs glissants
sur les chromes, carillons,
moteurs et trompes
rugissants, caravanes
enrubannées (poignées de portes, ailes et antennes garnies de ces
petits papillons de tulle que huit jours de vapeurs d'essence
suffisent à transformer en petits tampax endeuillés. Femmes,
filles et garçons d’honneur
porte-traîne, enfants de
chœur, disposez bien les drapés sur la pelouse en
transparence
se devine la vasque et
le cygne. Souriez.
Nous
fûmes à notre tour rubiconds et
bovariques, jusqu'à
quatre heures on mangea puis il
fallut,
passé le dessert, témoigner de nouveau par
le bruit notre joie dans
la ville, vitres
étincelantes. Et dans la dernière voiture, gréée de poupe en
proue de rubans rose gras, médaillée comme
un foie de
porc et crucifiée
de bandes roses à pompons, perdus
dans le tulle
sur le siège
arrière, sous les plis finement
repassés,
tes
yeux tristes. Chaque fois que je
vois
passer un mariage,
que m’assourdissent
les
trompes synthétiques etc. braillant
aux feux rouges La
Cucaracha,
c’est
la même marée qui me
remonte
du cœur à
la gorge
où la salive s’accumule puis sous
les paupières – s’ils
savaient mon Dieu s’ils
savaient ce
que personne ne veut savoir, cette lourde
chose de la vie conjugale qui serpente et se replie entre berceau et
lavabo, la tâche que c’est de tendre à
bout de bras le jour en jour d’amour. Mystère dégradé en
cérémonie vineuse. Je n’avais pu obtenir de faire taire un seul
instant, rien que pour nous, la cacophonie des klaxons. Il faudrait
marcher seuls, émus, méditants...
Le
mariage reste en ce temps-là le Jeu où la vie se noue, sans
rémission, inéluctable,
etc.
Je
m’unissais à une divinité, énorme dans sa robe, en un rite
barbare, elle en blanc, moi en noir -
j’ai
l’impression d’y être resté. Toi le soleil, le soleil, la
bataille, et moi le plomb ; lourd, obscur, laborieux,
fonctionnaire.
Tu
es partie chez un vieil homme, sur une lettre absurde et enflammée.
Cette ville a pour nom Théople.
Je
ne l’avais vue qu’une fois. Tu as déjà tout un passé. J’ai
renié le mien, je te livre
aussi
mon avenir. Nulle aventure ne me tente, sauf celle du moine. Je
monologue en allemand, je capte à la radio le Süddeutsche
Rundfunk, j’ai
un tiroir entier de documentation, München, Wien, Hamburg. Pour
aller là-bas, me faire naturaliser, il faudrait me séparer de toi,
le jour où je voudrais trancher – nulle décision ne te coûte,
brusquée, vivante. Toi :
tu ne te sens pas coupable de vivre.
« Qu’est-ce
que c’est que ça ?!
« Je
hais, j’envie, j’aime… te hais, t’envie, t’aime… il ne
tient qu’à moi, naturellement » (« de... ») -
nous en resterons là pour le moment – 1000km, ce n’est pas le
bout du monde » - Mylitsa, surtout : danse, crois,
choisis ! Tu n’as cessé de pourchasser tes rêves, ils ont si
bien pris forme qu’ils pourraient sans surprise surgir tout armés
au-dessus du monde. Pour moi : ces briques que je vois, ce sol
terne ont déjà trop de poids pour contenir autre chose
qu’eux-mêmes. Plutôt que mettre au jour, « tirer au
clair », je voudrais refondre au gouffre la totalité de
l’existence. Du réel, faire un rêve : ton
juste contraire.
Une
âme vide que le monde ne saurait combler.
Une
âme comble que nul rêve ne peut aérer.
Jamais
je n’aurais dû devenir fonctionnaire.
Tu
projettes, j’aspire. J’ingère.
Ma
chambre est cubique et close. J’écris depuis mon lit – de
location, où tu n’auras jamais dormi, où les corps d’un couple
mort depuis longtemps ont creusé côte à côte leur place. Il fait
déjà froid. Je me mets sous le couvre-pied. Partout sur les murs un
papier peint bleu, cru. Gros
bleu dirait
Z. Le lit est immense et profond, craquant. Son cadre peut engloutir
plusieurs édredons. Mais
ton THÉOPLE
en
bord de mer a de si hauts immeubles, clairs et transparents ! Tu
n’y vois ni goudron ni galet ni la transpiration des gigolos sur
les matelas
de plage ni leurs corps moulés d’habits blancs sur les trottoirs
de la
rue Mayenne
Nos
rêves sont étanches
Je
bois beaucoup moins depuis que je lis Proust. Mais j’y étouffe.
Son monde m’est inassimilable.
Est-ce
que tu me manques ? Je te parle tout bas dans le creux de mon
bras, ce qu’on appelle la saignée. Je sais à quoi je m’expose.
J’aimerais changer de souffrance.
* * *
Halpérus,
Enthousiasme !
Ce
n’est pas trop de sauter en l’air, de danser, car je danse,
Halpérus ! Le Prince m’a fait inscrire aux Cours
Internationaux de Sandra Greathigh ! Les soldats criaient
THALASSA et s’embrassaient au milieu des glaces. Colomb criait
TERRE – et moi possède à la fois la Terre et la mer et la Ville ;
ses collines couvertes de pins, la ville où le béton lui-même est
harmonieux : clair, droit, volumes verticaux agrafant le ciel à
l’eau. Pendant que j’y pense, à propos de ce que tu m’as
écrit la semaine dernière, je suis d’accord bien entendu ;
la situation doit se dénouer. Je ne vois pas pourquoi tu en fais un
tel plat. Tu rumines, mon pauvre. Mais ici, il se passe des choses :
THEOPLE est vivante, et tu es mort. Théople est immense, mon cœur
est à sa mesure. Tu ne pourrais pas tenir ici. Ton âme à toi està
la mesure d’une chambre, d’une pantoufle. Peut-être
acquiert-elle ainsi sa densité. Mais la mienne passe à tous les
vents.
J’ai
une chambre – vaste, somptueuse. Battants de fer forgé devant les
glaces. Lustre en cuivre délirant, chaînettes et pendeloques.
Fenêtre à impostes bulbées – fourrures, tapis, lit à colonnes.
Partout du vert, du rouge, de l’or, des moulures en losanges.
Toutes les chambres donnent sur un mezzanine, filles d’un côté
garçons de l’autre – mais grâce au balcon – quelle
différence. Il doit y avoir d’autres chambres plus haut, je n’y
suis jamais montée. En bas c’est une espèce de salon, où le
Prince vient lire quelquefois. Nous le regardons depuis la
balustrade. Il ne monte jamais nous voir.
...Cette
scène que tu m’avais faite, quand je t’avais dit mon intention
d’aller là-bas ! « Exotisme de pacotille »,
« évasion de petit-bourgeois » ! Tu m’as traitée
de midinette, de pétasse à romans-photos… Oui, Théople est
laide, on n’y voit que des bâtiments, des magasins, pas de vieux
quartiers – « le Queisset » vous dit-on d’un air
dédaigneux mais c’est très loin – une circulation débordante,
du soleil, des plages privées...Gratin décati… « Babylone
de la connerie » disais-tu. Mais pour moi ! Quelle naïveté
bien sûr, quelle provincialerie – à la rigueur, si je parlais
d’expositions, de salons, de potins de cul – on serait indulgent,
on comprendrait. Il en est beaucoup même qui applaudiraient – où
peut-on vivre ailleurs qu’à Théople – mais pour moi ce
n’est pas ça.
...Les
dessous, les tripotages, « sonder la corruption sous le
masque », « les plaies secrètes » - c’est encore
trop plat. Je ne suis pas venue potasser une thèse. Rien de connu,
de répertorié. Je vois Théople à travers un prisme. Un
long volume blanc percé de trous stricts à intervalles constants :
le Centre Sandra Greathigh, sur la pente, comme un phare. Et de
l’espace où je m’exerce
baies
ouvertes sur la ville, mes battements de pied frappent buildings et
trottoirs pavés d’or, afin que
resplendissent
aux bords de mer les corps des androgynes aux longs flancs de sable,
et l’esprit de la danse, jambes ouvertes, entre les rues vivantes
et le soleil.
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