PANAYIA

 

C o l l i g n o n

P A N A Y I A


ACCIDENTÉ




Grand, pâle, comme bâclé. Mains pendantes. Walter Walden ([val] x2) le front contre le vitre, seul, ressassant sa liste d’annuaires section barmaids doses accéléréesrelâchées la proie pour l’ombres’abandonner pour vivre abandonner pour obtenir on connaît la chanson au volant nom de Dieu au volant la vie éternelle c’est mathématique.


Il se voit montant de tiroir en tiroir tout petit tirant des gants des serviettes et courant se laver renfilant sur lui très vite mal séché ses habits de garçon à l’exception de ses chaussettes. Son corps se compose de zones séchées non savonnées, savonnées non séchées.

Il répartit sur lui les parfums. Aujourd’hui adulte, pas de cravate. Une échancrure, où la femme sélectionnée glisserait la main, sentirait le cœur battre. La voiture de l’homme adulte est luisante, astiquée. Même froissée, la tôle brille. Muni d’un chiffon le voilà qui lustre. Une femme l’attend, qu’il connaît déjà, dont il souligné sur l’annuaire les nom et prénom. Ne va-t-il pas se présenter trop tard ? Il devient fébrile, oublie ses clés sur la commode j’ai failli m’enfermer dehors. Penser à tout. C’est beaucoup pour un homme seul. Alerte. Aisé.


X


Pendant ce temps, à Bonnières, un autre homme, une femme. Bientôt les quatre se heurteront dans la ferraille. Un enfant manque dans le tout. « Monsieur et Madame Bargros-Vintancourt vous invitent » (etc). L’homme de Bonnières ne supporte pas pas la société, l’alcool, la vie de couple et les visites. Ça les désobligerait, Roger.

Un dialogue plein de platitude, on vous dit.

Le gros Roger (il est gros) met la penderie à sac. Falzar. Chaussettes. Nous sommes en retard Cherche avec méthode. Et Cyrille.

Ces deux-là. Roger. Elise. Vont à la catastrophe. Courent à la catastrophe. Roger Bargros, alcoolique. Sous les chemises, du cognac. Entre les slips, du cognac. Il fouille il boit. Par ci par là. La Vintancourt Elise le reprend, On va chez Marty, tu seras soûl avant les entrées Je t’emmerde pense le gros, je m’emmerde chez M., les opinions de Monsieur me répugnent, Madame opine, je ne veux pas que tu conduises Qu’est-ce que c’est que ça c’est ma bagnole je conduis - Appelle donc Grambe au 36 43 c’est un bon client il prendra le volant ». Elle ajoute : « Au moins, ce ne sera toujours pas une femme ».

Grambe a commandé ferme un paravent de soie peinte. Le travail de Elise est déjà bien avancé. Roger débouche, debout, une canette. La septième ? Il dit entre deux gorgées (de bière!) : « Pas question que ce métèque touche au volant ». Puis entre deux autres : « Je ne peux pas blairer ces M. ; et c’est encore à moi de te conduire chez eux ». Il fait partie des râleurs qui cèdent. Les ralcédeurs. Le couple Roger/Elise porte des prénoms d’avant. Ils se sont rencontrés dans un accident routier. Roger buvait. Il boit encore. Il soignait son ventre. Il ne le soigne plus. Elise est stagiaire dans un établissement quelconque.

Sans s’insulter, ils ont tous les deux rempli le constat d’accrochage, arrondissant les torts, se chargeant eux-mêmes. Comme ils étaient indemnes, ils se sont souri, acclimatés, collés. Ils ont vécu à la colle. Ce soir, après cinq ans de vie commune, un attendrissement les saisit : de ses longs bras Elise Vintancourt encercle l’abdomen barriqueux de son concubin :

« Tu te souviens de l’auto-stoppeur de Turin ? »

Ils avaient défoncé la rambarde à 110kmh. Tous indemnes encore, y compris l’étudiant canadien. Le choc l’avait éjecté sur le dos, agitant les membres comme un crabe retourné. Il poussait de petits cris inarticulés. Qu’est-ce qu’on avait rigolé, Zaby !

Ils auraient embrassé le radiologue : personne n’a rien, même l’étudiant, qui aurait pu coûter très cher. Ils s’étaient félicités autour d’un liégeois géant, au bar dei Tre Piemontesi. Ces deux-là s’aiment, l’auto-stoppeur a laissé son adresse.Il vit toujours. Roger ni Elise ne prennent plus d’auto-stoppeur. Il s’appelait Jacques Ampol.


X


Jacques Ampol retrouvé, bien mat de peau, employé dans une entreprise indéterminée. Cinq ans passés depuis l’accident, il n’a plus d’argent pour descendre en Italie. Il s’est marié avec une blonde qui va connaître tout le malheur du monde. On arrête les italiques ça commence à faire. Et leur fils Maurice MauMau joue sur l’herbe devant la maison malgré l’interdiction de sa mère. À vrai dire l’enfant Maurice ne sait plus très bien ce qu’il ne faut jamais faire sur l’herbe en bordure de route.


X

Elise et son amant Roger Bargros sont enlacés l’un dans l’autre sans prendre garde : déjà en retard. C’est un instant bien pitoyable et gnangnan où deux êtres s’étreignent en se remémorant le temps déjà passé ensemble.

Ô le temps ! Ô la bière !

Ils se parlent par abréviations : « Enfant » dit la femme sur la nuc de son mec. Lequel des deux est le plus stérile ? «On l’aurait baptisé. À quatre ans il se serait amusé sur le bas-côté en attendant le vrai jardin avec un banc ; nous aurons notre villa, du nom de l’Enfant, on lui aurait laissé après not’mort, un accident est vite arrivé – Roger, Roger, ton bidon, c’est toi qui porteras l’enfant ! » - elle tient son amant à bout de bras, forcément ; Roger est jeune, il peut encore se rattraper, se ressaisir. Sa moustache est laide, ses yeux pâles en crachats sous les lunettes en fer, Elise l’aime. Ses cheveux bouclent jusqu’au bas du cou.

Les femmes fraîches fanent vite.

Roger l’embrasse.

Ils vont vers la CX 2000 (heure de gloire). Leurs bras passés sur les épaules s’attardent une dernière fois puis prennent position le long du corps assis, appendices pendants d’humanoïdes. Tout est prêt pour que Roger, dans un virage en plein midi, percute la voiture de Walden (prononcez Val-) et rebondisse sur la droite, fauchant l’enfant du bas-côté. Beaucoup plus loin, après l’agglomération, Roger le Gros décide la Vintancourt à témoigner que c’est elle, elle seule,à jeun, qui conduisait, et promet de l’épouser.


X

Walter Walden ([val-] [val-] seul au volant n’a pas écouté la voix qui disait serre serre à droite et trop tard, un œil gauche d’auto lui fonce dessus comme un bloc détaché, une clef-de-voûte du Tarn-et-Garonne. Le pare-brise


s’émiette à l’ancienne, la fixation s’affaisse (vérifier sa matière),
comme la sous-lèvre des négresses à plateau.

La pluie tombe. Sans vent et verticale.

Walter assis dans son habitacle défoncé. Il voit face à lui le mur gris d’une Propriété – conclusion : Je suis en travers de la route.

La douleur encore sourde qui lui scelle les côtes – il plie le dos sans peine – immanquable pourtant, émet de petits cris cadencés qu’il trouve harmonieux, dans l’attente d’un déchirement qui ne saurait tarder, insupportable, incontrôlable. Qui le ferait passer du halètement convenable, vaguement ridicule, au hurlement bien plus risible encore de sortir d’un baiseur chevronné. Mais le choc attendu ne vient pas. Walter entreprend de descendre, replié sur sa gauche, pneumatiques crevés sous le plancher rabattu. La pluie tombe encore sur le descendu. Moirures sur la route, ferrailles ternes. Il se glisse en biais boiteux sous les gouttes, s’assoit sur un talus trempé. Par une fenêtre une mère appelle Valdo ! Valdo ! Valter muet n’entend rien, tout sculpté sur son dos, attentif à présenter bien, à gérer au mieux sa douleur moyenne, je ne dois pas crier, tout relève du diagnostic « choc sourd » et « contusion ».

Si la fracture était ouverte il ne pourrait plus respirer. Il se dit encore :

« Je ne souffrirai pas plus qu’à présent. Mes genoux se plient sans effort. Je pose sur eux mes deux coudes. En attendant les secours, le chic serait de lire au milieu de la carcasse. 7,60F chez le libraire. Le plus grand choc de ma vie vient de m’atteindre.


La mère appelle son enfant. Plus inquiète. Pas encore de l’angoisse.

La pluie s’est mise à tomber.

Calme, régulière.

Des voisins sortent sur leur perron.

Les évènements se déroulent-ils plus vite qu’on ne les peut décrire.

À bord de la (ici la marque) Roger bien pris de bière et sa maîtresse Élise ont parcouru 500m supplémentaires. Bien plus qu’un coup de frein ; cette femme a pu croire au délit de fuite. Roger coincé au volant, bedaine opposée à toute fracture du genou. Il a reçu le pare-brise sur la gueule. On dira que c’est toi qui conduisais. Élise ne dit ni oui ni non. Il lui promet le mariage. « Cet individu » crie l’homme « s’est mis en travers » (etc.). Élise proteste, il la prend à partie, des témoins-de-loin s’interposent.

Walter (prononcez Val-) ne se dérange pas. Derrière lui montent des cris aigus, surhumain : la femme extérieure sortie sous l’auvent découvre son fils dans l’herbe. Tous se sont rabattus sur l’enfant, le couple revenu de fuite reste seul. Tout profite à l’enfant mourant. Hier l’enfant a cassé des œufs pour aider. Maintenant c’est lui qu’est cassé. Il s’étonnait des filaments gluants. Il battait la pâte, il disposait les croisillons sur les pommes. Il les avait soigneusement pelées. Les lapins avaient bien aimé. Il avait mis la table et bien aligné les verres. Maurice, il s’appelait Maurice. Il se faisait emmerder par tous les Sébastien, Jérôme, Carole.

Il jouait seul dans la cour, hilare dans un coin de poussière. Il inventait des chemins sur sol, un doigt pour les sentiers, deux doigts pour les routes. Il roulait avec un caillou rond, en imitant des bruits d’accidents. « Chez moi je suis bien » disait-il. « Maman m’a souhaité mes anniversaires, au moins sept, après j’ai arrêté de compter. Patrice est venu, Claude et Catherine. Tous les vieux noms. J’ai allumé des lampions. On a renversé tout ce qu’il fallait pour une fête ».

Au tour du père de sortir sous l’auvent, à son tour de crier. Il disait mais qu’est-ce qui te prend de gueuler comme ça. Maintenant ils sont deux. Ils ne parlent plus d’acheter la maison qu’ils ont louée. Ils ne parlent plus d’autres enfants à naître. Le bonheur passe vite. Dans la maison tout était blanc, la cuisine, les pas chinois dans l’herbe, les statues de jardin. Tu peux jouer devant mais fais bien attention.


X


« Nous lui avons payé des vacances au grand air au bord du lac de Côme. Il a retenu quelques mots d’italien. Nous avons fait du pédalo sur le lac avec lui, à tour de rôle, dans les espaces réservés. Les hors-bords sont un fléau. Mais la police les encadre. Avant trois ans nous ne pensons pas que ce soit une bonne chose d’emmener les enfants si loin : ils ne peuvent avoir aucun vrai souvenir. Pourtant la mémoire des vieux reste étonnante. Ils se souviennent des moindres détails de leur enfance.

- Maurice ne pourra pas nous raconter les siens.

- Nous serons morts depuis longtemps.

- J’espère bien ».

Les parents de Maurice ont très longtemps vécu dans des studios guère plus grands qu’une chambre d’hôtel : un recoin pour l’enfant, un renfoncement pour la douche, les toilettes sur le palier.

« Ton frère pourrait nous faire un prix.

- C’est non, J acques ».

Ils avaient la nostalgie du lac de Côme lago di Como parce que neuf ans plus tôt ils s’étaient rencontrés sur ses rives, à la pointe de Bellagio. Ils seraient bien retournés sur les lieux de la conception, la cagnotte était prête. L’année de la rencontre, Jacques se remettait d’un accident spectaculaire sans gravité : pris en auto-stop, il avait été lancé sur une rambarde d’autostrade à cause d’un pneu défectueux. « Je ne peux tout de même pas vérifier les pneus de tous ceux qui s’arrêtent ! » disait-il à cette jeune femme qu’il avait rejointe devant lui sur le quai.

Ils se sont embrassés le lendemain, tringlés le surlendemain, enceintés dans la semaine et réjoui de ceci. Les parents se penchent sur leur fils agonisant. Les infirmiers les en arrachent : l’enfant saigne d’en dedans et peut mourir au moindre mouvement. Il est transporté par ambulance avec mille précautions professionnelles.

X

Roger le concubin, flics et plus ou moins témoins forment un groupe agité sul le bas-côté. Roger vocifère, l’enfant s’est jeté sous ses roues. Les parents hurlent Au contraire !

Comme il faut bien aussi soigner les blessés légers, Élizabeth dite Élise et Walter sont rangés vivants dans un camion de pompiers.Assis côte à côte sur la banquette de flanc. Walter une côte fêlée regarde sa voisine, blonde, avenante, 90k surtout dans les cuisses. Elle s’inquiète et Walter fait de même :

« Et vous ?

- Un hématome ».

Ce n’est qu’un hématome, mes frères,

Ce n’est qu’un hématome

Oui nous nous reverrons, mes frères…

- Vous êtes de la même année que moi dit la femme. Walter l’a entendu, quand les flics remplissaient les papiers à haute voix. « Nous aurions pu nous rencontrer. - En effet dit Walter. - C’est dommage ! dit-elle encore. Le ton se veut sincère. Il dit que l’enfant est sûrement mort à présent. Demande si elle connaissait les parents.

- Pourquoi ?

- Vous ne les connaissez pas ? ...j’ai du mal à respirer... » Il ne demande pas qui conduisait. Il n’apprendra que plus tard le mensonge : Élizabeth a prétendu qu’elle était au volant. Elle couvre son homme. Walter ne peut imaginer cela.

X

Walter n’est en rien responsable du décès de l’enfant (il est mort en effet). C’est passé près de lui mais il n’a pas de peur. Il n’y a que ses propres sensations qui l’émeuvent. Il le déplore mais le cache. Il pense que les approches de sa mort ne l’effraieraient pas. Il a tort. « C’est curieux » dit plus tard Élizabeth à Roger. « C’est ce Walter qui nous donne le plus de soucis ; on dirait que les autres n’osent pas nous poursuivre.

- Ils le font ! crie Roger.

Ils le doivent.

- Par l’intermédiaire de Maître Paron.

- Par intermédiaire. Parfait. Je ne connais pas ces gens. Ils ne veulent pas nous connaître. Comme ça c’est mieux.

X

Walter pose ses jalons. L’accident est passé, rangé. La mort de l’enfant reste à l’arrière-plan de l’intrigue.

« Vous êtes malheureuse avec cet homme. Il boit beaucoup, vous bat et baise peu. »

Il subsiste dans le corps épais d’Élizabeth une âme délicate de jeune fille inassouvie d’amour. Qu’elle est commune, et comme elle est fagotée !

...Les boucles d’épaules retombent sur un corsage bleu échancré au carré, la jupe trop courte ou trop longue selon les jours, les rotules plantureuses et les mollets sans galbe. Ce qui n’empêche pas d’aimer. Il se déclenche même, chez les cyniques, d’étranges alchimies : un respect accru à mesure des disgrâces constatées. L’homme se voit balourd, appauvri côté cœur, et projette sur l’autre un peu de la pitié qu’il désire pour lui.

Infirmité pour infirmités.

« Mon amant boit, c’est vrai. Il n’a jamais voulu d’enfant. Je ne peux pas être mère ; mais il n’aurait pas dû s’en réjouir à ce point. »

Il vient des tendresses à Walter.

«  Mon amant me battait assez peu. Il menaçait souvent : nous dirons que c’était toi qui conduisait. Je suis revenue avec lui sur le lieu de l’impact. Nous ne savions rien pour l‘enfant. On m’attribue sa mort à présent.

X

Walter se préoccupe beaucoup de sa vie intérieure. Il a besoin d’être admiré : Admiré. Admettons. Faute de qualité, la quantité de femmes assouvissait sa tare. Mais Élizabeth se dérobait.

Après l’accident, Walter apprend que la mort effraie moins qu’une douleur. Tout devient donc plus simple : entreprendre, sans désirer !

Ces deux victimes qu’il convoite, l’épouse de l’ivrogne et la malheureuse mère, tomberont sous ses charmes. Il se sent l’impunité du grand âge : n’a-t-il pas frôlé la mort ?

Il épie les mouvements des cœurs souffrants. Il confrontera ces deux femmes. Les perdra dans la foule.

Tous les limiers connaissent la facilité de se dissimuler parmi les tombes.

Denise, Mère Orpheline, paraît entre les croix, sans même un voile. Ses yeux restent baissés afin que les oreilles entendent mieux les pieds rôdant sur le gravier. Accompagnée de son mari, homme guindé, elle s’arrête devant la terre fraîchement remuée, cicatrice honteuse sur le sol.

Le père et la mère croulent de honte d’avoir ainsi laissé blesser la Terre ; ils se tiennent mains croisées sous le nombril, tête tantôt haute tantôt basse. Ne sachant quelle attitude prendre devant leur propre enfant mort vu de face et couché.

Une certaine répulsion monte à la face de Wagner, qui les observe. Cette sensation diffère de l’attirance nécrophile, du tout au tout.

Protocolairement les deux parents se signent et tournent le dos. Walter revient seul à la même place à la même heure plusieurs jours de suite. Le père ne vient plus, accablé de travail : il est profileur de pare-choc, indispensable à la société (il étudie l’aérodynamisme, la résistance des pièces) ; c’est lui qui préside au perfectionnement des carrosseries. C’est un grand rougeaud, de St-Lô dans laManche, sujet à des accès de colère folle. Sa femme, petite blonde mince du plus mauvais effet qui soit, se courbe à jours fixes sur la tombe, avec un ange, un plâtre, ou autre.

Bientôt une dalle est installée, blanche et sculptée d’une croix. Le père du mort a beau démontrer à Denise, c’est son nom, qu’il ne sert à rien de dépenser des sommes à de sinistres colifichets, Denise s’obstine de façon désarmante. Elle pleure peu.

Ce que Walter va faire est inclassable : capter l’attention de la veuve d’enfant par une délicatesse anonyme. Il dépose en son absence un bouquet de fleurs véritables sur la croix en relief. Le lendemain il se dissimule mieux qu’à l’ordinaire.

Denise soulève les fleurs et les déballe. Les voici disposées dans un vase, acceptées. Walter pâlit, car elle saura de qui viennent les fleurs funéraires. À moins qu’elle n’imagine – pis encore – que l’autre mufle, Roger, aura voulu se racheter. De qui viennent précisément ces roses ? Ces fleurs conviennent très peu à une tombe d’enfant. Mais leur beauté surpasse la maladresse du donneur.

Des anémones suffiront pour la deuxième fois. Il faudra s’esquiver, fuir sans être soupçonné. « Nos silhouettes pense Walter ne peuvent se confondre : l’autre un gros comme un porc. »

Si Roger le porc ne pose pas de fleurs, il n’en est pas moins profondément désespéré. Il hait cet enfant mort. Il boit beaucoup moins.

Beaucoup trop tard pour un geste psychologique, Roger décroche son téléphone. Il sent le poids de sa désinstruction. Il n’a pas prévenu Élizabeth, qui faisait semblant de conduire.

L’autre homme, pense-t-il, l’intello ! marque des points. Qu’il perd. S’attribue le beau rôle, et fait traîner les démarches, afin de s’immiscer.

« Monsieur Bré (Roger), mon épouse et moi-même vous remercions de vos condoléances... tardives… nous comprenons vos réticences… nous souhaiterions pourtant que vous soyez condamnés au maximum ce qui est peu. C’est moi-même qui ai donné à l’hôpital l’autorisation de… débrancher…

- Je n’étais pas au volant… pas au volant…

- Monsieur Bré, mon épouse et moi vous remercions infiniment de vos… vos… - il raccroche.


X


Walter est aujourd’hui couvert de joie. Il ne devrait pas. Des deux femmes qu’il poursuit, l’une a cédé, l’autre se rend. En premier lieu la mère. Par bouleversement.

Walter est devenu insensible. Ses balourdises, ses échecs, lui donnent licence de foncer, tendresse en tête. Il en éprouve parfois une satisfaction mêlée de honte.

X

Roger buvait par impuissance. L’enfant était mort.

La tricherie répugnait à Élizabeth. Comment avait-elle pu se forcer à ce subterfuge. Cette substitution de conducteur. Cette complicité pénale. Se raccrocher plutôt à présent de ce Valter, qui la poursuit de sa correspondance intrusive – superflue ? Malgré sa corpulence, Élizabeth garde bon espoir.

Elle pense aussi au Masseur, à qui elle a vendu un paravent d’Asie, de soie, de ses mains. Où si longtemps elle s’est investie qu’elle en a trahi son secret : elle l’aime. Élizabeth aime son masseur ; pour le profane, il ne s’agit que d’hibiscus et de fonds végétaux – mais les fleurs sont des taches de sang. Tchang Sé, masseur kampuchéen, vient prendre les panneaux de soie, les a emportés. Roger Bré sait cela. Il ne s’arrête pas de boire, tâte de la prostituée, se fait séropositif. D’ivrogne antipathique le voici sujet d’actualité. Autant se dénoncer : « Le 25 juillet c’est moi qui conduisais ! ...j’ai renversé le petit Maurice ! »

...Maurice…

Mais le pack de canettes sur la table devant lui – n’est d’aucun secours. Élizabeth lui crie, de la cuisine, de n’y plus penser. La condamnation serait plus forte encore après faux témoignage. « ...Et je serais impliquée pour complicité ! » - peut-être plus que pour avoir tué l’enfant – Roger Bré se tait. Rumine.

Tous deux contaminés par la prostituée.

Le sida ne fait pas de quartier.

Roger n’avouera pas. Nous n’en ferons pas un drame. L’opulente Élizabeth partagerait la réprobation, la condamnation ; ils pleureraient chacun leur tour, puis ensemble, quand on boit on pleure. Il vient à l’esprit de Roger Bré de renouer avec un ami. Cet ami l’a perdu de vue, plus exactement l’ivrogne a rompu et grommelle aujourd’hui : « Décidément j’ai toujours tous les torts ».

En ce temps-là cet ami, Nicolas Gous, faisait les foins chez son père petit propriétaire agricole. Gous portait bas sur le front une frange de cheveux noirs. Il avait poursuivi des études de droit : « Je veux devenir inspecteur des impôts » (pour faire cracher les gros). Le petit corps de Nicolas Gous sautait comme un ressort sur la charrette afin de tendre à bout de fourche les bottes à disposer dans le faux grenier. Comment fait-il pour atteindre, au-dessus de ses bras, le lit de foin, surélevé par chaque botte ? Roger pour finir ne s’est montré capable que de garder les vaches. Tâche réservée, comme il le sut plus tard, aux idiots du village. Du jour au lendemain, il a cessé de voir son ami Gous. Il s’est mis en ménage en région parisienne. Gous est resté là-bas au fond, dans le Sud-Ouest. Roger ne pense plus à lui que de temps à autre.

La vie les a séparés. Elle a ses raisons.

Roger voit de temps en temps que ce rejeton de plouc était le seul à qui légitimement se confier. L’aurait-il revu sur-le-champ que les mots se seraient formés entre eux deux comme séparés de la veille. Il rccourt aux annuaires : « Qui êtes-vous ? Allô ? Qui donc ? » Incrédulité du vieil homme voyons monsieur… mais il est décédé depuis quatre ans ah bon ah merde. Tu croyais donc, Pelure, que c’est l’ Histoire d’un Accident ? Gous décédé. Roger sincèrement contrit. Stop. Le vieux père à l’autre bout grelotte de 87 ans. Cancer des testicules. Il a souffert savez-vous, bien souffert. Robert a le sida. Il claquerait le répondeur. Il se fout de la mort de l’enfant. De son propre tour de taille. Il voulait un ami et voilà qu’il meurt. Comme ça, entre ses doigts. Fin des retrouvailles. Des familiarités de faculté. Qui pourrait coucher avec lui, ramener le désir d’Arielle aux dignités manquées ? Pouvoir frapper l’épaule d’un homme comprenant la bière et le bon ventre et lui dire ou l’entendre dire qu’il voudrait mieux le connaître tout gros tout blaireaux qu’ils seraient tous deux. Un ami comme lui ne se reconçoit pas, voici Monsieur le Père de l’Enfant Mort en face de lui devant la table basse où s’éparpillent les verres et les flacons d’alcool.

Il porte haut l’accent normand, rougeaud sans rien d‘homo voire allergique.

Ignorant qu’ils existent.

Walter a fait entrer chez lui Élizabeth.

Il lui dit de refermer la porte et lui parle doucement. Elle a pris l’amour qui se présente, tel qu’il est. Mais au cours de l’acte qui suivit, elle cria Je t’aime, Walter lui répondit en écho.

Quand ils se furent séchés et rhabillés, que le SIDA eut été transmis, ils ne s’aimèrent plus, puis cela revint, repartit, selon les librations de la terre : jadis le fer et le poison, de nos jours Maladie Transmissible. Nous mourrons tous et n’auront plus d’enfants. Mort pour un ballon. C’est si bête, en définitive, un enfant. Les adultes idéalisent donc ces petits fragments de sottise ?

À VILLE-AIGNARD




Deux rangs de maisons de part et d’autre d’une place unique, des halles et une tour en ruines. Ville-Ainard, à nous deux. Ce fut un choc pour la population âgée majoritaire. MONIA prit en mains les vieux, par l’éloquence, les yeux vifs et la fébrilité. Une beauté aussi. Ses caresses aux peaux flétries.

Elle choya ces vieilles chairs. Ce sont des gens comme les autres.

Panaris, toux sèches, arthrites : un époux médecin gagne les sympathies. Monia ressuscite le cercle de belote, arrange des goûters. Une coopérative, des voyages en autocar. La méfiance fondit. Une autre naquit. MONIA incarnait, dans son corps vif et blond, tout le ridicule de la Foi. Sa fragilité combative m’émut personnellement.

Après les vieux, elle entreprend les jeunes. Il y a des emplois ici déclara-t-elle. Rendre service aux vieux. Faire le ménage. Repeindre chez eux. Garder les plus mal en point. Les jeunes ont emboité le pas. Ce n’étaient pas des jeunes modernes. Monia freinait l’exode.Des maires s’intéressèrent à son action, des conseillers généraux, un député obtint des subsides.

Monia portait le verbe haut, tenait des propos convaincus et tranchants, maniait la psychologie à gros sabots. Cela suffisait bien pour un bourg estimable. Ses habitants découvraient avec un effroi ravi les théories rédemptrices des peuples. Freud et le bon sens passèrent d’étranges contrat. Les braves gens badaient avec reconnaissance.

X

Pour tenir l’intérieur du médecin, Monia recruta les jeunes filles du village. Elles ne restent pas longtemps : la générosité, mais par roulement.

Ce sont des soubrettes en tablier noir. Monia tire de ces filles tout ce qu’elle veut. Alternant visite des lieux «à la bonne franquette » (nous sommes dans le grand monde pensaient les plouquesses), instructions de service lancées à la volée, foucades aristocrates et sautes d’humeur, elle impressionnait le petit personnel, qui se sentait rehaussé, traité d’égale à égale. Les filles de proche en proche copiaient leur maîtresse, acquérant au passage une forte et louable estime d’elles-mêmes.

Monia d’autre part dégrossissait les niaises. Initiait les bonnes au féminisme. Leur apprenait comment se passer des hommes – ce qu’elles savaient déjà – bref, comment se branler dans la joie. Le moyen de faire autrement dans un bled de quinze cents âmes. Après leur avoir démontré, tout habillées, les bienfaits décontractants de la branlette, elle passait à la vitesse supérieure, « entre femmes » n’est-ce pas « on ne fait pas de mal ». Toutes les 16-24 ans défilèrent par ses doigts. Quand nous sommes venus visiter Monia, elle nous demanda tout à trac après le dessert :

Avez-vous des problèmes sexuels ?

et sans attendre nos réponses embarrassées :

...parce que moi, j’en ai, des problèmes sexuels, ouh là là c’est fou !

L’époux assistait au repas. Il était beau et blond, sans avoir pu placer un mot depuis le hors d’œuvre et dévorant sa femme à faire passer pour un rictus le sourire même de l’Ange

de Reims - à moins qu’il ne se soit foutu de sa gueule – émouvante ? naïve ? chiante ? les trois ? Sa dernière phrase aux carottes râpées n’avait-elle pas déploré d’avoir reçu en pleine intraveineuse une communication par radio Je m’inquiétais j’avais besoin d’entendre le son de ta voix ? Cantat moi, j’avais la semaine suivante expédié une lettre brûlante d’amour dans l’espoir de la mater un jour en train de branler l’une ou l’autre de ses suivantes, ou même deux.

« J’aime », s’exaltait-elle en face du curé notre convive, « mon mari, la vie, les gens, Dieu, la salade – je t’aime aussi mon chéri – mais il ne me viendrait jamais à l’idée de me tire « Té ! je vais m’envoyer en l’air avec ce type-là » putaing cong complété-je in petto, tandis qu’elle me repoussait à grandes brassées en direction de mon thorax – mortifié j’ai failli répondre TÉ je suis pas une gonnzesse, moi !

Cependant les vieilles gens du village admiraient de plus en plus la femme du médecin. Elle fut élue Conseillère Départementale du canton de Ville-Aignard, là-bas, en Savoie.

5 11 2034 n.s.




POUR UN ROMAN





Il avait une tête – bizarre.

Bizarre, mais de maître. Il s’appelait Tertancière de Bribant de Sauges. On l’appelait Joab.

Est-ce que j’irais décrire une tête de con ?


X


Il entra dans une classe : en vérité, un petit maître.

Il fit remplir des fiches et repéra : Olga Wormser ; Tafilalta ; Josy. Plus : le banc des garçons.

Dans une autre classe, un grand brun brassait la tchatche. Il le fit taire, Cyril le regarda fixement. « Va pour une fois », pensa Cyril.

Il mit debout les élèves de la troisième classe et déclara :

« Vous n’êtes pas ici pour discuter ».

Il se montra tout à l’opposé.


X


Aux deuxièmes cours de chaque section : les rôles tombèrent. Joab donna de l’amour, s’abandonna peut-être bien au ridicule.

Il disait « je ne suis pas un maître comme les autres ».


X

La première fois qu’il la vit, elle était malade et brune : un métissage. Il attribua son teint d’abord au cancer. Courageuse, pensa-t-il, beau port de tête. Il contempla sa tête aux lourds cheveux « George Sand » ou « madame Arnoux ».

Le femme accueillait les hommages muets, et sa face glissait lointaine sur fond de casiers personnels. Ses paupières bridées retombaient sur les yeux d’Angélique Maylord : lui-même, asiatique américain, n’était pas pur de tout reproche.

Ils ne se sont pas abordés.

Dans le cours de l’année, il promena ses yeux sur plusieurs autres femmes. Il savait détourner leurs rires à son profit. Il ignorait innocemment qu’en renouvelant, chaque semaine, l’objet de ses contemplations, il détruisait ses moindres chances de séduction : toutes s’avertirent mutuellement, bien résolues de ne jamais le suivre dans un lit.

Joab poursuivit son manège : dix à quinze jours de regards fixes, huit jours d’indifférence, puis deux ou trois conversations sur des thèmes prosaïques : la fatigue, la pédagogie. Il se pourvut ainsi d’une profusion de bonnes amies.

Il mit le plus grand soin au roulement précis de ses stratagèmes, attribuant ses relatifs échecs au « manque de combativité » des femmes en général. Il prenait avec philosophie cette imperfection de leur nature.


X


Contrairement à ses collègues, Joab logeait à deux pas et revenait à pied chez lui. Il n’y a rien de pire que ces alternances, pensait-il, entre un monde plein de bruit et de grouillement – et cet appartement sombre, silencieux, où faisaient la gueule, dans leurs chambres respectives, son Frère et son Père.

Il visita d’abord son père, qui lui dit : « Je finis ce journal et je suis à toi ».

Son frère Étienne occupait la pièce la plus obscure : il n’allumait qu’à la dernière extrémité, s’usait les yeux qu’il avait excellents encore.Lui non plus ne se retournait pas à l’entrée de Joab : il écoutait son baladeur, oreilles couvertes.

Joab déposa une pâtisserie sur le bureau de son frère.

L’heure suivante se passerait en va-et-vient du vieux père au frère, du frère au vieux père – l’un prétendant faire entendre ses dernières découvertes musicales, l’autre, sorti de sa lecture, agitant la bouteille et les verres d’un apéritif soudain obligatoire, les deux profitant de Joab Tertancière afin de régler leurs comptes.

Ô cours bienfaisants !

Ô cours bénis !


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Ses disciples, à ce qu’il pensait, l’admiraient : c’était un maître comme les autres, aimé de cinq ou six, décrié d’un peu plus, rasant copieusement le reste. Parfois la classe l’applaudissait, parfois elle le huait. Quand on en était à lui jeter des piécettes, l’intuition de Joab se réveillait : il reprenait le masque et se forçait, coûte que coûte, à retrouver le fil de sa leçon.


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Pour tous les voyous de son quartier, tous élèves bien ordinaires, regroupés dans son dos par quatre ou cinq, il faisait parfaitement clown, crasseux, clochard.

Un rigolo.

Il baissait les yeux pour ne pas trébucher sur les marches du talus. Puis venait le parking, vaste et venteux. Les quolibets, par derrière, pleuvaient : le manteau, la démarche, le maintien voûté de l’homme accablé – surtout – ce dos voûté.

Il ne fallait pas répondre.

Il ne fallait ni courir, ni hâter le pas.

Ni se retourner pour frapper les Noirs : c’étaient eux qui riaient le plus fort, qui lui lançaient des pièces.

« Je ne comprends pas », disait-il : « ...des Noirs... »


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La Salle des Professeurs est un endroit, traditionnellement, sinistre. Joab y déballait ses déjeuners en Tupperwares ; il mange tout ce qu’il cuisine. Personne ne se préoccupe de ses petits plats.

J’aime la salade de pommes de terre.

Quand on lui adressait la parole, Joab le prenait de haut. Il toisait en particulier son interlocutrice de haut, elle finissait par se taire et tourner les talons.

Il ne déféquait jamais sur son lieu de travail.


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« Je veux être libre ! »

Il entendait cela dans son appartement, plusieurs fois par semaine :

« Je veux être libre ! »

La scène commençait avant même qu’il eût pose son cartable, dès l’entrée. Il ôtait son cache-col, tandis que son frère réclamait son indépendance.

« Qui te retient, Étienne ?

Sa voix éraillée par les cours.

« Tu as 18 ans ! Pars quand tu veux !

Étienne est un escogriffe sans ressemblance aucune avec son frère. Le père ne souhaite rien d’autre que de rester seul avec sa « machine à jouer aux échecs – Parfois, à travers la cloison, il se met à hrailler Tu m’aimes ? Et le fils aîné répond Oui !

Joab ne peut parler sans l’autorisation de sa conscience. Il essuie les grogneries accumulées pendant la journée. Mais le don de Joab consiste à raconter tous ses malheurs à ses collègues : il y met tout son savoir-faire comique. Il les traite à peu près comme une autre classe.

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Voici Joab au premier rang, garni sur toute sa longueur d’une rangée de fillettes sages portant le vice sur la gueule. Des petits tas de poussière avec une vipère à l’intérieur. Joab déteste Nabokov, comme souvent entre déviants.

La féminité consiste en son ébauche.

Un seul garçon par an parvient à lui plaire. C’est généralement un adorateur, un répercuteur expliquant à voix basse les sous-entendus salaces. Il mène à coup sûr son propre jeu, révèle aux filles sages des nudités plus attrayantes: Joab scie la branche où il est assis.

Une femme en particulier, cancéreuse et métisse, aimerait entendre de sa bouche des marques d’intérêt : « M’aimes-tu ? murmure-t-il dans un sombre couloir – les collèges, pour qui l’ignore, sont veinés de couloirs trop droits et sans fenêtre, livrés aux caprices des interrupteurs jaunes. Dans les boites ça ne se fait plus depuis longtemps. « Je veux te voir en plein jour à Paris, au café, en silence, pour mieux remâcher les rumeurs ». Joab ne répond pas. Joab est comme usé. Il sait que l’on n’obtient rien qu’à proportion de son indifférence. Qui se précipite est perdu. Ce n’est pas « avec les femmes » qu’il faut savoir s’y prendre, mais avec soi-même ». Il passe en revue celles de ce lieu.

Ne considérant chez les êtres vivants que la capacité à recevoir des coups de queue, il n’en a qu’après les femmes. En contrepartie, il lui est difficile de considérer un homme, un mâle, en face. Il a toujours peur de se faire mettre. Consciemment, il n’éprouve pour les hommes qu’une indifférence ennuyée. Ils sont ternes. Vieillis avant l’âge : tiercé, bricolage et belote. Aucun frémissement ne trouble leur certitude.

Muni d’un si précieux jugement, Joab ne fait aucun effort en direction des hommes. Les femmes le paralysant, il reste seul. Comment persuader Joab que le bonheur est communication, et que le sexe ne fait rien à l’affaire ? Les hommes n’entendent rien à la vraie vie. Ils ne savent pas « s’occuper » de Joab.

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Les salles de classe constituent à la fois son seul univers. Les membres de la famille – ne sont pas le genre humain. Il vit petitement. Devant les Élèves, il prend la parole à la diable, dans le brouhaha. Il enchaîne sur toutes les considératons, sur tous les plaisants propos qu’il entasse déjà dans son encyclopédie. Joab crée, pense-t-il, une atmosphère de « détente collaboratrice ».

Le travail s’écoule capricieusement.

Prof moyen.

Vexé quand les disciples dépassent le maître en connerie. Avant qu’il l’ait lui-même décidé.

Ce qui le taraude en posant le plateau sur la table à cantine : sans doute une part des enfants le méprisent. Chacun coupé en deux : l’admiratif, le méprisant. Qu’en penses-tu ? dit-il à sa convive – une Noire – quelle honte d’être raciste – gêne a sens unique – Marinita le charme de son mieux. Elle ne parle jamais de ces évidences. Joab, antiraciste, se syndique. Il participe aux réunions, rassemble des notes, opine du chef et se tait. Juste s’assoir à côté de Marinita, au syndicat. «  Les sentiments sont plus mêlés que tu penses » dit-elle. « Les adolescents te méprisent et t’adorent : donc profitent doublement de toi ». Le voici dans le bureau du principal. Rien ne l’attire auprès de lui. Le chef le convoque toujours aux heures fâcheuses. L’employé placé dans le petit fauteuil sent planer sur son apex. La tronche du chef est jaune et sombre. À plus de quarante ans le prof enfin est parvenu à repousser les affects visibles, les « signes extérieurs d’inquiétude ».

On le respecte plus. C’est vrai.

Les réactions dites « adultes » - relèvent de l’enfantillage.

Le Principal n’ose rien dire mais les plis de sa bouche dégoulinent de restrictions. De blâmes. Selon Joab.

Il ne peut plus rien se formuler avec exactitude. Son intuition l’a trompé tant de fois. Ce brave Principal se préoccupe de tout autre chose que du Subordonné qui remplit en tremblant son formulaire sur un coin de bureau. JOAB désormais se comporte en jouant à tout crin l’indifférence.

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« Tu ne distingues plus entre les personnes » dit son Amante c’est regrettable c’est GRAVE.

Joab l’appelle in petto « mon amante ». Il la croit au bord de succomber. Elle ne succombera pas. Il l’imagine dans des positions acrobatiques, ridicules. Offrant des affouillements de videur de volaille. Il rabat la conversation ce jour-là sur des objectifs nettement génitaux. Hélas, plus les propos se haussent à la métaphysique sexuelle, plus Joab bande. Il s’en veut de sa vulgarité, il jure et sacre en lui-même.

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Au cours suivant, vu ses douleurs de bas-ventre, il étincela de pédanterie. Il râtissa autour d’Iseut toutes les données historico-sociologique de Rougemont et de Markale. Joab déploya le grand jeu du symbolisme médiéval, à la lueur des flambeaux de Siegmund F. Les notes couraient sur les feuilles de classeurs. L’enseignant Joabn sentait pousser, traîner au sol ses ailes d’albatros. Quel gaspillage, pensait-il.

En même temps il méprisait sa vanité.

Il ne connaissait rien du Métier.

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L’heure suivante encore un autre auditoire : les jeunes vierges de treize ans goûtèrent le vautrage insane d’un quinquagénaire au sein des doubles sens parfaitement clairs. Il les libéra si bien que s’il ne les vit pas toutes dans leurs œuvres solitaires et collectives, ce fut juste par panne sèche d’imagination.

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Il vivait dans la rue comme sur un théâtre. Il découvrit comment marcher avec naturel, et ce lui fut d’un grand soulagement : au lieu de se courber comme une banane, levant le pied, bouche tordue, il lança bravement ses jambes en avant, pivota des genoux pour de petits pas bien enlevés, baissant et tirant à mesure en arrière ses deux épaules. Il s’aperçut alors qu’on ne le voyait plus, qu’il dominait ses vis-à-vis en les croisant. Il fixait ses yeux au lointain, osait croiser les regards. Tout ce qu’ils faisaient tous depuis les matins du monde. Il y était enfin parvenu, par grâce et persévérance. Peu à peu se bonifièrent les rapports avec autrui, les paroles qu’il adressait, les changements libres et bien dégagés d’interlocuteurs, les conversations à plusieurs sans plus les fuir ni les accaparer ni plaisanter faux, prêtant l’oreille aux préoccupations des autres sans les rabattre sur les siennes. On le rechercha pour ses propres convictions, sans les taxer de banalité. Enfin social.

Mais la providence veillait.

Dès qu’il se crut guéri d’une rechute, son corps se rebanana, ses yeux redevinrent misérables, mais il s’imaginait pouvoir d’un clin d’œil àl’autre se redresser à volonté, ce qui suffisait.

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Les cours de Joab deviennent dogmatiques, il ne cède plus la parole à personne, il défendit les juste et perça au cœur les voyous. La crête féconde du doute céda sous ses pas comme sable en dune. Et les adolescents murmurèrent. Joab assène, Joab martelle. L’allégeance qu’il réclame se dérobe. Plus il exigea de son amie métisse, moins il put l’obtenir. De cette femme réservée il avait pensé s’emparer, par l’étendue de sa Culture et l’affabilité de son discours, sans compter le sexe, en récompense – pour l’honneur.

Seulement Marinitsa vivait encore dans la pestilence des attouchements de son père. Elle éprouvait méfiance à l’égard des hommes. Elle ne dit jamais à Joab

L’amour exige une longue histoire.

Toute conclusion n’est pas exclue, mais repoussée à date ultérieure, proche ou non. L’homme croira qu’on le fait marcher. Il accusera la femme d’onanisme. Elle se fermera sans s’indigner, espérant préserver le meilleur d’eux-mêmes. Joab souffrit, mais l’exprima sans recourir aux termes choisis.

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Le père de Joab ne fait rien de sa journée.

Devant la télévision Joab est assailli de récriminations séniles. Les pantoufles ont glissé sous le lit. Potage trop froid. Le frère chômeur vide dans l’appartement sa phraséologie obsessionnelle. Joab ici a tort, en permanence. Il n’a que six cents pas à faire pour trouver son lieu de travail. Ce court trajet ne suffit plus pour l’aérer, pour transiter d’une douleur à l’autre. Les collégiens, frères et camarades en sus, constituent d’inépuisables et harcelantes réserves. Entre les basses haies de troënes, sur le parking, ils sont partout inévitables. Les plus lâches gueulent dans son dos, de loin, raillent sa démarche, le capuchon du vieux loden et les genoux vacillants. Il s’abaisse parfois à poursuivre, à frapper ses persécuteurs, à l’exception des Noirs ; quel vicieux mécanisme les amène-t-il à se moquer de l’aspect extérieur – de qui que ce soit ?

Joab devant eux passe digne, à ras du mur, ou mieux, en automobile, exclusivement. Mon frère Étienne est un voyou, il confisque l’auto pour virer, Dieu sait où, sans besoin ni but.

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Cyril avait attiré l’attention. C’était un grand bouclé, bien basané, à grandes baskets, et le regard critique. Joab le mena à larges guides, conservant ou relâchant le contrôle à son gré.

Il connaissait le danger des adolescents qui se savent trop beaux. Celui-là deviendrait hostile, irrémédiablement hostile, d’autant que les autres l’admiraient. Il faudrait se le mettre dans la poche, ou périr.

Tous ces élèves n’étaient que des ombres. Leurs noms s’interchangeaient d’une année sur l’autre.

Un jour, le sens du danger même cessa de l’effleurer.


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« Mon frère Étienne est mon ennemi. Il sort de nuit, rapporte des blennorragies, des papillovirus. Il prend de l’argent. Ivre, le col ouvert, le front luisant.

« Par chance, il se rend dans la ville voisine, où je suis inconnu. Mais on se tue aussi sur dix km de trajet. S’il prend le train, il doit traverser la Cité en zigzag, mais cela ne trompe personne. Les lycéens me le rapportent sans faute, dès le lendemain. Il ne faudrait ni métier ni famille.

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...comment échapper aux quolibets, aux rires ? ...aux pierres, aux crachats ? Comment expliquer à tel flic, sceptique, les violences par lesquelles on répond aux violences ?

Ne répondez pas aux provocations. Déménagez.

La police ne peut rien.

Ils ont tous les droits.

Père et mère jurent leurs grands dieux qu’au granr jamais leur fils (…)

Marcher dignement. La dignité ne protège de rien. C’est ainsi que l’apparition d’un comique, n’importe lequel, sur l’écran, déclenche un rire automatique.

Revenez nous montrer un certificat médical.

Le jour où vous aurez reçu un projectile.


X


À force de gémissements, Joab vient à bout des résistance de Marinitsa-la-Métisse. Il a baisé tout en pensant à autre chose ; non qu’il se soit vexé de l’aumône accordée, car il se l’estimait bien due.

Mais le simple jeu des organes…

Après l’apaisement du gigantesque orgasme féminin, il lui fut concédé une petite Secousse d’Honneur qu’on appelait « éjaculation ».

La nature est ainsi faite.


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Les chefs te regardent la bouche de travers et transpirent de reproches inexprimés. Des observations jaunes luisent dans leurs yeux torves. Ils te serrent une main cordiale et vénéneuse.

Bientôt les humains se détachent de toi, tes airs fuyants trahissent le secret de tous, la honte qu’ils ont tous de n’avoir pas de sexe.

Les lycéens deviennent hostiles, on ne peut ni ouvrir la bouche ni gratter son nez sans se faire insulter, au moins corriger de la voix.

Tout est logique.

Un tour de roue et je me retrouve tête en bas.


X


Marinitsa, je sens en toi le frémissement continu d’un ancien viol. Ce frisson de terreur des femmes sous leurs jupes. La peau qui recule quand je rentre en toi.

Je sens l’hostilité du père et de toutes les femmes.

Ton père devient hystérique.

Bientôt l’heure de la mise à mort.

X


En langue de bourreau, la fillette est la cage suspendue de Louis XI.

Un enseignant se fera toujours un plaisir solitaire d’attoucher une jeune fille. Pour plus amples détails voir Nabokov qui écrit comme un pied, mais avec foi.

Elle avait de longs cils battants. Il tombait sous le coup de la loi. La fille avait écrit pour lui un petit texte, bien tourné, signé

Petite Reine

(petite mais solide)

Elle voulait le délivrer de la luxure.

Peu aimant, Joab imaginait qu’il ne trouverait personne pour le défendre.

Mieux encore, l’administration s’en lava les mains.

Les filles sont de petits tas de poussière avec une vipère à l’intérieur.

La vipère ayant parlé, la profession s’effondra.

Les ressources de Joab réduites à néant, excepté la pension d’invalidité de son père.

Tout devint tragique. Son frère Étienne, pris de boisson, tua la fillette. C’était bien la première fois que cette marionnette de chiffon prenait la défense d’un honneur.

Tout devint sordide, et enfin il se fut passé quelque chose dans la vie calme de Joab Tertaudier de Brivant de Sauges, né aux Herbiers (Vendée).

21 mars 2046, 14h 59.


P I G N O N





Tout avait commencé par une grosseur de la couille droite.

C’était plutôt amusant, rassurant pour l’épouse, qui manipulait négligemment l’une et l’autre en plaisantant sur leurs tailles différentes ; désormais, la droite avait pris du volume. On pouvait la comparer, toutes proportions gardées, au sein droit de F., plus bas, plus lourd que l’autre. Mais elle n’avait pas le cancer.

Il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, ils n’avaient tous les deux trente-trois ans.

Cependant la grosseur devint douloureuse, en particulier après les rapports amoureux.

Pignon était fils de paysan. Il portait la coiffure au bol, avec la frange sur le front. Il regardait droit et parlait sans hésiter, d’une voix bizarrement timbrée, dans le masque.

Sa femme, née R., sortait des meilleures familles de Dax. Fille d’architecte, séduisante pour un fils d’agriculteur : moyenne, brune avec de longs cheveux.

Le 23 juin 1967, Daniel Pignon épousa Françoise Rigous, dans le Champ des Plottes, parmi la joie des deux familles, qui faisaient semblant de s’entendre.

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Le 27 juin 1987, ivre au volant, M. Gérard Bierce fauchait sur le bas-côté un enfant de huit ans. Il prétendit que sa femme, à jeun, conduisait le véhicule ; que l’enfant s’était jeté sous ses roues

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