LECTURES LUMIERES 2046 B

 

COLLIGNON 

LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES » 2046 B

PRIMO LEVI « SI C’EST UN HOMME


Parfait inconnu, Primo Levi a bien failli le rester. Son ouvrage fut d’abord refusé par d’avisés commerçants – pardon, éditeurs. Onze ans plus tard, il fut enfin reconnu, et ce fut une déferlante médiatique. Il est vrai qu’en ces temps-là, les livres ne partaient pas au pilon après trois mois. Et le grand défaut de Primo Levi, c’est qu’il parlait de lui, cet imbécile.

Surtout qu’il avait passé plusieurs mois dans un camp nazi appelé Auschwitz. Quand on sortait de camp, et que l’on voulait se confier à un médecin par exemple (on ne raconte pas ces choses-là à sa famille, ça lui fait du mal, ça lui fait bobo à sa famille) eh bien le médecin ne vous croit pas, vous donne des calmants et l’adresse d’un excellent psychiatre. On ne vous croit pas, quand vous sortez des camps ; tenez : il y a même des intellectuels parisiens, jamais en retard d’une connerie, qui vont se demander si après tout le calvaire des Kosovars n’est pas inventé, une arme de propagande aux mains de la CIA – alors vous pensez, Auschwitz…

Pas exactement Auschwitz, d’ailleurs : sept kilomètres plus à l’est – car Auschwitz n’était pas un camp unique, plutôt une constellation d’unités, réparties sur plusieurs dizaines de km², et très bien organisée administrativement, car le Troisième Reich fut également le triomphe de la paperasse. Si un jour les facho reviennent au pouvoir, c’est l’administration qui les fera fonctionner, n’oubliez pas cela, ce ne sont pas les monstres qui sont dangereux, mais les crétins décérébrés, vous et moi si ça se trouve, qui font marcher le système. C’est ce que dit l’auteur en appendice à son ouvrage. Il l’a écrit, parce que ses entretiens constants avec la population scolaire et adulte lui ont montré que ce sont toujours plus ou moins les mêmes questions qui reviennent, et il a voulu tenter de leur apporter une réponse.

On lui demande par exemple s’il a pardonné. À ceux qui se repentent, dit-il en substance, oui, car celui qui a pris conscience de sa faute n’est plus le même que celui qui l’a torturé. Mais à celui qui s’obstine, non. La grande leçon est celle-ci : celui qui torture un être humain n’est plus un homme. Il descend au-dessous de l’homme. Celui qui se repent n’est pas le personnage grotesque qui

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se bat la poitrine en criant pardon, pardon ! avant de recommencer. Celui qui se repend est celui qui prend conscience, car l’homme est conscience. D’où le titre. Celui qui accepte de partager sa couche avec un mort au lieu de lui rendre les derniers soins funèbres – celui-là renie la nature humaine. Celui qui attend que son camarade soit tout à fait mort pour lui voler son dernier morceau de pain, celui-là n’est pas un homme. La pire chose dans les tortures que les SS et leurs complices ont fait subir, ce ne sont pas les coups, les blessures, les meurtres, ce sont toutes les humiliations, le fait de les avoir déportés dans des wagons à bestiaux, de leur avoir donné de l’eau sale pour se laver, de les avoir abattus comme des bêtes, sans même un regard.

Et ceux qui s’en sont tirés – car on l’a demandé bien des fois à Primo Levi : comment avez-vous fair pour en réchapper – ce sont les hommes qui ont continué à se comporter comme des hommes, en se lavant, même dans l’eau la plus répugnante, afin de faire encore des gestes humains. Tout un chapitre est consacré, par exemple, à un Italien comme lui, qui l’a aidé, qui a partagé ses rations de soupe – on ne distribuait pas de cuillères, car ils étaient censés laper comme des chiens – l’amitié fut développée dans ces camps de la mort, en réaction aux humiliations avilissantes que les petits chefs infligeaient à leur bétail humain.

Il est remarquable en effet que les chefs, les vrais, les décideurs, n’entraient pas en contact avec les détenus : cela les aurait souillés. Ils s’en remettaient, pour les traitements dégradants, à des auxiliaires, qui y mettaient d’autant plus de zèle qu’ils se trouvaient élevés, par leur fonction, un peu au-dessus des déportés. Ce sont les « faisant fonction » qui se sont montrés les plus féroces. Et le peuple allemand tout entier s’est souillé lui aussi, parce qu’il ne voulait pas savoir, alors qu’il eût été si facile d’en parler, tout simplement, autour de soi. Le nombre de ceux qui savaient était, en fait, très élevé. Mais : tabou. Encore aujourd’hui, certains iront disant que ce n’est pas la peine d’ajouter un livre à toute cette littérature déjà parue sur les camps.

Mais triples sots, il y faudrait un livre par homme… si c’est un homme, justement. Se questo è un uomo. Si cette chose, là, est un homme. Hélas, le poème dont cette expression constitue l’incipit continue par « si c‘est une femme », et parle du sein de la femme comme d’une petite grenouille tremblante… La femme n’a pas besoin qu’on la salisse avec de la pitié. Il n’y a pas de sexe à


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Auschwitz, juste des humains, avilis avant destruction. Et le grand tort des bourreaux fut de conserver les ouvriers formés à ce travail, plutôt que de les remplacer par d’autres. Il y eut donc des survivants. Qui ont raconté. C’est cela qui faisait tenir : l’idée qu’un jour, on pouvait raconter. Qui sait, peut-être même être cru. Tous ces récits sont les mêmes, et toujours atrocement nouveaux, comme si, chaque fois, un autre récit mêmement incroyable se faisait entendre ; chaque homme martyrisé est une autre histoire, aussi impensable que la précédente. Et puisque nous aimons paraphraser, pour simplement transmettre, car nous sommes depuis longtemps au-delà de toute approche littéraire, nous répéterons après l’auteur que les camps soviétiques ne doivent pas être mis en parallèle avec les camps nazis.

D’abord, brutalement : les staliniens n’ont pas exterminé les enfants. Brutalement encore : 30 % de pertes chez les Russes, ce qui est énorme. Mais 97 chez les nazis. Les camps soviétiques étaient conçus pour qu’on en sortît, épave, certes, mais vivant – les camps nazis, pour qu’on n’en sorte jamais. C’est ainsi que les appendices ajoutés par Primo Levi ont fini par hanter autant de lecteurs que les descriptions de la faim, de la boue, de la sélection pour les chambres à gaz. Primo Levi finit pâr se suicider en 1987, considérant que la Bête Immonde était encore, et de plus en plus, féconde. Bien d’autres l’ont suivi, sans être crus.

Lisons la page 113 : il s’agit de raconter par quelle chance inouïe Le Häftling, le détenu Primo Levi devient aide-laborantin chimiste, sélectionné par une mécanique allemande portant un nom d’homme :

« Pannwitz est grand, maigre, long ; il a les yeux, les cheveux et le nez conformes à ceux que tout Allemand se doit de posséder, et il siège, terrible, derrière un bureau compliqué. Et moi, Häftling 174 517, je suis debout dans son bureau, un vrai bureau, net, propre et bien en ordre, et il me semble que je laisserais sur tout ce que je pourrais toucher une trace malpropre.

«  Quand il eut fini d’écrire, il leva les yeux sur moi et me regarda.

« Depuis ce jour-là, j’ai pensé bien des fois et de bien des façons au Docteur Pannwitz. Je me suis demandé ce qui pouvait bien se passer à l’intérieur de cet homme ; comment il occupait son temps en dehors de la Polymération et de la conscience indo-germanique ; et surtout, quand j’ai été de nouveau un homme libre, j’ai désiré le rencontrer à nouveau, non pas pour me venger, mais pour satisfaire ma curiosité de l’âme humaine.

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« Car son regard ne fut pas celui d’un homme à un autre homme ; et si je pouvais expliquer à fond la nature de ce regard, échangé comme à travers la vitre d’un aquarium entre deux êtres appartenant à deux mondes différents,  j’aurais expliqué du même coup l’essence de la grande folie du Troisième Reich.

« Tout ce que nous pensions et disions des Allemands prit forme en cet instant. Le cerveau qui commandait à ces yeux bleus et à ces mains soignées disait clairement : « Ce quelque chose que j’ai là devant moi appartient à une espèce qu’il importe sans nul doute de supprimer. Mais dans le cas présent, il convient auparavant de s’assurer qu’il ne renferme pas quelque élément utilisable. » Et, dans ma tête,  les pensées roulaient comme des graines dans une courge vide : « Les cheveux blonds sont nécessairement malfaisants. Aucune communication possible. Je suis spécialiste en chimie minérale. Je suis spécialiste en systèmes organiques. Je suis spécialiste... »

« Et l’interrogatoire commença, tandis qu’Alex, troisième spécimen zoologique présent, bâillait et rongeait son frein dans un coin.

«  - Wo sind Sie geboren ?

«  Il me vouvoie : le Docteur Ingénieur Pannwitz n’a pas le sens de l’humour. Qu’il soit maudit, il ne fait pas le moindre effort pour parler un allemand tant soit peu compréhensible.

«  J’ai soutenu ma thèse en 1941, avec mention très bien. »

Voilà un passage terrible, qui n’a pas besoin de descriptions horribles pour donner froid dans le dos, pour montrer à quel point, sans littérature, les personnages les plus civilisés pouvaient sombrer dans le plus inhumain qui se puisse concevoir : ne pas savoir reconnaître un être de sa propre espèce, ce que même les animaux les plus inférieurs sont capables de faire. Primo Levi ne s’était jamais senti attiré par la littérature. Il a écrit l’un des plus beaux, l’un des plus hauts livres de la terre avec ce qu’il y a de plus bas et de plus abject. Si c’est un homme devrait être appris par cœur, dans toutes les langues. Il a été traduit par Martine Schruoffenegger Il porte le matricule 3117 de la collection Pockett.

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GUERRE « RENÉ CHAR »

Coucou revoilou le Collignou, celui qui ne reçoit les petits jeunes renégat de la poésie, de la grande musique, de la littérature, de la peinture et de la langue allemande au profit du skate-board et qui mangeraient de la merde si c’était du shit. Bas les pattes les ignares, c’est René Char. Pour les trois pelés qui m’écoutent, je ne vais tout de même pas faire de frais comme dit la poule. Ce René Char dont nous allons parler, je ne l’aime pas. Rigoureusement imperméable je suis. Pierre Guerre – c’est trop beau pour être vrai – mais René Char était la véritable identité de René Char – a beau le décortiquer dans « Poètes d’aujourd’hui » (Seghers) (aujourd’hui vous avez « Gallimard Poésie, voyez la descente) – je déteste René Char.

Je condescends à peu près volontiers à me laisser violer par monsieur Aragon, dont les vers veloutés s’insinuent en fraude au sein de Ma Sensibilité – on sent tout le bidon, tout le pipeau, et on se retrouve quand même les larmes aux yeux - hélas, Aragon souille tout ce qu’il touche – mais René Char, c’est niet. Pourtant il fut lui aussi résistant, not’ René, sur le terrain, avec les mitraillettes et les douilles qui tombent, mais trop viril, décidément, trop viril, la teub en bandoulière et les couilles en rafales. J’aime pourtant les récits de Résistance qu’il a glissés parmi ses poèmes, tâchant de les faire passer pour des poèmes, alors que rien ne leur manque, mais à ce compte, je préfère les authentiques récits sans apprêts de faits d’armes de la Résistance. J’ai même failli acheter – mais quand se décidera-t-on à la gratuité des livres ! et qu’on ne vienne pas dire « la baisse de qualité fera baisser le nombre de ceux qui lisent », alors que c’est le copinage plus la baisse de qualité qui réduit le nombre des lecteurs- acheter donc René Char est-il un imposteur ? - tel est le fascicule en vente sur le marché de la poésie. René Char passerait, pour mes yeux béotiens, pour le Picasso de la poésie, celui qui apprend aux Français que tu peux écrire (ou peindre) n’importe quoi, coller n’importe quel mot à n’importe quel autre : toujours circulera entre ces deux vocables une « association d’idées » - mais il suffit que ce soit bien obscur.

Disons que Ma Sérénissime Sensibilité n’est pas sensible à ce bois-là ; il existe des portes auxquelles on frappe en vain. Trop couillu, vous dis-je. Inaccessible. Tu peux les avoir comme des courges, jamais tu n’atteindrais les dimensions de René Char, si conscient de sa va leur, de son courage, de ses poils aux bras, qui se permet (on n’a rien demandé) de te comprendre, de t’accueillir, de te protéger. Pas une

faille. Les gonzesses aiment. Pas moi. Comment voulez-vous que j’aborde un mec qui visiblement n’a pas besoin de moi et de ma petite quéquette, un homme qui se suffit au sein de sa puissance, pur, dur et lisse comme un manche de pioche ?


Qui a fait la guerre, Monsieur, sans une once de faiblesse ? Qui pose sur vous son regard d’aigle tendre et doux (sa photo en couilleverture) et qui vous ratatine le gland rien que d’y penser ? Les variations sur ce thème demeurant assez limitées, nous nous voyons contraints d’embrayer sur une page d’explication de texte - achevée en 2040 et dont j’ai tout lieu de supposer qu’elle ne comporte pas la moindre réserve – tout poétaillon a ses godillots, quile suivent et lui nuisent, car il y en eut des tapées, par la suite, de rené char !

Page 183, c’est trop drôle, déjà la fin, déjà l’hagiographie, la bibliographie. Nous apprenons que René Char a fait paraître en 1957 Les compagnons dans le jardin, « orné d’eaux-fortes par Zao Wou-Ki, édition originale. Louis Broder, éditeur.

Poursuivons :

1957 La bibliothèque est en feu et autres poèmes. Édition collective. G.K.M.

1957 Poèmes et proses choisis. N.R.F.

1960 Anthologie. G.L.M.

1961 L’inclémence lointaine. Orné de vingt-cinq burins de Vieira da Silva. Pierre Berès, éditeur.

1962 La parole en archipel. Édition collective. N.R.F.

1964 Commune présence. Anthologie par thèmes. N.R.F.

1965 Flux de l’aimant. Avec 17 pointes sèches originales de Joan Miró. Maeght éditeur.

1965 L’âge cassant. José Corti, éditeur.

1965 Retour amont. N.R.F.

1967 Les transparents. Avec 4 gravures de Picasso. P.A. Benoît, éditeur.

1967 Trois coups sous les arbres. Théâtre saisonnier. Édition collective. N. R. F.

Telle fut la production de ce Monsieur entre 1957 et 67, qui sut se faire coopter par le plus beau linge comme vous le constatâtes, et fut édité en Pléiade avant sa mort, ou du moins peu de temps après. Ceux que j ‘ai insultés peuvent me rendre la pareille. Un partout la balle au centre.


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(…) truculence. Le goût de la formule rêche et parfaitement exacte, bien cruellement réaliste. C’est ce qui a perdu Louise Collet, amante de Flaubert, croyant pouvoir se l’attacher, n’y parvenant pas, sauf pour « des baises judicieusement espacées ». Cette pauvre poétesse de bas niveau s’est enfilé Dieu sait combien d’hommes (disons, pour l’époque) sans jamais trouver le partenaire idéal, ce qui est, croyant les femmes de ce temps-là, la grande affaire d’une personne de sexe féminin. De nos jours un coup de clito et on n’en parle plus. Toujours est-il que Flaubert se voit assassiné de reproches, dont celui-ci, qui revient tel un leitmotiv : il n’aime pas assez… Et qu’y peut-il ? comment qui que ce soit, homme ou femme, peut-il reprocher cela à son partenaire ?


Flaubert a beau la reprendre, avec un flegme méritoire, lui dire qu’il a connu beaucoup de malheurs, qu’il est blasé, fatigué de naissance, que le seul travail régulier, assommant, constitue la justification et la volupté de l’existence humaine, rien n’y fait. Les lettres de Louise Collet, dont certaines sont reproduites évidemment, ne sont que jérémiades, reproches mesquins et perpétuels. Elle veut qu’ils soient ensemble, ensemble, ensemble. Qu’ils ne forment plus qu’un, dans le même pot de colle, dans la même glu. Que les discours de Flaubert ne soient que sentiments crémeux, exaltations romantiques, déclarations enflammées.

Ce n’est pas que Flaubert soit froid, mais distant, majestueux dirions-nous ; il considère l’agitation humaine, en particulier féminine, et son agitation personnelle, comme un vain gigotage avant l’anéantissement final. Louise Collet est le moucheron, Flaubert le lion qui se fâche, plus encore, l’éléphant. Pour lui arracher quelques râlades, il faut que la Louise y ait mis la dose. Avoir débarqué chez lui un jour qu’il n’y était pas, n’avoir pas cru sa concierge et s’être livrée à une scène publique des plus ridicules et hystériques. S’être présentée chez lui après la rupture et s’être fait fait refuser la réception. Le soupçonner d’être méchant, vilain, exprès, pour se donner un genre, au moindre mot un peu franc qu’il ait pu écrire.

Et surtout de ne pas venir la voir à Paris, très, très, très souvent. Flaubert prétextait la très mauvaise santé mentale de sa mère : l’hypocrite ! « Je ne peux » dit-il en substance, « quitter ma mère dépressive ». Il la quittera bien quelques semaines pour partir avec Maxime Du Camp Par les prés et par les grèves, à pied à travers donc Bretagne et Normandie. Autre prétexte d’engueulade pour Louise

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Collet, aigre, mesquine, revendicatrice, car les deux amis ne l’ont pas emmenée avec eux. Et qu’en auraient-ils fait grand Dieu. Oui, Flaubert est un menteur. Il veut fuir cette finassière, qui prône des théories littéraires à l’opposé des siennes : toujours dans le « cœur », les « sentiments ».

Il ment, car il quittera sa mère pendant des mois, plus de seize, afin d’effectuer avec Maxime un voyage en Orient. Bouilhet, autre ami, s’y était déjà rendu des années auparavant et lui en avait communiqué le désir. C’est un régal que cette « Correspondance » relatant, avec descriptions (Du Camp faisait des photographies par longues poses, avec toute la technique compliquée et les plaques de verre de ce temps-là, mais il n’existait pas encore de cartes postales) tous les incidents de ce long, très lent voyage. En ce temps-là, quand on avait de l’argent, on voyageait lentement. On remontait le Nil à bord d’une felouque, à voiles, ou « tirée par les bras des haleurs ».

Parfois vingt kilomètres seulement la journée. On s’attardait des jours sur un temple, et non pas « Edfou en 30mn ». On se juchait des jours entiers sur des chameaux. Et surtout, on s’attendait d’une ville à l’autre, par recommandation, de bourgeois à bourgeois. Flaubert, pour se faciliter le voyage, produisait, lorsque c’était nécessaire, un ordre de mission fictif émanant du ministère de l’agriculture pour étudier paraît-il les procédés indigènes. Est-il besoin de dire qu’il n’écrivit pas une ligne sur le sujet. Il flemmassa au contraire, prit du poids, de la calvitie et de la barbe. Il devint, de son propre aveu, méconnaissable. En vérité, sa capacité de flemmardise m’émerveille, tout comme sa capacité de travail acharné aussi bien.

Mais il passe son temps à flâner, ou à relever soigneusement tous les dessins d’un sanctuaire. Il escalade la grande pyramide, et parvenu au sommet, découvre un papier publicitaire d’une maison de Rouen : sublime farce concoctée par l’ami Du Camp, qui l’avait devancé la veille… Flaubert assiste au spectacle de la rue, prétend avoir vu un singe branler un âne au milieu des badauds rigolards, et pourquoi ne pas le croire, il regarde la danse du ventre ou un ballet de travestis, hante les bordels et y chope quelques maladies vénériennes, il fout avec furie Küçük-Hanem, « petite femme » en turc – et pour cela mieux vaut consulter ses lettres à Louis Bouilhet dont il déplore l’absence, plutôt que celles à sa mère, plus descriptives, et indiquant soigneusement la date des courriers par bateau : chaque lettre est soigneusement numérotée de part et d’autre, pour vérifier qu’il ne s’en est pas perdu.


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Flaubert fait pour sa vie provision d’orientalisme, car, dit-il, « je sais bien que je ne reviendrai plus ». Devant les lieux saints, il est déçu, se forçant à éprouver quelque chose, et n’éprouvant rien, car il trouve trop de bondieuseries partout. C’est ce qu’il dira pour Rome, revenant par l’Italie : il ne reste plus rien des Romains, mais tout du XVIIe siècle, tant l’invasion des moines et des officines religieuses le refroidit. La Grèce, Athènes et les hauts lieux mis à part, lui aura semblé d’une grande sauvagerie, aux communications particulièrement difficiles, à l’inconfort total. Il retrouvera sa mère en Italie, cette mère qu’il ne devait pas quitter trois jour, paraît-il, pour Louise Collet, mais qui avait fort bien supporté une séparation de plus d’un an, dans les années 1849-1850.

Elle avait dû même prétexter une maladie de son fils aîné, Achille, devant partir à sa rencontre… Elle s’était d’ailleurs inquiété de la santé de Gustave par lettres, s’étant même trouvée soulagée de ce qu’il ne poussât pas en Perse ni à Bagdad comme prévu, en raison des troubles qui avaient éclaté là-bas, en réalité selon toute vraisemblance pour des raisons d’épuisement financier. Et pourquoi donc ne devait-il pas quitter sa mère ? Parce que cette dernière avait perdu la même année, 1846, son mari et sa fille, et donc Gustave son père et sa sœur. Le premier tome en effet, et nous aurions dû sans doute commencer par-là, couvre la période qui va de l’enfance de Flaubert au début de 1851, peu de temps après son retour de l’Orient.

C’est ainsi que nous découvrons une correspondance qu’il entretint avec sa sœur Caroline lorsqu’il étudiait le droit à Paris, dans une chambre où parfois il hurlait d’ennui. Le frère et la sœur étaient liés d’une amitié extraordinaire. Caroline adorait son frère qui faisait des grimaces et des imitations à se tordre, elle l’admirait, elle lui communiquait ses émois devant le piano, en compagnie d’un Polonais ami de Chopin, ou devant sa planche à dessin, son but devant rester le mariage. Parlons-en, justement, de ce mariage : avec un nommé Hamard, dont elle se persuade plus ou moins qu’elle est amoureuse. Qui lui colle un gosse, dont elle meurt, de fièvre puerpérale » : en ce temps-là, les accoucheurs ne se lavaient pas les mains, ce qui provoquait une forte fièvre dont les femmes mouraient.

On appelait cela « mourir en couches. Elle trépassa dans l’inconscience, car un jour que sa mère s’était jetée sur son lit en criant, égarée : « Adieu ! Adieu ! », la pauvre fille, agonisante à 22 ans, avait demandé d’une voix enfiévrée : « Adieu, pourquoi ? » L’enterrement fut atroce, on laissa tomber le


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cercueil, puis on le piétina pour qu’il entre, Flaubert jeta son chapeau à terre en criant, j’en fus bouleversé. Peu de temps auparavant il avait perdu son père, Médecin Chef des Hôpitaux de Rouen, d’un « abcès à la cuisse résorbé », ayant donc attaqué l’ensemble du corps. On mourait vraiment de n’importe quoi. Et tous les confrères du Docteur Flaubert de se cotiser pour lui offrir une belle statue. Survint alors la mort atroce, mais hélas si banale, de la sœur Caroline, et les difficultés qui survinrent du fait du père de l’enfant de Caroline : celui-ci, Hamard, devint quasiment fou, gaspillant son argent dans les salles de jeu et s’adonnant vraisemblablement à l’alcool.

La mère de Flaubert éleva donc cette enfant, prénommée aussi Caroline, comme sa mère et sa grand-mère, et qu’il fallut soustraire à son père, fantasque, instable, totalement incapable d’élever un enfant. Hamard avait été déjà nerveux dans sa jeunesse, mais un coup du sort semblable avait achevé de le déglinguer.

Quant à l’œuvre de Flaubert, il n’en est pas beaucoup question, mais tout de même, nous apprenons que Flaubert se documentait extrêmement sur tout ce qui concernait l’Orient, arabe ou indien, et que des contes, il en avait écrit ou ébauché lui-même. Il avait avant son départ composé une première « Tentation de saint Antoine », qu’il avait lue à ses amis. Le contrat de lecture était qu’il lirait sans discontinuer plusieurs heures durant, et que ses amis Bouilhet et Du Camp ne devaient exprimer leur avis qu’à la fin de tout. L’avis fut défavorable, désastreux, et Flaubert en resta si ulcéré, persuadé que ses amis avaient raison, qu’il projeta de renoncer à écrire. C’est même en partie pour cela qu’il effectua son voyage en Orient : afin de parfaire sur le vif sa documentation.

On ne s’ennuie jamais à lire la Correspondance de Flaubert, qui n’était pas destinée à la publication, mais ne constitue pas, malgré certains critiques zélés, « l’essentiel de l’œuvre de Flaubert ». Il aurait fortement récusé cette thèse. Le tome I de la Pléiade comprend en appendice des lettres de Louise Collet, de Maxime Du Camp si elles concernent Flaubert. Cette édition comprend donc, dans l’ordre chronologique, les lettres d’enfance, les premiers échanges entre Caroline et son frère, la relation de la tourmente de la funeste année 1846 où périrent le père et la sœur, la liaison orageuse avec l’insatiable sentimentale gluante eet si féminine Louise Collet, et le voyage en Orient. Nous allons désormais nous attaquer au tome II, qui va jusqu’en 1858, couvrant donc la période de gestation de Madame Bovary, et nous vous en rendrons compte si Dieu nous prête vie.

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Henri POURRAT «GASPARD DES MONTAGNES »

Bonjour. Bernard Collignon vous présente Gaspard des montagnes d’Henri Pourrat. Nonobstant son statut de trou du cul, lui interdisant de tutoyer les grands de ce monde, il s’obstine à exister, increvable écrivain. Or un véritable écrivain, c’est aussi et surtout quelqu’un qui mène son intrigue. Si vous n’êtes ni Parisien, ni riche, ni bourgeois, aucune chance pour vous. Aucune. Si vous connaissez quelqu’un qui connaît quelqu’un, à l’extrême rigueur. Mais si vous connaissez quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un, et qui refuse obstinément de vous faire connaître qui que ce soit d’autre sous prétexte que vous n’êtes, vous, qu’un trou du cul, tandis que lui-même, l’Autre, est quelqu’un de trèèès trèèès bien qui accède aux Sphères Supérieures dont vous, méprisable crachat, n’êtes pas digne de dénouer les lacets, bref, si vous tombez sur un prétentieux spéculateur qui vous empêche, tout simplement, de faire votre métier, alors votre devoir absolu est de laisser tomber ce faux cul, et de voler de vos propres ailes,

« pas bien haut, peut-être, mais tout seul ».

Toujours est-il que j’ignore ce qu’il en fut d’Henri Pourrat, mort avant la cinquantaine, mais qui s’est vu reléguer par les Ceusses de la Haute, les riches Parigots de goche, dans le rôle subalterne d’écrivain régionaliste, alors qu’il possède le souffle de l’épopée. À ceux qui me disent “pourquoi vous mettre martel en tête ? Pourrat est reconnu, et depuis longtemps !” je réponds d’une part que j’ai besoin de me sentir face à une masse d’ignares pour trouver mes marques. Je ne fonctionne qu’en mode “parano”. Mais je raconte ma vie, et ça n’intéresse personne, comme Proust, Montaigne, Claude Mauriac…

...L’action se déroule dans les environs d’Issoire, où les Copains de Jules Romains ont célébré l’une de leurs plus profondes farces. Et ceux qui se promènent dans le sud-est du Puy-de-Dôme observeront le long des routes des panneaux, vers Sauxillanges (d’où fut préchée la Première Croisade) “Route de Gaspard des Montagnes”. C’est plus précisément un roman-fauilleton, avec tous ses ingrédients : amour grandiose et impossible, femme enceinte des œuvres d’un autre, un rival, un bossu, des salauds, un groupe des Cinq mystérieux messieurs mafieux, des enlèvements, un meurtre campagnard et des héritages, en ce XIXe siècle revisité, en ces temps où la tradition paysanne atteignit son apogée. On halète dans l’attente de l’épisode suivant, les rebondissements sont innombrables, les psychologies rudimentaires mais si attachantes, les amours contrariées, les paysages rendus parfaitement, mais jamais de façon gratuite ou lassante

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Henri POURRAT «GASPARD DES MONTAGNES »

Nous penserons à Clavel, légèreté en plus ; à George Sand, socialisme en moins, angélisme en moins : rien de mystique chez ces paysans-là, aisés de surcroît, mêlés aux bourgeois des bourgs, un bon tableau des sociétés rurales en 1850. À Pesquidoux aussi, barrésisme en moins (aristo nostalgique). Les héros de Pourrat sont trop jeunes pour moisir dans les regrets. Ils sont les fils de ce peuple révolutionnaire qui brûla les châteaux en 1789. Sans doute pourrait-on les rapprocher de Jacquou le Croquant, bien que l’histoire ici racontée s’apparente à un feuilleton à lire aux veillées, près du cantou. D’ailleurs, Gaspard des Montagnes se divise en « veillées », censées être occupées par la relation orale, fictive, de toute cette histoire.

Et tous les chapitres portent en titre leur programme, comme autrefois, pour allécher le lecteur-auditeur. Les personnages grouillent, de parentèle en parentèle, pas au point cependant de nécessiter un système de fiches comme pour Dostoïevski… Finalement, ce n’est pas plus compliqué à suivre que Dallas ou mieux La rivière Espérance, qui fit mes délices. À la limite, ce serait même moins niais que Giono dans Que ma joie demeure. Moins profond, certes, que Le hussard sur le toit, ou surtout Un roi sans diverrtissement (vertigineux !) mais plus franc, plus dru, avec juste assez de descriptions ou d’évocations en très courts paragraphes, et non par pleines pages assenées à la Clavel, mais juste assez pour s’attirer la reconnaissance éternelle des gens du pays, qui se disent « C’est bien comme par chez nous ».

Bref, de sombres pages mélodramatiques, avec de sombres guets-apens, voire une de ces auberges où l’on égorge le client (je crois même avoir vu sur un vieux mur une plaque relatant l’existence effective d’un hôtel coupe-gorge) ; des serments, des émotions (mieux que du sexe) à tous les coins de page – avec toutes les exaltations de l’amûr, de la peur et des couteaux de Laguiole, et un soupçon de Grand Meaulnes. Sans négliger le petit lot d’expressions archaïquement provinciales d’une belle langue oubliée, à moitié recréée par les intellos du cru. ...De ce Gaspard des Montagnes, lisons à présent un épisode tout proche de la fin, où les méchants vont être punis, où seuls les plus subtils se souviennent encore des entremêlement des intrigues.

Ne nous demandez pas qui est qui, mais c’est délicieux : le méchant essaie de sauver de lourds sacs d’argent, mais il s’en enfonce d’autant plus inexorablement dans une méchante fondrière. Haletons :

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Henri POURRAT «GASPARD DES MONTAGNES »



« Tout à coup, soulevant le sac, il s’efforça de l’envoyer jusqu’au bouleau. Déjà, il était mal libre de ses gestes. Il porta les mains aux poches de sa veste, parmi la boue, les retourna, les vida de leurs écus. Ensuite, contenant sa rage, et y allant retenu,, il tâcha de s’accrocher à une touffe de joncs.

« Le bourbier tremblota, fléchit, monta en clapotant. Il en avait jusqu’aux aisselles.

« Cet argent, serait-ce sa mort ? Les poches de son pantalon, gonflées d’écus, continuaient à le tirer par en bas, comme des boulets. Il aurait juré que le diable même le hâlait au fond par les cuisses.

« Alors ; il se reprit à crier, mais de telle sorte que le cheval laissé au bord du bois s’enfuit ventre à terre à travers le brouillard.

« Jeuselou, tiré de sa pâmoison, souleva les paupières. Il vit une face de damné, des yeux qui semblaient hurler, une bouche qui n’était qu’un cri…

« Lorsque le bossu, qui avait tourné la vue sur Jeuselou, comprit qu’il ne pouvait en attendre aucun secours, il l’injuria avec transport :

«  Crève, crève ! Et tous les Grange ! Mais l’Elmire leur fera faire le saut ! Je lui ai assez mis dans la tête ! »

« Il levait la figure pour bramer. Le bouillon de l’eau noire lui entrait presque dans la gueule. Ses poignes agrippèrent le vide.

« Jeuseloup ferma les yeux. Il entendit l’eau tournoyer et le petit bruit des bouteilles qui crevaient au milieu des remous de la bourbe ».

Je ne me souvenais plus de rien, vous pensez, depuis 1978 ! et la fin dut me sembler encombrée de longueurs, et de conventions, c’est bien le bossu le salaud, la preuve, il est bossu – on ne s’embarrassait pas du « politiquement correct » à l’époque . Et le chapitre suivant, finement intitulé Troisième pause, indiquant un sourire dans le récit, vous ouvre son engageant sommaire :

Jeuseloup à l’auberge de Balance – c’est vrai : comment va-t-il bien arranger son récit ? Confessions de Gaspard. Il apprend la vérité sur Elmire.

Elmire, c’est celle qui, peut-être, fournit le poison dans un autre épisode. Mais pour toujours les Auvergnats retiendront le nom du couple sacré de leur légende : Gaspard et Anne-Marie. Nous espérons de tout cœur que vous jetterez quelques yeux dans Gaspard des Montagnes, de Henri Pourrat, paru au Livre de Poche, et qui ne vient pas de sortir...

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NOTHOMB, etc. « LA DOUBLE ENTENTE DU JE » 46 06 25

Bonjour. Collignon-Vandekeen ici présent va poursuivre son travail de sape. Il vous dira, en avant-propos, tout le mépris qu’il a subi, de plein fouet, quand on a osé lui dire qu’il suffisait, pour faire une conférence d’auteur dans les salons de la Grande Librairie Mollat, de l’action du pur hasard. Alors comme ça, le p’tit père Mollat, le matin, il se lève en se frottant les mains et il se dit :

« Voyons voir… Qui c’est-y que je va-t-y ben faire venir dans mon beau salon du deusième étage ? parmi les meilleurs ventes bien sûr, on n‘est pas des philanthropes,ha ha ! A, B, C - « Collignon » - non, pas çui-là, il n’a pas vendu, et de toute façon il est trop con – voi-là) ! Bon sang, mais c’est bien sûr ! Trucmuche ! » - pas de noms, pas de noms…) - alors y a le petit père Mollat qui décroche son téléphone : « Monsieur Trucmuche ? Vous avez été choisi ! vous êtes l’Heureux Élu ! » - et l’auteur ou -trice à l’autre bout du fil : « Oh ! merci Grand Mollat ! Que vous êtes joli, que vous me semblez beau !  c’était tout à fait inattendu ! » - quand chaque écrivassier s’est soigneusement lancé dans la course à l’intrigue, influence de celui-ci, méfiance de celui-là, connaissance impeccable de toutes les toutes petites magouilles d’un tout petit monde du tout petit Bordeaux – et que je te téléphone, et que je visite Dumachin, et que je te débine Glandouilloux…

Tenter de faire croire à un auteur que de telles faveurs s’obtiennent par le jeu du hasard et du coup de cur, c’est proprement se foutre de la gueule du monde, de la gueule du postulant qui l’a très sale, et qui l’empêche de naissance de décrocher la timbale, ce qui je n’en disconviens pas est dans l’ordre naturel des choses. Mais que personne ne vienne faire croire aux beaux sentiments, fondés sur l’amour des beaux textes et sur la profondeur des sympathies fondées sur la reconnaissance des qualités supérieures. Nous avons 54 ans (déjà ! seulement!) et ne sommes plus dépucelés de la veille, oui, des deux côtés.

Nous voudrions donc vous faire part, mais si peu, d’un fascicule fourni par le Centre National du Livre et de la Drac, Direction Culturelle des Affaires Culturelles d’Aquitaine. Un des rares mérites de ce fascicule est d’être gratuit. Voilà comment cela devrait être : tous les livres gratuits. Le commerce de l’esprit n’a pas à se monnayer. Mais, comme nous n’en sommes plus à une contradiction près, « nous n’avons pas là de vraie littérature, puisque nous n’avons pas déboursé » ; Se pose tout de même la notion de choix des auteurs, et force est de constater que l’intrigue, ou – soyons positifs – le sens du


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NOTHOMB , etc. « LA DOUBLE ENTENTE DU JE » 46 06 25


contact humain, a présidé au choix de ces auteurs-là : Nothomb, Mme Ndiaye, M. Ostende, et deux autres dont je ne me souviens plus, bien fait.

Il s’agit de parler du « jeu » qui existe entre le lecteur et son écrivain. Et nos auteurs ont répondu, mais à côté de la question. Sauf Amélie Nothomb, toutefois, qui dit « Ni avec toi, ni sans toi », posant donc en principe la relation conflictuelle. Mais elle le prend de haut, de très haut. On sent la grande indépendance, admirable pour cela, de l’auteur qui fume de rage en trouvant chez elle des gens qui l’attendaient pour lui faire, justement, « la surprise de leur visite », alors qu’ils vont lui voler du temps avant de mourir. Elle a l’orgueil qui convient. C’est elle finalement qui a le plus rédigé sa réponse. Passosn rapidement sur les anonymes, l’un parce qu’il a cru bon de pondre un filandreux poème sur les animaux – dès que les bêtes ou les petits nenfants pointent leur museau sur les planches littéraires, tout le cède au gnangnan indigeste.

N’est-ce pas Leuquet, n’est-ce pas Thieuloy – n’est-ce pas Roubaud et son infecte chatte Hortense – moi aussi j‘ai un chat. En tout cas, notre poète animalier se garde bien de parcourir « la « moitié du chemin » paraît-il indispensable vers le lecteur ; il se contrefout ce ce qu’il peut penser, le lecteur. Il est coincé dans sa bulle, nous lisons en diagonale en pensant à autre chose. Un autre auteur parle de St-Pierre-et-Miquelon, ce qui passionnera sans doute ceux qui y séjournèrent ; mais que c’est abstrus, que c’est rébarbatif, comme les brumes de là-bas… En fait, il s’autocommente, à propos d’un ouvrage qu’il a écrit, sur St-Pierre-et-Miquelon. Il évoque le théâtre de la ville, ou ce cinéma en coque retournée, dont le rideau figurait justement une vague maritime, comme s’il était impossible à jamais d’échapper à cette dernière jusqu’en cette salle.

Pour Marine N’Diaye : l’histoire d’une jeune fille de milieu modeste qui passe sa vie dans une pension occupée par deux gonzesses rousses et insolentes, qui la blaguent cruellement parce qu’elle ne connaît pas personnellement Jacques Chirac. Bref, la petite cruche du pays de Caux bernée par la bourgeoisie Havraise. Texte très humoristique, écorché, anecdotique et fin, avec aboutissement onirique.

Réservons pour la fin le sieur Ostende, qui lui aussi (décidément) esquive le sujet, à moins qu’il n’ait fallu le traiter de façon indirecte et narrative – il n’aurait été qu’un prétexte, on laissait à chacun carte


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blanche. Ostende raconte ce qu’il a vu, ce qu’il a entendu, à mi-chemin des blagues de comptoir et la brève rubrique Paris-Pontoise de Charlie-Hebdo. Ce sont des haikus roturiers, de toutes petites choses

ou paroles rapportées, épingles, semblant vouloir dire : « Tu es la matière brute et grise de ce livre, et je n’ai le mérite que de te reproduire ». La démarche est passionnante, car tout lecteur peut se chercher là-dedans, se dire c’est moi qui dis cela, - bref, ce que l’auteur cherche dans l’écriture, c’est lui-même et rien d’autre, avec un petit grain de solution – il suffit de dire – comme sur un divan.

L’homme est un animal collectif désemparé, dont le seul recours est de lancer des SOS avec ses bras, comme sur le radeau des « Copains d’abord ». « Je suis là ! - Ouh, ouh ! Moi aussi ! Y a-t-il du vivant ? - Personne, - ah si ! là-bas ! - J’y rame ! » - comme après le naufrage du Titanic, dans le film, et notre condition humaine est un permanent naufrage. Tel est le sens de l’art, de la littérature, la réponse, disait Malraux, à la question de savoir ce que l’homme est venu faire sur terre…Et Ostende de tendre son miroir à tous les étincelants paumés que nous sommes. Lisons à présent la page 57 : nous tombons sur Eugène Nicole, qui nous entretient de St-Pierre-et-Miquelon, et que j’ai un peu trop vite enterré sous sa ternitude. Rectifions donc notre insuffisance :

« Outre le rideau de scène, baissé à l’entracte, où la mer reprenait ses droits (et contempler en ces instants les ondulations de sa grosse toile derrière laquelle on changeait le décor faisait aussi partie de la magie du théâtre), les cintres eux-mêmes, garnis de banderoles latérales cachant les batteries d’ampoules électriques, ressemblaient à des voiles de navires, gréements que complétait le gros cordage torsadé qui dans la coulisse de droite, proche de l’endroit où, sur la fresque, figurait un doris, commandait, après les trois coups, l’enroulement de celle-ci sur un cylindre de bois.

« Le théâtre et la mer…

  Monsieur, l’instituteur du Collège Saint-Christophe, tentera de présenter sur cette scène un grand spectacle historique intitulé « Le Débarquement de Jacques Cartier ».

«

«  Dans la maison natale, déserte depuis la mort de leur mère, le narrateur, son frère et sa sœur construiront, à l’imitation de la salle de l’Œuvre-des-Mers, le « Théâtre de la Morte » -



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chapitre 3 des «Larmes de pierre », second volume.


« S’il faut en croire certains linguistes – car tous ne sont pas d’accord sur ce point – le critère le plsu objectif et le plus prometteur qui distingue l’homonymie de la polysémie est celui de l’origine historique. Ainsi grève, la plage de sable du bord de la Seine où se réunissaient les ouvriers parisiens quand ils étaient sans travail est à l’origine le lien qui rattache grève 1 « plage, côte » et grève 2, « cessation de travail », tandis que l’ancien nom de la place de Grève (c’est maintenant la place de l’Hôtel-de-Ville) réunit encore les deux sens, à condition qu’on en connaisse l’étymologie ».


Fin de citations et vous pouvez refermer vos classeurs. En effet M. Nicole cède à la manie professorale et rinaldienne aussi de digresser sans cesse, comme lorsque j’enchaîne commentaires sur comentaires en attendant que retentisse la sonnerie de fin de cours. Tout cela est fort intéressant, mais sans grande rigueur, l’auteur « se fait plaisir », et se charge de tous les défauts que je présente moi-même, et que je fustige avec d’autant plus de force chez les autres que je me les tolère en moi-même. C’est cela, l’humain. Trêve de pirouettes : je n’ai aucune solution. La prochaine fois, je vous parlerai soit des aûûûûtres qu’il s’agit de respecter – haha ! tu parles… - soit de l’art et de la manière d’obtenir de bons articles dans les bons journaux, sans avoir levé le petit doigt pour cela bien entendu.

À tout de suite, pour l’infect feuilleton.

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JE LIS DES HISTOIRES VRAIES « MAGELLAN, LE PREMIER TOUR DU MONDE »

Bonjour, ici Collignon-Vandekeen, ou le plus ringard. Je déteste l’imposture. Exemple : vous savez que tous les journalistes fonctionnent sur le modèle du renvoi d’ascenseur. Tu parles de mon bouquin, je parle du tien, et nous nous couvrons de fleurs, car le commerce est « à la page ». Et nous prétendons nous, les ringards, les obsolètes, qu’on se fout de notre gueule. En particulier quand on prétend qu’obtenir un papier du Nouvel Observateur ou du Canard enchaîné relève du pur hasard, et qu’on n’a effectué aucune démarche. Monsieur « On » a raison : il n’a rien effectué lui-même : s’étant profondément introduit dans les milieux journalistiques, il s’est mêlé à tout ce circuit re relations humaines si sympathiques, à l’écart du gros Plouc ignorant du Système.

Ne parlons pas du couillon qui écrit dans sa « cabane au fond du jardin » parce qu’il n’est pas aux écoutes de l’Aûûûûtre. N’ayant donc rien fait directement, soit – mais ayant mis le pied dans la bonne merde, ayant connu des huiles aussi puissantes qu’un Sollers (lequel paraît-il « connaît bien le chemin de chez lui », il est évident que pour l’Heureux Veinard, l’application de la moindre force provoquera, de ricochet en contrecoup, par exemple, et tout à fait par hasard, une pleine page dans Le Monde. Des noms ? Soit : pourquoi les éditions Zulma obtiennent-elles également des articles dans le Canard ? ...leur directeur Safran émarge depuis plusieurs années au Magazine Lirtéraire.

Des relations, des Aûûûûûtres ! Ensuite, prétendez bruyamment que vous n’avez pas levé le petit doigt et brandissez votre modestie. Quant aux ringards et autres Cracougnac, eh bien, qu’ils aillent se faire foutre. Nous n’avons plus rien à perdre. Nous allons donc développer nos humeurs démolitives (« qu’est-ce que vous êtes banal à développer la haine... ») - en vous entretenant de Magellan, le premier tour du monde, paru en octobre 98 – mais c’est vieux, ça comme disait Hugo Reyne – les meilleurs amis ne guettant que l’occasion de vous bousculer pour bouffer la soupe – dans la collection « Je lis des histoires vraies ».

Attention hein, je ne lis pas des histoires imaginaires pour gonzesses. Je lis, mais pour que ça serve à quelque chose, surtout pas au plaisir de lire. Il faut bien enseigner aux gosses de 8 à 12 ans, destinataires de cette collection, que la lecture, ça doit rapporter, de passer des examens pour gagner du Hârgent quand on est grand. Parce qu’ils ne lisent plus, nos chers petits. J’en ai même vu danser du rock dans une prairie pour trouver Dieu. Donc, il faut les appâter ! Spinoza, Pascal, en bandes

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JE LIS DES HISTOIRES VRAIES « MAGELLAN, LE PREMIER TOUR DU MONDE »

dessinées ! Évidemment que ce « Magellan » présente bien, avec de belles illustrations, et des aventres palpitantes, où m’explorateur se fait dévorer par des cannibales, tout à fait à la portée des 8-12 ans. Bien sûr que ça peut inciter les jeunes à la lecture, qu’il faut multiplier les initiatives en ce sens, mais le positif ne nous intéresse pas pour l’instant. Nos deux auditeurs et demi ne nous permettent pas de nuire aux bénéfices de la boîte éditrice, dispensatrice de bienfaits culturels. Mais ce que je ne blaire pas, c’est le titre « Je lis des histoires vraies ». Désignation réductrice, matérialiste, ras du sol, justificateur et bassement utilitaire.

On lit parce qu’il est bon de lire, on ne lit pas parce que c’est « vrai », observation de bas étagec’est bien une réflexion de garçons, ça, il ne faut pas se laisser aller aux rêvasseries, et les pisseuses un jour finiront bien par se nourrir de faits divers et se passionner pour la profondeur des rainures de pneus je veux dire de rides au normes européennes, parce que ça au moins c’est réel, pas du pipeau poétique. Eh bien figurez-vous que les pages finales proposent des concours de poésie. Car les Henfants n’est-ce pas c’est la poésie même. Nous lisons là des poèmes navrants de sottise, des jeux de mots laids et des calembours bons, qu’alors y faire, du Roubaud pur jus. Ça procède exactement du même acabit que ces propos de journaleux, qui s’y connaissent en création littéraire autant que moi en queues de casseroles :

« Il faut laisser les élèves créer ler propre journal dans leur école ; ça leur sera tout de même plus profitable, plus utile, que de rabâcher les mêmes textes froids et inactuels. Retenez ceci : les inepties journalistiques des potaches ont plus de valeur que Racine, Molière, et autres sous-espèces – évidemment, s’ils tombent sur des sous-profs infoutus de montrer que Diderot et Rousseau leur parlent encore à eux, les élèves, de façon éternellement jeunes – et ces enseignants sont devenus rares – dont je fais partie, tiens donc, trêve de fausse modestie… Magellan, le premier tour du monde, cède donc in fine au vent de notre temps, qui fait croire aux jeunes qu’ils sont créateurs parce que jeunes, mais les rédacteurs ne sont pas fous : il y a des prix à gagner ! La littérature ça rapporte, coco !

Casquettes dans le vent, posters dans le vent, CDRoms dans le vent, à la page, up to date. Bientôt les collégiens nous diront : qu’est-ce qu’on gagne ? à chaque devoir. On a même trouvé des lycéens, parfaitement, qui sèchent les cours parce qu’ils ne sont pas payés ! À l’usine tas de cons, à l’usine ! Inculquer aux jeunes l’amour de la lecture, soit – mais pourquoi le jumeler à l’appât du gain, à la


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JE LIS DES HISTOIRES VRAIES « MAGELLAN, LE PREMIER TOUR DU MONDE »

mentalité Coca-Cola, pourquoi leur ôter le goût de l’acte beau et gratuit ? Réponse : pour ne pas devenir le couillon qui croit à l’idéal et se fait biter par tous les pourris. Bon, soi. Mais non, pas soit. Je ne m’y ferai jamais. Je ne me ferai jamais non plus à l’idée que la lecture et  l’apprentissage doivent automatiquement être marrants. Voyez les alpinistes. Vous pensez qu’ils trouvent ça « marrant », de grimper dans le froid et les engelures ? La lecture est un acte réfléchi, qui fait souffrir par son apprentissage, qui fait passer par des pages chiantes avant de découvrir un plaisir, n’est-ce pas, lecteurs de Proust, ce n’est pas évident, ce n’est pas rigolo. Pour les enfants, il faut être distrayant sans doute. Mais « Magellan... » mène les enfants sur la voie du bof et de la tête à claques. Nos enfants ne portent plus la grâce sur leur visage. En revanche ils ont l’air d’avoir toujours raison, de parler quand ils veulent, de se montrer grossiers avec la bénédiction de leurs vieux qui les trouvent si merveilleusement spontanés. La plupart des enfants désormais respirent l’insolence, jusque sur leur visage, toujours prêts à vous apostropher dans la rue pour peu que vous ayez l’air vieux, ringard, aveugle, ou, pour les plus atteints, arabe.

Et ne vous avisez pas d’adresser la parole à un enfant dans la rue : vous vous retrouverez pédophile en cinq sec. Ou alors, il va vous insulter ; « On se connaît, connard ? » Les femmes, d’ailleurs, ouvrent la voie. Cela dit, dans mon privé, el Cioran qui déteste l’humanité, je suis le meilleur des hommes, qui épluche les légumes avec sa femme et cherche toujours à rendre service.

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JÜNGER « SUR LES FALAISES DE MARBRE » 46 07 23


Ernst voulut vivre trois siècles : né en 1895, mort en 1998, il eût souhaité, puérilement dit-il, aborder aux rivages du Troisième Millénaire. Sur les Falaises de marbres, du moins, démontre son accession à l’Éternité.

Le nazisme est un grouillement hideux. Il le traite par le mépris, par le travestissement médiéval, par la roue sublimante de la sagesse.

Ernst Jünger appartient à l’aristocratie prussienne, tout en en réprouvant la raideur. Il fait tenir l’aristocratie, non dans un port de tête, mais dans l’héroïsme guerrier, définition même de la noblesse. Au sortir de la Première Guerre Mondiale, il fut le plus décoré de sa génération pour actes de bravoure. Il ne s’agit pas ici de dénoncer l’absurdité d’une telle guerre, voulue par le jeu aveugle des capitalistes, mais d’honorer le courage et la lucidité organisatrice de cet adversaire, qui sut faire son devoir dans des circonstances qu’il estimait, à tort ou à raison, incarner la condition même de l’humanité- ne fût-ce que celle de sa classe sociale, l’aristocratie, sommet et représentant de ladite condition humaine.

On le voit dans un ouvrage précédent que nous commentâmes ici, Les Orages d’acier: l’homme est fait pour la guerre et se révèle dans la guerre. Son roman Les Falaises de marbre relate sous forme allégorique la montée du nazisme. Il parut en 1939, et personne ne s’y trompa. La censure détecta aussitôt le subterfuge, mais le prestige du héros de la Guerre 14/18 était tel, que nul n’osa l’inquiéter. Dans une contrée imaginaire et profonde, à la toponymie moins italienne que latine, dans une époque imprécise, quoiqu’une voiture s’y mette à ronronner, fermentent des forces sociales maléfiques. Les bergers sauvages, avides de piller les biens des nantis, avides de subvertir toute organisation sociale pacifique, se livrent à des exactions sournoises d’abord, puis de plus en plus hardies, soit en lisière des forêts, soit dans les bas-fonds marécageux.

Les crimes rituels de vengeance deviennent des crimes habituels, accompagnés d’horribles mutilations. Des « vers à feu » surgissent, pillent et incendient, et se replient dans leurs forêts impénétrables. Du haut des falaises de marbre, où vivent les héros de l’histoire, on voit fumer les fermes embrasées. Des rumeurs de plus en plus inquiétantes circulent. Derrière tous ces méfaits se tient à l’affût le Vieux de la Forêt, qui envoie ses haschischins semer pour ainsi dire et propager le plus de désordre possible, afin de s’en prétendre ensuite l’adversaire, ce qui correspond très exactement aux techniques nazies de déstabilisation.


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JÜNGER « SUR LES FALAISES DE MARBRE » 46 07 23




D’autres chefs sont en rivalité pourle même but. Nul doute que les contemporains n’eussent pu mettre un nom sous chaque personnage esquissé, sous chaque bande rivale.Le pied des falaises est devenu dangereux, l’on ne peut s’y aventurer que de jour. L’attitude d’Ernst Jünger à l’égard d’une telle montée des troubles fut selon d’aucuns ambiguë. Il ne réprouva rien avec vigueur, il ne se lança pas dans une lutte, il ne se heurta jamais directement avec le monstre. Les nazis l’admiraient, il représentait le courage viril des casques d’acier, les Stalhelme, qui avaient déployé leur bravoure dans les tranchées ou à l’assaut.

C’eût été pour les nazis une magnifique recrue, preuve vivante que l’Allemand pouvait vaincre, s’il n’eût été poignard dans le dos. Or tout ce que ces derniers comptaient de recommandable tournait le dos aux sollicitations des nazis qui se cherchaient des cautions culturelles et morales. L’attitude de Jünger fut donc cette du mépris. Il refusa de considérer les nazis comme autre chose qu’une bande de voyous boutonneux, usurpateurs de la caste nobiliaire militaire, foulant au pied les règles de l’honneur guerrier. Il refusa de recevoir qui que ce fût. Il ne partageait pas la détestation des juifs et des intellectuels. Peut-être que si. Nous connaissons mal ses pensées intimes.

Mais ce qu’il réprouvait, c’était cet appel à la masse, à la déraison, à l’hystérie collective,aux relents les plus nauséabonds du marécage humain. Ces falaises de marbre sont celles d’où l’esprit de la mystique aristocratique peut contempler, comme du haut d’une tour, la déchéance de tout un peuple. Il ne nous appartient pas de dire si cela suffisait. La morgue nobiliaire constitua l’infranchissable rempart d’Ernest Jünger.

Une telle attitude de retrait ne peut que s’incarner, littérairement parlant, dans une époque imprégnée de médiévalisme. Les deux héros, « Je » et « Gregor », sont deux moines ou deux savants travaillant sous leurs habits de bure, du moins le suppose-t-on, car rien n’est précisé, à herboriser, à botaniser. Ils vivent au sein d’une communauté de savants chastes, à laquelle il ne manque que la prière et les offices. La force justement de l’allégorie provient de cette absence de détermination socio-temporelle : nous pouvons imaginer librement. L’essentiel est la sobriété, la sérénité, l’étude, la méditation, l’absence de toute passion, la relégation de la femme au rang essentiel et effacé de servante mystérieuse, ayant donné à l’un de ces moines laïcs un enfant lumineux, Erion, qui signifie « colère »,


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et qui, tel un héros d’Euripide ou de Racine, veille sur le templs et sur ses serpents gardiens, à la charnière du grec et du médiéval. Cette micro-société habitée par une ardente flamme spirituelle s’apparente à tout ce qui, dans l’imaginaire masculin, peut ressortir aux légendes des ordres guerriers, des fraternités templières ou teutoniques : l’étude étant l’incessant combat, l’inépuisable territoire à conquérir.

Quelque chose d’éminemment spartiate, ou dogon, ou masaï, mais où l’étude constituerait l’unique initiation, avec le silence, et cette mesure avant toute chose, qui mène aux sommets de la jouissance spirituelle.

La science étudiée dans ce libre monastère est non pas la théologie, mais la botanique. Non pas ce qui se révèle dans les seuls élancements incontrôlables de l’âme, mais ce qui se voit, se mesure, se classifie indubitablement et à l’infini. Ce qui, par ses familles, espèces, genres et sous-catégories, se rapproche le plus de la dissection mathématique et du catalogue infini de la création. C’est ainsi que rien ne montre plus la puissance inutile de Dieu, si inutile à nous autres humains que nous en éprouvons une espèce d’éblouissement pétrifié, face à l’incommensurable pouvoir de la nature. Dans les cellules d’une plante examinée au microscope, nous voyons à plein le mystère insondable de l’application des puissances des hasards.

C’est à dessein que nous employons indifféremment Dieu, hasard ou nature. Mais de quelque nom qu’on veuille appeler cette miraculeuse organisation des planètes entre elles ou de chacune en sa totalité, elle fonctionne en garantie de l’éternité de la structure en soi. C’est l’immuable, que rien, pas même la botte nazie, ne peut anéantir. Il y faudra la terreur nucléaire. Mais chez Ernst Jünger, antérieur aux déchaînements atomiques, tout semble même antérieur aux spéculations scientifiques. Il ne s’agit que de répertorier et classifier à l’infini les productions de Dieu, de découvrir sans cesse l’inlassable foisonnement, et d’adorer la perfection visible à tous de la création intangible. Dieu se révèle à qui veut le voir dans la symétrie magique et géométrique d’une disposition de pétales.

Les moines se livrent à un interminable et apaisant inventaire, qui est aussi la célébration de sa totalité. C’est en raison de cette étude purement contemplative, ne servant à rien d’autre qu’à célébrer le monde, à le nommer, en raison du caractère fermé, cyclique et inapplicable, de cette connaissance,


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JÜNGER « SUR LES FALAISES DE MARBRE » 46 07 23


que les héros peuvent contempler de haut la catastrophe de l’intrusion du mal dans l’immuabilité du monde. Ainsi, réfugié dans son objectif, celui qui filme une éruption volcanique ne ressent-il pas le danger, mais éprouve la jouissance lucide de conserver, lui seul, toute sa tête et les sens froids, tands que les autres s’enivrent.

Mais cet orgueil même, manifesté sous les espèces de la plus haute modestie, comme on l’observe chez le maître de botanique, se trouve menacé par la marée démoniaque. Il faut se compromettre, tolérer des visites, prendre les armes. C’est l’occasion d’un épisode fou, fulgurant, où les adversaires s’affrontent par des meutes de chiens apocalyptiques, où rotweilers et molosses s’entredéchiquettent dans les vapeurs rousses des marécages. On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments. Les forces du mal l’emportent, la seule solution est de fuir, en se compromettant avec certaines forces intermédiaires et louvoyantes. Ailleurs se trouve encore une civilisation respirable.

Mais Ernst Jünger lui-même n’a jamais fui son repaire ; au plan métaphysique il est vain de fuir. Le combat de lumière et ténèbre emplit l’univers, tandis que le dénouement pèche par soumission à l’espace et au temps. Il est impossible de fuir. L’auteur n’a fait que fuir tout au long de l’ouvrage : en ne descendant pas de ses falaises, puis en prenant la mer avec à bord « le maximum de femmes et d’enfants ». Certes l’homme a combattu, fut loyalement vaincu, ou plus exactement écrasé sous le nombre. Mais nous ne saurons nous empêcher de voir une certaine parenté avec Montherlant, et de comprendre certaines réserves à l’égard de certaines attitudes hautaines prusso-castillannes…

Empressons-nous d’ajouter cependant que les hauteurs de Jünger nous semblent infiniment surpasser les courageuses lâchetés de M. de Montherlant. Quoi qu’il en soit, nous aimerions saluer la création d’un univers imaginaire empli d’évocations précises fleurant l’envoûtante Germanie des âges sombres avec une puissance de suggestion, et cette entêtante émanation jalousée de tous ceux qui portent un monde en eux et s’efforcent de le mettre au jour. Nous ne saurions trouver, au sein d’une telle mystique proche de Kali, déesse de la destruction et de la création, la moindre aspiration aux notions de progrès ou de libration. L’ordre botanique est aussi immuable que l’ordre social ; il semble que l’éternité soit à ce prix.

Nous vous présentons la page 114, instant crucial d’extrêmes tensions universelles.


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LESAGE « TURCARET » 46 07 30

Bonjour, bonnes vacances, bonne prise de tête. Avec Turcaret de Lesage, vous serez servis. C’est une pièce classique, tout le monde croit l’avoir lue, personne ne l’a fait, personne ne l’a vue représentée depuis des lustres. Turcaret, c’est un financier. Peut-être un de ces personnages appelés « fermiers-généraux », charger de collecter les impôts, après avoir acheté ce droit.

Le personnage est ridicule, en ce qu’il est amoureux. On ne l’aime que pour l’argent qu’on peut en tirer, ce qui l’apparente au Bourgeois Gentilhomme. Toutefois, il est beaucoup plus malhonnête.

Turrcaret fut écrit et représenté à la fin du règne de Louis XIV, alors que la France et son peuple sombraient dans le deuil et la misère. Il est éclipsé en amont par Molière, en aval par Marivaux et Beaumarchais. Nous verrons le poids et en même temps l’élan de la tradition tels qu’ils se manifestent dans cette comédie de Lesage. Puis en quoi Turcaret sait peindre avec réalisme les mœurs de son temps.

C’est déjà en cette année 1709 l’annonce de bouleversements sociaux qui interviendront à la fin du siècle, tant il est vrai que l’économie précède et annonce le social. Au temps de Molière, la société est bien structurée. Le noble, le paysan, le bourgeois. Des forces obscures minent l’édifice, mais à aucune époque la société n’a présenté d’aspect figé en Occident. Des aventuriers s’infiltrent dans la noblesse, mais ils n’y font pas libre carrière. Il s’agit plutôt de petits nobles, tels que Lauzun, qui se hissent par un mariage aux premiers rangs de la courtisanerie. Le Roi lui-même fait appel à la haute roture, comme celle de Colbert, pour aller jusqu’à administrer le royaume. Mais c’est l’aboutissement d’un processus toujours à l’œuvre dans toutes les sociétés, par lequel une aristocratie figée renouvelle son sang : principe d’exogamie, y compris dans la toute relative « mobilité sociale ».

Comment se fait-il en revanche que la bourgeoisie visant à l ‘aristocratie se fasse impitoyablement railler comme un vulgaire monsieur Jourdain ? D’une part, le comique est toujours plus ou moins rétrograde, au service, dans les temps classiques, du bon vieil ordre établi, présenté comme immuable : Molière fut protégé du Roi. D’autre part, la démarche d‘un Jourdain ne vies qu’à s’approprierles privilèges de la noblesse, sans tenir compte que celle-ci est avant tout la servante de la monarchie. De même la bourgeoisie doit-elle, y comprit quand il s’agit de celle de Colbert, participer à l’effort commun. La véritable hiérarchie se trouve en fait dominée, non par des privilèges de noblesse ; mais par la seule considération de la grandeur de la France. Grandeur qui repose sur le principe strict de hiérarchie. On voit comment l’équilibre ainsi institué par la cour et le Roi qui la domine constitue un état provisoire et fragile après les années de bouleversements de la Fronde.

Molière la présente comme relativement figée parce que le comique doit forcer le trait, schématiser le raisonnement, car si l’on ne schématisait pas,  on ne rirait pas. C’est justement de ces raccourcis que naît le génie de Molière. Et l’un de ses ressorts comiques provient de la manière dont il traite le principe de soumission incarné dans les serviteurs. Le serviteur peut faire rire de deux manières : soit en accentuant son côté servile, jusqu’à la stupidité, jusqu’à contrarier même, par son zèle intempestif, les intentions de son maître (voir L’École des femmes) (ou plus tard « La Jeunesse » et « L’Éveillé » de Beaumarchais) – soit en sortant de son rôle, en devenant le plus dégourdi de tous les personnages.

La tradition en remonte à l’antiquité, qui fait du serviteur ou de l’esclave le personnage le plus bouffon, le plus remuant et le plus attendu par le spectateur, avide de comique. C’est le serviteur qui arrange tous les tracas amoureux de ces Messieurs les jeunes premiers. Il y risque force coups de bâtons et force coups de pied au cul. Le couple Sylvestre-Scapin illustre aussi un aspect de cette tradition antique puis italienne : l’opposition entre un valet timide et plein d’admiration, avec son grand ami bien plus fort ou plus rusé. Sccapin, par son insolence, par sa maestria ; annoncerait déjà nous dit-on l’arrogance de Figaro. Mais son personnage littéraire a aussi derrière lui toute l’expérience des anciens dramaturges, comme Plaute ou Aristophane.

Tous ces personnages ont en commun une grande science de l’observation, visant à exploiter les travers des maîtres, leur avarice en particulier puisque le ressort de la comédie est de

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leur extorquer de l’argent, au profit du fils de maison trop tenu serré. Ils ont écopé d’une grande expérience des choses à faire et à ne pas faire, des choses à cacher, pour accomplir leurs petits ou grands larcins, ou leur vengeance – pensez à l’aveu piteux de Scapin : « C’est moi, Monsieur, qui faisais le loup-garou ».

Mais il y a deux choses qu’ils ne possèdent pas, et les empêche à tout jamais de s’élever au-dessus de leur condition : c’est en premier lieu le respect malgré tout de cette autorité, devant laquelle ils tremblent, même s’ils la méprisent et savent souvent la déjouer : comme nous l’avons mentionné, c’est au profit du fils de maison qu’ils larcinent. La deuxième chose, à la fois cause et conséquence de la première, est qu’ils ne possèdent pas la culture, cet instrument qui permet de relativiser toute chose, et de se rendre compte que nul n’est fait naturellement pour être esclave, ou maître. Nosu verrons plus tard les servantes de Marivaux posséder par mimétisme autant et plus de finesse que leur maîtresse ; plus tard encore un Figaro s’élever au-dessus de son maître en s’éloignant, tout au contraire, de son mauvais modèle, j’allais dire son mauvais « patron ».

Toujours est-il que Molière accorde tout son respect à la culture, pourvu qu’elle ne transforme pas celui qui en est doté en précieuse ridicule ou en Trissotin. Il existe chez Molière un mode d’emploi de la culture. On ne l‘engrange pâs dans un esprit médiocre, Ménage ou Diafoirus. Il ne suffit pas de la régurgiter, en français précieux ou en latin de cuisine. À cet égard les serviteurs se montrent bien plus adaptés que leurs maîtres, et Martine l’emporte sur Bélise. Certains esprits s’y montrent même absolument réfractaires, comme le Bourgeois gentilhomme. Il semblerait même que chez Molière, comme chez Rabelais, la culture ne puisse « prendre » que sur un terreau noble ; déjà les Thélémites appartenaient aux âmes « libères », entendez « libres ».



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Chez Lesage, il en est autrement. Nous ignorons le degré de culture dont sont imprégnés les personnages. Il semble toutefois qu’elle n’est, au maximum, que livresque. Visiblement, Turcaret, la Comtesse, le valet Frontin et sa compagne n’ont de la culture que l’extérieur ; quelques rudiments de ce que l’on enseigne à l’école certes, mais rien qui ménètre en profondeur ces âmes rudes, quin’ont plus grand-chose à voir avec l’idéal de « l’honnête homme ».

Il faut être distingué pour tirer partie de sa culture. La seule chose qui subsiste chez ces âmes vulgaires est l’argent. Tous cherchent à en soutirer àTurcaret, mais uniquement pour jouir d’un luxe matériel, et d’en faire étalage. L’argent tient lieu de tous les ornements de l’esprit, car c’est grâce à lui qu’on acquiert l’ascension sociale et le pouvoir qui l’accompagne, je me fais chier. Cete dissertation me rappelle fâcheusement celles que j’accomplissais pour échouer à l’agragation, et j’ai bonne mine de rappeler ici ce qu’il faut pour être reconnu comme cultivé, et que jen’ai pas moi-même : un « je ne sais quoi »:une certaine allure, un « je ne sais quoi » de naissance. Et chacun peut l’avoir de naissance effectivement, sans qu’il y ait là de filiation aristocratique.

C’est « donné ». Plus j’essaie de convaincre de l’excellence de cette œuvre, Turcaret, plus je me rebelle contre ces admirations obligatoires que l’on porte aux classiques, au pied desquels je rampe cloportement. Les classiques ne sont tels que parce qu’ils regorgent justement de lieux communs. Tenez, en voici bien d’un autre :

« II b, la morale et la hiérarchie ne sont plus respectées. Le respect s’perd / Dans les usines de mon grand-père. Aucun personnage, et cela fut remarqué dès les premières représentations, n’inspire la sympathie. C’est une brochette de caricatures à la Chabrol. L’intrigue en souffre, même. Vous assistez, vous spectateurs, à une revue de tableaux-charges. Tout le monde est sordide, fait de petits calculs, sans jamais se hausser au grandiose, même dans le mal : chiper


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un diamant ; dissimuler à sa maîtresse l’existence de sa femme, qui surgit là sans raison apparente, juste pour « faire une scène » à effets. Mais il paraît qu’on rigolen au diable la régularité. Lesage s’éloigne un peu de la rigueur classique – il est vrai que  les dénouements de Molière lui-même…

La morale de tout cela est qu’il n’y a pas de leçon de morale ; le vieux monde s’effondre, attrape un morceau qui peut, Louis XV dira « Après moi le Déluge ». Vous connaisez peut-être mieux Gil Blas de Santillane, du même Lesage. Telle est en effet la morale, qu’il donnera ; le monde est une histoire de fous disait l’aitre, chacun se démerde, et il n’y aura pas de jugement final. Savez-vous pourquoi la morale exaspère ? c’est que la cause est entendue depuis l’antiquité. Nous savons tout cela. Ainsi d’ailleurs que l’autre versant de cette morale, qu’il faut respecter Zeus, Jupiter et Antigone qui est une BPR, Brave Petite Révoltée. Franchement je préfère la folie et la gratuité. Reste à savoir dans quelle mesure Lesage voulait réformer les mœurs de son temps, vous savez, le fameux alibi de la comédie : castigat ridendo mores. Allons ! L’observation est aussi partie intégrante de la littérature.

Prenons Lesage dans Turcaret comme un « impitoyable » observateur; nous aurons un cliché de plus. Le plus extraordinaire tout de même est qu’il ait su démêler sous les glaces figeante de la fin de règne du Roi-Soleil la débâcle morale qui surgira dès la mort du souverain : ma Régence.

Quelle anticipation, à moins que tout le monde ne l’ait vue, qu’il ne se soit agi que d’une hypocrisie de tous, le Roi restant comme d’habitude le plus aveugle des Français… La personne la plus instructive dans tout cela est Frontin, comme « effronté ». Il joue au sot poru se faire engager par le gros financier, fait semblant de ne rien comprendre aux finasseries. Turcaret l’engage avec enthousiasme dans la pensée qu’il manipulera très bien ce puceau de la finance, id est Frontin, alors que c’est ce dernier qui le grugera le mieux. Il le plumera au profit de sa maîtresse, assurément, mauis aussi au profit de soi-même : il vole donc des deux côtés, bien différent en cela des innocents esclaves du répertoire latin ou même de l’honnête Scapin.

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Ce ne sont que voleurs qui se volent entre eux, et le rire du spectateur est peut-être un rire complice… Les serviteurs ont à présent accès aux moyens de s’enrichir sur le dos de leurs maîtres dont ils perçoivent les petitesses. Ils ne les respectent plus en tant que maîtres, comme le faisaient leurs grands-pères valets. Le fin du fin du commentaire universitaire consiste alors à pressentir, dans les bouleversements du rapport entre maître et valet, les prodromes du cartaclysme révolutionnaire. Don Juan.

Avec 80 ans d’avance… voilà qui est fait.

Nous allons même vous en donner pour votre manque d’argent. Les nobles représentés dans Turcaret tiennent le milieu entre l’aristocratie respectée et l’aristocratie bafouée. Entendez par là que les anciens nobles non plus ne payaient pas leurs fournisseurs. Mais ces derniers s’en allaient sans argent, comme M. Dimanche dans Don Juan. Trop heureux de n’avoir pas été rossés.

Tous vivaient au-dessus de leurs moyens. Mais jamais un domestique ne se fût avisé de les voler ou de faire ne fût-ce qu’un peu faire danser l’anse du panier. On savait trop comment avaient fini les Enguerrand de Ma rigny ou les Fouquet. À présent, les nobles se sont fait eux-mêmes voleurs, détrousseurs d’insolents bourgeois, ce qui est un degré de plus que de ne pas les payer.

Qui plus est, les aristocrates se volent entre eux. Ceux de Louis XIV se targuaient des exploits de leurs ancêtres, qu’ils étaient bien incapables de reproduire. Ceux de la fin du même règne (cela tourna rondement) dérogent encore plus : ils ne respectent plus le modèle, l’élite, l’honneur, la vertu. Ils ne sont plus que des escrocs parmi les autres, ils n’ont même plus la hauteur, la morgue ; ils ne se préoccupent plus que de vive cyniquement de leurs expédients.

Le gaspilleur de la haute et noble époque répandait parfois ses largesses sur le peuple ou les bourgeois admiratifs. Ceux-ci ne savent plus que se replier sur les valeurs étroites de la


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possession, ou de la non-possession – d’argent. Est estimé qui en a, auquel on tâchera d’en soutirer, est méprisé qui n’en a pas. Voilà qui n’est pas nouveau, et ne concerne pas que la noblesse, mais oui bien… les rappeurs de banlieue.

Quant aux valets, non contents désormais d’avoir appris à l’école de la vie, les voici pourvus de toutes les armes pour supplanter leurs maîtres. Ceux-ci s’abaissent jusqu’à eux ? Se comportent comme des valets ? Car c’est ainsi que les nobles se figuraient les valets : menteurs, stupides, traîtres. Eh bien ! Frontin agira de même. Il arrondira sa pelote et, qui sait, deviendra aussi riche que ses anciens maîtres.

Qui sait même s’il ne deviendra pas noble, lui aussi, ayant racheté un titre tombé en désuétude. Figaro, qui viendra bien après, ne souhaite pas seulement l’argent. C’est lui, Figaro, qui incarnera l’esprit. Il se prétend non pas plus riche, peu lui importe, pourvu qu’il ait de quoi vivre, mais plus intelligent, plus spirituel que ses maîtres. Il n’y a plus besoin d’en passer par la noblesse, cette imposture, pour devenir un humain entier.

Noblesse était synonyme de richesse, de considération ; désormais Figaro, journaliste, lettré, peut se dispenser de’l’aristocratie. Il la fronde, prétend à juste titre valoir bien autant qu’elle, et substituer à la grandeur par le sang la grandeur par le cerveau. Scapin ne remettait pas en cause l’ordre établi. Frontin cherche à imiter les nobles, à les rejoindre sur leur piédestal moisi. Figaro nie l’existence même de ce piédestal : la noblesse n’est plus nécessaire.

L’édifice sera prêt à s’effondrer.

Pour ce qui est des grands de finances, chacun sait qu’il faut à présent les trouver parmi cette bourgeoisie justement. Il ne s’agit plus, déjà en 1900, de dépouiller quelques innocents fils de famille. Lechat, dans Les affaires sont les affaires, d’Octave Mirbeau, traite d’égal à égal avec les grandes puissances financières de l’Europe. Topaze, de petit escroqueur, devient un grand négociant cynique.


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De nos jours, les financiers sont devenus plus puissants que les États : le patron des patrons allemands a déjà obtenu la démission du ministre des finances de Schröder : celui-là fut bien éphémère. Preuve que le grand capital se fout de la démocratie. Turcaret est l’ancêtre de ces gens-là. Il mérite, à titre historique, d’être étudié. Voyons la page 123. Il s’agit des dernières répliques. Lisette, amante de Frontin le valet, s’adresse à lui :

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