Les Pathétiques

JEAN – BENOÎT RECONSTITUTIONS EXPLOITABLES


POUR COMPOSER MA VIE J’AI DU PARCOURIR TOUTES LES GAMMES DES CONVENANCES « interminable » p. 22 - 66 12 08
Je dédie ce livre au Gouffre.
   
   DÉDICACE
   . 
   
   COMPOSITION  en taches d’huile. 
En voici quelques-uns.
   Impasse Marguerite-Marie :  née Alacoque, inspiratrice de la Vénération du Sacré-Cœur.
 En vérité l’impasse de Jean-Benoît présente  à  droite  une succession d’étroits pignons collés par moitiés l’un à l’autre, survivance d’une de ces constructions socialistes très courues du XIXe siècle. Chaque pavillon comporte deux logements,un par versant de toit, tous deux étroits, contigus sur toute la  profondeur. Cela se présente à l’entrée comme le corridor d’une chambre élargie, cercueil vaginal, ou épousant les contours du Bénin : de Cotonou côte sud  au Borgou du nord-est jusqu’à la Pendjari sur la frontière. L’abri béninois de Jean-Benoît. Puis le logis se replie en retour sur une salle d’eau. Dehors contre un petit mur se cale un tout petit carré broussailleux sous tonnelle où nous avons pourtant tenu à six autour d’une table. 
 Pour accéder à l’étroit logis, l’impasse Marguerite, dépourvue de protection terrestre, vous râpe les semelles.  Des chats  s’arrêtent   entre la fuite et vous , surtout le gros roux.Puis détalent  en s’aplatissant sous les barrières  des  carrés de légumes. Ces jardins de salades et de haricots annoncent un petit peuple obscur et  miséreux, pas rédempteur pour deux sous. Bien qu’ils soient entretenus, je n’y ai jamais vu âme qui vive. Les occupants se  terrent, certains se plaignent sur papier à qui de droit des tapages nocturnes du Pianiste ;  c’est lui, Jean-Benoît, que je viens visiter à   intervalles réguliers. Le  fond de l’impasse, bien herbu, permet le demi-tour devant chez lui  d’un véhicule, ce que j’évite le plus possible :  vestige champêtre  planté d’une remise en bois sous laquelle je pisse, en compagnie d’une Rover P. pourrie de rouille ; remmailloter le pénis, s’essuyer  le doigt sur la jambe du pantalon.  Traverser l’allée, presser le  bouton blanc du carillon deux tons, très  American Fifties ; c’est le rite. Je serre la main de J.B., enrobé,  souffle court, voix traînante et nasillarde du neuroleptique : le logis  s’est ouvert sous son demi-pignon en enfilade, un piano  droit de profil sur le mur, et l’épinette  à droite. Un orgue d’intérieur au fond à droite au sein de la pénombre. Sur et sous l’espace libre où se disputent deux chaises, une table ronde et un jeu d’étagères, c’est une pagaïe de partitions,  publicités et revues paroissiales. 
 En équilibre sur le tout une écuelle de  cajou et de noix de pécan. Du vieil encens imprègne l’air et les rideaux douteux. L’unique visite d’Arielle (tu parles si souvent de lui ! )  s’est  soldée par d’incessants battements de la fenêtre  (j’étouffe!)  par où  Jean-Benoît craignait  de voir entrer « le petit chat de l’impasse. Insensible aux gammes, arpèges et renversements, Arielle ne s’était souciée que de  sa propre claustrophobie … « thermophobique ». Je n’y suis plus retourné que seul, en accomplissement  de ma promesse : jalousie d’amitié,jalousie de mission.   Les promesses qu’on ne tient pas suscitent de profondes rancœurs, de part et d’autre.
   Marie-Pascale en effet, humaniste huguenote, m’avait (sans effort) soutiré le serment de tirer Jean-Benoît  de sa profonde dépression, plutôt de ses suites. Il me fallait  le plus sincère attachement, et le désir de reconstituer cet homme.  « Ne feins pas l’amitié » :  mais que faut-il donc faire ?  Je fus prisonnier consentant de cette impasse, curieux malgré tout, pour moi-même, d’explorer cette occasion toujours bonne, disent les moralistes, de connaître un homme, car « l’Autre est toujours solitaire », dit le dogme. 

      X

   Depuis ma droite, 
    « et jusqu’au fond du tube habité par Benoît »,
 l’espace entre les deux  murs dispense un tenace relent d’encaustique et de crasse 
équitablement tartinée sous des bataillons de bibelots. À l’exception des instruments 
très bien entretenus. Le flair glisse sur des christs crasseux ou des madones perchées
 sur leurs consoles, sans compter cette Vierge ibérique sur papier glacé punaisé à même l’enduit,
 la même vierge que chez moi. Parfois je la prie : L’Église  en effet,  soucieuse de salut, 
nous abreuve de souscriptions postales.  Mais donner une  fois c’est donner toujours,
 et le coût des relances absorbe le montant des dons. Le jour où j’ai reçu des affichettes
 anti-avortement,  je les ai  renvoyées par retour,  assorties d’une réponse très verte. 
 Je  conserve comme lui cette Marie de Fatima, cireuse e et lacrymale : 
 papier graisseux,  chair imputrescible. Je dis mes prières aussi bien en latin qu’en français. 
Je prie sans croire. Dans  son exil, Jean-Benoît prie pour deux et trouve la paix. 
« Certains parlent d’autosuggestion dit-il. Je préfère croire ». D’autres avant lui  ont cru 
en Dieu sans démériter, d’autres croiront encore, et en ce  même  instant des hommes 
prient pour nous
   Je retrouve ici chez Benoît, impasse Marie Alacoque, un de ces vieux  logis de  prêtres 
ou d’oblats évoqués par Huysmans  au-dessus même des cloches de Saint-Sulpice. 
   
          X

   Après de longs  silences, Jean-Benoît me relança par téléphone : il jouait de l’orgue hier soir, 
lorsqu’il a cru que je répondrais. Le rappelant ce matin, j’ai reconnu sa voix lente et imperceptible. 
 Il me propose de l’entendre  ce dimanche. Il me redemande  son lecteur sans stéréo, que j’ai mis
 en piteux état, et qui pourrait enregistrer ses  œuvres « à travers l’air », me dit-il, «à l’ancienne ». 
Il a parlé de moi à ses prêtres, en m’attribuant  une grande culture (que j’étale) et de l’originalité 
(aurai-je assez entendu cette ineptie...). Les constantes de ma conduite permettent de penser 
que loin de détester les hommes, je les dénigre parce que c’est plus commode. Je couve Jean-Benoît
 parce qu’on me l’a demandé (Marie-Pascale) et n’abandonne jusqu’ici personne :
 le sens de la mort répugne à ma fatigue.  
 Les personnes de haut rang et autres grands esprits déplaisent à ma paresse en raison 
de leur suffisance supposée. Ma peur a repoussé les femmes, dont j’ai le plus possible excité 
la méfiance et l’hostilité. En revanche, une excessive douceur a présidé à mes rapports avec
 les chiants, que j’assimile à mes propres inepties. Transformer les chiants en créatures appréciables  
nécessite une grande souplesse, une tolérance inépuisable et pour finir un renoncement
 à ses aspirations personnelles. L’énergie que l’on aurait pu dépenser à connaître ses parents 
d’esprit s’est employée à s’apprivoiser aux faibles, en justifiant ses propres faiblesses
 au nom d’une fausse charité. Ceux qui blâment les renonceurs - ignorent la force 
qu’il a fallu déployer dans le renoncement. 
 Il ne suffit pas en effet de se « laisser aller » : couler nécessite au moins autant d’efforts
 et de souffrances. Imiter son père et sa mère suppose un concentré de persévérance 
et d’abnégation aussi contraignant voire douloureux que  se hausser jusqu’aux cimes 
asphyxiantes de la réalisation de soi. Dans les deux cas, le moi, l’ego, disparaissent : 
vers le haut, sublimé par la raréfaction de l’oxygène - vers le bas, étouffé dans les abîmes.  
Le seul obstacle à ce parallélisme est que le descendeur toujours a le regret de n’être pas monté, 
tandis que l’escaladeur jamais ne ressonge à descendre… Ce qui fout tout par terre. Le sophisme
 a ses limites. Dommage.  Bien tenté. 
 Dans la même optique permettant de transformer ses incapacités en  systèmes, nous 
aurons adopté (bien forcé) la méthode «en tache d’huile », sans  chronologie ni liens 1ogiques. 
Ce dont nous ne sommes pas capables, remplaçons-le par d’autres : non pas des systèmes 
en définitive, mais des prothèses. 
.  Multae  mansiones
 Nous proposons aussi à Benoît l’examen de Bolck, en poirier ou en buis. Il pourrait en vérifier
l’efficacité, l’engraissement et la justesse de ton. Nous craignons que celle de  prendre  les frais 
d’épuration poubellique. L’autre se cache Dieu sait où. Mais le retour vers Dieu n’est pas impossible, 
puisque certains savants redécouvrent l’influx magnétique de l’univers, chacun se trouvant 
infinitésimalement dépositaire d’icelui, or la partie vaut pour le tout, et les vibrations de Dieu 
valent pour Dieu tout entier. 
   J’aimerais finir mes jours dans confiance. De même les royalistes comptent-ils par souverains 
régnants,  nous en serions au fils de Louis XX. Les croyants ne  pas nécessairement des imbéciles, 
voir Lonsdale et Jean Rostand. Mais remettons ces développements dissertatoires 
d’éternels séminaristes. Poursuivons  notre chemin hors-temps. 
 Jean-Benoît se trouve alors  entretenu  par sa mère, qui  se charge des emplettes 
et couve  son second fils,  elle-même octogénaire   À présent son fils est devenu , là-haut,
 terne et sale.  Des  réclames  sur papier glacé glissant   recouvrent le sol en attente 
d’un  improbable  tri.  Chez certains déshérités, que les services appellent « cas sociaux » 
ou « cassos ») (tu pue   du cul tu sens le tabac ta quéquette est en chocolat), nous avons connu 
des hébergeurs de  chiens  galeux, qui pissent et  qui  chient  à même  les  journaux 
sur le  carrelage : ainsi les Polonceau de Marchais, ou la  cousine Jeanne 

X

Il faut pour cela prendre une voix flûtée, HUYSMANSIENNE. « Êtes-vous chrétien ? - Oui.
 Le vieil homme se mit  péniblement à  genoux sur la moquette pour un Notre Père, 
et je  l’ai  rejoint en m’efforçant d’y croire.
X
   
   Plus tard  Jean-Benoît déménage, descend  en ville,  au  bas de la rue de Pessac : 
son père  veuf est placé en maison de retraite,  près de l’ancienne Manufacture de tabac. 
L’appartement du père  s’est donc libéré. Jean-Benoît s’est laissé glisser de la Barrière aux Bas-de-la-Place. Rien ne sera  plus pareil, la grande époque est passée. Une autre grande époque a suivi. Le vrai Jean-Benoît, celui d’avant, est demeuré en Haut-de-Ville, et hante encore l’impasse Marie  Alacoque, avant-dernière porte  à droite. Sonorité infecte  en boyau plat. Les mitoyens se  plaignent en cachette : il jouait  du piano, assis, la  nuit. En pleine sourdine assurément, mais les ondes malignes infiltrent les sommeils bourgeois. 
.  Le pas  rampant et  chaloupé de Jean-Benoît le lendemain, sa silhouette au volume imprécis selon les saisons,  indisposent les gens de peu : il est expressément prescrit de dénoncer l’anormal. Le Dépressif.  Lorsqu’il s’assoit  au clavier, la musique  suinte et s’imprime sur son profil L’orgue interne en bout de corridor demeure muet  en fond de corridor ; il n’en joue qu’en circuit fermé, en « retour d’écouteurs ». Plaisir interne de yogi. Si  nous voulons en écouter, pleinement, il nous faut gagner St-Norbert, aux Prémontrés. Je récite dans la nef les répons que je connais. Aucune anxiété à cela : il existait à Delphes une petite femme  laide et boulotte  jouissant en public au milieu de la foule : sous la coupole du kiosque s’étouffaient les tutti du chœur : rou-bou-droun-boudroun ta brahiola tis vroundoun – le son  gonflait sourdement comme un fruit rouge et la petite boule féminine dardait à  la ronde les étincelles d’une extase ignorée de tous, conviés en vain. 
    J’observais à St-Norbert  la ferveur des   convives  autour de l’eucharistie Sont-ils tous en état de grâce ?  je ne suis pas prêt,  je ne suis pas digne, pas dupe  (« dis seulement  une parole et je serai guéri » ). À supposer que l’admission   au sacrement soit devenue moins stricte, je le repousse  sans cesse aux lisières de l’agonie..
 Parfois je sens des bouffées de joie.
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    L’épinette privée de Benoît. Il en joue  volontiers sous  mes yeux,  moins  rarement.  Le plus souvent  je me contente du piano droit,  contre la cloison de  gauche, propagé aux parois  mitoyennes... Le peu que j’aie tenté moi-même à l’épinette reste plat. Brillant, hispanique, mais plat – aux antipodes du fandango de Soler. Jean-Benoît me regardait. Malgré le trouble que lancent sur mes doigts  ses yeux attentifs ; les musiciens doivent s’aguerrir sous les regards féroces des jurys. Souvent le zoom se fait sur ces étranges mains de cirque. Je suis monté un jour à la tribune pour le Missa est et l’Improvisation, mais il me dit ne reste plus, va m’attendre en bas. Je me souviens d’Anne de Nancy passant l’archet sur l’alto en bas d’un amphithéâtre en bois sombres. 
 Elle me répéta avec véhémence que les huissiers, physionomistes à l’infini,  jamais,  au grand jamais n’introduiraient un auditeur suspect. « D’un coup d’œil ils détectent les fielleux de ton genre »… Il suffit  disais-je inconsidérément d’abandonner ses phalanges au clavier pour obtenir la grâce. Benoît s’assombrit d’un coup : « Tu vas mourir ; tu dois ralentir  le thème ».  Rien de plus facile que de médiocriser sur lépinette. Je  me suis  replié   en  bon ordre. Benoît  me semble  plus susceptible d’émouvoir aux pincées qu’aux frappées :  plutôt l’épinette ou le virginal  qu’un  piano. Jean-Benoît pense le contraire.  Nous sommes tous à nous tromper sur nos talents.  Voltaire a pensé incarner Racine. Douze, l’Ermite, logé dans son sixième, n’apprécie pas  plus  l’épinette que le  piano,   lorsqu’il la capte sur  mes ondes   :  il n’en aime  ni le  rythme, ni l’inspiration.   Au fond du corridor  médian du logement « Alacoque » s’ouvre un jardin  carré de la taille d’une table et six chaises très exactement où  avons mangé  un jour d’été,  en compagnie de  Pascaline  et   des parents de Jean-Benoît. 
 Courage, petit poète égyptien de  la Onzième Dynastie  : sa mère Cécile  avait cuisiné,  disposé les convives ; tous  assis à l’abri du soleil  sous la tonnelle,  entre  les haies de vigne vierge.  

  PHYSIQUE ET VÊTEMENTS
   L’abdomen de Jean-Benoît, par temps chaud, retombe sur sa ceinture. Je le vois 
grignoter ses noix de pécan ou de cajou, parsemant sa barbe   à la Debussy 
de miettes, avec ou  parfois sans moustache.  Il me tolère de pleines mains de pacanes 
et d’anacardias, et  puise en d’autres écuelles semblablement garnies, malgré son budget 
 restreint. Il offre aussi ses nectars métallique, à base de menthe en  boîtes cylindriques 
ou de grenadine. Il porte en toute saison d’épaisses chemises façon gentleman farmer 
à  gros carreaux mauves, sans jamais dégager le moindre  effluve de sueur. 
Il suce ou chique ses mégots tannés de goudron, en même temps qu’il suce des Vichy pour
se filtrer l’haleine. 
   Il m’en propose aussi, que je décline. J’ignore à quelle occasion Jean-Benoît, 
fête ou office des Morts, a  lié contact  avec Pascaline, venue s’installer rue  Filiale 
- autre lotissement  transmis ou légué en fraternité maçonnique. 
   
   Pascaline
Nous l’appelons souvent Sœur Pascal par manière de plaisanterie, car elle n’est pas 
dans les ordres. Son anorexie est vaillamment compensée par la boulimie, corrigée 
dans le remords des jeûnes et de l’ observance. Elle prie l’Univers et s’exprime avec 
volubilité, articulant chaque syllabe sans cesser de sourire. Elle  se ferait hacher plutôt que 
de reconnaître son appétit de bites. Elle attendra longtemps l’homme de sa vie, celui qui la fixera, 
mais quel  mâle conserverait pour lui  ce panier d’osier dont on 

compte les brins et les nuances, sous un faciès  fiévreux de British  colonel   en retraite ? 
Parfois je  la conduis au train. Elle prend le Bordeaux-Luxembourg de 9h 8. Dans ma voiture 
nous parlons de tout. Je laisse aller la main du changement de vitesses, au point que son genou 
s’écarte. Cela ne prouve rien, ni le contraire. Elle plaît assurément aux hommes, sans me convaincre. 
Nous sommes souvent invités, car je me suis marié voici longtemps. Dans son appartement 
minutieusement rangé la conversation  doit toujours se chauffe deux  ou trois bons quarts d’heure
 avant que  les antennes de chacun soient déplissées. 
 Alors  nous échangeons sur sur Dieu ou le bien- vivre, ou l’une encore de ses connaissances 
absentes et très âgées, à qui sont arrivées tant d’aventures navrantes, édifiantes, marrantes.
 Rencontre-t-on ses amis au petit bonheur la chance ? 
 ...Quelles relations Pascaline entretient-elle avec  Mary, malgache insatisfaite ? pourquoi 
le petit ami de  Mary, avorton sec et  jaune, traîne-t-il après lui  partout  son vieux matou galeux ? 
les autres propriétaires laissent leur chat chez eux, entre gamelle et litière propre.
Ce gringalet se fait appeler d’Entragues, sans rien en lui d’Henri IV ou de sa maîtresse.
 Il vient essayer dans ma baignoire ses modèles réduits de navires, et n’y reviendra plus. 
Je ne puis m’empêcher de l’aimer, de reconnaître la légèreté dont je jouissais en ma jeunesse,
 où les tics dévoraient mon visage. Il ignore qui est Nerval. Il adore l’informatique. 
Il interrompt  la génitrice de Benoît évoquant la  mort de  fils pour lui demander d’un coup :
 « Où avez-vous  trouvé ce si joli bracelet ? »
   
   Le passé de Jean-Benoît
La belle-mère de Jean-Benoît et son épouse se sont jetées un jour main dans la main du 5e étage, après avoir adressé leurs prières au ciel ou à Sirius (d’autres se suicident au nom du Soleil ou de Raël, Messager des Elohim) - quel esprit survivrait à ce double suicide ? La famille prétexta une collision automobile, mais la propre fille de Jean-Benoît, Marie-République, a toujours su au fond d’elle-même. Dans le cœur, les enfants sages savent, quel que soit leur âge. Où se trouvait le père et beau-fils à ce moment-là ? Et de quel abandon… de quel acquiescement, de quelle folie, de quel recentrement sur soi s’est-il absous pour ainsi hasarder son épouse aux pattes de la Folle ? Marie-République issue de son union n’a jamais imaginé de consulter la presse de ce jour.
Lorsqu’elle est revenue voir, jeune adulte, son père en son taudis, il ne lui a parlé que solfège et vanité d’artiste Elle écoutait de toutes ses oreilles, et de ce soir-même conçut l’enfant qu’elle appela Bankoré. Il fut question qu’elle revînt passer sa vie chez son père avec l’enfant et Nelson Freire l’amant philippin, eux trois dans les pièces du bas rue Filiale, restaurant l’ordre et la propreté. Puis cela tourna court, envisageant Benoît la permanence d’un hurleur nocturne capable d’effrayer tout artiste insomniaque. Portant dernièrement mes pas vers l’entrée de l’impasse où le trio avait cherché refuge et succession, j’entrevis le jeune père portant dans ses bras son petit enfant kaki, cul nu au-dessus herbes. Je me suis arrêté avant d’être aperçu et de me voir contraint à des politesses je suis venu par hasard et j’ai poussé jusqu’à vous ; aux allusions plaisantes à la main féminine c’est clair, aéré, tout bien rangé favorablement accueillies ; auraient suivi les observations sur le piano droit autrefois planté là, que j’écoutais coincé sur ce fauteuil d’osier : « Parfois il me tendait ses partitions où je pataugeais des yeux de mon mieux vous pratiquez peut-être un instrument ? Non je ne reste pas merci, je suis venu à l’improviste et j’aurais pris congé sur un satisfecit, « vous avez bien tout réaménagé ».
Ceci pensé je suis revenu sur mes pas, car la conversation était terminée. Benoît lui-même a giclé cinq enfants de femmes différentes. L’imaginer dans sa vie antérieure est aux limites de l’impossible. Il ne revoit plus ses fruits du premier lit, kidnappés par des huguenots ; une autre famille a pris le relai, veille au grain. Jean-Benoît s’inquiète des approximations du biographe, que j’ai eu l’impudence de vouloir incarner. Il me confie en main propres six ou huit feuilles où le lecteur est prié voire sommé de n’apercevoir que la stricte musique et ses consolations ; « le reste, écrit-il, n’est que « vicissitudes et brouillage communs à toutes les familles ».
C’est précisément ce que demande le lecteur moyen : le seul pouvoir qui lui reste lui permet de comparer les aspects à peu près accessibles, susceptibles d’éclairer les filigranes de sa musique personnelle. Justement ce qui « ne saurait intéresser personne ». Il ne survit plus qu’une vieille cousine aphasique. Ayant ouï dire (par moi-même…) qu’il s’écrivait des choses sur lui, Jean-Benoît voudrait en savoir plus Mais rarissimes en vérité les lecteurs favorisés par le sens (ou le non-sens ?) littéraire : «Tu m’as caricaturé ! Calomnié ! Tu n’as pas le droit de dire cela de moi, de nous ! » La littérature « est un mensonge qui dit la vérité » : malheureusement, cette disposition se répand sur la vie politique, jusque sur la vérité.
Les imprécisions littéraires envahissent le monde factuel, tandis que le monde littéraire fait appel aux précisions scientifiques : ouf, l’équilibre est préservé. En l’occurrence, nous comparaîtrions devant un tribunal, malgré l’inadaptation de cett institution. Jean-Benoît craint par-dessus tout d’être reconnu, lui ou le moins important de ses proches – or qui sommes - nous, gibiers de cercueils (ils claquent des dents) pour nous redresser de la sorte ? Qui se souciera de la vie d’un si petit César ? Ô personnes de peu, qui refusez de vous voir sur les crans, qui engueulez, parfaitement ! le publicateur d’une photographie de vous après le dix-huitième clic !

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Jean-Benoît n’aligne que d’ingénieuses successions ou kyrielles d’exercices pianistiques insipides. Il s’imagine offrir et prodiguer des cascades de cristal et de joie. Où est la vérité ? Dois-je laisser soupçonner la mienne ? Dans quel repli de caftan se cache-t-elle ? Car l’ironie ferme sur elle à double tour les portes. Jean-Benoît m’attire et me rebute à la fois, « du moins je crois » - le double et son contraire ? ...ou bien ni l’un ni l’autre – est-ce que je t’en pose des questions. Lui et moi nous éloignons. Chacun satisfait de soi. Pourquoi pas. Il s’ouvre à lui-même d’autres épanouissements, non sans points communs semble-t-il avec sa toute neuve communauté bigote et catholique. Lorsque je le vois au sortir de sa messe, je sens à ses mines urbaines et furtives que le prêtre desservant adorerait que je me présentasse, et c’est au nom de semblables bienséances que je dois éviter d’exposer d’emblée, comme ça, tout de go, mon incroyance.
Encore de cela ne suis-je pas même certain. Jésus n’a pas existé : je partage cette certitude avec les cons qui me le répètent. Puis-je communier, sans m’être entretenu auparavant avec un prêtre ? celui-ci est-il pédé ? Jean-Benoît n’est-il pas eunuque médicamenteux ? Malaise… À considérer ses propres organes apathiques et ratatinés en relation avec certains songes chargés de mecs, il y aurait de quoi s’interroger dans mon âme et mon cul. Ulysse, itaqué, c’est pourquoi, je ne ferai pas de cîteaux connaissance  avec Père Yves-André. Nous échangeons quelques mots, Jean-Benoît se détourne, je me détourne de l’abbé, l’organiste J.B. m’oublie en direction d’admiratives batraciennes de vasques, et je m’éclipse en évitant à la fois de le raccompagner chez lui et de faire l’aumône aux deux mendiantes.

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Je ne me suis jamais habitué à lui. Il faudrait cesser de mettre tout le monde au même niveau, et de les aimer tous entant que « Les Autres ». Ces fariboles de curés m’entortillent le col du gland. Pour Daniel, j’ai mis trente années : cet autre disgracié me faisait sursauter chaque dimanche à 9h15, horaire qu’il s’était choisi pour me téléphoner. Je pestais comme un charretier enculé par son âne, et rien qu’à décrocher je dégoulinais de miel fraternel. Ah, il ne faut pas être fier dans la vie. Jacob, quant à lui, m’aura pris quarante ans… Où sont les amis vrais ? Où est-il prouvé que l’on ne fait jamais rien malgré soi ? sans l’avoir, en quelque sorte, voulu ? explicitement voulu ? Si tu ne crois pas cela, si tu le refuses avec indignation, tu te vengeras, et ta vengeance n’aura pas de fin ; ou tu te plaindras, et ta plainte n’aura plus de fin. Mais si tu acceptes ce verdict de toi contre toi, tu mourras d’impuissance, car nul ne peut abolir ses propres offenses, ni réparer ce qui une fois fut blessé. Pour les raisonneurs moins abrupts, il existe une grande variété d’orchestrations intermédiaires, car le nuancier des complaisances est infini.
Nous nous livrons aux complaisances. On les appelle aussi « sentiments éprouvés » ; ils ne prouveraient donc rien ? nous ne devrions croire que les comportements, sans ouvrir la voie aux réserves, aux réticences, aux regrets ? « Si vous ne l’aimiez pas, vous ne l’auriez pas fait » - est-ce si simple ? Simpliste ? Notre cœur ne serait donc rien ? qu’un parasite, une excroissance morte à exciser ? Regrets de l’abstinence, remords du gâchis, rien d’autre en vérité que pertes et profits ? Les émotions sont factices. Nous sommes enfouis sans recours sous les gravats de la raison active. Nous ne voudrons jamais cela. Rien ne reste plus à démontrer, nous n’avons plus qu’à décrire. À promener dans dans les gravats nos renifleurs de pépites.
Décrivons. Narrons, narrons. Laissons-les tous barboter dans les idées. Adoncques le Jean-Benoît me recontacte, observe combien de temps s’est écoulé depuis ma dernière messe, comme à confesse. Ne plus monter à même la tribune lorsqu’il improvise, mais rester en bas tête en bas. C’est ce que je fais. Un signe de mon marais vers la tribune, et l’organiste Benoît me répond de la main vue de dos. Temps lointain, temps des faux-semblants. Je promets de revenir, ne m’y sens pas tenus, car la messe m’emmerde avec ses simagrées. Les clients de bistrot communient aussi, à grandes claques dans le dos pendant que leurs femmes jouent les bigotes entre deux coups de bite dans le cul. La prochaine fois c’est moi qui le relance, Jean-Benoît les Jambes Noires (jamais vérifié).
Il faudra bien qu je le lui rende, ce catalogue raisonné de colonnes égyptiennes, papyriformes, palmiformes, réticulées. C’était le temps du grand Champollion, mort de méningite à 40 ans. Tellement il travaillait. La jaquette m’avait plu. Un conseil, chevaliers : pas plus haut que la jaquette. Avec les organistes, les antiquaires, coiffeurs et autres moines. Une belle jaquette en toutes couleurs, comme la grammaire toute bariolée de Champollion, Campoglione, si extravagante avec sa grande explication de tous les hiéroglyphes, les descriptifs, les phonétiques… Qu’est-ce qu’il avait bossé… Les Doré, les Garnier, les Du Bellay…
Une activité intense, un cerveau surchauffé, et pof, le front d’un coup sur la table, et le transport au cerveau comme on disait. La jaquette m’en avait plu, toute peinte au minium. Mais dans ce gros volume, des dimensions, des courbures de fût, des centimétrages, plus une trace de minium ni de méthylène, juste du gris, du brun, et des silhouettes en sarouel pour approximer la taille. Histoire d’ assaisonner ma venue, je l’amadoue avec des Blockflöten ou flutes à bec, tirées de mon père ou de moi. Il veut bien, mais il me dit: « Ne reste pas trop longtemps ». Ce sera , s’il lui plaît, pas du tout – m’aurait-il deviné, le sagace ? ah ! cette faiblesse des faibles, qui disparaît sur commande… On se crève pour eux, pour leur amitié ; dès qu’ils peuvent ils s’enfuient avec les hameçons au cul ; le dernier accueil que j’en ai reçu, affable et souriant, attesterait plutôt de sa clairvoyance, sous ses airs de gros lamantins…

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Un prénom de femme s’intercale : « Peut-on vivre sans sexualité ? » demandait-il à mon épouse. Et tous deux de tirer, sans répondre ni questionner, sur leur cigarette.
   ...Jean-Benoît n’a rien de prêt pour moi, je me dérobe encore, coincé que je suis, lui dis-je, entre deux rendez-vous médicaux :  « Je t’avertirai  lorsque mon prochain disque sera prêt ». Pourvu que ce jour soit toujours à venir... Le vieux lecteur de cassettes qu’il m’a donné, qu’il me réclamait en retour (mais « reprendre, c’est voler ») devient inutile.

    PSYCHIATRIE
   Tous les mois,  Jean-Benoît subit  ce qu’il appelle une  « injection ».  Le docteur  la lui administre. Jean-Benoît n’y a jamais manqué. Peut-être s’agit-il – pour une fois ! - d’une avancée soudaine efficace de la médecine. Les « injectés » se supportent  rarement  l’un l’autre. Peut-être Jean-Benoît   s’est-il  vu privé de ses droits civiques. Peut-être ne sait-il pas compter en pièces de monnaie. Je revois ce geste  de Zoucave, paume ouverte, manières de grand seigneur :  « Servez-vous ! disait-il à la serveuse ; servez-vous ! » 
Elle nous regardait avec perplexité

     puis s’est servie au creux de sa main sans lui soustraire un centime. Mon père lui-même était picoré de la sorte en caisse féminine de supermarché - ainsi procèdent les mis sous tutelle, les vieillards, les idiots. Un lien mystérieux relie-t-il ce maniement d’argent à tel ou tel spasme épileptiques ? Cela implique-t-il, de surcroît, un manque légal de discernement civique ?  Curatelle. Tutelle. Privations, autorisations de quoi ? Jean-Benoît est sous la coupelle, dirai-je, d’une tutrice qu’il appelle Grosse Gouine. Elle lui laisse  juste  tant par semaine. Une misère. Un mendiant que j’avais croisé, tout garni  de dents gâtées, me dit en crachotant : « Gardez-vous bien, monsieur, de vous faire mettre en tutelle, fût-ce par votre petit-fils ; voyez à quel point il m’a réduit, que j’en sois forcé de mendier ». 
 Juste après l’injection,  chacun se sent mieux, après  grosse journée de fatigue  Un demi-siècle 
plus tôt ils auraient hurlé dans  leur camisole,  comme au  dépotoir de fous juste au nord d’Agen. Le lithium : seul miracle neurologique depuis le Largactil, dit « de première génération ». C’est vrai, je l’ai lu sur internet. 
   
   LES DEUX PARENTS  DE JEAN-BENOÎT
   
    Le père de Benoît, maître d’hôtel, m’établit jadis une recette de haute  technicité, soigneusement, dans le vieux bâtiment de mon fond de  jardin ; il faisait ce jour-là un froid à scier le beurre en mottes. Il me régala d’autre part d’un assortiment de bonnes manières tirées d’un manuel de Rothschild (Nadine de), qui pourraient me servir « si j’allais un jour dans le grand monde », ce dont j’ai fort douté. Il se montra désappointé sans doute que je ne lui offrisse pas, en témoignage de reconnaissance, le somptueux repas  restaurantiel qu’il escomptait, en mondaine ambiance. Pour épargner ma bourse et surtout mes mes faibles capacités sociales (qu’eussé-je  pu  dire?),  je lui   fis cadeau d’un traité de « Cuisine libanaise » qu’il n’ouvrit jamais  ouvert - comme si javais voulu, en somme, lui  apprendre son métier, bien qu’il fût de Saint-Malo. 
 La Maman de  Jean-Benoît (la « mère de » m’ayant toujours semblé de la plus triviale scatologie) s’appelait Ilona, de grande famille hongroise francisé en « Amsel de Beaumont ». À ma confusion, un soir chez Marie-Pascale, je crus m’incommoder d’un fort relent de pisse  cuite provenant provenant de ladite Budapestoise, jusqu’à m’apercevoir qu’il provenait d’une poiscaille au court-bouillon mijotant en cuisine. C’est ainsi que j’appris à différencier sans trop de mal pisse et pisciculture. Le soir  Asszoniom de Beaumont, évoquant les circonstances du décès de son fils aîné, un  
petit Ashkénaze, invité lui aussi (Moritz) l’interrompit tout à trac pour demander  si ce  délicieux bracelet  de corail  qu’elle portait  venait bien « de chez Budma,  ulice  Karlova ». 
 Une telle abjection  manqua me faire  vomir, ou frapper (ce mufle  a récemment rejoint sa fiancée  à  Monterrey  (Nuevo León). Le père de Didier, grand cuisinier, roule son vaste ventre sur  un fauteuil,  où il s’affale et gît, en toute lucidité 
Après son accident vasculo-cérébral.
 Nous l’avons vu, depuis l’instant tragi-comique où  il  se renversa  le vin sur son cœur. Il s’en montra navré, non point tant pour le  dommage causé, mais eu égard à sa propre déchéance ainsi révélée en gros plan. Un autre soir je l’ai accompagné, pas à pas, claudiquant, jusqu’à la Trattoria Bretone [sic]. Plus tard encore je le visite à l’asile, cyniquement baptisé Foyer des Anciens ». Monsieur Père comprend ce que je dis,  en deux langues, mais l’allemand d’opérette l’éloigne de moi : une petite vanité, pour capter l’attention du personnel soignant. Monsieur  mettait sur lui naguère encore  une  amorce de  rire étouffé quand je lui  imposais mes histoires  lubriques. Il répondait   volontiers  aux questions simples par  oui ou non, faiblement articulés après rassemblement des forces.  Il portait l’index à sa tempe, comme un  porteur de calot , ce  qui signifiait Je te reconnais  camarade , je te donne le bonjour. Ou pour confirmer que la tête n’allait pas fort, même si le cœur battait. Je pense souvent à lui, qui me confiait son impuissance, si tôt ressentie, si irrémédiable. « Comme une nouille à travers un mur » dit l’auteur indien. Nous nous sommes trouvés ensemble parmi  cet aréopage d’affalés, d’effondrés, de larves lavées de près en 6mn de temps réglementaire. Ils gisent semi- conscients sur leurs  fauteuils  ergonomiques, tordus  comme autant de  Communards que les planches verticales de leurs cercueils ouverts tiennent debout et titubants d’orgueil. 
  Un jour le petit Sépharade dont nous parlions, Maurice, jaillit dans ce salon gisant. Il engueule vertement l’ensemble du personnel, criant de son guichet d’accueil - au paroxysme de la  panique  : «C’est un mouroir !  une morgue ! un scandale !  »  - ni salon de lecture, ni court de tennis, ni piscine. Aucune activité revigorante. L’idée de croupir un jour là, grabataire et vrillé comme un cep, sanglé par la taille  et nourri mi-sonde mi-cuillère lui fait perdre pied, ses nerfs ont lâché d’un coup. Il est depuis  indésirable à vie dans l’établissement, höchst  unerwünscht.  Jean-Benoît, le fils, fit parvenir à cet estimable  personnage une missive vinaigrée, aux termes à la fois  dignes et très acérés, s’achevant sur Je vous méprise. Lors de ma  visite suivante je m’étais empressé de décliner mon identité au bureau d’accueil, assurant que je n’avais rien de commun avec  cet individu qui pourtant me ressemble.
 Marie-Pascale, ancienne  voisine, partage parfois le déjeuner du père à son étage. Ils mangent face à face, à chacun son plateau. Le maître-queux la reconnaît, apprécie avec elle les menus de l’établissement. Pour moi, je viens seul. Il me reconnaît, en particulier au moment de prendre congé, où ses petits yeux rond me fixaient avec détresse et reconnaissance. Il m’a vu l’autre jour à travers la porte vitrée, alors que je passais au volant dans la rue. La toute dernière fois, ses yeux sont restés fixés sur le programme  animalier de la TV.  Le capocuoco ne marqua ni joie ni satisfaction de ma visite - l’emploi de l’allemand sans doute ?  Le personnel m’assura cependant qu’il se trouvait  bien, chaque fois, de ma venue, et  que son amélioration se prolongeait les jours suivants.  
 J’ai sacrifié le plaisir d’un mourant à ma vanité de faux Boche. 
   
   LES ENFANTS DE JEAN-BENOÎT
   
   Je ne connais  de ses 5 enfants que Marie-République. Sa voix blanche immature trahit une virginité clitoridienne survivant à son abolition. De petits seins au taille-crayon, les yeux fixes en boutons de bottines. Elle se fait tringler par un  Noir et je l’envie. La seule fois où je l’aie vraiment vue, elle se  montra timide, admirative et debout. Pour l’enterrement du grand-père elle fut  méconnaissable. Ce jour-ci, elle se tenait droite à côté de son père : Benoît. Qui ne s’entretenait que de lui-même, et de sa musique, son trône, sa forteresse. Le soir même elle  engendrait  le fils du Haïtien, dans ce logis-boyau où j’avais autrefois visité son père Jean-Benoît dans la misère : impasse Alacoque. Il aurait souhaité que je la visite ; m’aurait-il souhaité comme parrain pour son petit-fils ? je n’aurais su transmettre le moindre christianisme ! je n’y ai rien compris. En dépit de certains théologiens, nous n’avons pas de preuve de l’existence de Dieu, moins encore de celle de Jésus. 
 Ni de la survie, j’entends consciente.  Ils ne se rendent même pas compte qu’ils sont morts ai-je entendu après l’Attentat de Novembre. Or il existerait vingt secondes, après l’arrêt du cœur, où le défunt prendrait conscience, enterré vif dans sa chair. Et la réincarnation, c’est de la merde.  
           X
   Il fut un temps  où Marie-République et son amant Joël  auraient envisagé de  rejoindre Jean-Benoît, pour « former famille » rue Commerciale, où  il succédait à son propre père. Mais  le musicien ne sait composer  que dans le pur absolu,  dans sa Plâtrière   personnelle.  Un nourrisson dans la force vocale de l’âge possède une puissance pulvérisatrice  :  «  J ai besoin de sérénité .»  Le  couple et son garçon, en haute ville,  préféra s’aménager l’ancien  Bouge  Alacoque, où si longtemps avait croupi leur père et beau-père. Joël papa de fraîche ensemença, bina les plates-bandes qui les nourrissait plus ou moins, et Marie-République assainissait l’espace à grandes aspersions de spray et de seaux de Javel diluée. « Nous irions la visiter »  disait  Jean-Benoît, qui pensait déceler chez elle  une irrésistible admiration pour  ma personne. Elle prononce ton nom avec extase.   Je me préparais à soutenir le rôle tutélaire de l’ami  lointain, mais  Jean-Benoît n’en parla plus : la jeune mère avait trouvé de quoi pourvoir à ses besoins de dévotion... 
    Ainsi tourna court ma mission de Mentor, prononcer «min » afin d’écarter toute confusion, car il n’y a pas ici de menteur. Désormais  chez lui  Ville Basse Benoît ne  daigne  ni   ranger ni nettoyer quoi que ce soit. Ses toilettes  immondes répandent des horreurs olfactives, entendez par là que ça pue. J’y arrose  des moucherons fuyards jusqu’à mes narines. Il  est à  craindre ici le débarquement des Services Sanitaires et Sociaux, ou quelque escouade féminine de l’Assistance Publique, qui  nous embarqueraient, l’un ou l’autre,  pour « mise en danger de  soi-même et d’autrui ». Marie-Pascale  faisant  un jour observer, avec toutes les délicatesses de la diplomatie luxembourgeoise, l’éventuelle opportunité d’une remise aux normes  hygiéniques, il répondit sèchement que  la question « n[était] pas à l’ordre du jour ». Elle se le tint pour  dit et ne revint plus.  
   
          X
   

    Jean-Benoît aux claviers enchaîne, ligote et débite arpèges brisés sur savantes gammes et  gammes sur renversements.  Il ne faisait pas ainsi dans ses toutes  premières compositions. L’auditeur en vient à   regretter les premiers tâtonnements,  maladroits  mais  vivaces.  Dix  plus tard, le narrateur en est encore à détecter la  fissure  où suinterait l’oxygène  :  en vain   De  subtils   écarts à la Josquin Desprez suffiraient, dans un premier temps  :  l’auteur   au contraire  les corrige,  persuadé qu’il est de son devoir de composer dans la  conformité « aux lois de l’harmonie  naturelle  et du contrepoint ». Il suffit donc de somnoler en prêtant une oreille molle. Dernièrement Benoît raccorda son épinette, alourdissant les graves : il en  résulta un  déroulement plus  profond. Le disque suivant sera « le  meilleur, tout    nouveau » - je tends l’oreille, à l’affût de  la moindre variante - l’obstination aurait-elle ses fruits ? Voici d’infimes  variations. «  C’est la mère de Dieu »  dit Jean-Benoît, « qui verse dans l’Ecclésiaste  et se console de peu.  Quant à Nemrod, compagnon de lit  de Marie-Fraternité, il  admire la musique de   son  beau-père de main gauche».   Mystère de ces familles  dominicales dans les alignements de prie-Dieu paillés. Nemrod,  gendre calcuttien,  refuse de  sacrifier ses dreadlocks à   l’obtention  d’un emploi rémunéré.  
    Comprenons l’employeur, comprenons  le chômeur.  L’arrivée  d’un  enfant bouleverse tout    cela : Nemrod,  le crâne  occidentalisé,  jardine. Je l’ai vu au fond de l’impasse comme Adam aux portes du Paradis. Nemrod  profondément  chrétien, éduqué chez les Frères Pélerins. Si  je visitais à présent ce couple et son enfant, moi seul, je dirais  à peu près ceci  :  « Puis-je présenter  mes respects à votre compagne ? » ( incliné vers la mère et le  fils Yacov). Partout l’ancien appartement  de Jean-Benoît sentirait  l’ordre et  la   propreté. « J’ai vachement faim » s’exclamerait  Nemrod.  Je poursuivrais : « Je suis  souvent  venu ici pour écouter votre père ». Nous parlerions du  vieux  piano  descendu en ville basse, et du parfum d’encens encore décelable. 
 Puis  je repartirais  sans  avoir  excédé   dix  minutes.  
 Alcan ou Albéric Magnard prouvent suffisamment qu’il ne suffit pas de vivre en grand compositeur pour  le devenir. Cette révélation est accablante. Il n’y a pas de  progression visible chez Benoît. On observe de lourds conservatismes. C’est la Méthode rose inlassablement recomposée, surexploitée.  Le clavecin bien tempéré,  moins Bach. Benoît mourrait de douleur s’il savait, malgré quelques presciences. Or qu’est-il devenu ? quelqu’un de très sain, aidé à franchir les dix dernières années. Dieu ni Jésus, accentués sur le tard, ne l’ont sauvé de composer encore. Il s’est embaumé seul et vivant. Demeuré prépubère entre les bras de sa mère, qui  lui  tourne les pages au-dessus de l’épaule. Ne feins pas l’amitié   Ne  révèle rien. 
 Il n’en est pas mort. Il distribue ou vend ses cassettes. La greffe d’amitié n’a pas tenu. Elle n’était que charité..
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 ...Bien s’émerveiller  que la tumeur soit bénigne. Votre cancer est guéri. Vous pouvez rentrer chez vous. Ainsi l’Église livrait-elle son condamné au bras séculier. L’équipe médicale au complet cernait le pied du lit blanc. Vous ne mourrez plus du cancer mais de ses suies. L’avocat du Luron postillonne Quiconque osera parler du sida sera poursuivi en justice. Les médecins ont raison :  de  simples   infections, d’inoffensives métastases.  
 Altzheimer,  folie douce,  autant de stations : ...tombe pour la deuxième (troisième) fois – pourquoi le tourmenter ? Dépistage   et tuyaux ?  « quelques belles années devant vous » qu’entendez-vous par là Docteur ?  que je vivrai ? vous plaisantez ?  - « ce  n’est pas la ponction, dit-il, qui donne le cancer, il était déjà là », mais  je me méfie des cellules  dormantes. Si peu qu’on  y touche, ne prélèverait-on qu’un demi-millimètre cube, la chair assoupie  s’épanouira. S’ensuivront biopsies, analyses et chimios  qui  ne  laissent  que  la force de se  couvrir de  chiasse   Regarde-moi : vivant tant bien que mal, harcelé jusqu’au petit jour comme la chèvre de monsieur Seguin au piquet des angoisses. 
    Crever plutôt sous le regard humain que sous les microscopes de la  toubibaille («....ce  sont les mucosités qui encombrent la respiration » -  vous  donnez là, mademoiselle, la définition clinique du râle » -  je l’ai prise un instant par la taille. 
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Marie-Pascale a poussé le jeu  jusqu’au maniérisme : phrasé surjoué même dans la douleur ou l’amour – anorexie boulimique, sida, névrose, nous mourons tous en  plein  chantier. 
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   Dzeu 
Je le connais très peu. Qualifié dans les premiers temps de  « hautement  facultatif ».  Se livre et se rétracte, dérobé aux moindres allusions du destin, à toute analogie, toute comparaison. Mais Dzeu   le lumineux s’oppose à Jean-Benoît l’obscur : une chute d’outil depuis l’échafaudage, matière grise sur l’oreille, pour l’autre un suicide sectaire, ont précipité Dzeu vers la lumière à ciel ouvert, le second dans le corridor étroit où le soleil ne darde qu’une heure par jour ; de là découlent les plus lumineuses perles pianistiques, tandis que Dzeu, rasé, baie ouverte sur le ciel, rampe dans les souterrains psychiatriques. Il se moquait de Jean-Benoît et de sa voix d’automate. Il apprécierait peu de se voir rapprocher du Nounours Musicien. 
Dzeu prend chaque mois du Xiplion  ( 50mg) en libation intramusculaire et mensuelle. Nian  de Macao ne choisit  jamais que chez les injectés ses amants : plus gourds, plus gros  en  érection, interminables à débander. Les femmes ont de  la chance :  quand  on a ça entre les jambes, on retombe toujours sur ses pieds ; toujours  un homme  s’intéressera à vous, même en ma uvaise part  ;  le masculin dans ses chiottes, quant  à lui, peut toujours s’astiquer : pas une femme ne voudra le déranger (elles appellent cela « déranger »), nulle n’aura envie de sa bite.  
   Artistiquement, Benoît ne vaut rien  ; ses progrès sont infimes, mes lignes dussent-elles se lire. Ils n’ont aucune chance de se voir ; j’y veillerai. Benoît fut touché par Folie à l’épaule. Dzeu,  par l’occiput même. Benoît,  plus pachyderme, pressent parfaitement les réserves  qu’on n’oserait lui exprimer. Mais aux suggestions d’orchestration, d’épaississement, il réplique : « Jusqu’ici, je n’ai pas éprouvé le besoin de varier, d’étoffer ma composition ». Comment lui donner tort  ! Flat spiritus ubi vult. L’esprit souffle où il veut.  « Je ne trouve  personne, hormis toi,  pour comprendre ma musique ». 
Sa musique s’apparente à la thérapie. La constance de ses mélodies tient d’une part aux charbonnages concentriques dont les médiums extraient de surprenantes et pures formes faciales humaines, de l’autre 
au comptage des pas de long en large de sa cellule avant pendaison. 
 De même vient à l’esprit du malade l’idée de réciter les nombres, l’un après l’autre, série sans fin garantissant contre la mort ; mais le fou se retient en se rappelant le nombre maximum de ses secondes, 60² (24 x 365 x 100). Maximum. Recherche aussi, intarissable, et glose, de la lumière, de la cascade, du cristal. Capture de l’auditeur inoffensif. Bains obsédants de  soleil fluide, ruissellements suffocants de la mousson, d’une douche. Peu à peu Jean-Benoît se dégage de ses sonnailles, ciselant d’autant plus ses prolixes commentaires. D’une autre par encore, le voici qui découvre et communique d’infimes nuances ; et pour peu que j’y acquiesce, j’en découvre d’autres, juste du fait de me connecter à lui.
 À quoi tient après cela ces notions de difficultés vaincues, de souffle et de génie ? à quoi pourrions-nous croire ? Ne lui avait-il  pas semblé, parmi ce farfouillis, ce fatras de conventions répertoriées : ce délaiement progressif,  voir un faune particulier se dessiner sortant des épines ,
 Assurément nous avons cessé de reconnaître l’art. Nous en avons  peu  à peu perdu la trace . Mais la démarche compositrice de Jean-Benoît, à  travers ses volumes théoriciens, se fraye parfois la voie vers des failles.  Puis à la suite de cette redécouverte appliquée, Jean-Benoît connaîtra plus de libération : il observait, par le rétroviseur d’orgue, le déroulement processionnaire des communiants, car désormais  la plupart des assistants communient. Il lui revient, dans son isolement diluvien, d’accompagner les rêveries amoureuses de ces pèlerins vers Jésus, sous forme d’hostie. Puis il  rentre chez lui. Il ne voulut plus rien démontrer, ni même exprimer, mais se laisser aller  à l’écoulement des  jours et des résolutions.  Alors qu’auparavant sa forme était concise, et que ses compositions se succinctifiaient, il tenait jusqu’à trois minutes, sans contraintes, sans règles corsetantes. Il était fier et enjolivé, sous sa blouse de Kazan verte, car enfin, ce que j’avais pressenti, ce qu’il savait peut-être, s’était accompli : la muselière avait cédé, il accédait à sa composition personnelle. Rien de bien épais encore, mais  riche carrière   d’albâtre à exploiter. Il lui restait de fortes marges et de longues années, ce qui reste l’apanage et l’accès aux apogées de chefs et de musiciens.   
  Seule la Science  ou  Dieu  connaissent le déclic, la déglutition avant lesquels, après lesquels il n’y a rien ou bien commence la musique. Processus qu’il est aussi absurde d’accélérer que d’interrompre. 
   
   
   Bélinda CHANTEUSE IVRE
    Il la mène à la baguette. La  gourmande,  la rabroue :  Tu ne vois pas que tu déranges?   (nous étions lui et moi en plein  office, lui  comme interprète, ma personne ignoblement somnolant  sur son  petit fauteuil d’osier,  peaufinant sous mes  yeux mi-clos  ma  brève  appréciation à venir. La couperose de Belinda  confirmait  un léger relent  de f utaille  Elle  chante  La vie en rose  et autres  insanités de vieux bookmakers à gomina : « Esgourdez rien qu’un instant / La goualante du pauvre Jean / Que les femmes n’aimaient pas /  Et n’oubliez pas / Dans la vie y a qu'une morale

Qu'on soit riche ou sans un sou

Sans amour on n'est rien du tout

(On n'est rien du tout) 

   Je trouvais ces paroles ineptes. Ici et maintenant j’en frissonne au bord de l’abîme. « Quand reverrons- nous Bélinda ? » Il  m’interrompt : « Kohn-Liliom, ne marche pas sur mes brisées ! » La douceur dans mes bras  me  plaisait à  entendre  - quel plaisir peut-on  prendre  aux femmes ?  Ou même  leur donner ? Leur  seule  nudité gauchit les  réflexes  et je ne sais trouver  ni  l’attaque   ni l’ouverture, si je n’ai pas baissé la tête aux premiers assauts (« l’attaque du bélier »), ne reste qu’à les  laisser s’agiter  sur ou sous vous,  palpiter autour du cylindre et crier, condamnés à  n’y rien  comprendre. 
   «  En position cavalière quel plaisir  d’avoir loisir
   Quelle revanche
    À son tour de compter les poutres  au plafond ». 
   Sans toute   cette propagande aurions-nous jamais vu ces foules s’en  remettre au sexe  opposé. 
 Je n’ai jamais je  vue Bélinda ivre.  Parfois titubante, déraillante sur les si bémols, et s’ils se mettaient tous à boire, la catastrophe vivrait à leurs trousses  Il en mourrait,  le pauvre,  ou reprendrait le chemin du bâtiment B. Nous aurions vu dans nos miroirs les  hauts oiseaux  sauvages  dérivant dans l’éthanol. Bélinda  conserve la voix grave et tremblante. Il n’y a pas de sexe, juste une bosse  sans fissure. Il ne me tarde nullement de  la  revoir. « Peut-on vivre sans vie sexuelle » demande Benoît humblement au fond du  petit jardin  encaissé entre les murs de tôles. « Peut-être »  répondait l’épouse, entre deux rejets de tabac. « Mercredi, je reçois Belinda. - Je préfère   vous laisser travailler. »  
    Il ne l’invite plus. Il ne m’invite plus. Il compose moins, beaucoup moins.Il trouve la paix des paroisses. Il rencontre des chrétiens. Il y a des communistes idéalistes le doigt sur la gâchettes. 
   
  LES INTERPRÉTATIONS
  
J’ignore ce qui resterait d’elles sous les mâchoires sans vie des critiques. Ils écrasent ceux qui la main dans la main deux par deux, mais cet artifice m’enchante. Ces morceaux cheminent souvent plus lents, plus irréguliers, mais la lutte est belle entre l’homme et l’ange. Au-dessus d’eux se forme et s’évanouit toujours, alternativement, le praticien robuste en blouse blanche à la seringue. Il n’y a pas ici de folie. Je tenais ma fille par la main sur les rochers,au-dessus de l’abîme, sur le sentier ardu des mystagogues
    
   RETOUR AUX SOURCES BÉNÉDICTINES

   Interminables dé-goulinades et  bagoulages, clausules  pétrifiées, abus  de  la pédale brouilleuse d’harmoniques. Abus du  rubato,  masquant mal de réelles hésitations. Prestidigitateurs  et voleurs  à la tire sentent leurs doigts  peu à  peu s’engourdir et grossir avec l’âge en perdant toute efficacité ; comment se fait il au contraire que  des pianistes s’affirment avec l’âge  et se renforcent, au point de ne  plus savoir s’arrêter ? Delvaux a-t-il peint Le Squelette au Piano ?  Benoît reprenait autant de fois que nécessaire les mesures fautives, voire du tout début.   Depuis que nous nous  connaissons,  il ne le fait  plus. Parfois ces reprises passaient inaperçues, semblables à la même chose. 
   
   MUSIQUE RÉPÉTITIVE
      Partitions très courtes (« ce qui excède [s]es capacités »),  titres infantiles ( « Les couplets de Papa »),  intarissables relents  de  Méthode Rose.  Jamais de silences,  ne fût-ce que d’un quart de soupir.  Recopie, numérote avec  minutie  chacun de ses albums, chacune de ses partitions. Il me fait suivre sur partition ; très vite je fais semblant.  Plus facile   sur la main gauche, qui prend rarement le thème.  Les arpèges  enjambent les portées. il  corrige mes retards en me touchant l’épaule ou le coude.    M’initie à la tierce picarde, à  la basse dAlberti, mais d’autres notions me résistent   Il s’écoute composer. Je m’écoute parler, me lis tout écrivant. Emportés, empotés dans la même compote et pâte. Je fais croire à nos communions. Femmes, tirez-moi de ce puits en forme de cul. Car on ne jouit bien que par le cul (Solange). 
     Le dernier album témoigne d’une évolution stupéfiante : enfin Jean-Benoît s’affranchit  des règles, brise la carapace, improvise à l’épinette sur  des eucharisties : lorsque les assistants se forment en colonne vers la Sainte Table afin de recevoir « le pain du Christ » (alors qu’autrefois ce n’était qu’avec réflexion), lorsque ensuite ils s’en reviennent, l’organiste improvise dans la joie du recueillement. L’épinettiste aussi, et  convaincu  darde ses cordes pincées.
   
   REPRISE   DES BÉNÉDICTINES
   Depuis peu  s’est  fait bombarder aux orgues.  Il alterne les offices, avec un petit gras.  Pourquoi ma-t-il affirmé,  descendu de ses orgues, que  je pue ? Pourquoi « n’ose »-t-il pas me confier quelque chose » ?  Pas amoureux, au moins ? ... de moi ? j’aime allumer, hommes et femmes, sans plus. Je fais tout ce que je reproche aux femmes. « Écris-le ! »   Il ne réagit pas Il m’aime et me déteste ? Froissé de  mes froideurs ? jai trop vécu de drames  pour y repiquer. « Il me prend pour un pédé » dit-il. « Cest insupportable ». Mais il est pédé. Je  suis pédé.  Nous sommes pédés. Comme  toutes les femmes, et Jésus, le fruit de vos entrailles - amen.
    Il a pressenti, senti ma duplicité. Marie-Pascale qui cette fois au lieu de hurler murmure à mon oreille « Occupe-toi de Jean-Benoît  qui est bien malheureux » (la sœur de mon père à lui-même occupe-toi de la Simone qui est bien malheureuse  49 ans de galère conjugale fois deux 98. Je vois Jean-Benoît chez lui, respire son vernis d’embaumement, le courtise des deux mains, m’endors sur ses mélodies et  lorsqu’il émerge enfin de mes sollicitudes après quinze ou vingt ans, le voici qui retrouve hors les murs un milieu de piété sans soupçon d’intégrisme.  Bientôt il ne téléphone plus. Il a déchiffré , décortiqué mes intonations et mes enthousiasmes. Posé même qu’il me méprise : j’aurai  accompli ma mission sans faillir, car il faut qu’il croisse afin que je diminue et que je disparaisse afin qu’il vive.   Voici que Jean-Benoît évolue, de « plante détachée du mur » à « fleur de cactus en serre », fragile encore mais confiante, et que je me replie dans l’abri du bernard-l’ermite. Je me replie  à reculons dans l’antre. Il ne me revoit plus que pour « notre affaire », et se dispense désormais de  son commentaire écrit (un auditeur obligeant a dû lui rapporter que ces annotations, lues au micro comme je les lis, apportent moins de renseignements que de dérision). Que mille ans nous soient accordés,  Seigneur, pour nos écrits ; ne fût-ce qu’un an de plus à nos insanités. En attendant signons tant et plus et    soigneusement.  Car  nous ne sommes, à tout prendre, qu’un porte-voix. 

   SES COMMENTAIRES
   Je les conserve  serrés dans un carton à  chaussures. Le carton prend l’l’eau.Il se délite dans mes doigts comme un  pourri de cercueil. Nous avons replacé l’emballage et  tout remis au sec, en hauteur. Ces notations méticuleuses ne sont jamais relues. On ne les jettera qu’après la mort. Si Jean-Benoît revient ici-bas, et qu’il s’enquiert de ses Commentaires, nos descendants lui en indiqueront l’emplacement, si tant est qu’ils ne les aient pas jetés avec  ce qui se nomme « papier » chez les déménageurs et jusque dans ma famille. Actuellement, ces documents ingrats gisent dans la chambre des anciens enfants, où s’entassaient   jusque sous le plafond   les emballages alimentaires.
 
  Le seul jour où Jean-Benoît pénétra, faute de mieux, dans mes appartements, voici bien des années,  repas  interrompu par l’annonce téléphonique de l’hospitalisation de mon épouse ; rien de plus  qu’un malaise de chaleur -  mais les pompes hospitalières s’étaient mises en branle. C’étaient d’autres temps.
         X
   
Jean-Benoît se prend assurément pour un grand : « Vous pourriez croire que c’est de Beethoven ; eh bien , c’est de mo » . Extraordinaire mot d’enfant. Un  petit sexe à  l’Origène d’Alexandrie,  qui  fut un bien saint homme, et cependant père non pas de l’Église mais bien charnellement de cinq enfants, issus de trois unions. Jamais il ne parle d’eux. Il m’offre ses disques. Les autres paient cinq euros, puis dix. Les temps sont durs  La tutrice le serre de près, lui égoutte pingrement le juste nécessaire pour pouvoir manger. Il la traite de  grosse gouinasse,  ce qui  est le pire qui se puisse  trouver, si puis dire, dans sa bouche… 
   
   MES  DIFFUSIONS
   Les compositions de  Jean-Benoît, passées  à l’antenne, rebutent tout auditeur,  et plus encore ses commentaires,  gourmés, emphatiques. Ce sont trois à cinq minutes de prélude, j’ose dire de pédiluve avant  le grand bain. Une purification de l’oreille qui coupe net toutes les connections : il me semble entendre les boutons qui claquent. J’abrège, mais trop tard : la moitié de mes trois auditeurs sont partis. Quant aux hors-d’œuvres pianistiques, ils sont précédés d’une broussaille de considérations solfégistiques inaccessibles au commun des oreilles. S’ajoute à ces indigestes barbelés des indications sur la date de composition, y compris le jour de semaine, l’heure, le temps qu’il faisait et l’humeur du Maître, sans négliger l’occasion liturgique, avec des gourmandises d’exégète. Il joue. C’est grêle, inexpressif, précipité. Jean-Benoit aura vu  la folie en face. J’aurai contemplé la mienne aussi tout au long d’une interminable enfance, et n’ai  jamais  plus  voulu la  revoir. O’Letermsen jadis me présentait comme un génie,  pour en avoir  connu n´en fût-ce qu’un seul, se prévaloir de réverbérations mutuelles : « Je te donne »  dit-il « cinq ans pour  décrocher le Goncourt !  (« ils peuvent toujours venir me chercher, avec leur Goncourt ! » s’exclame in quinquagénaire de B.D., trapu, au rez-de-chaussée de sa tour de banlieue. 
   Au second plan derrière lui   les étagères de manuscrits, le bureau bien lustré de l’intello perdu ; et sa fumée de pipe  parmi les tags. 
  
   J’écoute  Jean-Benoît sur son étroit fauteuil d’osier  vert, coincé entre le mur et le petit côté du piano droit. Le son s’écrase et s’amatit dans ce corridor au  plafond bas. Parfois ma tête vacille, car je reviens de corriger la prose de basse banlieue. Je scrute entre deux sommes les partitions  qu’il me tend, à    l’affût des  moindres   inflexions répertoriées dans  ses commentaires : « Avertis-moi », lui dis-je, car « je serais bien incapable de déceler quoi que ce soit ».Après audition, j’étends ma pommade complimentative ; les moindres restrictions  le déstabiliseraient, provoquant  des ravages  internes. Ou bien mieux encore, il ne les comprendrait pas. Bien garder en mémoire tel concours de poésie, au  Bar Congolais, d’où le jury, dûment chapitré en coulisse, revêtait immanquablement telle pensionnaire demi-dingue autrice de sottises  en rimes.
   Elle accueillait sa  récompense avec la gravité pieuse de l’artiste. « Toi, me disait Jean-Benoît, tu sais «écouter ». Je m’extasiais dans l’onction et la discrétion. Et cest peut-être pour cela que je pue. À  moins que ce ne soit par mes présentations radiophoniques plus que désinvoltes,  «dans le ton de l’émission » - parodiques ? ricanantes ? Les minces suggestions que je  lui distille à domicile, confidentiellement, ne bénéficient d’aucune attention de sa part. Son père Marcel cependant lui en avait touché quelques soupçons : « Il était de mauvaise humeur ce jour-là » me dit Benoît. Je m’empressai de renchérir, de lui repasser le  bandeau sur les yeux. 
  Nous aurions pourtant bien apprécié ne fût-ce que le moindre ralentissement, la moindre pause, même 
un quart de soupir - des deux mains à la fois s’entend, dessus et basses – en lieu et place de ces interminables échelles d’inexorables gammes montantes ou descendantes, chevauchant les mesures, escaladant les portées sans relâche...
Jean-Benoît cependant m’initia aux délices de la tierce picarde (en résolution majeure) et du décalage au  clavecin  (le  fameux rubato, que je ne manque jamais de lui mentionner : la basse tient le tempo, les hautes jouent vivace). Mon attitude souligne les  moindres occasions de contentement, pour qu’il les multiplie.  Ses premières compositions montrent plus de liberté. La dernière visite  fut brève, car javais manqué trois messes de suite : deux offices du samedi, et le dimanche de Noël. J’avais prévenu pourtant : « Le dimanche matin, qui pourrait survivre à la gueule de bois du réveillon ? » Il m’interpréta
chez lui, en compensation, de magnifiques jeux de trompette, relevant que jamais il n’avait joué devant si nombreuse assemblée que ce dimanche 25 décembre, et que les voûtes de St-Nicolas résonnaient bien mieux que les plafonds de la toute rococo Ste-Geneviève, bien mieux que son nouveau logis, où les parois toujours aussi perpendiculaires qu’ailleurs annihilaient toute réverbération. « Voilà», répétait-il, « voilà», me poussant vers la porte. 

Départs
 Il  est d’ailleurs agréable, socialement parlant, d’avoir affaire à un lourdaud qui marque franchement la fin  de la visite - ainsi du téléphone de Guéret : « ...J’estime à présent », me dit-il à distance, « que la conversation a suffisamment duré». Souvent,  dans l’ancien antre abandonné, en sueur, crasseux, j’allais marquer mon territoire :  pisser avant de partir, toucher sa main juste après

 Ma mission radiophonique était de diffuser, en ouverture, ses gloussements pianistiques, assortis de mes commentaires à mon tour aussi superflus que superficiels. Les  cafouillages techniques réinterprétés en folles rigolades confirmaient d’autre part amplement la sagesse populaire : éviter les efforts conduit à plus d’efforts encore…
    Benoît et moi unissions pour l’offrir le plus précieux de nos insuffisances… Jean-Benoît s’est désaffectionné de ces diffusions : signe que l’animal  blessé pourrait un jour se réadapter à son milieu naturel. Pour obtenir plus de reconnaissance, il fallait le traiter comme une vraie relation humaine. Chose dont je me suis toujours bien gardé (la peur est le lit de la flemme). Dans un premier temps,  Il appréciait « l’humour » et « le ton alerte ». Mais supposé qu’il se soit avisé de faire entendre à d’autres, amis ou connaissances dont je savais très peu, les élucubrations d’un présentateur en porte-à-faux ; que cette tierce personne ait décelé le sarcasme sous la faconde ; il est aisé d’imaginer qu’un tel auditeur lui ait charitablement (ou non) révélé que les faux engouements n’étaient en fait que purs et simples foutages de gueule. 
 Jean-Benoît ne composa plus pendant quelques mois. Je ne l’avais aidé que le temps nécessaire.  Il nage à  présent dans le bonheur d’une réinsertion de type paroissial, enamouré de quelque bigote ou pieuse poivrote ou pieuvre poisote sans sexualité bien définie, ce que d’aucuns tiennent pour la fleur de la délicatesse. 
   
   ****
    Nul ne saurait  anticiper  l’accueil, favorable ou froid, réservé à ses cadeaux, surtout en radiodiffusion ou informatique. Je m’astreins à diffuser du Jean-Benoît, pour  apporter ma pierre à  sa guérison, « Car tu es responsable à jamais de celui que tu as apprivoisé ».  Les renvois d’ascenseur attendront.  « Tu ne feindras pas l’amitié » - mais que ne feignons-nous pas. Quelle vie n’est pas  d’un, bout à l’autre, simulée – vivre, c’est mentir. Ne parlons pas des baroudeurs, dont la devise universelle tient en deux vers :
Je rote je pète
 Rien ne m’arrête

  ...Mentir pour ne pas être seul. Mais rester seul pourtant.  J’ai  maintenu Jean-Benoît la tête hors de l’eau : le voici hors d’affaire - mission accomplie. Considéré que tout est éphémère, comment s’attacher à qui que ce soit ? 

       *
 Depuis  peu Jean-Benoît manque d’argent. Il  ressort  sur mes pas, pour  que j’achète du pain, du tabac. Sa pension ne lui parvient au compte-goutte que par l’intermédiaire d’une charognarde ou « tutrice », qu’il traite de « vieille gouinasse » (Dieu sait qu’il doit être exaspéré pour piétiner ainsi le précieux).  « Ça se réglera à la baston » - la baston, Benoît ? sais-tu que le moindre gringalet de banlieue te réduirait en brochette en moins de temps qu’il en faut pour le dire ? le moindre avocat, le moindre assesseur ? Répète « vieille gouinasse » Benoît, tu le dis d’un tel appétit – il le répète les yeux luisants, la bave aux gencives vieille gouinasse. avec une conviction  vraiment bestiale. 

       *

Je trouve chez lui, dans son capharnaüm, un gros volume d’architecture égyptienne : hélas, ce ne  sont que des  croquis besogneusement professionnels, en gris et blanc. Juste passionnants pour des  techniciens endurcis. Je le lui rendrai. Qu’il garde l’argent. 
   
   RECONSTRUCTION PAR LA MUSIQUE


    Premier au Concours du Conservatoire.  Il m’assomme de septièmes de dominante et autres cadences plagales. Jean-Benoît maîtrise les claviers. Il  subit l’inexorable et mathéjmatique nécessité de recomposer phrase à phrase à son propre usage, mesure après mesure,  un  corpus aussi intégral que possible de  musique romantique, sans négliger la moindre  fibre  du cordon ombilical  : des sonatines de Beethoven à La cathédrale engloutie.  Jean-Benoît exploite sa liberté comme on tricote un dogme ou un pyjama ; il corsète ses élans, cultive et consolide son perpétuel exercice à la façon des nuls    en maths, dont les lenteurs et les obstacles s’ancrent dans l’invincible nécessité de toujours devoir remonter, sans en omettre un seul, de théorème en théorème, de maille en maille, jusqu’aux axiomes fondateurs. 
 Que nulle part la chaîne ne se soit rompue. Que nulle fissure ne fragilise la suite, l’enchantement des règles  : taillées d’un seul bloc. La Méthode Rose, première, deuxième et troisième  années, l’enfant sage  au piano près  de sa  mère. « C’étaient les  meilleurs  moment de  ma vie. Je n’aime pas être comparé à Schumann, que sa mère Johanna contraignit à  s’inscrire en Droit, et  qui  finit  ses jours à la Privatklinik Endenich, quoique plusieurs années séparent les circonstance ». Un merle parfois vient frapper  du bec à sa vitre ;  Schumann  lui parle comme un enfant à un autre enfant. Étrange réticence des fragiles mentaux, de s’en défendre : comme s’il s’agissait d’une chose honteuse.  Les fous en viennent à tuer ceux qui les traitent de tous. 
   
   HOMOSEXUALITÉ
    «  C’est intolérable, il me prend pour un pédé » - prendre pour ?  mais  il l’était ! Malgré ses cinq enfants de divers lits. Je me flatte de m’y connaître, infailliblement. Flatte à tort. Flatator Ier. N’est-ce pas lui qui  montre le plus profond  trouble quand je lui  parle (par désœuvrement) de mes toutes dernières amours ? de quelles précautionneuses vocalises flûtées n’a-t-il pas modulé sa voix pour me demander, mine de rien ! si «c’ était  un homme ? »  Il fut amoureux de moi. Rien de plus gênant pour un interlocuteur en possession de tous ses préjugés. J’ai toujours assurément trouvé réconfortant  d’être aimé par des hommes :  à la condition expresse de pouvoir refuser. De même une femme ne refuse-t-elle pas celui qui l’aime ; son refus s’inscrit toujours plus bas dans l’échelle, niveau cul.  
 Pour se faire aimer dune femme, il faut lui parler d’elle-même. Dans l’ivresse de se sentir  enfin appréciée, elle se donne à  vous, homme ou femme ! dans son propre reflet. Mais je crains de m’êre laissé emporter… Ma dernière visite à Benoît comportait une part d’enthousiasme pervers : comparaisons avec Chopin, Samson François et Maria João Pires. Il a fini par se lasser. Ou bien les rats l’auront bouffé. « Si je m’écoutais, disais-je,  nous resterions là toute la  journée. « Je ne voudrais pas » dit-il en souriant, que ta femme en prenne ombrage » Nous écouterions de la musique, de la grande, en « barytonnant du cul ». Les mains de Maria-João voletaient avec  légèreté, au point que Samson F. ou Sviatoslav prenaient, à m’entendre, du plomb bien modéré dans l’aile. 
    N’est-ce pas bien répugnant.  Jean-Benoît m’écrit un certain jour qu’il aimerait me dire  certaines choses, mais qu’il n’ose pas - violence  et  sespoir d’une  claration ?  ...c’est ainsi que l’on aime à présent. J’ai  assez  souvent suscité la haine ou pis l’indifférence pour  m’accorder le droit dallumer, à mon tour, sans donner suite.  Tout comme une femme. Une Madrilène m’avait  lancé « raciste, xénophobe », en me passant dans le dos. Je m’étais détaché d’elle avant même de l’avoir touchée. Un homme  de perdu, trois de retrouvés. Il paraît que ce n’est pas vrai. Elles souffrent autant que les hommes.  Paraît-il. À les les en croire. Selon elles. L’essentiel est d’avoir les bons préjugés. De les tenir en laisse, ou de les relâcher, selon ce qu’il convient à son confort. 
 Une Madrilène, d’ascendance portugaise, n’intéressait pas ce porc. Il la trouvait sotte, vulgaire,
avec des enthousiasmes et des  accès de joie de vivre dépourvus de toute distinction  ténébreuse. Ensuite on la révère, elle vous mène, et l’on n’accède aux trésors de sa chair qu’au gré de ses rares caprices. Ici, chez cet homme, mystérieux mais sans charmes, jamais je n’aurais eu l’envie dépravée des moindres privautés. C’était une amitié forgée par autrui. Épouse donc la Simone, qu’est si malheureuse. À présent le Benoît proposait qu’on s’embrasse sur la joue. Pour commencer. Puis qu’on regarde ensembles des films pornos. Avec paume baladeuse je suppose. C’est bête, les préjugés. 
 Ça fait pleurer dans les chaumières. Certains s’imaginent encore les homosexuels des deux bords comme des immatures, qui en sont restés au stade des branlettes entre mecs ou filles. Faut vraiment être con. Non ? Non ? La joue des hommes est très rêche, dépourvue du moindre satiné. Peau de requin, grain serré. Ne pas oublier que lady Diana divorça d’avec le prince Charles parce que ses oreilles lui irritaient l’intérieur des cuisses. Rue de l’Allégresse, un camelot de rue m’avait abordé entre une camionnette de livraison, à demi-garée sur le trottoir, et un muret de clôture. Selon un scénario bien connu, il prétendit être le fils de Dieu sait quel jardinier, qui aurait travaillé chez moi, longtemps auparavant ; il m’embobina, me proposa un bisou, et je l’emmenai chez moi. 
    Il me prenait pour un pédé, j’avais les cheveux longs, il en faut peu. Arrivé chez moi, ne voila-t-il pas que mon vaillant camelot me propose un blouson pour 100€, voire 520 après marchandage. Mais ce qui n’était pas prévu, c’était Arielle. Planquée dans la pénombre sur son lit derrière la porte entrouverte de la chambre, elle captait tout, et s’opposa d’une voix vigoureuse à cette escroquerie. Notre représentant mal avisé se vit alors virer sans ménagement : « La porte, c’est là ».  Il n’avait pourtant pas ménagé sa peine, allant jusqu’à se proposer à mes baisers. Et se fit baiser. Ce que Benoît me proposait, c’était de visionner, ensemble, des cassettes pornographiques, pour que nous nous tripotassions ensemble ; d’abord côte à côte, puis réciproquement, et pourquoi pas en se roulant des pelles. 
    Cette perspective me révulsa : gros bide, élocution niaise  - pas question. Il en avait été de même à 10 ans, lorsque je raccompagnais chez lui sans trêve le fils Pentecôte, trop gras. Nous nous étions  dépris. Je n’aime ni les pédés ni les gros. Ceux qui ne me fréquentent pas n’aiment pas les fous. Bien fait. Chacun dans sa case. Dieu est amour et bonnes habitudes. Nous tolérons les différences, mais sans laxisme : chacun vaut  son pesant d’or, mais aussi son pesant de crachats. Je crains jusqu’à l’acte sexuel : comment nous imaginer un instant hissés à la hauteur des attentes féminines ? ...de ce qu’elle estime en droit d’exiger ? « Ça n’te viens pas à l’idée que j’puisse aussi avoir des b’soins ? » glapissait une actrice dans Dieu sait quel vieux film noir et blanc. Repoussante, mais infiniment préférable aux répugnances de Madame Geoffroy sur papier parfum adressé à ma mère : « Vous vous rendez compte, écrivait-elle, qu’à soixante-dix ans, il a encore besoin de ça ? - comme « envie de chier », par exemple. 
 Le fait est que les femmes semblent bien souvent osciller du répugnant à l’obligatoire – à écouter les hommes… Observez d’autre part les séquences amoureuses filmées : trop souvent, presque toujours, les baisers tendres s’accélèrent en convulsions mutuelles, torsion des visages, raccourcissements grotesques des souffles, tandis que les acteurs et trices tentent de s’escalader en s’arrachant les vêtements au milieu des râles – c’est donc ainsi qu’on doit  faire ? ou bien rester les bras ballants devant la femme ou l’homme nus, se demandant  par quelle partie du corps il convient d’amorcer la chose ? pendant ce temps la femme à poil frissonne immobile et s’interroge sur  mes scrupules de collégien. 
 N’imaginez surtout pas que la femme fera le moindre geste : c’est à l’homme de commencer, n’est-ce pas. C’est lui, le porc. 
   
          *
   
   Arielle  et  Benoît parfois s’isolent   au  jardin de chez Marie-Pascale , pour fumer ensemble.  « Peut-on vivre sans vie sexuelle ? » demande Jean-Benoît en tirant sur sa Dunhill - haleine mentholée ; Arielle dévide les lieux communs : on se passe très bien de bite chez les dames, et les pénétrations manquent de candidates. À moins que le coït ne soit obligatoire. Comment s’y retrouver. Comment ne pas fuir la femme. Comment désirer un homme – Jean-Benoît moins encore et ce vaste estomac bouffant et débordant sur la ceinture. goulinant comme un dégoûtant goitre – grossière chemise à carreaux. Sa main qui m’effleure l’épaule tandis que je déchiffre,  assis près de lui,  ses partitions. Djanema s’en indigne et fustige mes « innombrables conquêtes des deux sexes » (  elle  photographie en douce un Africain vu de trois-quart  et pantalon  négligemment ouvert d’où sort à plat  sur le coton très doux le profil soyeux d’un sexe éclos du tissu même. Considérer le nombre incalculable de femmes en amour s’achevant à grands coups de phalanges devant le velours en cavale...
  Et j’en augmenterais le nombre en dépit de la honte pour peu que fût admise l’abjection du racisme le plus insondable : un noir n’est pas – tout à fait – humain. Mais ce fantasme reptilien s’accouple aux représentations les plus rédemptrices : l’homme africain est Animal et Dieu. Jusqu’au garde géant qui déchiffrait sans peine en moi le désir sans issue au fond d’un cul-de-sac de grande surface. 
   
 ÉPILOGUE ET PÉRIPÉTIES
 Jean-Benoît me convie à  Dieu sait quel entretien suivi de prières à St-Joseph,  où  les chrétiens entretiennent  la  tombe  de vieilles choses : déshérités de Port-au-Prince, bonnes  œuvres , amour universel et cendres. Vidéos, conférences et  débats. Jean-Benoît, du haut de la tribune, farcirait de traits d’orgue ce sandwich convivial de BWV, Haendel usw.) suivi de dispersion joviale sur   fond d’improvisations.
 Or je n’étais sorti de chez moi qu’à neuf heures, m’étant  égaré sur quatre roues parmi les raccourcis nocturnes  :  angles  rentrants  qui vous éloignent,  rues fourchues  comme des langues de visages pâles. Descendu de voiture  en plein  froid, plan  de ville  indéchiffrable sous les avares réverbères. Premier passant : le pur Espagnol  monolingue, incapable de dire droite ou gauche autrement que par  gestes. Le second est anglo-saxon, haleine  de pinard, « deux kilomètres » me dit-il, beau  raccourci en vérité. Je  reviens sur mes pas, longe d’interminables murs, sans même prendre désormais la peine de me presser plus.
     Je suis donc arrivé juste pour la sortie des premiers  cafards de sacristie  sur le large perron extérieur, marche à marche tête basse et méditative afin de ne pas trébucher.  Lorsque je suis entré dans St- Joseph, les retombées de voûtes dégoulinaient encore du dernier  point d’orgue.Je fus saisi par les fresques picturales courant de part et d’autres, tandis que les arceaux latéraux se succédaient, coupés à la corde par de minces tiges rouillées. Deux couples d’Asiatiques redescendirent du  buffet d’orgue  sur la terre  ferme. Jean-Benoît suivait sur leurs talons. J’ai parcouru des yeux la compagnie des trop feutrés bigots et  gotes, me suis avancé vers l’artiste en serrant sa main molle : « C’est  fini ». répétait-il, « c’est fini » tout en saluant à la ronde « ne t’avais-je pas dit vingt heures  précises  ? »  J’étais  gelé.
. Il s’est tourné vers ses apôtres pour sceller son rapatriement d’ici-bas. Enfin il n’était plus coupé des hommes  Il faisait le centre et le  charme dune compagnie,  lui  confiant peut-être  que je diffusais ses œuvres à l’antenne,  ou toute autre chose   Il ne m’aurait pas vu ce soir-là, fondu dans ses répétitions ;  il  priait  Dieu. Ses interlocuteurs alors ont ouvert leur cercle, et  je suis resté seul  avec lui : « Jeux de 8, 4, 2, rien que de très classique ». Je n‘y connaissais rien.  Mais c’était bien de le demander. 
Puis  il me rejoignit, dehors, à centmètres, place Dourmingue et sous le réverbère, où je m’étais  perdu malgré le plan  en main. « Tu ne peux plus m’aider » lui  ai-je dit. Jean-Benoît s’éloigna de son pas de  pachyderme ; il descendait la longue pente jusqu’au 20 rue Commerciale. 
   Je ne suis plus responsable de lui,  Je ne le vois plus. Mission accomplie : observation de sa gloire illusoire et sincère, confrontation à la mienne qui ne l’est pas moins. La gloire est l’opinion que l‘on a de soi. L’observation de soi mène à la maîtrise du monde. Intérieur, bien sûr, intérieur.
 Il n’y a jamais plus une minute à perdre. Heureux à tout jamais d’avoir appris cela, sans plus me croire obligé de combler les vides d’autrui. De rafistoler ses failles. De traîner son épave comme un cadavre coincé dans la chaîne d’ancre. Que le rafiot reconstitue ses mâts. Se sera-t-il un seul instant soucié de moi ? Marie-¨Pascale et moi n’avons fait que parier : « Lieutenant, parviendras-tu à soulever cette bourgeoise en trois semaines ? » Oui : dix ans. Aucun humain ne m’aura jamais fait battre autant le cœur qu’un livre ou un spectacle. 

TES PÈRE ET MÈRE HONORERAS
 
 Son père me plaisait. Il termina ce qu’on appelle gâteux  : synapses fonctionnels  mais en circuit
court. Il n’y avait plus aucune activité cérébrale : a-t-on sondé les encéphalogramme d’altzheimérien ? 
Se renseigner sur la Toile. Le cercueil  gisait en soute de l’Estafette Renault Perfex, sous un  volet violet. Le dernier coffre du migrant sera sa propre peau. Sa peau sera son seul cercueil. Le coffret funèbre sous le seuil passa tout plat, lorsque son occupant jouissait d’un estomac puissant. La veille ou quelques mois plus tôt, il avait renversé sur ses côtes un grand verre de Pomerol Pointe Rouge. Il se répandait en lamentations. Marie-Pascale protestait que ce n’était rien. Il se morfondait en lui-même.  Adam quittant sa vie.
 Le dernier trajet que je fis avec lui partit d’un fauteuil arrière en direction de la Pizza Pippo. Je soulevais Martial M. par le bras en prise douce. 
 Rien ne peut donner l’idée de son allant et de sa joie de vivre avant sa mort. 
FUNÉRAILLES
 Tandis qu’on enterrait son père et tout le long de la cérémonie, Jean-Benoît respirait plus large, 
resplendissait : c’était à lui de recevoir en maître de maison, en maître de cérémonie. Affable, disert et mondain, barbe soignée à la Debussy, surtout de profil. 
 Sur les rangs de femmes sa fille République officiait de même. 
    Ce que c’est  malgré tout   d’être aimé jusque dans sa  tombe. Les vivants ne  rendent pas compte : on  ne  cesse de se ballotter le pantin en jouissant au jour le jour, loin de sa .     héritée alors d€™   probité  €™   totalité épaisseur, que les  babouins  vivants n’approchent pas (« du fond de  nos cerveaux,  polissons sans cesse les statues des morts »).  Un jour   p rendr                                                                          sieste, et, comme  Victoret,  n’éprouvera pas la nécessité de se réveiller   (N.B. Rédiger mes recommandations   ¨ques  ( ? ) - j ai reconnu,  pendant l’enterrement,  la fille  République    ses yeux  en boutons de bottine  « Vous êtes   is-je ? si , je vous ai reconnu. 
   - Quel bel enfant vous avez là», . On ne l’a pas  entendu de  l’office.  Il avait l’air stupide et vide. Comme doit l’être un enfant de neuf mois, aussi loin de sa naissance que de sa conception. 
   
   LA RÉSURRECTION DU XIXe SIÈCLE
    Il fut une fois une foule brouillonne d’écrivains, chanteurs, compositeurs-interprètes, que leur ascension ratée de l’Olympe  a  conduits dans  la peine.   Des  des dizaines de milliers d’écrivains se 
présentent au Prix Nobel.  Des dizaines de milliers.  D’autres j ouent  du violon  sur leur  siège avant, sans autre abri. Je pense  à ce premier du concours international de violon, arrivé en retard à l’aéroport. Le deuxième,  lui, à l’heure : tapis rouge, délégation soviétique. Il s’est bien gardé de détromper quiconque. Ses initiales sont K.G. Le  premier, fragile, mourut jeune.  Il ne laisse pas d’initiales. Maudite  soit l’espèce humaine. Chez Jean-Benoît, nous retrouvons la résurrection à l’identique du siècle passé, quand on répandait entre les murs de liège  de la poudre  Legras.  Proust et le koala , mauvais titre. 
 Qu’il soit bien entendu que Jean-Benoît respecta toujours  la plus stricte hygiène et que jamais je  n’ai senti chez lui le moindre relent corporel. Mais un léger parfum de cigare. Je l’ai vu rayonnant aux obsèques de son père, où tout  le monde rayonnait ,  à l’exception  d’un Vietnamien qui s’essuyait les yeux au premier rang. Je ne voyais de lui que le coude, qui se levait régulièrement au niveau de ses yeux. Puis Jean-Benoît salua les défilants au sortir de la messe, les assommant d’un ses projets dont il poursuivait l’exposé d’une poignée de main à l’autre,  car l’ homme est créatures de  projet. Je me souviens bien des mémoires d’un certain Indochinois, qui donnait  à Maurice du «¨mon seul ami ». Ou bien c’était Maurice lui-même, en ses minces mémoires, qui mentionnait un « citoyen de Hué « . Rentré chez moi, je me suis reposé une heure sur mon canapé de Bordeaux.  
   
   X
   
   Avant le temps des streamings, Jean-Benoît se confia hardiment au domaine électronique : il grava toutes ses  œuvres sur disques compacts  (on disait  encore, à l’époque, en anglais, des  compact discs) , répertoriés   par lui- même  avec la  minutieuse gravité d’un recenseur musicologue : tel le Deutsch de pour Schubert,  le Köchel pour Mozart. Sur  chacun de ses boîtiers  plats   figurait à la main le numéro du  Disk   (majuscule germanique de rigueur).  Jean-Benoît se fendait, sur feuille séparée,  d’un commentaire hérissé de considérations solfégistiques.  J’amputais  à  l’antenne tout ou partie de cet  ampoulage  technicoïde  
   Ce pendant  les dits  compact discs  vierges disparurent du commerce, à l’exception de quelques  officines  spécialisées en reliques. Le très commun des mortels s’approvisionna  désormais  par téléchargement, voire la captation sur stream. Jean-Benoît, dans son nouvel antre, me confiait l’écoute de ses productions sur de « bonnes vieilles » disquettes  : « Vous croiriez que c’est du Beethoven ? pas du tout : c’est de moi », dans la plus merveilleuse modestie. « Ces morceaux bien enlevés » ajoutait-ils, « sont passionnants, d’une joie communicative, et merveilleusement travaillés ». D’autres fois, il se  montrait moins satisfait, mais le disait aussi : mieux vaut dire du mal de soi que de n’en point   parler » . Proverbe 2 : « Dire du bien de soi, c’est vanité ; mais en dire du mal, c’est bassesse » : sagesse anonyme. 
   Je ne sais lequel des deux  est le plus juste. Mais je me rabrouais  dans l’autodépréciation  : c’était pure vanité.
   
 À HUYSMANS
 « Êtes-vous chrétien ? »  Le vieil homme s’agenouilla péniblement dans sa chambre pour un Notre Père, et je  l’y  rejoignis avec l’intonation, en m’efforçant de croire.  Respirer bien à fond, en cas de détresse ou forte perplexité. Ultime  recours : le  corps.  Pour rien au monde je n’aurais oublié ce Pater. Puis nous nous sommes relevés et salué sur le paillasson d’hôtel. Nous posons sans équivoque l’analogie du travail sur soi et de l’examen de conscience, qui fit rouler des générations de  chrétiens sur les  pentes de l’insomnie.  J’assiste parfois aux messes, déplorant  chez les prêtres l’atroce manie conciliaire d’imposer au fidèle des mélodies abjectes. Un jour  je suis surpris dans une nef déserte à   brailler,  à l’harmonium, un  Ave Maria de  mon cru, bouche ouverte et l’air d’un con, feignant d’ignorer l’auditrice  en robe longue droit debout sur les dalles, qui me scrute et s’en va.
 Il existe dans la vie de grands moments de solitude.

       *

   Je rencontre un beau jour dans  un sentier touffu à  pic vers la Seine, une novice  de saint Paul appuyée sur une petite porte opaque en bois ; elle tient une bicyclette à panier arrière et me sourit d’un air engageant. Qu’aurions-nous pu ? tirer un coup sacrilège et pressé ?   mêmes pincements de cœur et bordées de canons. Encore enfant je détestais l’amour,  Ces chose gluantes qu’on dissimule en roulant des yeux. Qu’il ne faut ni mentionner ni transmettre. J’avais honte de l’homme qui criait sous moi dans tout l’étage. En vérité je le souillais. À plus forte raison une religieuse. Baise, vérole de l’âme. 

      *
 Nous imaginions violer une clôture de nonnes. Ce qui se passerait. On nous tiendrait caché dans la lingerie. Chacune viendrait nourrir, couvrir, et se croirait la seule.  Dix petites négresses   au couvent, à chacune son chiffre. Soigneusement dissimuler la gamelle de la prédente. Pisser : où cela ? Ce serait un beau thème érotique. Quelles en seraient les conséquences en matière de droit civil, canon, canin ? se renseigner sur les temps anciens, leurs jurisprudences. Il semble que le prisonnier d’un établissement religieux pour femmes appartiennent aux extensions du fantasme ; les fantasmes ne me soulèvent plus la viande. 
   
   L A SUCCESSION DU PÈRE
   Très bordélique.  Portail de St-Geoirs  (Isère). Les renseignements contemporains rabattent sur des sites mercantiles.
  Aux derniers temps de  l’Impasse, Jean-B. avait laissé le plancher  jonché de courriers publicitaires, qu’il se proposait de trier – tout cela ne méritant que poubelle ou bourrier. Ne manquaient en vérité que les chiens pour pisser dessus,  comme chez Jeanne de banlieue. A présent  Jean-Benoît  peut enfin respirer jusqu’aux bouffées de renfermé. À présent il prend sa revanche.  re  morte et  père amoindri. Père mort. À son tour. Sa vie importe autant, ma foi, que celle des dernières pêcheuses du Vietnam. Des  pots de confiture entamés traînent  chez lui, certains  sommés en chef d’une petite cuillère en aigrette : il en prend,  repose, retourne à ses portées. 
 Ni ménagères ni larbins.
   Il végète ici à proprement parler. Son abdomen distendu plane au-dessus des canettes, sur table ou sur sol. Des insectillons se  sont mis en tête d’explorer les imminents vestiges de cuvette hygiénique. « Fais attention ! » J’arrose les parasites, qui courent se blottir sous le rebord,  à portée de désinfectant à bec recourbé si j’en trouve.
   
   VISITE  AU  PÈRE  EN  ASILE    
 Nous devons ressusciter Marcellin, nous le représenter vivant. Lorsqu’il  mesurait, dans un froid glaçant, le plan en élévation de notre remise à fins de restauration. Il m’avait exprimé sa surprise que l’impuissance arrive si tôt, si vite, si irrémédiable. Nous nous parlions de cela. Nous le ressusciter au fond d’un établissement pour Vieux, obscènement rebaptisés Seniors. Je ne l’ai pas reconnu, lui non plus.  Ses traits sont restés, redevenus lisses,   scandaleusement jeunes. Le scandale de Maurice Lehrer l’a rendu, ici,  indésirable :  quelle secousse pour  enfant gâté, de découvrir,  sous  le rideau de la vieillesse brutalement tiré,  ces vieux corps un par un  recroquevillé dans son leur fauteuil, déjeté comme un cadavre de communard dans son cercueil, chacun somnolant dans sa pose déglinguée  ?  tétanisé d’épouvante Lehrer  hurlait au  guichet d’accueil, défiguré de panique, remettant convulsivement en cause le dévouement jusqu’aux compétences  des soignants. Sous les cris  les  demi-morts hochaient la tête en gémissant ou  intervertissaient leurs pliures.  Aujourd’hui je  revois le vieux  père de Benoît, qui  me resitue dans ses méninges. Les  plaisanteries les plus éculées le laissent  de marbre ; ma première visite l’avait trouvé bouche  bée, ronflant comme un cadavre à qui l’on a ôté sa mentonnière – aujourd’hui, cela va mieux. 
 Une troisième visite le déride : je racontant l’anecdote de la vieille quêteuse « pour que les enfants puissent voir les animaux du cirque. - Je  n’aime pas les enfants,  je n’aime pas  les animaux,  je n’aime pas  le cirque  -  Eh bien tant pis » répond-elle. Mais  j’avais été bon . 
                                                                                                                                         
    X
   
   Marie-France, Éthiopienne, ne l’a jamais visité que je sache   Me renseigner auprès de Marie-Pascale, le Rouvroy de Saint-Simon des convenances ; c’est la plus forte potinière, la plus impartiale, la plus exhaustive chroniqueuse de ma connaissance, au  fait de  toutes les nuances de respect que l’on se doit, de l’un à l’autre aussi bien qu’à soi-même ; la fille de Benoît présente avec elle un contraste diamétralement opposé :  des  petits yeux  en boutons de bottine, des seins tournés au  taille-crayons. L’homme est tout près de l’état primitif. La femme souffre et se sent flattée. Souffre aussi de se sentir flattée.  L’homme de n’être jamais vraiment désiré. Enroulons sur nos ventres ces queues amorphes et n’importunons plus les organismes morts des femmes offusquées. Rires. 
 Jean-Benoît voulut m’imposer chez sa propre fille, qui selon lui m’admire. « Lorsqu’elle dit ton nom elle a tout dit ». Je crois plutôt que la  mort du père délivrera aussi sa fille en temps voulu . M’aurait -elle  revu, que  nous serions-nous dit ? se serait-elle pour autant débarrassée de ce moricaud, délivrée de lui, qui l’engrossa le soir-même de [t]a visite » affirme Jean- Benoît ? s’est-elle inspiree de moi ? s
   Je vois le jour des funérailles un petit enfant rempli d’assurance dont je serais le Père Blanc fantasmé. Un jour les préjugés sur le sexe et la couleur de peau se trouveront justifiés, craignons ce jour.  Où nous saurons ce que nous sommes : les juges et les jugés. Partout sur ma peau  paraissent les verrues.  L’époux haïtien ne s’est pas présent aux obsèques ; Marie-République elle-même,  en deuil  du haut en bas,  les yeux  luisants, recevait les honneurs du cercueil du père de son père en attendant plus cruel  encore  Il  n’est si bon moribond  qui ne finisse par mourir:

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