LEGITIME DEFENSE
COLLIGNON CONTES
ET ÉLUCUBRATIONS
LÉGITIME
DÉFENSE
La
rue s'allonge droitE comme un couloir entre deux rangées de poteaux
électriques. De là- haut tombe tous les trente mètres un cône de
lumière. Il est minuit.
Je
reviens à pied du cinéma.
La
rue est déserte.
Dernier
poteau d'ici cent mètres.
Puis
le noir : quartier neuf.
Avant-dernier
poteau. Je regarde dans mon dos la longue enfilade des petits points
brillants, qui s'enfoncent, qui s'enfoncent. Le dernier luit au ras
de l'horizon.
Un
autre point mouvant, vers moi. C'est une bicyclette. Mon ombre se
déplace d'arrière en avant, la bicyclette s'éloigne, voici
le dernier poteau dont l'ampoule tremblote – comme si l'électricité
en bout de ligne s'était essoufflée, à courir si loin.
Voici
le noir.
Le
lent dégradé de la lumière sur l'asphalte.
La
route tourne. Lune nouvelle. Plus d'autre lueur que les étoiles.
Tu
bouges t'es mort.
J'ai
sursauté. Il croit que je veux l'attaquer. Je mords sa main, il
m'empoigne, je frappe, je frappe, sa mâchoire sonne, il tombe, j'ai
frappé, il perd connaissance, je cogne des mains, des genoux, des
pieds, le sang coule à mes mains.
J'ai
ramassé son revolver et envoyé dans le noir une balle, deux balles,
trois, des volets claquent, les fenêres envoient leurs lumières, du
sang coule vers mes pieds.
Je
me suis mis à courir, parce que personne ne m'aurait cru, je suis
allé dans la prairie obscure afin d'y jeter l'arme. J'entendais :
"
Il est mort ?
-
Un médecin !
-
Il est parti par-là !
J'ai
parcouru un large demi-cercle dans la prairie, je suis rentré chez
moi pour me barricader.
Je
suis resté assis.. Mes mains et le haut de mon corps sont agités de
tremblements.
J'ai
bu. Je me suis passé de l'eau sur le visage, et je crois bien que
j'ai pleuré.
J'entendais
tout un remue-ménage. À soixante mètres de chez moi. Personne ne
m'a vu. Toutes lumières éteintes en parfaite sécurité. J'ai revu
la scène et ses détails. Je me suis aperçu de ma volupté : des
coups d'abord instinctifs, puis une violence, une lucidité de plus
en plus fortes, puis j'avais tiré au hasard sur ce corps déjà
mort, le revolver se cabrait dans ma main. Premier coup sur la temps
déjà mortel.
Qui
était-ce ?
Une
sombre envie à présent qui me ronge. Mais je ne pourrai pas me
renier. Je bois.
Je
ne peux pas m'endormir.
Je
n'aurais pas dû fuir. Si je n'en avais pas dit plus qu'il ne
fallait, j'aurais été acquité. Il
s'esst jeté sur moi, etc.
Un fou que j'avais tué. On m'aurait remercié. Ivresse du boxeur qui
assomme.
Je
m'endormis très tard sur ces pensées.
Le
lendemain j'ai repris la bicyclette, couteau dans la poche. J'ai
préféré le couteau au revolver, parce qu'il est silencieux, mais
aussi parce qu'il ne permet plus au corps de se déchaîner. J'aurais
même préféré les poings – mais le couteau permet des
raffinements. Le soir, toujours pas de lune, le temps est beau, dix
heures ont sonné. Je me suis mis dans un fossé, le vélo caché
sous les herbes, à douze kilomètres de chez moi. Derrière moi se
dressent les ruines inquiétantes d'un lotissement en construction.
J'ai
déjà crevé les ampoules à coups de pierre. L'endroit est bien
choisi : bientôt, c'est la sortie du cinéma. Un groupe qui rit et
parle fort :
"Ah
ah ! qu'il lui dit comme ça...
-
Tiens, il fait noir.
-
...et l'autre y répondait...
-
Alors il me met la main sur...
-
...la mise en scène !...
-
...je lui dis : ne vous gênez pas !..."
Le
groupe s'éloigne et le bruit de leurs pas.
Une
ombre attardée suit à vingt mètres. Mon cœur
bat, l'homme graillonne, se fouille les poches, je serre mon couteau,
vais-je
faiblir au dernier instant, je suis un lâche – non, si ?
Ma
gorge est sèche. La sueur pique mes poignets. Il m'a dépassé, je
me sens mou comme une chiffe, je sanglote presque, je suis soulagé,
comme si j'avais laissé un homme se noyer.
J'ai
envie de pisser.
Le
lendemain soir j'y suis retourné, après avoir bu un demi-litre de
vin. Je me suis tapi dans le fossé, les ampoules n'ont pas encore
été remplacées. Le vin diffuse en moi. Bandé à bloc et sur le
point de me briser d'un coup.
Et
je vis, comme la veille, une ombre qui marchait, d'un pas hésitant.
Le :même homme que la veille. Je l'ai frappé la première fois sur
la tempe gauche, et j'ai retourné le couteau dans la plaie, pour
sortir les esquilles. Puis desserrant les lèvres avec la lame, je
l'ai enfoncée dans la gorge, la main dans la bave. J'ai
retiré la lame. D'un coup circulaire, j'ai arraché un œil,
puis l'autre, que j'ai mis dans ma poche.
J'ai
enfin frappé la poitrine, ouvrant le corsage maculé pour voir à
quoi ressemblait un sein de vieille femme. Et j'ai plongé ma lame
dans ce sein. J'eus envie d'ouvrir le ventre, mais l'odeur m'aurait
incommodé. Je me contentai, à grandes secousses, de lui ouvrir les
bras dans le sens de la longueur, et pour finir, j'ai pris le corps
exsangue à bout de bras au-dessus de ma tête, pour le projeter sur
un tas de parpaings.
J'étais
ivre de vin et de sang. Je ruisselais de sueur, et de sang. Dans ma
bouche stagnait un goût (de sang). J'ai enfourché mon vélo, j'ai
filé.
L'air
me fouetta, me grisa. La dynamo ronronnait sur le pneumatique. Je
supportais une fatigue légère. Je vis une forme blanche, sur le
bas-côté. J'ai
frappé la jeune femme à la volée, dans le dos. J'ai ressenti à
l'avance, dans le bras, la secousse du coup.
Je
freine. Qu'elle est belle. Ses lèvres sont entrouvertes. Je descends
l'allonger sur l'herbe. Le sang poisse mes doigts. La lumière des
étoiles dessine son nez finemant arqué, ses joues creuses. Je pose
ma main sur sa poitrine, son cœur
bat.
Je
l'ai prise à bras le corps, j'ai serré très fort, je l'ai
embrassée longuement. La police m'a retrouvé au matin, profondément
endormi.
Je
suis en prison. J'aime cette femme, qui n'a pas compris. Personne n'a
compris. Les psychiatres m'estiment pleinement responsable au moment
des faits. Tous croient que je suis un monstre :j'étais simplement
en
légitime défense.
COLLIGNON CONTES
ET ÉLUCUBRATIONS 5
LES
FAIBLES
Grand
cocktail du prix G. Fumée des cigarettes, atmosphère onctueuse.
Henri de Sannes savoure son triomphe. À une extrémité du bar,
quelques femmes se sont rassemblées autour du brillant Louis
d'Eyraud, parfaitement ivre. Il repose entièrement sur sa jambe
droite. Sa voix est forte, ses yeux courent d'un visage à l'autre.
Toutes le contemplent.
À
l'autre bout dubar un remous se produit, les hommes trébuchant
protègent leur verre, les regards fusillent Michel Magnet qui tente
de percer la foule en direction du beau d'Eyraud.
Louis
s'aperçut qu'on ne l'écoutait plus. Il reconnut Michel et planta là
ses admiratrices.
"Ta
femme !
-
Nicolettina ?
-
Elle part.
-
Avec Jakubovitch ?"
Les
deux hommes sortent précipitamment.
"Ils
sont devant chez toi. Ils surveillent le déménagement.
-
Bordel de merde !
-
Non, c'est moi qui conduis."
La
Ferrari dévale l'avenue Hersch.
Michel
donne de nouveaux détails.
Quand
ils sont arrivée en tromhe devant le pavillon, Jakubovitch et
Nicolettina fuyaient précisément sur la route d'Amiens.
"Remontez-moi
tous ces meubles ! Je suis le mari !
Les
ouvriers haussent les épaules et remontent les meubles.
"Ce
sont eux, dit Jakubovitch.
-
Mon Dieu !"
Nicolettina
se serra contre son ravisseur. Les poursuiveurs, à leurs trousses,
dérapèrent. Louis d'Eyraud jura. Il engueula son camarade, puis se
reprocha de ne pas avoir surveillé son épouse. Michel se laissa
insulter, accéléra :
"Je
prends un raccourci.3
La
Ferrari cahote et débouche juste en travers, à cent mètres des
fugitifs. Les deux véhicules s'évitèrent en hurlant.
"Jacques,
ne frappe pas.
-
Ta gueule.
-
Tu ne l'aimes pas ! h urle d'Eyraud.
Il
pense : Si je ne casse pas la gueule à cet homme, elle me méprisera.
L'homme
trompé frappa son maître en pleine poitrine, sans entrain. L'autre
riposte, d'Eyraud d'arrête de taper. Il traite son adversaire de
lâche :
"Tu
n'as aucun mérite à me cogner ! Nicole, je t'aime !"
Nicole
est rentrée se jeter sur les coussins et s'est mise à pleurer.
...Michel
Magnet hésite.
Enfin,
les deux couples se séparent. Suivons Jakubovitch et Nicolettina,
que nous appelleront, pour plus de commodité, Jacques et Nicole.
Jacques
se laisse absorber par la volupté de la conduite automobile. Nicole
reconstitue les premiers mois de son mariage : elle avait toujours
raison. Louis d'Eyraud ne cessait d'abdiquer, en s'excusant. Elle se
rendait à d'innombrables réunions de
dames. Ces dernières parlaient de leur mari et les félicitaient en
leur absence. Parfois Louis d'Eyraud avait fait les frais ,
financièrement parlant, de leurs réussite.
Nicole
applaudissait à ces revers de fortune. Elle les apprenait avant que
son mari ne l'en eût informée. Tous et toutes le volaient. Louis
d'Eyraud, se laissait emprunter sans réclamer. Gémissait. Se
lassait de sa Femme et du Monde. À 28 ans après 4 ans de mariage il
s'est bourré la gueule. Et ainsi de suite cocktails dîners
réceptions, champagne californien par jet, brillant causeur !
Nicole est dégoûtée, Nicole s'en va. Elle le trompe, ou plutôt ne
le trompe pas, renvoie sa nouvelle queue. Puis les affaires
s'effondrent. Nicole ? un bibelot. Elle le raye, le reraye, se
fait remplacer. Dans la voiture en route vers le bonheur, Jack,
homme numéro 2, dit à Nicole :
"Pourquoi
fais-tu la gueule ? Parce que je t'ai larguée ?
-
Ta gueule.
Le
vert du tableau de bord éclaire sinistre, menton pas rasé du
deuxième homme, feux follets sur les branches de lunettes. Visage
énergique et brutal (nez droit,, grosses lèvres et fossette) –
grosse pomme d'Adam (tous les bons signes) costume sur mesures et
cravate à raies noires.
Sur
le volant reluit la chevalière en or.
Voiture
en sens inverse. Attendons-nous au pire. Les phares dessinent sur son
visage ses yeux froids, sa bouche entrouverte sur des dents, devinez,
immaculées, plus ! ...des cheveux courts dorés, "comme un
champ d'éteules au soleil levant". Et tout replonge dans
l'obscurité. Nicole se sent
toute
petite et merveilleusement protégée.
Dans
l'autre véhicule, c'est Louis d'Eyraud, avec son ami Chel (c'est
exprès), le ton monte entre les deux potes : "Tu m'avais
prévenu" dit Louis, 1m95 recroquevillé. Chel s'arrête, ouvre
la portière, soutient son ami jusqu'au deuxième étage, parce que
l'ami a bu : "Tu es chez moi", et la femme de Chel
reconnaît Louis. D'Eyraud est une espèce de loque aux yeux vides et
congelés. Il ne pense plus. Il s'est vidé tout le crâne. De temps
en temps il serre les poings, des canons (Pachelbel, Albinoni)
passent dans son crâne, et des chœurs
de Haendel mi-anglais mi-germains. Il se fait servir un cognac, se
redresse en criant salaud, le cognac roule sous le guéridon. Il
passe la nuit chez son ami Chel, personne n'a dormi.
Au
petit matin, "une pluie fine se tend comme un voile devant le
soleil tiède"et Louis retourne chez Louis. Dès qu'il a poussé
la porte ses gros ennuis lui tombent dessus comme un seau en
équilibre. Tout est à demi déménagé, des pas maculent le
carrelage, des meubles sont replacés de travers, des caisses montent
jusqu'à hauteur d'homme. Le bureau de Louis reste épargné. Louis
s'est assis, les jambes à l'abandon. Allah, bandons ! Ses yeux ont
couru sur les dossiers : tagada, tagada. Il a déplacé un
presse-papier. Son carnet de rendez-vous est comble. Je n'irai
pas. Disa-t-il. Il se sent dans un ascenseur. Autour de lui sur
quatre côtés les parois du puits qui descendent, qui descendent.
Donc
il monte, Ducon.
* * * * * * * * * * * * *
Nicole
vit avec Môssieur Jacques Monery.
La
v'là sur le divan la mine longue.
"Pourquoi
fais-tu cette figure, embrasse-moi.
Je
me suis fait chier. Dit-elle.
T'as
tout ç'qu'il faut. Il répond.
Je
ne peux pas mettre le nez dehors.
-
La ville d'Amiens-sur-Somme se fout de ce que nous sommes.
-
Je veux partir.
-
Ouais bonne idée, à Reims, c'est plus riant, nobody knows us.
Pendant
ce temps bourré comme pas deux le Louis d'Eyraud demande à son ami
en pleine rue d'intervenir, de "faire bouger les choses".
La scène est ridicule. Michel promet tout pour éviter le scandale.
Trop tard...
Il
est trop tard, mon amour,
J'ai
tout perdu, et sans retour
* * * * * * * * * * * *
Nicole
qui fait semblant de lire.
Derrière
son bureau Monsieur Monery travaille ou fait semblant.
Les
deux ont les fesses en blanc. Il
se demande à quoi elle pense. La femme. Il se demande à quoi il
pense. Il constate ceci (intérieur, sombre) :
"Quand
je rentre le soir elle ne répond pas
Elle est là vissée sur sa chaise à bras
Elle lit"
elle
compte les plis du rideau qu'est-ce que t'as ?
"Je
cherche un logement à Reims;
-
Tu ne préfères pas Rome ? Paris ? Zanzibar ?
Il
pense que les absents n'ont jamais tort. Il pense à rompre (déjà
?), à répudier – on ne ME fait pas marcher, les femmes c'est du
sport, je suis tout sauf vulgaire.
"J'ai
un travail fou". Lui dit-il.
Replace
le presse-papier avec irritation.
Nicole
qui sursaute (elle sourit dans le vague) – Monery qui répond. Il
se sent de plus en plus stupide.
* * * * * * * * * * * * * *
Nicole
prend le train pour Le Tréport. Elle arrive la première dans le
restaurant où Louis d'Eyraud (débourré) a
envie de la revoir. Elle se
débarrasse de son manteau ce qui est passionnant. Son mari se trouve
devant elle en costume clair très jeune. Il lui serre la main. Il
est aussi con que l'autre. Le silence aussi, ici. Le maître d'hôtel
prend commande du champagne et repart, Louis aiguille la conversation
sur le vin de Champagne
quoi-t-est-ce que tu préfères Pommery ou Geoffroy
hors-d'œuvre
ils se servent en silence elle évite son regard il lui prend la main
tu permets que je mange ? alors
Louis d'Eyraud ironise
on
dirait un premier rendez-vous
Ils
échangent leurs verres. Un rire et Louis : son travail, ses projets,
le vin qui revient, les renvois, les vins vinrent c'est mauvais. Les
cœurs
se pincent, au perdreau on se donne la main aufromage on se touche
dans les yeux, le soir le Louis l'a reprise dans le lit de couple on
passe au matin à neuf heures Nicole toute seule. Pas un bruit la
tête qui tourne elle s'assoit dans le lit tourmenté pour bâiller
le p'tit papier sur le réchaud ah chiotte le
"déjeuner d'affaires" avec un humérus de téléphone.
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