Les quêteurs de beauté, "Arènka", etc.
COLLIGNON
LES
QUÊTEURS DE BEAUTÉ
L
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"Ce que vous dites sur les prostituées de terrain vague ne
me surprend pas. Ainsi -
penchez-vous
un peu - dans cette encoignure, sous ma fenêtre, on a violé un
jeune homme
espagnol.
-
N'avez-vous pas appelé la police ?
-
Que pouvions-nous faire ? "
...Tanger
en pointillé : sur le plan, une quantité de rues, de places, de
ronds-points,
baptisés
et disposés selon les canons de l'urbanisme. Seulement, depuis le
rattachement
de
la zone franche au Royaume, l'argent manque. Entre les rues Vermeer
et Tolstoi,
au
centre ville, s'étend un terrain vague oublié. On y pénètre par
un trou du mur d'enceinte.
Dès
l'entrée, le sol se gonfle de bosses de terre, craquantes de tessons
de verre.
-
Ils l'ont violé à sept, à sept ils s'y sont mis. Sous ma fenêtre.
Ou en face, je ne sais
plus.
Le
jeune homme espagnol un soir descend la rue sans méfiance, avec
trois
camarades.
La discussion est animée. On rit de tout. Mais leur façon de rire
est différente. Deux
autres,
puis deux, par hasard, des cousins, de vingt à trente ans. Les
lampes brillent. Les
plaisanteries
tournent mal, les coudes se heurtent, l'Espagnol comprend qu'on
tourne ses
bons
mots en dérision.
C'est
un jeune homme de quinze ans, brun, les joues mates et pleines, il a
de grands yeux
et
les cheveux plaqués. Les autres, des grands Marocains secs,
l'entraînent par la brèche
avec
des mots durs et il se défend, il repousse les bras, il menace en
forçant la voix. Il croit qu'on veut lui casser la gueule.
"...et
il criait ! et il pleurait ! il en faisait, une histoire ! "
On
lui maintient les bras dans le dos, et puis on se ravise, on les tire
en avant, il lance des
ruades
dans le vide. Quand on l'a fait basculer, quand ils ont immobilisé
ses jambes,
il
a commencé à crier, car il a compris ce qu'ils veulent. Ce sont
d'indignes sanglots, des
L
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supplications
- les autres, excités par les cris, s'exhortent dans leur langue et
couvrent sa voix, l'insultent, halètent et le dénudent.
"...et
il appelait sa mère ! il appelait sa mère ! " Madre ! "...et
il appelait sa mère ! il appelait sa mère ! "Madre ! " -
le pauvre jésus ! comme il était mignon ! "
¡ Madre
! ¡ Madre !
La mère ne vient pas.
Elle n'est pas de ce quartier. Les cris s'étouffent entre les murs
des cinq étages. L'enfant pleure. Les autres hurlent, se disputent
les présé‚ances :
à
qui tiendra les jambes, à qui le tour, certains préfèrent
l'étroitesse, d'autres le confortable,
le
jeune homme pleure. Il a cessé de supplier, il ne se débat plus. Ce
n'est plus drôle.
Il
n'entend plus que les pensées qui se battent dans sa tête en une
seule immense
sensation
confuse de chute et d'une mère qui ne viendra plus Dieu merci, à
qui jamais plus il ne se
confiera
surtout ce plaisir ressenti, ce destin sans fissure où l'enfoncent
encore à
l'instant
ces coups sourds qu'il ne sent plus l'atteindre et la boue apaisante
coulée dans son
corps.
"Vous
avez regardé tout ça sans broncher, penchés à vos balcons sur
cinq étages, sans
intervenir
? À vous rincer l'œil ?
"Viens
voir ! qu'est-ce qu'ils lui mettent ! pauvre enfant
"Mais
qu'est-ce que tu crois ? Qu'est-ce qu'elle aurait donc pu faire, ta
police ? Tu
t'imagine
qu'en téléphonant tu l'aurais fait venir plus vite ?"
"...Chaque
seconde durait des siècles... »
"...On
voit bien que tu ne connais pas ces gens-là ! Ils se soutiennent
tous, va ! Tu penses
bien
qu'on n'aurait jamais retrouvé personne.
...Je
jure que je les aurais tous reconnus, tous les sept, dix ans après...
"...On
serait passés pour quoi, nous autres ? Encore heureux si on ne
s'était pas fait
enculer!
"
L
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Ils
me gueulent dessus, les adultes, à même le corps, ils me dépassent
de deux têtes, leurs yeux sont injectés de sang, jamais je n'ai vu
à ce point la haine de près, la véritable pulsion du meurtre,
s'ils n'y avait pas mes parents leurs amis me tueraient, ils me font
taire, mes parents, il est jeune, il ne comprend pas, il
faut l'excuser, on est en visite, ce n'est tout de même pas un
petit merdeux de quinze ans qui va gâcher la soirée, pour une fois
que les Chardit nous invitent (...)
...Pedro
Vasquez, homo à Lérida, l'extrême nord de l'Espagne, le plus
loin possible, avec
tout
un passé de vieille tante - la cinquantaine aux tempes argentée -
bien ri, bien bu au bar, beaucoup aimé, frappé les putes qui ne
sont jamais, jamais venues à son secours, qui ne lui ont jamais
donné ce plaisir qu'elles éprouvaient jadis peut-être, quand elles
étaient femmes...
ARÈNKA 6
Pour
les enfants qui lisent,
espèce
en voie de disparition...
ARÈNKA 7
Pourquoi
chercher dans les rénèbres ?
Je
suis là, moi, Georges-Emmanuel Clancier,
Resplendissant
chercheur drapé d'obscur,
Alambic cérébral des céréales d'or.
Pour
moi, prends ce balai de caisse claire
Et
conduis-le au sein du tambour,
Frotte de sa paillette la peau de l'âne mort.
Un
rien suffit à Dieu : tout s'effondre,
Et
le seul fait d'être regardé (...)
ARÈNKA 8
Il
était une fois une planète toute ronde et toute brillante, comme
une de ces grosses billes appelées "biscaïens", que les
garagistes recueillent pour leurs enfants dans les vieilles roues des
voitures.
Il
n'y avait rien de solide à la surface de cette planète, ni
continent, ni petite île, mais un immense océan sans vagues, et
luisant. C'était peut-être du mercure, comme celui des thermomètres
: on ne pouvait ni en boire, ni s'y baigner.
Pourtant,
la planète Arènka (c'est ainsi qu'on l'appelait) possédait des
habitants. Ils ne vivaient pas dans le liquide, car aucun poisson ne
peut respirer dans le mercure, ni sur le liquide, car personne
n'aurait eu l'idée de se promener en barque. Non. Les habitants
d'Arènka, ou Arènkadis, vivaient en l'air, au-dessus du Grand
Océan, dans d'immenses pyramides suspendues la tête en bas
au-dessous des nuages.
Comme
il est dangereux de sniffer des nuagesde mercure, ces hommes avaient
inventé des filtres pour ne laisser passer que le bon air, et toutes
sortes de merdicaments.
Bien
sûr, ils avaient aussi inventé le moyen de maintenir en l'air ces
pyramides creuses, qui grouillaient de galeries à la façon des
fourmilières, et une multitude d'Arènkadis. Lorsqu'ils avaient
découvert la planète, bien longtemps auparavant, voyant qu'il n'y
avait nulle part où se poser avec leuurs pyramides, ils avaient
envoyé vers la surface du Panocéan des colonnes d'air très
efficaces, afin de rester ainsi suspendus. Mais ces colonnes d'air
creusaient de fortes vagues, et tout le monde perdait l'équilibre à
cause des remous et vomissait parles fenêtres, ce qui formait de
très vilaines taches en surface.
Ils
eurent alors l'idée d'envoyer des vibrations électro-magnétiques
sur le Grand Océan. Cela fonctionne comme deux aimants : parfois ils
s'attirent et se collent, parfois au contraire ils se repoussent, et
tu ne peux les joindre. C'est ce qui se passait entre les pointes des
pyramides et l'Océan.
Ils
avaient inventé cela. Mais souvent, des orages très violents
éclataient, des éclairs démoniaques frappaient la planète ou les
pyramides, et tout le monde devenait sourd à cause
ARÈNKA 9
du
tonnerre, ou recevait des décharges électriques. Alors on avait eu
l'idée que voici : les Arènkadis étaient très savants et très
intelligents. Ils croyaient beaucoup aussi en leur Dieu, qui leur
donnait une grande force quand on le priait très fort et sans penser
à autre chose. Ce n'était pas une force des muscles, mais une force
de l'esprit. Les habitants de chaque pyramide, c'est-à-dire de
chaque ville, choisirent parmi eux les dix personnes les plus
intelligentes et les plus croyantes : cinq hommes et cinq femmes.
Ils
fabriquèrent au centre de chacune des pyramides une pièce aux murs
de métal, toute blanche, toute vide. Ils y placèrent une de ces dix
personnes et lui demandèrent de se concentrer très fort, de prier
leur Dieu sans penser à autre chose, pour que la lourde masse restât
suspendue, pointe en bas, au dessus du Grand Océan.
L'homme
ou la femme pouvaient rester assis au centre de la pièce, les jambes
repliées, pendant dix jours sans boire ni manger ni remuer, parce
que le Dieu les aidait. On disait "l'odek est en
méditation", et tous étaient rassurés. Odek est un mot
arènkadi, signifiant à peu près "maître" ou
"maîtresse".
Tous
les dix jours, ils se relayaient, pour ne pas être fatigués, et
aussi pour que chacun d'eux n'ait pas la tentation de se croire
supérieur aux autres. Les neuf qui ne méditaient pas, en attendant
leur tour, s'occupaient ensemble du gouvernement de la Cité. Chaque
pyramide restait ainsi en suspension au-dessus du Panocéan, toujours
à la même altitude, et pourtant si lourde que le vent ne pouvait la
mouvoir.
C'était
comme de grandes villes, où l'on trouvait exactement ce qu'il y a
dans nos villes à nous, mais en plus propre : des rues, des
galeries, des ascenseurs pour ceux qui n'avaient pas peur. Et des
tapis roulants. Chaque famille avait son appartement à soi, mais
plusieurs familles pouvaient vivre dans un seul grand appartement, et
les enfants s'occupaient des adultes tous ensemble. Bien entendu,
chaque enfant devait se coucher de bonne heure et apprendre ses
leçons, car il y avait beaucoup d'écoles dans ces pays-là, pour
que tout le monde devienne très savant. Les adultes se croyaient
naturellement les plus savants de tous, parce qu'ils avaient inventé
des machines très efficaces et parfaitement silencieuses, qui
savaient même se réparer toutes seules.
Elles
savaient se fabriquer de la nourriture, meilleure que la naturelle ;
à soigner rapidement les quelques maladies qui restaient encore ; à
prolonger la vie jusqu'à plus de cent cinquante ans ; à
ARÈNKA 10
purifier
l'air, à fabriquer de l'eau. On exerçait d'abord les enfants avec
de petits jeux électroniques, où des personnages rigolos faisaient
sauter des crêpes ou échappaient à des requins. À partir d'un
certain âge, les enfants apprenaient à se servir de vraies
machines, qui fonctionnaient à peu près de la même façon, et on
leur interdisait de jouer à des jeux de bébés. À dix-sept ans,
personne ne jouait plus : c'était interdit. On était un peu triste,
mais on s'y faisait très bien. En tout cas, on aurait bien fait rire
les adultes en leur disant que les enfants étaient plus savants
qu'eux. La vie continuait dans les pyramides sur pointe, parfaite,
pas trop fatigante, un peu ennuyeuse parfois.
Tellement
ennuyeuse même qu'un beau jour, le chef de la plus grande pyramide,
qui commandait à tous, réunit ses conseillers, hommes et femmes,
pour une discussion exceptionnelle. "Voici ce que j'ai à dire,
commença le chef, qui s'appelait Fézir. Nous avons tout ce qu'il
nous faut. Nos enfants naissent dans des hôpitaux, et nos cinémas
ne désemplissent pas. Tout le monde fait du sport et de la
gymnastique. Il n'y a plus ni fous, ni malades. Mais moi, le chef,
je m'ennuie, et j'ai appris que beaucoup de personnes parmi vous, et
dans toutes les pyramides, s'ennuyaient comme moi.
-
Il faut ouvrir des maisons de jeux, dit un conseiller.
-
Je vais écrire d'autres livres, proposa une conseillère.
-
Nous avons des salles de jeux ouvertes toute la nuit, dit le chef. On
peut s'amuser à perdre de l'argent autant qu'on veut. Quant aux
bibliothèques, elles débordent. Non, c'est autre chose qu'il nous
faut, quelque chose qui ne se trouve pas sur notre planète.
-
Mais puisque nous avons de tout ! s'écria le conseiller en écartant
les bras.
-
Il faut croire que c'est quelque chose que nous n'avons pas, dit un
deuxième conseiller.
-
Tu est très intelligent d'avroir trouvé cela tout seul ! dit Fézir.
Nous allons envoyer une expédition dans l'espace.
-
Formidable ! s'écria le deuxième conseiller. Je veux piloter une
fusée.
-
Tais-toi.Tu es tout juste capable de maintenir la pyramide en
équilibre, et la dernière fois, au lieu de méditer, tu avais
dormi, et nous étions la tête en bas. Nous enverrons dans l'espace
des gens capables, des marchands. Leurs vaisseaux spatiaux sont
spacieux, ils peuvent transporter des tonnes de marchandises aux
quatre coins de la galaxie.
-
Mais, chef, la galaxie n'a pas de coins !
Fézir
foudroya l'imbécile d'un air si furieux que celui-ci rentra la tête
dans ses épaules comme une tortue, et se tut. Les marchands
acceptèrent volontiers : ils allaient voir du pays, ça les
désennuierait, eux ; surtout, ce qui est bien souhaitable pour des
marchands, il feraient des échanges de marchandises, et une grande
quantité de bénéfices. Trois fusées partiraient le même jour de
trois pyramides différentes, si longues et si larges qu'on aurait
plutôt dit des immeubles de quarante étages... Il y avait dans
chaque pyramide un conduit spécial, commme un tuyau de canon, qui
s'ouvrait au centre de la terrasse d'en haut. La chaleur dégagée
par le décollage était emmagasinée dans des radiateurs à
retardement, pour améliorer le chauffage des habitants et faire
mûrir les fruits artificiels.
Vous
voyez, tout était très bien organisé.
Les
marchands naviguèrent très longtemps, chaque groupe dans une
direction différente. Ils visitèrent de nombreuses planètes
habitées tantôt par des hommes tantôt par des animaux de toute
sorte, très intelligents et qui savaient fabriquer une quantité
d'objets utiles et précieux. Leur voyage dura des années.
Sur
chaque planète, ils proposaient leurs marchandises et en obtenaient
d'autres en échange. Pendant de temps, sur Arènka, des guetteurs
observaient le ciel avec impatience, car le premier à signaler le
retour d'un vaisseau recevrait une forte récompense. Enfin les
marchands revinrent, rapportant plus de choses qu'ils n'en avaient
emporté.
Il
y avait des tissus précieux, d'une matière inconnue sur Arènka. Le
chef s'en fit tailler des vêtements pour lui et toute sa famille. Il
y avait des fruits énormes, des diamants géants, des bijoux
sculptés. L'un des vaisseaux ramena même des esclaves, hommes et
femmes. Les marchands rapportèrent des machines à prédire
l'avenir, mais les Arènkadis ne surent pas s'en servir. Les cales
des vaisseaux semblaient inépuisables. On mit des semaines à les
vider. Pourtant, lorsqu'on eut déchargé le dernier tonneau de vin
de chenilles et la dernière machine à se laver les mains, force fut
bien de constater que les gens d'Arènka s'étaient tous enrichis, au
point que nul ne paya d'impôts pendant trois ans, mais que l'ennui
pesait toujours, et même de plus en plus.
Le
chef Fézir avait un fou, le fou du chef, nommé Zirfé. Un jour,
Zirfé dit à Fézir :
"Avez-vous
remarqué cet enfant ?
-
Ce quoi ? dit Fézir.
-
Ces petites choses qu'on aperçoit là, à travers la longue-vue...
Zirfé
avait dirigé l'appareil sur une cour d'école, une espèce de trou
confortable et lumineux, bien à l'abri des regards adultes.
Fézir
appliqua son œil contre le verre, d'un air renfrogné. Un petit
garçon lui apparut. Il jouait aux osselets, les lançant, les
ramassant, en laissant certains sur le sol, apparemment au hasard.
"Je
suis certain, dit le fou du chef, qu'il ne s'ennuie pas, lui.
-
C'est un hasard ! cria le chef du fou en s'écartant de la lunete.
Nous n'allons pas retomber en enfance, j'espère. Ordonne qu'on se
prépare...
-
Je ne suis que Zirfé, modeste fou. Je ne peux rien ordonner...
-
C'est bon ! Fais venir le général Albotchi, nous discuterons
sérieusement, lui et moi... Quant à toi, le dingue, tu peux
rejoindre le dingue dans sa cour de récréation si tu le désires.
Zirfé
obéit, et s'amusa beaucoup avec le petit garçon. Pendant ce temps,
le chef et le général discutaient sérieusement, les yeux et les
doigts sur une carte du ciel. Ils décidèrent une vaste et triple
expédition contre les trois planètes les plus riches : Bezda,
Gonzalès et Varaké.
"Ces
marchands nous rapportent des soies magnétiques, de l'or naturel et
des diamants de fiente d'autruche : techniques remarquables, certes,
mais qui ne nous rapportent rien, que ce que nous avions déjà. Les
marchands de ces pays-là sont aussi rusés que les nôtres. Ils ne
donnent que ce qu'ils veulent. Ils gardent leurs secrets.
"Envoyons
donc nos armées, pour les forcer à tout donner. Je compte sur vous,
général Albotchi !
Le
général cogna son poing de fer sur sa poitrine, ce qui était le
salut militaire d'Arènka, et sortit en pétant de façon
réglementaire.
Le
départ des soldats fut grandiose. Le bruit des fusées couvrit la
musique militaire. Elles tournèrent plusieurs fois autour des
pyramides, en faisant des boucles et des loopings de garenne, et
jusque sous les pointes des pyramides. Pendant ce temps, les odeks
méditaient de toutes leurs forces, pour que l'équilibre ne fût pas
rompu.
Les
soldats firent de l'excellent travail. Ils ne portaient ni armes ni
armures, mais une espèce de couverture électrique invisible,
appelée "champ magnétique". Par une opération de leur
volonté, ils augmentaient l'action de ce champ magnétique, et les
ennemis ne pouvaient plus faire un geste, ou bien se mettaient à
leur obéir.
On
voit que ce n'étaient pas nécessairement des brutes sanguinaires.
Arènka,
au début, ne commandait qu'à elle-même. Bientôt les conquêtes
s'ajoutèrent aux conquêtes. Lorsqu'une planète possédait des
métaux plus précieux ou des esclaves plus bronzés, l'armée
d'Arènka cernait la planète et déclenchait ses rayons paralysants.
Quand
les indigènes se réveillaient, les officiers d'Arènka étaient
partout, et il fallait obéir au nouveau gouvernement. Fézir
recevait tous les mois les ambassadeurs vaincus. Ils apportaient des
cadeaux, on les logeait dans de somptueux appartement près du centre
de la pyramide centrale, puis on les renvoyait faire régner l'ordre
chez eux.
Les
habitants d'Arènka furent fiers d'appartenir à un peuple si
puissant. Ils s'habituèrent aux cérémonies militaires, aux remises
de drapeaux de couleurs si diverses. On se pressait dans les salles
d'exposition pour admirer les trésors rapportés par les soldats,
les prises de guerre de tous ces pays inconnues. Pendant plusieurs
années encore on ne paya pas d'impôts. Chaque fois qu'un soldat
rentrait dans sa famille, c'était la fête chez lui pour une
semaine. Avec tout l'argent que devaient les contrées soumises, on
rénova toutes les galeries. Les couloirs et les places commerciales
gagnèrent en clarté, les appartements en couleurs vives.On éleva
dans les cavités de vastes monuments de métal, et plusieurs
pyramides furent entièrement recouvertes, même par-dessous, de
feuilles de platine, plus précieux que l'or.
Les
gens d'Arènka furent encore plus fiers d'être de Arènkadis. On fit
changer le drapeau, en y mettant plus de rouge et d'or. Le salut
militaire remplaça la poignée de mains, et les enfants jouaient aux
soldats comme ils auraient joué à autre chose, parce que, de toute
façon, tout les amusait.
C'est
ce que fit remarquer le fou à son chef, Zirfé à Fézir :
"Les
enfants ne s'ennuient toujours pas. Mais nous autres, que
ferons-nous, s'il ne nous reste plus de planètes à conquérir ?
-
Tu dis des sottises, Zirfé : il y a toujours une planète après une
aure planète.
-
Bien sûr, Votre Immensité. Cependant nos conquêtes intéressent de
moins en moins nos Arènkadis: le dernier défilé n'a pas attiré
beaucoup de monde, juste des enfants, qu'on avait forcés à venir,
et qui se moquaient très forts des chars inerplanétaires.
-
C''est bien la preuve que les enfants sont des imbéciles. Moi, on
nem'a jamais forcé à rien. Les enfants n'ont pas de secret.
Le
fou du chef dit au chef que le chef répétait souvent cette dernière
phrase ces derniers temps, parce qu'il n'en était pas sûr. Alors le
chef se fâcha. Il décida sur-le-champ d'expédier, sur toutes ces
planètes conquises, des cargaisons entières d'ethnologues. Les
ethnologues sont des savants, et des savantes (".e.") très
curieux.ses tout : ils s'introduisent dans votre village, dans votre
famille, et vous posent des tas de questions indiscrètes : pourquoi
vous êtes blancs, ou noirs, ou jaunes, et quel effet ça fait d'être
de telle ou telle couleur ; pourquoi vous prenez votre fourchette de
la main droite, alors que votre sœur utilise sa main gauche ;
pourquoi il y a une grand-messe le dimanche, et seulement une petite
les autres jours ; pourquoi on tue les poules, alors qu'on laisse les
bébés vivants, mais pas les insectes qui font "vrrr" ou
bien "cra-cra-crac".
Bref,
un ethnologue se rend chez les peuples lointains et tentent de leur
prendre leurs secrets de vie.
-
Parmi tous ces peuples que nous avons soumis et contrôlés, nous en
trouverons bien un qui soit plus heureux et plus équilibré que le
nôtre, dit Pourvina, la cheffe des ethnologues, car les Arènkadis
confondaient encore le bonheur avec l'équilibre, et adoraient tout
ce qui était "chef" ou "en chef". Les
expéditions découvrirent donc des gens bizarres, aux coutumes
bizarres : certains enterraient même les gens jusqu'à ce qu'ils
meurent. Enfin je n 'ai pas très bien compris. En tout cas les
planètes les plus lointaines n'éaient pas les plus intéressantes :
les plus proches étaient les plus drôles !
"Après
tout", dit Vargo, le sous-chef : "si nous nous étudiions
nous-mêmes, peut-être que nous nous trouverions extraordinaires
nous aussi'.
Cette
phrase déplut en haut lieu, et Vargo se fit virer comme un
malpropre.
L'ont
partit donc étudier les planètes. La plupart ne possédaient pas de
fusées : personne ne les avait inventées, ou bienles gens croyaient
que ça n'aurait pas été près de servir à quelque chose, et ils
n'avaient pas tout à fait tort. Mais il connaissaient, au moins de
vue, les Arènkadis, parce qu'ils avaient aperçu des points lumineux
se déplaçant très vite dans leur ciel.
Bien
entendu, l'idéal pour un ethnologue est de circuler dans la foule
sans se faire remarquer. Rapidement, au lieu d'atterrir sur la
planète à étudier en faisant beaucoup de bruit, de capturer des
habitants pour les ramener sur Arènka, la commandante en chef
préféra laisser tourner la fusée extrêmement haut, envoyant un ou
deux hommes directement vers la planète, après les avoir rendus
invisibles par une nourriture soigneusement élaborée.
Les
Arènkadis découvrirent toutes sortes de coutumes et de lois
étranges ; et chaque peuple disait son nom à l'explorateur, et il y
avait un grand nombre de peuples par planète. Les Tapados se
peignaient en vert totu le côté gauche, "afin"
disaient-ils, "d'avoir de quoi pleurer agréablement". Les
femmes Plig partaient à la chasse avec de grandes jattes à fond
plat, remplies d'eau ; les oiseaux y buvaient, elles se jetaient sur
eux, leur pelaient le croupion et se servaient des plumes pour
écrire.
Les
Komsomols et les Autard-Auvistes, toujours en guerre depuis 325 ans,
fêtaient chaque année la victoire, alternativement. Il se tenait un
grand banquet, où l'on servait du thon plat ; mais une assiette
était empoisonnée, au hasard, pour que la guerre puisse reprendre.
On s'amusait bien. Dans le pays Chiliam, les bâtons des sucettes
étaient les doigts secs des morts. Au Dripdom, les enfants fessaient
leurs parents tous les 31 du mois. En Polgag, les gens faisaient
semblant de s'aimer le jour ; la nuit, c'étaient les disputes,
lescoups. Un petit enfant tout seul, Canalom,dirigeait une planète
entière ; on ignorait s'il était satisfait, ou non, de voir des
vieux mentir ainsi, car son visage restait immuable.
Ces
deux derniers exemples troublèrent Pourvina, la Commandante en chef,
car les enfants tenaient un rôle important dans ces pays-là, et
comme tous les Arènkadis, elle les croyait incapables. Mais elle
pensa vite à autre chose.
Il
fallait transmettre toutes sortes d'informations par radio et par
satellite. Tous ces peuples avaient des façons de vivre si étranges
! Des savants, sur Arènka, se mirent à composer d'énormes livres.
D'autres savants, appelés philosophes, tirèrent de ces
premiers livres d'autres livres plus compliqués, avec beaucoup de
théories nouvelles.
Tout
cela fut enseigné dans les écoles, et les élèves apprirent qu'il
fallait être libre, mais on continua à les punir quand ils
arrivaient en retard, ce qui était très hypocrite. Quant aux
adultes, comme d'habitude, ils se disputèrent pour savoir s'il
valait mieux vivre comme les Gabas, par exemple, qui mangeraient
presque exclusivement du yaourt, ou les Douzics, qui faisaient frire
les souris ; comme les Chiliams (décidément), qui adoraient les
morts et leur faisaient des prières, ou les Italophobes, qui ne
croyaient ni en Dieu ni en Diable. Et justement, à propos de ces
deux peuples-là, il vint une idée au grand Fézir :
"Nous
avons besoin, s'écria-t-il, d'une religion nouvelle, qui rende à
tout le monde ce que nous avons perdu sur Arènka. Personne ne croit
plus en rien ni à rien sur notre planète, et les prêtres sont au
chômage.
Le
fou du chef observa que les Italophobes non plus ne croyaient rien,
et que pourtant, d'après les statistiques, ils se trouvaient
parfaitement heureux.
"C'est
parce qu'ils n'ont jamais connu de religion, dit le chef. Un aveugle
de naissance ne regrette pas de ne rien voir, mais celui qui a perdu
la vue au milieu de son existence regrette le temps où il y croyait.
Nous avons perdu la foi en notre religion, elle nous sert juste à
tenir nos pyramides en équilibre sur la pointe.
"Il
nous faudrait une religion universelle, et qui soit au-dessus d'elle,
une sorte de super-religion.
-
On l'appellerait le syncrétisme,dit le fou, qui n'était pas crétin.
Fézir
le considéra avec étonnement, car c'était bien la première fois
que Zirfé employait un mot si savant sans se tromper.
Le
chef demanda que tous les prêtres de toutes les pyramides se
réunissent, et décidassent d'envoyer dans l'espace un vaisseau tout
rempli de prêtres, qui feraient une enquête sur toutes les
religions possibles, car les informations des ethnologues manquaient
singulièrement de précision. Puis on choisirait la meilleure
religion, ou bien on en fabriquerait une autre à partir de celles
qu'on connaîtrait.
Bien
entendu les vaisseaux ne rapporteraient pas d'argent : ce seraient
des vaisseaux sans gains.
...Mais
à la place du chef, nous autres, nous nous serions méfiés : en
effet, les enfants d'Arènka, malgré les claques, ne cessaient de
rigoler dans tous les coins des deux cent cinquante pyramides, ce qui
faisait beaucoup de coins, beaucoup de claques et beaucoup de
rigolades. L'idée d'une expédition de prêtres leur semblait
complètement idiote.
"Ils
n'ont pas trouvé Dieu dans leurs têtes, disaient-ils, et ils
s'imaginent le découvrir entre deux planètes comme une bite dans un
trou de balle !"
-
Un enfant ne pense pas à ces choses-là ! leur disaient les parents,
et les privaient de dessert.
-
Mais si ! Messie ! répondaient-ils.
-
N'oubliez pas, reprenaient les parents, que sans eux nous n'aurions
ni la sagesse, ni l'équilibre au-dessus des mercures !
On
avait laissé trois prêtres par pyramide.
À
quoi les enfants moins bornés répliquaient :
"C'est
un truc de magie ! Ce n'est pas la preuve de Dieu !
-
Ces enfants, dit le chef, nous fatiguent. Larguez l'expédition !
Sic
factum est, ce qui signifie en latin "ainsi fut fait".
Les prêtres voyagèrent bien, mangèrent beaucoup de steaks en
caramel, burent beaucoup de jus de groseille alcoolisé, ou Risibel,
et tous les matins, tous les midis, tous les soirs, n'oubliaient pas
de dire leurs prières, bref, ils s'exerçaient, et la fusée volait,
mais sans consommer de kérosène.
Les
prêtres non plus n'étaient pas des imbéciles :on apprit bientôt
grâce à eux, par radio-télévision, la totalité des religions et
des philosophies du monde. Pour les habitants de la Terre, ils y
renoncèrent : il y en avait trop. D'ailleurs, notre espèce humaine
avait été reléguée par les prêtres dans une sous-classe.
Sur
l'insistance du chef, ils finirent tout de même par se pencher sur
notre fouillis, à condition de prolonger d'un an leur mission aux
frais de l'État. Quand
enfin ils revinrent, les Arènkadis étaient bien avancés :toutes
les religions de l'univers étaient déjà sur fiches depuis un
siècle, par colonnes et catégories : à undieu, à deux dieux, à
trois dieux, etc.
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