NOX PERPETUA DEVELOPPEMENTS A
COLLIGNON « NOX PERPETUA - DÉVELOPPEMENTS A»
RÊVE DU 30 03 2022 A BRIENZ SUISSE
Balade en voiture avec papa-maman-Plancke. Les routes sont inondées. Je pénètre avec Plancke dans la cour d'une maison, à la faveur d'une télé bruyante. La route était inondée jusqu'aux yeux de Plancke. L'eau s'est résorbée. Une grille de mur entièrement trou d'eau [sic]. Ma mère qui me secoue : "Pourquoi es-tu pour le plaisir des femmes ?" Plancke, moi et d'autres dans une prison, qui ressemble à l'école de Pasly. On nous tend des espèces de battes molles. Trois ans ont passé. Mon camarade Plancke a les traits marqués, une petite moustache raide. Il dit qu'en moyenne, cette année, son père l'a moins battu.
En ces temps primitifs que j’ai pourtant vécus, il m’est arrivé comme à tant d’autres de passer une nuit à Brienz, canton de Berne. Nous étions, papa maman moi-même, en exploration touristique. Nous accompagnait mon camarade Plancke, fils de boulanger, sans aucun lien de parenté avec le physicien. Toutes les routes étaient inondées : c’était la conjonction de deux voyages du vrai monde, l’un vers Lourdes et l’autre en Touraine ou Poitou. Mon meilleur ami, c’était Plancke, mon partenaire au cheval-perché : il est dur comme un bâton ! Et dans le rêve, c’est le soir. Les télévisions ronflent à pleins poumons. Mon camarade et moi pénétrons dans une cour privée : qui va bien pouvoir nous entendre ?
Très vite, l’eau parvient jusqu’aux yeux de mon compagnon : voilà une cour bien creuse, où la crue est venue battre les murs. Les téléspectateurs, en haut de leurs marches, ne risquent plus rien croient-ils et se gavent d’un match ou de variétés. Nous n’irons pas plus loin. Mais de retour à l’hôtel commun, ma mère, inquiète, me secoue par le bras, et me demande, ainsi, tout à trac : « Pourquoi es-tu pour le plaisir des femmes ? » - je ne suis ni pour ni contre, bien au contraire ; cela survient, ou ne survient pas. Plancke et moi nous sommes revus, trois ans plus tard, en prison, à la promenade. Je connais cette prison : mon père y enseignait jadis, un haut bâtiment de briques rouges qui ressemble à une école.
Ni moi ni nos compagnons qui tournent en rond ne savons au juste pourquoi nous sommes ici incarcérés. Qui peut savoir. Les gardiens nous distribuent des battes de base-ball bien molles. Quelles parties pourrions-nous bien faire avec ça. Des parties molles, évidemment… Plancke a bien vieilli en trois ans. Ses traits poupins se sont marqués. Il porte une petite moustache en brosse. Il me dit que son père, cette année, en moyenne, l’a bien moins battu que l’an passé. Qui sont les gardiens de cette prison ? et quel âge avons-nous donc ?
Cette nuit je rêve que je suis professeur, avec le comportement d'un bachelier à l'oral : assis avec les autres dans un couloir, à même le sol ; un garçon m'en présente un autre : Thibo, « juif aussi » - mais suffit-il qu'un vrai en rencontre un faux pour trouver quoi se dire.
(2035)
J'aimerais savoir ce qui se passe. Mon intelligence est intacte. Des épisodes me sont dictés, mais je n'ai pas dépassé l'an 1900. Wellesley-Leurbeyrolles : mot de passe. Renseignements pris, il s'agit dans le premier cas d'un gouverneur des Indes britanniques de 1797 à 1805, frère aîné de Wellington ; « Church and Wellesley » se trouve, pour sa part, à Toronto, dont il est « le quartier homosexuel ». Voyons le nom suivant, de haute noblesse française peut-être : il est de notre stricte invention. Dommage. Et c'est ainsi que je retrouve, dans le jardin enneigé de Pasly, cette femme magnifique et mûre que je désire et qui me désire. Elle tremble de froid, les possesseurs du jardin l'ont recueillie là, en lui promettant ma venue prochaine.
A présent nous aimerions, elle et moi, nous réconforter mutuellement, à l'abri. Voici un vieux porche en bois, voûté à plein cintre. Mon épouse nous a rejoints ; l'intimité n'aura duré que quelques instants - pourquoi mon épouse Arielle se trouve-t-elle avec moi en ces circonstances ? pourquoi partageait-elle ma trouille intense, alors que la clé tirée de ma poche s'adapte parfaitement à la serrure ? derrière ce portillon ainsi surgi devant nous il nous semblait entendre les cris d'angoisse d'une femme qu'on menace de la torture ! Or cette porte basse donne dans une cour, celle d'un lycée battu des vents ; ce grand espace est garni de candidats au bac, malgré le plein hiver. Partout règne un grand remue-ménage. Ma femme ne tarit pas de reproches, passe et repassse la porte, que j'ai pourtant soigneusement refermée derrière nous. L'angoisse et la peur étreignent chacun de nous trois. Elle se déshabille, et dans mon dos les deux femmes ont disparu, ont quitté la scène et l'histoire, condamnées à combattre, ou à s'entendre, de l'autre côté du mur, dans le froid neigeux du jardin.
Pourquoi suis-je toujours voué à parcourir en bout de cour ces toilettes immenses, comme si j'y avais subi un viol permanent ? J'aperçois le dos voûté d'un génie de Contes, en frac, donbt les épaisses moustaches dépassent de façon menaçante ; il me réclamant d'une voix sombre le mot de passe. J'urine en hâte, avant qu'il ne se retourne ; au premier mouvement qu'il esquisse, vite, je m'évade par une lucarne. Par les toits. Une mansarde : sauvé. Deux lits crasseux, abandonnés, sordides : c'était la loge des pions, au temps de l'internat. Un coup d'œil par la fenêtre : le toit reste vie, et personne ne m'a suivi. Mais en tournant la tête vers le haut, je découvre tout un étagement de mansardes en quinconces, un vrai château de Chambord misérable. Plus haut, une fille apparaît au coin d'un carreau crasseux. Je la rejoins par des étages intérieurs : « Je suis prêt » dit-elle, mais c'est moi qui ne le suis plus. Alors, elle part, sans bien refermer la porte de cette autre mansarde. C'est alors que dans un spasme de terreur je m'aperçois que le grand Génie noir m'a rejoint par les escaliers. Pourtant il ne me voit pas. Sa fonction est d'être là, d'effrayer, sans passer à Dieu sait quel acte. Je sais à présent où je suis : à Guignicourt, où ma mère couchait dans la mansarde précisément de son père mort.
C'est le Génie. Inoffensif, fantômal, mort. Pourtant je me roule sur le lit, hurlant de panique. Le génie s'est dissout dans les airs, mais les pas que j'entends gravir les escaliers sont bien présents, bien réels cette fois :la police, ou bien la milice, ou je ne sais quel groupe qui m'appréhendera pour avoir ignoré le Mot de Passe...)
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Investissement d'une mission sacrée. Mon épouse ici portera son vrai nom, qui est celui d'Arielle, femme de Joachim, parents de la Vierge. Nous croyons en la Vierge parce que c'et notre mère, nécessairement vierge, telle que nous l'imaginions enfant. La première scène se passe à midi, Arielle est assise sur une chaise au milieu d'un trottoir, devant une fenêtre ouverte. Devant elle je me suis penché sur un carton contenant du raisin avarié, à demi mangé, au-dessus duquel tournoie un essaim de moucherons que l'on appelle drosophiles. Soudain paraît à la fenêtre, dans le dos de mon épouse, une espèce de furie jaunâtre : « Vous allez rester là longtemps ? ...vous nous bouchez la vue – Je m'en vais. Mes deux amants m'accompagnent, l'un et l'autre me ramonent successivement. » La vendeuse éclate de rire, son aspect démoniaque disparaît.
Arielle se lève pour une destination qu'elle a précisée, que j'ai oubliée. D'autres sont invités chez Lazarus, je n'en suis pas pour cette fois, me voici seul avec la Vavrino. Combien elle m'ennuie ! Derrière la fenêtre, à l'intérieur, s'étend un bistrot ariégeois ; sur la lucarne d'icelui repose un sourien-gorge, abandonné là par une qui étouffait. Lorsque je poussais la porte, la serveuse me fixait : c'est parce que je suis très beau. Le miroir que j'ai à mon tour fixé me l'a confirmé : c'est un morceau de glace ébréché. Il ne s'agit pas de moi, mais de l'homme qui pisse et agit en mon nom à l'intérieur des messages de Dieu. Quand je ressors, soigneusement digne et boutonné, je crains d'apparaître un peu crispé.
L'apparence d'un envoyé de Dieu doit être irréprochablé, même après avoir excrété. Il y a derrière lui toute la queue d'un long rêve. Glose qui peut. UTILISÉ
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Il m'a été donné de croiser des êtres extraordinaires. Il suffit de parler d'un homme pour qu'il devienne héros, héros de récit. Milanese était un hirsute, un niais, dessinateur au rabais. Juste bon à fournir des cigarettes. Je viens de la taxer. Ainsi s'exprimait Léna, 60 ans, devant un jeune mendiant. Voici par terre, devant l'auberge d'Ariège, un gros flacon laissé là, vide, sale et poussiéreux. Mon père l'a laissé tomber là, négligemment, comme tout : ses flacons, ses maîtresses. Et si je débouche cette fiasque, il se dégage une puanteur d'acide à faire reculer. Il est plein. Transparent, mais plein. À s'y tromper. Mais qu'est-ce qu'il peut. Quel animal peut survivre dans ce milieu. C'est bien la question qui me vient juste alors qu'une raie, raie lisse, remonte des profondeurs. Je tiens entre les mains ce gros bocal désormais, cet aquarium bientôt. Qu'ai-je fumé ? En surface, la raie se retourne !
C'est une chauve-souris, un mammifère quimontre à l'envers son visage, une espèce mixte, attirant les souris. Elles arrivent, quatre ou cinq, dessinées par un Walt Disney, et la déchiquettent, petit à petit, sans hâte, méthodiquement. Sur ce qui est à présent devenu un aquarium, je jette un linge pudique : tous nagent, sauf moi, je ne pourrais pas déployer mes bras sur une surface aussi faible. Pourquoi dévorer un être si faible, si mort, si étrange. Et si je retire le linge, afin de tout voir après tout, je m'aperçois que les souris se sont enfuies dans leurs papiers, mais que le fier animal, créature indéfinissable, est déjà bien mal en point ; l'aquarium est alors parfaitement sec.
...Or il n'y avait plus rien de juste dans tout cela, Je me trouvais en plusieurs lieux à la fois, je vivais plusieurs vies du passé à la fois, entendez que mes vies se superposaient en moi : en plusieurs épisodes de ma vie. Elle, et mon regard, étaient devenus profonds à l'instar de ceux qui vont mourir du sida ou qui vont mourir, et seuls à le savoir se retiennent tandis que leur œil s'approfondit dans les lueurs de fins d'après-midi. Et l'orgue et ses paliers [sic] résonnaient dans ma tête. Un jeune homme, droit, de dos, jouait pour nous, suspendu dans les boiseries raides et claires, et les femmes à ses pieds poussaient un balai anobli sous les cascades méthodiques des tuyaux.
2050 07 15
Crémation : marque d'irrespect et de déshonneur pour ce qui fut un instant demeure du Créateur. Caractère d'autant plus abominable de l'holocauste. Un rabbin transportant une ou plusieurs urnes remplies de cendres doit nécessairement les avoir recueillies sur un lieu de crémation criminelle. Cependant, certains mouvements réformistes admettent que l'on enterre des cendres à l'intérieur d'un cercueil, et les familles peuvent afficher leur deuil, et même réciter le Kaddich. Ces précisions sont tirées d'un article de l'Encyclopédie du judaïsme. Un rabbin ne peut assister à une crémation. Comme le transport s'effectue à l'intérieur d'un wagon de marchandises, il est fait référence aux sinistres déportations que l'on connaît, avec effet en quelque sorte anticipé. Rien n'indique par conséquent qu'il puisse étreindre une ou plusieurs urnes, d'autres peuvent aussi bien garnir le plancher du wagon et tressauter sur les aiguillages. S'il fait si froid, c'est que les fermertures ne sont pas hermétiques. Nous verrions volontiers des portes coulissantes large ouvertes sur un paysage de neiges lugubres. La composition en tache d'huile ici s'impose et prend son ampleur de maturité : trouvez un autre auteur qui se soit permis, jusqu'à sa mort ou presque, de ne composer que des œuvres de jeunesse. Or voici le miracle : une de ces urnes prend la forme d'un cercueil, première étape formelle d'une réhabilitation ; et de ce cercueil, par une longue fente, comme un génie de la Lampe, s'étire et se forme dans l'air une jeune fille juive, qui représente l'apogée de toute beauté féminine de peau blanche.
C'est une flamme bleu ciel, mais soutenu, qui se forme en spirale comme un ectoplasme. Nous espérons un discours visionnaire : qu'aura-t-elle vu, de quelles certitudes et consolations remplira-t-elle nos cœurs, si tant est qu'une preuve ou même un témoignage sans mensonge puisse faire éclore un quelconque espoir de solution finale du fond de l'Abîme. Les amples draperies bleutées s'enflent alors et l'emporte par l'ouverture vers le ciel, au-dessus du convoi. Alors en pleins champs le train s'est arrêté. Nous en descendons tous, et j'aide à passer les robes à panier. C'était la mode en ce temps-là. Il me faut respecter beaucoup la trame qui m'est offerte. Et cette prairie où nous descendons, je me convaincs de l'avoir connue à l'âge de six ans.
Quelle distance, et que je me sentais bien en ce temps ! J'ignore pourquoi. J'embellis tout sans doute. Mais à présent je suis adulte et plus qu'adulte, et mon temps passé me désespère : un homme de sable est coincé dans un sablier, et sent avec désespoir son corps s'écouler dans le vase inférieur ; il veut sortir de là, ses mains s'appliquent avec désespoir sur le verre et son visage exprime l'horreur. Nu ne peut sortir du fatal sablier, et cette image fait rire. Pour moi j'applique ma tête au sol et veux m'y enfouir en vrillant de toutes mes forces, en désespoir du temps passé. Vous aurez vu la même scène où des Italiens se fusillent à travers un champ de blé ; le père de même enfouit sa tête en vain, et se fait abattre, par pitié. Est-ce 1900 de Bertolucci ? Mon épouse se fout de ce que je puis dire. Je lui aurais bien raconté tout cela, qui se déroulait dans un rêve, celui que je faisais dans cette si belle et atroce prairie. Alors les employés, passant de groupe en groupe au long du talus, nos invitent tous à rejoindre le convoi, et nous retrouvons nos voitures bondées. Il y a là mon amie Jou, que je désignerai désormais autrement, et Marie Bouvousole, épouse Cousin.
Ces deux femmes existent vraiment. Je les ai méconnues, comme toutes, que nous ayons baisé ou non. Il y a tant de monde sur ces banquettes qu'une jeune fille de treize ans, comme j'en ai tant conu, s'appuie du visage contre mon bras nu. Elle somnole et nous ne bougeons pas. Fait-elle cela à tous les hommes ? D'un arrêt à l'autre, la voiture se vide, nous reprenons un peu nos aises, les robes à nouveau s'étalent. Et, luxe inouï pour le dernier trajet, nous pouvons mes compagnes et moi gagner la galerie supérieure, d'où l'on jouit d'une vue imprenable sur les petites vitres allongées à hauteur des yeux. Vraiment la belle conception.
En vérité ce train comme celui de Proust se traîne savamment par toute la campagne normande. Rendez-nous nos écrivains. La petite station de descente se trouve en plein bocage. Notre automobile nous attend, et nous entraîne encore plus loin, dans une autre prairie, touffue, humide à ravir. Elle est bien close, et sert de parking : mais il n'y a que nous. Après la lettre à Sophie Volland, notre humeur est agreste. Et ce sont trois frères peut-être, ou cousins, qui nous accueillent dans leur ferme. C'est là que nous passons la nuit, chacun dans une chambre ; et quand je me réveille, mes compagnes doivent me quitter, ma voiture a disparu malgré la barrière : ma propre épouse monte dans celle d'un autre et s'en va, très loin d'ici. « Guidez-moi ! Suivez-la ! » Les trois frères secouent la tête d'un air entendu : toutes ces femmes se rendent en un lieu très secret, d'où je dois être apparemment exclus.
Ô dérisoires chastetés ! « Vous vous perdriez. Nous ne saurions pas même vous instruire. » Qui sont-ils ? Peut-on là-dessus construire quelque chose ? Quand je les reverrai, je le leur dirai. Elles conviendront qu'elles ont bien pensé se débarrasser de moi, pour enfin se retrouver entre elles, sans ambiguïtés d'aucune sorte. Elles agiteront devant mes yeux des foulards légers rouges, verts ou bleus, qu'elles auront trouvé à vendre sur un lointain marché normand. Tout s'emboîte bien à propos... A présent c'est la première fois que je fais cours dans un si grand établissement, couvrant plusieurs km². Serai-je à la hauteur de ce qu'ils demandent ? Et, d'abord, qui me demande quoi que ce soit... J'ai face moi des jeunes gens, garçons et filles, grands, intelligent, certains vêtus de grandes capes noires, illuminés d'une attente bien plus forte que celle de n'importe quelle administration. Mon cours n'est pas préparé ; j'espère ne pas succomber à la honte en récitant un livre qu'ils posséderaient déjà, comme cela m'est déjà arrivé : il suivaient sur le fascicule. Instruire n'est pas réciter par cœur devant des fermiers dubitatifs. Son père relevait la tête : « N'est-ce pas qu'il est bien doué, mon fils ? » Le vieux paysan, qui devait mourir quelques années plus tard, hochait la tête en considérant l'enfant prodige : « Ce n'est rien, de réciter comme ça ; cela ne prouve rien du tout. » Préparer des cours de bonne qualité implique une extrême implication, une confiance en son propre raisonnement, un pessimisme moins paresseux : forge tes propres phrases, n'imagine pas qu'il existe, au-dessus de toi, une activité plus prestigieuse à laquelle tu pourrais sacrifier la préparation de ton cours, de tes propres convictions, qui existent, quoi que tu en penses.
Toi aussi tu peux inventer, sans te contenter de transmettre ce qu'on dit les ancêtres. A l'aube de la fin, tu plonge encore le regard dans l'abîme de l'action. Ils sont là devant toi, tes disciples, grands, blonds, pleins d'attente au singulier comme au pluriel. Abandonne la vitesse, approfondis-toi, approfondis-les. Certains garçons portent une cape noire et romantique. Et si ta conférence n'est pas préparée, si ta science est insuffisante, appuie-toi sur un texte. Et si le texte est mal imprimé, que les caractères se brouillent, que ta langue bute sur les mots, c'est que le rêve ou le sort te sont défavorables, c'est que la maladie du doute en toi s'introduit. Tu ne peux même pas traduire, ils se détournent de toi et font club contre toi, ou à part.
Je découvre un texte grec philosophique mal imprimé dont les lettres finissent par se brouiller. Le texte philosophique se dissout, d'abord les accents, puis les esprits puis les omégas. Ce sont les lignes à la fin qui se mêlent et se dissolvent. Je suis censé leur en fournir une traduction instantanée, mais je bute sur chaque mot, ils ne m'écoutent plus, parlent entre eux et je me sens très stupide, relégué au fond de ma honte. Je pense plus à la stupidité. Cela peut-il se rattraper ? Le cours du lendemain porte sur un texte de notre langue : à l'aide de certains mots que j'ai soulignés, je parviens à élaborer un commentaire suffisamment verbeux pour donner le change : mais on ne donne pas le change ; déjà la plus belle fille, aux yeux de qui j'aurais mesuré toutes mes paroles, est absente.
Cet âge juge vite, et ne revient pas sur ses décisions, et lorsque le gong de fin de cours a retenti, un petit brun sarcastique, m'interpelle : À la fin du cours, qui n'a guère été plus écouté, un élève goguenard m’interpelle : « Est-ce que ce sera comme ça toute l'année ? “La Vie de King-Kong” ? - Oui : c'est ce que je fais de mieux, ce que j'offre le plus volontiers. Il est embarrassé. Je lui fais observer que déjà, par instants, ils m’ont écouté. Nous nous séparons, il faudra que je fasse de grands efforts. La classe semble pouvoir se reconquérir.
Mes airs triomphants. Ces tambourinements de poitrine. Ce sentiment d'être dans le vrai. D'avoir bien moulu le grain.Je ne suis pas fâché de retrouver enfin la grande ville, aux dimensions d'Argentan. Il vient de s'y ouvrir un lycée tout neuf, bâti dans les meilleures proportions, hauts murs immaculés. C'est ma jeunesse qu'ils attendent, et mon inexpérience fraîche. Ils m'ont confié de plus des disciples de mon âge, contemporains. Je n'ai pas préparé le cours, comptant sur la grâce. Déjà mes jeunes gens m'ont prêté attention, mais il ne faudra pas négliger de la faire épanouir. Nous nous séparons, le sourire est dans l'air. Mais c'est au maître aussi de passer des épreuves ; d'immenses oraux semblables aux initiations. Vingt-quatre entretien sur vingt-quatre textes. Le premier portait sur Valery Larbaud, Nerval et Prince de notre siècle. Le second me mène en face d'un bureau où siège, le front chauve et barré de rides, ce magistrat plus entraîné aux diatribes municipales qu'aux subtilités anacréontiques. C'est un homme en vue, même éminent. Nous apprécions nos élans poétiques.
Mais il est bien tard, l'entretien commencé, pour obtenir de revenir chez soi, et remettre la suite après déjeuner. Je n'oserais troubler notre bonne intelligence ni le règlement.Si nous n'en sommes qu'au second oral, comment peut-on envisager d'entasser les 24 épreuves en une journée ? Je veux en sortir vivant : il m'en coûtera la semaine. Je m'en suis bien tiré, par le moyen du bon agencement de l'analyse. Le candidat m'a semblé satisfait, mais il ignorait que pour y parvenir, j'avais évoqué l'image de ces fleurs blanches couramment nommé « boules-de-neige ». Puis, n'ayant rien de mieux à faire pour l'après-midi laissée libre, j'emprunte un chemin de crête au crépuscule.
Voici une maison de bois, très accueillante, un peu cachée en ces sommets, où je pourrais facilement m'installer. L'urgence est d'excréter le plus profond de mes entrailles : non le chant mais la chierie - or je ne parviens jamais à chier, mais il suffit de quitter cette pièce obscure pour constater que d'autres se sont emparé sans modestie de tout l'espace extérieur : la rayonnante Louti, déesse de la lumière, et son radieux fils, dieu du sourire et du mystère, le plus énigmatique, le jour de son anniversaire. Bientôt chantera le grand Lahn aux longs cheveux dorés, aux longues bottes de plastoc.
En compagnie d'Arielle-Séraphîta nous parvenons au camp retranché au-delà des crêtes ; il faut supposer que la pente a redescendu, que des pentes verdoyantes d'une Suisse ou d'une Dordogne nous soyons retournés dans l'antique désert, où vivent de farouches peuplades, cernées par le sable et ses invisibles ennemis qu'il engendre. Ce ksar rudimentaire est constitué de toiles blanches et sales, sommairement renforcées de terre tassée. Vit là-dedans une population mangée aux mouches. Séraphîta disparaît dans un de ces gourbis de terre aussi peu pourvus d'ouvertures qu'une galgala vernissée des sables. Elle est reparue coiffée d'un keffieh de combat, et je me sens rejoint par les troupes françaises, sur le point d'assiéger : les officiers m'entourent et me témoignent leur sympathie ; vaut-il mieux négocier ? montrerons-nous, pour inciter à se rendre, ou pour traiter avec moins d'insolence, ces photos qui circulent, montrant d'horribles cadavres sanglants et découpés, femmes, enfants, dont nul ne connaît l'assassin ? Les armées parfois massacrent, afin d'accuser l'ennemi. Peut-être aussi les habitants du ksar ont-ils tué de leurs propres enfants, afin d'entretenir l'émeute et l'insurrection, afin de communier sur les corps avant de s'entretuer, de s'entresacrifier sur les corps dépecés de leurs propres entrailles, chair de leur chair. Ils sont 42 corps, découpés dans d'immenses corbeilles, vieilleries plates au travail remarquable, soulllées de sang. La lutte n'est pas près d'être finie. Il semble qu'elle durera infiniment, si la religiosité s'en mêle, si la rejointure à la divinité exige tant de cruautés, de cruor, « le sang répandu ».
C'est alors que survient l'enfant. Il s'appelle Mohi, il est pur et blanc, tel que je fus à dix ans. La tour qu'il construit devrait atteindre atteint trente étages. D'abord il empile. Sable sur sable. Il lève les yeux, fixant une image publicitaire, roulant dans son cadre, à même la plage : toc, rrr, toc. Cela lui donne du courage. Si la publicité représenbte l'immeuble, c'est la preuve la plus formelle que son entreprise s'achèvera. Je le regarde : mon fils Igor attend de moi que j'aménage ces cubes siliceux, pour présenter de confortables logements, avec vue luxueuse sur la mer. Et lorsqu'il a fini, je me hisse à l'intérieur jusqu'à la terrasse la plus élevée, d'où je domine d'un côté la mer, de l'autre côté la ville.
Sans doute a-t-on surestimé la quantité de sable du mortier, car j'y patauge, mes semelles y crissent sur la pâte sèche : le vide est là, non loin de moi, après ce mince parapet de 40m. Et l'on a hissé là, par les escaliers de sable, un trampoline vert, alors je saute, je saute, je rebondis, croisant dans mes rebonds ce tout jeune homme appelé Spiderman , ce ne pourrait être aucun autre, si vite que je l'entrevois à peine. De plus en plus vite. De plus en plus haut. De plus en plus de biais puis au-dessus du vide. Redescendons l'étage : Spiderman s'exerce encore ; ses dieux le soutiennent. Et me voici dans une immense salle, donnant de tous côtés sur le ciel, bourrée d'hommes, sans trace ni possibilité de meubles.
Tout autour de l'immeuble, combien d'autres tours encore, constituées d'étages aux cloisons de verre, vastes salles cubiques superposées où s'entassent les gens sans cesse, les plus proches les mains sur les vitres. Les voici tous hermétiquement confinés. Le jeu commence : certains entassés trouvent l'espace d'entrouvrir leurs mains et de laisser choir à terre d'énormes pétards qui explosent ; les enfants – car il y a dans ces salles aussi bien des enfants – poussent des hurlements de terreur – les adultes éclatent de rire, et dans mon cube trnslucide, moi, au moins, je me scandalise, et tous les enfants que je peux attraper ou caresser, je les rassure et les réconforte. Mais la foule est trop compacte, restreignant à presque rien mon domaine de consolation. Sur la plage, tout en bas des grands appartement de sable, les pArielleaux électrique nous vantent celle fois d'autres villes, d'autres séjours que celui-ci, aux vitres considérablement renforcées. Je tire dans un angle une carte routière de ma poche : les mouvements prisonniers de la foule dégagent parfois d'étranges espaces, comme un air en sursis : et de près, la carte montre au zoom des villes en ruines, après les bombardements de l'ennemi.
Dans les appartements qu'il faut croire bien résistants, le vacarme inhumain des pétards s'apparente de plus en plus à ce massacre où j'ai participé : celui de la famille impériale de Russie, le 17 juillet 1918. En vérité, on n'a pas le droit d'épouvanter ainsi les enfants.
50 10 19 Parenthèse
Réflexions : C'est moi qui ai voulu en rester à 18 ans. Je n'ai pas à me plaindre. Avec l'impuissance qui s'y rapporte. Je dois m'accepter. “Connais-toi toi-même”. Ma comédie sociale,mes faux-fuyants, j'en ai ma claque. Baiser je ne peux plus. C'est au-dessus de mes forces. E finita la commedia. Une autre comédie commence – crois-tu ? dormir.
50 10 31
Lors d'une discussion dont le début m'échappe, je déclare à ma femme : “Je suis impuissant”. Ce qui lui déplaît profondément : elle répète ma phrase avec acrimonie ; c'est un prétexte pour ne pas la satisfaire. Mais je ne sauis pas seul responsable ! C'est à elle aussi qu'il appertient de me stimuler ! Mais il faut se lever, rejoindre sa voiture pour se rendre à son travail : il fait déjà grand jour. Mais à travers les murs, je l'entends s'écrier : “Sur quel ton il a dit ça ! C'est humiliant ! C'est humiliant !” Et dans cette rue très claire de Tanger, je me fais la réflexion qu'elle l'a bien cherché, sans pouvoir me départir d'un fort malaise. Il faut bien que ces sentiments procèdent d'une certaine réalité, puisque je les ressens toujours à mon réveil.
50 10 31, nuit
Les premiers instants du coucher sont douloureux. Ce n'est qu'au bout d'un certain temps que l'on parvient à surmonter l'angoisse de franchir les Portes de la Nuit. Portes du moi, mystère...
Celui qui dans ses veilles ressent malgré lui des sentiments si discontinus, si disparates, possède peut-être après tout le don de personnalités multiples ; mais est-ce si sûr ? est-il possible, est-il facile et honnête pour lui d'en tirer parti, peut-il impunément se glisser sans dommages dans ces diverses personnes ?
Certains autres, peut-être les mêmes, s'aperçoivent avec désolation que c'est seulement au coucher que se révèlent de fortes résolutions, juste au moment qu'il n'est plus temps ; il ser tenté d'espérer une belle mort à venir, pleine de vaillance et d'enseignement pour son entourage s'il y en a ; mais c'est peut-être aussi qu'il se faut raffermir et recomposer avant de doser inconsciemment le bon mélange, devant produire les rêves sinon révélateurs, du moins réparateurs. Parfois, au réveil, cette résolution a traversé la nuit : mettez-le en pratique.
Il vous faut donc dominer, discipliner les courants divergents, les utiliser, à des fins littéraires (pour ceux qui manquent d'ancrage concret). Les invocations, équilibrages et déséquilibrages cuisinés dans le rituel des pratiques et prières (d'aucuns diront superstitieuses) devraient dans l'idéal permettre une vie perpétuellement passionnée, que bien peu d'entre nous pourraient supporter. Il existe des livres de prières pour les trois cent soixante-cinq anges de l'année ; chacun peut se les procurer dans les librairies spécialisées. Peut-être y croirez-vous ; maintenez cependant toujours une distance, et n'oubliez pas que la sincérité rend fou, mais que la fausse science est bonne.
Birobidjan P.S. Je ne sais pas quoi faire de mon sexe. Pourquoi ? Mourir perplexe.
50 11 03
J'ai rattrapé mon chat sur le fleuve Amour, gelé, en vagues.
(Dans l'autre monde, le chat s'est enfui de sur mes genoux. Je l'ai caressé sous la gorge, et le temps de sentir une grosse cicatrice, il m'est sauté des genoux et je ne l'ai jamais revu. Pouvait-il croire que je voulais l'achever ? Quelle terreur nocturne ai-je ravivée, quel égorgement animal, je l'ignore. Les deux occasions où je l'ai revu, il s'est enfui).
Le fleuve Amour, séparant la Chine de la Sibérie, longeant le Birobidjan où Staline établit des juifs, signifie en réalité « fleuve boueux ». Dommage.
50 11 05
J'ai l'impression d'être sans cesse au lit, sans cesse à table. J'ai l'impression de vivre sans cesse la même journée, tel un moine attaché à sa règle. Comme le moine, je mourrai sans avoir vécu autre chose qu'une longue journée. Qui serait cet homme qui aurait vu tant de vieilles villes parmi les rochers. Est-il vrai que je n'aie pas de caractère ? Je cède à celui qui gueule. Mais peut-être y avait-il une grandeur chez mon père, une fierté. Toutes les nuits me voici face à moi-mêm
50 11 23
Quelle est cette métropole où elle et moi nous retrouvons, grouillante, sous une pluie battante ? Qui attendons-nous au coin de cette avenue d'intense circulation ? Reconnaîtrons-nous le véhicule qui doit nous transporter ? derrière nous s'élève une digue, extrême-orientale : Houang-Ho ? Shinano de Niigata ? Nous formons des numéros de téléphone : personne ne répond. Plus tard, dans l'après-midi, me voici dans un amphithéâtre de faculté, une de ces constructions circulaires et plongeantes à l'ancienne, où pérore un de ces clowns promus professeurs de faculté : de taille immense, mains en battoirs, pieds démesurés, dispensant une leçon très inattendue ma foi sur les rapports entre Proust et les Essais de Montaigne. Jean-François Revel, dans son ouvrage Sur Proust, éditions Grasset, collection "les cahiers Rouges", contient un chapitre (le V) consacré à "Montaigne à propos de Proust", où il réussit à rapprocher ces deux auteurs qui a priori se situent à des confins opposés de la galaxie littéraire.
Jean-Luc Picard le cite en ces termes, p. 158 : "Montaigne et Proust connaissent les hommes parce qu'ils sont eux-mêmes plusieurs hommes... Ils ont cette sensibilité en toile d'araignée qui permet de capter en soi la façon exacte dont l'autre se sent en-dedans de lui-même." "Il faut (à mon avis), précise Picard, chercher [leurs affinités] non dans les sujets manifestes de leurs oeuvres, encore moins dans des courants ou des écoles, mais dans le type d'hommes et d'écrivains qu'ils incarnent." Mais ma personne, dans l'amphithéâtre, se montre peu sensible au sujet traité, bien plus concentrée sur les gesticulation de l'enseignant, tant il est vrai que le corps, plus que le discours, exprime l'âme.
Plus cet homme s'agite, plus ses extrémités se développent : c'est de la véritable acromégalie, agrandissement maladif hormonal des mains et des pieds. Il monte et descend les escaliers, interroge voire interpelle des étudiants qui n'auraient pas envie de s'exprimer, de "participer" comme on dit sur les bulletins scolaires. Le voici désormais torse nu, bronzé, immense, à la façon d'un Zeus Lance-Eclair. Il rabroue une certaine demoiselle Mouton pour sa lecture à haute voix particulièrement molle et monotone. Ma lycéenne s'appelait de même, avec un "h" : "Mouthon", mouth on ? Mais voici le professeur en bronze qui ressort sous la pluie ; l'auditoire l'entend déclamer, chanter, brailler : il ramène bras-dessus bras-dessous une paire de retardataires. Nous en restons tout époustouflés, mais plus que jamais sur la réserve, peu désireux de participer à ce cirque ; n'ai-je pas cultivé dans mes cours ce genre de transmission du savoir ? Et ne serais-je pas devenu aussi grandiose, aussi grotesque, si j'avais pu accéder moi aussi à l'enseignement supérieur ?
50 11 27
J'ai tant besoin de mon corps complémentaire. De mon corps comme reste, excroissance, résidu de l'esprit, mais seul véritable. Simplement la prochaine fois je prendrai une femme qui ne pense pas. Tant de messages notés dans l'urgence, jetés après six semaines ; tant de commentaires enamourés de soi. Que faire de tous ces « bonheurs d'écriture” ? Repente pertruatur. Berdé moralister évencté - Sagolas de perso lamaltibus latinum popinae.
Seges actéôn sogastaque leniant. Adque praepotentem regere ligna sinant, dum molities inter aedes Paphlagoniam erithursentes. Latinum verum.
50 11 29
Comment peut-on ainsi passer toute sa vie au lit ?
50 11 30
« Ma mère a pissé au lit. Tout est détrempé : je dois tout nettoyer » : une telle épreuve me fut épargnée. Mais en la nourrissant de compote sur son lit de mort, recueillant sur ses lèvres les bavures et les redirigeant vers sa bouche, je me suis soudain
détourné pour pleurer, pensant à cette inversion des rôles, aux deux bouts de la vie.
50 12 01
Je marche (je suis une jeune femme) dans une ville coloniale munie de grands terrrains vagues. Je chante d'une voix très claire. Les hommes se tiennent à distance. Mon chant doit à la fois les charmer et les éloigner. Les paroles sont dans ma langue. Au moment où je traverse un long terrain vague au sol gris d'argile très fine, un rideau ou plutôt un store géant s'abaisse devant moi, m'emprisonnant. Cela devient l'intérieur d'une pièce. Un vieux monsieur corpulent et paisible s'assied près de moi sur un banc, une petite fille nous regarde d'un air de blâme ou de méfiance, je continue à chanter “Motchisvo” (“Liberté”). C'est un grand apaisement, il me semble que je peux avoir confiance en cet homme.
50 12 01
Ce jour-là j'étais femme, dans une ville coloniale aux nombreux terrains vagues : ainsi à Tanger, les rues étaient déjà tracées sur le plan, toutes en pointillés, déjà nommées. C'étaient des chemins de crête poussiéreux, entre les immenses cuvettes carrées figurant les fondations, envahis de sable, de flaques et de chardons, où les enfants dépenaillés se poursuivaient en hurlant ; sur les sentiers d'en haut passaient les petits ânes trottinant et surchargés, frôlés par les badines des âniers à pied. Aux abords de l'agglomération, certaines parcelles ainsi cadastrées se sont construites en résidences de type européen, jusqu'à ce que, petit à petit, le tissu urbain se soit complété. Mais en pleine ville fréquemment nous trouvons encore des espaces clos de palissades, à l'abri desquelles se cachent plus ou moins des trafics ou des viols, sous les fenêtres éteintes et décalées des pièces arrière. Et dans cette ville je chante seule d'une voix claire, tandis que les hommes m'observent, à distance prudente : mon chant les charme, les ensorcelle et les tient à distance, désirants et respectueux. Il ne comprennent pas car c'est ma propre langue dont je me sers, connue de moi seule, régulièrement pratiquée, selon certaines règles que je suis seule à connaître. Voici ce long rectangle de sol gris et poudreux comme du talc d'argile, terrain vague immaculé, sans touffe d'herbe ou trace d'animal. Et je ne peux aller plus loin : descend du ciel à mon insu un fin rideau ou store qui m'emprisonne. C'est ainsi que je deviens intérieure. Un vieux monsieur corpulent et paisible s'assied près de moi sur un banc, une petite fille nous regarde d'un air de blâme ou de méfiance, elle est venue seule, de temps en temps la porte s'ouvrira et le médecin appelera doucement le consultant suivant ; je recouvre donc toute ma confiance et je me remets à chanter dans ma lanue l'Hymne à la lilberté, « Immotchizvo ». L'apaisement se répand sur le petit auditoire. La petite fille se met à sourire. Le vieil homme également. Il me semble que je peux avoir confiance en cet homme. D'où sont-ils venus l'un et l'autre, par des routes différentes ? Ont-ils été capturés dans les filets de l'au-delà ? Qui est ce médecin qui nous observe assurément, de l'autre côté, pour étudier nos réacions et comportements ?
50 12 02
Le médecin ouvre la porte. C'est un tout petit filet d'homme à fines moustaches, méticuleux, incliné sans servilité. Nous le suivons tous trois où il nous mène, car une route au-delà se poursuit jusqu'à des alignements de logis troglodytes rouges à flanc de falaise, en pays dogon. Dans ces habitations désormais transformées en greniers, Jacques-Marie le médecin s'est installé un cabinet de brousse et des appartements privés : « Vous allez retrouver le jumellier » nous dit-il – il s'agit d'un fabricant de jumelles, que nous n'avions plus revu depuis cinq bonnes années, lesquelles ne nous ont pas semblé particulièrement longues sur ce plan ; aurons-nous encore plaisir à nous rencontrer ?
Le jumellier, autrefois chercheur d'or, se trouve assis, vieilli, sérieux, méconnaissable. C'est bien lui cependant, étroitement vêtu d'un veston à l'ancienne, au-dessus duquel palpite un visage trop fin terminé en barbiche : véritable exhumation du siècle des Goncourt. Il me tend une main amaigrie, refusant aimablement de prendre place entre nous Jacques-Marie et moi, qui nous sommes assis face à lui sans gêne aux deux extrémités d'un divan à trois places ; il s'est d'ailleurs assombri, comme affecté d'un manque de respect, et semble ne pas souhaiter m'adresser la parole. Pour finir, le médecin fait servir sur la table un succulent repas pour nous faire les honneurs de sa demeure dans le roc. Tout s'est très bien passé. Le jumellier a déplacé son siège, et sa compagne, accorte sexagénaire ! est venue s'assoir poliment à ma droite, sortant d'une autre pièce. Elle est très avenante, et nous menons ensemble, en tout bien tout honneur, une conversation spirituelle qui nous fait souvent rire : le jumellier ne nous en tient nullement rigueur, lui-même absorbé à l'autre bout de table dans une autre conversation animée. Torba (c'est son nom) peut difficilement, en raison de sa grande faiblesse, quitter son siège ; nous le comprenons lorsqu'il décline poliment l'invitation purement formelle du médecin à visiter la ville primitive, qui s'étend au-dessus de sa voûte rocheuse : il s'y trouve d'abord un certains nombres de villas, très tarabiscotées, voire kitsch, suspendues à flanc de falaise ; la façade, un étroit jardin, puis tout de suite après le muret, la pente raide.
Il nous arrive de prendre de véritables échelles de cordes, plaquées sur la roche rouge, et même en surplomb : l'expédition devient vite épuisante après ce repas, pourtant léger, mais le docteur Jacques-Marie nous encourage, aide à nous hisser de sa main tendue : « Nous reviendrons chez moi par l'autre côté, en contournant la roche ! » Une voiture en effet nous attend au nord à mi-pente, mais il faut alors nous faufiler, de lacets en lacets, jusque sous des stalactites aux arêtes coupantes, périlleuses pendeloques : s'ils se détachaient, ils nous laboureraient le ventre. Concentrons-nous. Le domicile de Jacques-Marie est proche. Nous retrouverons la sécurité, ainsi que notre jumellier, Torba, qui nous refait la tête sitôt qu'il nous revoit.
Peut-être ne sommes-nous pas la cause des sautes d'humeur d'autrui : à méditer. Moi-même d'ailleurs ai pris dans cette expédition l'envie de m'isoler : en contrebas de la maison troglodyte, je prends un escalier tournant, étroit, où la roche prend des luminosités coralliennes. Et serti là comme une façade d'aquarium dans la rocaille, je rejoins un écran sur lequel je m'absorbe en navigation informatique : autant valent ma foi ces relations-là que d'autres.
50 12 06
La Seconde Garabagne, comme l'autre, est une contrée où l'on voyage beaucoup. J'ai parcouru de mon vivant quelques villes réputés très fermées, telle Buda-Pest. Cette cité m'est devenue familière, mais pas au pont de me priver du plaisir de la découverte. Jamais je ne me suis lassé de la célèbre piscine Széchenyi : sulfureuse, immense, en plein air et fumante au milieu des neiges. Une fine corde sépare illusoirement les femmes des hommes, mais on s'y presse beaucoup. Parfois le maître nageur branle un client, sous la surface de l'eau : la piscine est un océan de foutre. Ou de cyprine, au-delà du cordon. Au-delà du Danube gelé, je parviens à une étoile où un débris de pArielleau routier datant d'avant le “réaménagement” du carrefour m'indique la direction de “Wien” - Vienne.
Je me souviens du crépuscule neigeux, parmi les énormes congères du trottoir. Une vieille femme avait glissé assise au sein de l'une d'elles, le cul au frais en grand danger d'être congelée. Nous l'avons tirée de là mon épouse et moi. Elle nous a remerciée : Köszönöm szépem ! Sans nous , elle était morte. Elle a demandé si nous étions polonais, car la mélodie de la phrase polonaise présente de grandes ressemblances avec le français. Nous répétions « France, Frantzouski », mais elle semblait ignorer l'endroit où pouvait bien se trouver notre pays. Nous aurions bien voulu parcourir à pied la route de Budapest à Vienne : 242 km ? J'aurais cru 80. Il faut y renoncer.
50 12 11
Le nombre de routes et de chemins que j'ai pu parcourir en fonction de mes petits élans est prodigieux. Ma nuit perpétuelle en offre d'innombrables réminiscenes. Il s'agissait cette fois d'une fournaise, à peine atténuée par le soleil couchant. Le chemin sec et poudreux laissait voir au loin la sous-préfecture de Limoux et totue la vallée de l'Aude en enfilade. J'y fis jadis la connaissance d'une jeune mariée, dont le compagnon s'effondra mort soudain pendant le petit déjeuner. Pourquoi me l'avait-on dit ? Préposé avec elle à la garde d'un stand, je n'eus pas la présence d'esprit de trouver une phrase : devais-je lui en parler ? Montrer que je n'en savais rien ? Lui en parler d'emblée, pour désamorcer le malaise ? Ne l'aurait-elle pas au contraire détesté ?
Alors, je détournais les yeux. Ne lui parlais que par monosyllabes, tandis qu'elle interpellait quiconque passait devant notre étal de livres. Elle a donc su que je savais, et que j'avais la muflerie d'en éprouver de l'embarras. Les femmes inconnues provoquaient toujours chez moi la plus extrême gêne, confinant à la paralysie. Je n'ai jamais su qui étaient ces êtres, et le regretterai toujours. Devais-je courtiser celle-là ? Serait-elle vexée que je le fisse, que je m'en dispensasse ? Quelle attitude prendre, quel chapitre du Naturel en dix leçons devais-je appliquer ? Ce qui s'avère si malaisé dans le cas de rencontre ordinaire devient véritablement insoluble, un terrifiant casse-tête : comment tenir un stand en plein air, par une belle matinée de soleil à Limoux (Aude) en compagnie d'une veuve éplorée, jeune, magnifique, vive et causante ?
Pourquoi cet imbécile qui me logeait m'avait-il dit « Tu comprends... un tel choc... je ne t'explique pas... » - justement si, explique-moi, comment t'y es-tu pris toi-même, que faut-il dire ou ne pas dire, faire ou ne pas faire... Après l'avoir bien fuie tout une après-midi, de la façon la plus imbécile et la plus incivile, je me suis esquivé, à dix-neuf heures, vers des tréteaux voisins où deux autres femmes cette fois bien connues rangeaient leur échope artisanale : elles avaient bien vendu, leur petite place ombragée avait attiré du passage. Avec Arielle donc et sa meilleure amie, nous avons rejoint une terrasse, en compagnie d'un autre couple de quiquagénaires : que de relations sociales ! quel tourbillon !
Ces deux-là n'avaient guère après tout que dix années de plus. En couples comme nous étions, tout flirt eût semblé déplacé, nous n'avions plus à nous en soucier. Nous parlions de notre amie commune, qui vivait en d'autres lieux. Mon père se trouvait quelque part en terrasse, plus loin, à une autre table. Je l'entendais sans le voir. Et soudain, le vent s'est levé. Tout est parti en poussière. Au-dessus de nos têtes, sur un ressaut herbeux, une lourde balancelle oscillait dangereusement sur ses deux portants triangulaires. Le patron de l'auberge est venu nous trouver dans les tourbillons. Ils nous demandait de libérer nos chambres, en les débarrassant de nos affaires, déjà préparées pour le lendemain matin : « Demain je reçois toute une noce, et je n'aurai pas le temps de m'occuper de vous. » Je ne logeais pas ici. Peu m'importait. Mais tous les autres devaient repartir, sauf mon père : les vacances revenaient trop cher...
50 12 11
Je gambade sur une route en terre, sinueuse, dominant un beau paysage de vallée, dans l'Aude. M'apercevant qu'il est déjà 19 h, je rejoins une expo artisanele où Arielle et Java s'entendent bien, sur une petite place très fréquentée. Nous buvons avec des quinquagénaires sympas, amis de Muriel. Mon père en fait partie mais je ne le vois pas. Des coups de vent ébranlent une balancelle au-dessus de nos têtes. L'aubergiste nous fait descendre nos affaires des chambres, car il est débordé. Il m'est révélé alors que tous (sauf un) partent dès le lendemain, les vacances revenant trop cher. Nos affaires sont entassées dans un coffre de voiture, je repars dans une autre, appuie sur le coffre en descendant : bruit de réveil-matin. Celui qui m'a amené me dit que le patron est d'origine italienne (accent, légères fautes). Il fait demi-tour dans la rue fréquentée et je ne peux lui dire, comme je le voudrais pour attirer l'attention, “Farewell, do slodanou” (“au revoir”, en anglais et en tchèque).
50 12 15
Peut-être la colère me fera-t-elle vivre. Gérer ma paranoïa en vue de la Parole... Action? Je ne sais. Seul le Verbe est un Acte. Mais ne plus vouloir me débarrasser de la paranoïa... Cette froideur entre hommes et femmes, qui s'accentuera immanquablement, irrémédiablement, avec l'accroissement de mon âge...Et cependant je lis dans maître Eckhard que l'amour seul engendre l'action, puisque la création divine est expansion de l'amour, et mieux encore, de la miséricorde. Il est de fait qu'agit ne peut se concevoir que dans le détachement total de soi, or, je n'ai jamais pu lâcher ma propre liane ombilicale : d'où cette inefficacité pragmatique.
50 12 19
En fait le monde extérieur n'existe pas. Il est compris en moi. Tel Dieu, je dois (puisque je suis créateur comme lui) expulser le moi de moi pou rqu'il soit encore moi. Dieu est un kangourou : il accouche, et tout reste dans sa poche. Il me faut devenir marsupial ! Les aborigènes y avaient-ils pensé ? le kangourou peut être un totem ancestral... Bordeaux se trouve construite autour de ma fosse, comme une femme autour d'une matrice, et j'y tourne en spirales en attendant d'y tomber, ou de naêtre ! Car notre existence se déroule d'un vestibule à une fosse. Faut-il pour autant travailler à s'abstraire, à ne plus exister, à considérer ce monde matériel où un malin démon s'obstine à me faire survivre comme nul et non avenu ? C'est la démarche adverse de celle que l'on attendrait : au lieu de naître, d'aimer, d'agir efficacement, juste rester comme un ombre, inactive, agréable à un monde extérieur qui s'est toujours refusé à moi. A la mère ? A ce rejet fantasmé du monde est-il nécessaire à son tour d'opposer son rejet ? Peut-être un jour ma juste colère se fraiera-t-elle une voie vers la réalisation effective ? La colère est-elle un masque de l'amour ? Il est permis d'en douter. La mauvaise et la bonne route peuvent-elle se superposer ? Même réponse.
50 12 25
Au supermarché, avec Arielle (il existait, avant le commerce en ligne généralisé, de grands établissements où s'étalaient des marchandises, sur des étals ou des tréteaux ; des bottes de radis aux télévisions géantes. Et souvent nous y allions, nous autres couples mariés, pour nous distraire à ce que l'on appelait « faire les courses », en allemand einkaufen. C'était pour les pauvres la seule distraction, empreinte de tentations. Nos poussions de petits chariots appelés caddies, comme sur un terrain de golf. Nous évitions d'avoir des tenues de clochards trop voyantes : y entrer dépenaillé exposait aux surveilances peu amènes des employés souvent noirs et costauds. Le papier-cul sortit de ma culotte, car nous étions sans doute en été.
Rien de tel que le papier hygiènique pour essuyer en douceur ses lunettes ; nous parlons bien sûr des oculaires (au cul, l'air)- suis-je drôle – nous parlerons plus tard de ces débris de papier séchant dans les endroits secrets. Or dans cette tenue d'été négligée, nous croisons, Arielle et moi, notre amie Knesset, longue, svelte et vêtue d'une somptueuse robe à ramages bleus (ce sont des motifs floraux). Son compagnon Bério l'accompagne. Tous deux sont bien élégamment habillés pour se rendre en ces lieux modestes. Et ce qui devait arriver arrive : Knesset et son époux nous évitent, sans vouloir nous connaître. Nous nous efforçons de faire nos emplettes aux deux bouts du magasin.
Soudain, Arielle et moi nous retrouvons, poussée une certaine porte, dans une arrière-cour où traînent des caddies dépareillés, diverses tables à roulettes et débris plus ou moins métalliques : dans notre zèle à rendre au centuple le dédain qui nous atteignit, nous sommes parvenus dans une dépendance désaffectée au point de n'être plus qu'un terrain vague. Au-delà, tout s'ordonne en parking, l'envers a rejoint l'endroit, une aire de jeux permet aux enfants de se casser la gueule sur des toboggans, le soleil donne, les capots reluisent. Et de ma main libre froissant machinalement le contenu de ma poche, je m'aperçois que ce sont précisément ces lettres intimes dont Knesset avait exigé la restitution ; mais en conscience, pouvais-je les lui rendre sous les yeux de son cher Bério, lui aussi bien élégant ? Les doigts de ma main droite, dérisoiremenr, s'essaient à déchirer ces vieux papiers couverts de nos écritures ; Arielle ne perd pas de vue ce grouillement de phalanges masquées, mais ne pose aucune question. Nous poussons nos chariots – et profitant d'un moment d'inattention, je lâche lemien pour entrer à l'improviste dans une sorte de temple rond poussé là, dans un recoin, sans autre ouverture que cette porte malaisément décelable : il fait noir, je sens que la voûte est haute, à nervures métalliques, sans le moindre ornement, ni statues, ni buffet d'orgues.
Pas un seul point de repère. Je déplace bras tendus, traînant lentement des pieds. Mes yeux malgré tout s'accommodant à l'obscurité, j'ai distingué à ras de sol une vasque évasée, sans profondeur mais suffisante à perdre l'équilibre. J'ai précautionneusement contourné cette dépression asséché. Juste en face de mon point d'entrée pour autant que j'aie pu en juger, mes pas m'ont amené à une sortie symétrique : là, plein soleil, parking en fournaise, et Arielle, dans le parc pour enfants, glissant sur un toboggan d'aluminium renforcé chauffé à blanc. Elle avait poussé les chariots, un par main, et les avait placés là, en plein soleil, pour m'attendre en se divertissant.
51 01 06
Chercher à s'introduire, en uniforme d'apparat de professeur dans un grand lycée militaire de Madrid. Eprouver une grande admiration pour tous ces anciens officiers franquistes, qui pourraient m'enculer en grand uniforme. Dans la cour intérieure, j'entends de brefs commandements, plus un adjudant qui se présente : Brigada Pérez Emalfil, presente. Et d'un coup, tant de soldats rangés en carrés s'exclament : ¡ Hó ! Frémir. Se coucher, malgré l'uniforme, tout au long de la première marche d'un perron, qui me déborde à la tête, aux pieds : ne plus être qu'un degré partiel, attendant le piétinement. Tout ce qu'il faut pour attirer l'attention, et se faire définitivement refuser l'admission pour comportement excentrique et indécent.
Arrive alors le concierge, el portero, rondouillard, en habits de fonction bleu sale, qui me relève et me console de mon immense infériorité : « Je vais vous présenter » dit-il en parfait français « à des ouvriers espagnols » - seuls de mon niveau, apparemment ; ne pas pouvoir prétendre à mieux – francophones également. « Ils sont là, en contrebas » Le mur a besoin de se relever le soutènement. Les hommes, accroupis le dos aux pierres, puisent dans leurs gamelles en jacassant fortement. Deux d'entre eux se débattent avec des assiettes en carton, peu pratiques. Sous ma falourde d'uniforme, j'avais, moi aussi, pressentant, désirant cette décadence, ce déclassement, une gamelle d'ouvrier !
Ces homme du peuple dévoilent avec bonhomie la supercherie, mélangent mon frichti avec le leur dans une même assiette, et je communie avec eux : nous sommes de plein-pied ! La discussion s'engage dans ma langue, plus ou moins bien maîtrisée ; la plupart ont déjà travaillé en France, temporairement. Le repas fini, nous remontons vers le perron en réparation, en discutant sur le caractère inné, ou acquis, de l'homosexualité. Chez eux certainement moins de préjugés que chez les haut gradés. Il règne ici une fraternité de classe que ne viennent pas troubler des questions COLLIGNON « NOX PERPETUA - DEVELOPPEMENTS » 29
de grades ou de préséances. Mais l'invincible attirance pour le plus grand lycée militaire d'Espagne n'implique pas nécessairement mon homosexualité ! Ils me l'accordent, par égards ; mes protestations sont trop attendues, trop appuyées - les leurs également.
Non seulement plus de fraternité, mais plus de délicatesse aussi. Le concierge nous voit remonter sur le chantier, je me débarrasse de ma cape, et les aide à leur tâche, dans la mesure de mon incompétence. Une question reste en suspens : pourquoi ce portier m'a-t-il présenté à des hommes ? Assurément l'on voit très peu de femmes dans la cour d'une caserne, moins encore sur les chantiers de maçons. Mais tout de même. Je pourrais bien m'entendre avec un ouvrier. Ou le concierge ; il s'appelle Romero.
51 01 28
Jusque dans ma jeunesse, il était de tradition, au gré des proviseurs ou des instituteurs, d'organiser une manifestation, théâtrale ou autre, en l'honneur de la St-Charlemagne, patron des écoles. Le Vatican y mit bon ordre : le 28 juillet célèbre désormais saint Thomas d'Aquin (1224-1274 – comme des mouches, vous dis-je ; célèbre à l'âge où tout juste à présent commence pour de bon une carrière universtaire, semée d'embûches et de flatteries). Le 28 janvier, date du second mariage de Java, est devenu la date de conception de David en 89. L'enseignement, c'est toujours dans la foule. Je voyais descendre vers moi ces foules d'élèves, et je me suis presque trouvé en malaise.
La grosse Jolida m'a laissé me reposer avec mépris pour la mauviette que j'étais. Elle se gouinait avec la Gaufubert. Pour ce genre de doigti-doigta entre ces
COLLIGNON « NOX PERPETUA - DEVELOPPEMENTS » 30
deux barriques, il faut le bras longs. Paix à leurs âmes, tant de femmes n'ont que leurs propres muqueuses pour se satisfaire... C'est un rêve que nous faisons souvent, de ne savoir où faire cours, ou bien quand, deux horaires ou deux lieux se chevauchant. Nous errions dans les couloirs par classes entières, je giflais un passant, « Tu n'avais qu'à ne pas être là ! » L'école s'effondre et coule comme un Titanic. Plus personne ne veut de mixité sociale, qui est un leurre. Et plus seront fortes les protestations, plus les choses s'accentueront : personne ne peut rien contre les mouvements populaires spontanés.
Descendre ainsi à son tour l'escalier qui ne manque jamais, apercevoir un arbre gisant là de tout son long, déraciné par la tempête à travers une baie, et s'exclamer, toujours prêt à faire un bon mot : « Tiens ! Lebranchu ! » (Marylise, née Perrault, ministre de je ne sais quel redressement, reconduite, ou non?) -mais les disciples que je traînais ne connaissaient peut-être pas cette obscure dame. En tous cas, ils riaient, en se forçant un peu. Comme chez Ruquier. Est-ce que mes cours ne ressemblaient pas très précisément aux émissions de Ruquier ? ...sors de ce corps...
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Comble de l'agacement : avoir acheté, à prix d'or, une cuiller en argent ; s'apercevoir d'un grave défaut de fabrication, quoiqu'elle ait pénétré entre les lèvres de je ne sais quelle reine de Navarre (Marguerite ? la reine Margot?), et se voir refuser son remboursement, par Monseigneur l'Orfèvre lui-même, Maître Silberschmidt, d'un air et d'une lippe dédaigneuse ? Nous allons errer aux alentours de la Madeleine, sans nous résoudre à rentrer chez nous. « Tu ne seras jamais heureuse avec cet homme » (« tu ne jouiras point vaginalement »), « car il ne sait vraiment s'il est homosexuel ou non ». Exact. Pourquoi faut-il que ce soit si difficile de « faire HJOUIR une femme, alors qu'il faut alterner tendresse et passion, délicatesse et fermeté ?
Cocktail intenable ! Elles non plus ne veulent pas rembourser ma cuillère. The spoon : position d'étudiantes lesbiennes en Californie, en Pennsylvanie – on se frotte le clito, lèvres bien écartées, sur les fesses de sa partenaire. Ensuite, elle en fait autant sur les vôtres. Ô bienheureux mugissements de plaisirs ! Ô ridicule de l'homme qui s'exprime ! ni sexe, ni prime... Ce soir, réception chez les parents : les Schmonim. Il va falloir bien se tenir. Un grand Alsacien blond avec une musaraigne arménienne, à long nez pointu très spirituel, qui darde ses petits yeux en boutons de bottine et rit si voluptueusement... L'enfant se fait chier pendant ces visites. Il faut toujours qu'il se tienne bien, tout au long de la soirée, après une longue, longue journée de classe.
Mieux vaut feindre le caprice, et se tenir tout invisible derrière le gros fauteuil rembourré. Personne n'y est assis, les adultes occupent les autres sièges. Même si l'on vous a trois fois découvert, ça ne prend plus : ils savent où vous êtes, rangé là derrière le dossier, respirant les doux acariens ; ils ne prennent plus la peine de subvenir à ce qu'ils appellent vos « caprices ». Vous vous en foutez : ils vous laissent tranquilles, et vous pouvez rester là en toute quiétude, livrés à ces intarissables rêveries d'enfant : jamais elles ne leur font défaut. Le père et la mère sont très jeunes ; ils vous ont eu à la fleur de leur âge. Comme ils sont en forme, comme ils brillent ! Les Schmonim , férus d'opéras (ils possèdent des abonnements) comparent les mérites de Petitbon et de Nathalie Dessay, des ténors Villazón et Roberto Alagna : « Et comment les reconnaissez-vous ?
- A la voix, à la voix ! » Les Schmonim sont ravis, ils étalent leur spécialisation, vos parents ne savent reconnaître que les artistes de variété. Offrir des coffrets d'opéras aux Schmonim ne servirait de rien, parce qu'ils les ont tous, du moins les meilleurs. Ils risqueraient de tomber sur la Joan Sutherland, qui dans ses derniers enregistrements « se battait » littéralement « avec sa voix » : comme un adolescent qui mue, c'en était presque douloureux, quand la Stupenda passait d'un registre à l'autre. Et vous, dans ce COLLIGNON « NOX PERPETUA - DEVELOPPEMENTS » 32
dos de fauteuil, vous avancez dans votre bienfaisante somnolence. Combien de lundis soir avez-vous passés là ? Jusqu'au soir où le grand fauteuil sombra dans la boue. C'était d'abord imperceptible. Puis il fallait se rendre à l'évidence : la boue cernait ses pieds, atteignait vos genoux sur le sol, et vous absorbait vite en un gros maëlstrom où bientôt plus n'était question de fauteuil ou de Joël Malcom, juste un tourbillon d'évier. Or, chance incroyable, j'ai répéré dans cette espèce de siphon une faille de la largeur d'un homme, où j'eus l'immense chance de pénétrer au second tour de cylindre : et me voici dans un asile, où parvient à peine le bruit de l'eau boueuse. Il se trouve là des livres en quantité, dans une pièce également circulaire, mais immobile, cette fois ; alors, par une porte incurvée, s'introduit dans ce lieu un de ces petits vieillards à culottes nouées au jarret, puis une petite fille traditionnelle de mon âge, avec de larges enroulements de cheveux sur la tête.
Nous nous mettons à lire, devisant à mesure des pages que nous avons sous les yeux, et l'on vient nous servir le thé, plus léger pour la demoiselle. Sentiment d'un bond en arrière de plus de deux cents ans...
51 02 17
En des temps fort lointains d'abondance, nous avions encore, Clotilde et moi, les moyens d'entretenir une voiture particulière, et même, de pousser jusqu'en Espagne pour nos promenades. Nous n'étions pas encore en retraite, mais jouissions de fortes vacances. Il existe donc en ce pays-là de petites routes isolées, non point tant sinueuses ni ombragées qu'en France, mais tout de même agréable : on se sent en Espagne, c'est là tout l'essentiel. Mais rien ne reste jamais pur : le rétroviseur montre une espèce de caisse nommée « 4 L », pataude et jaune vif comme celles de la poste française. Voici la caisse qui nous double, et nous bouche la vue ; en voici une autre, COLLIGNON « NOX PERPETUA - DEVELOPPEMENTS » 33
qui nous bloque les arrières. Nous doublons la première, et le jeu se complique, en sauts de puces : tantôt nous voici encadrés, comme par de minables motards, tantôt les camionnettes nous précèdent, tantôt elles nous suivent, comme si nos trois véhicules obéissaient à quelque règle mystérieuse de petits chevaux (vapeur). Je repasse devant, mais sans pouvoir semer personne, tout excès de vitesse restant inenvisageable ; toujours oscille devant moi l'un ou l'autre de ces culs jaunes, ou les deux. Finissons-en : virons d'un coup sec sur le premier chemin de terre à gauche, à demi-couvert d'herbes.
Aussitôt nos poursuivants nous suivent, et dans un triple freinage, tout le monde stoppe. Tout le monde descend. Ce sont des uniformes de postiers français, ou de gendarmes également français : que font-ils donc en terre espagnole ? Personne ne nous demande le moindre document. Nos poursuivants se montrent visiblement désappointés, en particulier une de ces femmes qui font professsion de police. Il se peut qu'on nous ait confondus avec de véritables malfaiteurs, peut-être des pilleurs de postes ? Pourquoi faut-il que nous soyons arrivés dans une vaste demeure, où nous fûmes très bourgeoisement reçus, avec force boissons rafraîchissantes ? Etions-nous attendus ? Les gros culs jaunes servaient-ils d'escorte, aussitôt évanouie ? Nous sortons verre en main de cette vérandah récemment construite, et le parc nous accueille. Je savais bien que ma psychiâtre avait les moyens. C'est elle la propriétaire. Elle nous suit avec une satisfaction non dissimulée. Répète un peu trop que je suis « guéri », terme ambigu qu'elle emploie non sans causticité.
Mais tout a une fin, y compris ce parc : après une savante courbe encombrée de buissons, l'allée nous mène tous les trois vers le portail de sortie ; aussitôt, c'est la rue, fréquentée, pourvue de trottoirs et des automobiles qui les séparent. Nous posons sur une tablette creusée dans le mur nos trois verres à cocktails et poursuivons notre marche ; mais le peuple nous entrave de partout, et nos propos se perdent dans ces va-et-vient. Clotilde, qui décidément ne sait pas, ne veut pas s'adapter, tire de sa poche ce que l'on appelait alors un game-boy, que tous les ignares affublaient invariablement du genre féminin : « une » game-boy, « console portable de jeux vidéo ». Ne voila-t-il pas que notre psychiatre, à qui nous confions tous deux, faisant fi de toute déontologie, nos destins mentaux, admoneste, gourmande, morigène en public mon épouse ?
Ceux qui nous entourent et vont et viennent comprennent peu de français ; mais tout de même ! se voir ainsi rappeler devant tous qu'il lui faut, comme je l'ai fait, d'abondants exercices de jeux de mots et d'associations d'idées à la freudienne pour guérir à son tour, c'est plus qu'il n'en faut à ma tendre moitié, qui lui fout son Nintendo à la gueule et disparaît avec moi dans la foule : même en Espagne, la surveillance continue. Il nous faudra pousser jusqu'au Maroc, ou même, aux îles du Cap-Vert.
51 02 22
Je commence à faire l'amour avec Elizabeth Taylor, très jeune, mince, souple et
ferme. Faire l'amour avec Elizabeth Taylor, morte en 2011 d'une tumeut cérébrale. Son crâne était chauve et bosselé, elle avait revendu tous ses bijoux, distribuait fleurs et caresses aux enfants malades, car même les Etats-Unis ont des enfants malades. Et je l'avais là au-dessus de moi, faisant comme les femmes aiment faire, mais n'a-t-elle pas dit aussi que les plus beaux bijoux pour une femme était d'avoir les deux genoux derrière les oreilles ? Elle se tient au-dessus de moi et fait avec ses bras les mouvements serpentaires des danses égyptiennes. Je n'aurais rien à faire qu'à me laisser bouffer, aurais-je peur, est-ce que je pourrais tenir ? L'homme est inquiet quand il baise.
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Il est rare de baiser sans souci, dans la plus parfaite détente. Subsiste toujours l'inquiétude du désir : comment le maintenir ? que peut-on bien inventer pourqu'il susbsiste ? Certaines femmes sans doute aussi doivent éprouver cela. Ne serait-il pas mieux, plus expéditif pour l'homme, de se faire trouer en attendant que l'autre se soit assouvi ? Nul effort à faire alors, et le sentiment d'être utile, et la gratitude qu'on éprouve d'avoir donné au lieu de prendre, de ne rien devoir à personne. On n'a pas besoin de bander du trou du cul. Si tu cesses de bander, ou que tu envoies la sauce avant la fin de la femme, ce sont des désolations internes, sans fin. Rencontrer le Mormon dans la cage d'escalier, une de ces grandes envolées de marches terminées par un coude haut-perchée. Partout comme des acrobates inhabiles des lycéens des deux sexes parcourent de haut en bas cet accessoire de studio ; mais la rampe, et les marches, témoignent d'une grande saleté. Le Mormon manque de gaîté : « Comment ! murmure-t-il ; me faudra-t-il abandonner toute cette jeunesse qui court sur les marches ; à ceux-ci j'étais habitué. Je commençais à tisser des liens. Le nouveau poste où je suis appelé me réservera-t-il d'aussi puissantes et abstraites étreintes ? » Nous avons compati tous les deux en éphémère communion.
X
« Messieurs, Voyant le nombre assez considérable de sottises et d'insignifiances qui se publient, je ne me sens pas inférieurs à leurs minces mérites. C'est pourquoi j'aimerais que vous reconsidériez votre position. Je ne demande pas de jugement ni COLLIGNON « NOX PERPETUA - DEVELOPPEMENTS » 36
d'appréciations, conscient plus que quiconque de mes faibles mérites et de mes grandes faiblesses. Mais il me suffirait de prendre place à votre table, de participer si peu que ce fût à ce grand festin des vanités, même s'il ne restait pour moi qu'une écuelle en bout de table. Je vous en serais infiniment reconnaissant. »
Amen dit le Mormon. Nous rejoignîmes alors un chantier, à l'extérieur, où s'agitaient des êtres d'une tout autre espèce : des éboueurs, à en juger par leur tenue, et leur involontaire saleté (disons plus dégueulasses les uns que les autres) triaient artisanalement sur une longue table en plein air les chiffons et les morceaux de bois visiblement récupérés dans une décharge voisine. Nous nous sommes approchés avec curiosité. L'un d'eux alors manifesta le plus grand intérêt : il avait repéré ce que les autres cherchaient tous ; c'étaient des débris humains, qu'il examinait avec la curiosité la plus professionnelle : non pas des mains, ni même des yeux, mais des traces que ces gens-là, et eux seuls, pouvaient identifier, isoler : dépôts de sérums, traces de pus et de sanies.
Cet homme entreposait les restes ainsi repérés dans une espèce de poche, de marsipos, ménagée dans le tissu d'une hanche à l'autre sur son giron. Mais indépendamment de ces petites trouvailles, toute l'équipe s'amusait en chœur d'une bourde : « La France a six millions d'habitants, l'Algérie trois » - qui pouvait bien avoir proféré une telle imbécilité ? ils s'en rejetaient tous la
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responsabilité – d'abord, c'était plutôt le contraire : trois pour la France - « mais non, c'est aussi con dans un sens que dans l'autre ! » Ils ne se cherchaient pas noise, c'était une équipe soudée, hilare et bon enfant. Le Mormon et moi, discrets, nous tenions un peu à l'écart, tâchant de ne pas faire voir nos vêtements ou nos physionomies d'intellectuels ; ainsi, nous étions donc enfin parvenus à ces fameux soixante ans, précédant de si peu les sécrétions de nos corps juste bonnes à jeter ?
Nous avons donc rejoint à pas lents le lycée où l'administration nous avait toléré un logement, aménagé dans une vaste salle de classe inutile, au sein des préfabriqués : il faut avoir connu ces bâtiments recouverts de pArielleaux sandwiches, branlant sous les galoches des gamins – notre fille nous attendait tous deux. Elle avait étalé sur le seuil, elle aussi, divers déchets animaux : l'idée venait de moi. « Pourquoi n'essaierais-tu pas de trier les diverses crottes de chat laissées par notre animal favori ? par formes, par couleurs, que sais-je ! » Elle avait pris cela au sérieux, avec la gravité qu'elle mettait toujours en toute chose. Alors je sentis dans ma paume que je laissais pendre la patte du chat, qui miaulait avec désolation : toutes ces merdes lui avaient été dérobées, au sortir même de son corps, avant qu'il ait pu même procéder à leur enfouissement rituel en litière, avec de grands ramassements circulaires, comme ils font tous, afin de dissimuler leurs traces, et de rester propres.
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X
C'était pour moi le temps de partir en voyage : une dent me tourmentait, et je ne connaissais qu'un seul homme capable de mettre fin à cette torture ; il habitait au cœur du Périgord, et me voilà parti. Ma fille et le Mormon me firent leurs adieux : nous nous reverrions peut-être, en ce monde ou dans l'autre. Le soir même j'arrivai dans ce petit village où m'accueillaient mes parents. A la poste (en ce temps-là, elle s'occupait aussi des téléphones), la queue est considérable. Puis je me suis avisé qu'il y avait des cabines en plein air. Toutes sont occupées. Juste à ce moment, venue d'un guichet, une grosse voix d'employé m'apostrophe : “Vire-moi la grosse là à gauche et prends le combiné”. La grosse en question est magnifique, grande, blonde, walkyrienne. Elle est en larmes : « Allô . Allô ? » On pouvait, on peut toujours se faire appeler dans une cabine. «Je peux rester avec vous , j'attends un appel. » Je téléphone devant elle au 8 503 : ce numéro correspond-il à quelque chose, aux Etats-Unis ?
Ou bien, j'appuie sur le code « ECOUTEZ » ? L'équivalent de « décrochage » ? Le 8 503 me restitue une bande-son. Deux hommes discutent, là dans le tuyau, sur le statut du journalisme. Je ne vois pas en quoi cela peut me concerner, quoi que j'aie moi aussi, bien entendu, mon opinion sur la question. Qu'est-ce que cela signifie ? L'appareil m'envoie une bonne décharge d'au moins 140V dans les doigts, au moment où j'appuie sur la touche « ECOUTEZ » - « prenez la communication » ! J'abandonne. La mécanique de mon automobile, au moins, ne me trahira pas. Le soir tombe. La lumière du paysage devient magnifique, cela ressemble aux brillances des photos électroniques.
Mes douleurs se sont apaisées, par l'effet du crépuscule. Donc, au lieu de consulter d'urgence (il faudrait faire un crochet jusqu'au Lot-et-Garonne), je poursuis mon voyage. Mes explorations restent micoscopiques. Mes dents attendront, je ne serai pas esclave de mon
corps (pauvre bête, un jour tu n'auras plus que lui, dans ton lit, la mort au-dessus). Mon proviseur attendra lui aussi : je suis resté absent deux jours ! Disons : juste la dernière heure des deux jours précédent. Les enseignants sont fatigués en fin de journée. Tous les métiers sont fatigants. Les syndicats se sont tus sur le sujet . Au retour, je devrai me faire excuser par le proviseur. Est-ce bien nécessaire. Une autre fois je m'étais excusé, pour une journée entière : personne ne s'en était aperçu...
Le lendemain, après une excellente nuit dans un de ces petits hôtels que j'affectionne, l'obsession du téléphone me poursuit. La disparition programmée des cabines publiques m'obsède : après tout, qui peut prouver que chacun désormais possède son téléphone cellulaire ? La cellule existe encore, concrètement, dans une cour d'école : l'école est mon métier. Cette cabine transparente fut installée là, mieux vaudrait dire bricolée, par de grands élèves particulièrement doués, ainsi que motivés. Sont-ils là, dissimulés dans la cour ou le paysage environnant, malgré les congés ? Veulent-ils vérifier si l'on utilise leur invention ? L'identité des utilisateurs ? La chose n'est pas impossible.
Mais ils sont très doués, ces petits ingénieurs de dix-sept ans ! La partie supérieure du combiné présente un infernal écran électronique ! Un homme, avant moi, composa un texte indéchiffrable, grâce au « Traitement de textes » ! Cet homme, c'est moi. Je suis déjà venu ici, j'ai utilisé cet appareil, peut-être au hasard, sans doute même, et me révèle incapable d'en retrouver le fonctionnement. Et les élèves, les grands élèves sont là : ils me regardent avec bonhommie, un peu narquois, mais bienveillants. Pour le piano, c'est pareil : j'improvise, mais qu'on ne me demande pas de restituer ce que j'ai trouvé seul. A l'aide des touches latérales, présélectionner un numéro : voilà qui est fait, mais comment l'activer ? Avec un sourire narquois et sympathique, un lycéen me tend un bon vieil appareil gris à cercle pivotant : le plus ancien modèle qu'ils aient pu trouver – comme il n'est pas branché, renoncer. Il faut renoncer à communiquer. La communication passera par ces toilettes que j'aperçois au fond de la cour.
Après tout, elles sont constituées, elles aussi, de cabines : une seule, ouverte, déserte, pourvue d'un lavabo blanc. De derrière me répond la voix d'un employé municipal, sortant je suppose du combiné que je n'ai pas tout à fait raccroché : « Que voulez-vous ? » Et à ses vibrations, au velouté voilé de ses paroles, ce ne peut être qu'une voix de moustachu. Le lycéen me tend le combiné : « Estc-e que vous pensez que je dois... » - ma phrase s'arrête. Trop de témoins vraiment. « …et puis non, c'est trop personnel. » La question s'évanouit. Perd de sa pertinence. Peut-être voudrais-je entraîner un de ces jeunes gens là-bas, près des faïences immaculées – il m'a enculé ? Alors retentit, dans un fracas de Jugement dernier, l'éternuement gigantesque et salvateur d'une femme, la mienne : la seule avec laquelle, et par l'intermédiaire de laquelle, je me suis autorisé à communiquer.
Avec ma fille, et son fils, nous dérivons sur une planche de surf. Le naufrage est grave : aucune mémoire de l'accident qui nous a menés là tous les trois. Certaisn débris flottent encore sur les vagues, une tempête s'est calmée, nous évitons ces planches plus étroites, incapables de soutenir nos poids, pas assez dangereuses cependant pour nous déstabilliser si par hasard nous les heurtons. D'après mon estimation, nous devrions nous rapprocher d'Alborán, l'île de Calypso. Si nous ne parvenons pas à l'apercevoir, nous sommes bons pour le détroit de Gibraltar – alors... Heureusement, nous abordons sur une plage de cette île. Des vacanciers, des résidents, nous réservent le meilleur accueil, nous sèchent, nous réchauffent. Notre installation se confirme : Sonia pourrait se faire inscrire à une école très aérée, très propre. Pour ma part, avec une rapidité notariale étonnante, j'achète une résidence sur cette île, de 500m sur 200 : cet homme possède une bonne corpulence. Il me regarde avec une sévérité qui donne confiance. 292 900 francs, dans les 44 00 euros, ce n'est pas excessif. Mais les vacanciers repartis, ne resteront ici que 21 soldats. Pourtant cet homme inspire ma confiance. Et comme il arrive souvent, la surestimation de moi où m'entraînent les bons traitements m'amène à la plaisanterie : je parle de mon étourderie, ou du destin ; ce brave notaire ne m'apporte-t-il pas son aide à récupérer certains objets personnels, échoués sur l'île après moi ?
Le naufrage en effet rejette des vieilleries, laides et encombrantes, comme une vieille paire de baskets détrempées. Il me trouve amusant sans doute, et c'est avec un bon sourire de condescendance qu'il m'amène au rez-de-chaussée, au salon de réception de l'hôtel. Ma fille et mon petit-fils demeurent dans la chambre à l'étage, se reposant de leurs émotions. Savent-ils nos dispositions mobilières, et scolaires ? S'agit-il vraiment d'Alboran ?
De nuit je me suis éloigné sour les cyprès ; c'étaient des arbres impérieux, mais troués, comme celui du trop peu connu Moonlight d'Edvard Munch (1892). Et moi, je pisssais au pied de cet arbre. Il n'y a rien de plus voluptueux que de pisser, la nuit, au pied d'un grand arbre protecteur. Il y en avait d'autres, de la même espèce, formant une allée. Comme je ne pouvais pas me soulager au pied de chcaun d'eux, mes pas m'ont mené progressivement dans une espèce de parc naturel, occupant une terrasse au-dessus de la mer. Un mur de pierre la soutenait, au pied duquel, sur la plage nocturne, mon épouse m'attendait en compagnie de ses amies : notre naufrage, à présent lointain, et plus encore sans doute la propriété que nous avions acquise, nous avaient attiré des sympathies !
Je me suis mis à imiter les cris des nocturnes ; c'était très réussi, d'autres hiboux ou chouettes se sont mis à me répondre, de plus en plus rapprochés. D'autres vies rampaient et grattaient dans l'ombre. Et non pas menaçantes, mais participatives de mon propre destin. Je décidait d'invoques les morts, car il est invraisemblable, impensable, de la plus haute désobligeance, d'imaginer que nous devrions un jour les rejoindre, sans avoir accompli les rites d'approche et de simple politesse à leur égard. Car la matière et l'esprit se confondent, et d'interpénètrent selon des lois qu'il reste à découvrir. «L'occultisme est la science de l'avenir ». Sans que je leur aie donc offert le moindre argent, les morts et leurs esprits sont sortis en troupe compacte d'un cimetière, lointain et invisible, au bout de l'allée.
La déformation de leurs traits, conforme en tous points aux films d'épouvante, ne m'épouvantaient pas, car une certaine beauté en émanait, et l'intention rituelle et parodique en était évidente. Il me sembla opportun et solennel de rassembler tout ce que je savais de langue latine pour m'adresser à eux dans la langue des dieux, langue de l'au-delà. Or, ils m'écoutaient attentivement, mais se rapprochaient, et malgré mon respect je n'en menais pas large, la frontière étant ténue entre les conjurer ou les amadouer. Ils se familiarisaient, et je dus m'efforcer des les congédier. Dieu merci les morts prirent conscience de mon impréparation. ETREIGNEZ-VOUS, LAISSEZ COULER DES LARMES DE DESIR. Ils s'éloignèrent, et de quelle terreur n'eussé-je pas été atteint, pour peu qu'ils se fussent à peine encore approchés ?? NOUS SOMMES DES MILLIONS DE FLAMMES.
Nous étions alors, Arielle et moi (dont le nom est celui de l'esprit de l'air, souffle de la vie) dans une maison de location. Nous l'avions trouvée sur une île très plate, à peine séparée du continent par le Pertuis de Maumusson. Notre ami Claude nous l'avais cédée pour une bouchée de hareng, pourvu que nous l'acceptassions, lui et sa famille, quelques jours dans le mois. La solitude était délicieuse, Arielle dormait sans cesse, et je n'ouvrais pas aux coups de sonnette. Alors, les représentants, nonchalamment, s'installaient au soleil à l'arrière, sur des chaises de jardin. Il suffisait de fermer les volets, de l'intérieur, en faisant le moins de bruit possible ; mais vous pensez bien que c'est impossible, au vu des ferrures bruyantes des gonds et des crémones. Ils faisaient semblant de ne pas nous entendre. Et nous les regardions par les ouvertures dites "en tuile", à travers les vitres ; ils choisissaient de ne pas nous deviner, de ne pas croiser nos regards.
Nous avions aussi peur des vivants que des morts. Je préférais, pour mes commandes, suivre en voiture une petite femme à qui je les passais, d'un véhicule à l'autre, par portable ; elle s'arrêtait alors sur une contre-allée connue de nous seuls, dissimulée par une faible rangée d'arbres : "Venez me voir", disait-elle, "confirmez votre commande à l'intérieur, je ne peux me souvenir de tout, il m'est impossible de prendre note en conduisant !" Je fais semblant de mal comprendre, façon de marivaudage. Elle porte une visière McDonald's. Dans l'ombre au fond de l'estafette un personnage masculin lui souffle : C'est un enseignant. Gonfle les prix. Ces gens-là ont de quoi payer. Je n'achèterai rien d'aujourd'hui : "Attendez." Retournant à ma voiture, j'en rapporte une vieille imprimante que son mari (puisqu'il est question de mari) propose de réparer, mais les bourrages s'accumulent. "Je suis de Lège", me dit-elle, "près du Cap Ferret".
Je lui réponds que j'aimerais avoir une maison sur le Bassin (pour la revoir, pour la toucher, tandis que son époux couvre d'insultes son tournevis), mais que "ma femme tient beaucoup à sa maison de Mérignac – c'est fou ce que vous ressemblez à telle collègue de bureau... - Tu me dragues devant mon mari, imbécile, murmura-t-elle, comment veux-tu obenir quoi que ce soit ?" Et comme j'insiste, elle baisse la voix jusqu'à la rendre imperceptible : "Tu auras ce que tu désires, mais tu seras trop vieux – juste après le seuil de l'impuissance." Et cela se vérifia. J'étais velléitaire, ce qu'elle avait sans peine deviné. Je n'ai jamais su son nom, elle était bien plus jeune que moi, et se moquait tendrement de mes maladresses.
En ce temps-là, je faisais de mes gaucheries un argument de séduction ; mais passé un certain âge, ces procédés se retournent contre le dragueur. Je cherche non pas à mourir mais à obtenir une supériorité de l'esprit qui me permette un jour ou l'autre, avant ou après ma mort, soit de dominer les circonstance matérielles afin de incorporer à quelque chose de plus grand, soit de les changer matériellement par ma volonté. Tous les efforts de ma vie peuvent se justifier par cela.
Il existait en ce temps-là un aspirant dictateur, férocement caricaturé par ses adversaires, qui l'accusaient de toutes les turpitudes et tous les ridicules. Enfant je le connaissais bien, jouant même aux billes avec lui. La dernière fois que nous avons joué à la tic, il était gros et gras et rubicond comme à présent, très laid, bouffi de visage et la voix « pousse-pour-chier ». Mais je l'aimais bien. Passant alors dans des salons ouverts, sans s'être même ablutionné les mains, il m'invitait à le suivre : on y mangeait, on y buvait le thé debout à grand renfort de petits doigts en l'air et de smokings, les femmes à l 'avenant. Qui étais-je, moi, pour m'y introduire ? Pourquoi tant de belles manières, surjouées, contrefaites, pour quelles dignités devrais-je me présenter à tous ?
Mais l'amour du jeu parvint à l'emporter : nous nous sommes assis à une table de tric-trac, mais le tablier représente une carte de France : l'un de nous la voit nécessairement à l'envers. Chacun occupe une ville de France, conçue comme une place-forte, par le symbole d'une petite bille, compacte, en acier. Le jeu consiste, à l'aide d'un bâtonnet également d'acier, à pousser ses propres sphères sur celles de son adversaire, afin de s'emparer de ses villes ou forteresses ; dans certains cas, il est même permis d'utiliser une sarbacane, où les petites billes peuvent se loger ; on souffle, et hop ! Plus d'armée ! Afin de renforcer les lignes de défense, un petit boudin de tissu court d'une bille à l'autre pour les protéger.
Seulement, je manque de la plus élémentaire adresse, mes billes roulantes ou projetées atterrissent un peu partout, se dispersent : impossible d'atteindre l'objectif. Autour de notre table des spectateurs désœuvrés forment cercle. J'essuie quelques railleries, mais sans méchanceté ; après tout, les fameux sbires de Le Pen, puisqu'il faut l'appeler par son nom, ne montrent pas de méchanceté particulière. L'ennui, ce serait plutôt les tricheries du personnage : il tire d'un berceau de poupée bien opportunément placé à sa gauche deux billes supplémentaires dont je n'avais pas l'équivalent, il déplace le jeu lui-même pour lui fournir prétendûment une meilleure assise, modifie sans cesse la disposition de ses boudins de protection, tantôt devant telles billes, tantôt devant telles autres : impossible de me tenir à mes stratégies successives.
Chacun de ses tirs, pour autant qu'il y en ait ! reste précédé d'une interminable réflexion pendant lequel son front se plisse atrocement. Cela manque de l'horloge des tournois d'échecs internationaux. Alors ma foi, plus question de barrette d'acier ni de sarbacane ; avec mes propres doigts, d'en haut, j'assaille vaillamment ses positions et les défais une à une ; rien ne me prouve que cette technique soit interdite. D'ailleurs il ne m'a pas renseigné sur les règles du jeu ; il me répète
que je suis trop jeune, trop bête, mais élude mes demandes de précision, comme si c'était un grand mérite d'écraser un novice. Un valet substitue alors une carte d'Europe à celle de la France, et me remet mes clés d'appartement et de voiture, que j'avais égarées.
Ma situation change alors du tout au tout : je défends toujours une région d'Espagne située juste au sud des Pyrénées, tandis que mon adversaire, bien lointain désormais, se trouve relégué dans la contrée d'Arkhangelsk, en Russie. Tout m'échappe, de la possession des clés à celle des territoires, pour ne pas dire les règles du jeu lui-même : cette nouvelle carte d'Europe est en plastique transparent ; au travers, nous voyons très bien encore par transparence la carte précédente, celle de la France. Et c'est mon adversaire qui obtient qu'on enlève celle de l'Europe, qui embrouille tout, « par égard pour [sa] femme » - en quel honneur ? qu'est-ce que cela signifie ? je serais donc seulement le couillon à qui la valetaille rapporte ses clés, tandis que mon adversaire modifierait à son gré la règle et les accessoires du jeu ? Alors ont retenti les trompettes du Jugement dernier...
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Mon père n'avait pas plus d'autorité. Il ne comprenait pas plus que les autres ce fait indubitable : un mariage n'est pas une conflit d'autorité, mais une collaboration dans un but commun. Peut-être ses interminables vaisselles à la main l'ont-elles amené à se considéré comme soumis. Il ceignait son tablier, comme Courcelles, professeur de faculté, tout en grommelant très fort contre moi, qui devais prendre sa suite plusieurs décennies durant. La vaisselle en effet, mes bien chers frères, avant l'invention du lave-vaisselle, tenait absolument de l'Hydre de Lerne, si même elle ne l'avait pas engendré : c'est un monstre aux cent têtes, dont l'une coupée fait renaître dix autres.
Je ne fis donc ni une ni deux : avisant un bol sale et quelques couverts qui traînaient sur la table, je les ai insolemment jeté sur le sol en gueulant : « C'est toi qui est chiant ». L'audace était forte, jamais je n'avais parlé ainsi à mon père. Je rajoutai quelques grossièretés pour faire bonne mesure et suis ressorti dans la cour. Je découvre alors, à ma plus profonde stupéfaction, que m'attends là, au beau milieu, un autre père, un Noir ! Je regarde ma main, parfaitement blanche, mais cela ne prouve rien. Ma mère aurait-elle eu des velléités de coucheries exotiques ? ...Me veut-il aussi du mal, celui-là ? Sera-t-il
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moins agressif ? Pour en avoir l e cœur net, je lui lance avec force un couteau venant de la cuisine.
Le Noir l'évite d'un mouvement preste du cou ; imaginons que mon autre père, le Blanc, le vaisselier, sorte à ce moment dan la cour, et vienne en renfort contre moi ? je suis foutu ! Alors sans attendre, je déguerpis, monte à ma chambre de l'autre côté de la cour : elle est facile à reconnaître, sa fenêtre éclairée commence à se distinguer dans le jour tombant. Dès que j'y serai, mais ce sera long ! je me barricaderai – le Noir ? il est parti ! Monsieur a dédaigné mon attaque, Monsieur avait « d'autres choses à faire » ! il ne se soucie pas plus de moi que mon autre père, scotché à sa vaisselle ! Insultez-les, attaquez-les, ils ne réagiront pas ! de quoi retourner à l'évier pour de nouvelles bordées d'injures...
Le Blanc, au moins, je ne le raterai pas : avec ses deux mains dans le savon et son tablier de bonne femme... C'est une bonne expérience, une belle démonstration, que j'ai eues là. Je voudrais que toujours les mots coulent en moi comme dans une fontaine, et qu'il me suffirait de puiser si je veux écrire.
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Nous étions à Florence. Uffizi à part, fort mauvais souvenir ; une atroce vague de chaleur prime sur les chefs-d'œuvres. Avec femme, petit-fils et belle-mère pour compléter. Nous logions dans un meublé, aux tiroirs comblés de vieux cahiers d'écolier, les bahuts de vêtements d'enfants ayant appartenu à la maîtresse de maison. Nous sommes donc sortis dans la rue : c'étaient de vieilles maisons, hautes, étroites, comme à Die ; cela grouillait de petits commerces et de chalands. Une ville remontant au fond des siècles : 59 av. J.C. Nous sommes revenus de notre promenade plus nombreux que nous n'étions :
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une autre famille, semblable à la nôtre, apparentée sans doute, aimable et parfaitement francophone, s'était jointe à la nôtre, et nous formions un groupe animé d'une douzaine de personnes, car ma femme était aussi avec nous : «Accompagnez-moi jusqu'en haut de cette côte », disait-elle, « vous écouterez une conférence que je dois y donner » - elle donna l'adresse d'un établissement scolaire (scuola primaria)- mais en vain.
Avant de retrouver nos alliés de Florence, nous avions parcouru depuis Paris une distance considérable, et jeme souviens bien qu'au lieu de faire au plus simple, nous étions passés par Dieu sait quel toboggan routier de banlieue, au-dessous duquel vivaient entassés dans des geôles grillées une quantité de prisonniers : émigrés clandestins en instance d'expulsion ; cela ressemblait, y compris les grilles, à ces énormes bosses de montagnes russes, dans les foires ; après cela, retrouver notre chemin... ! pour le moment, tirant la langue, nous escaladions cette pénible pente, à pied, nous tordant les chevilles dans des bouches d'aération au ras du sol, rendues invisibles par des bouchons d'étoupe : franchement, à quoi pouvait donc bien penser la municipalité ? comment pouvait-on pousser plus loin l'absurdité administrative ?
Nous sommes donc rentrés bredouilles, dans ce vaste logement de location ; les pièces en étaient innombrables : nous allions vivre dans un véritable palais, délabré comme il se doit. Ma mère n'avait pas bougé ; ma belle-mère se jeta sur un canapé ; pour la rafraîchir, je suis allé chercher dans une vieille salle de bain attenante, dont j'entendais fuir les robinets antiques, des animaux sculptés dans le bois : la salle d'eau en effet, outre sa baignoire sur pieds, comportait aussi des vasques à ras du sol, où flottaient divers jouets en forme de canards ou de pieuvres ; sans doute les enfants, aujourd'hui absents, les choisissaient-ils avec soin avant de les emporter dans leur bain. Les toilettes, heureusement, se trouvaient ailleurs, car il n'est rien de plus désagréable de sentir en se baignant sa propre merde mal déparfumée par un simple tirage de chasse : aucun désodorisant n'est suffisamment efficace pour dissiper ses propres odeurs.
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Heureux celui qui ne respire pas, qui plus est, celles des autres ! bref, ma fille avait enfin trouvé chiottes à son pied ; les miennes étaient bouchées : c'était vraiment un vieux palais, très mal entretenu. Les gogues étaient vraiment le grand problème dans ce palais aristocratique. Sonia par miracle en trouva de propres.Les miennes étaient bouchées, obstruées, blindées. Les salles de bain présentaient toutes les étapes de la dégradation, depuis les plus convenables jusqu'aux défoncées envahies de cafards. Quand enfin nous eûmes satisfait aux besoins naturels et aux ablutions, nous arrivâmes bons derniers à la table familiale. Ce fut un grand et long repas. Il ne manquait ni un cousin ni un service. Ni même, divin jeu de mots, une grande partie de Sept Familles ; mais la pioche était dissimulée dans un tiroir entrouvert, et nous devions, l'un après l'autre, deviner au toucher de quel membre il s'agissait, père, fille ou grand-mère par exemple, d'après le découpage de leur figurine respective.
Et même après ce jeu, où les préséances avaient marqué le pas, ce fut à qui aurait l'honneur de nous tenir à ses côtés. L'assemblée ne cessait de croître dans ces grands espaces, par l'adjonction de nouveaux venus, jeunes, dynamiques, parfaitement inconnus. Deux grands escogriffes trentenaires ainsi se présentèrent à nous, moustachus et joyeux. Très vite l'un d'eux s'est relevé, sans que l'on eût pu dire s'il était en grand déshabillé ou en guenilles de luxe, où il s'empêtrait dans un grand discours classique en excellent français ; pas une trace d'accent italien. Et pour ma part, j'étais assis juste en face d'une grande fille sportive et joviale, qui ne cessait de me faire du genou sous la table.
Qu'aurais-je fait, grand Dieu, d'une jeune sportive ! ...il doit leur en falloir, de la course de fond ! et non pas de la frousse de con. Après de telles agapes mondaines et vulgaires, nous avons retrouvé notre couple légitime, gravissant une pente herbue vers une école en hauteur, enfin seuls : Arielle déplorait tendrement que depuis notre arrivée en Toscane, soit une bonne semaine, nous n'ayons pu trouver un seul instant d'intimité, COLLIGNON « NOX PERPETUA - DEVELOPPEMENTS » 50
ne fût-ce que pour nous parler ; mais nous allions enfin y remédier. Quel étrange épisode en vérité de notre vie, plein de bruits et de couleurs, à Florence...
Je cherche non pas la mort mais l'acquisition d'une supériorité dans le domaine des pouvoirs de l'esprit, qui me permette un jour ou l'autre, ante ou post mortem, soit de dominer les circonstances matérielles de façon à les incorporer à quelque chose de plus grand, soit d'acquérir la volonté de les changer matériellement. Tous les efforts de notre vie peuvent se ramener à cela, et se justifier à cela.
« Eh bien, lui dis-je après qu'elle eut achevé sa conférence, revenons à Paris. » J'ignore par quelle aberration ou étourderie nous nous sommes retrouvés non pas sur l'autoroute de Pise, comme il eût été logique, mais sur une route à quatre voies au milieu d'un vaste embouteillage de type « accordéon » : trente mètres dégagés, long arrêt, trente mètres, nouvel arrêt, ainsi de suite jusqu'à plus soif. Notre envie de nous retrouver enfin dans notre vie précédente, avec les commodités d'une vie amoureuse et tranquille, ne devait pas être si intense, car elle m'a oublié, ou j'ai oublié de la rejoindre, après un arrêt hygiénique dans une quelconque station-service. Alors ma foi je la rejoins à pied, d'abord avec succès, sans la perdre de vue ; mais, vous pensez bien, sur autoroute... Peut-être un automobiliste m'a-t-il pris en pitié ? Qu'est-il arrivé ? Pourquoi suis-je en cette chambre, au chevet de mon amie, tandis qu'une infirmière lui passe un gant mouillé sur le front ? « Elle a fait un malaise » : au volant ? Elle aurait survécu ? J'assiste à ses soins ? Une aide la redresse, entreprend de la nettoyer.
Dans ce mouvement, ses deux seins dépassent la mince barrière du corsage d'hôpital. Ce n'est ni déchéance ni laisser-aller ; je les trouve agréables à regarder, même partiellement, dans leur rondeur de gros yeux qui roulent. Mais si les seins s'exhibent,
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minimum d'information de la part du personnel : origine du malaise, temps de récupération, motus. Qui sont ces gens qui viennent la visiter ? Une grosse s'agite, mère juive et chapeau à voilette. D'autres, hommes et femmes. Qui peut la connaître ? Je ne suis donc pas tout pour elle ? Un couple de sexagénaire, la femme en bleu ; ils n'ont pas un regard pour elle mais s'entretiennent du plus sérieusement avec l'infirmière. Ils obtiennent assurément plus de renseignements que moi : la patiente ne serait-elle pas mieux indiquée pour ce faire ?
Il me faudra donc passer la nuit (combien de nuits?) dans cette ville inconnue. Aucun lit n'est prévu, je ne suis pas la mère d'un enfant malade. « Il ya des hôtels dans le quartier », merci infirmier, tous me considèrent comme un poids mort. Alors voilà, je sors à pied, à la recherche d'un hôtel. Dans ce quartier d'hôpitaux, il n'y que des rues droites, des murs et des résidences dépourvues de tout intérêt. Puis d'un seul coup, ça arrive dans les villes, surtout espagnoles, une rue semi-piétonne (les voitures sont au pas), qui s'arrête net : deux bornes, et le plateau plonge sous vos pieds ; en face, au même niveau, sur trois autres meseta symétrique, la fantaisie d'un urbaniste a dressé trois structures métalliques, dont l'usage reste problématique.
De plus, un immense bâtiment pose un pied sur chacun de ces rochers : c'est une église tripode, magnifique, d'acier luisant. Cela ressemble, pour ceux qui s'y connaissent, au Patineur de César. Et comme je suis là, bouche bée, je m'aperçois que d'autres également admirent ce chef-d'œuvre, accoudés au même balcon : en banlieue, la créativité ontemporaine a plus de liberté tout de même. Je demande la ville où je suis : « Colleville ? » C'est tout récent, cela vient de sortir de terre ? Il existe bien, dans le Calvados, un petit village ainsi nommé. Personne ne répond. « Il y a trois autres Colleville, ou quelque chose d'approchant, dans le Calvados », me dit-on enfin. Et mon interlocuteur de se répandre en considérations étymologiques fastidieuses. COLLIGNON « NOX PERPETUA - DEVELOPPEMENTS » 52
Poliment, je le remercie. Toujours pas d'hôtel. Ma foi, je me lance : il suffit de tirer de ma poche un long document de papier, où figure une non moins longue déclamation. Tantôt de la prose, tantôt des vers. Des badauds s'agglomèrent, portant ma foi plus attention à mes revendications (je me souviens seulement qu'elles étaient agressives) qu'aux sculptures dans mon dos. J'ai composé cela jadis, avant mon voyage, avant mon existence, et cela m'est venu assez vite, en plusieurs langues : une sorte d'Esprit Saint ; une seule langue me résiste encore : le portugais. J'ai reconnu dans l'assistance trois grands barbus lusitaniens, collègues de radio, bien plus capables en langue française que moi dans celle de Camõens. Et tous les jours, à la même heure, je ressors de ma chambre d'hôtel enfin découverte pour imprégner les touristes de passage de mes compositions...
Alors, dans les rues, je déclame. Je déclame sur celle que j'ai perdue, qui n'a plus sa conscience, et je me rends compte que la vie est bien la vie, qu'il n'y a pas de rechange, même dans nos têtes. C'est une douleur jusqu'à l'étourdissement, les passants m'écoutent un instant, et ne voyant aucun chapeau d'aumônes au sol, voyant que je marche encore, repartent à leur vie ; c'est de la prose, ce sont des vers, c'est de moi ou d'un autre, c'est d'une langue ou d'une autre, français, polonais, tüütsch de Suisse... le tout très beau, très cadencé, abusrde ou merveilleux, ou les deux. Mais je proteste, contre la beauté de la vie, sa brièveté, son absurdité, en effet.
Un homme sur le trottoir s'arrête devant moi ; il me demande avec accent de lui déclamer quelque chose, n'importe quoi, seja o que for, en portugais – honteux soudain, je m'arrête : je n'en sais pas un mot. Le portugais, je le lis, avec difficulté – sans pouvoir en articuler un mot. Il soulève sa casquette et s'en va, déçu. A peine a-t-il fait dix mètres qu'il se heurte, sur le trottoir, à un compatriote, qui le gratifie avec talent d'une grande tirade de Pessoa. Quelle joie illumine alors son visage ! J'accélère
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vers lui, vers eux, qui se fondent dans la foule des passants, tandis que je me heurte à mon tour – c'est la journée des folies ! - à mon épouse, descendant précipitamment les marches de l'hôpital : ce n'était rien, le choc passager, l'émotion, la suspension des fonctions vitales, mais elle est là, retrouvée, intacte.
Il ne me semble pas que l'émotion se lise sur mes traits avec autant de netteté que devant l'auditeur portugais de naguère. Suis-je à ce point dépourvu de sensibilité ? Mon Dieu que de sottise... « Oui », me dit-elle, « j'ai tout entendu ; cet ouvrier t'a mis en difficulté, Ghislain m'en est témoin. » Ghislain : ce petit caniche humain qu'elle avait apprivoisé, l'accompagnant jadis en tous lieux jusque dans son lit, frisé, pomponné, maniéré, qui revient dans nos vies, sans avoir crié gare... Que vient faire ici Fanuc, mon metteur en scène, qui m'inspecte en public et me rajuste mes effets, reboutonne mon col, pour une première... C'est une scène que ce trottoir, le projecteur n'est que le soleil, l'acteur ignore son texte, récite ou improvise en dépit du bon sens, pourtant, je me sentais si bien, au sein de la foule qui défilait, si indifférente, si protectrice, en accord total avec un ensemble qui nous englobait tous...
Fanuc ne se lasse pas de me tapoter partout, des épaules aux genoux (il s'incline) : « Mon vieux, tu es plus soigné maintenant, plus moderne (il désigne la foule), plus en phase. » Qu'il cesse de m'effleurer. Arielle et Ghislain forment à côté de nous un petit couple ridicule qui discute avec animation sur un point de mise en scène, ils sont de petite taille, mon rival secoue ses bouclettes en élevant le ton, rien ne peut distraire le courant humain qui défile et s'enroule comme un tourbillon sur l'Amazone. Nous nous rabattons sur la terrasse d'un café : tel un banc de sable où s'échouent les débris fluviaux. « Je viens rarement », s'écrie Ghislain de sa voix de tapette, « vous savez que j'ai déménagé ? »
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Certaines personnes parlent avec une telle intensité, leurs paroles percent à ce point le vacarme, que nul ne peut ignorer un détail de ce qu'elles émettent. Ghislain est de cette trempe. Il va s'en prendre une. Sur le guéridon de terrasse je tripote les cendriers avec une rage contenue ; Arielle me les ôte des mains sans cesser de prêter l'oreille à ce verbiage ghislainien. Je me lève. Au comptoir, je demande une chambre. « La 302 monsieur, voici la clé ». Ils viendront bien me retrouver : ils se demanderont où je suis passé, le personnel viendra les informer : « Chambre 302 ». Malgré notre retard, il faudra bien qu'Arielle, au moins, monte le retrouver. Nous serons en retard, mais de quoi ?
Où allions-nous ? Que se passerait-il si nous n'arrivions pas ? Serions-nous si indispensables ? Combien je déteste mon temps, comme tousles autres temps, et de combien s'en faut-il que je sois le porte-parole de qui que ce soit ici, Vienne ou Lisbonne qu'importe... J'ai mal refermé derrière moi. Un chat se faufile, seul compagnon, qui me rejoint sous ma couette. Un courant d'air vient tout refermer. Le chat s'agite ; il s'est coincé. J'enfonce ma main et le prend par le cou, entre les épaules, pour me consoler de caresses – mais l'animal me griffe, c'est une femelle, opérée du dos, une vigoureuse femelle pure gouttière, et d'un geste du bras, je l'éjecte. Elle s'évade par la fenêtre et Dieu sait quels balcons ou corniches ; ce fut ma seule visite.
Plus loin, c'étaient les nazis. Vous n'avez pas connu cela. Notre professeur de philo nous disait qu'il fallait toujours discuter. Une voix s'était levée : « Et quand on est coincé entre deux soldats allemands, on esaye aussi de discuter ? - Je n'ai pas dit non plus qu'il fallait être con. » Ma chère, votre généralisation tombe à l'eau. Il en est de même pour tout raisonnement. Nous n'avons qu'un outil imparfait : ne le jetons pas COLLIGNON NOX PERPETUA
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pour autant. Echappons-nous vers le haut, pendant que les nazis nous courent aux talons dans l'escalator : saurons-nous courir galvanisé sur les toits ? Et si un nazi, lourdement armé, se révèle capable d'engager la poursuite là-haut ? Saurons-nous le bousculer par-derrière sans perdre nous-mêmes l'équilibre ? Aurons-nous eu le temps de lui subtiliser une arme de poing, saurons-nous l'utiliser au lieu de ne pas même ôter le fameux « cran de sécurité » ? Le cliquetis, et le bon sens, ne mèneront-ils pas le regard vers le haut, d'où provient le bruit, d'où provenait la poussée ? Or la chance a voulu que parvenu sur le toit par une trappe qui toujours se trouve là dans les récits, débouchant à proximité d'une batterie de cheminées, nous nous soyons transformés en fumée : quel humour, cher Destin ! Et puis je suis redescendu. Les retrouvailles avec notre communauté furent fiévreuse. Un de mes coreligionnaires et comédien, Steinmetz (« le joaillier »!) se fit à demi-convaincre par mon récit, où je l'exhortais à recourir à ce moyen, moderne, magique, sophistiqué. Pourquoi donc étais-je revenu me faire piéger dans ce trou à rat où s'entassaient mes connaissances ? Parce que mon récit est faux. Parce que je me suis échappé par d'autres moyens, dont je ne me souviens pas.
Des SS ne se laisseraient pas berner si facilement. Ils vérifiaient tout minutieusement. Peut-être même avaient-ils usé de clémence en me replongeant précisément dans mon ghetto. Ils m'avaient reconduit revolver dans les reins jusqu'au bas des escalators. Et là, sous le dernier d'entre eux, dans l'éclat des chromes, j'avais bien vu qu'on fusillait à plein bras sous les néons. Les clients du supermarché passaient en détournant leurs yeux gris. Les exécuteurs, très jeunes, prenaient bien soin de ne pas éclabousser leurs uniformes flambant neufs. Et j'allais toujours : Schnell ! Los ! combien d'autres avant moi s'étaient-ils rués vers les derniers étages, sans concevoir le piège tendu sur le dernier palier.
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Plus bas notre magasin présentait des escaliers très ordinaires, donnant par le côté sur des couloirs blancs. Derrière une de ces portes, elles aussi blanches, j'attendrais ma sentence. Les portes s'enfilaient à l'infini, mal détachées rue le mur, semblant se gonfler et se mutiplier gar gonflements organiques, l'une après l'autre. Mes gardes, avec humanité ! m'ouvrent alors à ma demande une de ces portes donnant sur des toilettes, ou plutôt un réduit, triangulaire, très obscur dans tout ce blanc, sans la moindre issue ni fenêtre. Et moi, voyez jusqu'où descend l'esprit : j'imaginais (une fois de plus) qu'ils seraient imbéciles au point de m'oublier là, de ne plus savoir derrière quelle porte j'étais en train de pisser ; alors, profitant de ce qu'ils auraient le dos tourné, ou descendus sans y penser de quelques étages encore, je m'évaderais !
Qui se représente exactement les ravages que peuvent exercer les bandes dessinées sur le cerveau d'un jeune juif imaginatif ? Mon appréhension n'y résiste pas : par terreur d'une telle angoisse, je me livre, ou je meurs. Certains peuvent penser qu'il suffisait de m'éveiller – c'est bien ce que je dis.
Parfois, mes nuits sont plus calmes.
Parfois, mes nuits sont plus calmes. Il m'arrive de séduire. Mettons que j'écrive à une femme. Pas n'importe laquelle : celle qui enseigne l'histoire à ma nièce. Une boulotte sympa, bouille ronde et cheveux frisés, comme Juliette ou Zouc. Elle a reçu ma lettre où je la supplie de m'aimer. C'était ma foi bien ridicule, et ma mère a intercepté cette lettre, dans la poche de mon pantalon avant que je le mette. Elle m'a engueulé, disant que je méritais mieux que ces filles de campagne, et que je rencontrerais des fiancées bien plus intéressantes, socialement, que ces futures secrétaires populaires. La boulotte frisée me considère avec une grande sympathie, prête à passer sur l'expression outrée de mes désespoirs emphatiques. Elle ou une
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autre, je m'y dévouerais de toute mon âme, pourvu qu'enfin une femme daigne m'accepter. J'étais en effet comme cela. En toute vanité, j'espérais mieux, mais quelle fatuité ! quelle arrogance ! Combien la pleurnicherie va bien de pair avec la plus crétine vanité ! Pourtant je l'avais vue, cette petite grasse, peu favorisée par la nature mais si fraîche, si avenante !
Et comme elle et moi allons vite en besogne, nous nous retrouvons rapidement tout nus, l'un à côté de l'autre, mais dans le hall du collège : quatorze heures, les collégiens ne vont pas tarder à récupérer leurs cartables qu'ils ont entreposés là, tout autour, sur cette sorte de plate-forme où l'on nous verra de partout. C'est alors que je ne trouve rien de mieux à faire que de lui montrer, tirée de mes habits, une photographie de ma femme, qui, elle, est admirable, n'est-ce pas. Ma boulotte actuelle ne peut s'empêcher de s'exclamer : « Belle architecture ! » La photo date cependant d'une bonne dizaine d'années. On aperçoit près de mon épouse une autre femme, au visage masqué par un défaut du cliché : tout est comme replié, à la façon des portraits de Bacon. « Pour le mec, je ne sais pas » ; mais elle regarde mieux : « C'est une femme ». J'aurais bien voulu faire croire que mon épouse désormais fréquentait un autre homme ; raté.
Ou drague en lesbienne ? Je ne récolte qu'un sourire narquois. Il lui semble bien que j'ai seulement quitté le domicile conjugal pour quelques jours. Pourtant elle m'accepte, elle comprend tout. Même grosse, elle a déjà reçu des bites. Elle se tourne alors en levrette, à peine l'ai-je en partie pénétrée que j'éjacule comme un porc, un malappris. Tout est faux et niais dans mes réactions. C'est un résumé, un condensé, de tout ce qu'il ne faut pas faire dans un rapport affectif et amoureux. Alors survient le principal. Car nous étions à découvert, les culs nus, celui de la femme dépassant le mien. Il ne se fâche pas, le principal, il ne se met pas à brailler. Lui aussi manifeste COLLIGNON NOX PERPETUA
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une grande compréhension. Il se passe le doigt sur la moustache et murmure : « Vous éprouvez donc un sentiment pour madame... » - il cherche le nom. Comment pourrais-je nier ? voire, éviter les complications, les sanctions, qui ne manqueront pas de tomber ? Car asssurément ce dépositaire de l'autorité ne pourra que réagir, tôt ou tard, en fonction de sa fonction, justement. Je réponds donc « Oui ». Or, voici que mon supérieur administratif tire de sa poche un papier officiel, qui me monte en grade ! Pour avoir tronché en public, et en levrette, me voici promu ! Un collègue en costume vert descend l'escalier vers nous, et lui aussi arbore un sourire ! Mais tout l'établissement sera bientôt au courant ! C'est pourtant bien ce que nous voulions tous deux ? le fou et la grosse moche sont parvenus à se rencontrer, à baiser, mal mais publiquement ! se sont exhibés ! les autorités, l'opinion publique nous reconnaissent !
Nous rassemblons alors nos vêtements, parmi lesquels des pyjamas (que faisaient là ces habits de nuit ? les portions-nous dans des valises avant d'en arriver là ? c'est en vêtements de nuit qu'on baise, voyons, puis on les ôte, puis on les remet ! D'autres personnes accourent à notre aide, ils s'affolent, agités de mouvements autonomes, venus de l'autre monde, celui des normes de la normalité, pour nous venir en aide! - mais trop tard : c'est l'heue, pour les élèves, de rechercher leurs cartables. Comment ces masturbé(e)s chroniques vont-ils réagir ? Présenteront-ils le même degré de tolérance, d'urbanisme, de simple politesse, face à nous deux qui nous en sommes si inconsciemment, si cruellement dispensés ?
Nous nous rajustons, ma partenaire se reboutonne le corsage dans mon dos, lequel ne parviernt pas à la dérober aux regards. Je me retrouve seul, comme tout homme après le coït. Il faut bien que je traverse la cour, afin de rejoindre ma classe, qui doit m'attendre. C'est une petite cinquième qui déclenche tout : « V'là le fou ! » Le fou : toute mon enfance, toute mon adolescence, toute ma vie, j'ai entendu ce
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qualificatif. Une horde d'élèves me suivent, sans grande conviction, parce qu'il faut bien de temps en temps mener un chahut. Mais avant de marcher, tout de même, je me suis tourné vers la petite conne pour lui rétorquer : « Fou, oui, comme dans la famille de ton père ! » Et sans intervention de la police, ni de la presse, mon cours s'est déroulé dans l'indifférence pédagogique la plus générale : tous m'attendaient sagement, tout mon savoir a été transmis.
Un collègue ensuite, Rouchy, qui a « fait l'Algérie », m'aborde à la sortie de cours : « Tu sais, la petite de tout à l'heure : elle n'a rien compris à ta réplique ; d'ailleurs tu ne connais pas du tout la famille de son père. La petite élève n'a rien compris à ton allusion. Pas vexée du tout. Elle s'en vante au contraire. (Et vous savez ce qu'il m'a répondu ? etc.) Et c'est ainsi que j'ai baisé sur une grande plate-forme en bois, sous le regard des cartables tout autour, Madame T., professeur d'histoire de ma nièce.
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Il existait dans notre cour d'école, à Nouvion, une cabine téléphonique. C'était l'une des premières installées dans le département. Elle devait servir aux plus grands élèves à communiquer avec leurs parents, pour les rassurer : « Où es-tu ? Que fais-tu ? » Il n'existait pas de « portables » à cette époque. Et moi, qui n'étais pourtant plus d'âge, mais en qualité de fils de l'instituteur, j'avais utilisé ce téléphone. Dans sa partie supérieure, l'écouteur présentait, déjà, un écran, qu'il m'avait été donné d'utiliser comme « traitement de textes » : mais c'était bien par pur hasard de manipulation. Jamais je n'aurais pu reconstituer les manipulation qui m'avaient permis une telle
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avancée technique ; de même, je n'avais pu refaire ma merveilleuse improvisation au piano, chez Véra. Les jeunes élèves, que je ne connais pas (mes années d'école primaire sont si lointaines!) se pressent autour de moi : vais-je y parvenir ? Je suis si âgé ! Mais leurs yeux restent sympathiques, une longue fréquentation des enfants m'a donné la faculté de distinguer ce qui est insolent de ce qui est plaisant ; ceux-ci ne me veulent aucun mal.
Oui, j'ai sélectionné un numéro ; mais le combiné reste gris, quelconque : où est passé le tableau lumineux ? Tout m'échappe. Ils rient. Juste devant moi s'étendent des cabines de toilettes. Dépourvues de portes. Ce ne doit pas être commode pour eux. Mais il s'y trouve des lavabos : on peut toujours se rincer les mains... « Allô ? » C'est un employé de mairie voisine qui me répond ; à je ne sais quoi de voilé, de légèrement chuinté, il me semble reconnaître une voix de moustachu. « Que désirez-vous ? - J'aimerais... Pensez-vous que je doive... et puis non, l'affaire est trop personnelle ; veuillez m'excuser. » En raccrochant, je me trouve toujours incorrigible : m'imaginer que l'on puisse me conseiller sur une affaire aussi délicate... laquelle, d'ailleurs ?
Au milieu des enfants, toutes oreilles tendues ? Cette question, que j'aurais posée, ne me semble plus si pertinente. Vraiment, je l'ai oubliée, sans exactement savoir ce qui me l'a fait oublier. Peu importe : un gigantesque éternuement me réveille ; il a bien eu lieu, ses gouttelettes me retombent en pluie fine sur le visage : Arielle est près de moi, dans mon lit. Nous sommes si proches, et depuis si longtemps, que même ses sécrétions naturelles ne pourraient d'aucune façon m'écœurer.
Klopotzki dérive sur une planche de surf ; il s'est laissé piéger en Méditerranée, avec sa fille et son petit-fils : comment sont-ils monté à trois sur une simple planche ? Facile : une embarcation, assez
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conséquente, a fait naufrage. Ils se sont partagé cette épave flottante, qui évite un certain nombre d'autres débris. Klopotzki ne saurait dire s'il se trouve des survivants, le voici tout abandonné, chargé d'une lourde responsabilité, bien qu'il ne soit pour rien dans le naufrage. Tout dérive, sa planche aussi ; les occupants gardent le calme. Le courant porte vers l'Atlantique : si ses connaissances géographiques sont exactes, il s'approchent d'Aldeborán, identifiée parfois avec l'île de Calypso.
Mais il peuvent aussi bien se faire entraîner dans le détroit de Gibraltar, qui est d'une grandeur majestueuse, vu de la rive, mais terrible, au niveau de l'eau. Enfin, sous le soleil Dieu merci, la planche surchargée touche une plage, où se pressent touristes et résidents. Ils ont entendu parler du naufrage de cette nuit. Leurs sourires éclatants ménagent un accueil hors pair. Et comme cette île, Aldeborán ou une autre, se trouve éloignée de toute côte, elle possède une école spacieuse et blanche, où sa fille, très jeune maman, pourra se faire scolariser : il faut donc bien que Klopotzki se fixe sur place. Par téléphone, il joint son notaire : non, pour rien au monde il ne voudrait revenir sur le continent, Espagne, France ou Pologne. Il ne désire que débloquer des fonds afin de faire parvenir au notaire du lieu, un gros homme sévère, qui assurément ne fréquente pas les plages, la somme relativement modeste de 292 900 francs, moins de 44700 euros. Allons ! L'affaire est conclue : un bel appartement, dans une résidence, vue sur la mer.
Objectivement, c'est donné. Avec le gros notaire, Klopotzki s'est hasardé à plaisanter sur son étourderie, sur la chance inouïe qu'il a eue de rencontrer cette fameuse planche de surf et d'y sauver ce qu'il a de plus cher : sa fille et son petit-enfant. Les deux hommes, le gros Espagnol et le Polonais maigre, se sont baissés conjointement sur la moquette pour y récupérer de vieilles choses sans valeur : l'émotion, n'est-ce pas, il semblait que ces débris (parmi lesquels une paire de baskets détrempée) devaient protéger les trois naufragés ; c'était tout ce qui leur restait. "Les baskets ? Elles ne sont pas de ma pointure. Elles se sont trouvées là dans l'eau, nous les avons récupérées à tout hasard. "Vous n'en aurez pas besoin, Pan Klopotski, nous n'avons sur cette île aucun club de ce
sport. Vous serez en présence continuelle de la mer, notre île atteignant à peine les 8km²." Nous descendons au bar de l'hôtel, au rez-de-chaussée.
Nous commandons deux Picon-bières... d'importation, en échangeant des plaisanteries.
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Nous faisons route vers la trop connue Otte-Savoie, massacrée par l'accent gascon. Qu'est-ce que ça roule : camions, cammions ! Le ferroutage a décidément de beaux jours devant lui. Enfin nous sortons de cette autoroute, encore ai-je failli manquer une bretelle. Nous arrivons, Arielle, Vincent et moi (mais qui est Vincent, et quelle fâcheuse idée de ménager ceux qui vous survivront) dans une chambre luxueuse qui doit bien nous reposer de nos pérégrinations routirère. La chambre voisine, également très chic, est occupée par une pétasse : non pas une prostituée débutante, mais une prétentieuse ouvrant sa porte sur le couloir, agitant sous nos yeux sa coiffure blondasse mode Marylin 1955, et se renfermant.
Vincent ne s'occupe pas des belles filles. En ce moment, il se plonge dans un grand numéro de Pilote, ce journal qui publiait les premières planches d'Astérix le Gaulois. C'est une pièce de collection : sur papier journal, très grand, dont toute une feuille est occupée par une vaste illustration de pirates : « Les Gau... Les Gaugau... ». Puis la porte du couloir s'ouvre sur d'autres clients de ce singulier hôtel : ils nous le confirment, nous sommes tous prisonniers de ce singulier établissement. Ils ne mentionnent pas « la fille d'à côté ». Ces deux hommes paraissent épuisés. La prison, en réalité, se trouve dans un autre bâtiment. On y torture, d'une façon qui nous laisse perplexes : les prisonniers sont placés dans des sortes de classes, où leur sont dictés des textes, à peu près semblables, mais toujours inachevés.
Au beau milieu d'une phrase, l'exercice s'interrompt ; mais la dictée suivante est la suite du texte. Les élèves forcés reprennent espoir : hélas, à quelques variantes près, le nouveau texte est le même : torture mentale. L'un des prisonniers, dans ce bâtiment voisin, s'est pourtant aperçu qu'il manquait un épisode, car, lentement, comme un infernal motet, l'intrigue progresse. Et s'il manque un épisode, en dépit des répétitions, les plus sensibles à la chose littéraire s'en aperçoivent, estiment qu'on leur manque singulièrement de respect, et souffre d'une frustration bien légitime : à quoi bon s'efforcer de comprendre, si tout est fait pour désorienter ceux qui écrivent sous la dictée ? La situation, « là-bas », va devenir explosive. Restons dans notre belle chambre, ne cherchons pas à en savoir davantage.
51 07 08
En quoi cela nous concernait-il ? Nous restions libres d'aller et de venir, comme des clients ordinaires. Nous avions donc poursuivi, Arielle et moi, notre long voyage. Et nous parvenions enfin dan sla prestigieuse ville de Vienne, drapée dans son éternité. Il existe là-bas un petit cours d'eau, sorte de caniveau aménagé, qui s'appelle comme la ville : la Wien. C'est là que nous étions arrivés, autrefois, rue des Ramoneurs, Rauchfangkehrerstrasze. Arielle et moi nous retrouvions dans une autre chambre d'hôtel, après notre épuisant voyage (ce qui épuise n'est pas tant le voyage lui-même que les étapes qui le parsèment, où l'on se fatigue de se reposer ; nous nous arrêtions tous les 25km, ce qui est pour le moins excessif.
Mais nos curiosités n'étaient pas amoindries. Prenant le frais au pied de l'hôtel, nous avons été intrigués par un bruit de foule provenant d'un haut bâtiment voisin : meeting ou spectacle ? Rien ne l'indiquait, ce n'était qu'un vaste cube gris, très haut, sans enseigne. La solution était si simple que nous n'y avions pas pensé : nous vider de notre air, et ainsi allégés, nous mettre à flotter, à léviter : manque de logique ! n'est-ce pas de se gonfler d'air qui aurait pu nous assurer une faculté d'oiseau ? cependant nous voyons que les baudruches remplies d'air demeurent à ramper, inefficaces, sur le sol ? Il faut aussi évacuer toutes les préoccupations, tous ces vains ornements de pensées qui nous alourdissent sans profit.
Nous parvenons ainsi tous deux à une gande hauteur, à dominer l'immeuble, à dominer même deux mâts, que l'on a dressés là en d'autres occasions festives soigneusement oubliées. Il sont au-dessous de nous, mais nous ne courons aucun danger : en effet Dieu, ou qui que ce soit, dans son infinie bonté, voyant que nous nous rapprochons de lui, ne fût-ce que par l'allègement de nos pensées, nous a pourvus l'un et l'autre d'une auréole. C'est là, au-dessus de nous, à portée de main ; ma foi, nous nous en emparons, et les lançons sur les mâts, au-dessous de nos deux corps d'anges victoire ! Les auréoles encerclent les deux mâts et les dévalent jusqu'à leur pied. Il existe dans les foires de telles attractions, à l'échelle humaine.
Mais nous ne gagnons ni ours en peluche ni sucre d'orge : pour des anges, ou des saints, c'est bien trop facile. Et puis, dans notre éternité, ne disposons-nous pas de toutes les commodités , ne serait-ce que la vie éternelle... Attention toutefois : nous ne sommes pas sauvés, nous ne sommes même pas morts : à la moindre inattention, nous retomberions lourdement sur le sol, nous nous empalerions peut-être. Nous devons faire attention de ne plus faire attention, nous concentrer sur la non-concentration. Il se passe ici de bien étranges mises à l'épreuve : dictées interrompues, lévitations imméritées... Il convient donc de rejoindre le sol avec une infinie douceur. Juste au-dessus d'une voiture de collection : une Auburn Supercharged.
Puis, rechargés en magnétisme, nous nous envolons de nouveau, au-dessus de ce grand immeuble d'où sortaient tout à l'heure, il y a si longtemps, des rumeurs de meeting : un attentat, sans doute, a eu lieu là-dedans : des grappes d'humains, parfaitement affolés, sortent en courant par le rez-de-chaussée. Ils sont en costume d'ouvrier : rassemblement de gauche, assurément. Ils suffoquent, portent la main à la gorge, à la poitrine. « Il y a trois morts ! - Non, quatre ! » La panique est visible. Mais si nous nous laissons gagner, envahir par la moindre émotion, Arielle et moi, nous nous retrouverons au sol, et parmi eux. Merci bien.
Seulement, voyez-vous, nous ne devrions pas nous laisser aller à la panique : c'est une très mauvaise inspiration. En prenant sur nous, nous parvenons à gagner encoe de la hauteur. IL suffit de ne pas respirer, de laisser l'air nousp énétrer par les pores, et nous flottons. Sur les deux mâts dressés devant nos comme de grands poteaux de rugby, nous parvenons à enfiler nos deux Arielleaux : des enants d'Arielle, qu'il s'agirait de sauver de la catastrophe, en les élevant au-dessus de tout et de tous ? En les soustrayant à toutes les vicissitudes d'ici-bas ? Ces poteaux présentent un aspect sinistre, il semble que ce soient de ces échafauds qui jadis suspendaient les roues des suppliciés ; représentez-vous les sinistres échafaudages du Triomphe de la Mort de Brueghel, ôtez-en les roues de charrettes et leurs cadavres, et vous aurez une idée à peu près exactes de ces constructions.
Mission, donc, accomplie ; mais à quoi cela mène-t-il ? À quoi ça sert ? comme disent les enfants et les cons. Nous repartons dans un autre tableau, déplacés sur d'immenses guibolles extraminces, très fragiles, comme des créatures de Dali cette fois : cela vacille, cela poursut vaillamment son chemin de faucheux, mais nous allons toujours, et cela se répète, jusqu'à former une espèce d'éternité.
51 07 12
Le lendemain, mon humble personne donnait des cours d'Arts Plastiques à des adultes. Cela m'est arrivé, en vérité : je touchais pour cela des sommes importantes. En même temps, par un phénomène d'ubiquité inexplicable autrement que par une extrême sottise administrative, je recevais des boulettes de la part de morveux indociles, dans un autre établissement d'enseignement (à cette époque, les ge,ns s'imaginaient encore que le contact personnel avec un maître était indispensable aux transmissions de connaissances : quelle niaiserie ! à peu que les larmes de rire ne l'obscurcissent les yeux... « contact direct »... je vous demande un peu...) - bref ! Il fallait faire face à des ib&ciles persuadés de leur génie ; à la fin de l'année, ils seraient « artistes diplômés ».
Alors, vous pensez bien, se prendre pour un professeur face à des Hârtistes... Ils me chahutaient, tout adultes qu'ils fussent, tous imbus de leur supériorité. Or, je suis à la fois le maître et l'élève ; c'est moi qui dispense le cours, mais c'est moi-même, aussi, qui reçois l'enseignement. Et sur le banc d'arrière, j 'entends ronchonner : « On aimerait travailler, ici ! » Trop de bruit pour ce Monsieur ; pour moi aussi. Pour l'instant, sur l'estrade, le Moi-Enseignant répète une pièce musical, en compagnie d'un collègue musicien : les arts sont faits pour s'entendre. Il a des idées musicales, et moi, des idées plastiques. Nos étudiants, devant noms, chacun à leur pupitre, devraient s'intéresser aux décors d'une telle représentation scénique.
La documentaliste, présente elle aussi sur l'estrade, apporte sa caution de véracité. Elle s'est renseignée, les décors doivent correspondre à telle époque, à telle contrée. Nous apportons de plus, à nous trois, la certitude d'une distribution dramatique excellente : nous savons qui jouera qui, les engagements sont certains. Ma foi, tournons le dos à ces artistes montés en graines : le mur de la salle se creuse en forme de grottes de carton-pâte, et nous nous y enfonçons, par trois ouvertures. Le spectacle commence, avant que nos étudiants vêtus de blouses blanches aient pu nous désorienter. Ma foi, ce sont trois loges, parfaitement aménagées. Les faux rochers pendent de partout. C'est ce que l'on appelle du « grotesque », du mot « grotte » ; il ne nous reste plus qu'à nous transformer en satyres... Tout de même, c'est un peu angoissant ; mais cette angoisse est toujours plus féconde que la peur d'un auditoire insolent. Nous nous ferons très bien à ce monde intérieur, matriciel, mais prometteur : toute matrice est une promesse. Peut-être tout déjà, dans notre dos, s'est-il effacé ; au lieu de cette masse turbulente et inconsistante, nous trouverions, débarrassée de toute cloison, la lumière du soleil. Nous nous promènerions ; mais lorsqu'il nous faudrait rejoindre nos vagins pierreux, comment nous retrouver, après un tel éblouissement ? Les prisonniers de Platon ne doivent-ils pas se réaccommoder la vue après leur excursion au pays de la Vérité ? Nous demeurons donc dans nos loges rocheuses : la nuit porte conseil.
Au fond de ces grottes, et non pas derrière nous, s'est révélé alors un élargisssement baigné de lumière africaine : une belle savane dans l'aube, où je marchais main dans la main avec ma compagne, Arielle, émerveillés tous deux. Ici une girafe, là une hyène, animaud respectueux. C'est aussi le pays des lions : prenons garde. Mais un lion, dans cette clarté, dans cette beauté, ne pourrait lui-même échapper à la grâce ; il ne nous nuirait pas. Il nous laisserait passer, nous ayant repérés dans son champ visuel et olfactif, mais sans daigner tourner les yeux ni le mufle dans notre direction. L'épreuve d'ailleurs s'attiédit. Le paysage insensiblement se remet à correspondre à l'Europe. Nous parvenons, main dans la main, le long d'un mur de cimetière, bienvenu, juste derrière lequel repose mon propre grand-père : il s'appelait Gaston, et je lui laisse son nom réel, populaire et royal. Sa tombe est magnifique : personne jusqu'ici je crois ne s'est avisé de sculpter sur une stèle deux profils jumeaux d'un défunt ; le premier le représente en son jeune temps, avec une abondante chevelure, le second, plus dégagé du front, dans une autre fraction de cercle (les deux circonférences empiétant légèrement l'une sur l'autre), en pleine maturité.
Comment mieux exprimer la cohérence d'une vie, sur la pierre même de la mort ? Une touche électrique figure sur la dalle : nous la pressons, et la voix d'un guide nous explique ce que fut sa vie. Cette coutume américaine, à présent tombée en désuétude, nous réconforte, Arielle et moi. Une voix d'outre-tombe, qui n'est pas celle de Gaston lui-même, nous certifie que nos épreuvesn'ont pas été vaines, et nous laisse sur notre faim. Nous aurions aimé en savoir plus encore sur cet enseveli, qui par-dessous le sol nos transmet la vie. Cætera desiderantur !
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Le col d'Osquich est un tout petit seuil de montagne, juste avant de descendre sur St-Jean de Luz. Nous y avons dormi plusieurs fois, sans télévision, avec belle vue sur moutons dès l'ouverture matinale des volets. J'offre cette prose au peuple. Chambre calme, propice aux meilleurs rêves. Celui-ci se déroulait en Gascogne, à Andernos, plus haut, sur la côte du Bassin. Il faut connaître Andernos hors-saison, privilège dont nous avons souvent joui : la vie s'y déroule insouciante, pour ceux qui n'ont point de soucis. Parfois même, à marée haute, on s'y baigne encore. Nous étions une poignée d'intellectuels, comme on avait coutume de dire en ce temps-là, où le mot n'était pas encore une insulte.
Entre nous régnait l'entente, et parfois l'entraide. Nous étions des camarades qui s'estimaient, indépendamment de toute abondance de diplômes. Le programme ce soir-là comporte l'écoute en public de Maurice Ravel, natif de Ciboure ; trois fois le même morceau, différemment interprété, soumis à nos suffrages ; la première version, anonyme comme il se doit, n'est pas très fameuse. Dans le studio radiophonique siègent évidemment l'équipe de critiques appréciés par nous autres, et nous les écoutons religieusement, ou bien nous insurgeons contre leurs injustices pointilleuses. Or ce jour-là, les auditeurs de France-Musique, depuis remplacée par le trop fameux Radio-Solfège, prirent connaissance d'une nouvelle catastrophique : avant même le second extrait, entra dans le studio un partenaire catastrophé : le disquaire, espèce en voix de disparition, venait de mourir. C'était lui qui prêtait ses disques, il portait des cheveux blancs bouclés, il n'avait pas 60 ans. Aussitôt, à l'invitation des présentateurs (qui interrompent leur émission, la remplaçant par une
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bande magnétique), nous sortons de notre hôtel pour affluer à sa boutique, à deux pas d'ici : une liquidation aura lieu, car les disquaires n'ont plus de successeurs ; peut-être en reniflant plus ou moins pourrons-nous profiter de vinyles à bas prix, car ils n'avaient pas encore atteint ce regain de réputation ni cette augmentation de prix d'à présent : le vrai son atmosphérique, c'est sur les vinyles qu'on l'obtient.
Plus au fond, le disquaire et sa femme vendaient également des livres, sur de vieilles étagères. J'étais allé sur la tombe de cette épouse, nommée Véra Frantz, squelettique, liquidée en trois jours par un atroce blocage de vessie ; elle avait écrit une œuvre extraordinaire sur le narcissisme féminin, y compris la masturbation dans ce qu'elle a de plus compulsif. Je ne sais plus s'il s'agissait vraiment de reins ou de poumons. Mais les cancers ont de ces sautes d'humeurs... des métastases, c'est bien cela ? Ravel souffrit d'un « ramollisement du cerveau », plus exactement de l' « atrophie de l'hémisphère gauche ». Oui, les meilleurs s'en vont : le disquaire, avant lui Véra Frantz, avant elle Ravel (1937).
Nous sommes gonflés de rage et de larmes. Une dizaine de personnes se pressent à présent dans l'étroite boutique. L'ardeur acquisitrice fait vite place à l'émotion. Il nous faut de l'air, les groupes se recomposent, peut-être, sûrement même, les présentateurs de la radio se trouvent-ils là parmi nous. Nous sommes quelques-uns à nous diriger vers la jetée d'Andernos, hélas reconstruite. La mer a bien baissé, mais c'est très souvent basse mer en fond de bassin, et « haute boue »... Cela permet de consolider l'extrémité de la jetée, où subsiste toujours un peu d'eau. Des ouvriers sont là, qui consolident sa charpente, par-dessous. L'un de nous s'adresse à eux dans leur langue, la grecque démotique.
En ce temps-là, savoir le grec, ancien ou moderne, n'était pas puni d'amende pour « élitisme dommageable aux principes républicains d'égalité » ; de même, les charpentiers connaissaient Ravel, et furent affligés de ce décès qu'on leur apprenait. Véra s'était éteinte à domicile, alors qu'on appelait justement l'ambulance ; peut-être meurt-on mieux chez soi. Elle était souriante sur son lit, et toute vêtue de bleu. Puis nous arpentons la plage. Mon meilleur ami extrait
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du sable un Magnum vide, de vin et de message ; et gratte nerveusement de l'ongle un reste d'étiquette étroitement collé ; désormais la cohérence de notre vie sera désorganisée sans remède et je fonds en larmes intérieure. Hommage à notre disquaire, Elie Chouraqui, homonyme du producteur français.
Autour de l'embarcadère, les ouvriers à présent renflouent une vieille embarcation de bois, au dernier stade de la vétusté, dont on pourra juste sauver, au mieux, trois ou quatre voliges.
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Il s'est passé avant cela une multitude d'évènements que les esprits prosaïques ne rattachent pas à la réalité. Mais l'élément primordial, celui qui permet au lecteur de reconnaître immédiatement d'où il vient, se trouve bien là : le cabinet, j'entends celui de toilette, celui où l'on pisse et défèque. Pour s'y rendre, le personnage doit suivre un petit couloir, àl'intérieur duquel se découpe une petite fenêtre carrée. Il y a de ces fantaisies dans les vieux bâtiments : paradoxe d'une ouverture donnant sur une fermeture. Une petite fille paraît dans cet encadrement, souriante, curieuse. Mais c'est un appât : rien ne me prouve que ne se tient pas derrière elle, derrière ce carré ouvert, un de ces justiciers autoproclamé qui se donen pour tâche de rosser tous les homos ou supposés tels. Il me semble bien apercevoir, là, derrière, à proximité immédiate, sa silhouette : juste comme elle montrait sa frimousse, l'homme passait derrière elle, ou niveau de la taille, et je n'ai rien pu distinguer.
Ma foi, mon besoin n'est plus si presssant : je contourne la cloison intérieure, me précipité : plus trace ni d'homme ni de petite fille, apparentée ou non. Mes poings me démangent mais – plus personne. Je furète, mais il n'y a pas même un recoin dans cet autre couloir. Il me monte alors dans la gorge d'irrépressibles hurlements féminins, de ceux que propulsent par milliers les filles assoiffées des concerts de rock. Mais au réveil, quelle humilation : juste un gémissement minable.
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51 08 17
A.
Vous avez sans doute oublié le tremblement de terre de Californie de 1994 (2041 nouveau style). Voici ce qui arriva, soigneusement reconstitué d'après les lacunes de notre mémoire. Ma femme devant Dieu, Arielle, se mit danser avec un gros homme élégant, de peau noire, un tango de première classe, acrobatique, au milieu de l'admiration générale. Tous deux pourtant avaient dépassé la cinquantaine. Jamais mon épouse n'avait manifesté tant de malléabilité, son corps entier obéissait avec exactitude aux impulsions de son partenaire, si bien que nous aurions dit un seul corps en deux incarnations. Mon épouse Arielle voltige avec aisance au niveau des épaules de l'homme. Le Noir est sembable à mon supérieur hiérarchique, il fait mieux jouir ma femme que moi.
Il possède autorité et assurance, sont j'ignore si cela peut s'acquérir per un enseignement quelconque. Toute la danse se déroulant dans le respect le plus strict de la convenance, il seait malséant, pour tout dire un peu ridicule, que j'intervienne ou que je m'offusque. Et ce d'autant plus que ma fille elle-même, et mon petit-fils, assistent à la performance. Eux aussi se montrent admiratifs. Le couple s'interrompt et reprend souffle. L'home alors me tend un appareil photographique et me propose de photographier le prochain tango, tant que je veux, ce qui fixera sur la pellicule un extraordinaire témoignage : il s'agit, bien entendu, d'un appareil argentique. Il est bien trop perfectionné pour moi, qui me contente de boîtes à savon entièrement automatisées : je n'ai pu photographier que l'instant où tous les deux repartent sur la piste, joue contre joue pour commencer.
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Ma fille et son fils, et moi-même, restons de nouveau seuls, parmi les spectateurs. J'aimerais pouvoir dire qu'alors se déclencha une secousse sismique de forte amplitude, qui jeta tout le monde à terre, mais il n'en fut rien. Un autre compte rendu de la scène, très différent, s'est englouti dans les entrailles de ce monstre que nous utilisons tous, à défaut de le maîtriser : l'ordinateur. Peut-être qu'un jour je le retrouverai. Je ne souffre pas encore.
B.
Le cours que je viens de donner s'échève dans la confusion générale. J'en ignore la cause. Juste après, la journée de travail continue.Après un bref laps de temps, c'est une réunion de parents d'élèves qui se tient dans cettte même salle. Ils se bousculent. Il en vient de plus en plus - les murs y suffiront-ils ? Pourtant ce brouhaha ne semble pas dirigé contre moi particulièrement. Et ce qui met le comble au tumulte, c'est l'arrivée en classe, par la porte, d'un père à moto, tout pétaradant. Celui-là me fait signe, c'est à moi qu'il veut parler, mais à part. Nous nous sommes donc isolés dans la mesure du possible, c'est-à-dire à peine, et j'entends cet homme qui me dit : «Ma fille n'est pas ma fille. Je viens de l'apprendre. Ses parents sont » - il me cite deux hommes, ce qui ne laisse pas de surprendre, même s'il s'agit des directeurs d'établissements très cotés de la ville. Deux hommes ? Il veut dire sans doute que ces respectables individus ont partagé les faveurs de sa propre femme, de façon si rapprochée qu'il serait impossible de déterminer, pour l'instant, le père ? Je ne sais rien de tout cela. Il ne me vient même pas à l'idée de contester cette procréation par deux hommes ensemble, soit par saisissement, soit parce que la pratique en est dévenue tellement banale qu'il ne vaille plus la peine de s'en étonner.
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Voici maintenant une famille de type flamand, chairs jambonneuses et embonpoint correspondant. Ceux-là ne veulent même pas m'adresser la parole : ils me repoussent vers l'arrière. De plus en plus gagne l'opinion de détruire le métier de professeur au profit de membres des familles, qui se relaieraient auprès des enfants comme cela se faisait naguère en Italie au Moyen Âge, ainsi que d'internet, promu premier pédagogue de la planète. Ainsi pourrions-nous retourner, grâce aux prodiges de la décroissance, aux temps bénis où la vie durait peu, mais où l'on avait l'impression (pour les puissants) de vivre ; à présent, ce sont toujours les puissants qui vivent, mais les dominés, remplis à ras bords d'espoirs déçus, sont devenus féroces et désespérés.
Voilà pourquoi je suis pour un retour à la barbarie et à la loi du plus fort, qui avait au moins le mérite d'être claire. La fille flamande est rose et blonde, et refuse de me reconnaître. Comme si je l'avais tripotée. Comme si je ne l'avais pas tripotée. Que voulez-vous comprendre à l'ambiguïté des souhaits : les jeunes filles souhaitent toutes les choses à la fois. Ce sont les reines du monde. Quant aux garçons, ils se débattent avec les conneries de ces demoiselles et leurs incessantes contradictions. Revoici le motocycliste qui me rabâche son histoire de filiation homosexuelle par les hommes ; il se répète, je me répète. Ne pourrait-il y avoir dans ce genre de réunions sur convocations un minimum d'organisation ?
Nous avons l'impression d'être livrés aux lions du cirque, encore ces jeux-là chez les Romains étaient-ils soumis à une liturgie très stricte. Peut-être pleure-t-il, d'ailleurs, ce motocycliste. Mais comme il vient de l'extérieur, où se déclenchent en ce moment de gigantesques giboulées qui trépignent sur le sol cimenté de la cour, ses larmes ne sont peut-être que des gouttes d'averses... Autour de moi, tous les assistants, soudain attendris, affichent des mines satisfaites. Mon Dieu, où suis-je ?
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51 08 23
Une chambre d'hôtes, c'est juste un gîte pour la nuit. On y vient seul, on se couche, on décampe le lendemain. Parfois, il n'y a pas de fenêtre : seulement de quoi dormir. L'avantage, c'est d'être seul, de se connaître. C'est aussi de pouvoir chier sans importuner quiconque de son odeur. C'est pourquoi j'apprécie les chambres d'hôtes, spartiates. Même s'il faut avoir quitté les lieux à 7h 30 du matin. Ce serait un bon moment pour se promener : tout le monde va travailler, tandis que Paris se rue au travail. Et moi, je poursuivrais ma petite route de clochard martyr. Curieux, non, ces chambres d'hôte en plein Paris ?
Ce jour-là, il était bien trop tôt : cinq heures moins vingt peut-être. Vingt minutes avant que Paris ne s'éveille, dit la chanson. Dans une chambre voisine (ou plutôt dans un coin : c'est à peine une cloison qui sépare plus ou moins nos deux couches) un homme antipathique se lève. Il est resté assis sur le bout de son lit – tête carrée, cheveux courts ébouriffés. Il me sourit, comme ça, pour marquer le coup, histoire de dire bonjour, mais ses traits demeurent durs. Je ne l'ai pas vu la veille au soir, il est arrivé après moi, et je ne le reverrai jamais. Finalement, je sors. Je sens qu'il vaut mieux que je sorte. Que je prenne le premier train de banlieue en garde St-Lazare. Que je descende à la station de mon précédent domicile : on a vite fait de tourner clochard, pour peu qu'on oublie ses loyers.
J'habitais en haut de la pente. A pied, cela fait 20mn. Je me souviens qu'Arielle m'a rejoint, que nous avons fait l'amour en plein air sur un morceau de prairie vallonnée, dont la dernière ondulation bute sur un mur de propriété. De ce côté-ci du mur, où nous baisons avec entrain, bien que je n'aime pas cette situation de plein air, existe aussi une maison, celle de Solange, une amie. Personne n'est encore levé. Si nous étions surpris par sa famille, qui ouvrirait la porte sur nous à poil au petit matin, COLLIGNON NOX PERPETUA
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nous serions simplement invités à prendre le petit-déjeuner, « dès que [nous] aur[i]ons fini ». Des vaches parfois s'introduisent dans cette prairie, qu'elles engraissent de leurs bouses.
Pour baiser, nous avons dû éviter ces flaques sèches et malodorantes pour peu qu'on leur crève la croûte. Cela confère à nos ébats un parfum particulier, un rapprochement de la nature. Dans les replis de mon pantalon, là sur l'herbe, je vois pendant mes va-et-vient mon petit carnet personnel, ceint d'un petit ruban fermatif, qui contiendra aussi cette expérience de baise en plein air, au petit matin. Hélas. Revoici le Crâne Rasé de la gare St-Lazare. Il s'avance à l'autre bout de la prairie. De l'autre côté, sur ma droite, à la gauche de ma felle (je suis dessus) s'approche un couple d'une cinquantaine d'allée, que nous avions connu jadis en Lozère, où nous leur avions loué une mansarde, à un prix exorbitant.
Ils sont cousins et possèdent tous les deux ces yeux froids et fascinants des loups en meute. L'homme est militaire en retraite, et complète sa pension par du coupage de bois en forêt : toujours sur son engin, à transporter de lourdes grumes. C'est eux qui logent ici, chez Simone, qui loue à son tour une partie de sa vaste maison à ces locataires saisonniers du bout du monde (Le Massegros, sur le causse). Ils reviennent ici régulièrement, grâce à l'accueil exceptionnel que réservé toujours Solange à ses hôtes, moi compris. Peut-être bien qu'elle s'envoie le militaire. C'est elle qui m'a dit ne pas comprendre les femmes exclues du plaisir vaginal : « Rien de plus facile » dit-elle. Finalement, Solange n'est pas secourable à tout le monde ; pour elle, une femme sans orgasme correct n'est qu'une cloche, une gourde.
Cela ne doit pas tellement les aider, ni les mettre en confiance. Mais avec les hommes, et ce Lozérois, elle se montre très compréhensive. Avant d'avoir été rejoints par ces intrus, par ces indiscrets, qui font bien semblant de converger vers nous tout à
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fait par hasard, nonchalants à la fois et décidés, nous parvenons à nous redresser, à nous reloquer tant bien que mal et à nous éclipser sur un chemin qui redescend la pente, doucement, vers la gare de grande banlieue. Autour de la gare s'étend une zone pavillonnaire dépourvue de tout intérêt. Solange n'y descend jamais, que pour les courses, et remonte aussitôt chez elle à mi-pente. C'est vrai qu'il y a là, au sortir de la gare, tout ce qu'il faut pour bien bouffer : derrière un alignement de restaurants et de boutiques à fripe, nous découvrons une rôtisserie devant laquelle tournent déjà sur leur broche trois ou quatre poulets bien à point derrière leurs vitrages.
Nous entrons. Arielle manque une marche et se rattrape de justesse à une jalousie de devanture, dans un fracas de lattes tordues et de jurons du tenancier : nous ressortons précipitamment, sans avoir acheté de poulet – cet abruti de rôtisseur, la bave au lèvres, nous aurait bien gueulé dessus pour le rembourser de la casse, ce con, comme si nous l'avions fait exprès. De sa boutique s'échappe d'ailleurs un jeune employé noir, qui s'explique en courant à nos côtés : il en a plus que marre de travailler des dix heures par jour à se faire engueuler à la moindre erreur : on n'a pas le temps, il faut toujours galoper galoper sans reprendre son souffle, mais dès qu'il s'agit d'insulter le nègre le patron trouve toujours un bon quart d'heure à perdre pour le traiter de connard et d'enculé de sa race, rejoint et appuyé par la patronne qui trouve aussi qu'il n'y a rien de plus urgent à faire, en plein coups de feu de cuisine, que de traiter l'apprenti comme une merde quinze à viongt minnutes de suite, dix fois par jour.
L'ennui, c'est que le bruit se répand, jusque dans les journaux, voire les commissariats, et après ça tout le monde se demande à la télévision avec de grands sourires de richards étonnés, pourquoi le secteur de la restauration n'arrive pas à trouver qui que ce soit pour travailler. Je suis d'autant plus d'accord que ma femme
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s'est barrée au premier croisement, me laissant avec ce charmant représentant des hommes de couleur, dont je suis tombé amoureux sitôt que nous avons cessé de courir, avec lequel je m'entretiens déjà d'une vie commune : notre grand souci serait d'éviter la routine, afin de toujours ressentir ces premiers frissons voluptueux d'un amour aussitôt réciproque. Je lui offre un verre au bout de l'avenue...
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Ces amours de rencontre, vous le savez, ne sauraient durer. L'apprenti noir et moi n'avons rien consommé, qu'un petit café du matin. Il s'est fait embaucher sur-le-champ par le patron du bar, qui lui aussi flaire la bonne affaire : celui-là ne le maltraitera pas. Finalement Arielle n'était pas si loin. Solange l'a retrouvée tandis qu'elles accomplissaient toutes deux leurs achats dans le même magasin. Les voici qui remontent, avec son fils de onze ans, moi-même, en voiture. La route à présent se transforme à présent, comme il arrive dans ces loitains pays où la banlieue se mêle à la campagne, en un de ces chemins grossièrement goudronnés dont l'axe sinueux se pare d'une crête d'herbes hautes qui chatouillent le dessous du châssis.
Solange s'arrête là, en pleine déclivité, le frein à main à fond. Et nous voici partis, le panier à la main, pour trouver des champignons : nous sommes à l'est de la forêt de Gaumes (un nom au hasard sur la carte), la pente est raide : «Elle est plus douce à l'ouest, mais on n'y trouve rien : n'est-ce pas Antoine ? » dit-elle à son fils qui approuve. À vrai dire je me soucie peu de champignons. J'ai enjambé une petit mur de mousse et de lierre – à mon tour de fuguer. C'est là que se dresse la petite maison du gardien de la réserve : elle s'achève donc là, en même temps que la forêt, dans laquelle il serait bien étonnant que la cueillette des champignons soit autorisée : Solange se permet tout, et nous pousserait sans cesse à l'infraction si nous n'y prenions garde. COLLIGNON NOX PERPETUA
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Et de l'autre côté, allongés à flanc de talus, cinq ou six bicyclettes flambant neuves, aumrès desquelles un nombre égal de cyclistes venus de la capitale, qui se désaltèrent à leurs gourdes de plastique. Je suis cerné : la fine équipe de Solange, Antoine, Arielle, m'a rejoint par le même muret . Adieu tranquillité. Pas un champignon dans les paniers. Nous nous renfonçons dans le bois touristique, entre chez elle et la gare, où la famille de Solange poursuit une exploration quotidienne et méthodique. Je me demande où cette femme trouve une telle confiance en la vie, une telle joie dans son existence dépourvue d'exotisme... Nous reprendrons le travail d'exploration, en sensn inverse, s'il reste toutefois quelque chose à explorer dans un territoire aussi restreint.
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Après lecture de Diderot, lettres à Sophie Volland. Car je suis un homme sans personnalité, du moins sans maturité selon les critères officiels et unilatéraux, et mieux vaut se revendiquer de ces fameuses insuiffisance dont les braves gens se gaussent, juisque dans leurs représentants littéraires non moins autoproclamés. Tiens, moi aussi, je m'autoproclame, et j'écris ce qui suit :
Arielle ne me quitte jamais. Je l'accompagne jusque dans les supermarchés, jusque dans les hypermarchés. Un jour en Charente une jeune femme avait demandé à me nettoyer mes fraises. Devant sa mère : pas de risques. C'est à nous, les hommes, de faire les brutes et les avances. Ici, simplement mon épouse souhaitait que je rinçasse, un par un, de gros radis rouges. Elle avait aussi acheté des bananes. Que faire de symboles si parlants ? La caissière, d'autre part, me sourit : je n'aide donc pas ma femme, qui dépose tout sur le tapis roulant ? Se pourrait-il que je fusse dispponible ? Mon Dieu, je plais aux caissières à présent ! Nul doute que je ne sois redevenu jeune
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. Les deux époux que nous sommes ressortent donc chargés de victuailles. Les sypermarchés sont des temples de la consommation, chacun l'a déjà observé. Celui-ci présente un porche digne d'une cathédrale plate. Et comme à l'église, un clochard se trouve là, ce que l'on appelait autrefois « un mendiant », et qui s'attend visiblement à l'aumône qui lui est due. Chose extraordinaire, étant donné le peu de propension de ma moitié aux générosités à l'égard d'inconnus : c'est elle qui reste en arrière, fouillant de toute part sur son corps afin de trouver une petite pièce. Je ne peux tout de même pas lui dire, à elle, que je viens justement sans qu'elle s'en soit aperçue de donner justement un euro à ce même pauvre homme.
Abondance d'aumônes ne nuit pas. Mais tout de même, j'ai bien dû me retourner pour le lui signifier. Autrement, pourquoi le clochard me flanque-t-il une grande claque furieuse sur l'épaule ? au point que je la ressens à travers mon sommeil. Lequel se poursuit ; j'y rédige mon rêve précédent, celui-ci, par conséquent. J'écris donc sur un petit bureau, chez des amis, qui m'ont invité ; or, ils portent précisément le même nom de famille que notre mendiant humilié : que va-t-il se passer ? Va-t-il surgir au lever, devant la cheminée, cousin enrichi ? Ne serait-il pas un rejeton de cette famille, inconnu de moi, et menant une vie de clochard et d'errance parce que cela lui convient ?
Il est arrivé que la police retrouve mort, au fond d'un fossé, tel notaire disparu, bourré de thune, et subissant de son plein gré les saisons et leurs intempéries ; c'était dans le Calvados. Ici, tout le monde est riche, sans complexe. Le mendiant lui-même n'était pas trop mal vêtu, pour un homme de sa condition. Quel mystère ! Et quelle époque merveilleuse que ces années soixante-dix, malgré l'absence d'euros ! Comme nous refaisons le monde ! Comme il a régressé !
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Tenez. « Paris à flanc de falaise », est-ce que ce n'est pas stupéfiant ? Les falaises de verre, de Jünger, quel chef-d'œuvre ! Qu'en auront fait les héritier de Terzieff ? J'entends les matériels, car j'avais recommandé, moi, ce livre au génial acteur ! Quelle prétention... Conseiller Terzieff... Je baissais les yeux tout contre sa poitrine, n'osant élever mes regards... Mais Paris à flanc de falaise, n'est-ce pas aussi réjouissant que Neuschwanstein-am-See de Gripari ? Pédé, vivant d'un hôtel à l'autre, mon rêve absolu ! ...Toujours est-il qu'il m'est offert, dans un de ces logements troglodytes si fréquents en Chine, un repas asiatique offert par des Asiatiques parfaitement luxueux, dans un faste d'étiquette absolument prodigieux. Et, prodige, je m'y sens à l'aise, je n'y pète pas. Mais reprenons la troisième personne, et devenons monsieur Pernaud. Nous ne déshonorerons pas la famille de Marie-Christine par notre inconduite. Je suis parvenu là en escaladant la falaise, justement. Et j'opérais sur un surplomb un rétablissement particulièrement périlleux. Monsieur Pernaud fuyait sans doute une vindicte, sans savoir laquelle, et reprenait son souffle sur le surplomb ; en bas, une plage de sable, grouillante.
Mais pas d'océan : juste, au-delà de la vaste bande de sable, une Tour Eiffel : oui, ; c'était bien Paris, miraculeusement resituée. Alors des envoyés de Marie-Christine, de noble origine, m'avaient fait nettoyer puis revêtus de somptueux habits de cour. Après le repas, long et chinois, monsieur Pernaud, respectueux, avait regagné son logement,
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plus bas dans la falaise : il avait le choix entre un escalier interne, et le petit chemin largement pourvu de lacets, qui dominait le vide. Il donnait des cours, sur un escarpement moins raide que les autres, et parlait de Lucrèce, le philosophe, mort à l'âge de John Lennon à trois ans près.
Les garçons profitaient des indications, lorsque surgies d'on ne sait quel cours de fitness logé loin dans la roche, les filles de la section avaient surgi, rouges, essoufflées, en pleine excitation. Quel bordel. Ce que l'on appelle un « chahut » n'et-ce pas. Désespérant de rétabir le calme, le sieur Pernaud laissait passer l'orage, et rédigeait au tableau la suite des recommandations : il s'agissait de traduire, et de commmenter, si possible, des vers du Natura Rerum, qui du temps des fascistes (ou « de la culture ») restait un auteur apprécié ; en ce temps-là, savoir le latin n'était pas une tare à dissimuler aux camarades en récréation.
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Les voyages de monsieur Pernaud l'amenèrent un jour dans un autocar. Il se dirigeait, au cœur des Pyrénées, vers l'Espagne. Ils étaient là tous joyeux, entre collègues enseignants. Les saucissons valsaient au rythme des lacets. Mais la route étroite contraint l'autocar à se réfugier sur un bas-côté pas très rassurant, au bord d'une forte pente où l'herbe dissimule de traîtreux rochers. Nous n'étions pas arrivé. Il fallait remonter à bord, nous montions vers le col d'Envalira. C'est interminable, impressionnant. Dans l'allée de l'autocar, un employé nous distribue à tous un pistolet plat, tout à fait semblable à ceux de la
Camorra, dans les films : « C'est, nous dit-il, le tout dernier modèle de la police secrète espagnole. » Pas si secrète que ça.
Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de cet engin ? Et les autres, donc ? Pourtant l'atmosphère bon enfant ne se dégrade pas. Nos sièges surélevés au-dessus des vastes soutes permettent un regard panoramique tout à fait satisfaisant. La climatisation est excellente, au point que Solange ma collègue se met à son aise sur son sège ; elle se tortille pour ôter son vêtement, prenant bien soin que tout le monde puisse apercevoir sa culotte ; ce qui n'est pas difficile, étant donné la succession de lacets ! Impossible pour l'autocar de ne pas mordre sur le bas-côté intérieur.
Nous passons la frontière au Pas-de-la-Case, et la route monte encore, jusqu'à 2409m ! et mon arme n'a pas été détectée ! Ni celle de personne. J'ai l'intuition que mon pistolet, lui seul, serait véritable : mes compagnons de route n'auraient reçu qu'une arme factice. Estc-e une ruse ? Laquelle ? Pourquoi ? Quel honneur ou quelle ignominie m'ont-ils été attribués malgré moi ? Je la tâte dans ma poche où elle s'insinue, plate et glacée comme une vipère. La Gomorra, une fois de plus. L'arme se déclenchera contre ma cuisse, à l'improviste, m'éraflant la fémorale sur toute la longueur : deux minutes pour se vider, selon les toreros – combien de coups ?
La première balle tirée, la seconde se déclenche-t-elle aussitôt, sans la moindre sécurité ? quel réflexe à mettre en œuvre au quart de seconde pour éviter ce coup double ? on apprend nécessairement cela pour sa qualification, mais quel entraînement ai-je suivi ? aucun. Ce réflexe évident, vital, ne m'a pas été appris. Si je n'ai pas été détecté, contrôlé, appréhendé, ce ne peut être que par complicité. Complicité de qui ? de la Guardia Civil avec moi, ou contre moi ? - le métal reste froid sur ma cuisse. Il aiguise mon danger. Il m'enjoint de m'exercer, ne fût-ce qu'une fois, pour ma stricte sauvegarde.
Il ne faut pas que les autres, ceux qui ont reçu les pistolets factices, les petits souvenirs de frontière, s'aperçoivent de la plus petite erreur, du moindre mouvement insolite de ma part. L'idéal serait qu'ils s'en rendent compte, mais détournent le regard, pour ne pas montrer leur crainte et leur soudain respect. Je tire doucement vers le haut, tout glissant, le métal froid, plaque le canon à l'horizontale et le lève un peu, les passagers sont ou feignent d'être captivés par le vaste horizon, et le coup part, précoce, silencieux, juste un grain de cachou Lajaunie ! Belle efficacité !Le cachou décrit une molle courbe et retombe dans l'allée, à deux mètres de moi ! Personne ne s'en est aperçu, pas la moindre frayeur de qui que ce soit ! Ma personne n'a donc pas été distinguée ! Je n'ai reçu qu'un jouet, comme les autres ! Et s'il me prend la folie de remettre mon arme en plastique au Cos de Policia, je serais emmené au commissariat de Paroisse, on me prendra pour un fou potentiellement dangereux - s'il m'était venu l'idée de voler, de dissimuler une vraie arme ?
Je renfonce la mienne dans ma poche, plus discrètement que je l'ai tirée si possible, je suis bien le seul dans ce vaste autocar de vacances à ne pas admirer le paysage. Nous avons passé toute l'après-midi en achats détaxés. L'étape se fera ici même, à Santa Coloma. Deux par chambre, de même sexe, pour l'intimité. Mon compagnon est un jeune homme, majeur, agréable, qui se plonge vite dans la lecture. On en peut pas lire en autocar, sinon, nausée immédiate ; il se rattrape. Mais pour la camaraderie, le « partage de chambre », je lui montre mon propre livre : il jette un œil sur quelques illustrations en couleur : « Regarde, c'est Poivre d'Arvor, tout jeune ! Il est en chasuble verte, il dit la messe ! » Mon compagnon est catholique, mais espagnol : Poivre d'Arvor ne lui dit rien. Il pense assurément que c'est un jeune prêtre, que je connaîtrais personnellement.
Ce doit être un déguisement, une comédie. Et non pas l'habit vert de l'Académie... Non, ce n'est pas, non plus, un « prêtre journaliste espagnol ». Comment peut-on ignorer à ce point notre grand homme, dès la Principauté d'Andorre ? Facile : nous sommes en 1935, et je me suis égaré dans le temps. Merde alors. Merde. Mon compagnon de chambre m'a pris le livre des mains, essaye de le déchiffrer en français. Alors, dans la pochette de mon léger veston, quelque chose se brise. Est-ce mon cœur – je n'ose le croire. La pochette décousue par-dessous laisse échapper les débris d'un minuscule revolver, mêlés à ceux d'une paire de lunettes, et de sandalettes.
Le tout jonche le sol, pêle-mêle, à mes pieds. Rien n'est en entier. Il serait impossible de reconstituer un seul objet, mais de fabriquer un hybride, tiers flingue, tiers tatane, tiers binocle, si. Mon compagnon, qui s'est absenté un instant, me considère du haut en bas, impatient, dégoûté : « Mais qu'est-ce que c'est ? Que vous est-il arrivé ? Pourquoi avez-vous fait cela ? » - dans un affreux mélange d'espagnol, de français et, autant que j'en puisse juger, de catalan. Pourquoi s'en prend-il à moi ? Rien de n'est de ma faute. J'écarte les bras, impuissant. L'atmosphère se fait pesante. Pour qui me prend-il ? Est-ce que je n'aurais pas mieux fait de le draguer, franchement, d'emblée ? Comment me comporter, si je me trouve transporté dans l'Espagne de Garcia-Lorca ? ce dernier n'a plus qu'un an à vivre.
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Plus tard, il abandonne ses collègues. Ils sont repartis vers leurs tâches du nord. Ils se sont dit : "Cet homme n'est pas de notre bord. Il désire une vie hasardeuse. Laissons-le." Ramon Juarez (c'est ainsi qu'il se fait appeler) dépense maigrement son argent vers Lérida. Il évite les villes, malgré la rareté des sentiers. Voilà deux fois qu'il passe par ce chemin creux. Ses yeux restent fixés sur les gros cailloux qui lui tordent les pieds, mais il revient sur ses pas : derrière un haut grillage sont apparus de petits gitans, qu'il avait mal vus. Une petite fille toute blonde et sale à proportion le fixe, agrippée aux mailles métalliques. Qui les a enfermés ? Quelle propriété privée s'est permis de les emprisonner derrière cette clôture ?
Un chien furieux se jette, plus loin, sur la même haute grille infranchissable ; leur appartient-il ? Personne ne le rappelle. Il est en pleine folie et se sectionne un bout de patte, qui jaillit tout dégouttant de sang devant mon visage. Qu'ils se débrouillent tous ! Je m'éloigne, me repose dans un restaurant avec Corinne, ma collègue. Nous parlons presque amoureusement, malgré ses tendances lesbiennes. À une autre table, mon autre collègue, qui aurait bien voulu vivre avec moi. Printanière, souriante, mais seule. Nous ne la rejoignons pas, car son humeur est changeante, et nul ne peut prévoir ses retournements de casaque. Mais elle ne semble pas en souffrir ; après tout, elle est si habituée à vivre seule !
Je remarque alors que les deux mains de Corinne, posées sur la table devant moi, sont coupées. Des liens maladroits rattachent des prothèses rudimentaires à ses avant-bras, par des crochets. Elle joue avec une troisième main artificielle : c'est celle de sa mère, qu'elle lui garde. La section de ses avant-bras se présente sous forme de cercles plastifiés. La conversation se poursuit.
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Une petite ville près d'Albi. L'hôtelier voudrait, comme aux temps anciens, que je partage une chambre avec un jeune couple : la femme se mettrait par terre, sur un matelas confortable, tandis que je rejoindrais l'homme. Cela me semble parfaitement incongru. Avant que j'aie pu commencer les négociations avec ce couple, on frappe à la porte : voici ma fille et son fils, qui voyagent ensemble, d'hôtel en hôtel, à ma façon. Eux non plus n'ont pu trouver de gîte satisfaisant dans cette bourgade. Mais eux, du moins, dans l'établissement non moins minable qu'ils ont découvert, disposent d'une chambre à deux lits pour eux seuls.
Nous nous donnons rendez-vous pour le lendemain matin ; ma fille sait conduire à présent, et nous repartirons après le petit-déjeuner, chacun dans sa petite exploration. Pour ma part, il me faut retourner à Bordeaux, ce qui se fait toujours sans joie. Heureusement, là-bas chez moi, certains me trouvent une certaine utilité : j'anime une émission de radio libre, et me débrouille tant bien que mal devant ma table de mixage. M'y voici donc. Et me parviennent aux oreilles des chants extérieurs à l'antenne : où se trouvent-ils, que je les entende aussi distinctement ? Ce sont des hommes, des ouvriers de langue arabe, qui passent dans la rue, au pied du studio, à l'arrière de grands camions de chantier ; ils répètent sans cesse Khaled Constantine, Khaled Constantine. Tous à l'unisson, comme veut la coutume. J'ai profité d'un disque à l'antenne pour me pencher par la fenêtre, il faut que je la referme, seulement, les battants de volets se prolongent à présent jusqu'au trottoir, sous forme d'immenses battants de plastique. Les camions sont passé, mais en me penchant trop de mon premier étage, il a bien fallu que je tombe – sans me réceptionner trop brutalement. Mais la douleur soudain se réveille : déchirement ? L'hôpital est comble, lui aussi ! Hôtel, hôpital, même mot, même encombrement, partage à nouveau d'un lit : "Bonjour. Je suis" me dit l'occupant "reporter" – ici le nom d'une revue locale. "Pourriez-vous – parlez bien en face du micro – nous expliquer votre mésaventure ? - Deux sentiments (je réponds) m'ont partagé ; d'une part, la répugnance devant l'invasion arabe. D'autre part, une immense compassion... - "Immense ?"... - pour ce chant si profond d'ouvriers déracinés, nostalgiques, miséreux. Lorsquej'ai bien dit tout ce qu'il fallait, le micro m'est coupé. Survient un couple d'une soixantaine d'années : les parents, bien nourris, de type européen – je m'enfuis : “Et s'ils me trouvent dans ton lit ?” Le reporter se met à rire avec un geste d'insouciance. Ils nous découvrent en effet, sa propre voudrait étaler les plis du drap avant que nous nous y étendions, mais ils sont dans un tel désordre qu'elle y renonce aussitôt.
51 09 21 Le lendemain, me revoici, accompagné d'une dizaine de collègues, pour le repas de midi, dans un bon restaurant. Je me suis bien fait enculer et ça va mieux, l'humeur est excellente. Nous avons réservé, mais soudain – quel bruit aura bien pu courir – voici que mes compagnons, d ela façon la plus mufle, tiennent à me reléguer seul à une table subalterne. Bien que le restaurant soit comble, le personnel en trouve une. Je mange., sans grand appétit évidemment. Ne voilà-t-il pas qu'un de ces merdeux qui m'ont empoisonné l'existence vient s'installer près de moi, tout sale, tout isolent, de cette insolence particulièrement collante qui feint la plus parfaite tendresse pour mieux se foutre de votre gueule : brailler "Coffignon Tête-de-Con", n'est pas en effet le meilleur moyen de s'attirer mes grâces.
Et même, alors que je le repousse, les inconnus des tables voisines se mettent à me blâmer ! Alors je pars. Sans rien payer. Il ne manquerait plus que cela. Je crains de plus que ce petit merdeux ne me rejoigne en traversant à pied la cour d'honneur qui s'étend devant ledit restaurant, véritablement très chic : il faut vraiment que nous soyons entrés par les arrières pour ne pas nous en apercevoir. Et que fait ce petit dégoûtant dans un tel cadre ? Le fils du patron sans doute ? Cette race d'enfants de putes ne comprend que le poing dans la gueule. Heureusement, passée la grille, les trottoirs grouillent d'une foule pressée indifférente. Ce sont des groupes de touristes russes, où je repère un grand moujik à hautes bottes ; celui-ci est normal, comme on dit ; il ne me suit pas, ne cherche pas à m'aborder pour obtenir Dieu sait quelle répugnante faveur.
J'échappe donc à la fois aux pédérastes, et aux petits pubères pustuleux qui les condamnent avec une vomitive grossièreté. Cela rassure de marcher ainsi, incognito, dans une foule qui parle une autre langue. Cependant, à part le point de vue, que peuvent-ils bien chercher, tous ces touristes , au sommet de la côté des Quatre-Pavillons de Bordeaux ? Ma ville-malgré-moi s'est agrandie aux dimensions d'une capitale ! Pourquoi son centre-ville se trouve-t-il à présent au sommet de ladite côte, qui naguère en marquait la sortie ?…
51 09 27. Et nous revivons une rentrée scolaire. Je sais que mes rapports avec les collègues ne sont que de pure surface, ils ne manquent pas une occasion de me le faire sentir. La réunion de prérentrée se déroule, présidée par la proviseuse, arménienne de Roubaix : Mme Peltérian. Et juste avant voyez l'amabilité, elle est venue me relancer jusqu'à mon domicile, où je me tenais toute souffreteux, sans aucune envie de participer à cette cérémonie sans grande utilité. Chez moi, ce n'est pas très brillant : sur le plancher incliné, les chaises ne tiennent pas, je manque en tomber malgé mes contorsions : je ne pourrais jamais m'habituer à un tel galetas. Le lendemain, en classe, les élèves sont là !
Il faut bien leur faire cours... In petto, combien je déplore qu'ils ne savent ni vraiment lire, ni expliquer. Alors, je me transforme en élève, pour mieux comprendre de l'intérieur : en effet, mon enseignante, pourtant bien agréable, ne me permet pas d'articuler un mot sans trébucher. Je me sens fondre. Elle me fascine, ma bite et ma voix se racornissent. Pas l'ombre d'un commentaire. Rien. Kloum, nada.
51 10 02
Pourquoi mon Dieu faut-il que je me retrouve toujours au centre de mes préoccupations, de mes évènements. Combien cela n'entraîne-t-il pas chez mon lecteur une puissante défécation ? Que peut-ce lui faire que je chie, et qu'il se trouve en moi quelqu'un qui m'y entraîne aussi ? D'aucuns croiront à une afféterie – en vérité, une afféterie sur la merde... Ils m'enfermaient dans les toilettes, ils me faisaient hurler devant témoins, ce gros fils Lanson aux lunettes de débile, et l'on traversait mon cul, mon asile, mon pré carré de chiottes comme un moulin, mais bon sang, respectez-moi, ou bien, si je suis sur mon trône, comme le Roi allant "à ses affaires", saluez-moi et traitez avec moi des affaires du royaume.
Vous me voyez de la rue, à travers la fenêtre. Qu'avez-vous besoin de me passer sous le nez, de paser votre nez sous moi ? Finalement, ce qui me dérange et me couvre de honte, c'est que vous ne vous rendez pas compte de ce que je suis en train de faire. Vous ne voyez donc pas que j'agis, comme un roi, et que votre attention me réconforterai, me donnerait de ma valeur ? Je me torche donc, un peu soulevé, avec de larges feuilles d'offset, malaisée à plier, de grande qualité, de grande valeur esthétique : levers de soleil, temples birmans, chouettes surprises au point du jour. Tout cela, sous ma merde ! Mais on se tartine, et la merde est triste. Qu'ils sont loin, les Aristophane, les Alcofribas...
Croiriez-vous qu'ils se scandalisent ? Je reste seul en plein vent, mes splendides tirages à la main, à peine froissés... Il me faut donc partir. Sortir de ces accomplissements avortés. Pour être admiré, glorifié – disons : considéré – il me faut quitter cette famille ingrate qui veut, e moi, que je grandisse. Installons-nous dans une vaste chambre de cité universitaire : bâtiment A, rez-de-chaussée, chambre 1. Elle est très éclairée, mais close, et j'en ai seul la clé, à l'exception du personnel de nettoyage, qui a le privilège du passe-partout. Le plafond est haut, je le touche en sautant du bout de ma main. Signe d'une grande nudité, d'une grande propreté.
Je serai seul propriétaire de mes souvenirs, quand tout témoin aura disparu. Ni savonnette, ni brosse à dent, ni matériel de toilette. En aurais-je besoin ? Tout est si pur, si nu. Comme un carré de capitaine. Où la progressive instabilité de l'eau signalerait seule un départ, où le fossé sans que je m'en aperçoive autrement s'élargirait entre la rive et moi, où ne retentiraient que dans ma tête les signaux réglementaires du départ. Et si je sors de mon enclos, c'est un pont de navire, de yacht blanc sous les mouettes, dont la propriétaire est une jeune femme en blanc d'officier.
Revoici donc un monde extérieur, enfin libre, enfin décevant comme il faut, décemment, où les avanies s'essuient galamment : Arielle, qui me suit partout mais ne m'essuie pas, se met en frais pour l'officière, et l'entraînerait bien avec elle en cabine, sans que l'autre s'en fît trop prier.
Peut-être faudrait-il que moi aussi je découvrisse un homme, un être de mon sexe et de mon rang ? Il existe aussi, à bord, un autre homme que moi. Et je suis censé le draguer. Qui m'aura chargé de cette mission stupide ? Je prends d'abord l'avis de ma femme Arielle, car elle m'a déjà confié de semblables missions. Cela ne m'excite guère, et je devrais une bonne fois la dissuader d'exiger de moi, même en riant, de telles tâches. Elles sont au-dessus de mes forces, dans la mesure exacte où je pourrais y succomber. Pour elle, aucune difficulté : elle flirte avec des femmes, et cela ne lui coûte rien, parce qu'elles savent, toutes les deux, s'arrêter à temps. Cela se voit tant, que j'ai envie de me faire tringler ?
Enfin, pour cette fois, et à force d'insistance, elle me relève de cette tâche.
51 10 03 Cette croisière interminable et déliquescente ressemble à celle du Gibraltar de Marguerite Duras. Nous passons d'escale en escale. Et sur la terre ferme, immanquablement, grouillent les touristes. En général cela se passe le matin, quand le soleil tropical n'a pas encore liquéfié les cerveaux et les aisselles. Il n'est pas si rare de croiser, sur ces ports inconnus, des connaisances qui s'ennuient comme elles peuvent en parcourant le monde. Cette fois-ci, c'est une femme, et cela m'arrange bien. M'arrangerait bien si ce n'était pas cette demoiselle Lecuit, au nom ridicule, petite joufflue mal fringuée, qui m'avait présenté à son père. Il avait de l'humour, son père : dans le salon trônait une inscription, "le travail fatigue l'homme ; et encore plus la femme".
J'avais trouvé cela inepte. Son père était mort, comme si j'avais voulul le punir de je ne sais quelle soumission : lors d'une extraction dentaire, une hémorragie s'était déclaré, le sang n'avait cessé de couler que lorsque son père s'était vidé : personne ne savait qu'il était hémophile. Et, sur le quai, au soleil, près de l'échelle de coupée, voici sa fille, que je reconnais. Une grue descend des meubles de notre propre bateau, quji transporte aussi, à fond de cale, des marchandises. Mais ces meubles se balancent au bout du palan, à même, sans caisse protectrice ni emballage d'aucune sorte. Et ma demoiselle de bien longtemps, endormie, repose sur un canapé, endormie, au beau milieui de l'agitation habituelle d'un port de mer.
Etait-elle à bord ? Ou à terre, attendant la livraison à la diable de ces meubles pour son appartement en ville ? Autour de moi les passagers fraîchemet débarqués s'étonnent un moment, puis se répartissent entre les boutiques de souvenirs. Alors, sans la réveiller, je m'installe à mon tour sur un autre canapé, juste en face, parmi tout un ameublement disparate et sans surveillance. Je sors de ma poche un transistor à piles, de modèle ancien, dont je ne me sépare jamais quand je descends à terre, afin de capter sans délai la musique des radios locales – et même, parfois, dans ces contrées isolées, certaines stations émettent de la musique classique. Alors, sur mon canapé, face à mon ancienne demoiselle, je me suis mis, moi aussi, à somnoler.
Lorsque je me réveille, mes écouteurs s'avouent vaincus : la Lecuit s'est elle aussi coiffée d'écouteurs, que j'entends hurler, par-dessus les miens. Victoire sonore, par K.O. Elle ne dort plus. Elle se fait hurler dans l'oreille, ce qui remplace une bonne bite dans le cul – pourquoi tant de férocité ? Pourquoi s'est-elle recouverte d'un drap, tandis que je somnolais ? Pourquoi fait-elle semblant de dormir ? Pourquoi tend-elle un poing serré au bout de son bras raide, qui dépasse du tissu froissé ? Cette musique tonitruante, si laide, si jazzy, si commerciale ? Et si je lui carressais le poing ? Vous me dérangez, Mademoiselle Lecuit, et vous fusillez vos tympans. Elle sursaute, en furie: elle attendait peut-être que je la redresse, que je la caresse en lui ôtant délicatement des oreilles ses écouteurs en mousse ?
Elle me fait le coup de Putiphar, comme si j'avais voulu la violer ! Elle, si gentille, si mal fringuée jadis, si mesurée devant son papa ! Fuyons. Rejoignons notre épouse, dont nous connaissons du moins les détours. Car cette fois, certains passagers se sont résolus, dans un grand mouvement d'audace exploratrice, à coucher à l'hôtel ce soir au lieu de rester à bord : un peu de fixité, un peu de confort culinaire. Le bateau ne repart que le lendemain. L'hôtel présente un long couloir en coursive justement, où je retrouve ceux que j'ai quitté sur le quai ; Arielle, parmi eux, bavarde avec animation, à l'aise dans la relation sociale. J'aimerais lui faire part de mon étrange aventure, qui n'a d'importance que pour moi : cette demoiselle prolongée, elle ne l'a pas connue ; c'était à l'époque où j'habitais Gibraltar, avec mes deux parents.
Elle me présente à M. Amour, que nous avons connu tous deux en Turquie, jadis. C'est un mêli-mêlo d'espaces et de temps. Les touristes finissent par se retrouver, de croisière en croisière, sans bien savoir où ils se sont connus la première fois. "Tu sais, j'ai bien reconnu cette jeune fille, même après toutes ces années !" Mais je ne peux l'isoler du groupe où je la vois parader. Et puis, l'hôtel nous offre le petit-déjeuner ! La compagnie maritime fait bien les choses. Et comme il est inévitable, après avoir bien bu des jus de fruits exotiques, un besoin pressant se fait sentir, dans les deux sens du terme. Les toilettes sont la pièce la plus importante de notre intérieur. L'hôtel n'en est pas pourvu : "C'est en face, sur le quai !" Des toilettes publiques, pas très nettes : plusieurs cabines côte à côte.
Certains hôtels des pays pauvres présentent d'étranges contrastes : une cuisine abondante, saine et variée, mais des chiottes inexistantes. Qui plus est, à deux places, et qui ne ferment pas. J'entre. Deux sièges par cabine. Juste à côté, la demoiselle aux écouteurs, en pleine occupation. Pourquoi m'espionne-t-elle ? Pourquoi me persécute-t-elle ? Nous n'avions pas échangé de serments, que je sache. Elle n'a tout de même pas l'intention de m'accuse d'exhibitionnisme, alors qu'elle n'a pas même fermé sa porte, et se soulage de profil, sous sa robe, tout près de moi ? Elle me barre même l'accès au papier hygiénique !
Je me contorsionne, fesses à l'air, au-dessus d'elle ! en revanche, pour trouver une peine cartouche de Bénénuts dont je n'ai rien à foutre, pas de problème... enfin ! je me rétablis sur mes pieds pour enfourner ma trouvaille dans mon bon vieux cartable, cele m'économisera toujours quelques repas. Ce n'est pas spécialement diététique, mais tant pis ; mon estomac en aura vu d'autres, jusqu'à la mort. Et je ressors : mes envies pressantes ont mystérieusement cessé, peut-être qu'il existe une défécation interne, comme les éjaculations du même genre. On n'est pas plus aimable...
Dehors, il faut regarder, partout, autour de soi. C'est une grande ville américaine, de la taille de Paris, on pourrait d'y tromper. Il n'y pas de gratte-ciels ici, mais à Paris, où nous sommes bien plus malins qu'ici, la mode est aux grands immeubles défigurants. Ici, terre inconnue. Il faut s'apaiser. La dénonciation de je ne sais quels agissements qui auraient été les miens semble s'être dissoute dans les airs, dans le temps. Pourquoi m'imaginer plus longtemps d'infamants interrogatoires, des réponses scrutées à la loupe et toujours dans le sens défavorable, le prononcé d'une condamnation légère certes mais non moins mortifiante... oublié tout cela !
Bien me rappeler ces sensations d'allégresses à sentir la frontière derrière moi, lorsque je pénétrais en Espagne, de mon vivant, il y a si longtemps, quand je pouvais encore voyager au loin...
51 10 06
Ô voyages ! déplacements, plutôt, tout juste dignes d'un représentant de commerce en ce temps-là, où rien ne me réduisait à mendier ni personne, il m'était facile de gagner à pied l'extérieur d'une ville, de parvenir au bas d'une prairie, de sentir la véritable terre ou l'herbe sous mes pieds. C'était au bas d'une pente et le vent soufflait assez aigrement par les insuffisances d'une haie. Mais, voyez-vous, c'était de l'air, c'était de la liberté. Et à portée de mes papilles, d'énormes tablées occupées de convives, avec des banderoles : ici mangeait je ne sais quel congrès champêtre de gros producteurs de charcuterie fine : saucissons et foies gras de circuler dans les exclamations de satisfaction.
Mais peut-être les gros de la charcuterie fine sont-ils particulièrement susceptibles : à la suite d'une remarque déplacée, d'un compliment tiède ou perfide, les voici qui se jettent toutes leurs productions à la gueule en grouinant comme des porcs. Alors je reste au bas de ma prairie : juste voir, écouter. Messieurs, leur dirais-je, vous vous trompez de cible. C'est le gouvernement que vous devriez bombarder de vos productions. Je comprends vos hurlements : ils s'adressent aux financiers gouvernementaux qui réduisent à néant vos bénéfices à grands coups de taxes nécessairement "arbitraires". De rage, ils se détruisent tout sur la gueule les uns des autres !
La scène vire à l'hystérie, les faces prennent des rougeurs de chair à pâtée. Voici un saucisson qui vole vers moi ; j'en vole une grosse bouchée, puis je le renvoie vers la mêlée : s'ils me découvraient, je servirais un peu trop vite d'exutoire ou de bouc émissaire, leurs intelligences étant réduites à néant : 51 10 10 - la vie n'est qu'une errance. Tantôt à pied, tantôt sur un tapis volant. Du nord de Madrid, en pleine campagne, mon ombre avait rejoint Tarbes. Elle avait rejoint une présence invisible nommé Lauronse, père génétique de ma fille. Il était dans sa chambre, sur un matelas à même le sol. Depuis quelques jours je sais que ma fille me lira quand je ne serai plus.
Il faut pourtant que j'oublie cela, pour ne pas cabotiner. Assis près de Lauronse, que j'ai toujours nommé par son nom de famille, je regardais avec lui un appareil de télévision à nos pieds. Ma foi, il irait plus loin : sous prétexte de reflets sur l'écran, mon hôte se soulève au-dessus de moi pour éteindre la lumière d'ambiance. Le bon moment pour lui rappeler que je suis "hétéro à plus de 100%" - pourcentage très hasardeux... "Ce n'est qu'en rapport avec le passé !" répond-il. Mais il n'y a pas lieu d'en être nostalgique. Il ne s'est rien passé, dans le passé... Il serait pour le moins déstabilisateur vis-à-vis de "notre" fille de nous engager dans un flirt homosexuel à retardement, voire une liaison amoureuse (car nous ne faisons pas les choses à moitié) : deux pères, passe encore, mais qui couchent ensemble...
Une seule solution : fuir courageusement par la fenêtre (du deuxième étage, tout de même) et regagner le trottoir, à la faveur de rebords de murs ingénieusement disposés ; l'architecte ne pouvait avoir prévu cela - la Providence, vraisemblablement, si. Extérieur nuit, pluie légère, Hautes-Pyrénées. Ensuite ?... que l'opium me l'apprenne...
Le 13 octobre 2051, il m'a bien fallu fêter mes soixante ans. à présent j'en ai dix de plus. Et je me suis tant de fois égaré en route, même en ces dix dernières années... Arielle mon épouse, dont le nom signifie "loin de Dieu", m'apprend à planer : au bout de mes voyages, subsiste encore et toujours Bordeaux, qui a supplanté ma patrie. Planer, cela signifie ne pas toucher le sol, sans avion, sans parachute ou ULM, sans soutien d'aucune sorte. Et sous nous deux, règne une forêt clairsemée certes, mais parsemée de petits mâts pointus : comme des troncs bien ébranchés, puis passés au taille-crayons. Il faut se concentrer, gérer son souffle, rester confiant : la moindre défaillance nous transpercerait.
Pour elle aujourd'hui tout est simple : elle se montre pleine de prévenance, régle notre atterrissage en clairière, côte à côte. Alors se redéclenche dans ma bouche une sécheresse que j'avais oubliée, comme si en vérité mes mucosités s'étaient suspendues le temps de l'envol, pour se redéposer en tapisserie sèche sur tout l'intérieur de ma cavité buccale. Une bière légère, ça ne passe pas. Deux bières légères, toujours pas. Telle une pute au-dessus d'un bidet, grattant ses croûtes, il me faut enlever ces mucosités de l'intérieur même de mes joues. Depuis ce lieu où nous atterrîmes, je remonte tout seul un vague sentier en pente, qui me mène dans une clairière, devant un restaurant.
Il suffit d'entrer. On boit, on mange. "Buffet, libre service". Mon Dieu que les gens sont snobs. J'attendais des bûcherons, du moins une population locale, acueillante, affable. Malgré ma soif et ma faim, tout se bloque dans ma gorge : est-ce qu' "ils" ne sont pas tous à m'observer, à me juger en chuchotant ? Je paye furtivement, ce qui signifie "comme un voleur", je redescends à grans pas vers ma forêt d'atterrissage. Elle n'est pas moins riche de traces et de présence humaine. Ainsi,
telle cabane ornementale, où nul par conséquent ne saurait habiter, à moins d'être un de ces nains proprets de bande dessinée : tout est ouvert, je vois un lit, des figurines de guerriers en postures volontairement grotesques - mais par la volonté de qui ? - je reconnais Astérix, Obélix !
Tout cela m'inspire trois photos, que je n'aurais assurément pas prises là-haut, dans le restaurant-buffet, parmi les vivants. Arielle, que j'avais quittée, se retrouve entre les arbres. Elle s'est moins égarée que moi : en direction opposée, à quelques centaines de mètres, s'étendait la ville de Rodez. Et nous avons rejoint le centre, en montant. Rodez est perchée sur une butte à 600 mètres d'altitude. Nous aimerions nous reposer, pour de bon, sur les sièges de notre voiture - nous l'avions pourtant laissée là, sur ce parking en contrebas peut-être, terrain vague aux nombreux nids de poule. "Tu vois ce trou, là, devant ? il y avait là notre voiture" - une passante me trouve drôle, mais si le sol ici engloutit la ferraille, qu'y a-t-il donc de si comique ?
Nos jambes nous rentrent dans le bassin. Nous parviendrons bien jusqu'à ce petit jardin, non loin d'ici (mais mon Dieu quelle fatigue) : Lauronse assurément nous logera dans sa cabane, ou Jean T. - il faudra bien que ce soit l'un ou l'autre. Ici le soleil ne fait que briller, nous nous couchons aussitôt, réchauffés par notre épuisement, puis nous ressentons, petit à petit, le froid réel qu'il fait sous ces tuiles : "J'en ai marre qu'iil fasse deux degrés". Excellente raison pour ne pas sortir de sous la couette. Arielle est épuisée. Elle ne veut rien faire, ni jouer aux cartes, ni discuter, juste ne plus bouger. La maison est glaciale.
On ne peut même pas y pisser : tous les voisins ont vue plongeante sur le jardin. "Tu vas au petit bar d'en face, de ma part ; ils te laisseront utiliser leurs toilettes sans consommer, même en robe de chambre : tu es, en quelque sorte, de la maison". Jean T. m'exposerait bien quelques vagues liens de cousinage, mais l'envie de pisser l'emporte. Rien de plus important, de plus importun, qu'une envie de pisser. De plus, la cabine est vaste : je peux ôter ma robe de chambre, "procéder à quelques ablutions" comme on dit dans les romans bien, me heurtant presque en ressortant au sieur Cartron, ancien élève (mais qu'est-ce qu'il fout là, à Rodès ?) qui me regarde, en blouson, viril et décidé.
Serait-ce qu'il me reproche quelque chose ? ..d'être resté trop longtemps enfermé là, sans tenir compte que d'autres aussi pouvaient utiliser la cabine. Ma fois, je m'en fous bien. Je lui passe devant, sans lui adresser la parole. Qu'il aille se faire pendre. 51 10 14. Je suis venu ici pour présenter des textes. C'est moi qui les ai composés. J'en suis tout fier. Mes juges seront mes amis : un enseignant retraité, Jean-B., sa femme, septuagénaire imbibée de tabac. Et ce n'est pas n'importe qui : n'importe qui ne peut pas habiter un tel château, avec une grosse tour, en lisière de ville. Ce n'est pas la première fois que je viens.
Habiter un château n'est pas une sinécure ; il y faut beaucoup d'argent, consolider les murs, toujours vivre en travaux. Les tuiles scellées frémissent : qu'à cela ne tienne ! je marcherai dessus, le manuscrit sous le bras, j'escalade les pierres d'attente, gagne un rang de faîtières, passe de toit en toit - plutôt risquer ma vie, par intempestive glissade, que d'affronter ces gens que je ne vois pas, qui m'intimident d'autant plus. Lorsque je reviendrai de ma lecture, ayant récolté de l'estime, je pourrai les affronter tête haute, et me voici enfin dans la mansarde convenue : la fenêtre en était ouverte. Alors, d'un petit transistor que je portais en collier, je fais sortir une petite musique, bien que je ferais mieux de ne pas me rendre vulnérable.
C'est en effet de la folie. Eteignons cela. Une pièce déserte. Une autre. Une autre encore. Un couple de domestiques me croise, apeurés : je leur murmure de ne pas me révéler. Ils entrent dans une autre pièce, en ressortent, toujours accrochés l'un à l'autre, avec la même expression d'acquiescement craintif. Dès qu'ils ont de nouveau quitté la pièce, je 'aperçois que leurs yeux m'ont, à la lettre, dénudé. Ce n'est pas une tenue pour présenter un manuscrit : rien d'étonnant s'il est perdu ! c'est être trop vulnérable, en vérité. Cette pièce où je suis, aussi nue elle aussi que les autres, donne à droite sur une pente boisée, ardue jusqu'à son sommet.
La pente s'affaiblirait, deviendrait un plateau, que je parcourrais, revenant sur mes pas, délimitant tout mon espace plat où je règnerais, vêtu de branchages, beau et seul. Ce serait en Lozère, au mois d'août.
51 11 02
Lobström s'imagine voyager Ses déplacements observent une échelle assez réduite, bien que la France offre une grande variété. Il roule à vélo, car il est jeune, aux environs de Reims en forêt. Les villages se succèdent, pour la plus grande joie des touristes américains, car la France et sa campagne ont été crées pour les regards américains. Et notre cycliste français a faim : voici un restaurant rustique à point nommé. C'est un Périgourdin qui s'est installé là, en contresens complet avec cette région rémoise. Il sert de la soupe agrémentée de vin, que 'on appelle "chabrol" ; et dans cette contrée de champagne, il se permet d'écouler une mauvaise vinasse.
Alors, devant une assemblée de goinfres rougeauds et sans goût ni manières, le cycliste reverse son écuelle dans un énorme récipient commun, sous le nez d'un gros porc pétrocorien plus rubicond peut-être que les autres, qui se ressert dans ses restes mêmes et avale, à peine étonné. "Excusez-moi" lui dit Lobström, "de vous avoir en quelque sorte forcé la main". Le Pétrocorien, ou exilé de Périgueux, hoche la tête mais ne peut s'exprimer la bouche pleine. Le cycliste est calé ; il ne veut rien de plus. Sauf son vélo, qu'il retrouve à la rue suivante : un emprunt, passons. Deux kilomètres encore, et c'est une vraie grande ville, splendide, inondée, aux trottoirs étroits.
L'eau parvient à tiers de roue, il se trempe, mais il pédale - un obstacle : pied à terre - mais une femme vient vers lui par une porte de bureau : "Laissez !" - se baisse et tire de l'eu sale une vieille imprimante, inutilisable à présent. "Après le coin, ça se gâte !" - en effet : la rue donne, en tournant, sur le quai lui-même inondé bien sûr : le fleuve est à un mètre à peine. Deux chaises de jardin, en plastique blanc résistent au courant, qui trace à leurs pieds huit petit sillages. Quand l'eau sera redescendue, restera le cadre architectural, magnifique, très "XVIIIe s." Il reste quelques étapes à parcourir. Lobström à présent habite la Suède ; mais il se souvient de ces régions françaises, où habitait son père, du temps qu'il négociait le vin de Champagne.
Plus que cinq jours, et hop, Stockholm.
51 11 04
Je suis dans une taverne typique et coloriée (jaune-rouge-vert) de la Terre de Feu. Une carte au mur en montre une partie, ainsi qu'une petite île, dans l'Atlantique, que l'on me désigne. Un Argentin truculent, à collier de barbe, nous parle dans un mélange d'espagnol et de français. Il possède un grand prestige, au point de faire mettre à la porte par le patron une grande partie des assistants, qui ont trop bu et mènent grand tapage. Il ne veut plus parler qu'à moi, à qui il évoque ses femmes successives, plus viragos et caricaturales les unes que les autres. Nous arrêtons de parler de cela au milieu des éclats de rire.
Il recherche mon amitié. Ce texte n'a subi aucune altération. Tout cela devient assez monotone. Il n'y a que des familiers qui le trouvent exceptionnel. Bouvard et Pécuchet s'aperçoivent qu'il ne reste plus qu'à tout recopier. Ce soir-là je rejoins Arielle que vous ne pouvez pas même imaginer. C'est une brune à front très haut, et dont seule peuvent donner une idée les icônes géorgiennes. Nous nous sommes séparés, nous nous sommes retrouvés. Rien ne pouvait nous faire plus de mal que de nous retrouver sur un coin de trottoir sans plus rien trouver à nous dire. On dirait des paroles, sur des airs de rengaines. Je crois que nous recopions des rengaines. Ici Radio Retrouvailles.
Ici le studio à vous Cognacq-Jay deuxième étage au-dessus du coin de trottoir, où le bruit de ses pas m'avait aimanté, sur le parquet flexible jusqu'à mon cœur sur l'autre rive du fracas des rues. Et tandis que je traversais, les yeux imprudemment portés au-dessus des pavés, le diamantaire, loupe fixée sur son verre à lunettes et le cou tordu vers le haut, se plaignait bruyamment du bruit occasionné. Alors la mal-aimée pencha son buste à la fenêtre, m'aperçut par dessus 64 12 07
51 11 08
Je rejoins Annie au matin après une séparation. Elle habite au deuxième étage et j'entends de la rue le bruit pesant de ses pas sur le parquet. Un bijoutier se penche par sa fenêtre, au premier, avec son lorgnon fixé sur l'œil. Il se plaint du bruit. Annie apparaît à la fenêtre et nous pouvons nous rejoindre. Je pars faire les courses en traînant un caddie déjà garni. Je n'ose compléter les courses avec ce caddie déjà plein. Il faudrait que je le remporte chez moi et que je revienne en auto. Je monte à une cafétéria. Un homme est en train de montrer sur un mur des vues cinématographiques. Ce sont de magnifiques nocturnes qui s'envolent, même de jour, dont l'un, tout bleu, à travers l'habitacle d'une voiture. Je regrette qu'Annie ne soit pas là pour les admirer. A une table, un grand jeune dégingandé essaie d'attirer l'attention du commentateur sur une espèce de pavé qui se soulève dans la salle, en forme de champignon, et lui répète : “Tu vas mourir sur la route ! Tu vas mourir sur la route !” Cf. Septimus de Woolf.
Je chie. Le cabinet s'agrandit aux dimensions d'un grenier, style Villelongue-d'Aude. Un mec, sans gêne, est entré et me regarde me torcher par l'avant sans me lever de mon siège. Ma merde est jaune et je m'en tartine partout, y compris sur mes doigts. L'homme s'indigne de ce que je ne m'interrompe pas, alors que j'estime que ce serait plutôt à lui de se sentir gêné. J'ai entre les mains une bouteille en plastique avec un embout-pression. Dessus est écrite une phrase à propos d'un jeune garçon qui a tendance à jeter tout ce qui n'a pas d'intérêt artistique. Je me demande justement si je vais jeter ou non ce flacon.
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