PRATTE ET BEDE

 

HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"

JOSETTE PRATTE LES HONORABLES 44 01 07 1


Dura lex, sed lex. Ce qui ne plaît pas passe à la moulinette. Je n'ai pas d'autres critères ( fais-je croire) que mon goût personnel. En fait, le livre, le trop gros livre de Mme Josette Pratte, femme de Maurice Clavel : "Les Honorables", se prépare à subir une belle séance d'étrillage. Vous aurez économisé 129 francs. Double avantage ainsi, pécunier d'une part, sadique de l'autre.

Les honorables sont les juges du Québec, imitant sans doute en leur titulature les usages du bas Empire byzantin, où les fonctionnaires se voyaient attribuer des titres ronflants en proportion inverse de leur indépendance. Mais les magistrats du Québec sont indépendants, la scène, les scènes se déroulant dans les années trente finissantes.

Commençons donc (c'est la coutume) par les restrictions bienveillantes : il nous est toujours fort utiles, à nous autres continentaux, ayant abandonné nos cousins canadiens, de savoir comment ces gens-là se sont accrochés à leur langue, à leurs coutumes comme à une blessure bien aimée. Nous avons semé beaucoup de rancoeur chez eux, pour avoir laissé les Angliches prendre possession de ces fameux quelques "arpents de neige" vilipendés par un certain Voltaire, ce qui leur est resté sur l'estomac.

L'année du Traité de Paris, 1763, est restée gravée en cicatrice de feu dans le coeur de tous les Québécois, qui nous chérissaient et nous honnissaient à la fois. Il n'y a que De Gaulle qui ait compris le sens profond des revendications autonomistes de la Belle Province, De Gaulle et les curés : s'ils avaient en effet une telle influence, c'est qu'il sont été au cours des décennies les seuls garants de l'identité culturelle de notre peuple francophone exilé.

C'est un peu ce qui s'est passé avec l'Eglise de Pologne

face à l'ours soviétique. Là-bas, l'ours est anglophone, et plaise au ciel que nous autres Français du Continent soyons aussi soigneux de la préservation de notre langue que ces gens-là de l'accent duquel nous nous sommes abondamment moqués.

Très instructive aussi devrait être la peinture non plus des coureux des bois, trappeurs, chercheurs d'or et trafiquants d'alcool qui ont formé le peuple rude de là-bas, avec tout ce que cela comporte en matière littéraire de rabâchage sur les qualités de virilité des pionniers hommes et femmes, constructeurs de voies ferrées ou paysans de la glace.

C'est vrai : jamais ne sont mis en scène les bourgeois, les nantis de la vieille aristocratie bourgeoise si j'ose cette alliance, ceux pour qui le mariage avec un anglophone constitue une vraie mésalliance, à combattre à tout prix. L'héroïne du livre se bat ainsi pour son amour, pour le desserrement du carcan social, pour la libération de la femme dans un milieu d'un conservatisme religieux et macho à en devenir gâteux.

Parfait. Mais il faut tout de même, quelque intéressants que soient les thèmes abordés, un minimum de rigueur. D'une part l'on pourra objecter que la peinture des milieux bourgeois tout compte fait ne varie pas de la Suisse à la Hollande en passant je suppose par le Pérou. Mais surtout et de bien d'autres parts nous avouerons que le choix du vieux juge ne s'imposait pas, non plus que celui de sa petite-fille.

Nous avons droit à des débordements de gâtisme de la part de ce vieil honorable, qui profère des énormités à hurler, ainsi selon lui le cerveau de la femme est incapable de concevoir quelque chose de grand parce qu'elles ne sont pas capables de faire le tri entre leurs émotions et leur raison, et même, elles n'ont pas le cerveau structuré.

Ce n'est pas ce qu'il dit qui me révolte, un personnage s'exprime avec vérité ; mais c'est le ton de guimauve, les alanguissements d'une phrase toujours prête à toutes les facilités, la bonhomie et finalement la sympathie gnangnan dont l'autrice entoure ce vieillard - qu'on pense à l'agonie du père Thibaut de Roger Martin du Gard : niais certes, mais présenté dignement.

Tous les personnages d'ailleurs bénéficient de ce consensus mou, enfants, femmes, tout le monde est mignon, sans défaut, ou considéré avec l'indulgence d'une mamie grasse américaine. Tout le monde il est beau tout le monde il est gentil. Et tout le monde il est inutile. A un degré supérieur encore à celui de Bernard Clavel se révèle le parasitage de la structure obstinément narrative, qui nous empêche de goûter à leur juste valeur les apports docuimentaires sur l'attitude du Canada face à la guerre de 1940 par exemple.

Reposons-nous dans la fustigation et voyons : qui fallait-il secourir en 1940 ? Les sales Anglais qui nous avaient colonisés, réduits à la subordination, ou les sales Français qui n'avaient pas su nous garder et s'adressaient à nous en suppliants à présent qu'ils suaient sous le joug allemand ? Restons chez nous. Seul le fiancé de l'héroïne s'engage volontairement.

Heureusement nous est épargné le cliché de sa mort, mais c'est alors que l'héroïne, ayant raté l'amour de sa vie avec un anglophone, et sur le point de se marier après force chastes branlettes de longues fiançailles (il est vrai qu'elle a une amie bilingue, voyez la mauvaise langue), se sent monter les larmes aux yeux dans les dernières pages à l'idée qu'elle sera pour toujours Madame Machinchose, de la bonne société québécoise et coincée à tout jamais, catholique Bovary, dans un mariage de convenances.

Nous aurions aimé, ô combien ! trouver tout ce monde sympathique. Malheureusement l'autrice nous force la main par ce ton mi-distancé, mi-amusé, qui serait paraît-il à rapprocher de ces romancières anglaises, mis à part que Josette Pratte, elle, est incapable du moindre fiel, ce qui est bien utile dans la bonne société (elle-même descend d'une longue lignée d' "honorables") mais qui se révèle on ne peut plus ennuyeux en littérature, car rien ici ne relève le plat.

L'héroïne en effet se mêle de vouloir aider les hommes à gagner la guerre. Pour cela il faut fair en sorte que les ménagères usent moins de tissu : quoi de mieux, et de plus féminin au sens le plus fade du terme, que d'organiser un défilé de mode où l'on apprendra à ces dames élégantes l'art de se vêtir avec moins de tissu ?

De deux choses l'une : ou l'on ridiculise cette femme alors qu'elle agit dans le seul domaine où la société machiste lui laisse les coudées franches (encore qu'elle soit quasi obligée de faire semblant de laisser la direction des affaires à son vieux croûton de père, scène d'une grande finesse psychologique), ou bien on encense cette louable initiative avec tous les commentaires possibles pour rendre ces séquences sinon supportables du moins explicables historiquement, ou bien l'auteur considère que c'est décidément irrécupérable, et que toute cette agitation autour de quelques bouts de chiffon ne saurait intéresser que les mémères à chachat, et l'auteur, impitoyablement, abrège !

Qu'on nous parle de tempêtes psychologiques, de dilemmes, soit ; mais qu'on nous épargne les salons de thé, les dialogues, les "Vous êtes ravissantes" et autres fariboles ! l'autrice indignée dirait sans doute que rien de tout cela ne figure expressément dans son oeuvre, mais j'ai la fâcheuse manie de mentir, d'exagérer pour faire ressentir les choses. Et si cela ne figure pas dans le livre, je vous garantis que l'ambiance y est ; sinon la lettre, du moins l'esprit.

Nous ne pouvons pardonner non plus - puisque ce livre vaut tout pardonner à tout le monde, sauf l'antisémitisme à la mode même chez les catholiques canadiens en 1940, attribué plus à la bêtise qu'à la malignité, ben voyons - ce tic effroyable de décrire tous les gestes, les vêtements - encore l'obsession du chiffon - , de multiplier les scènes sans intérêts d'enfants qui jouent sur les prairies ou les dialogues de bonne entente familiale. C'est du feuilleton. C'est bon pour "Elle". C'est bien de se faire éditer. Rien de plus facile. Pour certains. Un pas de plus et l'on tombe dans Delly ou dans Harlequin.

Ne craignons pas de plonger dans les pages 47 et multiples de 47 de cette oeuvre à l'eau de rose :

"By God ! il n'avait pas que des défauts.

"Cependant, mus par une ardeur juvénile, ils ont atteint le bout de la terrasse. Passant devant les kiosques san ss'arrêter, sans ralentir même."

Ce sont deux hommes, qui ne resteront que des silhouettes de tout le roman. Que nous importe dès lors leur allure guillerette et ce sourire complice : "Je ne suis pas dupe de ce que j'écris". Je ne répéterai jamais assez que ce n'est pas parce qu'on est conscient de sa frivolité qu'on est moins frivole.

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Plus loin :

"L'eau vient mourir à petits pas. Au-delà, le fleuve roule ses immensités où serpentent des veines qui palpitent. Faut-il être téméraire pour se relancer !"

Le fleuve, c'est le Saint-Laurent. Celui qui glisse sur les rochers, c'est Maurice Boisvert, fiancé, mari immanquable.

Mais je refuse de m'attendrir sur ce gros nounours niais avec lequel mon Dieu une femme ne serait pas si malheureuse que ça. Il ne s'agit pas d'humour anglo-saxon, mais d'attendrissements de Mamy nauséeux.

Plus sérieux, la question de savoir su le Canada entrera dans la guerre ou non :

- Qu'on y aille si on tient à y aller, je suis d'accord avec toi, Adjutor.

"Ernest serre les poings et se retient d'intervenr.

- Mais qu'on ne vienne pas nous y obliger comme on a fait la dernière fois."

Exact. En 14-18, le gouvernement, après avoir juré ses grands dieux qu'on n'enverrait pas d'appelés sur le Vieux-Continent, s'y résolut, et tous ne furent pas d'accord pour aller se faire trouer la peau dans les tranchées. Mais qu'on nous épargne les Adjutor, Ernest, et autres personnages fantômes. Si au moins l'on avait un dialogue de la force de ceux de Cicéron!

La discussion,, 47 pages plus loin, porte encore sur le même sujet, et s'interrompt pour laisser place à des considérations météorologiques, pour bien montrer l'indifférence éternelle de la nature à tout cela.

"Fait-y beau un peu !

"Il file, il s'en va à grands pas, la gorge nouée, le coeur battant, fier de sa race et de son sang.

- Qu'est-ce qui se passe encore ? s'inquiète Eléazar Desrosiers en accrochant son manteau."

Il pourrait bien se gratter le nez ou ôter son chapeau. L'essentiel est que ça fasse vrai -et là je vais être féroce : recette Bernard Clavel, sans doute ? - mais ça fait surtout superflu. Cet Eléazar, "Honorable" juge, depuis le début, je m'en fous. Dommage. Plus loin, dans l'été 1942 :

"Il a bien choisi son jour !

- Dans la vie, il y a les bons et les mauvais jours, déclara Eléazar Desroziers en s'asseyant non sans peine, sur "son" tronc d'arbre. Les mauvais jours sont là pour faire apprécier les bons."

Ca peut continuer longtemps comme ça dans le chapitre "sagesse des nations". Jamais cet Eléazar borné n'a su capter ma sympathie. Désolé. Il est trop fabriqué. Ou s'il est trop vrai, ce n'est pas une raison de prétendre à l'exhaustivité documentaire pour me transmettre la moindre de ses sentences sentencieuses.

Nous abandonnerons tous ces braves gens parfaitement insipides au milieu de la messe :

"-Christe, eleison...

" Eh bien, nous voilà embarqués pour un bon trois-quarts d'heure..." se dit Daphnée en observant secrètement son père. Ah ! comme il est fier d'être catholique. Comme l'éclat de sa foi rend terne et misérable la foi distraite et monotone des autres..."

"Elle fermle les yeux, espérant trouver en elle un élan comparable à l'élan qu'elle a ressenti, il y a quelques semaines, lorsqu'on leur a appris le débarquement en Normandie."

Celui, raté, de 1942, bien entendu.

Nous allons donc laisser tous ces bourgeois fiers de leur race, de leur sang, de leur catholicisme e tutti quanti, contre lesquels Daphnée, l'héroïne, ne se sera du moins jusqu'ici que bien peu révoltée - car hélas ce genre de feuilleton filandreux appelle la suite comme une série télévisée, pour retrouver quelque peu de musique.

Et manquez, surtout manquez, l'achat des "Honorables" de Josette Pratte, je vous jure que cela ne créera aucun vide dans votre bibliothèque.

COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « LUMIERES, LUMIERES » 6

BEDE LE VENERABLE « HISTOIRE ECCLESIASTIQUE DU PEUPLE ANGLAIS » 14 01



Me revoici en terrain connu, terrain antique et médiéval, de ces choses que les marchands de soupe décrètent inutiles. Aujourd'hui, de Bède le Vénérable, Histoire ecclésiastique du peuple anglais, sans aucun rapport Dieu merci avec l'actualité contemporaine. Le ton est donné. Nous sommes au VIIIe siècle. Le vieux moine Béda prêche devant les herbes et les rochers ; en effet, l'un de ses moinillons ne lui a-t-il pas fait une farce, lui annonçant, à lui aveugle, qu'une foule considérable l'attend en telle prairie pour entendre sa sainte parole. Or, Bède a commencé un magnifique sermon. Et le moinillon, caché non loin, de trembler de honte. Car il n'y a personne. Et lorsque le vieux moine aveugle eut fini de prêcher, des herbes et des rochers s'éleva une foule de voix proclamant : Amen, venerabilis Beda. Tel est le genre d'histoires dont est truffé le livre de Bède dit le Vénérable, qui voyait comme ses contemporains l'action de Dieu partout, et maintes fois au cours de l'ouvrage nous sont relatés les miracles s'accomplissant par le broiement de poudre d'os de reliques, ou par attouchements de mains.

Combien de fois aussi tel ou tel grand et saint personnage, homme ou femme, n'a-t-il pas pressenti sa mort, ou sa guérison terrestre, ou celle de quelqu'un d'autre, et n'en a-t-on pas rendu grâce à Dieu ? N'y a-t-il donc que des légendes semblables dans ce gros volume ? direz-vous. D'une part je ne pense pas que ce furent là des légendes, car ils y crurent tous avec une telle foi que véritablement, cela s'est passé ainsi. Tous nos évènements en effet se passent dans nos représentations mentales. Et vous savez combien il faut respecter l'imaginaire. D'autre part, les écrits de Bède relatent également des tables de successions d'évêques tout à fait historiques, tous menant des vies pieuses et édifiantes ; de vies de rois, qu'il s'agissait de convertir, eux et leurs peuples.

L'Angleterre en effet se composait depuis l'abandon des troupes romaines de plusieurs

royaumes en guerre perpétuelle les uns avec les autres, de peuple à peuple – Bretons contre Saxons, Scots (c'est le nom que Bède le Vénérable donne aux Irlandais), Pictes (Ecossais), s'entrelardant d'attaques diverses. Et Grégoire le Grand envoya un autre saint Augustin pour convertir ces peuplades encore adonnées aux cultes païens et druidiques. Il fallait aussi que les peuplades les plus reculées reçussent les instructions de Leurs Saintetés les Papes, notamment en ce qui concernait la célébration exacte de la fête de Pâques, ce que l'on pourrait faire à n'importe quel moment de l'année – chacun sait que le Christ n'est absolument pas né à Noël, la naissance du sauveur étant célébrée le 1er mai en bien des contrées au Moyen Age – mais voyez-vous, en ce temps-là, chacun considérait ces évènements comme purement historiques, et il était de la plus haute importance que le dogme fût fixé afin de se propager, afin de ne pas déboucher sur un syncrétisme vague hors de propos, et totalement anachronique. Si un point du dogme était remis en discussion, tout le dogme risquati de s'effondrer. Il existe bien des tables d'évêques en fin de volume, mais le lecteur non spécialisé s'embrouille un peu, entre ces noms imprononçables et insolites, les Ceowulf, Bertwald, Egbert, dont on se demande s'il faut les prononcer avec l'accent anglais ou germanique. Bien entendu les dates des intronisations s'entrecroisent d'un évêché à l'autre en fonction des décès en odeur de sainteté ou des assassinats (rares : ce sont plutôt les rois qui y passent, même et y compris après avoir été convertis, car alors ils vont au Paradis tout droit), voire des dépositions et des retours sur le siège épiscopal.

Des rois fuient les uns chez les autres, se disputant des bouts de forêts ou de prairies... Mais parlons de charme : ce qui me charme dans de tels ouvrages (rappelons ici l'Histoire des Francs de Grégoire de Tours, qui relata lui aussi les événements funestes de son temps, utilisant un latin de haute fantaisie ignorante) : j'aime ces époques obscures car je m'y sens obscur également, perdu dans les généalogies, les lieux appelés autrement, les nuages qui se déchirent devant un accès subit de compréhension, les répétitions incessantes de témoignages de sainteté ou de cruautés ou de faits de guerre... J'ai l'impression aussi de pénétrer dans un monde interdit, où peu de gens accèdent – j'ai cette vanité ; où grouillent des ondes à peine pourvues d'un nom compréhensible, qui furent des êtres vivants, confits en prières, sans cesse méditant sur la mort et la vie éternelle, car s'il est vrai que la France fut faite par ses rois et ses évêques, la Grande-Bretagne le fut par ses moines.

Et je me dis qu'un jour nous pourrions aussi faire partie de ces époques où l'homme n'est qu'une brindille mal consumée s'élevant par-dessus une masse compacte de tourbe, faite de tout le matériel humain accumulé. L'ambition de l'homme est de conserver dans un innombrable musée tout ce qui s'est dit ou fait par les hommes, jusqu'au plus petit d'entre eux, et Bède le Vénérable à sa manière nous a aussi transmis de cette mémoire sacrée, de ces hommes qu'on se plaît à oublier de nos jours au milieu des ricanements. La lecture de tels ouvrages réserve également à ses lecteurs la joie de tendre la main, de siècle en siècle, à une chaîne ininterrompue de spécialistes qui se lavèrent peu et transpirèrent dans les vieilles bibliothèques en bois du milieu du vingtième encore : ainsi Pierre Riché, dans son ouvrage sur les Anglo-Saxons qui date de 1962, à présent la préhistoire ; il nous apprend que les arts libéraux, c'est-à-dire grosso modo les « matières » de nos études, n'avaient pas été christianisés dans ces pays : « Les Insulaires (les Anglais donc) ne reprennent pas la tradition patristique (c'est-à-dire des Pères de l'Eglise) d'une christianisation des arts libéraux. C'était pourtant ce qu'avaient fait Augustin, Cassiodore et Grégoire le Grand. » Ces noms me sont devenus familiers, et j'aimerais tant qu'ils couvrissent les affiches et les premières pages, car ils nous ont transmis le suc de la culture antique, enfermé dans les flacons chrétiens : toute notre véritable épaisseur... Ces lignes sont extraites de l'avant-propos de Philippe Delaveau, car l'un des charmes de ces ouvrages antiques est de ne pouvoir s'aborder qu'après une lente initiation appelée « avant-propos » : ce n'est pas un roman de Pennac où l'on entre comme dans un moulin, mais un sanctuaire où l'on ne peut accéder qu'après une longue prise en main et en intelligence.

Le texte sera difficile, malaisément abordable, et seuls ceux qui parviennent à la fin de l'avant-propos sont dignes en quelque sorte de manger la nourriture elle-même. C'est ainsi qu'Umberto Eco refusa de soustraire à son Nom de la rose les deux cents premières pages traitant des disputes théologiques du treizième siècle : ainsi, seuls les lecteurs véritablement intéressés pourront me lire, dira-t-il en substance. Même remarque pour cet ouvrage, Histoire ecclésiastique du peuple anglais, n'oubliez pas en effet que c'était la seule histoire qui valût, en ces temps où seuls, et par définition, les clercs (ou à peu près) savaient lire. Ce sont là les délices de l'élite, mal vues e-s. L'une des préoccupations majeures de notre moine Bède le Vénérable est la pureté de la religion, qui se transmettait Dieu sait comme, car les hérésies pullulèrent dès le début.

Bède le Vénérable est un fidèle porte-parole des conciles qui se succédèrent pour non pas se contredire comme l'affirment les tièdes de la foi mais pour approcher, par démarches successives, la véritable façon de considérer Dieu, de le prier : « Ainsi la foi demeura-t-elle pure dans ces régions, longtemps après, sans aucune corruption.

« Après cela, Germain se rendit plus loin encore, à Ravenne, pour négocier la paix en faveur des Armoricains : Valentinien et sa mère Placide le reçurent avec honneur. C'est de cette ville qu'il quitta le monde pour le Christ. »

Deux remarques : la conjonction extraordinaire du monde des derniers empereurs romains (les connaisseurs auront reconnu l'impératrice Galla Placidia dont le tombeau se dresse à Ravenne) et de ces sauvages touchés par la Grâce, qui cherchaient à rester en contact avec la mère italienne et chrétienne : à cette époque d'ailleurs les Romains entretenaient encore, je crois, des troupes sur l'île. Deuxième remarque : j'ai souligné cette dernière phrase uniquement parce qu'elle occupait tel ou tel rang dans la page. Je souligne en effet la première phrase de la première page, la deuxième phrase de la deuxième, et ainsi de suite, puis je reprends à un. Pourquoi cette puérilité ? Par amour du rite. Je peux ainsi lire, de page en page et de phrase soulignée en phrase soulignée, l'accomplissement d'un rite à la fois de brouillage et d'éclaircissement. En substituant au brouillage du livre (je ne suis pas en effet assez spécialiste pour m'y reconnaître) mon brouillage propre, en quelque sorte je me l'approprie, et j'en dégage également un sens inconnu, transversal, tenant compte du fait que les évènements relatés sont extrêmement répétitifs, à la façon de ces thèmes entremêlés dans les motets musicaux, présentant dans ces sortes de chant l'immobilité mobile et très difficilement déchiffrable des vitraux.

Et je lis ce livre de façon rituelle, puisqu'il est consacré à la pérennité du rite, car « nous autres civilisations » ne survivons peut-être que par la Divinisation de la Forme, et voilà comment l'enfant est le sage. Sauf les enfants du Nintendo. Voici donc le récit d'un martyre. Lisez-en un, vous les aures tous lus, mais la répétition est partie intégrante du rite.

« Il ôta ses vêtements et lui montra de combien de coups de fouet sa chair avait été lacérée.

« Le roi, extrêmement étonné, demanda qui avait osé infliger de telles plaies à un si grand homme. Lorsqu'il entendit que c'était pour son salut que l'évêque avait subi de telles soufrances, il fut pris de peur. Alors il abjura aussitôt les idoles qu'il adorait, renonça à un mariage illicite et embrassa la foi du Christ. »

Voilà où est l'émouvant. Voilà où réside la piété : c'est embrasser tout ce qui se rapporte au passé de l'humain, fût-ce légendaire, avec une extrême considération, une vénération. La piété, d'après Weininger – qui a dû le faucher à Nietzsche – c'est ce devoir de transmission – et c'est pourquoi dans L'Enéide on parle du « pieux Enée », c'es-à-dire celui qui transmet pieusement, avec respect, l'héritage du père, du grand-père, de l'arrière-grand-père. Mais je poursuis, car les reines ne sont pas exemptées du devoir de témoignage. A la note 255 (ah, la poésie de ces notes en fin de volume, double fond de la boîte au trésor !) j'apprends de l'une d'elles qu'elle « devait périr assassinée en 697. Son époux, dont le nom est effacé » (« Ethelred », c'est trop beau) « prit alors la tonsure. Il fut ultérieurement le père abbé du monastère de Bardney » - il y avait des rois qui renonçaient aux pouvoirs de ce monde !

Et « la reine des Merciens était également la fille du frère d'Oswald, c'est-à-dire d'Oswy, qui régna après Oswald sur le royaume, comme nous l'évoquerons plus loin. » Qui à présent abandonnerait le pouvoir pour la vie monacale ? et qui se souvient de ces merveilleux souverains de Mercie (le centre de l'Angleterre, heureusement, il y a deux cartes dans le volume) dans la généalogie desquels Bède le Vénérable se meut avec aisance, ne doutant pas qu'ils parviendront tout auréolés de gloire dans les siècles suivants et que tout le monde saura parfaitement de quoi et de qui l'on parle ?

Repartons en ambassade, vers Rome, foyer de toutes les civilisations en ces siècles dits obscurs :

« Ils envoyaient en même temps des cadeaux au pape apostolique, et de nombreux vases d'or et d'argent.

« Arrivé à Rome, dont Vitalien occupait alors le siège apostolique, il fit connaître le motif de son voyage auprès du pape apostolique susnommé, mais, peu de temps après, la peste qui survint emporta Wighard et tous ses compagnons de voyage.

Mais, après avoir pris conseil, le pape apostolique chercha soigneusement qui il pourrait envoyer comme archevêque des Eglises anglaises. Il y avait alors dans le monastère de Niridie, guère éloigné de la bille de Naples, en Campanie, un abbé du nom d'Hadrien, né en Afrique, très versé dans l'étude des Saintes Ecritures, ayant une grande expérience de la discipline ecclésiastique, et supérieurement habile dans sa connaissance des lettres grecque et latine. »

Il s'agit en effet de ne pas laisser vacant un seul poste dans cette toute nouvelle province excentrée annexée aux territoires de la foi du Christ. Et quel incipit pourrait concurrencer cette merveilleuse introduction : « Il y avait alors dans le monastère de Niridie..; » ?

Voici à présent des sœurs qui prient pour celle qui vient de mourir :

« C'est ce qu'elles firent pendant le reste de la nuit, et, au petit jour, des frères vinrent

du monastère, où Hilda était morte, pour annoncer son départ. Ce à quoi les sœurs répondirent qu'elles étaient déjà au courant. Expliquant alors comment et quand elles l'avaient appris, il s'avéra que son départ leur avait été manifesté à l'heure même où elle avait quitté ce monde.

« Ainsi, grâce à cette étonnante coïncidence, la volonté de Dieu avait-elle permis à l'un de voir son départ au moment même où l'autre prenait connaissance de son entrée dans la vie éternelle des âmes. »

Voyez comme l'on meurt vite, et voyez comme ce n'est là qu'une étape, « un départ », dit-on.

« Pourquoi es-tu venu ? Tu ne peux plus rien faire pour moi. Le roi répliqua : « Ne parle pas comme cela. Cesse d'agir comme un fou. »

C'est encore une histoire édifiante d'agonie ; la mort était alors au centre de la représentation du monde. Mourez moins, et vous aurez la foi. Si j'ose dire.

C'est ainsi que j'ai pris mon pénible plaisir à la lecture de l'Histoire ecclésiastique du peuple anglais par Bède le Vénérable, qui vivait au VIIIe siècle, avant Charlemagne, mais après Dagobert. Un plaisir à mi-chemin entre l'érudition, le rite de l'enfant très sage et les fumées du poète. Et je serais au comble de la reconnaissance si vous pouviez seulement feuilleter, dans la collection « L'aube des peuples », chez Gallimard, l' Histoire ecclésiastique du peuple anglais par le moine Bède le Vénérable – commentée par Philippe Delaveau. Ave, venerabilis Beda.

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