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Nous entrons en zone connue, explorée. Les lieux sont les mêmes, les gens sont les mêmes. Les vingt-et-un ans passés ne garantissent pas vingt-et-un à venir. En ce temps-là j’étais comédien, pour quelques jours. Thoreau passa une nuit en prison. Kohn-Liliom deux semaines sur scène. Mon metteur en scène fut revu pas plus tard qu’hier soir, Deux vrais comédiens s’affrontaient, Mesguich père et fils, dans Le souper, de Brisville. Je ne fus jamais qu’un ouvrier, qui serre les boulons sans plaisir. Le plaisir de jouer ne vient que plus tard. Stéphane me fit répéter, dans son bureau – nul souvenir de cette particularité.
Examinons la page de plus près : Arielle et moi sommes allés voir « le mec de Margot Meynard » - qui était-ce ? Une actrice, de La nuit brève, de La déclaration des droits de l’amour, dont elle écrivit le texte bouleversant, mais celle de 46, où était-elle ? où chômait-elle ? de quelles allocations survivait-elle ? Et son « mec », comme on disait alors, se tenait là suspendu à l’envers au bout d’un croc de boucher. Lui-même boucher dans le rôle. Et garçon coiffeur. Pas de sot métier. Théâtre « Glob ». On l’égorgeait ainsi, la tête en bas. Margot voyait cela sans doute de sa chaise, impassible ou tremblante, il est dur de jouer sans se redresser, dur et dangereux pour les vaisseaux du crâne.
Ce
fut atroce. Nous ne sommes plus revenus là, préférant notre scène
à nous, au Pont-Tournant, moins
gore.
Et je n’allais pas rater celle-là : « Voyons »
(ici l’identité) avec une de ces gouines de première bourre au
faciès chevalin de mes deux » - mais kessafou, Jésus, ssafou…
Tu les envies de se respirer, de se jouir
ans la bouche, d’avoir un vrai corps, alors que toi, tu n’en a pas, tu te faisais tirer « pour l’expérience », et sans un mot de tendresse, pour la mécanique, pour l’honneur. L’honneur de l’Homme. N’est-ce pas. Les femmes n’en ont rien à foutre de l’honneur. À cinq en pique-nique, et te racontant ça dans les éclats de rire. Celles que j’ai vues au pied du croc de boucher se faisaient les yeux doux, les lèvres douces, e ne se refusaient pas les regards directs. Mon crochet de boucher était une pine qui gicle, et quand je mettais la mienne à mon tour, j’aurais voulu boucher la bouche de celui qui sous moi criait mon nom en pleine nuit.
J’avais honte. Pour lui qui criait. Pour moi qui faisait crier. Qui étais-je donc. Pour lacérer ainsi le cœur, l’anus et l’honneur. Les mecs sont des infirmes. Sauf dans La route de Madison. Sauf chez Musset – que c’est beau – murmurait un jeune homme à ma lecture entière de La nuit de mai. Je ne retrouverai plus cela, que seul – ai-je passé le temps d’aimer ? La Fontaine. Musset. Baudelaire. Plus inattendus Grindel alias Éluard, le communiste Aragon si détestable en prose.
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Eh bien quoi, l’an 2000… Une année que j’épluche, brin à brin, où Mon Activité Artistique tourne à son apogée : de la radio, chaque semaine, dont je transcris les textes por la plus grande gloire de siècles à venir ; et de théâtre, indiqué « 1999 » sur l’affiche, par pure étourderie. La mise en scène en a été revue, mon personnage se lève et mime un combat d’escrime avant de se remettre à table. Ma Classe est là. Corine est là, fidèle collègue. Il paraît que j’ai joué « en force » : gueulant toute la gomme ? Cette représentation a-t-elle marqué mes disciples ?
Pas moi. Pas celle-là particulièrement. Sur scène j’ai vissé mes boulons. C’est un dur labeur, au début, le théâtre ; on a encore des problèmes de mémoire etplauidit d’attention. Ne plus réitérer l’horrible erreur de la première, où j’avais sauté les deux tiers du texte ; où j’avais rattrapé en salto périlleux arrière, revenant à l’endroit précis où j’avais dérapé, ô miracle, et en reprenant juste avant la fin : soit, au lieu d’A B C D E , « A D B C E ». L’urgence stimule. « Tu nous a fait la totale » grondait mon partenaire et metteur en scène. J’ignore ce que le public de cette fameuse première avait bien pu comprendre.
Mais celle qui m’a le plus aimé, présente dans le public avec son nouvel homme sans que je le susse, puisqu’il faut plaisanter, m’applaudit à tout rompre, car j’avais surmonté mes manquements, jusqu’au bout, en direct. Elle me dit plus tard que tout le monde s’était bien aperçu du cafouillage. On s’en remet. Le banquier anarchiste est un long raisonnement, à table, prouvant que la liberté de l’individu
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ne se fait qu’au détriment de celle des autres. Les autres ne méritant d’ailleurs que cela, car « il y a des races d’esclaves », dit Pessoa, ou plus exactement son banquier. Un mignon couple d’amoureux vint m’engueuler au bar, me traitant de fasciste : on m’avait bien choisi, je coïncidais parfaitement avec le personnage ! Il fallut leur préciser que je jouais, que leurs observations étaient un grand compliment. Je leur dis : « Mais ce banquier est un dingue ! Il y a des races d’esclaves ! - ça va pas, non ? » Ils en sont tombés d’accord en riant, la fille serrée en frissonnant contre l’amoureux, comme une gosse rassurée : le Monstre n’était pas dangereux…
Mais de cette soirée de salle comble (rien de tel qu’une classe pour remplir), je ne me souviens plus. La mémoire, dit Elliot Perlman, est une chienne indocile. Des lycéennes ce soir-là m’attendaient dans le noir, avec satisfaction mutuelle. Il ne fallait les décevoir ni par dénigrement de mon propre jeu, ni par forfanterie : le théâtre se poursuivait sur le trottoir. L’acteur occasionnel s’était bien gardé de boire deux heures avant le lever le rideau, car il n’est rien de pire que d’éprouver sur scène une soudaine envie de pisser ou pire. Le chat m’avait regardé. Aucun souvenir. Promenade au bord des bassins à flots : pas de souvenir.
Et le lendemain, je perdais sur scène un débris de papier cul, ramassé « dans le jeu » sur la moquette. Au moins cela, je l’aurai vécu. Trè peu de chose. Le but n’est plus de percer. « Nous sommes 32 000 à jouer bien ». Même à Troyes… Merci monsieur Mizrahi, « L’Égyptien » : votre rôle est d’interpréter un interviewer catastrophique, sans que la célébrité s’en aperçoive : il croit vous
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rattraper dans votre naufrage fictionnel, alors que c’est lui, le grand homme, que l’on piège. Ensuite le film est présenté à cette vedette, homme ou femme, qui a le bon goût d’en rire. Mais sur le moment, monsieur Mizrahi, vous jouez l’imbécile, le méprisable, l’incapable qui pleurniche sur son incapacité. Vous êtes admirable.
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Voici une journée bien remplie, dont le souvenir s’est effacé, prouvant l’inanité de l’événementiel. Résumons, et brodons. Il se trouve que j‘ai vu Arielle avant son départ, au petit-déjeuner. Consultant la page suivante, elle serait allée présider une exposition. Les pages qui suivent encore ne fournissent aucune indication. « Je vire Cottenceau pou travail non fait ». C’était une jeune fille. Elle a 37 ans à présent. Aucun souvenir d’elle. Son nom est très beau, très français, annonce l’actrice Fanny Cottençon, à ne pas confonde avec Marion Cottillard, géniale et conne.
J’étais donc autoritaire, sans résultat . Tous ne m ‘ont pas aimé. « Aurélie vient me voir à la fin de l’heure : « C’est trop sévère ». Aurélie était-elle une camarade, ou bien est-ce « Aurélie Cottenceau » elle-même ? 3 de moyenne au trimestre ! Il vient à l’esprit un développement tout fait sur le réajustement systématique des notes du bac, afin qu’elles coïncident avec les statistiques. Suivrait un autre développement tout fait sur le retour du favoritisme et de l’entregent pour réussir dans la vie, et la nullité des épreuves républicaines. Aucun souvenir de cette demoiselle.
Le soir, conseil de classe. Me trouve à côté de monsieur K.J., parent d’élève, ancien prêtre défroqué puis marié. Sa fille était une étrange personne, bien en chair et décidée, possédant un charme de loukoum indéniable. Cet homme était charmant. Nous l’avions revu chez Cultura, affligé d’une femme tremblante. Merci mon Dieu pour ma bonne santé. Sa fille fut déguisée en clown solaire. Elle
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m’écrivit pour m’exprimer sa compréhension de mes incessantes digressions. Ces lignes témoignent d’un intolérable narcissisme, cependant quelqu’un les attend quelque part. Cette dichotomie que l’ai remonte à l’enfance, où je me suis empêch de penser. Je répétais « bite du Christ, bite du Christ » dans la tête. J’appelais cela mes « mauvaises pensées ». Le curé a retrouve ma confession écrite dans la sacristie, à l’envers d’une jaquette illustrée : Le conscrit de 1813 ou Waterloo, d’Erckmann – Chatrian.
Il m’a vivement reproché d’avoir laissé traîner ça n’importe où, à la portée de n’importe quelle lecture. Il m’a absous, me recommandant d’être à l’avenir moins « mal élevé ». Cette réponse m’a déçu. Telle est l’origine de mon vice, consistant à m’interroger sans cesse sur ce que je pense. « On ‘est pas responsable de penser ce qu’on pense ». Ou « on ne choisit pas... » - ce n’est ni de Sartre ni de Simone. Penser, justement, que tel auteur se gratte le cul et se sent les doigts. Son nom m’échappe à l’instant. Cet homme passe pour un individu pétri de sincérité. Il aurait pu se dispenser – Leiris, voilà ! le pédé sincère ! À côté de cet ancien prêtre, je m’exclame, dans un beau mouvement d’éloquence : « Jusqu’à quand allons-nous être lâches ? » et mentionne ce trait de génie.
Le monde entier à présent pousse ce cri. Les idées gisent dans une outre à vents. Elles sont éternelles, et surgissent en soufflant. Tantôt l’une, tantôt l’autre, ou plusieurs à la fois, se déchaînent sur la nef des fous que nous sommes. Et nous ne pouvons nous contenter de « tout est dans tout » ni du néant. Seigneur, accordez-moi de dépasser la première année de philo en faculté. Non ? na’hal dînn bébèk… « Je renonce à l’avertissement à Cottenceau, parce qu’elle a un 13 en philo »
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. Moi qui n’ai jamais dépassé dix… Pourtant j’étais le chouchou de la prof. Je serais parti avec elle. En février 63, elle serait morte, me laissant seule avec Bernard son fils.Je l’aurai peut-être connu, noir et bouclé dans sa cape de nuit. « Soir : documentaire sur jeunes Vietnamiens en quête de leurs parents alors qu’élevés en Grande-Bretagne ».
Aucun souvenir encore. Seigneur accordez-moi de dépasser mes clichés. Ces notes pourtant prouvent un grand souci des autres, par le métier qu’elles illustrent, par le rôle dans les réunions, par la fréquence et la densité des rapports humains. Venez à moi les petits lecteurs – allez, allez ! La journée est terminée, aujourd’hui commence, il faut se laver ! Seigneur, persuadez-moi de l’importance de l’humain. Seigneur, merde à la fin. Se tenirdroit. Dézigzaguer la colonne vertébrale. Baisser les épaules. Trouver quelque chose à faire. Le chat guette autour de lui, s’il n’y a rien à chasser .
Gloire au squelette qui nous anime, exo- et intra. Gloire à la grande aiguille des minutes. Inspirez, expirez. Dix heures vingt-et-une.
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La journée du 16 mars 2002, alias 2049 alias again 2149 se révélera particulièrement ardue à ranimer. C’est un samedi, pas de cours, toujours ça de pris. Car je n’aimais pas mes cours, je n’aimais pas mon métier, je n’aimais rien. À présent que m’avertissent des vertiges, il faut se rattraper, affirmer que toute sa vie ne fit qu’une action de grâces, et réviser toute son hustoire avec tout le recours possible au stalinisme. Un jour Anita fut fauchée par-dessous alors qu’elle étendait son linge ; elle mourut deux mois pile après. Ici, une note laconique : « Max mal foutu (grommelle au téléphone) et Java déclinent une invitation pour le soir.
Je n‘aimais pas non plus ces invitations, qui prenaient déjà l’allure de ces samedis soirs automatiques avec vannes éculées plus partie de Trivial Poursuite, in French and fuck you. Un soir Java compara nos mémorables réceptions sabbatique aux visites obligées chez les parents. Nous étions très flattés. Mais le 12 mai, nous célébrâmes les 50 ans de Java, dans le jardin, encadrés des fâcheux Gouin (Olivier) plus Hélène (prétentieuse, car nous sommes les seules personnes dignes qu’on s’y intéresse, nicht wahr ? Transformons ces soirées d’ennui en chefs-d’œuvres d’hospitalité, Hélène et Olivier en hôtes de marque et génies méconnus.
De ces cent papiers chiffons sont faits nos mois entiers. Voyons ce qui fut fait, marqué d’une croix dans un rond, ce qui est tout de même mieux qu’une svastika dans une étoile de Salomon : « Shampoings, Juifs » En effet, les shampoings sont deux : un qui décrasse, un qui nourrit. On se lave le cul, on remplit sa gueule. Nous lisions l’Encyclopédie des Juifs (et de leur culture) par ordre alphabétique,
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mélange tout, l’essentiel et le futile, l’anecdote et le fonndamenntal, cong. J’en vins Zabou, guère plus instruit après qu’avant, « Gros Jean comme devant » dit-on. Et plus j’en appris sur les juifs, moins je me pénétrai d’eux, après avoir été pénétré par l’un d’eux. Mon modèle, c’est Voyage autour de ma chambre, par Xavier de Maistre : de la haute modernité. Bien ! Voilà deux bons shampoings de faits. Mais nous n’avons pas fait que cela ! Nous avons fai LCPS, + 05mn de cours !
En effet, les professeurs, même fumistes, préparent leurs cours. LCPS ? l’un de ces nombreux signes qui parsèment nos si passionnants agendas. L’énigme se résout généralement par une remontée mécanique dans le temps : la toute première fois, le sigle est explicité. Il faut remonter aussi loin qu’on le peut : 2048 ? Nous voyons « CCLPCS » en février 48… « CC » signifiait « Ce carnet », car je note dans le carnet qu’il faut utiliser le carnet… La Paix Chez Soi ! Première apparition le 8 janvier 2001 ! c’était donc un programme, un but !
Et je cochais cette case, dès le matin, pour ne pas prendre de risque ! Faut-il que nous ayons souffert de nos disputes, faut-il que nous nous soyons si peu correspondu, héritiers ou esclaves des dissensions familiales respectives ! Il était bien question de résoudre nos dissensions, car nous savions qu’avec d’autres partenaires, il en eût été de même ! « Ne pas voir les problèmes en face » ? Ô mes beaux moralistes, vous divorcez à tour de bras, et ne retrouverez jamais l’amour, ô révolutionnaires en culottes courte, encule Hottecourte, vous aviez oublié, vous n’aviez pas voulu savoir que les problèmes n’étaient qu’en vous, et que les solutions s’y trouvaient – peut-être… à présent la France est confinée, les djeunz envahissaient les quais, libérés de leurs cages à fauves, comptez-vous vraiment les museler ainsi ?
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Nous voici en pleine pandémie, monstruosée pour les besoins de la cause. l’année 2003, pour ce qui précède la Canicule, Marie Trintignant et mon fauxsida, s’était encore écoulée sans trop de chagrin. Rousseau, sors de ce corps. La mention seule encadrée de ce jours mentionne « cours ». Le métier. Le shampoing en 15, correspondant aux flacons 1, et 5 : les grilles recherchées enfin en place. Il faut des bornes ou je me tue. « La paix chez soi ». Combien cela poursuit. S’adapter, s’adapter, mais ne jamais contrarier le lion : « Est-ce qu’il me voit ? Est-il éveillé ? »
La règle est de ne pas se soucier du public. Hélas, il est là. Il me fixe ou détourne les yeux. Le Verbe seul peut l ‘amadouer. Orphée tout sec, sans lyre ni viole. Parler au lion. Parler du lion. Passer outre. Lire Bourliaguet, Le moulin de Catuclade, appartenant à l a famille depuis l’an d’ancien style 1448. Une colline sans sommet, juste un arrondi de prairie en clairière. Désappointante calvitie d’arbres. Masquer le néant sous les formes. « A .S. » : jusqu’où remonter ? Lion je te parle encore - « adresse suivante » ! ô voile de dingue ! s’imaginer communiquer avec si peu de ferveur !
Écrire aux hommes par ordre alphabétique du carnet d’adresses ! Envoyer la vie d’Elias Fels au maire de Dunkerque ! Au fond, au fion de quelles archives dort-elle ? Racornie, brûlée dans quelle corbeille ? Qui était maire ? Michel Delebarre… et non Delouvrier, qui ne fut jamais maire. Mémère. Lecture. Le reste de la liste fut repris à la fin d’août. C’est pousser bien loin le scrupule. Ainsi se succèdent les règlements, les angles de frappe du petit fouet. Quarante minutes de Nerval, suicidé en 55, remplacèrent les 40 minutes de correction : ô chiffres, ô Aristote et Pythagore. Nous enveloppions de pieux manuscrits et les expédi-ions dans le Nord. Nous n’avions pas rencontré Anne ma sœur Anne, dont l’héroïsme se contentait d’acheter au
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Mutant, devenu Leader Price, car on n’arrête pas le progrès. Et les époux mangèrent-en-avance, poil aux anses. La santé restait bonne. « nettement mieux ».
Le soir, Barry Lindon, revu, qui eut l’heur ce soir-là de toucher les humeurs spleenétiques de Monsieur. Musique pesante d’une pompe éteinte. Que la fête commence, musique de Philippe, Duc d’Orléans. Est-ce la même ? Non. Haydn.
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Existera-t-il un an 2151 ? oui, sans plus aucune mémoire de nous, que les sciences ou les catastrophes soient venues nous tordre. C’était alors l’année de ma retraite, car à notre époque, on n’éliminait pas les vieux ; on ne prolongeait pas la vie au-delà de trois cent ans. Ce sera l’un ou l’autre. Mais en 2004, 500 ans avant Mohammed, on instituait une « retraite », afin que les vieux puissent jouir d’un peu de repos. Car à l’absurdité de la vie succédait l’absurdité de la mort. Et l’enveloppe appelée « Je » se traînait dans ses derniers cours, dits « à la con », alors que nous étudiions Baudelaire.
Baudelaire, mais beaucoup d’autres choses aussi, plus terre-à-terre. Et la question se posait de représenter un spectacle sur une scène, en bois, avec des coulisses, tout à l’ancienne, où s’étaient succédé maintes représentations scolaires ou frairies de colonies de vacances. Nous autres, de l’établissement secondaire, devions très humblement solliciter, titubants et balbutiants, le prêt de ladite salle délicieusement vétuste pour nos propres productions théâtrales. D’ordinaire, après quelques ronchonnades, cet emprunt d’espace nous était accordé. Mais il ne fallait pas que nos nous crussions supérieurs : la colonie de vacances valait bien l’enseignement, merde…
Mais en 51, ce fut autre chose. Mme Rostaing, percluse d’âge ou peut-être mutée, avait cédé la place à Mme Deval. C’était une gouinasse au visage lépreux,
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laissons de côté les périphrases bon genre. Elle portait des culottes de cheval si effroyablement collantes qu’on lui aurait pu deviner le sexe si j’avais vu son entrejambe. Mes yeux, mes mains, mon souffle, en étaient scotchés : du blanc tout tacheté de taches oranges, tendu comme une peau de vache, et sensuel à s’y rouler en diable pour chercher vite vite le bouton qu’on suce. Je ressentis même la permission, l’injonction d’y toucher, dans la périlleuse sensation physique d’un véritable appel, comme une cause aimante irrémédiablement sa conséquence sensuelle.
Je me rétablis à temps, sans pouvoir durablement décoller mes yeux. Il me fut fait maintes difficultés : « Vos répétitions feront du bruit », « nous devons consulter Tel ou Tel, Truc et Machin », bref, rien ne dépendait que d’eux, mais tout en dépendait. Il fallait bien montrer, n’est-ce pas, cul de femme et bites graves (il y avait deux hommes aussi, bien debout et bien soucieux) que c’était Nous qui avions la clef de l’armoire à confitures, nananère, et qu’il importait que les vils prétentieux de l’Enseignement Secondaire rampassent dans leur courte bouillasse.
Seigneur, je ne suis pas digne. Non sum dignus. Devant votre déité je m’incline, la queue ou les seins c’est tout un dans la poussière : car je suis con, ô Seigneur, on ne peut plus con, j’en conviens, et je disparais dans les fentes du plancher. Mais, Seineur, JE NE SUIS PAS LE SEUL OH NON JE NE SUIS PAS LE SEUL amen.
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Voici un jour bien ridicule, marqué d’une foule d’indices, dont tous furent oubliés. En ce temps-là se tenait encore à Bordeaux un « Salon du Livre », où trônaient parmi tant d’autres les Éditions du Bord de l’Eau. Nos vedettes étaient là, moi-même (à tout seigneur, tout honneur), Lazarus, Madame Lhôpiteau – Dorfeuille et toute sa morgue. Sa sotte morgue. Cette année-là c’eût lieu place de la Bourse, où je trouvai à me garer – grande merveille ! : « magnifique, merveilleux, sécurisant ». Nous étions en compagnie de l’ami arménien, avec sa femme et son fils. Et voyez-vous, le souvenir ne vient pas quand il faut. Pourtant je n’ai rien négligé sur l’anecdote, et le petit détail qui marque : « être coincé » à côté de Lhôpiteau-Dorfeuille, épouse de pétrolier friqué, lectrice du Manuel d’Athéologie (Michel Onfray).
Ce qui ne l’empêchait pas d’arborer de faux airs de supériorité, pour ne pas se faire draguer impunément : les hommes assurément bandaient à l ‘unisson devant Sa Prétention. J’en avais bien garde, et n’envisageais pas d’engager la conversation, puisqu’elle était plongée dans un livre. Et quel meilleur endroit qu’un salon du livre. Mais, direz-vous, « je lui passe de mon pain-fromage », un tel incident se grave sans hésitation dans la mémoire ! Que nenni : ma tentative de séduction fromagère ne séduisit que ses actives mandibules, réduites à mâcher au lieu de proférer des conneries. C’était une grande blonde de… quel âge… les articles ne le disent pas… c’est bien d’elle… comme de faire clore le grand portail d’entrée pour cause de courant d’air.
Mais oui, mais oui,je fus ridicule aussi bien, je sais, nous savons (de Toulon) : les écrivaillons se font recevoir, puis critiquent sans cesse et très petitement leurs hôtes et mécènes, dont ils dévoilent ou s’imaginent dévoiler tous les arrières, et n’exhibant malgré eux que les leurs ; faudrait-il que je manquasse à la règle ? « Elle retient » (la même) « un chef de chœur coiffé d’un entonnoir » : un vrai ?ou s’était-il paré d’un couvre-chef adapté aux circonstances ? ...nulle trace dans les neurones de notre hippocampe. Il est pourtant resté, ce chef de chœur, quarante minutes, soustraites à l’intérêt que ma personne devait provoquer : de telles blessures ne s’oublient pas. Si. Malgré les voix clinquantes qui claquaient à nos oreilles. « Épuisé, il part ».
Et nous, coincés entre éclats de voix, graisse et fromage, n’avons pu nous éclipser. Misère.
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Relecture. Soyons sagaces. En ce temps-là nous étions en retraite. Commencer à vivre ou finir, c’est égal. Nous lisons ici la relation de trois ou quatre évènements destinés à marquer de leur coin la mémoire : « Stéphane me parle du connard de Proviseur qui a superréduit le budget » : aucun souvenir. Il est de fait que ce proviseur-là n’inspira pas de sentiments profonds à ma personne, et réciproquement. Le sarclage des budgets, « l’effet ciseaux », sévit sur toutes les instances politiques : la culture est le point faible de tous les budgets. Quel que soit le gouvernement. Les coupes claires y sont monnaie courante. Les premières institutions à fermer, d’urgence, furent l’école, les spectacles et les bistrots.
Nous voici seuls abandonnés à nous-mêmes, ce qui n’est pas peu dire. Le même Staph, qui régna quelque temps sur mes jours, déclara aussi l’égalité de traitement de Palestiniens à Israéliens et vice-versa : pour moi on est tout l’un, ou tout l’autre, et je soutiens les juifs quoi qu’ils fassent. Les Palestiniens ont été inventés, mais possèdent un point commun : celui d’avoir été emmerdés par Israël. Ce n’est pas une existence ancienne, mais un nouveau peuple, une nouvelle conscience dirons-nous. Mais je hais les couteaux et les couperets. Aucun souvenir de cet entretien non plus. Staph n’est plus qu’une ombre, au fin fond du confinement. « Vois Brigitte nouvelle secrétaire, 50 ans, sympa ». Et pourquoi serait-on antipathique à partir de 50 ans ?
Les secrétaires se sont tellement succédé au Pont-Tournant qu’il ne m’en reste plus que de vaseuses traces : statut Tel ou Tel, une juive, une Roumaine, une Italienne d’origine, que sais-je ? « Mathieu me dit que Ségolène l’exaspère autant que Sarkozy, et qu’ils devaient être envoyés au large sur le même bateau ». Aucun souvenir. Ce Mathieu-là me poursuivait de sa voix de velours pour me la mettre. Il m’a révélé que tel comédien se voyait affublé du surnom de Gross-Bitt, redouté des femmes parce qu’il détournait les hommes de leur hétérosexualité. M. défendait les racailles, niant qu’elles méditassent de brûler « son théâtre ». Pour moi, il y a les sarkozystes et les ségoléniens, les braves gens et les racailles.
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7 Les juifs, etc. Mais aussi, tous ensemble, sous la bannière du monisme. Regarde ce mot dans ton dictionnaire, petit camarade : il signifie qu’il n’y a qu’un seul Dieu, et que tous les contraires s’unissent en lui. Dans les deux cas, dualisme ou monisme, tout se classe et s’oppose, ou bien rien ne se classe ni ne s’oppose. Le tout ou rien. Le nuancé rejoint l’éparpillé, dans l’autre sens du raisonnement. Et là-dedans… là-dedans, on nage. On barbote. On glougloute. Démerdez-vous. Éteignez les lumières et coulez. Passez à la ligne suivante : « Voyons Les choristes avec Jugnot, pas mal mais invraisemblable ». Reprise d’un autre film. Avec Noël-Noël ? Mais cela, au moins, est sérieux : littérature, cinéma, théâtre ; représentation, culture.
Ce n’est que là que je vois l’homme ; ce qui nous ramène à pester contre ces rogneurs de la culture. Je redécouvre le pincement pédagogique qui m’a motivé durant ma carrière. Ce rien, nous le transmettons. Ces pirouettes, nous les enseignons, nous les consacrons. Tel ce jongleur qui fit ses tours sur le parvis de Notre-Dame, acrobatisant, bouffonnant pour l’honneur du mystère. Nous ne sommes qu’attitudes, mimiques et grimaces. Nous sommes l’homme. Le reste, théories, classements idéologiques, ne sont que châteaux de sable, jeux de constructions ébranlés aux premières secousses sismiques. Nous l’avons toujours su. Nous passons à la ligne suivante. Nous ne savons pas à quoi ça sert.
Notre misère est notre grandeur. Entourloupette.
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Camarades, c’est le Premier Mai. Treize ans plus tôt, même pluie froide toute la journée. Les syndicats mugirent, ils chevrotent, effectif 0 selon la police, 435 selon la CGT. En ce temps-là, qui a glissé comme un pet sur une toile cirée, peu me chalaient, monsieur Defalvard, peu me chalaient les défilés. Thirteen years ago, nous avons vu « le gendre de Mme N. » - qui est-ce ? qui fut-ce ? Tout de même, avoir déchargé les gouttières – Mme M, peut-être ? ...ce serait donc la Martinel, au fond du jardin ? La vieille, là, l’édentée ? Foutre la main dans les feuilles pourries, pour l’écoulement du chéneau de gouttière ? …couper « des rameaux dégoulinants » ? ...dégoulinants de quoi ? de sperme ? de suc de gui ?
De quoi sont faites nos vies ? Le fils du Boucher nous en aura touché deux mots. Trop de choses à dire. Trop d’enfantillages repérés dans ces bavardages adolescents que j’ai trimballés jusqu’ici, honte à celui qui rabâche à 40 ans ce qu’il n’a pu digérer à 20, qui rumine. Il exista un « 700 ans avant Jésus-Christ » : en combien sommes nous avant quoi ? ¨Passerons-nous pour des arriérés sans foi ? Cent fois répété. « Polka » ? pourquoi « Polka » ? ...celle des laveries, passant moi-même de l’une à l’autre ? Aujourd’hui laveries ouvertes, mais d’usage interdit. Les flics préfèrent la planque, et l’on surgit dans le dos de la laveuse : « Interdit ! Streng verboten ! » et 135 euros dans la cagnotte de la police. La question se pose : « C’est l’écriture ou moi ». Le gribouillage ou moi qui n’en suis qu’un autre, la nullité d’écrire, l’adulescence éternelle adulée, « je prends ici le linge, gros tambour occupé » - catastrophe ! catastrophe ! naissance en vue ! - « rue Mangin, pas de distributeur ». Mangin-le-Général ? Dont je n’ai jamais compris âo final s’il avait ou non épargné ses hommes au Chemin des Dames, les Portugais tombés à la Première occupent tout un versant de cimetière à Lisbonne, sous une chaleur à défaillir. « Chez Lazarus avec sa femme et Java. Reçois des vidéos contre Sarkozy, dis ce que je pense » - « beaucoup de gens s’imaginent dire la vérité alors qu’ils disent simplement ce qu’il pense » (Guitry) - « tout le monde use le double langage, car il n’y a pas de vérité, je vote à l’instinct ; politiciens impuissants « . Lazarus : « C’est un peu court ». Moi : « C’est la politique qui me semble courte ». Et une fois de plus, Lazarus a fermé sa gueule, car la philosophie reste la plus grande ennemie de l’Histoire.
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Les notes prises ne reconstituent que très squelettiquement les évènements d’un jour, ainsi que la sténographie d’un propos : il faut reprendre ses notes très vite, car elles deviendraient incompréhensibles. Qu’importe par exemple que j’aie acheté des HUÎTRES, même an majuscules, « au 48 » - numéro de rue devenu enseigne ? et qu’importe tout le reste. Si nous commentons les faits historiques, ou du moins d’actualité, cela sera de quelque utilité ! Mais reprendre « des huîtres face à la piscine » n’intéressera que les amateurs de banlieue bordelaise. Il s’agit de la piscine Badet (badet, il baigne, en allemand), face à laquelle en effet, sur le trottoir, un petit commerçant s’efforçait d’écouler ses huîtres.
C’était un dimanche. Les braves gens repartaient avec leur « poche » d’huîtres qu’ils ouvriraient virilement d’un tournemain, tandis que l’intello se les faisait ouvrir sur place. Mais je n’ai pas noté ce détail. « Il faut aller vers les autres, et non vers soi ». Nous allons les uns vers les autres, en permanence. Les uns nous attirent, les autres autres nous indiffèrent ou nous inspirent de la défiance. D’autre part, il faut « faire sa vie sans se soucier des autres ». Encore d’autres, qui vous critiqueraient, vous feraient obstacle. Nous devons donc faire preuve de discernement, nous devons, une fois de plus, nous démerder, sans prendre pour parole d’Évangile telle ou telle formule toute faite, dont l’apparente générosité démontre la parfaite ineptie.
Ce serait si beau devant une classe d’adolescents réceptifs ou rebelles, ce qui est une autre façon de se montrer réceptif. Mais cela reste dans les pages des chefs-d’œuvres méconnus… Savez-vous que notre époque n’a plus le sens de l’humour ? Du sarcasme, oui. De l’humour, non. En ce jour donc, anniversaire de la fondation de Constantinople attrape ça au passage, le vendeur d’huîtres portait une moustache, et me conseillait de ne pas les mettre (les huîtres)
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ouvertes au réfrigérateur, car cela « tue » leur goût. De toute façon, je n’aime pas les huîtres. J’en achète pour ma femme, qui en bouffe 8 sur 13. Est-ce de l’humour ? ...de l’insignifiance ?… de l’autodérision ? Ceci, cela ? « L’ai-je bien descendu ? » Les comédiens « ne doivent pas se soucier du public ; autrement, ils jouent faux ». Mais s’ils ne se préoccupent pas des réactions du public, pourquoi jouer ? - Ils doivent sembler ne pas s’en préoccuper, mais capter de leurs antennes la température de la salle ; c’est plus subtil ! » Tout est plus subtil. Rien n’est automatique. Rien n’est une recette. Démerdez-vous (bis). Sera prévue pour le 18 en cette année lointaine une célébration de « l’anniversaire de Christophe », « mais qu’il n’y ait que nous », précise l’intéressé.
Nous avons fait cela dans la salle à manger
du temps où c’en était encore une. Le 11, j’ai donc passé à Sonia 30€ pour les 41 ans de son compagnon. Suit une note concernant d’autres célébrités : Lazarus et Max voulaient toujours avoir raison. Max, trop distant, justifiait devant l’autre « les énormes salaires des footballeurs » : étaient-ils présents ce 11 mai ? ou bien seulement évoqués ? C’est aujourd’hui le jour du Grand Déconfinement, nous sommes en 2020, 2067 nouveau style. Allons de ce pas nous nettoyer le corps, du haut en bas.
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Cette journée ne comporte qu’une seule note : « Je me suis pris le jet de la chasse d’eau dans la gueule et j’ai cru tout réparer avec un Sandow accroché à la porte de la « pharmacie ». Qu’est-ce que vous voulez que je tire de ça ? ...la chasse évidemment. Elle se trouve en contrebas, et jaillit de bas en haut. Habituellement, le jet de réapprovisionnement se heurte au couvercle en une espèce de faïence, sauf, évidemment, sauf ! si le réparateur s’est avisé de l’ôter, « pour vérifier ». Voilà c’est fait. Le bricolo referme le couvercle, ficelle de son mieux le réservoir, et tortille plus ou moins le tendeur autour d’une prétendue « pharmacie », décrochée depuis.
Cette installation se complétait, se complète encore, par un remarquable mire-bite, autant dire un miroir en largeur, exactement au niveau de ce que nous avons pudiquement écrit après le trait d’union. Il paraît que Brigitte Bardot – quoi, « l’association d’idées » ? un peu de patience ! - a déserté un cours de comédie, jusque là rien d’étonnant, mais dont le directeur n’avait qu’un seul conseil à donner à ses disciples : « La seule chose à ne jamais oublier : il faut toujours pouvoir se regarder pisser », ce qui excluait sexistement les femmes de la course. Il fallait, en somme, ne pas prendre de ventre, de vieux tics de cabots et autres couches de couenne.
Le miroir de nos toilettes, judicieusement installé, d’aucuns diront vicieusement, permettait aux composants mâles de la famille de vérifier que leurs attributs ne s’étaient pas envolés depuis leur dernière miction, ni rabougris. Messieurs, plus besoin de vous gratter les couilles : venez donc pisser à la maison (« y a du vin rouge du saucisson »). Avec le temps « va tout s’en va », le miroir s’est terni, taché, piqué. Ce qui s’y reflétait ne s’en est pas sorti non plus sans quelque dommage, moins visibles (espérons) de l’extérieur que ceux de l’âme et du cœur de ceux qui le transportent. Tout de même, j’ai suspendu au travers et de haut en bas du « beau miroir » une espèce de doudou bariolé qui pendouille et réjouit les drôles de passage sans qu’on puisse y trouver scandale, et, ma foi, ce n’est pas si mal vu.
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Les temps où j’ai vécu se rapprochent dangereusement des temps où je mourrai. « Voici dix ans » ; puis-je dire « dans dix ans » ?
La relation de ce qui arriva compte peu vis-à-vis de ce qu’il faudrait proclamer pour lés générations futures. Puis il faudra se réconcilier avec Dieu, voire sombrer dans la bigoterie de Manuel de Falla. Ce qui s’est passé ne concerne que moi. Nul personnage important de l’Histoire ne m’a ne serait-ce qu’effleuré. Redoutables pouvoirs que ceux de l’historien : Péguy (« Délation ») montre bien l’arbitraire qui existe à tirer des pénombres tel ou tel qui n’en vécut pas moins que les autres, ou bien à l’y repousser d’un pied dédaigneux.
À présent passons aux faits, puisqu’il n’y a que ça : 1er juin 2010, ligne 1. Nous sommes à Boomville, dans l‘Arkansas, où je ne mettrai jamais les pieds. Qui veut mettre les pieds en Arkansas ? ...ne pas prononcer le s final. Nous étions un mardi, et notre prétention était de fixer, d’emblée, pour le jour même ou pour le suivant, un « emploi du temps ». Puis de suivre un « canon », à la façon d’un prêtre officiant. L’écrivain trie en permanence, pour le tribunal de son histoire, les témoins qui survivront, un instant, dans le faisceau de la lampe, et ceux qui retourneront à l’ombre. S’il ne fait pas ce tri, il disparaît (« Délation »). Il voit des notes mystérieuses. Il ne sait pas s’il faut lire « S2 » ou « 52 ».
Il voit « Ne vais pas voir K.N. » Il n’indiquait pas les rencontres, il notait les absences, pour lesquelles un anonymat n’était plis de mise. Cette avant-dernière année d’amour de faisait sans physique, Lecteur, quitte ce corps. Quitte cette épaule. Il ne fallait pas écrire en ce temps-là. Il fallait que L’amour dure trois ans comme il est dit en Frédéric, IV, 5. Il ne fallait pas non plus tomber au niveau de Carrère, qui mêle à tout son propre moi ; jamais ou presque un auteur ne m’aura aussi bien appris ce qu’il ne faut pas écrire. Il faut donc tomber à son propre niveau. Et vous ? « Recevons colis bouteille champagne Fauchon, de la Société Générale ». Immense générosité bancaire. Gage de fidélité qu’il fallait obtenir de haute lutte.
« Il fallait » : tout est là. Il ne fallait pas boire. Une si petite bouteille. Un si gros foie, si fragile.
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Que d’évènements, que d’anecdotes, que de pauvretés. Introduis Dieu dans ta vie, et fous-toi du reste. Blasphème gratuit : Introduis ce que tu veux dans ce que du veux, etc. J’arrive à Brewton, « hé » , pourquoi « hé » ? ...c’est en Alabama… « Shampoing 37 », parce que Ma Personne s’est servi du Premier shampoing, puis du Septième. Et vous ? Pourquoi la ville de FOIX en tête de page, en capitales ? Lisais-je le Robinson Crusoë sans coupures ? Pourquoi n’ai-je pu « refaire le petit lit de mon bureau » ? Pourquoi ne me suis-je pas gratté le cul ? Est-il bien nécessaire d’être aussi vulgaire ? Plus exactement, gemein, « commun » auf Deutsch ? Une promenade m’a mené rue Jacques Cartier : la belle affaire !
Le 12 de cette année pour de bon est mort Jean Raspail. Discrètement,pour ne pas aiguiser les crocs des hyènes. Tristesse. Neuf ans plus tôt, « promenade Bd Brandenbourg », du nom de cette porte au sommet de laquelle sauta joyeusement la croix gammée. « Oh ! Le monsieur qui veut faire éditer ce que tout le monde aurait dit » ! Oh stagiaire écervelée, ô branleuse sûre de son droit, de son bon doigt ! « Oh, oh… ! » priaient les Sauvages. « Et moi je leur appris le Notre-Père », qui dit cela ? Robinson ? Vendredi, ni l’un ni l’autre ? N’ayant pas avec moi l’immortel parasol du Naufragé, je dus m’abriter au pied d’un arbre « sous » le pont d’Aquitaine. Et passant devant un garage, bonnes gens ! je fus interpellé par une femme, pour avoir ramassé par terre une pile, rendez-vous compte ! ...elle prétendait, cette grue, qu’elle lui appartenait, puisqu’elle était tombée devant sa porte !
Comment que j’te l’lai rembarrée ! des clous ! - quelle que soit l’exclamation authentique, je ne cédai pas à cette exorbitante revendication et poursuivis ma route, tel un nouveau Jacques Cartier. À mon retour d’expédition, je trempai vaillamment « Lorenzo » dans la lessive, ainsi qu’ « Aimé Césaire », deux singes en peluche, et je les ai serrés très fort dans une serviette afin de les sécher. J’avais bien employé ma journée, et encore, je ne vous dis pas tout.
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27 06 2012 2059 06 27 2159 06 27 24
Et ce qui devait arriver arrivut. Toute une journée dont on ne se souvient plus, du tout, dont la seule indication tient tout entier dans le programme de télé du soir : My name is Hallum Foe, pas même traduit du titre. « Magnifique » ai-je écrit, « escalade de toits par un garçon de cuisine voyeur, nostalgique de sa mère ». De quoi m’emballer l’oreillette, mais pas l’hippocampe, siège de la mémoire – d’ailleurs,comment être « nostalgique de sa mère » ? Le no comprendo. La journée dont on ne se rappelle rien. Autrefois, c’était un point d’interrogation. À 68 ans que j’avais, le point de repère où m’accrocher l’huître ne tient plus. Ce qui prouve que rien ne vaut, qu’il faut lâcher prise au lieu de se débattre. Un film « magnifique » de surcroît. Nous vérifions cela. « Il rencontre à Edimbourg une fille qui ressemble étrangement à sa mère ». Il accuse la maîtresse de son père d’avoir tué sa première femme. Non. Toujours rien. On se laisse entraîner par le cul et après. J’insiste : « un de ces petits films que certains chérissent comme un chef-d’œuvre », critique de L’Express en 2008. Il y avait le meilleur de la musique pop d’époque, et je tombe régulièrement amoureux de toutes les jeunes actrices, comme à 16 ans, ajoutez 60 en octobre. « Introduis Dieu dans ta vie et fous-toi du reste ». « Introduis ton doigt dans ta chatte et fous-toi des mecs ».
Et c’est ma foi vrai. L’intensité, le vécu de 24 putains d’heures de suite, dépend uniquement de la quantité de vie personnelle, intime et spirituelle que tu as pu y introduire. C’était un mercredi. J’étais à Bunta : un port de Célèbes (Sulawesi). En ce temps-là je répertoriais tout. Puis je me suis avisé qu’à ce rythme, dussé-je vivre plus de 100 ans, je ne dépasserais pas la lettre E. À présent je ne cherche plus mes villes qu’au rythme d’une seule par colonne, je finis l’initiale «S ».
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Une date enfin fixée dans la mémoire : deux faits vaniteux sont venus s’accrocher à la toile. Revenant d’une expédition à Mondial Tissus par une « chaleur étouffante », nous revenions, Mafamémoy, par une de ces petites bagnoles cuiseuses de gigots mous. Qu’aperçûmes-nous, courbé sous le cagnard et sur la terre, soit : entre terre et cagnard ? Notre voisin, nommé Lageyre, qui nous pardonnera de le mentionner nommément : « Haha ! m’écriai-je avec Hesprit. Monsieur Lageyre en tenue légère ! Un simple short, un chapeau d’été, torse nu et sandales. Il eut l’esprit de s’esclaffer, et nous citons encore, Mafémoy, cette saillie du temps où nous et lui ne nous tutoyions pas encore. Il faudrait là-dessus, ne sachant plus quoi dire, que nous nous étendissions sur ce voisin, le meilleur des hommes.
Ne faudrait-il pas aussi développer toutes les relations tissées au cours des ans avec notre médecine, Frau Doktorin Emma von Wittgenstein, dont je pensais pourtant qu’elle plongeait, bouteilles au dos, au large de Figueiras ? Vous devez confondre me dit-elle avec le plus inimitable accent, je fais de la voile à Biscarrosse. Se peut-il que la mémoire nous joue de ces tours à ce point ? Cet éphéméride n’aura-t-il été qu’un réservoir d’anecdotes où le petit auteur juché sur ses grands pieds se montrera sous son jour favorable, ou ridicule, ce qui relève de la même complaisance ? Quoi ? Juste des ragots, comme un vulgaire poète amateur de gloare, dont le seul talent fut de dénigrer, ridiculiser, traîner dans la boue ses bienfaiteurs ?
Il me souvient aussi de telle femme qui s’était fendu d’un catalogue d’amants, avec appréciations et notes sur 10 ? « La Distribution des Prix des Trophées de Madame ». Je figurais dans la liste.
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Plus nos évènements se rapprochent, plus ils prennent des couleurs fades et convenues. La patine le cède à la poussière. Un incident de doigt d’honneur semble avoir été omis. Je l’inscris en tête de colonne. Il m’a fallu accompagner Arielle aux quais d’Arlac, se tromper de parking, ressortir du parking, monter dans un train stupide qui nous a remmené Gare St-Jean, car il faut revenir à Bordeaux pour capter le convoi d’Arcachon. Ne plus prendre cette ligne ridicule, qui ne fonctionne que dans un seul sens. Voyez la passion d’une telle existence, réduite à ses circonstances. Nous supposons qu’Arielle a rejoint Marie-Pascale dans son hôtel, pour faire trempette au Bassin.
Marie-Pascale ne l’aura pas baisée, malgré sa corpulence. Il m’arrive d’être seul. Elle est parvenue à bon port avec une heure de retard. Mais que ne pardonne-t-on pas à une femme sympathique. Revenu chez moi, ne me suis-je pas trouvé encombré de Christophe mon gendre, qui ne doit jamais lire ces lignes. Il est accompagné de Sonia, qui lira ces lignes. Ils m’exposent tous deux avec véhémence les avantages qu’il y aurait à vendre ma propriété, moyennant quoi je serais libre, avec mon épouse sa mère, de trouver un logement, vers Cadaujac ou l’Entre-Deux-Mers. L’écrivaillon peine ici çà relater de si triviales inrusions. Mais le principal rôle reste à Christophe.
Ce dernier ne comprend pas que notre fille « se détende » à venir chez moi. Il « se voit reprocher par Sonia de vouloir refaire la vie des gens ». Les assauts à ce sujet ne datent donc pas d’hier. Encore aujourd’hui les oiseaux tournent encore autour du fort héritage. Pour faire vite, mentionnons Les Ripoux avec Lermite et Noiret, « succulent » : juste pour montrer que sitôt Arielle absente, je peux enfin regarder ces films dits « rigolos ». Et je ne vendrai pas cette
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maison. Jamais. David en voudrait « sa part », alors qu’il n’est pas le frère de sa mère… Il vise une division en lots de copropriété. Nous dirons donc 2 400 de géomètre, et ce n’est pas tout. Le dédale finanço-administratif menace de s’éterniser. Ce n’est pas pour rien que les constructions spéculatives de Balzac figurent parmi les plus rasantes de son œuvre. Birotteau et Nucingen figurent parmi les champions de l’emmerdement. Rien ici sur mes libertés internes, le climat de Ma Recherche et autres éloignements de Mes Petits Démoniots. Vous n’apprenez pas plus de ces lignes qu’à feuilleter l’agenda proprement dit, plutôt le mémorandum.
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Voici les cinq dernières années. 2015, alias deux mille soixante-sept, voire 167, appartient aux dernières collantes, où tout se retrouve de plus en plus à l’identique. Trente-et-unième anniversaire, à l’époque, de la mort de ma mère. Mais en 2015, ce n’était plus que le « Rien à signaler ». Il ne fallait que « diminuer le nombre de verres et de couverts », prélude à l’exil de toute vaisselle sale dans la maisonnette, en proie aux desséchements, moisissures et autres pourritures. La journée pourrait être d’aujourd’hui. Sa Majesté Diarrhée régnait en maître, entendez Hollande, et nous avions prévu « mdb »… « moins de bains » ? « nptm » : « ne pas tout manger » ? ô immaturité ! disent-ils…
Nous hantions les parages d’Ornatchivtsi », nous avions prévu d’ouïr en sa gloire Michel Onfray, année 2006, rubrique 13, chapitre 2, minute 2. « La vie va ». Ce pourrait être aujourd’hui. Nous avons retouché Crise et reniements, faiblard écho de Dostoï et Bergman, ouvrage maintes fois retouché, aux personnages veules, pleutres, cartilagineux, qui jamais ne brillera, ni au pinacle ni au pilori. Seule brille la dernière phrase, l’ « exkipitt » des incultes : « Tu manques de caractère, Ence. » De très grands écrivains (Hoffmann, Tolkien) tirent de leurs existences poudreuses des mondes merveilleux, mais la bonne volonté ne s’élève guère au-dessus de la vie qu’elle s’est tricotée.
Qu’il est bon de noter le coup de téléphone d’un ami, l’interruption d’un portable et son égarement ; de ne plus savoir ce qu’il demandait, de le vérifier le surlendemain par une mention du bistrot qui sert encore à nos rendez-vous… Non non, rien n’a changé / Tout, tout a continué ! Ô immaturité de merde… Garçons de 13 ans chantant tous au-dessous de leurs abondantes tignasses, car en ce temps, les hommes dès leur plus jeune âge enfin prenaient
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conscience de leur beauté… en 2015, ils étaient tous redevenus gendarmes ou moniteurs de colo, plus hideux les uns que les autres – pis encore : quelconques… Le même jour, pourvu pour deux mois encore et quatorze jours de nos soixante-dix ans (septante), nous faisions parvenir à tel théâtre son programme , dûment mot à mot corrigé. Comme l’année d’avant, nous estimions pesants les devoirs d’une Présidence de papier ; mais sans nos garanties, adieu les subventions… « Il ne sait dire que ce que tout le monde dirait ! » Bien sûr, jeune correctrice, bien sûr…
Puis nous recevions, du même téléphone, un rarissime coup, un « téléphonage » disait Proust, de telle amie désormais disparue, aubaine auditive, amorce d’invitation peut-être, car nous étions Arielle et moi sollicités chez tel ou tel. Pour finir cette belle journée, nous nous sommes plongés dans le sang guillotinnier de la Terreur…
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Le neuf août, on ne fout plus rien. On javellise le carrelage. On achète des cigarettes. On se plonge en l’an 16, devenu 67 par le pape Benoît LXVII ; l’autre n’est qu’un rince-burettes. En 16/67, Anita était toujours vivante, avec son accent artésien, et nul n’aurait prévu que, etc. Nos vrais amis malgré la calomnie, la nôtre, à moins que la schizophrénie ne nous ait tous modelés à son moule, sont venus nous voir, alléchés par un bon repas de conserves et de congelés. La Marquise aux Clopes reposait encore, et rien n’était près selon les critères des femmes d’intérieur. Nous parlâmes, enfin, j’en ai fait fonction, mais sans parvenir à réchauffer l’indifférence.
Mais comme nous en rîmes (du verbe « rire » pour les ignares qui nos lisent, « nous lûmes », « nous rîmes »), l’inconvénient s’en trouva quelque peu pallié. Nous savons donc, eux et nous, à quel point de relations réelles nous en sommes, et à mêmes de mesurer les parts de vérités et de mensonge recelés aussi bien dans les sincérités que dans les masques. Ce qui tendrait à prouver que bien et longuement touillés, les poissons devraient finir par se noyer. Des similitudes se déduisent de tels manèges décennaux, où les nonchalantes flemmassouses excipent de leurs langueurs pour postuler aux honneurs de la dépression chronique. Mais trêve de flatteries : alors que j’attends blotti dans mon habitacle voiturier que la patiente se soit épanchée dans le cabinet du patient médecin, je reçois sur téléphone une communication d’Anita (reste à vivre 3 ans et 10 jours) m’informant que son frère, enfin, celui qui reste, séjourne présentement chez elle, et souhaiterait me voir.
Ruons-nous-y ! cet André, veuf, ressemble au modèle F., dit Montre-Bite, ce qu’il fait régulièrement chez Marquise-Desclopes, ce qui est aussi chez moi. André a les yeux pochés par ses voyages, et le parler grasseyant du pédant. De l’ « imbu » comme on dit à présent. Donc, lui et moi, sur ce plan-là d’égalité, entreprenons d’accaparer la conversation, du plus haut et fort qu’il se peut.
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À mesure que nous descendons nous remettons nos pas dans nos vieilles empreintes, et le 22 août 64 nous reconsultions l’an 53… Nous parvenions à Khorog, et nous établissions pour nos précieux shampoings le rite poursuivi jusqu’à nos jours. Simplement, nous appelions « pesée » ce qui n’était pas encore, tout simplement, « poids ». 87k 1, c’était trop, bien trop, nos cuisses se touchaient. Jamais nos cuisses ne porteraient d’enfants. Nous avions travaillé sur Poutine, à moins qu’il ne s’agît de Raspoutine : l’un qui voyage, l’autre qui s’embourbe. Consultez-donc vos dictionnaires.
C’étaient déjà les journées qui s’écoulent : « Tu regardes le mur de ta cellule, et tu t’aperçois que cinq années ont passé » : Au nom du fils. Nous avons toqué, juste un peu, aux portes de l’éternité. Tous les jours nous reviennent les relents, renvois et remugles du passé. L’avenir y sera semblable. Nous adressons toujours nos pensées à Xavier de Maistre, auteur de l’immémorial Voyage autour de ma chambre. Nous l’avons oublié, nous avons oublié de lire et de vivre ; cette petite musique de friselis sur l’eau restera de nous si la marée veut bien. Oui, jeune fille, je dis ce que chacun peut dire. Vois ton sexe entre ses tendons et songe à son manque total de variantes.
L’idéal est de ressentir le passé, de le sentir une seconde fois. Pour en jouir et supposer que nous y pourrions encore quelque chose, à chaque seconde, à chaque poussière d’instant. Nous ravalerions nos digestions en les redécomposant d’une autre sorte. Nous essorerions la condition humaine jusqu’à la satiété, jusqu’à la plus complète lassitude. Qu’il soit beaucoup pardonné aux jeunes filles de 18 ans.
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Nous atteignons le rebord du surplomb. Les questions se posent. Deux ans seulement nous séparent d’alors. Un « cauchemar abject » nous a visité le matin : je bouffais une cuisse de mon chat, qui repartait sur trois pattes, et dans mon rêve, je sanglotais. Bonne introduction à la journée. Mais en ce temps-là, l’idée n’avait pas encore traversé mon éponge : nulle trace d’états antérieurs, simple mention de lieux à jamais vierges de nos pas « Santa Gertrudis » du Mexique, et « Goianinha » du Brésil. Le matin, mon corps avait fait des courses, et dépenaillé un canapé bien défoncé chez Maître Jacques : nous avions balancé les débris détrempés au fin fond d’un conteneur de déchetterie, et nous avions parlé de politique, ou d’histoires de cul.
Jacques est le seul qui m’ait supporté si longtemps, et avec du mérite< ; j’ai dit pis que pendre de lui, sans qu’il m’en fasse un seul reproche. C’est ainsi que je traite mes proches, et tout un chacun. Plus modérément ces temps-ci ? Christophe et moi n’avons plus envie de nous revoir : depuis plus de trente ans nous en sommes ai même point. En 65, je l’ai salué sur son clic-clac, il a peut-être assaisonné son fils, parlant de « l’autre blaireau qui n’a toujours pas trouvé de boulot ». Si j’ai bonne mémoire, lui non plus, en son temps, ne se précipitait pas sur toutes les places proposées – lesquelles, d’ailleurs ? ...et je n’ai jamais manqué, personnellement, de prendre des congés fleuves, disons un mois, sitôt que mes petits nerfs fragiles m’en fournissaient l’excellente occasion.
Il m’est impossible de me débarrasser de ces opinions banales, de tous les fossés de la pensée bien creusés. Max m’envoie « un texto assez long » : à quel sujet ? Les grands intervalles de nos revoyures se justifient-ils en fonction de nos appréhensions communes de l’existence ? Distance avec les uns par indifférence, distance avec les autres par affinités d’âme ? Il serait
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catalogué « gauche », et je serais étiqueté de « droite » : les catégories seraient-elles seulement fonction du vocabulaire ? Mais si tout est toujours pareil tout le temps, qu’est-ce que nous allons bien pouvoir foutre de tout cet espace et du temps accordé entre ciel et terre, soupir ultime et premier cri ? Le deux décembre, nous aurons baptême : ce sera une grande fête, sans commémoration d’Empire ou d’Austerlitz. Aliénor aura un an.
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De plus en plus depuis la moue de Busnel, « ce n’est pas en publiant un roman que l’on devient célèbre »,se pose la question de la nécessité d’écrire : pour quelle destinée ? n’y a-t-il plus que le présent ? auquel en succède un autre ? De plus en plus aussi, face au déferlement de connerie terrestre, se pose la question du lectorat : est-ce pour ces imbéciles que j’écris ? Nous renvoyons au cauchemar de Buzzati, face aux étagères d’ouvrages innombrables. Il s’éveilla, et se mit à écrire, ne fût-ce que pour un seul qui l’attendrait, lui et son livre.
Le treize septembre est retenu, au Moyen Orient, comme le jour du Septembre Noir, ou massacre des Palestiniens par le gouvernement jordanien. Mais ici, particulièrement, égocentriquement, rien n’y fait référence. Ce 13 était un vendredi, nous faisions escale à Manastir de Bulgarie, nous pensions à téléphoner à notre beau-fils, et le modèle Frédéric C. venait montrer sa bite à domicile. Nous prenions donc nos cliques et nos claques, la voiture qui les contenait avec nous, et nous explorions la rue Dom Devienne, Dominicain, « près du collège Aliénor d’Aquitaine ». Aucun souvenir de ce Dom avec un « m ». Ni de la rue, près du Cours de la Marne.
Et le Piéton de Bordeaux n’avait pas son plan – rhôôô… Chaleur ? murs blancs ? rien ne manquait de ce côté. Puis nous nous rabattions, après cuisson, sur la fraîche Merdiathèque de Merdignac (faut bien rigoler) (je n’en vois pas la nécessité, Lazarus dixit) – afin de retrouver un livre, un livre qu’on ne trouve plus, un livre pilonné. Ça alors. Quel scandale. Pire qu’un massacre de Palos (ils ont raté Arafat). Le titre ? « Le triomphe de la mort ». À merveille Mireille. L’auteur : Eduardo Rebulla – beau titre. Depuis le tableau de Breughel. « Ligne de terre » est le sous-titre. Pilonnée la mort, battue la terre. Aucun souvenir. Comme il faut que cela se sache, je le dis à l’employée : « Je ne me souviens de rien »...
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Au début bé rishonn de l’année 59 j’étais furieux contre le temps. C’était encore mes années 50, celles de l’enfance crasseuse, boue dehors, boue dedans. Il me smblait poursuive une increvable enfance, et passé 15 ans, je me sentais pousser des ailes d’adolescent. Puis l’année 60, je voulus marquer le coup en commençant un carnet personnel. Celui-là jamais je ne l’ai fait traîner exprès ni involontairement. 1960 serait l’année de ma naissance. L’année du rock, mais je n’en fus qu’un tiède amateur, imitant la trompette à mes moments perdus, m’imaginant devant des foules brise-rangées de bancs. Vous ne savez pas la prison que c’était d’avoir 15 ans en 1960.
« Réfléchir à « La décadence de l’humanité » (noté le 24 au soir) action Amérique – différentes formes (art – esprit) note valable pour les journées suivantes) – recopier gym (écrire « V » (« cinq ») en haut). La NASA prédit l’effondrement de notre civilisation « pour les prochaines décennies ». Mais je le ressentais déjà, et tous les autres avant moi, depuis la création des temps. Du calme. Notre espèce est un parasite immensément adaptable, et nous peuplerons encore les replis et ravins de notre monde pour 300 000 ans, comme nous aurons toujours fait. Mais à quinze ans, penser à rédiger un immense ouvrage portant ce titre, La décadence de l’humanité, cela n’effrayera que les incultes en adolescence.
Rien d’étonnant non plus d’en rendre les États-Unis responsables, dans leur art, dans leur esprit : ce que j’en avais appris à 15 ans, d’après ce que j’entendais dire. Jamais l’Europe n’a autant déteste l’Amérique depuis le Sauvetage du Débarquement. Papa, va chier. Pourrais-tu joindre un chèque pour ma chambre d’étudiant. C’est à 15ans qu’on veut sauver le monde, en écrivant une vaste somme, en désignant le coupable, en révélant à la Terre entière qui ne s’en serait jamais doutée. Nous serons le Messie ou rien. Nous voudrons conserver nos 15 ans, puis
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nos 18, avant de nous apercevoir à 75 que nous en sommes restés à 13. En attendant sur le tapis de sol, nous faisions nos exercices gymnastiques, afin de faire basculer le gros colon vers le haut, car sa boucle, de naissance, passait par dessous et non au dessus. Notre tante, prof de gym, oubliait que les intestins sont fixes, car ils sont pris et stabilisés par une membrane interne, très solide, appelée le mésenthère, autant dire « la transintestinale ».
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Le 8 octobre 1961, 2008 ou 2018 « ou quel que soit le nom que tu portes » offre des perspectives étroites. Il était capital à mes yeux que j’effectuasse mes exercices d’allemand, car il n’aurait pas été question d’enseigner à Tanger cette langue maudite depuis la canonnière de Guillaume. Aussi nous étions-nous rabattus sur une école par correspondance, qui me fit découvrir La montagne magique et son témoin Hans Castorp. Ce nom me parut détestable, artificiel et germanophobe : l’initiale est la lettre K, et non pas le C. Il fumait la pipe je crois, et s’intéressait à la botanique, die Botanik évidemment. Le jour du bac, l’administration dépêcha pour moi seul un septuagénaire essoufflé qui me laissa l’étourdir de longues phrases, en réponse à ses questions soigneusement écrites et qu’il articulait besogneusement.
Ce jour de la Ste Brigitte il fallait lire deux fois le texte, le copier puis le traduire oralement. On apprenait les langues en ce temps-là comme un travail, même fastidieux, même absurde, et non pas en « rigolant » avec « des copains » sans le moindre mot de français. L’autre méthode permet d’éliminer rapidement les lourdauds qui n’ont pas su saisir au vol dès les premiers cours
les codes de la compréhension instantanée ; ils restent à patauger dans l’ignorance. Ah les cons !
Ils peuvent toujours se rattraper au Monopoly : nous sommes allés chez les Médoune, avec papa, avec maman, et j’ai gagné, « presque tout de suite », pour mon triomphe et l’emmerdement de tous : car si le jeu de société tourne court, il va bien falloir se parler en vrai. Nous avons traîné ces jeux tout au long de notre vie. Quant au Médoune, qui sont rentrés en France une année avant nous, ils nous ont vus sans plaisir les suivre à 25km de leur nouveau domicile, en Métropole. Ils ont le plus possible espacé les rencontres, afin de bien montrer à mes parents et à moi-même de quel peu d’estime et d’amitié réelles nous étions dignes.
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Sombre inoubliable époque de 62, où la guerre s’arrête en Afrique du Nord, où les fusées menacent à Cuba. Mes parents sont inquiets sans raison. À deux ans près, je « faisais l’Algérie ». Au lieu de cela, je vécus à l’abri au lycée Montaigne de Bordeaux. Ce n’étaient que des garçons. Mais quelques filles s’introduisaient goutte à goutte. L’une d’elles s’appelait Soleilhès, ce qui fait langue d’oc en diable. Et comme elle était seule de son sexe, je l’ai trouvée belle et courtisable ; après avoir vaqué à mon Plaute, à mon Catilina, j’avais glissé dans je ne sais quoi « la lettre » à Soleilhès. Elle (ma lettre) affirmait une grande tendresse, et une plus grande encore à venir.
Hélas, ma rousse ingrate s’empressa de s’esclaffer en public aux grands éclats de rire de ses compagnons mâles, et je n’eusse jamais pensé qu’une jeune fille (pensez donc ! une jeune fille !) fût susceptible d’une telle grossièreté de sentiments. Je ravalai ma rage, Au tableau, je pus lire la finesse extrême : « Pour vivre en paix, vivez en Soleilhès ! » Ce qui témoignait du moins de quelques rudiments d’anatomie féminine. Et ces rustauderies trouvaient preneurs, voire preneuse ? ...alors que mes délicatesses inspiraient le sarcasme ? Outré, saisissant la craie dans la salle déserte, j’écrivis « Qu’elle repose en bêche » : assonance médiocre, mais réplique cinglante : ma courtisée rouquine était une bêcheuse.
Elle s’entendit très bien avec mes congénères d’une autre section, partageant leurs gaillarderies de cantinière. Voilà ce qu’il en est d’un grand couillon de 18 ans, qui se débat encore dans l’ignorance des changements de codes. Les délicatesses passaient pour des balourdises, sans doute à juste titre. À la fin du trimestre je fus renvoyé, car je fouettais les poteaux du préau en gueulant sale juif j’aurai ta peau, je soufflais ma fumée par les trous de
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serrure, et par le grand escalier, je parvenais sur les arrières de l’appartement provisorial, où, depuis le palier, je hurlais des tombereaux d’insultes. Le proviseur, au nom double, convoqua ma mère qui fit le trajet depuis Mussidan (Dordogne), pour s’entendre dire que son fils ne parviendrait jamais à rien, qu’il était exclus non pas de l’établissement mais de l’internat, ce qui me réduisait à prendre une chambre en ville. En ce temps-là, trois ans nous séparaient encore de la majorité, chose que les jeunes d’à présent ne pourraient concevoir, et je suis retourné chez mes parents. Ma mère fut outrée d’avoir dû faire un aller-retour Bergerac-Bordeaux, et s’empressa de m’engueuler copieusement au retour, comme si en vérité j’y avais pu quelque chose…
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Nous voici propulsé à l’Université, en ces temps glorieux où la Faculté de Lettres se tenait encore en Centre Ville, autour et au-dessus de la dépouille de Montaigne. Fierté, ignorance, déambulation dans les couloirs. Les amphithéâtres et les toilettes sont encore adornés de leurs plaques bien vissées. Je dévisserai peu à peu les capuchons de boulons, pour les planquer dans un tiroir de table de nuit. Ce n’est pas seulement la rentrée de toute ma science, mais, je l ignore encore à peu près, le début d’une histoire d’amour et conjugale qui dure encore. J’ai repéré un nez qui pointe sous un rideau de cheveux. Je me placerai devant ce nez, assis, pour obtenir son adresse par-dessus l’épaule.
Toute ma vie est là. Il n’y a plus que des étudiants, quiconque n’est pas étudiant n’est qu’une poussière à mes yeux. De Gaulle règne sur la France, et j’ai remporté Dieu sait quoi en juin passé. Le 31 octobre, Ste Lucile. Un amour immodéré du calembour bon nous fait écrire « Logisme », parce que « Lucile-logisme ». Voilà une journée bien commencée. Pour marquer le début d’une aventure, il faut « demander robe de chambre » : sans doute pour supporter le froid de ma piaule universitaire, où se dérouleront tant d’aventures passionnantes : bâtiment A, rez-de-chaussée, chambre 1, conséquemment, numéro A – A- 1. Il en faut bien 1. C’est bien grâce à mes parents, et à leur faible entregent, que j’obtiens une chambre rue Budos, et non pas en fonction de critères économico-administratifs.
Désormais tout passera par l’itinéraire de la rue de Pessac, rue Paul-Louis Lande, Victor Hugo et retour. À 15h, cours de latin, matière élitiste, fasciste et pédophile. Mais nous ne le savons pas encore. Les écailles ne sont pas tombées de nos yeux. De Gaulle règne encore, et John Fitzgerald est vivant pour 23 jours encore. Le cours de latin est donnée par Melle Desports, tas de graisse pyramidal, dont les mains grassouillettes doivent se faufiler sous le tablier de
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forgeron pour d’hygiéniques et fréquentes branlettes, mais ne disons pas de mal des femmes, surtout infortunées. Sa voie grasseye inexorablement. Elle fera cours sur les « élégiaques latins », dont le petit branleur que je suis apprend l’existence, à savoir « Catulle, Tibulle, Properce », le trio des trentenaires morts. Elle prononce « Pwo-pèw-ce », avec tout l’arrière de la glotte, c’est dégueulasse, avec une face de Bouddha hilare où se superposent les graisses. On ne dit pas de mal. On ne propage pas la haine. Melle D. révère son maître, le Professeur Boyancé, auteur d’un « Sentiment religieux dans le VIe chant de l’ « Énéide ».
Nous notons tout. Ce soir, je reprendrai le train pour la métropole mussidanaise…
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Qu’est-ce que j’étais con à vingt ans. La croix gammée en quatrième de couve, « Néo Fascisme Européen ». Plus haut dans les mois, la recroix gammée : en légende, « renaîtra ». Je confondais Hitler et Johnny, pour savoir exalter les foules. Le 12 novembre, je me suis branlé une fois. Le mardi de 63, c’était le jeudi 64 (année bissextile), donc le 317e et non 316e jour de l’année, restent 049, inchangé. St René s’affuble de « Sance », car « le calembour est l’excrément de l’esprit ». Une clochette verte surmontée d’une croix, chrétienne, finie par un petit portrait, qui porte donc l’entonnoir de la folie. Un mot rayé, « chin » ? « Voir Mesnard, pour lui traduire son Pascal » : vantardise de traducteur bidon, je ne suis pas allé voir le professeur Mesnard, non croyant.
Le 12 novembre, même emploi du temps que la veille, emplie d’occupations d’étudiants. Et le soir du 12, « relire cours Fournier ». C’était la première véritable année d’université. Nos professeurs étaient prestigieux, Fournier sortait de son cartable une multitude de petits papiers, sur chacun desquels étaient écrits des notes en parfait fouillis, tantôt ce mot, tantôt cet autre dont il retraçait l’évolution phonétique, sans aucun lien d’une feuille à l’autre. Son érudition était telle que tout le monde se pressait dans la salle, écrivant sans frein ni relâche. Momie dans ses parchemins. À présent nos papiers portent tous leur patine, que nous ne changerions pour rien au monde.
Ce jour-là, « début des inscriptions pour moi ». La « chemise de dehors » est-elle de tissu ou de poitrine ? Il faut : une « carte étudiante », une « pièce d’identité », un « certificat attestant que je reçois un traitement soumis à retenue pour pension civile » - une bourse, que j’ai trimballée en liquide six mois durant dans la pochette interne d’un veston. Et sous ce poids du
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monte extérieur, six minuscules lignes en vert our l’intime : « me plains des snobs bordelais à Fournier pour le groupe de travail ». On pouvait donc parler à ce Fournier, paumé, très doux. Les groupes bordelais n’étaient pas snobs, mais ils n’acceptaient pas les yeux écarquillés, nile déséquilibre des propos. « Exposé Delabray en philologie, il ne s’était couché quà 6h 1/2 du matin », dommage, oublié- acheté flocons de lait et maïs à Prisunic, en ai mangé à Biblio [sic] e au cours de Lagrave. Raté cours Goldenson – arrivé après » - le nazillon suivait des cours d’hébreu...
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Le 26 novembre (Ste Delphine) soixante-cinq ou douze tient la partie inférieure de la page. La supérieure est du 25 (la Ste Catherine), où ma mère écrivit une longue lettreà ma directrice de Nontron. Mais autant dire tout de suite que le 26 est occupé d’une ma-gni-fique croix gammée dans son cercle, et c’est tout. C’est tout, et c’est gênant, car je me suis enfui de là-haut sur la carte : j’avais signé la feuille d’absence d’une croix gammée ; le 21 décembre,j’avais reçu une avoinée publique à Ste Foy (que de saintes!) pour m’être fait surpris à marcher dans le corridor au pas de l’oie. C’était romantique, pour moi, cette époque. Romantique et provocateur. Je comparais la fascination des foules pour Hitler à celle des auditeurs de Johnny Hallyday.
Les juifs étaient partie prenante ce de cinéma plus que malsain : je m’apitoyais sur eux et jouissais de l’horreur de leur sort. N’ai-je pas déclaré que la grande erreur d’Hitler avait été l’antisémitisme ? « À part ça », c’était parfait! Adolphe aurait fait un bon Johnny ! Plût au ciel… En haut de ladite petite page figure aussi une croix vendéenne sur son cœur (je n’avais jamais mis les pieds en Vendée) , sur une grosse paire de couilles ou de fesses, le tout entouré des rayons de soleil de l’acclamation khâgne… Je plaide la connerie. Con, c’est mieux que nazi. Le texte du 25 est enveloppé par deux accolades, à gauche et en dessous, afin d’être réintégré au 26.
Je revenais juste de ma fugue, de mon abandon de poste ; d’où les lettres de ma mère, pour passer d’une directrice à l’autre, et m’excuser auprès des sœurs Baglioni, qui me logeaient en râlant (« Qu’il est bruyant ! - Il le fait exprès ! ») Cette journée fut passée à Bordeaux. La grande afaire était l’inscription à la fac, avec ma future épouse comme il se dit dans les solennités : les frais d’inscriptions pour elle se montaient à 82F. Bientôt nous en serons à 820€
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si le rouleau compresseur sde maintient. « revenez quand vous aurez le chèque ». À la bibliothèque de la faculté des Lettres, j’ai demandé à voir M. Guinard, directeur d’icelle, et l’on me donne son numéro de téléphone. C’était une grande bibliothèque traditionnelle, non pas une salle de sport bien éclairée où les bouquins tiennent bien moins de place que les « espaces libres ». Le soir, j’occupais la chambre 4 de l’hôtel : était-ce celui de la Tour, désormais de luxe ? « Que je vous dise », breviter : Guinard n’était pas au téléphone, j’ai regardé à la bibliothèque M. Jean Marais en costume de Néron, le directeur Guinard m’a donné rendez-vous le 27, achat de luvres de grec chez Ferret, « dois-je vous faire un paquet cadeau », chez Demangeat en retard pour 20h30, et tous ces évènements perdus,qui constituent nos très vaines journées, puisqu’il paraît que tout le monde peut le dire…
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Jours banals à Tours. Nous gelons sans doute au 122 rue Victor Hugo, traités comme des gamins. Nous cherchons, Arielle et moi, un autre appartement, pour moi seul, puisque Arielle se sent investie de possibles commandes à Paris. Nous connaissons bien Ossip Tcherkossian, bouclé, fringant, plus jeune agrégé de France. Nous autres ne serons jamais agrégés. L’un de nous souffrira de dépression sévère, Tcherkossian plus encore, ma personne la dilua toujours dans ses rouages cérébraux… Nous empruntions des bus, qui faisaient pchchch à tous les arrêts. Tcherkossian faisait des projets comme on en fait tous à vingt ans : une « association » à laquelle, dans le bus, je proposais modestement l’enrichissement par mes connaissances, m’étant toujours senti génie et pédagogue.
Cependant, la construction « je lui parle que » ne semble pas prédisposer à ces prétentions : « pré- », « pré- », c’est ce que broute l’âne. Mais chacun ses travers. Ce groupe tcherkossien concernait sans doute « les études », poour Dieu sait quels progrès dans la science, et dans la mythologie d’époque du travail en groupe, forcément meilleur que la concentration solitaire. Et passant de l’égotisme aux préoccupations personnelles, je révélais à mon ami et confident notre recherche d’un appartement, car nous en avions assez, Arielle et moi, de croupit sous le mépris d’une propriétaire et de son grand pédé de fils (inexact : nous logions encore Hôtel Marceau).
Et rentré chez Moi, je m’énervai, paraît-il, à cette pensée.
Les gamins ne supportent pas d’être traités comme des gosses. La gaminerie pour le génie consistait à rechercher deux heures de suite un petit papier de notes géniales, sur un dialogue où je faisais concourir François Rabelais et Jean Genet (je (re) découvrais l’un et l’autre, les faisant s’affronter dans une pièce de théâtre. Laquelle s’inspirait des « Grenouilles »
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d’Aristophane. D’où l’intérêt de faire des études. Ces notes figuraient sur le fameux papier rose des fiches d’emprunt (Bibliothèque Universitaire, au bord de la Loire). Ce soir-là de décembre, je me suis « énervé » (engueulé avec A.?) pour ne pas vouloir, pour ne pas oser retéléphoner au « 7, rue Berthelot ». Le plan de Tours me démangerait bien. Finalement, note couple s’y rendit, montant les étages, à l’affût des noms sur les portes. En ce temps-là, chaque immeuble d’importance comprenait sa concierge et son chien. Les deux nous ont rattrapé, comme dans un rêve de poursuite : il faut consulter l’agence du rez-de-chaussée !
Nous n’y avions pas pensé. Mais renseignement pris, l’appartement n’est pas meublé. « Ça ne peut nous convenir, bien que ce soit rue Bernard Palissy ». Il était de St-Avit, dans le Lot-et-Garonne. Les noms de mes enseignants figurent sur les pages du 7 et du 8 décembre : Mentré, Chanet, Batany, Guenier, deux femmes, deux hommes.
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Le passé ne revient pas dans la gueule. Pas au point de Chateaubriand, qui nous ravale au rang de barbares linguistiques. En ce décembre 67, nul ne pouvait rien prvoir. Nous étions à moins de quinze jours de 1968, dont rien encore n’a pu expliquer le prurit. Ce soir-là ballet. L’avant-veille c’était ballet aussi. Nous allions voir de vrais danseurs en chair et en os. Nous y avions cru, à 22 / 23 ans. Et nous pensions fixer à jamais ces pirouettes et bagatelles. JMF signifie Jeunesse Musicale de France. Ils étaient descendus de Paris, le Tout-Ballet de Bordeaux s’était déplacé dans les loges, pour honorer ceux de Paris, pour observer et prendre note.
En cinquième nous étudiions Politesse chinoise. Sur scène à 20h 30 entra Érik Satie et Caline, gratifié d’un condescendant « seule la musique valable ». Satie nous est fort reconnaissant. Lui dont l’illustre Riotte disait « Monument d’imposture et d’indigence ». Riotte est en retraite ; Satie est toujours là. Lui succéda de Tchaïkovski La Belle, au bois dormant, bien mieux que sans virgule, extrait dansé par Ghislaine Thesmar, grâce et beauté, 24 ans, née à Pékin. Contre-Danse a droit à l’encre rouge. Dansé par Pietro Galli, « drôle, sans plus ». Quel étrange nom. Accompagnateur au piano des cours de danse de l’Opéra. Il est mort en 2012, et repose en cendres à Montussan.
Le spectacle se poursuit par La proie de Schönberg, qui sévissait encore. Thesmar encore. Musique appréciée par le cuistre. C’était la partenaire de Michaël Denard. Elle est en retraite. La gloire l’effleurait, s’éloignait, les 18 décembre passent...
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ÈPHÈMÈRIDES = RIDES ÈPHÈMÈRES
Comme ça, en passant.
1968 : pages blanches du 27 mars au 6 juillet. La question est réglée.
Le 30 décembre, je suis à Bordeaux. Bordeaux-les-Tombeaux. Il n’est question dans les lignes serrées de cette petite page, que de corvées pour tromper l’ennui. Les petits carreaux sont étroits, l’écriture comprimée : « beaucoup de travaux mornes, solfège, piano ; conférences, etc., accomplis par moi sans joie pour éviter l’ennui ». Le piano m’a duré deux ans. Il trône dans ma chambre à Libos, et je me sers de celui de Bordeaux. Bordeaux-les-Tombes. La rime n’y est plus, mais la chute est meilleure. Là-bas, au fond du 47, j’ai disposé du chocolat moisi pour que la touche émette un son depuis le buffet.
Une jeune femme désagréable me tient lieu de professeur. Sa voix est aigre. Pour moi, de 23 ans, 27 est un âge respectable, de matrone, du moins de jeune mère. Elle m’empêche d’improviser, ce qui nuirait à mon apprentissage. Parallèlement, et juste après, je m’escrime au solfège : c’est mettre les sardines au dessert. Tout cela n’est qu’une corvée. Poser, c’est exister. C’est déjà exister.
L’après-midi, le Héros de Soixante-Huit va en courses. Vous le voyez, même si l’Histoire s’enflamme, le quotidien subsiste. D’où l’inanité des cahiers mémoriels. J’ai donc posté un chèque à l’Hôtellier, autre matrone de 27ans, que je vouvoyais l’année précédente à Cenon. Quelle dette obscure ?… prolongation de quoi ? Quel pli glissé dans la boîte aux lettres d’un certain Demangeat ? N’était-ce pas un désistement d’Arielle, sa patiente?Je ne pense pas avoir jamais consulté celui-là. Pourquoi n’est-il pas efficace de consulter lorsqu’on vous y force ? Lorsque c’est « l’extérieur » qui vous conseille vivement de « voir un psychiatre », parce que vraiment t’es trop chiant ? Pourquoi dans ce cas-là vous acceptent-ils quand même ?
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La même après-midi, « photos-affiches » à retirer chez Lacarin, dont la mosaïque sur l e trottoir servait de seuil publicitaire : que représentaient ces « photos-affiches » ? Arielle en avait-elle besoin pour ses diffusions de toiles ? Pourquoi ai-je rendu « une pellicule » ? est-ce quelle ne convenait pas ? Est-ce a fin de la développer ? Ils m’ont donné un petit carnet d’adresses, à remplir : pour quelles adresses ?
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Ne restez pas dans le passé. Revivez-le. Comme si la voie était encore ouverte, comme si l’aiguilleur n’avait pas encore poussé le levier. Mes avenirs. Quel beau titre. 24 ans. Mon poste en préfabriqué. Mes sixièmes tournant autour de moi : « Vous êtes trop bon, m’sieur ; vous êtes trop bon ». Jejeje. Jememoi. Ö imbécile lecteur, qui ne vois pas que je suis toi. Des arguments partout. Toujours une phrase à répondre, qui clôt la gueule à tous. Ne jamais laisser le dernier mot à l’élève. Si vous saviez le nombre de calomnies que j’ai entendues sur lui. Disait le délégué syndical. « Je trouve que pour un professeur de français, il n’est pas assez sévère ». En ce temps-là nos parents d’élèves étaient encore acceptables.
Le 10 janvier, c’est St Guillaume : Les garçons et Guillaume, à table ! Je portais une bague à distributeur, gratuite avec le bubble-gum. Une chouette aux deux yeux de faux rubis, dont l’un est tombé par frottage. Le jeu consistait à faire croire que la bague avait été conçue ainsi, par narquoiserie baroque. Brouillet, sous-directeur : « Mais enfin vous êtes marié, ou… quoi ? » Marié, monsieur le sous-directeur. Un brave homme. Un peu con. Tolérant. Pas Talleyrand. Je vivais cela à fond, me figurant que c’était là ma vie, ma vie véritable. Votre vie véritable. Ssapeufoutt...Je dicte, en sixième, Le rat et la souris, de Marguerite Audoux, Marie-Claire. C’est l’histoire d’un chat qui menace une souris, en plein atelier de jeunes couturières.
Et la souris se dresse face au chat, en lui criant dessus de toutes son âme, pour ne pas être dévorée, dressée sur ses pattes arrière. Et l’une des jeunes filles alors souleva le chat par la peau du cou, et sauva la petite bête. Tout le monde savait cela jadis, tout est maintenant brassé dans la baratte. Et cette dictée n’en finissait pas, car l’enseignant avait envie de pisser. En pleine dictée. Un pion alpagué dans la cour me prend la classe en main, pendant que je pisse de ma
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propre main. Me suis traîné aux chiottes. Voilà qui ne sera pas englouti. Repissé chez moi. Ils n’ont pas su pourquoi j’étais parti, ni revenu. Les temps étaient innocents. Une grève m’a retenu chez moi plus de six semaines : plus de train. Revenu prendre le service, avec l’unique réprimande, « Vous auriez du passer me voir ; on n’entre pas chez moi comme dans un moulin » - assurément, monsieur le Principal ; mais on en sort de même. « Signez ici - non, là, ça ne vous regarde pas » - et j’ai signé sans regarder l’ « appréciation général », juste au-dessous de la main masqueuse du sous-chef.
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Trois ans plus tard naissait Sonia. Imprévisible. Vous serez où vous étiez. Ainsi ne vous inquiétez pas. Il n’y a pas de millions d’âmes attendant de naître. En ce temps-là je notais encore en début d’année. Nous révolutionnons le monde. Aujourd’hui le monde involue. Juste le soir se rappelle à nous : je vivais à Marmande. On n’osait pas me virer, me prenant pour un fils d’inspecteur. Ô bienveillante pusillanimité. Arielle est revenue de Métropole par le train. Elle st bouleversée, et je le suis encore, une femme ayant été coupée de jambe au bas de la rue Fondaudège par une vireuse à sec (90°). « Ne regardez pas ! » criaient les témoins – Arielle n’a vu qu’un trou rouge en guise de visage, et une jambe voler par-dessus sa tête.
Pourquoi se disputer disait-elle. Le Sud Ouest mentionne une « grièvement blessée », mais elle est morte, n’est-ce pas, ou peu après, tant de sang et de mutilations plus tard. Le reste est en code. Trois ans pile avant la naissance de S. Et j’attendais l’express parmi mes copies. Un type glacé me demande : « Ça paye, les études ? » Pas tellement, mon con mon pote. Tout dépend ce que l’on entend pas « payer ». Si vous saviez ce qu’il est jouissif de tout comprendre en son domaine, d’avoir acquis suffisamment de bases pour un texte et son commentaire. De corriger. De noter. De classer. Le reste est en code : Firmat, de plus, « le » (…?) « retiré de la circulation » - « ...de prendre une autre pilule » - le Nascényl !
...Nous n’aurions jamais d’enfant ! La pilule, mes amis, la pilule ! Arielle, le soir, a perdu au bowling. Elle n’aime pas perdre. Peut-être, par intervalle entre pilules, n’avons-nous pu faire ce que nous aurions voulu… C’est en clair à présent grâce à moi. Ce n’est pas « profond » dans ma mémoire, mais tassé dans un petit diverticule, au fond d’une bronchiole. Nul ne devait savoir que mon estimable épouse se débauchât sans pilule avec son légitime ! Et pendant ce temps, au Biafra… pas un mot… ceci est un carnet personnel comprenez-vous, personnel ! À
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travers deux cloisons me parviennent les ornements gargouilleux d’un orgue électrique, slow de Patrick Bruel Benguigui. Le café près du pont comportait un bowling. Les pions m’y invitaient. Allez, pépé, raconte-nous encore l’histoire du bovlingue, ta façon de lancer la boule dans le couloir, les « strikes », on en faisait des tonnes, et je buvais, buvais, buvais… Alcool et biglerie donne coups ratés sur coups ratés… Tu as dû payer la tournée. « T’es pion ou t’es prof ? ...Pourquoi tu ne vas pas avec les autres profs ? » ...Ils ne me plaisent pas. Ils sont prétentieux, hautains, pédants.
Ils se prennent pour des adultes. Alors bourrons-nous ensemble. Conduisons jusqu’à je ne sais quel bistrot limitrophe de Gironde, et toi qui faisais le fier, c’est toi qui dégueules à même la cuvette des chiottes, verdâtre, la bave aux lèvres et sourenu par deux camarades… Après quoi je fus adopté.
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Jamais autant qu’au service militaire je n’ai connu de cons au m². Cette façon de s’adresser aux hommes, toujours gueulant, toujours la bave aux lèvres, est indigne de toute formation virile. On nous apprend à nous « écraser la banane », ce qui semble en contradiction avec les couilles. Comment faire confiance à des sous-officiers qui pour la moindre peccadille peuvent vous infliger les punitions les plus abjectes ? J’étais pétrifié de trouille. « Mais enfin, on a votre âge ! » Bien sûr sergent, bien sûr mon adjudant, mais vous pouvez m’envoyer au trou pour un lacet mal noué. Une dépersonnalisation systématique et gueularde. Les petits camarades protestaient contre les réflexions humiliantes : c’était promis, on ne le ferait plus.
Mais je n’avais encore rien dit. « Et lui, là, l’ancien, » (le réserviste) qu’est-ce qu’il a à dire ? » J’avais à dire que c’était exprès : on rudoie la troupe, exprès, pour ensuite accorder satisfaction à certaines revendications. Ce qui permettait de faire passer des rudoiements. On passait de 1 à 10. Tout le monde braillait, mais on se retrouvait à 5, autant de gagné par les adversaires. Si je disais cela, j’étais foutu. Je me suis contenté d’un grommellement : « Ben on est à l’armée. - Qu’est-ce que voussouvlez dire ? - On n’est pas là pour s’amuser. - Vous avez entendu ce qu’il a dit, l’ancien ? » Et après moi, tout le monde l’a fermée. Le 4 février, j’étais déjà incorporé au 157e d’infanterie.
J’avais vu tondre à moitié un chevelu, offert aux risées de ses camarades aussi lâches que moi. On le faisait pivoter sur son fauteuil de coiffeur pour l’offrir de tous côtés aux rigolades. Le major me dit : « Je n’ai jamais vu aussi peu musclé que vous. » Surtout, ne pas répondre : « je déteste le sport », meilleur moyen de s’entendre dire « Eh ben ici vous allez en faire ! » De même : « C’est bien la première fois que je vois un conscrit épilé de la poitrine ! - C’est pour la
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danse classique, mon caporal » - vrai mais contradictoire : les danseurs sont des sportifs. « Vous êtes marié ? Vous voulez avoir des enfants ? - Oui, mais plus tard ! » Surtout, à aucun prix, ne pas passer pour un pédé. On est réformé, mais cela vous suit sur papier, impossible de poursuivre une carrière professorale. J’ai fait deux mois d’armée avant ma réforme. Déjà des certificats médicaux avaient été envoyés, à l’instigation de mon beau-père toubib. J’ai même piqué une crise devant des gradés. L’un voulait m’envoyer au trou : « Il se fout de notre gueule » ; l’autre engueulait son collègue : « On vous avait prévenus de faire attention ! » Une grande école, l’armée. « Ça vous forge le caractère ».
Ça vous le démolit. Pire que la religion, ce qui n’est pas peu dire. Ensuite, un mois en service psychiatrique. Tout le mois d’avril, avec le copain Brochet. Je l’appelais en dégueulant dans la cuvette à chiottes : « Brochet ! Brochet ! » Il me soulevait au-dessus de mon vomi. Je dégueulais en gros gâteau de Pâques, à la crème, dont nous nous étions gavés tous les deux. Une nuit dans le dortoir, j’entends un abruti secouer la porte à réveiller tout un corps d’artillerie : « Jacques ! Jacques ! » Je vais le voir en pleine nuit, lui demande s’il aime Jacques, « oui »… - et le ramène calmé dans la chambre d’à côté. L’infirmière, féminine comme un tonneau de whisky, m’engueule parce que je fais du bruit.
Je lui représente que j’ai fait cesser le bruit en apaisant le dingo. « Vous n’aviez pas à le faire ! » Les yeux injectés de sang. « Et qu’est-ce qu’il aurait fallu ? - Rester à votre place ! Nous laisser intervenir ! - Même si ça devait faire plus de bruit ? - OUI ! » Étonnez-vous après cela que les bidasses « attendent les ordres » au lieu d’intervenir au Bataclan. Toutes proportions gardées. Ah je m’en souviendrai du service militaire. Apprendre l’injustice et la connerie ne vous apprend pas à réagir, mais à vous aplatir. Comme le sport, le football si cher à
Camus. Je courais à côté de l’adjudant, de l’équipe adverse. Tout en dribblant, il me dit « Si tu me chipes ce ballon petit con, je te pète un tibia ! » Vive le sport, Camus, vive le sport, surtout collectif, « école de camaraderie » - tu avais la camaraderie en toi, Camus, tu n’avais pas besoin du football pour ça. Apprenez que dans une équipe, jeunes gens, vos meilleurs ennemis, ceux qui seront toujours prêts à vous faucher le ballon, ce sera vos coéquipiers, qui, EUX, auront le droit et l’avantage de marquer le but.
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Deux mois et cinq jours avant la fécondation de Sonia, j’enfourche ma Mobylette de marque Macpherlane, et me tape une heure trois quarts sous la fraîcheur hivernale. Personne pour m’accueillir, me rabattre sur un hôtel. Chambre sans chauffage au rez-de-chaussée. Nuit froide comme on pense. Le lendemain matin, inimaginable branle-bas dans tout le bâtiment, où se prépare un immense mariage, les employés courent dans tous les sens, ne répondent pas, ou en courant, à mes demandes de paiement. Alors ma foi. Ma foi jurée. J’enjambe la fenêtre à ras du sol et pars sans payer au sein de l’indifférence la plus générale. Je rejoins les deux filles qui m’hébergeaient, cette fois bien arrivées, puis nous allons nous présenter au Proviseur du Lycée Bel-Air.
Comment avons-nous pu vivre une telle période, si propice aux apprentissage ? Ma paroi de chambre était un vaste soufflet d’accordéon, que je refermais bruyamment sur moi « et pourtant, c’est lui le garçon » eh oui, mesdemoiselles, étant donné que par simple évidence nos nuits devaient rester chastes, je devais fortifier cette contrainte en me barricadant. Les filles dormaient dans des lits jumeaux soigneusement de part et d’autre d’une allée. Je coinçais mon Bullworker dans l’angle supérieur de l’embrasure et je fortifiais mes muscles avec un puissant ressort. Puis au lit, sans branlette. Mais il eût été de la dernière humiliation que je dormisse mêlé aux souffles des filles sans accomplissent sexuel d’aucune sorte.
Chose que par une femme ne saurait comprendre, tant leurs désirs sont différents des nôtres, pour ne pas dire infimes. L’une d’elles était fille de flic en chef. Je suis allé manger avec Papa-Maman, ce fut très débonnaire, mais en ce temps-là, toute la police jouissait de la plus
exécrable réputation. La demoiselle savait bien que j’étais marié. Elle m’a montré sa chambre, où des rayonnages entiers se remplissaient de bandes dessinées. Le snobisme présidait à mes choix. La fille était blonde à boucles de mouton. Sa voix reflétait un pucelage affirmé, une voix blanche sans vibrato. L’autre collègue était brune, même voix, même mollesse. Mais elle avait deux amoureux. Elle me dit un jour (heureusement, je me suis tu pour éviter de gaffer – non, l’un d’entre eux n’était pas moi… - « dois-je le dire ? oui, je fais l’amour avec l’un comme avec l’autre, et avec plaisir. Mais j’éprouve de la gêne. Dois-je le dire à l’un, à l’autre, aux deux, à personne ? »
Mon conseil : « Ne le dis à personne. Autrement tu perdrais les deux ». Cette conversation n’eut pas de suite. Ma co-stagiaire, née le premier janvier 1950, vient de fêter ses soixante-et-onze ans si Dieu lui a prêté vie. C’est épouvantable.
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