Le numéro comique
C
o l l i g n o n H a r d t V a n d e k e e n
LE
NUMÉRO COMIQUE
Être
clown n'est pas ce qu'on croit. C'est un métier. Cela s'apprend. Sur
le tas aussi. Mais il y a des écoles de clowns. Si tu es doué, tu
auras besoin de l'école ; si tu ne l'es pas, dix ans de piste
n'y feront rien. Si tu parviens un jour à te faire accepter dans la
lignée des paillasses, tu pourras bien éblouir le public, épater
le profane, mais jamais un seul de tous ceux qui t'auront pour finir
adopté, de ceux qui désormais constituent ta famille, ne
manifestera la moindre admiration, le moindre étonnement :
estime-toi toujours heureux d'avoir quelquefois inspiré de l'estime.
Souvent tu auras été clown de naissance, car c'est bien le diable
qu'un clown immédiatement doué ne soit issu d'une dynastie, école
ou non ; et c'est cela que tu as oublié, Tcherkossian, ou que
tu n'as jamais voulu avoir : une Dynastie.
Tu
as pensé qu'il suffirait d'un exotisme, d'un nom en -ssian,
pour
incarner le Chout, le Bouffon, Petrouchka – or le clown vois-tu
n'est pas l'artiste de la troupe, celui-qui-fait-rire, tandis que
d'autres trimeraient à ras de crottin en dessellant les bêtes ou en
domptant les tigres – mais c'est lelui,
le clown, comme tout le monde, qui bosse dans la bouse, douche
l'éléphant, monte les gradins, à la courbature de son dos. S'il
dit tout haut ce que les autres ne disent pas, il fait tout ce qu'ils
font. Il conduit aussi les camions, nourrit les fauves
à bouts de crocs, et c’est lui, le clown, qui détournait le
public, par ses contorsions, de la trapéziste disloquée sur la
piste.
Musicien,
il jouera le Troisième impromptu de Schubert sur une corde à
travers un gant de boxe, du saxo la tête dans l’eau ; et tu
prendras les baffes avec grandeur. Zavatta dit : « Si je
reçois un coup de pied au cul et que les enfants rigolent, je suis
le plus heureux des hommes ; si personne ne rit, je ne suis
qu’un pauvre type qui vient de recevoir un coup de pied au cul ».
Voilà pourquoi le clown est le plus humble, le plus orgueilleux, le
plus vulnérable des artistes – celui sur qui tout le monde compte,
qui répond présent
partout
où les autres défaillent, bien qu’ils ne défaillent jamais,
précisément parce qu’ils n’ont
jamais défailli, pour se faire à jamais justifier d’être le
Verbe, l’Esprit, le clou que tous attendent, celui pour qui parfois
l’on est venu avec toute sa famille, en faveur duquel on pardonne
tout le reste si le reste est raté ; en
vérité un cirque avec un mauvais clown est un cirque mort, un
cirque, à la lettre, qui n’existe pas.
Nous
pourrions tout autant il
est vrai célébrer
le dompteur, triomphe immémorial de l’homme sur la brute, ou
les antipodistes échafaudés les uns sur les autres et qui défient
les lois de la résistance cardiaque ; mais la vanité m’incite
à voir dans le clown la quintessence de tout ce que l’homme,
homo faber, homo
erectus, homo sapiens,
est capable d’offrir à l’homme en sa plus sacrée, en sa plus
immortelle représentation. C’est pourquoi, Tcherkossian,
toute
la troupe, après un entretien très grave, comme on dégage
lentement la tête d’un nouveau-né, enfanta pour toi ce que tu
n’aurais pu enfanter de toi-même : ce qui procède au plus
près du Clown, plus seul encore et plus rongé de doute, un
comique. Et même à supposer que les plus grands, que Devos à lui
seul, qui d’une mimique, d’une pichenette, d’un ballon,
enchaîne à ses pieds le public, au point que la plus fugace
expression passe pour un gag et déclenche le rire, c’est encore au
clown qu’il soutire tout ou partie de son jeu.
Ressemblances
ou différences (tyrannie
du rire à heure fixe, même
si son
propre fils se
tue à moto le jour même)
le
spectacle continue ; que l’on soit clown en piste ou comique
de cabaret, le spectacle continue. Il ne peut s’interrompre
puisqu’il est sacré, dans son bondissement
vers
le ciel, quitte à s’y heurter, à s’y cogner(...)
la tête,
quitte
à tomber – car il est du devoir absolu de l’artiste de ne jamais
révéler, de ne jamais sous-entendre au public qu’il va mourir,
qu’il doit mourir – ce qui adviendrait immanquablement,
immédiatement, si le spectacle, ne fût-ce qu’un instant,
s’interrompait. Le clown, le
comique, sont
pluriels, ils jouent devant leurs pairs, mais chacun
reste
seul,
seul avec tous
(Terzieff).
Il
est rongé. De bile. De peur. Suant d’angoisse par caque pore. Il
danse sur la corde raide entre « juste espace » et
« fusion », communion et cabriole – pour placer son
effet, comme
un revers, une estocade. Le
comique est un susceptible, un mesquin, sitôt pris à partie
personnellement, sans recours ni atténuation, sans filet, « seul
en scène » comme on dit à présent (exit
le
hideux one man
show). Perdu,
flingué, pour peu que son dernier «mot » ait
capoté.
Nul
plus que lui n’est guetté par la chute, l’ulcère – le fiel.
J’étais comique. Venu d’un numéro de prof qui ne m’intéressait
plus – public obligatoire : où est le danger ? Je
faisais rire, soit, avec passion. Mortifié d’autre part jusqu’aux
moëlles, si le respect m’était refusé.
Le
comique déteste qu’on le prenne pour un comique. Mais à cinq ans
de la retraite, j’ai décidé de monter mon propre spectacle, pour
y inclure certains cours, justement. Pour commencer, je me servais
d’autres personnes. Puis j’ai fini par me servir tout seul,
devant des pupitres vides. « Ne t’attends qu’à toi-même »
disait ma grand-mère du Jura. L’expérience m’a montré que
l’association était la plus mauvaise façon d’entreprendre quoi
que ce soit. Le
fait artistique n’a rien à foutre de la démocratie. N’est pas
Mnouchkine qui veut. Le fantaisiste, le soliste, n’est d’ailleurs
pas un comédien. Il sera toujours, qu’il le veuille ou non, un
aristocrate autoproclamé, éminemment contestable – seul.
Dictateur
de moi-même, je
suis parvenu à extirper le rire de ces cons d’en face. J’ai joué
le prof, les parents (odieux), l’administration. Et surtout j’ai
banni de mon répertoire le sketch inepte de la remise de copies, où
se réduisent la quasi-totalité des « prestations » de
mes cons frères, ceux qui n’ont jamais remis les pieds dans une
salle de classe. Puis c’est devenu encore trop pour moi :
l’éclairagiste, les techniciens prolos vous
êtes bien contents de nous avoir j’ai
répondu comme
on est bien content d’aller chier tous les jours ça
ne leur a pas plu et ils m’ont plaqué – toujours ça de contacts
en moins. Le comique hait le monde entier. Ma paperasse, mes
démarchages e
tutti quanti je
me les suis faits moi-même, ce qui m’a permis de végéter, mais
dans le bonheur : « Non et mille fois non, tu n’es
pas venu pour plaire au public, mais pour le fasciner » - dis
« l’enculer » mon prince, et tu seras dans le vrai ;
à propos de femmes, j’avais avec moi pour l’heure une certaine
Almée, Angolaise, toute noire. Elle me secondait en tout, et je ne
supporte plus à présent que les gens qui me secondent. Évidemment
pas question de coucher : on est une femme ou on ne l’est pas.
J’ai toujours répugné aux femmes, qui ont toujours préféré se
branler dans mon dos, ce qui est bien entre parenthèses ce qu’elles
savent faire de mieux. À présent donc, pourvu que je ne lui
demandasse rien, Almée me « secondait » ; elle me
laissait aller aux putes, et
se masturbait dans son coin comme je viens de le dire. Voilà comment
je conçois les femmes, moi : collaboratrices dévouées,
discrètes et frottées jusqu’au trognon, pour une bonne fois me
foutre la paix.
*
Tcherkossian,
je l’ai rencontré sur un coup foireux : des blaireaux nous
avaient contactés, l’un et l’autre, pour animer le 8e
anniversaire de leur fille ; la pauvre s’était renversé sur
le bras une casserole en équilibre sur un réchaud. Les parents
avaient appelé SOS médecins, les pompiers, Police Secours, bloquant
tout le quartier. Une semaine après, ils avaient réitéré :
pour les clowns, Tcherkossian,donc, et moi. Première fausse note :
nos braves gens ouvrent leur porte – un vrai bouge, et dans une
arrière-pièce sans fenêtre, une petite fille sur un grabat – et
tombent sur une grande Noire vaguement déguisée en fée. Tête du
père : « Mais mademoiselle, il doit y avoir une
erreur... » - l’erreur, c’était la peau.
-
La fée, c’est moi ! » Elle était mignonne, Almée,
avec ses vingt-cinq ans et sa peau noire;la fillette avait sauté du
lit : « Chouette une Noire, chouette une Noire ! »
- pas mieux… Et nous sommes entrés juste derrière en nous
bousculant, maquillés
au rouleau, plus une demi-douzaine de mômes qui nous avaient emboîté
le pas dans
les escaliers ; les vieux se sont barricadés dans la salle à
manger. Puis la sonnette a carillonné coup sur coup, et 15 autres
enfants se sont mis à fêter les 8 ans de la fille. Nous avons tous
les trois fait croire à l’assemblée que Tcherkossian s’appelait
Tarche, « le
fabricant de boucliers », ce qui donne lieu à « cet
arche cet
âge) est
sans pitié » (Les
deux Pigeons), « j’habite
au deuxième é-Tarche », « en avant Tarche »
c’est
nul, on va l’appeler Albert – quand
la Fée s’est spectaculairement démoli le cou-de-pied en criant
« Ouille ! mon méta-Tarche ! »
et les petits cons n’ont rien compris - total mépris. Alors
Tcherkossian s’est jeté à quatre pattes et
j’ai crié Un
chien ! On y met le feu ? Enfin
le
troupeau comprend qu’il faut ire, et tout le monde se retrouve à
quatre pattes à se flairer le cul. Il y a même une fille qui a levé
la patte , en vrai. Voilà ce qui arrive quand trois clowns convoqués
improvisent un excellent numéro en costume, et enchaînent au même
rythme. Les enfants s’étaient regroupés autour de nous avec les
orangeades et nous entendions battre en cuisine la porte caoutchoutée
du réfrigérateur.
Almée
a raconté ses expériences d’auto-stoppeuse :
«Pour
les
filles c’est facile ! »
Sur
la route de Guatemala Ciudad, un petit gros m’a fait assoir à côté
de lui ; il voulait me tâter les cuisses. Je croisais les
jambes, je décroisais les jambes. Il conduisait très vite, d’une
seule main. Puis il a ouvert sa braguette et se touchait. J’ai
détourné les yeux en vitesse ; jamais je ne m’étais
intéressée à ce point à un paysage ».
Nous
nous sommes retrouvés dessoûlés dans une brasserie « Munichoise »
avenue G., repassant à mi-voix nos numéros, dans un coin. Les
garçons nous fixaient. Nous nous sommes souvent interrompues,
crainte que le concurrent, l’autre, n’empruntât ce tic, cette
torsion du nez, cet accent étranger soudain. Épiant
la moindre mimique, sans rire, pincés, comme aigres – le comique
est un être rongé par la bile. Nous ne parvenons pas à nous
égayer. Nous ne l’avons pas souhaité. Nous avons fini par nous
ennuyer, l’un l’autre, et chacun de soi-même. Les gestes
deviennent ébauches, les allusions, indécelables, et le silence est
venu. Rien de plus déprimant que ces confrontations d’augustes :
il n’en faut qu’un, par cirque. Par music-hall, par salle des
profs, par entreprise.
Autrement
c’est le clash. Garanti. Les deux se font concurrence. Ça
n’intéresse plus personne. Dans le courant de la conversation,
nous nous sommes aperçu que nous parlions tout trois l’allemand :
l’ Angolaise, avant moi, tordait de rire des parterres de
Geschäftsleute,
hommes
et femmes d’affaires, de Rostock à Leipzig ; rien ne déridait
davantage ces chimpanzés en costumes que d’entendre une Noire
écorcher l’allemand avec des intonations bantoue. Kolossale
Finesse !
L’entrain a rebondi, juste un peu ; nous avons croisé nos
impressions sur les publics teutons, dont les meilleurs jeux de mots
reposent sur des à-peu-près (« meine
Samen und Spermien » statt « und Herren). Alors
les maçons, depuis longtemps exaspérés, se sont mis à tourner,
torchant les guéridons à grands coups de loques, nous aspergeant
d’eau sale, bousculant les sièges vides.
Ce
sont d’abord des réflexions à haute voix sur « les gens qui
parlent deux langues ». Tcherkossian observe encore plus fort
que c’est bien la première fois qu’il entend des commerçants
dauber leurs clients. Il se fait rabrouer par ces cons de prolos,
nous le soutenons, les
loufiats se mettent à gueuler comme une meute, on
n’en est pas à pleurer après le client, tout
le monde s’est mis à se taper dessus à coups de chaises, toute la
boite s’est fait saccager. Lorsqu’on
s’est regroupé hors d’haleine six rues plus bas, les croquants
avaient rameuté les flics, moment choisi par Tcherkossian pour nous
rappeler qu’il faut toujours se démaquiller juste après le
numéro, les passants nous ont regardés d’un air bizarre, mais
peut-être que je me fais des idées sur les clowns. J’ai entraîné
Almée l’Angolaise, pour lui épargner l’atroce parallèle entre
comique et tragique : dissertation superflue.J’ignore pourquoi
ce soir-là précisément mon assistante m’a plaqué pour
Tcherkossian. Quelques jours plus tard, faisant du stop sur la
portion fac- centre ville, je les ai retrouvés.
Existaient
encore en ce temps-là ces monstres nommés Deux-Chevaux. Seuls
possédaient ce genre de pisse-roulettes les gars ou filles fichés
« gauche ». Celui-ci a pilé devant moi en oscillant :
Almée l’Angolaise
au volant. Surprise encore : Tcherkossian vautré sur la
banquette arrière, ivrissime. Il me fait une petite place. La
passagère avant pue l’alcool aussi. Les vapeurs d’essence et de
toile de toit font un cocktail gerbatif. La conduite à droite est
approximative. Tcherkossian debout sur la pointe des fesses mitraille
à bout de bras tout ce qui nous double, fabriquant des deux
joues des bruits caverneux de rafales, et postillonne. Les
filles éclatent de rire. Il flingue tout ce qui passe : file de
gauche, file de droite.
Comment peut-on se ridiculiser
de la sorte. Je suis sûre à présent que Tcherkossian ne possédait
pas une once de talent. Des doutes commençaient à me venir sur ma
propre vocation – qui trouvait à vrai dire peu d’occasions de se
manifester : depuis notre expulsion, Ovaness Tcherkossian ne
trouvait plus la moindre soirée d’animation à se mettre sous la
dent. Le très petit réseau de comiques à domicile s’était vite
communiqué nos adresses… Les filles sont redescendues. D’un pas
mal assuré elles sont venues ouvrir les portes arrière en grande
cérémonie. Je voyais bien que la passagère n’avait d’yeux que
pour Tcherkossian. Jamais je n’ai attiré le regard des filles.
Bras-dessus bras-dessous nous sommes allés vers un chapiteau de
cirque où se produisaient des politiciens.
Almée l’Angolaise
s’est engouffrée là-dedans, elle en est ressortie cinq minutes
plus tard en costume extravagant, pour distribuer des tracts :
le meeting sous chapiteau se tenait au nom de la gauche pro-cubaine.
Les orateurs, dans une grammaire approximative, flagornaient les
charmes de l’île à Fidel : « Il a dispensé au peuple
les bienfaits d’une alphabétisation massive ! » À
mon tour à l’intérieur, j’ai applaudi. À côté de moi sur le
gradin hoquetait en rotant la passagère blonde. Au lieu de fixer
l’orateur elle me fixe d’un œil
de poisson. Je lui ai crié dans le vacarme qu’elle pouvait
toujours attendre que je la pelote, et qu’il n’était pas
question que je subisse
les premiers refus de
rigueur.
Je
lui ai même gueulé, dans une acoustique déplorable, que jamais je
ne m’abaisserais à ébaucher quelques premiers gestes que ce fût ;
que j’en avais ma claque des brimades ; elle s’est alors
éloignée, définitivement, et voilà comment j’ai rencontré Ma
Femme. Pour l’instant, le récit, ou le bavardage, se concentre sur
Tcherkossioan : j’ai fini par monter, avec lui, un duo. Il
ramenai les filles, une pour lui, une pour moi. La mienne se
détournait de moi, et il finissait par s’envoyer la paire. Il s’en
excusait gauchement le lendemain matin. Je lui répondais
immanquablement que je n’en avais cure, ayant passé la fin de la
nuit (douze minutes) avec une pute. Quant
à sa grosse gueule, avec la barbouze qu’il se faisait pousser
jusque sous les oreilles, elle le faisait passer pour un authentique
barbudo.
Les femmes riaient de ses plaisanteries, et de mes ridicules. C’est
la vie. Nous avons vécu ainsi lui et moi toute une année, sans
coucher ensemble mais dans la complexité – rivalité, admiration,
et toute la gamme. C’était un fils de cheminot. Ses revenus, comme
les miens, n’ont jamais excédé la modestie. Il n’a jamais
effleuré la moindre notoriété.
Neither did I
(« moi non plus »).
Nous
sommes restés pauvres. Il a professé des théories
révolutionnaires, mais lui tout seul. Il a connu des fins de mois
difficiles, expression impropre car le mois n’existe pas dans nos
métiers – était-il en revanche bien obligatoire de se meubler au
« Marché des faillitaires » ? ...de tonner contre
le capitalisme et de piller les intérieurs ? Combien de larmes
ont-elles coulé sur ce bureau, combien
de force y avait-il dans ces bras de femme retenant le divan que l’on
traînait sur ce palier ? est-ce
qu’il a trouvé chaque soir le sommeil, Ovaness
Tcherkossian ?
Quand je l’ai quitté, son nez s’était busqué au milieu de tous
ces poils. Il souriait comme une lame, portant un de ces petits
couteaux des Andes
Ojo
de Agua retenus
à la ceinture par un anneau, comme un véritable guerillero.
Il
refusait de manger sa viande autrement qu’en la tranchant au ras
des lèvres, tout en célébrant bruyamment « ceux qui ne
peuvent pas s’en payer tous les jours ».
Avec
son
cuchillo
à saigner le bourgeois. Puis
je n’ai plus revu personne. Seize années de suite. La Blonde et
moi (souvenez-vous) nous étions éclipsés, comme lui, dans le vaste
espace du temps – elle s’appelait «Marianne », puis nous
nous sommes mariés (ensemble) – nous avons déménagé – c’est
loin Bordeaux, loin Stamboul – seize ans, toute une vie d’ados
perdus
de vue, puis
j’ai voulu renouer – j’avais redéterré, à huit ans, la
mésange en boîte à sardines, « pour voir » : une
grosse mouche était sortie, 5 morts en 5 semaine dans le bled, bien
sûr, que c’était ma faute ! Seize années donc se sont
passées. J’avais écrit là-dessus de très belles pages, très
nostalgiques – perdues – qui disaient : « ...deux
blenno m’ayant rapproché de mon épouse, qui croissait en
intelligence et beauté, je
ne sais comment un jour l’idée m’est venue de
revoir Ovaness Tcherkossian, que j’avais si peu connu,
l’Incontournable Révolution de LXVIII en majuscules dans le texte
nous avait séparés.
Que signifie « révolution »
pour un comique ?
Dernier signe des temps –
dernier adieu sur le quai – avant l’immense départ, je reçus du
fond de mon exil (Bordeaux était le bout du monde ; il l’est
resté) une grande enveloppe solide et brune à l’intérieur tout
capitonné de poèmes, dessins, messages à double sens, croquis,
pamphlets et caricatures comme on en faisait alors. Je la conserve
sous l’attestation de première Communion Simone (ma mère) – les
moins de cinquante ans ne peuvent déjà plus imaginer de quoi je
parle. Nous avons répondu sur le même ton, des idées qui n’étaient
pas de moi, des vies que je ne pouvais vivre ni eux non plus, je ne
savais plus qu’une chose : jamais plus nous ne reverrions
Tours.
C’est de vingt à
vingt-cinq ans que datent les ruptures les plus inexorables, les plus
irréparables. J
Je n’ai plus rompu depuis
avec qui que ce soit, quoi que ce soit – ce qui fut ma pire erreur.
Il faut rompre quand on est jeune. Faire un enfant par exemple ;
trois ans de solitude sèche. Disons quatre. Ou cinq. Tout le monde
en fuite. Nulle amitié, nulle fidélité qui tienne sous une telle
avalanche de d éjections et de niaiseries qui vous cimente, qui
vous bétonne une existence humaine – puis d’autres amitiés
s’esquissent, s’ébauchent comme un renvoi venu de loin, on se
refait des souvenirs, on se rencourage, on se reconsolide, puis des
ruptures à tout va, d’autres solitudes, élagage, défrichage,
tronçonnage ; ça tangue, on largue, on se fait larguer, par
les plus cons, les plus courageux, on perd son temps, on brade son
temps, avec des hommes, avec des femmes, qui le méritent, qui ne le
méritent pas, cul par-dessus tête, dans la cruauté la plus
imprévoyante, la plus inconséquente.
Puis
on s’exile (ailleurs...meilleur…),
histoire
d’aller de l’avant, sans plan ni projet, on se rapatrie, sans
rien de construit, sans un rond, paumé,
fané, l’idée vous revient – vous suivez ? - tandis que les
autres, ceux qui sont restés, bille en tête, ne vous
reconnaîtraient pour rien au monde –
j’ai rouvert le cercueil de l’oiseau –
l’idée
de vérifier
si
les autres, ceux qui foncent, si vite et si négligemment, si
lâchement et si réciproquement plaqués, avaient eux aussi fini de
réviser, de rafistoler, d’enrouler leurs existences comme autant
de banderoles – pour bien se casser la gueule, parce que tout de
même, il y a une justice
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