Gaston-Dragon
COLLIGNON
HARDT
VANDEKEEN
GASTON-DRAGON 1
A
L'USAGE DES MAL-COMPRENANTS
Le
10 décembre 1945 au matin, le père de ma mère, Gaston Liénard,
mourait écrasé sur le verglas par un camion-benne vide. Ce drame
fit de ma mère une épave nerveuse. Elle transmit à son fils
l'admiration qu'elle portait à son père, et lui enjoignit de
l'égaler en virilité. Ce petit-fils donc exprime ici les sentiments
contrastés qu'une telle situation fit naître en son âme. Un tel
idéal reste à tout jamais inaccessible. Très souvent, il se
comparera au héros grec Héraklès, chargé d'effectuer ses Douze
Travaux ; mais lui, petit-fils de Gaston-Dragon, comme il le nomme,
n'accomplira aucun exploit : il restera noyé sous sa propre
paralysie.
Le
présent écrit présente une tentative de transposition,
d'interprétation littéraire ; le lecteur en constatera vite les
limites, ou les outrances. Ce livre n'est cependant pas plus mauvais
que bien d'autres.
2
EXERGUE
Les
exploits d'Ulysse, accomplis par la ruse et l'intelligence, me
semblent méprisables ; car je sais très bien, moi, je suis
largement payé pour savoir, que l'intelligence sans la force ne mène
absolument nulle part.
Mise
en garde L'auteur
ne croit ni à l'intelligence, ni au mérite, mais à la loi du plus
fort : force physique, force séductrice, force calculatrice. S'il
échoue, il n'en tirera nul enseignement. Il s'estimera plutôt
victime, il élaborera plutôt les plus fourbes des scénarios,
plutôt que d'admettre la moindre part de responsabilité ou la
moindre chance de réhabilitation. Sa malhonnêteté intellectuelle
pourra ainsi se déployer en toute impunité, sous couvert de ce quil
appelle « la littérature ».
3
AU
LECTEUR
Lisez
lentement. Lisez successivement. Ne cherchez pas à tout prix
l'enchaînement. Tout se constituera en son temps, à son rythme.
Formons une alliance où nous ne craindrons rien l'un de l'autre.
Note
Cet
avertissement s'avère en effet de la dernière utilité pour ceux
qui ne cherchent dans la lecture qu'un divertissement ; nous lisons
trop vite, parfois même la télé allumée, quoique le son soit
coupé... Mais l'alliance proposée ensuite, sans souci de cohérence
avec ce qui précède (amenée par le simple contraste de « crainte »
et de sérénité vient là comme un cheveu sur la soupe, sicut
capillus in intrito.
4
PERE-HISTOIRE
(1)
Père-Histoire
ayant expédié l'inconnu - gravé par son nom sur le monument aux
morts - dans les camps du même nom (2), fut condamné au peloton.
Mon père Noubrozi fut écroué par nos libérateurs (3) , en
forteresse à Laon : commutation en droit
commun ; quand
la « cité » de la ville fut bombardée, Père-Histoire
déblaya les corps dont une jeune fille anonyme à bout de bras ; il
me dit que rien ne peut rendre l'odeur de la mort. Que rien
n'en peut approcher. Dont
rien ne donne l'équivalent. Odeur sui
generis.
J'en viens à penser que cette odeur
donne faim
; les pisse-presse, après l'incendie parlant immanquablement d'une
« ignoble odeur de brûlé ». Les plus précis hasardent
: « sucrée ».
Notes
(1)
Il s'agit du père véritable, historique en quelque sorte, de
l'auteur, « Noubrozi » (voir cette œuvre,
publiée
dans
le
premier
numéro
de
la
revue
« Le
Bord
de
l'Eau »
;
l'auteur
se
réfère
ici
à
des
faits
platement
exacts.
(2)
Cet
inconnu,
bien
que
je
pense
connaître
son
nom,
reste
ici
anonyme.
Il
ne
sera
plus
fait
mention
de
lui
par
la
s)
uite.
(3)
Les
Américains
5
PARTURITION
Mes trois prénoms chrétiens sont Gaston, Lucien, André. Dieu
dessécha mon âme, et purifia mes lèvres d'un charbon ardent; et
Isaiae labra carbone ardenti purificavit.(4)
La cathédrale de Limoges présente en bas-relief sous le buffet
d'orgues les Douze Travaux d'Hercule, paganisme patent, dont nulle
notice ne fait mention (5). André,
l'Homme,
deuxième prénom, fut d'abord le nom de mon second père, le médecin
accoucheur. "Boucher !" criait ma mère , « Boucher
! » - le
sang
giclait!
giclait partout ! sur
les murs, sur le sol, les cuisses ouvertes de ma mère et la table
aux
pattes
torses où la famille a mangé jusqu'à mes treize ans.
Notes
:
(4)
Dans l'Ancien Testament, les lèvres du prophète se trouvent ainsi
habilitées à porter la parole de Dieu. C'est ainsi que notre auteur
s'égale aux plus nobles figures bibliques.
- (5) Cette observation, exacte au demeurant, ne présenta aucun lien apparent avec ce qui précède, ni avec ce qui suit...
..."Me
voici. Mes yeux sont d'azur baignés."
Valéry,
"L'Enfance de Sophocle"
6
GOYA
Sans
souvenir encore. Pourtant, passé le meurtre des serpents (6) ,
d'autres monstres se lèvent à l'horizon d'une mémoire antérieure,
d'immenses jambes nues franchissent au loin en déchirant les brumes
de longues étendues d'eau pâle, terre et mer emmêlant leurs
contours indécis. Fermant un instant les yeux, puis les rouvrant, je
m'aperçois que les visions s'estompent. Je porte au sommet du
crâne l'ombilic ou la fontanelle des vies antérieures. Mère avant
moi déjà vivante. Boute-en-train
–
pour étrange que soit le terme ,désignant un étalon chargé
d'exciter la jument, puis qu'on éloigne pour lui substituer, en
douce, le véritable géniteur. « C'était
un numéro » ajoutaient
les commentateurs - définition de cirque ; jusqu'à une date toute
récente, j'ai cru que lres circonstances sanglantes de ma naissance
l'avaient transformée en créature dépressive, or, elle l'avait
toujours été, comme tous les « rigolos ». Mais le
visage de ma mère m'apparaît surtout, dans ma mémoire,
comme
celui d'une Gorgone, au hideux
rictus (7)
Trône
à seize ans ma mère en costume d'Esther sur un cliché sépia parmi
les jeunes pensionnaires entorchonnées de châles. "Un jour en
classe » dit ma mère « à la question "qui
fut le roi de la Lorraine en 1738 ? j'ai crié : Stanislas
Leszczynski !" (8)
Ma
vie est le monde, et son histoire, ma cosmogonie.
Notes
:
(6)
Allusion
aux deux serpents envoyés par Héra pour étrangler Hercule, encore
au berceau. N'oublions pas que notre héros, de loin en loin, prétend
se hausser au niveau du grand Héraclès ou « Hercule »(7)
L'auteur exagère. Mais il ne renonce pas à transformer les
évocations de son enfance en épisodes
mythologiques,
sans omettre les références picturales (Goya, Valéry, Sophocle –
le foutoir...)
(8)
Deux circonstances où la Mère se trouve mise en valeur. Ce rappel
se relie difficilement, là aussi, à ce qui précède ou à ce qui
suit.
7
LA
MORT DU DRAGON (9)
Histoire
de la mort du père d'Alcmène, Gaston-Dragon. Gaston, de « Vaast »,
prononcé [vâ], («gare St-Vaast »de Soissons). Saint Gaston
initia Clovis aux mystères chrétiens - « Terre Guaste »
signifie terre
déserte, dé-vastée.
Die
Wüste. Un
jour de verglas, 8 h 12, décembre 1945. Gaston-Dragon meurt écrasé
par un camion-benne à betteraves, vide, tête broyée, plate comme
un fromage au sang ; c'était de son vivant le « chien »
du patron : le contremaître, celui qui aboie sur les ouvriers
« Plus vite fainéants ! » Dur-à-lui-même-et-aux-autres
comme on dit, universellement détesté à la sucrerie d'Aguilcourt
Arrête
! Arrête ! tu viens d'écraser le père Liénard ! (là-bas
en Picardie on ne dit pas « Monsieur, Madame », on dit
« le père », « la mère ») - Mais
je lui parlais y a pas une minute - Il vient de glisser sous tes
roues !
Quinze
jours avant sa retraite. Quinze jours avant Noël. « Quand
j'ai vu » dit la Veuve « arriver de loin le Maire,
l'Adjoint, le Patron, tous en noir chapeau bas j'ai su tout de suite
qu'il était
arrivé quelque chose."
Notables de campagne aux phrases convenues - il
se
retirait
toujours
pour
que
je
n'aie
pas
d'enfant
-
« Tu
les
préfèrerais
à
ma
fille
(10)
! »
-
et
cette
fille
était
ma
mère
Alcmène
absente
ce
jour-là,
où
la
Seconde
Epouse
du
Dragon,
debout,
se
prenait
la
Mort
en
pleine
face.
Si
éloignée que fût ma mère, à dix kilomètres en ces temps si
lointains où le bout du monde était l'autre chef-lieu de canton,
juste le téléphone du Maire
en cas d'urgence, elle
fit un rêve : mon
père était sans tête
criait-elle je
ne vois pas la tête papa
papa –
s'il
portait ou non un bandeau dans le rêve - si le sang (11) (...) - je
ne sais plus répond-elle
plus
de tête plus de tête un
souvenir
coagulé comme à bout de souffle à bout de mémoire ; j'ignore
encore jusqu'au bout si ma mère a pleuré crié je ne connais pas
le tréfonds de ma mère (12). (En vérité Gaston-Dragon portait de
larges bandes étanches et immaculées sur ce même lit d'exposition
du corps où je devais plus tard enfant rejoindre Seconde Epouse
devenue veuve, à sept heures du matin en été, mes parents dormant
encore ; elle frappait doucement sur les conduits d'eau chaude, pour
que je la rejoigne au sein de cette couche imprégnée de bergamote
et d' « odeur de femme » - il faut un odorat subtil et
affiné pour sentir le plus quintessencié des parfums. Je prétendis
un jour en être incommodé. « Comment peux-tu » me dit
la veuve «savoir ces choses-là ? » - ainsi donc loin d'en
faire mystère les femmes admettaient comme allant de soi,
reprenaient à leurs compte et maléfices cette appréciation
révoltante... Ma mère Alcmène prétendit (j'avais là-dessus opiné
de jour, en pleine cuisine) que j'avais dû « flairer »
(c'était mon mot) parmi les jambes ouvertes de la bonne logée chez
la Veuve et qui se fût au rebours de toute vraisemblance assoupie
sur sa chaise en position propice - je ne me souvins d'aucune
exploration, ni reptation, de cette espèce.)
Notes
:
(9)
Retour au thème de cet ouvrage : la mort accidentelle du grand-père,
que l'on assimile à un dragon germanique...
(10)
Telles sont bien sûr les paroles incongrues qui résonnent à ses
oreilles à l'instant même où elle apprend la mort de son mari,
Gaston-Dragon.
- Questions que j'ai posées, plus tard.
(12)
Sept années ont passé, l'auteur évoque ici, par contraste, l'un
de ses premiers souvenirs dit « voluptueux »
8
FIGURES
DU PERE (13)
Un
père tout embarrassé, comme contaminé, de son entrave charnelle :
Amfortas,
Roi Pêcheur, Cophétua (« Que
fais-tu là?)
blessé, navré,
mehaigné
d'un coup de lance enmi
les hanches non pas claudiquant mais bien dévergé, lacéré et
castré ; à lui tout le miel et la résurrection selon son rite,
lorsque la terre
gaste
reprendra
couleurs
de
fleur
et d'herbes, rameaux, bourgeons (14). Je consolerai ce père et
oindrai ses parties de ce natron dont on conserve les momies car
« il est plus grand mort encore que vivant. (15)
Arthur
roi des échecs - Arcturus : « L'OURS » ; à déplacer
case après case, parcimonieusement, dont l'ultime campagne se fit
contre le fruit de son inceste (Mordred l'Usurpateur) qui le trancha
de son épée, tant qu'on vit le ciel entre les lèvres de sa plaie
(16). ...Arthus figé, en son palais de Camaalot, dans une éternelle
célébration de Pentecôte ou d'Annonciation ; premier célébrateur,
démiurge de ce monde où nous vivons et mourons tous (17) ; sans
aventure personnelle ni quête qui vaille, mais bien les ordonnant,
les déléguant : tout ce qui part du roi se voit fondé, se
déroulant, lui revenant, tout accomplissement s'estampille,
s'authentifie par lui : assimilé de la main blanche (18) aux
divinités de Rome, tout citoyen romain quoi qu'il fît en effet se
référant au regard, à l'action d'une entité divine ; actions
décalquées, répercutées à l'échelle du ciel, firmamentum,
inscrits,
portés en ombre. Père : aussi bien Wotan déchu, dépité dans
l'amour des Walsung, héros humains et vaincus - ou Encélade,
enchaîné sous l'Etna (19).
Je
fus adoré de mon père. Il se fonda sur moi. Ainsi les mortels
rachetaient-il les dieux(20) ligotés de certitudes ; tout homme
est Messie ; toute femme emmure dans le temps, de la naissance au
grand scellement de la mort (21) . Ni le Christ ni Oreste ; ni même
Isaac fils dAbraham (22) qu'il
épargna
; je fus, avec mon père, juste un homme. Valant
n'importe qui. (23)
Notes
(13)
Sans lien direct avec ce qui précède, l'auteur à présent évoque
la figure de son propre père, mari d'Alcmène. Il se le représente
sexuellement mutilé, à l'instar du roi Amfortas.
(14)
C'est ce qui se produira lorsque le roi blessé recevra le baume
guérisseur : tout son domaine refleurira.
(15)Noter
ici le disparate des références : d'une part, l'embaumement des
momies égyptiennes ; d'autre part, les paroles prononcées dit-on
par Henri III lorsqu'il aperçut au sol le corps de son ennemi Henri
de Guise, qu'il venait de faire exécuter : « Qu'il est grand !
Il est encore plus grand mort que vivant. » Le roi de France
put s'en apercevoir : il fut assassiné, par vengeance, moins de huit
mois plus tard (1589)
(16)
Allusion ici à La
mort le roi Artus, de
Chrétien de Troyes ; l'auteur a rassemblé ici plusieurs souverains
légendaires, tous frappés d'une forme d'impuissance, politique ou
sexuelle.
(17)
Nulle part il n'est question de ces attributions du roi Arthur, ici
purement imaginaires.
(18)
Il s'agit d'une sorte de magie blanche, qui assimilerait le roi
Arthur aux divinités romaines ; il y en avait un grand nombre.
Toutes les activités humaines possédaient un dieu. On ne pouvait
agir sans se trouver sous le regard de l'un d'entre eux.
(19)
Dieu ou titan, réduits eux aussi à l'erreur ou à l'enchaînement.
(20)
Thème du père que le fils rachète.
(21)
L'homme sauve ; la femme est menace d'engluement.
(22)
Il ne manquait plus que celui-là.
(23)
...Sartre, par-dessus le marché.
9
PREMIERE
APPARITION DES EURYSTHEES
Le
roi de Mycènes, Eurystheus, dont le nom signifie « aux grandes
forces », fut le beau-frère et le commanditaire des travaux
d'Hercule (24). Un jour sur cet écran qui me tient lieu de ciel
(25) sont apparues dans le jeu les Déesses Jumelles, au longues
chevelures blondes, qui s'exprimèrent parlèrent ainsi : « Nous
sommes les Eurysthées ; nous te révélerons les fallacieux
accomplissements de la soumission (26) ; car si c'est bien par elle
qu'on obtient ce qui surpasse toute rébellion, soumission
s'accordant à Dieu, c'est dans la convulsion de la défaite et de la
mort que toute grandeur se révèle, puisque le couinement du rat
sous la serre s'inscrit à tout jamais dans le temps, dimension de
l'homme dont l'éternel se trouve à tout jamais privé » (27).
Lorsque Gaston-Dragon mourut, la terre s'arrêta ; seul celui qui
meurt demande un nom sur sa tombe. Qui se soucie du nom d'une
divinité ? «Ô
Zeus, ou quel que soit le nom que l'on t'accorde... »
Innombrable
est le compte de ceux qui doivent mourir. (28)
Notes
(24)
Ce personnage est relativement obsédant chez notre auteur.
(25)
Ecran d'ordinateur évidemment.
(26)
« On obtient tout par la soumission » - « Plus
fait douceur que violence » - mais ce n'est bien souvent qu'une
illusion : l'on perd plus, tout compte fait, que ce que l'on gagne...
(27)
...Mieux vaudrait alors se faire écraser, mais dans la révolte et
la plus orgueilleuse fierté...
(28)
Les phrases apparemment erratiques se rapportent à un sentiment
d'immortalité divine accordée au grand-père Gaston-Dragon ; tant
le souvenir transmis est demeuré vivace dans l'esprit de son
petit-fils. Comme Dieu, ou la Divinité en soi , il n'aurait pas
même besoin de nom pour être invoqué (la tombe de Gaston n'est
plus visible, et se trouve à présent sous un croisement d'allées
du cimetière de Guignicourt, indécelable ; c'est là qu'il faut
certainement chercher la raison de ce brusque épanchement mystique).
10
PERE
DECEDE (29)
Père
décédé disait
le télégramme. Un certain Evguéni,
père de mon père (30),
passa
dans
l'opinion pour le mort : buveur, pourri d'asthme et bassiné
d'eucalyptus. Le tampon de la poste indiquait '"GVIGNICOVRT".
En cette époque les époux naissaient à trois lieues l'un de
l'autre. Les cousinages étaient légion. Les types humains, appelés
races,
n'étaient
que des ressemblances de familles. Mais les géographes ont cru, de
bonne foi, qu'il existait de telles « races »,
vosgiennes, meusiennes, comtoises... Gaston-Dragon, Evgueni, un seul
village, de quel père s'agissait-il ? Eugène
Collignon, 1873-1945 ; époux de Sinne, Wisigothe, 1883-1959. Parents
de mon père.
Notes
(29)
La figure du père (ou du grand-père) bascule perpétuellement de la
surévaluation à l'évanescence, à l'évanouissement. L'auteur
oppose ici le père de sa mère (Gaston-Dragon), présenté comme un
parangon de virilité, à son propre père, estimé lâche et
pleutre.
(30)
Eugène Collignon, autre grand-père de l'auteur. Il n'existait aucun
lien de parenté ni de ressemblance physique entre les deux
grands-pères, tous deux nés près de Verdun, puis échoués, par
hasard, à Guignicourt.
11
PAROLES
RAPPORTEES
De
Sinne, Wisigothe (31) :
A Guignicourt, la guigne y court.
-
Pour être satisfait de son destin, toujours regarder au-dessous
de soi.
"Le
vin d'Arbois, plus on en boit, plus on va droit" : Une
carte postale du cru représente un incoyable
(1795)
vacillant sur son gourdin tordu ; ajouter à la consommation du vin
d'Arbois celle du pastis (Evguéni), et le guignolet-kirsch (Sinne) -
je
n'ai jamais dit-elle
à sa bru éprouvé
le moindre plaisir avec mon mari. Mon
père Noubrozi m'a dit : J'ai
assisté à des scènes, mon fils, dont tu n'as pas idée (le
poussant quelque peu sur ce sujet, j'ai cru comprendre qu'il
s'agissait de bagarres à coups de chaises entre époux plus que
fortement éméchés).
Note
(31)
Epouse d'Evguéni ; mère de Noubrozi, père de l'auteur. Surnommé
« Mon Colonel » par son mari. Mère Fouettard...
12
LE
¨PETIT HOMME DANS LE LIT DE LA VEUVE (32)
Je
parlais avec elle à sept ans, Veuve de Gaston Dragon, à sept heures
du matin (voir plus haut) ; je lui décrivais une base militaire
secrète, sous les glaces d'Arkhangelsk, où s'exterminaient les
espions des deux camps. C'était l'an 4004
de notre ère ; la naissance du Christ passait juste entre nous et la
Création du monde. Les
Martiens, disait
Veuve Dragon, possèdent
deux mille et cinquante ans d'avance.
Les soucoupes parurent cette année-là dans le ciel,
particulièrement nombreuses.
- Ou : l'auteur dans le lit de sa grand-mère, à Guignicourt
13
DEUXIEME
APPARITION DES EURYSTHEES (33)
Ce
chapitre, où se précise la mission démesurée d'Héraklès,
présente une fois de plus de nettes similitudes avec les indication
de jeux vidéo ; le lecteur doit bien garder à l'esprit ces données
du game
boy, afin
de ne pas céder aux désorientations. Les Jumelles Blondes ou
« Eurysthées »
empruntent leur nom à celui du commanditaire, Eurysthée, beau-frère
d'Héraklès, afin qu'il accomplisse les « Douze Travaux
d'Hercule ». Ce subterfuge littéraire (34) est destiné à
introduire l'Olympe dans l'aventure somme toute banale d'une famille
d'agriculteurs ouvriers lorrains. L'écran montre un char de feu sur
fond d'étoiles, et deux immenses chevelures blondes retombent sur
quatre reins ; les comparatistes évoqueront qui les Walkyries, qui
Guenièvre, ou Yseut, princesses dignes d'amour (et d'abnégation).
La
voix des Eurysthées offre le sensuel métallisme des artefacts
téléphoniques : structure hachée, voix gazées (mirliton, papier
à cigarettes ?). De ces jumelles lovées, incurvées tête-bêche
naguère dans la même poche utérine, émanent désormais deux
souffles retournant aux mêmes bouches. Le voyeur ou le joueur
éprouvent la sensation à la fois douce et confuse d'une masse de
cheveux, étouffante un peu, sur les narines et la bouche. L'écran
affiche ce qui fut la Mission même d'Héraklès : purger le
Continent de tous fauves et reptiles. Je conclus hâtivement qu'il
faut me concilier ma propre mère, en m'assimilant au père même, si
célébré, de cette dernière : Gaston, ou Vaast, celui-là même
qui jadis catéchisa Clovis, et périt sous les roues d'un véhicule
utilitaire.(35) Les Eurysthées figurent toujours dans le ciel, sur
un nuage en forme de char. Voici les chances, ou « armes »
:
1°)
les avantages de mes adversaires ne seront ni la Peur qu'ils
inspirent ni la Force, mais l'Envoûtement, la Fascination (appelée
« charme », « pitié », « langueur »)
(36)
2°)
étant l'offensé, j'aurai
toujours le
choix
des armes (les
autres, quoi qu'ils aient fait ou omis de faire, seront toujours dans
leur tort.)
J'éprouvai
à ces voix de grandes voluptés, suivant de l'œil
les profils sinueux des deux sœurs
jumelles ; j'aurais enfin
3°)
le droit, sur mon lit de mort, de crier "Assassins, assassins"
(titre de Philippe Djian) à tous ceux qui me soigneraient, devant
tous vivre alors que je mourrais, infirmières décolletées, blouses
transparentes et bordures de slips visibles (dans What
(titre
de Polanski) l'héroïne chevauche un vieillard agonisant, jupe
relevée : Origine
du monde au
seuil de laquelle retombe foudroyé le vieux aux yeux brisés
d'extase, murmurant "Que c'est beau". (37)
Notes
:
(33)
Personnages imaginaires, déjà rencontrés. Ces Jumelles aux longs
cheveux blonds apparaissent sur l'écran
de
la console de jeux de l'auteur. Il semble bien qu'elles représentent
ici l'éditeur, qui passe commande auprès de l'auteur lui-même.
(34)
...et mégalomaniaque...
(35)
Confusion soigneusement entretenue entre Héraklès, cha rgé de tuer
le dragon, et saint Gaston, ou « Vaast », ecclésiastique
ayant réellement existé (à
défaut
de l'Olympe, du moins l'Histoire sainte...) Tous deux ont une tâche
particulièrement difficile à accomplir : purger la terre de ses
monstres, ou l'esprit de Clovis, roi des Francs, de ses démons
païens. L'auteur multiplie les modèles de virilité, afin sans
doute de n'en élire aucun.
(36)
Le thème du vaillant héros amolli par la traîtrise de ses
adversaires, en particulier féminins, lui servira toujours d'excuse
pour ne pas avoir accompli sa mission, pour avoir failli à son
idéal. Nous sommes avertis : ce sera toujours la faute des autres,
et l'auteur n'aura fait que succomber à sa confiance et à sa
naïveté.
(37)
Soit une (Olympe), deux (Philippe D.), trois et quatre références
(Polanski, Courbet). Je m'avance donc en toute sûreté. J'utilise
désormais la première personne, afin de ne rien dissimuler de ma
vanité. Le mot « vanité » signifie, à l'origine,
« vacuité » (de « vacuus », « vide »).
Les
Eurysthées m'accordent en fait l'exorbitante autorisation de ne rien
faire, de m'en trouver absous, d'accuser les autres, et par-dessus le
marché de me plaindre d'eux. Est-il nécessaire de préciser que
jamais éditeur n'a conseillé à son auteur de se conformer à de
tels schémas ; il faut donc que ces Jumelles symbolisent tout à
fait autre chose.
14
MISSION
(SUITE)
- Tu feras, dirent-elles (et leurs voix alternées (amœbées) (38) vibrent comme un écho (à la façon des anges d'Abraham) l'amour, aussi souvent, aussi longtemps que nécessaire ; « en effet, » poursuivait la seconde, « loin de nous l'idée que l'abstinence confère quelque pouvoir que ce soit". Tel Antée reprenant vigueur sitôt qu'il touchait du pied la Terre (sa mère), je recouvrerais mes forces sitôt que je suivrais à la lettre les indications confiées sur un phylactère (parchemin roulé passé dans la ceinture.) Muni de ce précieux viatiques et sans me battre ! j'affronte le monde entier, en évoquant les souvenirs de ces ténèbres prénatales, avec les précisions me permettant de reconstituer sur pilotis ma cité lacustre (ce concept popularisée par les historiens n'a peut-être jamais existé, les pilotis n'étant dit-on que des appuis de cloisons, le niveau des lacs s'étant alors élevé : c'est la deuxième thèse).
Je
me
souviens
d'immenses
salles
de
mariage,
de
grandes
formes
d'hommes
et
de
femmes
enjambant
l'espace,
où
minuscule
je
cherchais
à
disparaître
dans
les
forêts
de
jambes...
Notes
:
(38)
Les
chants
amoebées
(prononcer
« a-mé-bé »)
sont
utilisés
lors
de
joutes
verbales
et
poétiques
entre
bergers,
tandis
que
leurs
troupeaux
nécessairement
bucoliques
paissent
paisiblement...
15
CORPS
A
CORPS
Les
Eurysthées
me
convient
à
une
lutte
à
trois
(39)
de
type
grécoromain
dont
je
parviens
à
me
dépêtrer
(40),
bien
qu'elles
se
soient
révélées
plus
musculeuses
et
souples
que
je
ne
pensais
:
plus
d'une
fois
leurs
clés
m'ont
ôté
le
souffle.
L'Ange
ayant
plusieurs
fois
touché
terre
demeura
vainqueur,
laissant au fils d'Isaac une boiterie de la hanche en signe
d'appartenance. Les
Muses
(41)
m'ont tordu à ras de sol, et les voici à présent qui râlent
contre le sable (42) ; reprenant leur vol,
elles
m'assurent
que
je
porterai
à
jamais
la
marque
d'une
extrême
vulnérabilité
:
un
point
particulier
du
corps,
comme
un
talon
d'Achille
mal
baigné
;
Siegfried
mal
baigné
du
sang
du
Dragon,
portant
dans
le
dos
à
mi-chemin
d'épaules
ce
point
"qu'on
n'atteint
jamais",
emplacement
funeste
d'une
simple
feuille
-
sexe
de
femme
entre
les
épaules
?
-
que
le
traître
Hagen
transperce
de
l'épieu
(43)
;
il
n'est
cependant
pas
inéluctable
que
je
périsse
un
jour
de
la
sorte
:
les
livres
m'entourent
de
toutes
parts
(44)
Je
me
suis
relevé
fortifié
;
une
pénétrante
odeur
de
tilleul
(45)
se
dégagede
mes
épaules
(dans
mes
vies
antérieures
je
n'ai
combattu
qu'à
mains
nues,
craignant
que
l'adversaire
justement
ne
retournât
mon
arme
contre
moi
;
recherchant
le
corps
à
corps
et
la
morsure
(Tu
te
bats
comme
une
fille
-
j'en
étais
fier)
(mais
je
refusai
d'être
femme,
pour
ne
pas
échanger
de
prison
contre
une
autre
(46)
)
-
(les
Eurysthées
me
confirmèrent
que
les
femmes
exigent
entre
elles
un
certain
nombre
de
contraintes
que
nul
héros,
fût-il
(47)
masculin,
ne
saurait
affronter.
Désormais
je
renonce
à
relater
mes
nombreuses
entrevues
avec
les
Eurysthées
;
elles
m'ont
tant
visité
qu'elles
flottent
pour
ainsi
dire
autour
de
moi
comme
la
Cape
d'invisibilité,
die
Tarnkappe
(48)
Notes
(39)
Il
semble
exclu
de
voir
ici
une
représentation
symbolique
du
triolisme
;
cette
note
même
cependant
invite
à
la
plus
grande
circonspection.
(40)
Le
but
de
cette
lutte
est
en
effet
d'immobiliser
l'adversaire,
à
l'aide
de
figures
appelées
« clés ».
(41)
Autre
façon
de
dire
« les
Eurysthées »
(42)
Tantôt
les
unes,
tantôt
l'autre
(comme
ici)
ont
le
dessus.
(43)
Noter
une
fois
de
plus
le
brouillage
des
références.
:
bibliques,
antiques,
germaniques.
(44)
Il
n'est
pas
précisé
si
les
livres
agissent
à
la
façon
d'un
rempart,
qui
isole,
ou
à
celle
d'une
armure,
qui
permet
de
vaincre
l'extérieur.
(45) Signe de victoire, mais aussi bien de vulnérabilité.
(46)
La
digression
n'est
qu'apparente.
(41)
Ou
« futile »
?
(48)
Procédé
consistant
à
supprimer
du
récit
une
instance,
des
personnages
dont
on
ne
sait
plus
que
faire,
dissimulé
sous
une
dernière
pirouette
culturelle,
en
l'occurrence
germanique.
16
VOCATION
DE PRETRE (49)
C'est
une bien belle église que celle de GVIGNICOVRT. Enfant, bigot, bien
gominé, j'escaladais par le talus d'abside la pente glissante et
couverte de ronces d'où tombait, pressé, impérieux, du clocher, le
premier coup de la messe (50) . J'ai dérapé dans mes souliers
dominicaux, serrant dans le poing une image pieuse où l'on avait
cousu en scapulaire
un coupon véritable de la robe de Marie. J'ai prié, pesté contre
la boue, l'âme pure et les pieds sales. Franchissant enfin le
porche, qu'il m'aurait suffi de découvrir en contournant le bâtiment
d'église, par la grande entrée, comme tout le monde, je constatai
que pas un paroissien ne s'était encore présenté.
Déçu de leur tiédeur, fier de mon épreuve, premier de
l'assemblée,
j'ai
attendu, à la fin de l'office, le prêtre dans la sacristie. Les
enfants de chœur
troussaient par-dessus tête leurs soutanelles rouges à dentelles
douteuses sans mesurer un seul instant l'honneur insigne qu'ils
avaient eu de côtoyer le Seigneur-même. A l'homme de Dieu j'ai
déclaré « Je
veux devenir prêtre » Or loin de s'extasier, ("Voyez ce
jeune garçon ! il n'est pas comme vous ! il sera prêtre !") il
ronchonna je ne sais quoi, me renvoyant à moi, petit merdeux. (51)
Notes
(49)
Digression sur le catholicisme. L'auteur, en mal de références,
donne ici uen version abrégée d'un souvenir d'enfance authentique
(le souvenir, pas l'enfance. )
(50)
L'enfant ne s'est pas aperçu que le véritable porche de l'église
se situait de l'autre côté, à l'endroit...
(51)
Il fallait bien caser ce souvenir-là quelque part.
17
MA
MERE
EN
DELEGATION
(52)
Il
me
revint
de
racheter
les
pleurs
de
ma
mère
:
toute
jeune
à
GVIGNICOVRT,
privée
en
son
temps
des
funérailles
de
sa
propre
mère
(« Tu
n'iras
pas
à
l'enterrement
de
cette
traînée »)
(53)
(premier
oracle
de
Gaston-Dragon)
ma
mère
Alcmène
fut
déléguée
en
rattrapage
aux
inhumation
paroissiales,
représentant
la
famille.
Un
jour
(54)
ce
fut
son
propre
tour
(ou
« MA
MERE
EN
REPRESENTATION »)
(55)
et
je
me
suis
placé
le
lendemain
à
cet
endroit
précis
où
vacillait
la
veille
(56)
,
perché
sur
ses
tréteaux,
le
cercueil
plein
d'elle
afin
d'
y
flairer
cette
amorce
de
macération
-
que
rigoureusement
ma
mère
m'interdit
de
nommer
ici
– (57)
- de sournoise décongélation (visage d'un rose malsain [il manque un bout d'oreille - chuchotait ma fille épouvantée (58) - papa, regarde] ) ma mère tout entière drapée dans la robe de chambre plaquée sur ses chairs suspectes – volume abstrait (59) suspendu désormais à 120 cm
du
sol
où
j'ai
sentis
ce
lendemain,
physiquement,
la
vibration
d'une
masse
de
chêne
verni
fantôme
dont
mon
père
l'instituteur
m'avait
jadis
transmis
la
dénomination
magique
:
parallépipède
rectangle.
Ma
mère
désira
-
des
obsèques
religieuses
:
"Si
nous
n'attendions
pas »
disait
le
prêtre
« la
résurrection,
à
coup
sûr
nous
ne
serions
pas
ici
réunis"
-
c'était
bien
là
une
réponse
à
cette
faconde
de
mon
père
qui
cabotina
sans
doute
(60)
:
"Je
ne
crois
pas
à
toutes
ces
histoires
de
Résurrection,
de
Bon
Dieu,
de
jJugement"
-
du
ton
faraud
de
celui
qui
suça
le
lait
sûri
de
l'Ecole
Normale
et
républicaine.
A
qui
on
ne
la
fait
pas.
Sur
le
corps
de
ma
mère
le
prêtre
agita
le
goupillon,
et
ce
fut
tout.
(61)
Notes
(52)
Le
plan
de
l'ouvrage
consiste
en
un
cheminement
sinueux
;
ici,
l'auteur
veut
montrer
combien
il
était
difficile
d'appréhender
le
caractère
dépressif
de
sa
mère.
(53)
Bien
se
souvenir
que
cette
épouse
indigne
avait
trompé
son
mari
tandis
qu'il
combattait
sur
le
front.
(54)
Beaucoup plus tard, le 2 août 1984.
(55)
Elle représentait, dans le rôle principal, et bien malgré elle,
son propre enterrement
(56)
Et non pas « la vieille », humour.
(57)
Brassens, évidemment...
(58)
Ma propre fille, que je croyais ainsi éduquer à la mort, me
reprocha plus tard de lui avoir imposé cette épreuve bien trop tôt
(elle n'avait que onze ans).
(59)
Je reviens désormais au lendemain de l'enterrement, où je suis
revenu, à la même heure, devant l'autel, à l'endroit précis où
avait été déposé le cercueil de maman.
(60)
Lors de l'entretien supposé qu'il eut avec le prêtre pour définir
les modalités de la cérémonie.
(61)
Paragraphe particulièrement difficile à suivre, en raison du
glissement perpétuel entre le jour de l'enterrement, la veille de
celui-ci (où peut-être mon père s'est entretenu avec un prêtre )
(mais je ne le pense pas), et le lendemain, où moi-même suis revenu
sur les lieux ; j'y ai ressenti d'étranges phénomènes, peu
perceptibles, ici amplifiés.
18
DE
MA MISSION, ET DERECHEF (62)
"Tue
le Dragon » dit mon père ; « délivre-nous toi et moi en
atteignant
Gaston
où qu'il se trouve, Enfer ou Ciel. (63) Jamais, mon fils, jamais ta
mère Alcmène, telle que tu l'as connue, n'a pu admettre que je
fusse en quoi que ce soit l'équivalent
de
son père des Terres Guastes (64) . Si tu te baignes dans le sang de
ce Gaston-Dragon, il te révèlera son règne et sa longévité. Tu
deviendras lui, et vous ne serez plus qu'un, moins maléfique pour
moi, je sais que tu m'aimes. Pour toi tout bénéfice : pourvu à ton
tour de toute supériorité, tu consoleras ta mère la tête haute,
et ton père sera plein d'estime (65), et toi-même deviendras à
ton tour Fondateur (66) . Il n'est pas exclu que le cycle se reforme
parmi ta descendance - que t'importe ? » Il n'ajouta pas que
j'aurais enfin dénoué le fil des générations, devenant père de
mon père et de ma mère. (67) Je ne promis rien et fis bien ; mais
il me défendit de l'imiter, ni de me soucier de lui. Ce qui me fut
impossible. (68)
Notes
(62)
L'auteur veut faire croire qu'il a volontairement commis une
maladresse, sous forme de pédante répétition. En réalité, il
s'agit d'un rafistolage.
(63)
En clair : « Débarrasse ta mère du souvenir de son propre
père ; imite-le, remplace-le, mais débarrasse-nous tous de cette
présence morbide. »
(64)
Nous rappelon que « Gaston » ou « Vaast » a
peut-être pour origine le germanique « gouast », qui
signifie à la fois « dévasté » et « désert ».
Cela renvoie au roi mutilé Amfortas, dont le royaume était dévasté,
jusqu'à ce qu'on trouve de quoi guérir son souverain...
(65)
Le père de l'auteur, Noubrozi, parle de lui-même, tel qu'il sera
une fois délivré de ce pesant fantôme.
(66)
Fondateur d'une nouvelle dynastie, repartant de zéro, et
parfaitement purifiée de ses miasmes.
(67)
Le pouvoir de rédemption que je m'attribue aisi s'étendrait aussi
bien sur mes ascendants, mon père et ma mère, que sur mes éventuels
descendants.
(68)
En clair : au lieu d'imiter Gaston-Dragon, père de ma mère, décédé
avant que j'aie pu vraiment le connaître, j'ai fortement été
imprégné par la personnalité de mon père, bien plus névrosé ;
ma mission aura donc échoué. De toute façon tout ce monde-là est
mort, « et moi-même je ne me sens pas très bien »
(Woody, évidemment)...
19
ENQUETE
Consultant
alors les Eurysthées j'appris :
- que Gaston, fervent joueur d'échecs, initia mon père son gendre à ce jeu pendant neuf mois d'état de grâce après les noces ; que jamais du vivant du Dragon, avant que la Roue n'eût fait éclater son crâne, mon père ne l'avait vaincu - la diagonale de l'Evêque ( Bischofsdiagonale) surgissant de l'angle opposé sans qu'il eût jamais pu parer la Tenaille de la Mort (Todeszange) ;
- chose ignorée de tous les acteurs de cette histoire : l'homme des terres-guastes (69) ne pouvait se fléchir que par le recours à la femme (70) ; à tout homme il ne laisserait nulle chance, le combattrait à mort. En ce temps-là je consultai beaucoup. Or ma mère s'écria : "Jamais mon père ne m'a manqué de respect" - il est tant d'autres façons, Lotharingienne Alcmène, de manquer de respect à sa fille. (71)
Notes
(69)
Est constamment désigné ainsi Gaston-Dragon lui-même, dont le nom
(Gaston/Vaast) signifie « désertée »
(70)
J'ai donc fort peu de chances, en tant que garçon, de fléchir
l'esprit courroucé de Gaston-Dragon, décédé
de
mort violente.
(71)
Ne pas autoriser sa fille à revoir sa propre mère, fût-ce le jour
de son enterrement, constitue un traumatisme aussi destructeur que
celui de l'inceste.
20
LES
EBRANLEURS DU MONDE - ENOSICHTHONES (72)
Mes
investigations menées à bien (dans ce lieu idéal où l'on ne mange
ni ne dort, où l'on demeure sans cesse éveillé sans fatigue, où
le temps lui-même obéit à des lois inconnues) (73) j'ai reçu à
nouveau la vision des ébranleurs
du monde : Héraklès
encore
parut en ses dimensions véritables, torse nu de trois-quarts, tête,
épaules. Effaré je contemplais cette expression massive, dominant
de la barbe et des bras musculeux la plaine brumeuse où fuyaient les
foules sur leurs chariots, traînant leur exode éperdu sous les
cuisses mêmes du monstre (Francisco Goya y Lucientes). Je le vivais
en ma vision, ce tableau, de toute ma frayeur ; craignant que le
monstrum,
signe des dieux, qui
proprement démonstre
leur puissance, ne se retournât. Devais-je en vérité m'affronter à
ce Colosse, afin de refonder l'harmonie de leur
Monde, recousant leurs lèvres et les miennes ? (74)
Notes
(72)
Les Grecs appelaient ainsi Poséidon : l'Ebranleur du sol ; il
présidait également en effet aux tremblements de terre.
(73)
L'auteur
veut désigner ainsi, de façon inutilement alambiquée, ces régions
de soi-même profondément enfouies, à l'abri des atteintes
extérieures.
(74)
Il n'y a pas ici à proprement parler de succession chronologique ou
même dialectiquement logique ; la réflexion procède à la façon
d'une ellipse, revenant souvent sur ses pas, ou bien élargissant son
champ d'investigation de manière imprévisible. C'est la seule
justification que nous ayons pu trouver à ces redites et autres
redondances de l'auteur.
21
DIEU
EN
SOI
(75)
Rien
ne
garantit
que
l'intuition,
ou
la
raison
seules,
m'eussent
mené
sur
la
bonne
voie
:
l'ignorance
et
la
malédiction
humaines
l'emporteront
toujours
(76)
De
Gilgamesh
à
Faust,
la
seule
chose
qui
importe
est
de
se
garantir,
« seul
animal »
dit-on
« qui
sait
qu'il
doit
mourir »
:
"Si
vous
goûtez
de
cet
arbre
de
vie »
-
nous
en
avons
goûté,
nous
sommes
morts
-
« vous
connaîtrez
le
bien
et
le
mal »
-
nous
sommes
dévorés
de
différences
-
« et
vous
serez comme
des
Dieux »
-
car
tout
dieu
abolit
toutes
différences,
toutes
contradictions
poussées
à
l'extrême,
et
cependant
fondues
-
toutes
découvertes
ne
sont-elles
pas
conjointement
le
plus
grand
blasphème
et
la
mort
du
dieu,
son
remplacement,
sa
succession
?
Alcmène,
mère
mythologique
et
véritable
d'Héraklès,
répond
à
Zeus
(il
ne
s'agit
que
d'une
obscure
famille
picarde)
:
"Ne
me
parle
pas
de
ne
pas
mourir
tant
qu'il
restera
un
légume
immortel"
(Amphitryon
38
Acte
II
Scène
3).
S'il
n'y
avait
plus
de
mort,
tenant
compte
des
infinies
possibilités
des
temps,
toutes
les
virtualités
successives
ou
simultanées
de
l'homme
pourraient
s'accomplir,
il
ne
serait
plus
alors
besoin
d'une
multitude
d'hommes,
et
seul
existerait
Moi-Dieu
;
qu'importerait
alors
qui
je
suis,
ou
mon
nom.
J'aime
donc
qui
je
suis
à
présent,
nommé
dans
et
par
ma
mort,
mon
corps
et
ses
déplacements,
et
sur
ma
tombe
on
lira
:
Ci-gît
Héraklès,
homme
de
lettres
-
deux
dates,
le
trait
d'union.
C'est
donc
pour
l'épitaphe
seule
que
je
vis,
le
nom,
et
non
l'éternité,
son
exact
contraire.
Notes
(75)
Le
texte
vise
à
se
hausser
au
niveau
de
la
recherche
métaphysique.
Nous
avons
ici
des
réflexions
assez
élémentaires,
sincèrement
ressenties,
mais
volontiers
boursouflées.
(76)
Il
ne
s'agit
donc
plus
seulement
de
neutraliser
les
forces
maléfiques
de
Gaston-Dragon,
mais
de
découvrir,
ou
d'approcher,
à
l'occasion
de
cette
quête,
les
mystérieux
rapports
ou
oppositions
entre
l'homme
et
le
Divin.
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 19
22
LA
MORT
DU
JUSTE
(77)
Gaston-Gustave,
dit
le
Dragon
(1885-1945),
mourut
sans
que
je
l'aie
frappé
(78).
Avant
que
j'eusse
pu
le
faire,
soit
lors
de
ma
petite
enfance.
L'affliction
ne
s'applique
pas
au
tiède
(79);
Evguéni,
évoquant
les
derniers
sacrements
de
l'Eglise,
prononça
ces
mots
:
« Si
ça
ne
me
fait
pas
de
bien,
ça
ne
me
fera
toujours
pas
de
mal ».
Et
il
les
accepta
(80)
-
l'affliction
sincère,
en
revanche,
vole
à
tire-d'aile
vers
Gaston
maître-chien,
ce
qui
désigne
chez
les
betteraviers
le
contremaître
haï
de
tous,
l'accélérateur
de
cadences,
dur
à
soi-même
dur
aux
autres.
Son
crâne
a
fini
broyé
entre
roue
et
verglas.
(Pour
moi
je
suis
tendre
à
moi-même
;
de
dureté
pour
moi
les
autres
se
sont
bien
assez
chargés
(81).
Lorsque
Gaston-Dragon
de
nuit
rentrait
du
bistrot,
il
aboyait
à
toute
force
en
faisant
gueuler
tous
les
clébards
enchaînés
du
village
et
les
hommes
juraient
:
Ce
con
de
Dragon
!(82)
Notes
(77)
Retour sur la scène obsédante de l'écrasement du crâne. Peut-être
l'auteur âgé de treize mois s'est-il rendu compte de ce drame qui
frappait sa propre mère. Il serait utile de savoir à qui il fut
confié durant cette épouvantable épreuve.
(78)
C'est en effet parvenu à un certain âge (non autrement déterminé)
que le héros, si l'on peut dire, se vit confier par « les
Eurysthées » la mission de se débarrasser, post
mortem, de
ce fameux « Gaston-Dragon » si envahissant.
(79)
Le « tiède », c'est Evguéni, grand-père cette fois-ci
paternel, qui ne suscitait aucune affection ni d'un côté ni de
l'autre, sorte de patriarche bourru, cloîtré dans l'alcools...
(80)
Nous rappelons que les deux grands-pères moururent à deux mois
d'intervalle : Gaston-Dragon le 10 décembre 1945, Evguéni en
février 1946. Mais le télégramme « père décédé »,
envoyé en décembre donc, était ambigu.
(81)
Cette réflexion est appelée par association d'idée avec la dureté
du crâne.
(82)
Autre association d'idées, consécutive cette fois à l'emploi du
mot « chien ». Le lecteur chercherait en vain une
cohérence logique à ces textes.
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 20
23
LA
TUNIQUE DU MORT (83)
Sa
mort me ronge à la façon d'une tunique enduite de poison (83) ;
chair corrodée ; incorporation ; acrylique belge repassé à même
le bras (84). Investi, revêtu de la Chair de Dragon, depuis le
front, les mâchoires, jusqu'à la taille ; rival d'un mort qui est
tout autre chose qu'un Arthur,
Cophétua,
le Méhaigné - dont
une lance a cisaillé le sexe – celui (85) de mon père était
l'harmonie même. D'abord nous proposerons « Les Oracles du
mort » (86), Paroles
de Dragon,
objets, depuis des lustres, de vénération. Or ces formules,
communes à tous terriens de mon pays lotharingien (« à tous
les paysans lorrains »), témoignent de la plus vaine tyrannie.
Ce sont vantardises. En dépit des idolâtries dont ma mère honora
les moindres proférations du Dragon son père ; imitations
scrupuleuses dans la mesure où la sexuation des voix les laisse
entrevoir ; mais tout cela n'a pris naissance, ne s'est substratifié,
que sur un amoncellement, sur un ciment d'atavique sottise. Sotte
prérogative de la mort tenant à bout de bras je ne sais quel
flambeau... (87)
Notes
(83)
Allusion à la tunique de Nessus, qui provoqua chez Hercule
d'horribles brûlures. L'auteur cherche toujours, en dépit du bon
sens le plus élémentaire, à rattacher son expérience à celle des
travaux et autres exploits d'Hercule, auquel il est diamétralement
opposé... Quant à la tunique, les chrétiens ne pourront
s'empêcher d'observer le rapprochement d'Hercule au Christ, tous
deux suppliciés, tous deux envoyés vivants aux régions
supérieures...
(84)
Fait divers belge authentique : une épouse avait cru bon de repasser
en vitesse une manche de chemise en tissu synthétique à même le
bras de son mari ; on imagine la suite. Le rire est facultatif.
(86)
Mon père, devenu gâteux, pissait devant moi pendant les promenades
à l'hôpital d'Aubricourt, dont un médecin aurait volontiers coffré
toute notre famille pour raison psychiatrique... Je crois qu'il
exerce encore, ce connard...
(86)
Vont suivre à présent toutes sortes de propos que ma mère,
Alcmène, jugeait caractéristiques de son père Gaston-Dragon, donc
tout à fait dignes d'admiration, et qu'elle m'a transmis, afin de
perpétuer sa mémoire.
- Contrairement à une croyance très répandue, la mort ne grandit personne. Elle est même d'une extrême banalité.
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 21
24
DE
LA FRATERNITE - DE LA TRANSMISSION (88)
L'homme
vit seul. La seule existence de l'homme est de se contempler.
D'échanger d'un semblable à l'autre d'ineffables signaux : Je
suis un homme. - Je suis un homme. Regarde-moi.
Interprète-moi. Croâssements de corbeaux. Cacardements collectifs
de bernaches sur les sables, en errance, à marée basse, avant de
prendre leur envol. Signaux d'identité, valeur phatique
– je suis ici - emphatique
du discours - regarde-moi,
je te regarde
– fraternité animale perdue, ignorance réduite au pressentiment
de l'espèce, fondue parmi les brumes, vers une destinée-destination
commune ; liens sociaux, où se découvrent si tôt chez les hommes
les aimantations de la cruauté. Il ne sert à rien en vérité de
connaître un homme. Connaître un homme n'apprend rien. La
multiplicité ramène à l'unité. (La
multiplicité comme attribut de Dieu ?) (89)
Notes
(88)
Attention, je vais philosopher.
(89)
Le raisonnement est celui-ci : un homme immortel connaîtrait à la
fin toutes les destinées. Il serait Dieu. Mais comme il meurt, la
multiplicité infinie des destins a besoin de sa multiplication pour
se réaliser. Voir plus haut.
25
DU
MAGNETISME – DES PÔLES
Gog
et Magog : dans les littératures juive, chrétienne et musulmane,
personnifient
les forces du mal.
Nos Ecritures les peignent sous forme d'une double montagne.
Rappelons que les forces juvéniles d'Héraklès défirent au berceau
les deux serpents d'Héra. L'adolescent s'il veut vivre écrase les
têtes de ses père et mère (l'Hydre aux cent Têtes ?) ; les
émanations du Dragon mort ici pestilencisent et faussent les
vibrations de l'un à l'autre entre Gog et Magog ; les adultèrent,
les frelatent. C'est à l'enfant de déjouer, au-delà ou en deçà
des magnétismes parentaux, les frémissements antérieurs, la menace
ancestrale et diffuse du Dragon. Père et Mère ainsi transmettent
leurs conflits couvés sous la menace immense où nous avons vécu.
Vastes orages (Saint
Vaast) (90),
mous et inaboutis, brumes infiltrées sous les chairs.
L'esprit
méphitique de Gaston-Dragon, ni tout à fait mort ni dissous, sans
absolution reçue BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 22
ou
donnée – fomente (91) un grésillement à la fois pesant et
délétère, une dissolution de nerfs ; je parviens au pied des Monts
Jumeaux « Gog et Magog » dans ce repli organique et
chancreux appelé Guignicourt -
à Guignicourt la guigne y court. (92)
Notes
(90)
« Gaston » fait au nominatif « W/Vaast »
(« vaste »).
(91)
En français : « provoque »
(92)
Vous aurez compris qu'il s'agit d'un itinéraire non pas matériel,
mais spirituel, symbolisé par des lieux.
26
UNE
VILLE ETRANGERE ET DETRUITE
Plus
tard je suis en train de vivre (93) en une ville étrangère et
détruite où toits et terrasses abondent de ces herbes au suc jaune,
herbe aux mendiants, qu'ils appliquaient (94) sur leurs plaies pour
les ulcérer. Se dissimule en ces contrées d'arrière-gorge (95)
telle cité aux crépis jaunes et gris, ou bien vieux rose, échappée
aux tapis de bombes, souffrant sur son asphalte une irruption de
vieux hommes niant leurs propres exactions (96) : Polonais,
Hébreux...) : "Les prisonniers marchaient sur deux colonnes ;
peut-être y avait-il des exécutions sommaires (Hinrichtungen)
dans
l'autre colonne. J'entendais bien des coups de feu. De mon côté je
n'ai rien remarqué." (97) Vienne. (98) Décor, dédale poudreux
où survivent vieux et vieilles aux yeux vides cachant sous leurs
cabans des armes enrayées, non point tant toutefois qu'elles
n'exécutent, de loin en loin, quelque cible choisie pour sa beauté
; je me souviens de certains noms, Arrigo, Nadia ; Martino, des
territoires irrédentistes de Trieste.
Autant
de morts sans traces ; mais Roswitha donnait, de son deux pièces
ouvrant sur les deux voies d'un pont autoroutier, des ordres de
liquidation. Elle portait une perruque rousse et bouffante dont les
volutes sales couvraient à peine sa calvitie. (99) Je la surnommais
"Robespierre", certains affirment sans preuves qu'il
s'agissait de ma mère (100) ; l'Hôpital Général (Allgemeines
Krankenhaus) vantait
le souvenir de son extrême compétence lorsqu'elle officiait, jadis,
dans la section des grands vieillards (101). De retour en France
j'écrivais à ma mère une carte postale, où je disais que
Roswitha
serait
le titre d'un roman, d'une imagination en cours dont elle serait
l'héroïne - je ne reçus
pas
de réponse. Depuis quand les Sibylles répondent-elles à ceux qui
les BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 23
consultent
? (102)
Notes
(93)
L'auteur fait toujours semblant de raconter ses rêves. C'est le même
procédé que celui de Nerval dans Aurélia,
mais
en nettement plus chiant.
(94)
Au Moyen Âge, bien sûr. Qui mendie encore aujourd'hui ?
(95)
Allusion au pélerinage proprement surréaliste de certains
jacquaires derrière les dents du géant Pantagruel...
(96)
Allusion cette fois au roman Roswitha,
du
même auteur, auquel ce dernier espère bien que le lecteur se
reportera ; le décor en est la ville de Vienne, où l'auteur vécut
de 1978 à 1982.
(97)
C'est en effet par de tels arguments foireux que les gentils
accompagnateurs des marches d'évacuation de camps (« Marches
de la mort ») tentent de s'innocenter. A noter que le
gouvernement autrichien a tout de même réussi un championnat de
foutage de gueule international, lorsqu'il prétendit avoir été la
première victime du nazisme par l'Anschluss, alors que les
Autrichiens moyens n'auront jamais été les derniers à soutenir la
politique d'Adolf (de « adelphos », le frère).
(98)
Qu'est-ce que je disais ?
(99)
Ces allusions vous deviendront claires si vous lisez Roswitha,
de
Bernard Collignon (je plaisante...)
(100)
Non, là, j'en rajoute.
(101)
On s'amusait bien, dans les services de nuit de la section
« vieillards » . Depuis, en France, nous avons eu
l'affaire Malèvre.
(102)
L'auteur a seulement consulté une généraliste, dont le prénom
l'a fait flipper. De retour en France, il a effectivement écrit à
cette praticienne.
27
DE
GOG ET DE MAGOG (103)
Gog
et Magog sont les jumeaux de tous les maux (104) ; sur leurs chemins
extérieurs ou secrets il m'appartient de recenser, au fond des
ravins, des dépressions marécageuses, les taureaux et les hydres.
Ces deux monts semblables s'enlevaient sur la plaine tels deux seins,
écrêtés, ravinés - en vérité j'œuvrais
pour la gloire de l'homme, la civilisation même (105) ; dans le
réseau d'étroits boyaux reliant Gog à Magog je rencontrais souvent
deux êtres malheureux et délétères, Père et Mère, cherchant en
vain à m'entraver : fascination d'enfance, et du malheur passé
(106) - eh
oui,
gémissaient-ils, eh
oui, d'une
longue intonation fascinante(107). Dans ces tranchées j'avais subi
ces BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 24
tortures
passées (108), sous les yeux ronds cerclés d'or (les phares
chromés) du "Masey-Ferguson" (109), tracteur au mur sous
cellophane, illustration sans fin de l'« Ephéméride
Perpétuel » (« fabriqué à Etrépagny – Eure »).
(110)
Notes
(103)
Et on remet ça.
(104)
Au lieu de se livrer à ces jeux de mots à la con, l'auteur ferait
mieux de rappeler que ces deux montagnes jumelles symbolisent le Mal
dans les écrits mystiques, bibliques ou autres.
(105)
Et revoilà Hercule, qui rit quand il articule.
(106)
Notre
héros qui se dresse à lui tout seul contre toutes les misères que
lui ont infligées son papa et sa maman, perdu qu'il est dans les
contrées mythiques, et de plus en plus empêtré dans ses
références.
(107)
« Eh oui ! »m'a toujours semblé la formule qui résumait
le mieux toute la condition humaine. C'est l'unique phrase que se
renvoient les petits vieux sur leur banc, le menton appuyé à la
crosse de leurs cannes. Pour une version plus comique, voir
Javaloyès, Christine.
(108)
« Il s'agit de l'aveu de mes premières baises », devant
ma mère éplorée ; mon père fit semblant d'être écœuré
au
point
de
ne
plus
vouloir
me
parler.
(109)
Illustration
en
noir
et
blanc,
au
mur
de
la
cuisine
de
ma
grand-mère
;
elle
servit
plusieurs
des
années,
seules
changeaient
les
fiches
de
jours
et
de
quantièmes.
(110)
Là,
j'en
rajoute
;
ce
sont
les
vieux
harmoniums
de
campagne
qui
sont
fabriqués
à
Etrépagny.
28
LA
VEUVE EN SA CUISINE
Assistait
au supplice (111) la Veuve, Seconde Epouse, survivante, les traits
carrés d'une calandre de radiateur, ne se départissant jamais de
son rôle (112), ni des indélébiles contusions qu'imprime le décès
violent de l'être cher, du sceau de l'épreuve sur sa face
spongieuse ; seule justification de son être. Les enfants
compatissent peu – âge
sans pitié
: je répétais sur ses genoux macchabée,
macchabée, macchabée) (113).
Sa
cuisine aux quatre murs gluants de badigeon vert gras exhibait,
détachait - faisant maigre pendant à l'énorme cuisinière en fonte
ronflant d'une mangeaille à l'autre (il fallait préciser dès le
repas fini fût-ce en pleine canicule ce
que nous voulions pour le soir)
- se détachait une pendule carrée (114), d'un vert blafard jurant
sur le vert bouteille. Il en tombait le tic-tac lentement saccadé de
la mitraille à vieux (115) –
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 25
« Et
tout battait encore au cœur du Disparu. »
Notes
(111)
Toujours cet aveu, que nul ne me demandait de faire ; j'étais sujet
en ce temps-là aux accès de délire masochiste les plus vomitifs.
(112)
Grand-Mère Fernande arborait habituellement un air particulièrement
rébarbatif et rogue.
(113)
L'écrasement de Gaston-Dragon ne remontait qu'à une huitaine
d'années ; mais huit ans, pour un enfant , quelle éternité !
(114)
Vous avez bien compris n'est-ce pas ? En face l'une de l'autre, et de
dimensions tout à fait différentes, la cuisinière et la pendule
plate, accrochée au mur.
(115)
Oui, bon, Jacques Brel...
29
L'ENFANT,
LE TEMPS (116)
J'ignorais
qu'il fût si proche encore (117), qu'il m'eût tenu lui-même dans
ses bras : le temps commence pour l'enfant à sa venue au monde ; son
atelier restait maniaquement rangé : gouges, poinçons, chignoles
par rang de tailles sur le mur. Je sentais le parfum des copeaux
(estompé au cours des années), je touchais l'établi couvert de
cicatrices. Couturé. Gaston-Dragon irréparable avait tourné de sa
main mutilée (scie circulaire) cette petite meule verticale et
roussâtre que je lançais : accélération, extinction progressive,
dans un mugissement de rame de métro – ces voies souterraines
récemment découvertes (un voyage à Paris pour L'auberge
du cheval blanc) me
pénétrèrent de ravissement - je
pouvais donc m'échapper ; les
souterrains devant la meule s'étendent à l'infini, perdus à
l'extrémité clignotante de longues lignes perdues - j'annonce à
haute voix toutes sortes de noms.
Avant
de m'endormir je me chuchote une infinité de toponymes villageois,
par ordre alphabétique. Je me souviens d'être allé jusqu'à « V ».
Notes
(116)
Encore un paragraphe victimaire.
(117)
Gaston-Dragon, bien sûr.
- BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 26
30
L'ENFANT,
LE PÉCHÉ
(118)
Le
temps de la Question Ordinaire sous les yeux cerclés d'or du
Masey-Ferguson survient deux ans plus tard – au sein d'un temps
immobile
- quand je m'avise d'avouer à ma mère - n'est-ce pas dans ce gros
volume d'Histoire Sainte – lis
donc,
tu
nous foutras la paix
- que je découvre entre deux gravures - Massacre des Macchabées /
Daniel dans la fosse aux lions - l'assertion sans réplique suivante
: les
bons
enfants n'ont aucun secret pour leurs parents.
Je confie donc à ma mère l'étrange chose que nous commettions
cousine Berthe et moi dans cet autre village - ah ! ce sont là de
bien étranges époques pour vous autres - comment Valery Larbaud
a-t-il bien pu parler sans frémir du "vert paradis des amours
enfantines" ...?
Cousine
Berthe - qu'elle
soit bénie, et à jamais -
se branle au-dessus de moi, très loin, très longuement et très
vigoureusement,
comme font les filles, sans révéler jamais, sans m'expliquer ce
qu'elle fait, tandis qu'à l'intérieur d'elle j'attends qu'elle
s'achève, sans jamais révéler à l'enfant le plaisir qu'elle se
donne. On me cachait des choses. Forcément, à un gosse. Juste avant
je fais mes prières - on
les recommencera les cochonneries d'hier soir ? - Tais-toi, tais-toi
si tu veux qu'on
puisse
continuer
– tout
mon répertoire de prières m'affluait aux lèvres, Confiteor
compris,
je me vidais ensuite, tout l'esprit, pour m'étanchéifier
; pour
me dédoubler
; me
dédouaner, m'insensibiliser.
Juste
après l' « acte de contrition ». L'acte bien.
Merveilleux. Extraordinaire. Bien que je ne connusse pas
l'éjaculation. Ou puisque.
Sous
le calendrier « Masey-Ferguson » aux phares cerclés d'or
ma mère feignait d'étouffer devant la Veuve Gaston en se couvrant
les yeux de son mouchoir : "Mon Dieu !" - quel Dieu ? - mon
père, écœuré,
m'évita. Toute information, tout choc, me furent épargnés. Lorsque
j'apprends un jour qu'ainsi
se font les enfants je
ne peux imaginer que je sois né au prix de
cette ignominie ; je suis assurément le seul de toute la terre
suffisamment dépravé pour imaginer semblable saleté, d'introduire
son sexe dans le sexe d'une fille, fille du frère de son père –
la
chose est en vérité si lointaine que j'ai grand tort, promis à de
si hautes destinées, de m'y attarder aussi sottement.
Notes
(118)
Il
me faut donc absolument y revenir...
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 27
31
L'ENFANT
ET LE SING-KIANG (119)
Reçu
ce jour de Pékin l'autorisation formelle. Ou mieux l'injonction. De
me rendre au Sing-Kiang
(Xin-Jian)
« région désertique ; élevage ovin ; extraction du pétrole »
- sous réserve, sous restriction expresse de ne jamais franchir le
Kunlun Shan (7724 m) limite administrative du Tibet (Xi-Zang.
Je
revis en rêve (120), du verbe « revivre », ces hôtels
miteux d'oasis dont le gérant
me poursuit d'étage en étage (Toi
payer ! Toi payer !),
ces toilettes pour femmes où je me réfugie, géantes, inondées,
labyrinthiques, ces combles pourris couverts de gravats (Ecole
de Pub du XXe
)
et ce cimetière
- avec ma propre tombe au fond, mal tenue, sable passant sous les
quatre planches en haut de la pente – le porche entre ses deux
piliers doriques, devant l'aiguillage du tram, le bordel juste en
face et son juke-box bariolé comme un cul de mandrill.
Le
Sing-Kiang offre à l'exploration une matière inépuisable. Sur les
plateaux brumeux qui le dominent j'évoque les jumelles Eurysthées
que j'ai vues enterrées côte à côte se pelotant de leur vivant
sur le lit de leur mort avec leurs blonds cheveux de nymphes. Ma mère
Alcmène s'indigne : "N'avez-vous point de honte, entre sœurs? »
En riant elles répondent « Non vraiment, dans six mois on
est là-dessous ». Ce
qui advint. La
seule vérité je vous le dis consiste en ce sommeil qui se poursuit
sans trêve au fond de nous de la naissance à notre mort.
Notes
(119)
Et nous voici repartis pour des métaphores plus ou moins
géographiques ; fastidieuses ou non, je ne saurais le dire... Mais
quoi que vous disiez, je serai toujours d'avis contraire.
(120)
Ne pas oublier que l'auteur, d'après les sous-sartriens de
sous-préfecture, a « choisi » la paralysie, a « choisi »
de ne vivre qu'en rêve.
32
MISE
EN PRESENCE (121)
Gaston-Dragon s'étant glissé un jour sous la bête, le dos contre
le ventre, sous les quatre jambes d'un cheval souffrant
(Pris
de tranchées. ("On
purge bébé").
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 28
"Sentant
sa fin prochaine"
et
le massant risqua ainsi sa propre vie :
"Si
le cheval se couche, la bête écrase l'homme » affirma
l'assistance, admirative, ajoutant quand ce fut fini : "Ces
bestiaux-là, ça sent quand même si on leur fait du bien."
Notes
(121)
Le lecteur se voit désormais plus régulèrement mis en présence de
Gaston-Dragon, dans sa vie quotidienne, telle qu'elle a été
transmise par Alcmène à son fils, auteur de ces lignes.
33
ORACLES
DE GASTON (122)
1)
pétant : "Si y pleut de ce vent-là, y tombera de la merde"
(« y » prononcé correctement (fusil, sourcil) ;
amuissement du "l" en finale ; nul n'a jamais dit "s'il").
Gaston-Dragon mange bien, boit bien – "On m'appelle :
Bouffe-Tout-Boit-le-Reste" : ainsi se complimentent en
Lotharingie les gros appétits ; des « Bouffe-Tout
Boit-le-Reste » ; le comique provient de ce qu'après le
« tout », il n'y a rien – puis brusque passage du
quantitatif au qualitatif : il
reste donc encore à boire ! Sa
fille ma Mère m'a dit: « Je ne ne l'ai jamais vu soûl. ».
Il disait aussi : « Un Pou(r)la Gueule » (ne pas
prononcerle « r »). Ou bien : « De c'plat-là, j'en
mangerais sur la tête d'un pouilleux ! » Pas une mauviette le
Gaston-Dragon, mais un bon gros paysan lorrain Nam'donc, ("Notre-Dame
donc" ?) qui récitait au lit "Notre Père qui êtes aux
cieux" et s'endormait tout sec sans avoir fini sa prière.
(« ...si fatigué qu'il commençait juste « Notre
Père... » « ...et plouf ! il s'endormait.") La
Veuve me mimait son élocution ensommeillée. Il n'y avait pas que
la fatigue ; le père Dragon n'était pas le dernier à caresser
l'amphore. Et c'est peut-être à ces beuveries campagnardes qu'il
faut rattacher
2)
le deuxième oracle "Dégueule, cochon, t'auras de la rave",
car tout cochon malade, atteint de vomissements - et celui-là ne
buvait pas - se soignait par d'abondantes pâtées de raves. Un jour
la Fernande, à la ferme, Seconde Epouse à venir, avait dû enjamber
un cochon en plein passage. "Voilà-t-il pas que le cochon se
relève et me trimballe à travers BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON
29
toute
la cour de la ferme ; y avait pas moyen de l'arrêter."
3)
ayant mangé : "Débarrassez, sez !" Note préalable :
sitôt que tel ou tel a dit ou fait telle ou telle chose, une seule
fois - le voilà immanquablement affublé de l'imparfait de l'épopée.
« Il fit » devient « fesait ». Cela prolonge,
fige, répète ; fonde en coutume un évènement apogée.
(exemple
inverse : ayant schématisé sur une table d'écolier un coït, je
fus sévèrement puni : "Passe son temps à dessiner des
obscénités" – C'est une seule fois ! - Oui, mais c'est la
tienne. ») Explication (« débarrassez, sez ! ») :
à la fin du repas le café tardant, Gaston-Dragon tira d'un coup la
nappe à soi, tout fut précipité au sol ; la répétition de la
dernière syllabe se réfère explicitement au commandement
militaire, qui se conçoit exécuté à la fraction de seconde.
Note
(122)
Nous allons nous apercevoir que les expressions ainsi rapportées et
transmises àson fils par Alcmène, avec toute sa piété filiale, ne
consistent qu'en des expressions toutes faites appartenant, selon
toute vraisemblance, au fond commun du discours populaire des
campagnes de ce temps-là et de ce pays-là.
34
PASSIVITE
DE SECONDE EPOUSE (suite du précédent)
- ...et elle ne disait rien ?
- Oh non, tu penses ! (123)
Note
(123)
Astucieux, non ? Présenter la suite comme une rupture, très
brève... A rapprocher de la « rime en écho ».
xxx
59 10 19 xxx
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 30
35
IMPUDENCES
(124)
A
ma mère "Est-ce que tu veux une demi-livre de bifteck sans
enlever les os ?" - ma
main sur la gueule. Alcmène
jeune fille répondait en serrant les dents, à reculons comme un
bête rétive : "Eh ben alors... Eh ben... - Dis que j'en ai
menti ? dis voire que j'en ai menti ?" Un Dragon ne ment pas.
Notes
(124) Il
est très malaisé de déterminer ce qui a bien pu suggérer à
l'auteur telle succession de chapitre plutôt que telle autre. Ici,
deux séquences brèves, destinées à montrer comment à cette
époque un homme se faisait respecter de sa femme, et de sa fille.
36
ORACLES
DECLAMES (125)
"Nous
disions donc, Mathéos" - prononcez "matéheausse" -
que le bruit de la mer-d'empêchait les poissons de dormir" -
Alcmène se demanda quelle avait bien pu être cette fameuse "Théôs"
-
j'imaginais
quelque solide bellâtre entourant de son bras les frêles épaules
d'une poupée en costume régional, contemplant la mer pour la
première fois... ou plutôt un nommé "Mathéos" - de quel
opéra-comique tenait-il ces formules - quel
Parisien connu dans les tranchées (...) -
Note
(125)
Reprise, donc, des paroles immortelles que ma mère a cru bon de me
transmettre (et elle avait raison).
37
ORACLES
CHANTES scato
crescendo
Il
chantait : « Au bain Marie j'ai vu tes charmes
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 31
« Au
bain Marie j'ai vu ton cul » (« bain-marie, hihi !)
Il
chantait "Dégueule de tout ce que tu voudras
"Dans les sentiers remplis de mè-è-è-rd- (feignant de se
reprendre) - ...leuh... ("de merles", ah ah !)
Il
chantait « J'avais mis ma main dans la...
reprenant
« J'avais mis ma main dans la... eh merde, je n'sais plus ! »
Mimer avec les mots la glissade dans la merde. Ou bien, au dernier
moment, l'éviter, second degré paysan.
Il
chantait « Ah c'que c'est beau d'chier dans l'eau
« On
voit sa merd' qui nâ-âge
« Si
j'avais su qu'c'était si beau
« J'aurais
fait davantâ-âge.
Virgile
on vous dit. (126)
Note
(126)
Il semble que cette fois, les notes en fin de §§ s'avèrent moins
nécessaires.
38
DES
FEMMES
Un
homme exprimait-il des idées tant soit peu favorables à
l'émancipation féminine, Dragon grommelait :
- Tout ça, c'est des opinions de pédé...
Aux
femmes du lavoir : « Vous lavez toujours ?" ("votre
pucelage")(du verbe « avoir », évidemment). Elles
répondaient "vieux cochon", "vieux machtagouine !"
(127)
A
une qui courait, l'interrompant dans sa course :
-
C'est la fête au Paradis ?
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 32
-
Pourquoi ?
- Parce que les seins dansent !
XXX
64 07 02 XXX 39
ETYMOLOGIE,
tenant lieu de la note 127 :
Je
demande à ma mère, qui l'emploie sans malice, la signification du
mot « machtagouine », qu'elle trouve très pittoresque,
sans pouvoir le rattacher de près ou de loin à quelque
particularité linguistique lotharingienne que ce soit. Gaston Dragon
l'employait pour désigner plus vieux que lui : « Vieux
machtagouine » ! Ce n'est qu'à cinquante ans passés que sa
fille en comprend l'étymologie de ce mot : il désigne les vieux
impuissants incapables de faire jouir leurs femmes autrement que par
une pratique bucco-génitale réservée (croyait-on) aux (« Mâche
ta ») - gouines.
.
C'est moi également qui apprend à l'innocente Alcmène, consultant
les prescriptions d'un remède combattant le "prurit
vulvo-anal", la différence entre "vagin" et "vulve"
: ma mère ignorait ce dernier mot. Quant à Gaston-Dragon, il avait
rebaptisé le village natal de ma mère : de « Vavincourt »,
dans la Meuse, (127) il fit "Vagin-Court".
Note
(127)
En Allemand, « die Möse » signifie « le sexe
féminin ». Trop fun.
40
SECONDE
EPOUSE
Il
se retire d'elle. Tu
préfèrerais tes propres enfants.
Il
l'appelle « la mère » : « Ho ! La mère !... »
Elle ne le fut jamais. Pure malignité. Gaston Dragon sait
parfaitement qu'il n'est pas question d'envisager qu'elle le
devienne, ni par lui ni par aucun autre (j'appelai toute ma vie
Alcmène "la mère", "maman" m'écorcha toujours
la gueule). bouche). En revanche le grand homme plia devant Seconde
Epouse : Fernande obtint que "la Simone" (c'est ainsi qu'on
se surnomme) accomplirait l'essence de sa fémité en étudiant l'Art
du BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 33
Ménage
à l'Ecole Ménagère de Guny. Ma mère interne retrouva chaque
semaine, passés cinq jours ou plus de promiscuités scolaires, son
trop faible bourreau embelli.
41
ECOLE
MENAGERE
Il
existait en ce temps-là de ces écoles où les filles se voyaient
confirmer qu'elles étaient bel et bien
de
vraies femmes, destinées par la configuration de leur sexe à "tenir
un ménage", écoles où tout un essaim de Ménagères leur
apprenait à coudre, à cuisiner, récurer, lessiver, ravauder.
"Molière
ne pouvait pas savoir que
ces travaux ménagers si méprisés par Armande ("de se
claquemurer aux choses du ménage") seraient un jour enseignées
dans des établissements spécialisés comme
une science"
(« Les Femmes Savantes », éd.Belin, 1932, note en bas de
page) [sic]. En
tant que science.
La
femme à sa place.
Notre plus grand comique, Molière.
Ainsi s'imprégnait dans les cœurs de toute une génération
féminine l'aigreur et la férocité de la répression
bitardo-connassière. Alcmène apprend à foutre son doigt dans le
cul des poules pour les aider à pondre ; ce qu'elle fait
consciencieusement plus tard à son garçon, quand l'intestin rebelle
et masculin tarde à fonctionner. D'ailleurs ça gouinait ferme à
l'Ecole Ménagère. C'est ma mère qui me l'a dit. Ecole
ménagère de Gouiny. « Mais
c'est que les hommes nous respectaient, dans le village, quand on
défilait pour les promenades ! il n'y en aurait pas eu pour nous
adresser un seul mot déplacé. » Braves rustauds de ces
temps-là... toutes gouines, dont elle... J'avais pris un air écœuré
- qui es-tu, petit merdeux, pour juger
? Plus
tard, je m'en souviens, ma mère minaudait sur le siège avant où
est-ce que vous m'emmenez ? où on va comme ça ? -
la peau plaquée hideuse sur son crâne - du fond de la petite
bagnole d'ami (128) Alcmène s'extasia une dernière fois devant
son bâtiment de bois l'Ecole Ménagère, conservé du fond des âges,
avec son pignon brun, ses bardeaux opaques.
Note
(128)
...Un ami...
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 34
42
LE
SOURIRE DE MA MERE
Je
voudrais revenir sur ce "hideux sourire" d'Alcmène
("...et ton hideux
sourire
"Voltige-t-il
encore sur tes os décharnés") (129)
lors
d'une arrestation de mon père - il avait passé
à l'orange. Le
temps d'un sermon de flic, j'ai vu ma propre mère, depuis le siège
du passager, se pencher, fardée à plâtre, de tout son long jusque
par-dessus les genoux de mon père en souriant de toutes ses rides,
pour charmer
le
gendarme, charme très exactement semblable, ce jour-là, aux grâces
d'un transi
(« sur
un tombeau, effigie d'un cadavre plus ou moins décomposé. »).
Voir sourire ma mère, la bouche en fer à cheval renversé, fut
pour moi aussi obscène qu'un sexe ouverte dégoulinant de bave
(mentionner ici les deux rêves où je fornique le squelette et les
chairs de ma mère, couverte de bijoux, puis qui se décompose sur la
plage en mugissant "n'as-tu pas honte de m'abandonner dans
cet état ».
Jason
qui conquit la toison pourchassa
et tua les Harpyes, oiseaux griffus qui souillaient de leur merde les
mets de Phinée, vieillard aveugle, et s'envolaient hors d'atteinte
en poussant des cris affreux.
Je
n'ai jamais beaucoup aimé Jason, ce concurrent surfait.
Note
(129)
Vers de Musset, appliqués à Voltaire.
43
TRANSMISSION
...Ma
vie débuta sur ce lit par cet homme, Gaston-Dragon, qui commença
par mourir, et bien que je ne fusse ni ne susse rien, tout cependant
déjà tenait dans mon berceau (que si jamais Gaston n'eût été
aplati sous une double roue arrière, jamais sa fille Alcmène ne
m'eût transmis tant de choses sur l'homme qu'il fut et qui me fit
frapper dans sa main : "Plus fort ! Plus fort ! Ah ! tu seras un
vrai Dragon !")
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 35
Or
j'étais dans le treizième mois de mon enfance. (130)
Note
(130)
Ça
va
?
Vous
suivez
?
Vu,
les
imparfaits
du
subjonctif
?
44
MANQUEMENT
(131)
Quatorze
du Bélier dans l'ère bâtarde (132). Gaston-Dragon déchire
l'enveloppe adressée à sa fille : Ange
pur, ange radieux – ainsi
s'adressait à sa bien-aimée son fiancé mon père pas mal con,
n'ayant rien trouvé de mieux qu'un librettiste de musicastre (133)
pour exprimer son inflammation de cœur.
Tandis que sa fille folle de rage poursuivait Gaston-Dragon à
travers la cuisine, ce dernier brandissait la missive à bout de
bras, vociférant grassement l'ignoble opéra suite de Gounod
(ce
Faust
que
les Germains couverts de honte n'osent appeler que Marguerite)
: «Porte mon ââââme au fond des cieueueueueux...! »
Notes
(131)
Ici Gaston-Dragon va faire quelque chose de pas bien du tout.
(132)
Quatorze avril du calendrier chrétien.
(133)
« Mauvais musicien ». L'œuvre de Gounod, Faust,
étale
tant
de platitudes et de mièvreries petites-bourgeoises (c'est là que
l'on peut entendre le fameux Air
des bijoux)
que les Allemands, rougissant en effet de l'insondable distance qui
le sépare de son modèle, le Faust
de
Goethe, ne le désignent jamais autrement...
45
« LES
BAS COULEUR PEAU D'CUL » (134)
Pour
l'éternité relative de la si brève consomption du corps humain, ma
mère porte en son cercueil ces bas
couleur peau de cul raillés
par Evguéni. C'était le temps de la grande misère d'après-guerre,
quand les filles allaient cuisses nues. Et l'Evguéni jusqu'à sa
mort d'asthmatiqueet d'ivrogne alla répétant : « Tiens
v'là la Simone (135), avec ses bas couleur peau d'cul ! »
- Et j'étais mauvaise, disait ma mère, j'étais mauvaise !
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 36
Notes
(134)
Allez,
on change de grand-père. C'est du père de mon père cette fois
qu'il s'agit.
(135)
Dans la réalité, ma mère s'appelait Simone et non « Alcmène »
. Ça
fait
nettement
moins
prestigieux,
mais
au
moins,
c'est
prononçable.
Quant
au
grand-père,
il
disait
évidemment
« la
Simone,
avec
ses
bas »,
etc.,
et
non pas « la Simone, cent trente-cinq », etc...
46
ULTIMA
VERBA (136)
...Mon
père à qui sa propre sœur
disait par raillerie Amphitryon,
ne veux-tu pas être curé
? - Non, non ! se récriait mon père. « Pourquoi
n'épouses-tu pas l'Alcmène, qui est toute seule et bien malheureuse
? »
« Nous
marchions sur le bord de l'Alphion, disait-il (137) , près du pont
démoli de 1918 ; et nous ne savions quoi nous dire...
- Assez ! beugle ma mère sur son lit d'hôpital ; pas de passé ! pas de passé ! (voix forte, rogue) – et moi : « Veux-tu voir le curé ? » - il errait, le romain, l'apostolique, le cou perdu dans sa soutane, comme un diable en peine – « a-t-elle encore sa conscience ? » demandait-il d'une voix timide - Je m'en fous ! a hurlé ma mère à travers tout l'étage. Le curé décampa.
Notes
(136)
« Les
dernières paroles » (du Christ je suppose) (n'oubliez pas
qu'il n'y a plus que les fascistes à présent pour savoir le
latin).
(137)
« Il », c'est mon père, Noubrozi, qui raconte sa vie au
chevet de ma mère mourante.
47
AMOUR
SACRE DE LA PATRIE (138)
Ancien
combattant de Sailly-Saillisel (Pas-de-Calais) : Gaston-Dragon
portait la soupe en gros bidons. Moins exposé qu'au front. A ce
qu'on dit. Jamais de « roulement » ; faut-il tant de
métier
pour nourrir le soldat ? L'obus dans la marmite. Trois morts.Ou les
gros paquets de boue dans la soupe. «On bouffait tout. »
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 37
Je
me rends au cimetière militaire de Sailly-Saillisel. Je vois des
gratteurs de tombes, groins de porc sur la gueule, pulvérisateur en
bandoulière, projetant des gouttelettes au chlore, méphitiques,
vert sombre, dans la pénombre crépusculaire, sur les dalles
british, dont la pierre exsude un imputrescible lichen. « Tous
pédés » disait G-D. « On leur sciait la branche
par-dessous, dans les feuillées. Ils tombaient tous dans la merde »
- et Gaston imitait les gargouillis indignés de la langue anglaise.
Ça
c'était
de
la
vanne.
La
Marseillaise. Gaston-Dragon
l'écoute au garde-à-vous, tandis que mon père s'est assis en
tailleur, exprès, sur l'herbe : « Je ne me lève que pour
L'Internationale. »
Gaston
grommelle : « Je te la lui ferais écouter la Marseillaise moi,
à grands coups de pied dans le cul... »
Gaston-Dragon
a perdu (fait de guerre ? scie circulaire ?) une phalange. Un jour il
réclame à l'administration une revalorisation de pension. Le
préposé du guichet répond : « Pour avoir droit à la tranche
supérieure, il
faudrait que vous ayez perdu une phalange de plus. -Ma
phalange, vous savez où vous pouvez vous la mettre, ma phalange ?
Pendant
la sonnerie aux morts, Gaston-Dragon se sent envahi d'une
extraordinaire émotion. C'est comme un frisson de larmes et de
fierté. Cela commence par deux notes plaintives et nobles,
chevauchées à l'arrière par des fla de tambours à contre-temps :
un, un-deux, un-deux trois. Puis tout s'éteint dans un dernier
roulement assourdi, le linceul retombe sur la plus grande mélancolie
du monde...
Alcmène
jeune fille a visité tous les charniers. Douaumont. Lorette, où
reposent les six autres Soldats Inconnus. Elle en a contracté une
haine farouche de la mort. Ce qui ne se compense absolument pas, pas
du tout, par un quelconque amour de la vie : elle ne la hait pas
moins. Elle raâle, ma mère, elle geint, elle gâche tout.
Note
(138)
Ce sont des anecdotes, relatives à Gaston-Dragon, sur le même sujet
: la Patrie.
48
SAPIENTIA
DRACONTEA (« de dragon »)
Pour
mettre un terme aux discussions sans fin, que ce soit en matière
politique, ou religieuse, mon BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON
38
grand-père
Gaston-Dragon use d'une formule magistrale, ménageant toutes les
susceptibilités ; pour peu que le ton vire à l'aigre, il coupe
court : « Ecoute » dit-il, - tu as raison, et moi
je n'ai pas tort. » Suprême sagesse -
- FIN des oracles de Gaston.
49
- A MOI MAINTENANT (139)
Je
n'ai pu connaître l'épreuve de la guerre.
Mon
absence totale de ce qu'il est convenu d'appeler Virilité me permet
en revanche de surmonter plus tard L'EPREUVE
DE LA JALOUSIE.
Note
- (139) On le voit, la liste de mes épreuves réussies se limite à ces deux lignes ; il ne s'agit que d'un exploit négatif.
50
LES
EPREUVES D'ALCMENE, MA MERE
- Toute sa vie ma mère malade. Hideux sac à chagrin. Pourquoi ? Remontons un peu : Gaston-Dragon, poilu, cocu, la rime est bonne. On ne cocufie pas un poilu. Un héros. Beaucoup ont dû s'en accommoder. Mais pas Dragon. Dont le vrai fils, le Légitime, est mort (de la peste espagnole) tandis que le Bâtard, le fils de l'autre, a survécu. « On ne l'a jamais appelé que le Bâtard », dit ma mère, « je ne me souviens même plus de son nom » - honte au « bon vieux temps » : l'ivrogne, le boiteux, le cocu du village. Alcmène détestait tout ce qui rappelait le passé, jusqu'aux « films à costumes » : « Regarde-moi toute cette misère », disait-elle au milieu des plus belles mises en scène – « toute cette misère » - c'était vrai ; tout était miséreux dans le temps, préjugés, superstitions. Les hommes crevaient à trente ans et les femmes frottaient leurs linges tous les mois sur la planche.
- Ma mère Alcmène, à sept ans, derrière les rideaux de sa fenêtre – Tu resteras à la maison pour garder l'bâtard - assista au départ du convoi funèbre du vrai petit frère. De mon petit oncle de BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 39
- huit ans, Lucien fils légitime de Gaston-Gustave, dans la boîte -Tu n'as pas su le garder en vie celui-là – sans qu'on me l'ait dit je suis sûr qu'il l'a crié à sa femme, Delphine Bort, comme Bort-les-Orgues disait-elle, Tu n'as pas su le soigner celui-là répétait Gaston-Dragon - et Bâtard de survivre, Alcmène réquisitionnée « Toi, tu resteras à la maison pour garder le bâtard »- bébé tout de même – voyant s'éloigner son petit frère dans le cercueil à travers la vitre et la pluie (140)
- S'étonner après cela qu'elle ait été si malheureuse, si dramatique. Si malade.
(140)
Je sais bien que je me répète, mais je trouve ça si poignant...
51
SUITE
DES EPREUVES
Assassins,
assassins... (141)
Je
vous parle d'un temps qui vous semble aussi révolu que la cour vue
par Saint-Simon, le vrai, le Duc : cocufiage avec fruit (142). Mais
cour misérable, cour de ferme plutôt que royale... Alcmène
idolâtra son père à proportion du mal qu'il lui avait causé.
C'est lui qui l'a coupée de sa propre mère. : jamais de pardon. Tu
ne reverras plus ta mère ! Ma
mère ne l'a plus revue ; fille de femme adultère, fille de
répudiée. D'un coup, et sans interruption, de huit à seize ans.
Cette année-là sa mère Delphine mourut, d'une crise d'urémie ;
on ne soignait donc rien de ce temps-là ? Trente-huit ans. Elle
souffrit tant pour mourir qu'elle tordit les barreaux du lit de la
force de ses seuls pieds. Une mort à la Zola (143)
...Et
Gaston-Dragon dit, et ce fut sa seule épitaphe, le
seul véritable oracle :
« Elle est morte par où elle a péché. » « Comme
si une crised'urémie avait un rapport avec ces choses-là »
dit Alcmène. (144) Interdite d'enterrement de sa mère. Le crime
jusqu'au bout. Ne plus jamais parler. Interdiction de se souvenir. Je
n'ai qu'une photo sépia de la Delphine.
Notes
(141)
Titre de Djian. J'en suis profindément jaloux. Ce sont les mots que
j'aurais aimé prononcer sur mon lit de mort, en grinçant des dents,
pour maudire l'humanité entière. Depuis, je suis devenu tout mou.
(142)
On sait que le Duc de Rouvroy de Saint-Simon haïssait toute espèce
de bâtardise, et contribua aux piétinements des bâtards de Louis
XIV après la mort de ce dernier.
(143)
Voir la mort de Coupeau dans L'assommoir.
(144)
Les genitalia,
bien
entendu – les pudenda,
« dont
on doit avoir honte ».
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 40
52
VESTIGES
D'INCESTE
Ma
mère me transmit scrupuleusement les mots les plus crus de
Gaston-Dragon. Rien sur sa mère. Etait condamné toute dévotion non
exclusivement consacrée au Héros, Ancien Combattant et Père.
L'époux, le gendre, mon père à moi, ne fut rien. Alcmène laissa
même entendre qu'il y aurait bien peu d'importance aux relations
plus intimes qu'il n'eût fallu entre elle et moi.
Quinze
années sans plus séparèrent plus tard la fillette de sa marâtre,
Seconde Epouse, triomphante et nouvelle promue : la Fernande,
plantureuse, que j'ai connue, bien dodue. Alcmène accrochée à ses
jupes cria : « Je vous interdis de coucher avec mon père ! »
On riait très fort en ce temps-là des petits mots d'enfants.
53
LECTEUR
INGRAT, MON FRERE
Vous
avez déjà cela sans doute dans vos familles : « Un homme
parmi les hommes » disait Sartre « et qui vaut n'importe
qui . » J'ai renoncé à me prendre pour Hercule. A
représenter ma famille sous forme olympienne - voyez d'où vient
l'expérience aux vieillards : du racornissement hormonal des
méninges. La sagesse, fille de l''impuissance : quelle leçon...
54
LA
FOLIE MA MERE
Après
la mort de Gaston-Dragon, Alcmène devenue folle fut internée à
Sainte-Anne, l'asile d'Althusser,
celui
dont
j'ai longé les murs blafards, et d'où
l'on ne ressortait pas
(existe-t-il
encore un refrain de Bruant - "A sainte-A-a-a-nneûeûeûh..."
(A
Belleville, A St-Lazare) ? J'ignore,
chose incroyable, combien de temps ce fut après l'écrasement du
Dragon - il suffirait d'écrire, de solliciter tels témoignages
encore vivants, les preuves tangibles... ont-ils
conservé les archives ?
J'ignore si ce fut bref. Insidieux. Mon père signa de sa main
l'ordre
d'internement
– s'attirant une inextinguible et sauvage rancune : car le mari
alors avait
autorité sur
sa femme.
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 41
55
L'ENFANT
SANS MERE
Je
fus placé enfant à Trézels, dans l'Allier. Pensionnaire chez un
vieil homme que j'appelai "le pépé de Trézels". (épisode
très net encore du manège d'enfants, où son épouse et lui
m'avaient emmené : - Tu fais un tour, et ça revient" – je
pleure et ne veux pas monter - je ne reviendrais plus - peut-être ;
le tapis roulant se déroule en ligne droite à l'infini, peut-être
; je ne crois plus aux explications d'adultes.
Les
portes de Sainte-Anne un jour se rouvrirent sur ma mère, à force de
volonté : « Tu seras retournée sur le gril par tout un
aréopage de médecins ; répète-toi je
dois tenir – je dois montrer ma cohérence et
tu seras libérée ».
Notes
(145)
Mes notes se sont raréfiées. J'espère que vous continuez à
comprendre ? Merci.
56
L'ENFANT
STOÏQUE
Douze
ans plus tard : une éternité ! Je suis peut-être enfin débarrassé
d'Alcmène (146) en danger de mort. Cette opération a pour nom
la totale.
Cette mutilation. J'ai vécu en pension (147) chez M.Hall,
instituteur s'origine anglaise à V., père de trois enfants. Dans
leurs albums je fait connaissance avec le Marsupilami dessiné par
Franquin : je lis toutes ses aventures, je ris aux éclats. Dans une
lettre à mon correspondant allemand j 'écris : "Die
Unglück ist auf unserem Haus", piétinant la grammaire
allemande : "Le malheur est sur notre maison". Je laisse
lire mon voisin d'étude par-dessus mon épaule. Je me sens très
intéressant.
Je
découvre chez Mr Hall ce merveilleux instrument appelé
"kaléidoscope".
J'ignore
à quoi je dois attribuer ce brouillage permanent de toutes les
époques de ma vie (148) Je compare cela aux transistors dont
toutes les longueurs d'ondes se sont superposées, ne laissant ouïr
qu'un inaudible, universel
crachouillis - le vaste monde entier rendu définitivement
incompréhensible. Tous âges confondus. Ma mère a survécu. (149)
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 42
Notes
(146)
Il s'agit de ma propre mère ; quelle inhumanité, n'est-ce pas ? -
rien de plus banal en fait. Malgré tous les artifices plus ou
moins littéraires, je ne parviens pas à persuader le lecteur que
mon expérience m'a semblé exceptionnelle...
(147)
Notez le rapprochement des deux séjours chez autrui : 1946, 1958.
Deux ans, quatorze ans.
(148)
Ce rapprochement du kaléidoscope et du transistor déréglé
n'est-il pas éminemment suggestif ? NON ? Allez chier...
(149)
Et cette distorsion narrative ? Que dites-vous de ma distorsion
narrative ? ...Vous ne savez pas ce qui est beau...
57
LE
TOIT DU MONDE
Le
Sing-Kiang, à l'extrême nord-ouest de la Chine, est une étrange
contrée. Tout le monde s'apitoie bruyamment sur le Tibet ; du
Sing-Kiang on ne connaît que les déserts - ou les half-tracks ;
cela s'étend sur des dizaines de milliers de km², bordé de vagues
chaînes de montagnes à peine surélevées, dessinant sur la carte
d'improbables boudins, dont aucun relevé orographique véritable
n'est jamais effectué. Avec des lacs salés aux contours pointillés,
sitôt gonflés sitôt taris. Faites rouler par milliers, pendant
des siècles, les plus lourds et sophistiqués des engins militaires,
faites gueuler par des officiers des ordres aussi gutturaux que la
langue chinoise les puisse imaginer : jamais les rocs, les sables ou
les neiges du Sing-Kiang, son ciel métallique, ne retiendront la
moindre empreinte d'occupation humaine. (150)
Notes
(150)
Oui je sais, ça vient là comme un cheveu sur la soupe. Et la
liberté de l'artiste ? - La liberté du lecteur consiste à ne
plus lire. Et toc.
58
LA
FEMME DU LAC
Dans
cette dimension prétemporelle
m'apparut
un lac bleu soutenu, de sel et d'acide, où flottait sur sa barque
une jeune femme ; seule et droite sur le poison liquide teinté de
curaçâo
; sans
BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 43
rémission
dissoute
au
moindre geste dépourvu de précision. Elle ramait debout à petits
coups presque immobiles. Ses mouvements s'étant progressivement
amenuisés, son souffle suspendu, je parvins pied nu à la rive en
même temps qu'elle. Si bien des femmes aux Enfers ont guidé les
hardis voyageurs, Shub-ad-Ur Enlil, la Sibylle Virgile, et Béatrice
Dante (151) , ce n'est que moi, Liliom, qui réduisis mes gestes aux
berges de l'acide avec ces infimes précautions que l'on voit aux
joueurs méticuleux levant tour à tour sans frémir les jonchets
emmêlés. (152)
Ce
fut donc cette femme que j'aimai sur décision des Jumelles
Eurysthées, ramenant du Sing-Kiang ces herbes dont je devins fou.
(153)
Notes
(151)
Noter que ces trois groupes de mots devraien tcomporter le verbe « a
guidé » ; les trois seconds termes sont donc des compléments
d'objet, des COD ( les instituteurs ont d'abord eu recours aux
initiales, ce qui fait plus scientifique, puis à la suppression de
la notion, au nom du juste combat de la goche contre l'élitisme.
Noter que l'on ne met pas d'accent circonflexe sur le mot satirique
« goche », car alors, le son [o] redeviendrait fermé,
comme dans « gauche ». C'est pourquoi il serait si
expédient d'adopter dans ce cas une graphie anglo-saxonne : the
gosh (by gosh ! Tudieu ! )
(152)
Vous pensez bien que si je gigote au bord du lac d'acide, je risque
des éclaboussures extrêmement dangereuses...
(153)
Traduction : les Eurysthées m'ont encoyé là-bas pour y rencontrer
ma future épouse, et j'y ai cueilli de l'herbe qui rend fou,
c'est-à-dire de l'herbe de la Liberté : enfin, je vais pouvoir fuir
ma famille et me marier ! La liberté, on vous dit...
...Avez-vous
observé que cette fois, le descriptif ou le visionnaire a fait place
à des éléments narratifs ?
59
MA
VIE
Une
ligne à construire jusqu'à totale érection de cette geôle (154) ,
dont la Femme à la fois constitue la cloison, la porte et la
fenêtre, les barreaux, partie de moi-même (155) - c'est ainsi que
dit-on Héraklès s'est extrait (156) d'Hippolyte, reine des
Amazones, abaissé sous Omphale(157), heureux de filer la laine à
ses pieds.
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 44
Notes
(154)
« construction de cette prison »
(155)
la femme est à la fois ce qui emprisonne et ce qui délivre ; mais
peut-être tout cela n'est-il que « partie de moi-même »,
une imagination.
(156)
« a fini par plaquer »
(157)
Reine de Lydie, que le colossal Hercule, amoureux, a servi en tant
qu'esclave, fileur de laine...
Sens
: La
vie du narrateur s'est construite à partir de sa position vis-à-vis
des femmes : seraient-elles sa délivrance, ou plutôt sa prison ? Il
se demande s'il n'a pas gaspillé sa force à s'imaginer qu'il était
leur esclave.
Questions
: Repérez
le jeu des métaphores, en rapport avec les références
mythologiques
60
A
QUOI REVENT LES MERES
Ce
qu'elles deviennent. Alcmène chlorotique, aimante, pâmée entre les
bras et les gants blancs d'un officier supérieur autrichien soutaché
d'or.
Sens
: Il
s'agit des rêveries amoureuses de la mère du narrateur (« Alcmène »
: l'auteur aime à se rapprocher d'Hercule, avec lequel il ne possède
nul point commun). « « Soutaché » : les uniformes
autrichiens, avant 1914, comportaient des soutaches, c'est-à-dire
des revers de manches brodés d'or sur fond blanc immacué. Le
belle-mère de l'auteur, quant à elle, préférait les officiers
russes, et les promenades nocturnes en traîneau, toutes sonnailles
dehors.
61
MISSION
ACCOMPLIE (158)
A
présent revenus de tant de chevauchées (159) nous contemplons ces
photos éparses, infimes solutions
de nitrate d'argent. "Je
sens dit-elle (160) un ennui, la misère, une haine ; sur toutes ces
photos d'enfance tremblées où je ne suis pas, autant
d'imperfections techniques en noir et blanc de temps et de lieux si
lointains sertis (161) par les gros cadres dentelés de ces clichés
de pauvres" – depuis je vis dans une immense nuit (162),
prenant les dimensions de la fondation du monde, nuit multipliée où
je m'étends pour toujours auprès d'elle (163) , avant l'étincelante
nuit de tous les tombeaux. Je vois de longs repas, des cafés d'où
la fumée s'élève (164), où tandis que les BERNARD COLLIGNON
GASTON-DRAGON 45
tasses
tiédissent naissent les phrases de nos lèvres, franges de rêves
effleurant ces mondes d'ailleurs, étranges marécages qui nous
dissoudraient.
Notes
(158)
N'oublions pas que le narrateur a été investi d'une mystérieuse
mission par les Eurysthées ; ces jumelles blondes représentent en
réalité son éditeur, unique, mâle et brun. Eurysthée, dans la
mythologie, fut le commanditaire des fameux Travaux d'Hercule.
(159)
Notez la confusion sciemment entretenue entre la mission du
narrateur, la mythologie et la quête des chevaliers médiévaux ; en
effet, Héraklès/Hercule n'a jamais à proprement parler
« chevauché ».
(160)
« Elle » : Alcmène, mère du narrateur ; elle déteste
tout ce qui se rapporte au passé.
(161)
« serties » : « entourées »
(162)
Le narrateur revient décidément à sa personne ; ce qui le fascine
est cette continuité des nuits, qui se prolongent de l'autre côté
du globe, pendant sa journée, puis qui reviennent, comme s'il n'y
avait qu'une seule nuit continue, de l'une à l'autre, devant à la
fin l'engloutir, comme de juste (« l'étincelante nuit de tous
les tombeaux »)
(163)
« elle » : sa femme ? sa mère ? l'auteur n'évite pas
toujours ces lourdeurs dans le sous-entendu...
(164)
de longues années durant, l'auteur achevait ses repas, en compagnie
de son épouse (« mit Bobonne »), en devisant autour des
tasses de café ; on parlait de rêves, mais sans aller trop loin, de
peur d'être engloutis, et de ne plus savoir revenir dans le monde
réel (c'était l'homme qui éprouvait cette crainte).
Sens
: après
avoir accompli sa mission (mais il ne semble pas qu'elle ait porté
ses fruits), le « héros » se repose en prenant du café
en pantoufles avec sa femme.
62
TRANSMISSION,
SUITE
Les
Eurysthées (163), dont je me disais libre, m'enjoignirent de
formellement régurgiter, sur la tête d'innombrables disciples
répartis sur quarante années d'existence, tout le venin du Dragon
afin de m'en purger (164); toute cette impuissance et ce savoir qui
m'étouffaient. Les disciples s'en emparèrent à leur guise. Ils
dévorèrent mon viatique (« ce
que le pélerin porte avec soi pour manger dans ses étapes. »)
Sans cesse il en vint d'autres (165), et le temps fut sacrifié, car
je transfusais tout le sang du dragon pour ne pas mourir ; en vérité
je vous le dis ce furent de bien incontrôlés débordements, les
jaillissements de la vasque d'un mort. Si les druides sont
sanctifiés, c'est en raison de ceux qui les ont irrigués, et non
d'eux-mêmes.
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 46
Je
ris de tant de nouveautés que l'on propose(166), car toute
transmission, de toute éternité, consiste en un Maître assis sous
son chêne(167) , dont il tire son ombre et sa susbstance ! ...
répandant sur les disciples en cercle ce dont lui-même se dépouille
afin qu'ils prêchent à leur tour la divine parole... Que les
actifs aillent donc, tels des porcs, fouiller du groin entre les
racines de l'arbre ; ils cherchent le fruit grossier des glands, afin
de s'en goinfrer ; nous autres, touchés peut-être par la grâce,
mortifions-nous, car nous ignorons le peuple : prêts à mourir pour
lui, mais damnés, plus que quiconque, au moindre mouvement
d'orgueil. Et croyez-moi, c'est difficile.
Notes
:
(163)
Il s'agit toujours de ces fades jumelles intermédiaires, portant le
nom du commanditaire des travaux d'Hercule, sans lesquelles notre
héros semble éprouver bien des difficultés à rassembler ses
esprits...
(164)
Le narrateur prétend ici que les enseignements (bien minces) de son
grand-père Gaston-Dragon doivent être transmis à ses élèves ; il
purifiera le « venin » de ces paroles ancestrales et le
transformera en suc nourricier... En réalité, le grand-père
n'est
aucunement responsable de tant de haines et de rancunes accumulées.
Il s'agit plutôt de ce que l'esprit de l'auteur s'est cru obligé de
thésauriser en son arrière-boutique, en réponse aux mauvais
accueil de sa mère, et aux conflits conjugaux qu'il a subis, mais
aussi abondamment provoqués...
(165)
D'innombrables élèves e collège...
(166)
Il
s'agit
ici
des
abondantes
réformes,
toutes
plus
inefficaces
les
unes
que
les
autres,
qui
ont
agité
l'Education
Nationale
en
un
prurit
incessant,
durant
les
39
ans
et
demi
de
sa
carrière.
(167)
...ou derrière son bureau en contreplaqué... ne voilà-t-il pas que
notre narrateur se prend pour saint Louis à présent...
63
LES
INNOCENTS
J'ai
lu dans Héraklès
que
l'infâme Euripide (164), m'avait imaginé, moi, héros éponyme,
dans un accès de démence : je massacrais mes propres enfants ; et
ce massacre atroce intervenait non avant mes exploits (on les aurait
destinés à payer, à racheter ce meurtre), mais après
eux : sans plus aucun rachat possible (165) ; juste pour démontrer
l'imposition brutale du joug divin sur les épaules mortelles : ils
devaient s'humilier devant les dieux (même Héraklès, fils de
Zeus), sans se rapporter à leurs propres forces, entendez-vous,
Mortels Actifs ? tas de cons agités ? l'éclat
de vos exploits ! eh bien ! une minute, une seule minute de folie
suffit à démolir le Temple de vos BERNARD COLLIGNON
GASTON-DRAGON 47
Gloires
! Ah
! Pauvres hommes d'action de mes couilles ! Aussi
j'ai tué mes enfants, j'ai brûlé mes propres livres (166). Et
quand mon œuvre
s'est embrasée, le crépuscule s'est abattu ! (« les livres »
en allemand se dit "Bücher", le bûcher : je suis le
premier mortel à établir un tel rapprochement...)
Notes
:
(164)
C'est le seul qualificatif trouvé par Charles Péguy, dans la seule
occurrrence de ce mot présentée par son œuvre
(165)
Notez ici l'incohérence de la métaphore : jamais il n'a été
question que, tel Héraklès, je massacrasse mes propres enfants, mes
élèves... Peut-être cependant l'envie ne m'en a-t-elle pas manqué
(et réciproquement...)
(166)
Ah ! « celui-ci ne s'attend pas du tout ! » («Les Femmes
savantes »)
Questions
(167)
1.
Montrez que la trivialité du langage exprime le désespoir
d'Héraklès. (3 points)
2.
N'y a-t-il pas dans ce passage une survivance obstinée des thèses
de l'auteur, qui à tout propos et hors de propos tient absolument à
s'acharner sur tous ceux qui veulent agir, pour guérir le monde de
sa souffrance ? (2 points) Montrez la contradiction avec la mission
d'Héraklès proprement dit, qui voulait purger la terre de ses
monstres. (3 points)
(167)De
telles questions devaient figurer à la suite de chaque petit
chapitre. Mais j'ai la flemme, et le temps presse.
64
POUVOIR,
FEMME ET SOLITUDE (165)
J'ai lu que la Femme, à qui nous accordons tant de pouvoirs, n'a
que celui de nous mettre au monde. Ensuite nous restons seuls.
Abandonnés. Comme elles-mêmes. Et nous ne parvenons à être, à
véritablement être, qu'à l'extérieur d'elle. Mon désespoir
devient tel, alors, que mes larmes
eussent
pu submerger le bûcher de mes livres.(166)
Je
conçus alors, en un éclair, que la quête de l'identité, gisant
en ces pages brûlantes (les miennes)
ne
pouvait rencontrer sa justification (167)
...que
dans l'Eternité. Si
tu es éternel, tu es Un ; étant
Un, que t'importe l'Identité ?
ET
TOC.
(L'auteur pense ainsi avoir résolu une extrême aporie)
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 48
Gaston-Dragon
meurt, crâne broyé (168). Les dents enfouies dans la terre (169) ,
tout ce qui reste d'un homme - à moi transmis par Alcmène ma mère
- donné à mon tour à deux mille disciples (170).
Notes
(165) Une fois de plus l'auteur va rejeter la faute de tout sur
la Femme.
(166)
Ce n'est qu'un alexandrin.
(167)
Autre alexandrin, à condition de respecter la synérèse (« -tion »
: une seule émission de voix.)
(168)
On le saura.
(169)
Seule preuve d'identité du mort ; les dents sont la partie du corps
qui se décompose en tout dernier. En premier, ce sont le cerveau, et
les parties sexuelles.
(170)
Ainsi donc les dents du dragon figureraient le contenu même de
l'enseignement prodigué par l'auteur. Ce dernier devient (encore
plus) confus.
65
DELITEMENT
(171)
Sous
ce tumulus arasé par l'érosion errent les dents du Dragon (172) .
Pour ôter, transporter la terre qui les couvre, on me demande 800
schékels d'argent ("Etablissements Schönsohn")(173). A
présent sur Gaston-Dragon la terre est toute plate (174) ; sur sa
corpulence de Fafner (175) : il se ceignait d'une large écharpe
serbe, pour prévenir le tour de rein. Tombe et ventre éclatèrent.
"Je suis allée le voir; dit Seconde Epouse, comme tous les
matins ; la voirie n'était pas encore passée, sinon ils m'auraient
prévenue" - autre époque - "pour me dire de ne pas y
aller. C'était comme si on avait bombardé la tombe. Exactement
comme un trou de bombardement." J''insistai.
J'étais
enfant. J'ignorais ce que donnait,
ce
que produisait,
en vrai, "un
trou de bombardement". Ce qui s'entendait pour un témoin de
14/18 restait lettre morte en 63 de l'Ere Nouvelle - "comme un
trou d'obus ; tu vois ce que c'est qu'un trou d'obus, tout de même."
Je me suis souvenu d'une exhumation chez Taupin, éclusier (176) :
un petit crâne tout propret au fond de son entonnoir, chacun
déclarant bien doctement qu'il s'agissait d'une religieuse enfouie
là en toute hâte, droite sous les bombardement portant le
brancard, indemne jusqu'à crevade et tombe et ventre éclatés donc
de Gaston (autre exemple : à l'enterrement de Guillaume le Bâtard
dit le Conquérant BERNARD COLLIGNON GASTON-DRAGON 49
(15
août 1087), par forte chaleur, le corps éclata ; "tous les
murs de l'église se couvrirent d'une effroyable bouillie sanieuse,
assistants de s'enfuir, clergé en tête, hurlant au Diable."
Le
monographe ajoute que les évêques, précautionneusement, revinrent
plus tard sur leurs pas, recueillirent les restes épars et
procédèrent, en privé cette fois, à de plus sobres.) « Mon
Gaston, » dit Seconde Epouse. c'était comme si je le perdais
une seconde fois"
N'empêche.
J'aurais bien voulu voir ça.
Notes
:
(171)
Il s'agit de la décomposition de la tombe, mal entretenue, au-dessus
des corps eux-mêmes en décomposition.
(172)
Les dents de mon grand-père se trouvent au-dessous de sa pierre
tombale.
(173)
« Chœunn-zônn »
:
« beau
fils »
(174)
La
pierre
tombale
s'est
cassée,
on
l'a
jetée
aux
gravats
;
le
tumulus
s'est
aplati.
(175)
Fafner
et
Fenrir
sont
les
deux
dragons
de
Wagner.
(176)
M.
Taupin
était
éclusier.
Vous
n'entendrez
plus
jamais
parler
de
lui.
66
MISE
AU TOMBEAU DE SECONDE EPOUSE (C'EST SON TOUR A PRESENT)
J'ai
refusé de la revoir en 77. Quand ce fut son tour. Ses restes
tenaient deux misérables chaises en guise de tréteaux, dans un
cercueil ratatiné – quand j'était petit, je jouais à prendre sur
mes jambes Seconde Epouse tout entière, la suppliant de ne pas
tricher, de ne pas se retenir, pour se laisser peser de tout son
poids ; mais
elle ne s'abandonna pas, pour ne pas me blesser. Pendant sa dernière
maladie, les médecins
de Reims l'avaient fait fondre. Quand on la mit en terre au-dessus
du Dragon, Alcmène ma mère gueula comme un veau "Papa ! Papa
!", en pleine cérémonie, au bord du trou. Comme une plaie
rouverte. Il a fallu la retenir de sauter dans la fosse. « C'était
répugnant", répétait mon père, « absolument
répugnant". Mes parents dormirent chez une femme du peuple,
meilleure amie de ma mère (177), qui témoigna toute sa compassion.
Puis ils sont repartis, puis on avait oublié quelque chose, ils sont
revenus, et la femme du peuple à ce moment-là s'est montrée
extrêmement désagréable, et froide.
Mon
père a déploré cette attitude.
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 50
PUTAIN
ON LES AVAIT ASSEZ VUS TOUS LES DEUX.
Mon
père a toujours été un naïf.
Notes
(177)
Cette connasse n'arrêtait pas de dire du mal de son mari. C'était
là toute sa conversation.
67
SCENES
D'HERITAGE
Délégué
plus tard
au
palais de la défunte (178), mon père Noubrozi trouva là tous les
neveux qui ripaillaient comme des Vandales ; jamais ils ne s'étaient
souciés de la Seconde Epouse, les neveux de La Fère. Leur père,
frère e la défunte, était un pâtissier qui se tuait au travail à
soixante-sept ans passés, pour sa femme. Tous étaient accourus,
sauf lui, et se gobergeaient en grands soiffards : main basse sur la
cave à vins, tous soûls comme Pégase (179), gambadant de la cave
au grenier - "Pas un mot de regret, disait Noubrozi, pas le
moindre respect, tous bourrés, une honte, une honte." Il était
intervenu, mon père. Il était intervenu courageusement, ah mais !
quand les héritiers avaient brûlé toute une masse d'archives
familiales qu'est-ce
qu'on en a à foutre maintenant qu'elle est crevée. Il
leur avait dit mon père, il avait dit, "Vous n'êtes pas
malades d'allumer ce feu-là juste
en dessous du poirier ?"
- des arguments à leur portée - "vous
voulez qu'il soit complètement foutu le poirier ?"
Ils s'en foutaient les neveux, ils en étaient au raisin fermenté,
et ça cavalcadait sur trois étages, "une honte mon fils, une
honte".
Elle
avait bonne cave la Femme Dragon, elle aimait la bonne chère, elle
avait reproché à mes parents de "vivre chichement", un
souvenir de La Fontaine, "chichement", répétait mortifiée
ma mère, "chichement". Pour ma mère, la répétition d'un
mot sur un certain ton de mépris tenait lieu de suprême argument.
Notes
:
(178)
Il s'agit de la maison de Fernande, Seconde Epouse, après le décès
de cette dernière.
(179)
Canasson de l'inspiration poétique. Cette allusion est ironique.
BERNARD
COLLIGNON GASTON-DRAGON 51
68
LA
DERNIERE FOIS
Je
me demandais ce que je pourrais bien lui apporter pour améliorer son
ordinaire ; Seconde Epouse n'aimait guère régaler, faisait même
payer à mes parents leur entretien lors de leurs visites. J'achetai
au dernier moment un gâteau et une bouteille de blanc ; Fernande -
son véritable nom - refusa ma bouteille, m'envoya quérir à la cave
un meilleur cru, plus doux - connaisseuse, avec ça... J'avais pris
aussi de une bande magnétique. C'est surtout moi qui ai parlé,
saccadé, tremblant de n'être pas naturel et ne l'étant pas du
tout. Rien d'autre n'arriva rien qu'un profond ennui. Je répétais
tout ce qu'elle disait. Je quittai GVIGNICOVRT en hurlant, au volant
: "
Ça
sent la mort ! ça sent la mort!" - et ne m'arrêtai qu'aux
confins du Département du Nord...
Commentaire
Ma
quête d' Eternité aboutit dans une certaine mesure.
69
PEGGY
DARK
Je
dois racheter les
pleurs de ma mère. Ma
Mère Peggy Dark : n'était-ce
pas elle qui toute jeune, s'étant vu écarter des propres
funérailles de sa mère, fut déléguée aux mises en terre de tout
le bourg. Aux enterrements. De GVIGNICOVRT (Aisne) (belle église).
...Me
faudra-t-il un jour, et pour le peu de temps qu'il me reste à m'en
souvenir, porter mes pas à GVIGNICOVRT en cet endroit précis /
que rigoureusement ma mére / m'interdit de nommer ici - où l'on
(ex)posait sur leurs catafalques maints cercueils accompagnés par
elle jeune fille, afin d' y flairer (moi) cette amorce de macération
de chair sentie cinquante-cinq ans plus tard au lendemain de son
enterrement dans cette autre église, sans style, à l'autre bout de
la France et de cette vie - n'ayant pas même averti, pour sa mort
la plus proche famille - en cette boîte où Peggy Dark le matin
même, ma mère, décongelée, fraîche et d'un rose malsain [il
manque un bout d'oreille !]
- sanglée dans sa chemise à ramages oranges – espace donc
au-dessus du dallage, au milieu de la nef, où je sentis
physiquement, le lendemain de la cérémonie, la vibration morbide,
mortelle, subsistante, exactement coïncidant avec ce volume appelé
par mon père parallépipéde
rectangle , à
l'emplacement exact et vide désormais – du cercueil...
70
IMMORTALITE,
SUITE
Supposons
que nous devenions immortels. Nous aurions alors en nous toutes les
vies vécues : toutes les virtualités, avec la capacité de les
réaliser toutes. Plus ne serait besoin que la vie se scindât alors
en une multitude d'individus. Ou bien nous échouerions dans le
marais infini de nos propres vies, marais-cage, où se
décomposeraient au sol toutes nos mollesses, et la force des Choses
(ici, serrement de gorge). Telle serait l'Immortalité, sans besoin
même d'un chat bâtard, survivant des bombardements de toutes les
Allemagnes (180). Il ne nous resterait plus qu'à trembler. Ainsi
sombre(181) l'épopée d'un croquant (182) qui s'est pris, l'espace
de 50 pages, pour Héraklès dit Hercule, fils de Zeus et d'Alcmène,
elle-même fille d'Electryon.
Notes
:
(180)
Bébert.
(181)
Part en couilles
(182)
C'est moi.
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