KOSTA MAVROS

 

Introduction

Ce n'était pas ce grand octogénaire bien bâti qui m'attendait sur le quai de La Corbine, mais un autre, petit, caché, souriant, pour m'emmener chez lui.

Je reprends ici, en les classant par thèmes, la correspondance que j’ai entretenue avec Mavros. Un extraordinaire vieillard. Personne ne voulait de ses œuvres. La chronologie se prête mal aux jeux des immobiles, du moine ma vie m’a fi. Kosta devait vivre encore 5 ans, ce qui est énorme à l’échelle des vieux. Mais il ne sanglotait pas. Il me disait, à 86 ans : « Je ne parviens pas à m’imaginer ma mort, ma disparition. Pourtant je sais bien qu’elle aura lieu ». Il sera mort sans subir Alzheimer, et cela même est une grâce. Ces notes-ci sont regroupées sous des titres auxquels, peu à peu, elles échappent. Certaines réflexions pourraient se retrouver sous plusieurs rubriques, mais nous ne sommes pas en cours de maths.

Quand je lis ou apprends quelque chose, il me vient des bribes de lettres que je pourrais lui écrire pour en discuter avec lui ; puis le souvenir de sa mort m’en empêche dans l’instant.

J’oubliais le n°4 de son adresse, « Je suis localement très connu (au moins jusqu’au numéro 16 » du « chemin » de Fardeloup. Moi de même, cher maître : mondialement connu jusqu’au bout de la rue. Kosta Mavros, il m’arrive de te regretter. « Tu oublies aussi de cacheter ta lettre ». « Ho Polo ! t’as oublié de mettre ton slip ?

- Bé, comment t’as fait pour deviner ? - T’as aussi oublié ton pantalon ! ...il est con ce Polo... » Celle-là je l’adore. Je me la repasse en boucle.

Et le 1er avril 56, il signe « le Calmant », de cette femme morte à 121 ans.


ADRESSAGES, EN-TÊTE et INCIPIT


« Avec ton « adresse » à la con, le facteur ne voulait pas me remettre tes cartes dites postale » -

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« Excellentissime correspondant »… Il m’envoyait des petites fiches colorées, confiant la densité du propos à la rigidité du carton... Le rose, le vert, le mauveTel carton pourpre pâle se voit pieusement daté du « dernier dimanche du temps ordinaire, avant le défilé de nos armées effrayantes ». Revenu des pompes miliaires, le Kosta…

Nous étions des potaches, d'éternels étudiants. Nous avions à cœur de bien varier nos débuts et nos fins de lettres. Sur les enveloppes fleurissaient les habituels « Monsieur », et « Av. » pour « avenue », la mienne, portant le nom d’une reine et impératrice, Victoria d’Angleterre. Il m’appelait « Mi amigo bordélique », il confondait « bordeaux » et le pluriel ancien de « bordels », il évoquait Villon. Je me suis d’ailleurs demandé si Burdigala n’a pas été spécialement créé par les philologues pour justifier le toponyme, alors que l’étymologie, sans doute, était si claire. On peut toujours parler de croisements, comme pour les deux sens du mot chat / chas d’aiguille.

Je suis d’ailleurs qualifié d’ « esthète borddelais (ou presque) », mon adresse me localisant à Mérignac.

Une des plus belles en-tête me désigne par mes initiales : B.C, avec un M entre les deux, pour évoquer les Bordels Militaires de Campagne, « qui accompagnaient nos valeureuses et syphilitiques armées en goguette guerrière ». Gauloiserie phocéenne.


« Dans la nuit du 5 au 6 janvier 2012 » (2059 n.s.) : toutes les lettres, les cartes de vœux, se sont glissées les unes dans les autres à la manière d’un jeu de cartes que l’on bat. « Cher Monsieur de Mérignac... »

J'avais aussi de ces libertés de vieux faux potaches. J'ignore – il ne faut jamais demander ces choses – s'il conservait mes lettres, et leurs formules. Nous échangions aussi sur les enveloppes les suscriptions les plus suspectes, jetant parfois chez le facteur ciotaden les doutes les plus professionnels. Il me fallut des intitulés plus classiques. Mais entre nous l'espagnol et l'anglais ornaient souvent nos saluts et nos adieux. Chateaubriand (parfaitement) se faisait tendrement mais venimeusement moquer pour ses périphrase : « l'homme de Dieu », pour « le prêtre », qu'il réussissait à ne pas appeler par son nom durant tout un épisode de son Atala. Mais entre nous, il ne s'agissait que d'un jeu, et non d'un prêche gras et componctionnelNous n'étions pas exempts de conventionnalismes : J'ai reçu votre lettre du 4 et vous en remercie » Ainsi les lettres du clavier glissent-elles sous mes doigts. Ces plis échangés sont les derniers filets de perpétuation des épistolats. C'est une civilisation écrite qui sous nos claviers se délite, qui poursuit son cours sous le bitume, en attendant quelle résurgence… Au revoir Messieurs, à jamais, je vous rencontrerai dans tous ceux que je croiserai .

Votre distinguée lettre est arrivée dès le lendemain. C'’était le temps encore où mon Kosta se déhanchait la main sur deux pleines pages, d'une écriture ferme et dégagée. Nous nous connaissions à peine, il m'envoyait déjà Des pets – c'est le titre de l'opuscule. Et c'est aujourd'hui seulement que je décrypte sa signature : McLear, c'est évidemment Marcel, son véritable prénom. Le courrier suivant s'orne d'une en-tête à la grenouille, vraisemblablement femelle. Avec un salamis bien ligoté, elle se fait prendre dans la position du missionnaire, étouffant sous le poids ; puis la voici juchée, « la femme sir l'homme ». Enfin allongée, le menton renversé, un bras replié sous la tête et l'autre bien étendu : nous supposons que le mâle la bourre, debout contre une table. Mais il existe aussi des grenouilles mâles, et tout se transpose aisément.

La charcutaille reste charcutaille, bien bardée de lard et parfaitement impassible. Absurde et burlesque obscénité. Quelques exercices salutaires m'écrit-il, au-dessus d'une flèche directionnelle. L'adresse est Cher Colis-Gnon. C'est de bonne grasse. "Ave super-colle y gnon". Des potaches, vous dis-je.

J'avais écrit naguère « La Scie au Tas » - épargnez-moi (etc.) - d'où mon abstention de La chiotte A, qui était excellent ma foi, mais essayez donc d'envoyer un courrier quelconque à « To Loose », rien que pour voir… « Bon je termine… Salut du Géronte ! » ou encore : « Salut et Paternité ! » - bien peu de garçons deviennent pères à 17 ans…

« Cher B. L'Ermite » - sans h, je l'attendais bien là ! - ces variations sur l'en-tête me font penser à ces annonces que je prononce dans le petit haut-parleur : chez ma fille, à l'extérieur, il ne m'est jamais arrivé de répéter la même identité. Mon gendre eût préféré que je m'abstinsse, au nom du « sérieux », mais cette coutume estudiantine s'est perpétuée jusqu'à présent. Et pour finir, Kosta, toujours vouvoyant, me donne du « bonne année 56 ». Nous ne nous sommes tutoyés que très tard, connus très tard. Nous ne nous serons vus que sept ans. La durée d'un ancien mandat présidentiel. « Bon été chaud ». C'était une tradition entre nous. « Cher pithécanthrope relooké » : à peine, à peine…

Je ne sais pas ce qu'il a conservé. Il trouvait inutile que je rassemble ses lettres. À présent elles gisent là, classées dans une boîte à chaussures, comme les lettres de Mme de Sévigné, dont la marquise de Simiane brûla les réponses.

Une de ses lettres se termine par une salutation qu'il croit arabe, transcrite en caractère de la même langue : "Salam". Hélas, cela se lit "salouss" ou "chalouch". Mon ignorance égale la sienne. "Salut l'artiste". Nous nous agitions sous la surface agitée, au-dessous de la zone des tempêtes. Nous avions à cœur de bien varier nos débuts et nos fins de lettres.. « Je reçois ta lettre du 19 et constate avec plaisir ta vitalité scripturale ». Nous nous efforcions à l’originalité, par simple politesse d’amitié. L’écriture, c’était autant la composition d’œuvres immortelles que la rédaction de petits mots amicaux, que j’avais parfois la faiblesse de considérer comme tièdes. Pas du tout. Nous ne savons pas qui nous aimons, qui nous indiffère. La cloison est mince. Un déclic est vite enclenché. Les avions grondent sur nos têtes.

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