CES VILLES OU JE MEURS

C O L L I G N O N


C E S V I L L E S O Ù J E M E U R S



Thème : un homme écrit sa lettre d'adieu. Il range ensuite soigneusement ses affaires. Il prend l'autorail pour Eygurande.

Là-bas, il s'installe et meurt.

Développement :

Un homme à sa table, la tête entre les mains. Il médite les termes d'une lettre d'adieu. Puis il rassemble, donc, ses affaires. 50 – 70 ans. 1M80, ni grand ni petit. S'il tournait la tête (à présent de trois quart arrière) on verrait son épaisse moustache – Nietzsche, tout de même pas. Sympa et bourru, ils sont nombreux comme ça. Ce qui fatigue le plus, la journée ou la vie ? On a sa fierté ; un peu de dignité. De recul.

Un nom à cet homme, quitte à l'oublier souvent. Quelque chose de pas trop difficile : François, Grossetti, comme le général – mort de dysenterie le 7 janvier 1918.

Une lettre d'adieu, c'est délicat. On ne sait pas qui lira cela. Tout ce qu'il comprend à sa situation immédiate, c'est qu'il s'agit d'une histoire de femme, pas de quoi fouetter un chat. Il faut appeler un chat un chat. Pas trop de souffrance, par rapport à son âge. Peut-être y en a-t-il plus qu'on ne croit. Qui souffrent (même sans avoir fait d'études ; c'est bête de croire des choses comme ça).

Pour les femmes les choses se présentent différemment – il n'a pas connu beaucoup de femmes ; la sienne, à peu près. Plus quelques putes. Quelques autres aussi, naturellement, des vraies, dans la faute, dans l'éphémère – pas envie de revivre. De vivre non plus, sauf si ça le reprend, rien de moins certain. Lettre d'adieu ou pas lettre d'adieu ? On peut se passer de tout. D'orgueil. L'homme se lève dans l'appartement, retaille ses moustaches devant la glace – une amorce de fanons, des rides "d'expression", des tifs courts pas trop clairsemés – acceptable. Le frigo contient du fromage et des confitures. Trois pots de yaourt nature. Il en mange un. Aucune tristesse. Il ne peut plus vivre ici : première idée claire. Elle est partie sans regret

Je souffrirais trop

Si tu revenais

"Je n'ai fait aucun effort" – ses premiers mots – "Thalassa tous les vendredis" elle disait "il y a autre chose que Thalassa les vendredis soir et puis "tu pourrais maigrir" – c'est comme je suis ou rien - "il faut que les croque-morts sentent bien quel homme de poids j'étais" – drôle, sauf la dixième fois.

La queue ? ...va savoir ce qu'elles pensent. À lui de partir à présent ; l'agence lui mettra tout sur le

dos. Pour l'état des lieux. "Ça ne pourra pas être pire que le mien – humour." "En tout cas j'ai tout rangé" – paquets, cartons le long des murs. Le garde-meubles a gardé le plus gros - "ils n'auront qu'à tout revendre". Sans téléphone. Juste une adresse. Et un portable dont il est seul à connaître le numéro. La lettre d'adieu, il veut la rédiger sur les lieux. Sur zone. "Où j'ai aimé, souffert, tout ça..." Des morceaux de phrases à haute voix. Des pas dans les pièces vides. Juste partir. Ça le soutenait. "Un tour des Indes, l'Islande à moto" – des tas de gens font cela – le plein de vidéo et après. Ils vont à Nouméa, ils te rappportent une photo de la poste ; mêmes frigos, mêmes commutateurs – ceux qui n'aiment pas voyager, on devrait leur crever les yeux proverbe persan.

À trente ans tu vois le bois de ta porte. À quarante ans toujours là. Soixante. Tu te cognes dedans à 85 ans tu te cogneras le fauteuil. "Hurler de désespoir", c'est l'expression. Comment font-ils si c'est pour rester, vissé à fond de caisse – Ils partent, ils rentrent – ils "reviennent de voyage", sans rire, pour se rouler là, "fidélité, bonheur de vivre, port d'attache" – mon voyage sera sans retour – "mais mon pauvre vieux, le Massif Cenral ! à quatre heures de route ! "le bout du monde"! Tu parles ! " - il répétait "le bout du monde ! On ne vous y verra jamais - ...Qu'est-ce que tu veux qu'on aille foutre au Massif Central ? - Ne pas me voir par exemple" – ça les avait vexés. Ça les désarçonne toujours, les autres, ça les chiffonne qu'on puisse ne pas penser à eux.

Le Massif Cenral, pensez – on ne les y verrait jamaisn à condition d'éviter la Chaîne des Puys (Disneyland), la Lozère (CECI EST UN ARBRE, espèce, date de plantation, ROCHER PITTORESQUE, un tourniquer de cartes postales derrière chaque buisson avec débit de boisson, chaussures de marche et musique de rock '"circuit pédestre", "randonnées à cheval" et autres kayakeries – éviter l'Ardèche, surtout, à tout prix). La ville même de Q. (ne plus préciser de lileu, les cons (les gens...) ayant tellement perdu contact avec le livre qu'ils te foutent des procès sur la gueule pour "délit de réalité") – cette ville se voyait défigurée par d'immenses panneaux : "Les Cathares auraient pu s'y réfugier" ; donc, ils s'y étaient réfugiés.

Il ne faut pas dépasser une zone très restreinte, non sans solutions de continuité : Ussel, Eygurande, sud de Clermont, Cantal nord et est, St-Flour (15km plus bas c'est déjà Touristland et ses restaurants typiques). On remonte par la Margeride, le Livradois, Brioude et La Chaise-Dieu ; éviter Machin et son nid de camions, passer par Yssingeaux sans tomber dans le gouffre lyonnais – attention aux colonies de vacances pour petits cons – et N., pourrie de banlieue et de faune-de-banlieue depuis la fameuse "autoroute de désenclavement". Plus au sud c'est très vite le Midi

putaing-cong qui tartine sa vulgarité sur tout ce qui traîne : la sueur, les chortes, quand on sera mort tout sera touristo-compatible, il faudra bientôt regarder Maubeuge entre ses pieds pour voir quelque chose de vivable.

"Je romps – disait-il, parce que je vomis les matins de morgue où je me trimabelle de pièce en pièce, seul levé dans l'apparte. La vie sans avenir qu'une longue dégradation des facultés corporelles et sanitaires – quitte à crever à petit feu autant que ce soit tout seul et pas le nez sur la décrépitude de l'autre. Je bouge. La mort m'attend là-bas, à Samarcande. Plutôt claper en route qu'en garde malade."

Entre chaque chapitre, un § de la rupture – mais la chose a tourné autrement.


Du désir de train pour être bien contraint

L'automobile triche.

L'avion : négation du voyage.

Aux Antilles. A Ceylan (Sri Lanka, I know). Bouthan, Yunnan. Comme si c'était banlieue.

Ces gens-là ne se rendent même pas compte qu'ils voyagent.

La vraie route c'est à pied.

C'est bien connu, c'est bien connu.

J'ai choisi le train. Comme ils disent. Les pieds gelés, la crasse, l'effort physique – surtout l'effort physique, que je méprise – jamais – le Grand Dépaysement, pareil : "Je ne sais pas, moi !" (votre interlocuteur, votre Messie, ne "sait" jamais) ; "si tu t'exiles, fais les choses en grand ! les Andes, par exemple !" - je ne vois pas comment je pourrais m'exalter, découvrir en moi des horizons, des vertiges inédits et tout ce qui s'en suit, en chiant ma tourista avec 39 de fièvre à 4000m. D'altitude...

Chacun se fabrique sa petite retraite pépère. Celui qui veut se geler trois couilles au Groenland, pas de problème – pour moi ce sera la formule Pas de risque (et je vous emmerde). Plus un rond àl'autre bout de la planète. Risque de se faire sucer par les punaise, dévaliser par des Philippins, sodomiser, égorger par des porcs islamistes. Pas de risque. Celui d'être libre par exemple. Le pire de tous. En train tu n'es pas libre par exemple. Ton hôtel est retenu : pas d'échappatoire. Dans le train tu n'es plus le maître. Plus responsable. Ouf . Toute ta vie tu l'as bâtie là-dessus : "Pas responsable, pas ma faute".

Deuxième vœu : se fondre avec les Gens du Cru. Ceux qui sont nés quelque part. Indécelable. Invisible. Impossible disent les sages – mais les sages pullules et tu les encules. Une fois sur place tu t'installes. Ta petite parcelle. Ton confinement. Ta feuille de chou sur ton siège de car local. Tu as toujours été là. Cent ans que tu lis sur le même siège. Toutes les lundis sans faire attention. Souvenir de ce con sur la Riviera quand on me dit les beaux paysages ! faut pas déconner je bosse, moi, pas que ça à foutre - connard je dis connard La Baie de Nice ça se respecte La Baie des Anges tu ne la mérites pas tu la mérites moins que ma main sur la gueule - être né là. Y avoir toujours vécu.

Ailleurs. Puis crever. Changer de pneus. Cantal, neige au-dessus de 500m. Les vaches, les barbelés, l'antenne-râteau avec Poivre d'Arvor dedans tous les soirs au Vingt Heures – on coupe le téléphone pendant la Messe juste le répondeur - "pas là pour le moment" – je me souviens mal du trajet LIMOGES-BÉNÉDICTINS TERMINUS les toits vert bleu les toits vert-de-gris. Ils ont brûlé, genre château de Hautefort (Dordogne) : des inconscients ont fumé dans le foin, fini le toit ! Seule attraction dans Limoges : le Moi. La valise, verte. Plein de mystérieux compartiments. Tu ne sais jamais ce que tu y as fourré exactement. Tu passes au-dessus des voies, juste à côté des taxis, tu demandes le centre ville un clochard te sourit c'est par là il ne savait pas non plus le premier jour tu descends sans rien lui donner l'escalier sur main gauche valise à la main.

C'est une rue sans caractère sous un mur de soutènement, des boutiques ruinées rechignées, le jeu consiste à se voir en habitant constant, ici depuis l'enfance en bordure d'asphalte qu'est-ce que ce serait si j'y vivais encore. On trouve même des habitants qui pleurent quand on effondre leur immeuble HLM et par un coude à droite tu te retrouves Place Jourdan "Hôtel du Commerce". À droite au fond précisément la gare des Bénédictins que tu viens de quitter, au bout de l'avenue que tu viens de quitter rectiligne trop droite justement, tu voulais l'éviter – un peu d'aventure que diable.

À l'acueil l'hôtesse est revêche, le jeu consiste encore à s'imaginer coucher avec elle car toute femme est digne de coucherie je la transperce du regard j'ai quatre jours devant moi, pas plus. Pas de risque. Changer de vie mais s'apercevoir que c'est déjà fait, de femme même sans s'en apercevoir, ne pas se plaindre ou ronronner aux pieds d'une conne derrière son comptoir (mais oui, moi aussi, mais oui...).

La chambre est neutre et pour cela enthousiasmante avec douche, vingt minutes allongé sans contraintes et puis lire, personne n'attend, le long de ma porte au dehors un corridor en tapis rouge avec au loin la lingère du lieu pas belle et rassurante, changeant du linge dans sa lingerie son sourire au loin 60/65 ans. Je lui réclame un autre oreiller bien épais – les hôtels croient toujours qu'un client dort à plat, comment les guérir ? il faut sous notre tête oreiller mou sur oreiller mou, le traversin plié en deux, dormir plié c'est mauvais pour le cœur on en crevait dans les siècles passés mais je crois savoir ce qu'il en est des femmes, donc je lis.

C'est une sombre histoire d'Afrique (l'aventure !) - à Limoges le Libéria, L'assommoir sombre et vignolant au sein de Lisbonne en 2000 et les faux chants hébreux en plein Cartagène d'Espagne – ici Ahmadou Kourouma "manches courtes ou manches longues" ? ...bras coupés au dessous ou en dessous du coude ? Allah n'est pas obligé d'aimer la maman cul-de-jatte ou les enfants-soldats Kourouma hou akbar est le plus grand. "Votre langue abâtardie" qu'il dit. Nous autres Français, massacreurs du français. Je me couche. Du sommeil à rattraper. Le vrai, le profond, celui qui régénère les cellules.

Je viens pour les rues, les rues en soi-même en elles-mêmes, celles qu'on voit en songe avec des murs sombres, où le vent me rabat vers l'hôtel, du vent froid, sans répit, biscuits-fromages-banane pour tenir chaud : pluie neigeuse, vite la cage d'escalier "du Commerce" son escalier le tapis rouge et sur le couvre-lit mes miettes. Fatigué d'avoir mangé vite et marché. Nous écrivons à la main cul nu sur la chaise de paille la main sous le cul contre la paille, le stop à vingt-deux heures pile avec la fesse gaufrée. Tous les matins quand vient la chambrière j'époussète le couvre-pied puis je sors. Le jeu consiste à trouver le cimetière, à pied : la nécropole, dans une ville, est la première chose, la plus vivante, que je recherche, à Limoges comme ailleurs. Dormir, lire, mourir – avec l'église – de ce qui définit avan tout la ville : Ceux qui m'aiment prendront le train – "le plus grand cimetière d'Europe" : c'est inexact.

En Limousin, les décès (les disparitions) surpassent nettement les naissances. Enfant je me recueillais tous les deux jours de mes vacances sur la tombe de grand-père, ma mère et ma grand-mère arrachaient l'herbe et garde-à-vous devant Gaston sous terre "mort accidentellement le (tant)" pour la revue de casernement du chagrin, de quoi guérir, immuniser à tout jamais contre les tombes mais au contraire. Le caveau des deux autres grands-parents à l'autre bout sous le sapin qui verdissait la dalle, je scrutais les inscriptions, calculais mentalement l'âge des morts, date de naissance date de décès et je soulèverau le monde, frustré parfois par la mention "mort en sa (tantième) année" comme autrefois (hommage parisien à Victor H. "entrant en sa quatre-vingtième année" le 2 – 2 – 81 – ma mère ne manquait jamais d'ajouter que j'entrais dans ma (quinzième) ou (vingtième) année, très tôt peur de vieillir.

Sur une table plage le navrant portrait sépia de Laura Dizzighelli parmi sa famille, jeune,vulgaire et bouclée dans son cadre ovale et souriant de toutes ses dents ; puis les sœurs Tripier qui se tripotaient avant de mourir et la famille Taillefumier – j'aimais déambuler, je déambule encore dans les cimetières - "stage de formation en entreprise" : ça fait rire les enfants, parce qu'ils supposent que je mourrai avant eux. À Limoges le cimetière est loin du centre ville ; à Bordeaux, il s'étale, en pleine agglomération – "C'est par-là ! répond une alerte sexagénaire, mais c'est loin vous savez !" - repoussant de la main sa propre mort en de formidables lointains.

J'ai marché trois quarts d'heure à l'atteindre, en montée, sous le même vent, cherchant à telle minute un abri, un bistrot, pour boire à mi-chemin un chocolat.

Ce que j'appelle ma vie, ce sont mes heures : de pisser, de boire, de lire. Au bar deux trois clients. Le patron me torche une table. Méthode d'hébreu comme prévu, car où que j'aille je pratique assidûment l'apprentissage des langues, aussi peu loin que j'aille, de toutes les langues : "méthodes", "initiation", juste les premiers mots sur le chemin (aujourd'hui) du cimetière. Au-dessus de moi la télévision que suivent les hommes, arrivée de la Huitième à Maisons-Laffitte sur Équidia, "il n'y a pas" se dit en hébreu eïn, personne ne s'en aperçoit mais je ne m'en suis pas dissimulé.

Parfois même je lis Langages de l'humanité : 600 mots de 400 langues. Cent quarante francs. C'est ma façon de voir. Les vedettes voyagent incognito, mais se mettent des lunettes noires. Monsieur Cinéma, mon surnom à 18 ans. Vexant. Profondément mortifiant. Je les ai plusieurs fois, les 18 ans, et je m'y suis maintenu, pas un pouce d'évolution je crois, j'espère ! - sur la montée au cimetière, bien réchauffé, instruit, gravissant la pente sous les murailles : or dans un trou horizontal, profond et cylindrique, j'ai flashé à bout portant une canette de Pepsi (dans la montée de la Merveille j'ai cliqué, de même, sur trois boîtes à conserve à travers une meurtrière).

Et je fis mon entrée au Cimetière de Limoges. Non pas certes "le plus vaste d'Europe" (le Père-Lachaise, gorgé de sépultures jusqu'à l'horizon (la première fois j'ai demandé au pas de course la sortie ! au premier gardien rencontré) – cependant : les étagements de la Nécropole de Limoges rappellent à Lisbonne le Haut de Saint Jean (Cemiterio do Alto de São João), donnant là-bas vers le nord sur d'immenses et pouilleuses boîtes à peuple ou logements sociaux ; juste en face de la Secçãn Militare de la Grande Guerre, de l'autre côté des terrains vagues : la Picheleira, l'Alto di Pina.

À Limoges mêmes terrassements, ou dans les rizières de Sumatra. Dans l'allée supérieure, où fut tournée une séquence avec Trintignant (il tient le rôle de jumeaux antagonistes, rien pigé) tout est bien net sous l'alignement des arbres : sentiers spacieux, gravillonnés de frais, du solennel, du solide, du provincial. Puis j'ai descendu la pente par de larges degrés entaillés de perrons. Je n'ai rien vu de pittoresque, répétant à haute voix (surtout ne pas se faire entendre...) ("l'homme qui parle dans les cimetières" !...) - les noms de famille, de fratries, d'individus, acordant foi aux antiques croyances égyptiennes : toute personne prononçant le nom du défunt le rappelle en surface... Je parle aux morts épiciers, employés, jeunes mères, anciens conscrits, livré en pleine conscience aux rites de déploration.

Mais toujours bien jeter l'œil par-dessus mon épaule, car on sort plus vite d'un cimetière que d'une cellule de dingue. Aussi les morts m'entendent avec reconnaissance; le plus poignant que j'aie vu au Cimetière de Limoges ne fut pas la tombe d'une jeune fille Pourquoi à vingt ans ? lu à Chantonnay sur une plaque blanche mais celle d'un dessinateur au trait, ligne claire, portant cette épitaphe éplorée : À MON MARI – À SON ŒUVRE. Sur la tombe figurait un autoportrait acceptable mention AB [douze sur vingt] – tandis que sur trois ou quatre caveaux voisins se montraient deux ou trois portraits d'amis, du même, rassemblés dans un même funèbre périmètre, n'ayant pu refuser ni de mourir dans l'année – un bon mouvement ! disait la Veuve aux yeux rougis muette sous sa cape – ni de tolérer sur sa dalle et son corps les témoignages désespérés d'une indissoluble camaraderie.

Telle était désormais l'étendue de sa gloire : 20m² autour d'un tombeau. Et c'est cela que j'avais trouvé poignant, qui m'avait point, au vu de ce théâtre anticipé que je jouerais aussi, déplorable mélo, dans le vrai jusqu'aux larmes. Que gravera d'autre ma fille en effet ou ma veuve que ce pathétique HOMME DE LETTRES, objet de mes railleries dans le petite cimetière de Q. (Cantal) ? et dont à présent, plus vieux, plus mort, je ne ricanais plus. Car on ne pourrait même plus montrer un portrait de ma plume, ou deux pages que j'eusse écrites. Et remontant vers l'allée supérieure, épuisé, résolu cette fois à prendre le bus, j'aperçus au sol – juste avant la sortie - coincé entre deux tombes – un rouleau de biscuits fourrés pour enfants, car nous ne nourrissons plus nos morts. En vérité c'étaient les morts eux-mêmes qui me tendaient ce cylindre garni à demi-clos, à peine souillé, que les chiens n'auraient pu compisser sans d'improbables et grotesques contorsions. Je me suis empiffré de ce quatre heures tombé d'un gosse gavé de macchabes. Le bus me ramena du Terminus au Centre-ville, où je remarquai au pied d'un banc de pierre un sac à dos délaissé garni d'un second paquet de biscuits : quelle aventure !

Limoges nourricière.

MA TRONCHE EN BEAUF

Je me suis gratté les couilles mais il n'y avait pas de troisième paquet de biscuits.


X


J'ai donc lu, sur mon lit, jambes ouvertes. Je suis reparti je suis revenu. Ces choses si banales. Si empreintes, dans les moindres secondes de leur déroulement, de cette dimension de liberté que seuls les prisonniers de fraîche date, peut-être, doivent éprouver. Je n'étais plus obligé de rien. Imaginez cela : ne plus jamais devoir prouver à quiconque, père ou mère ou con, que je suis une vedette, que mon génie me place au-dessus de l'humanité, du moins la leur. Je suis ici chez moi, plus que chez moi, plus qu'avec mon épouse – rester au lit, ne plus faire le ménage, bouffer tout nu avec une serviette de toilette sur les genoux pour éviter les miettes aux endroits susdits, m'endormir toujours nu à même la chaise dont le paillage me quadrille les fesses – voilà ce que je fais, moi l'homme libre.

Vous ne pouvez pas comprendre.

Si j'étouffe – chauffage par le sol – je sors par les rues noires soufflant le gel – puis me renferme. Enfin j'obéis aux tythmes corporels. Sans justifier de quoi que ce soit. La vie consiste à lire : Allah n'est pas obligé, amusant au début, grâce au petit-nègre du petit Noir faussement couillon, puis vite angoissant : des guerriers de 12 ans – racketteurs – violeurs ; toutes les factions mercenaires en lutte pour le pognon des mines. Pas le baratin des télés. Une fillette qui se fait respecter en se tripotant la mitraillette et le gnassou-gnassou [sic]. Ça excite. Après 50 ans, moins. On ne se touche pas dans une chambre d'hôtel. Enfin les hommes. Qui sait ce qui se passe.

...C'est déplacé, non ? ...plus obligé de le faire poour se prouver qu'on existe. Déjà la mort des parents ça aide. Peut-être que la mienne soulagera. Peut-être. Je ne compte plus retourner au cimetière : il prendra sa place dans la tête comme les autres. Visite de la cathédrale : âme de toutes les villes ! sur le parvis en 44 la foule s'est entassée après Oradour, malgré la menace des mines. Monseigneur Louis tonne en chaire. Les Malgré-Nous pardon les Boches sont allés trop loin – Bellac, Montmorillon. Sous l'orgue dans la pénombre en bas-reliefs rasants photographie au flash les Douze Travaux d'Hercule - fresque païenne absente du guide fascicule ! (Père Bourghus) – revenu de nuit ; devant St-Étienne-de-Limoges illuminé je frôle une Ivoirienne en confidence à son amie C'est encore lui dit-elle qui m'aura le plus aimée ; et, ajoutait-elle, même pas pour le plaisir la suite se perd dans le froissement des pas sur le gravier - les jeunes hommes ne sont pas des pieux qui bandent. Gustave se vante dans sa Correspondance d'avoir tenu trois années, de 22 à 25 ans, dans la chasteté la plus totale. Par orgueil dit-il. Ma personne, plus modestement – 32 jours. L'année de mes 19ans. Mon premier flirt. Une fille de flic. Juste les seins, les fesses – les baisers dents serrées. Appuyée par sa mère qui voulait grossesse, qui voulait mariage, pour enfin caser sa mocheté : ravagée de varicelle grattée à mort, fixée face à face dans le train trois ans plus tard sans un mot, descendue en sanglots sur le quai – jamais revue – c'est à cela – que vous auriez pensé – à Limoges – le temps d'une balade froide. Les coins de rue peu à peu familiers. Rien de neuf. Peut-être fidèle à la Poste, au supermarché du centre en haut de la place Baugisse, modérément modernisée. Limoges 70 n'est plus là. Ni les pentes, ni l'agressivité bovine – viré d'un orgue sans permis du curé – la tribune barrée : prière de prier Dieu de façon rationnelle.

Trop d'amateurs aux claviers. Trop de pillards de Vierges Noires. Je m'agenouille tout raidi sur un prie-Dieu tandis que dans mon dos surviennent Papa Maman fifille de cinq ans qui gueule. Du temps lointain où j'avais une fille je lui avais appris sans peine à ne pas élever la voix ni courir entre les tombes ou dans l'église. Les intrus s'en vont sans avoir prié. Depuis la poste face à la Mairie j'envoie des chocolats fourrés à Z-U-V (Savoie) pour me réconcilier, me seront retournés (j'ai mis mon vrai nom sur le formulaire) – j'exclus, je suis exclus.

L'Hôtel de Ville, spécifie le v° des cartes postales, "fut construit à l'imitation exacte de celui de Paris". Pathétique. Cependant le carré muet de Limoges sur la carte météo française se voit souvent qualifier, après une imperceptible et mortifiante hésitation, de "Centre-Ouest".

Partout ici je trace, j'entrecroise mes itinéraires de Limougeaud express. À la Grand-Poste enfin je trouve la chaleur. Le public peut écrire tout debout, sur des tablettes ad hoc au long des murs, ni plus ni moins que Victor à Guernesey. Face non pas à l'océan, mais à l'écaillage des parois. L'administration prévoyante attache ses petits stylos à leurs socles de plastique eux-mêrmes inexorablement vissés. Ainsi composons-nous avant de nous rassoir, tout accrampi, sous l'œil éteint de l'employée d'accueil. En bleu dans son cadre en carton. Sortant parfois sur ses aiguilles pour aider les Vieux glissez les pièces dans la fente et vieux de s'esbaudir. Tous ignorent dans ces murs postaux l'œuvre peut-être immense que je compose.

Tout est dans le "peut-être".

Si l'on y pense bien, c'est là qu'est sa grandeur.

Puis je glisse à mon tour Singe Vert, ISSN 64-825, dans les fentes horizontales offertes.

Dans le froid glacial extérieur stationnent trois prostitués de seize ans. Hugo. Je reconnais le blond bouclé à bonnet de laine qui m'a collé au cul près d'un guichet en murmurant on se pète les couilles dehors. J'ai répondu c'est le mot sans plus – si je renonce à la branlette ce n'est pas pour me taper des ados. Je n'ai pas même vu de bordels à Limoges. C'est que j'ai mal cherché. Les visages que je croise disent tous il n'y a rien ici. Quatre jours à tirer. J'entends encore les bouseux propos de la torche-piaule de Laguépie (Aveyron) Ça doit être un malade - il est tout seul – et y a des traces dans le drap" les traces de femmes sont en effet d'une autre sorte bien qu'elles se branlent plutôt trois fois qu'une. À moins qu'il ne s'agisse d'un de ces écoulements indéfinis qui font des femmes, quoi qu'il arrive, de pauvres victimes qui souffrent, et surtout pas une égotiste qui s'astique.


LE MUSÉE DE LA CHAMBRE ÉGYPTIENNE – LES ÉMAUX ET LE JARDIN DE LA PRÉFECTURE – FABLE

Le Musée des Émaux de Limoges se trouve dans un hôtel XVIIIe, du temps où les nobles avaient du goût sur le dos du peuple. Autres bureaux d'accueil, une fille en bleu et des catalogues noir et blanc, les "en couleurs" sont hors de prix. Dans un boyau TROIS Suzanne Valadon, voluptueusement éclairés dans la pénombre. J'en flashe deux en douce. Il existe paraît-il des appareils muets, quoiqu'un technicien – mais voyons ! c'est évident ! - m'ait démontré l'impossibilité absolue d'en fabriquer. Le secret reste bien gardé.

Les plats, pyxides, aiguières, se succèdent innombrablement, je me contente d'un exemplaire par subdivision de salle ou recoin, que j'observe trente secondes, en comptant. Partout les mêmes noms, les mêmes dynasties. Cloisonnements, marqueteries, niellages : les notices enchantent les spécialistes. La salle réservée aux modernes me confirme dans la conviction qu'il n'est pas un art, peinture, sculpture, ou quel que soit le nom qu'il usurpe, qui dès l'entrée de l'époque moderne ne s'effondre irréparablement dans l'indigence. Il ne reste donc plus à admirer, en émaillerie comme ailleurs, que de grands méplats froids, nus, la matière en soi.

Le pire est que cela repose. Peut-être ne sommes-nous plus, nous autres modernes, capables d'admirer que cela : le nu, le vide. Revenus de tout, vraiment ? Comme je pénètre en contrebas dans un fac simile de tombeau égyptien, je suis frappé par un extrême fouillis, tel que l'exhibent justement les émaux dits anciens, mais aussi de fraîcheur : de véritables hiéroglyphes à l'instant de la mise au jour ; jetant par la suite et remonté moi-même du tombeau les yeux par une baie vitrée donnant sur un jardin glacial, j'aperçois six ouvriers tentant de déployer contre le vent une énorme bâche verte au-dessus d'un massif ; la photo sera floue, ne rendant que très imparfaitement l'étrange vision d'une manœuvre de carguage de voile par gros temps, et en pleine terre.

Visite. Rafales de pédagogie. Touristes, connaisseurs, "amoureux austères", nul ne doit ni ne peut ignorer quelque étape de fouilles, d'expansion d'agglomération, quelque croquis, notices, maquettes sous cercueils vitrés portant indications exhaustives des financements – Conseil Régional, Conseil Général – que ce soit. Jusqu'aux sous-sols, soubassements, chapiteaux, sarcophages en contre-plongée lumière rasante, bas-reliefs de plus en plus réalistes au cours des siècles, se ponctuent de plans, médiévaux, antiques ("le croisement central correspond à celui des allées du premier camp romain : le cardo") et de placards imprimés.

Le silence est parfois troublé par les éclats des familles de gardes, sans gêne, entre soi, tels ces infects bedauds des deux sexes en plein transept à grand fracas de seaux métalliques : dans un renfoncement de cage d'escaliers, une quinquagénaire couënneuse et deux branleuses assises de treize ans ricanent de voir surgir des rampes inférieures ma tête de Professeur Nimbus qui tord le cou pour contempler au mur les toiles que leurs corps me cachent – allons ! je suis bien encore chez les humains, où l'on se fout ouvertement des vieux visiteurs de musées, avec leurs écarquillements hagards, "pas comme tout le monde". Ce sont tous ces yeux, tous ces contacts ignobles que je suis précisément venu fuir ici, à Limoges, pays des morts et des musées. Quand je reviens, les trois salopes ont disparu. Je regarde bien tout, avidement, de sang-froid. Limoges – comme – la- mort.

Ils en font tout un plat. Tout un cirque. De la mort je veux dire. Quoi de moins spectaculaire que la mort. Vue de l’intérieur – j’y reviendrai. Un couple rencontré à une table d’hôtes. Homme quelconque – un homme, quoi. Femme brune, autoritaire, prof d’arts plastiques, autant dire de rien. Comme je demande leur ville d’origine, elle balaye la table de la main : “Limoges...” - pourquoi tant de haine ? Quel précieux, quel inestimable dépôt les Limougeaux ne possèdent-ils pas : celui d’une certaine image de lamort… ce couple a deux enfants. Ils occupent la chambre voisine.

Poussé par la nuit, j’avais poussé sur le palier la porte de ce qui me semblait une pièce inoccupée. Là, juste dans l’embrasure, m’apparaît un petit garçon d’environ quatre ans, dormant ainsi exposé, angélique – sur lequel je me suis incliné, retenant mon souffle – la fillette au petit matin ne fut qu’ordinaire – de proches parents sans doute reçus à l’étage avec les clients ? au moindre geste une main de fer m’aurait empoigné, qui m’aurait cru ? Devant le café le père me confirma qu’il tenait l’œil sur moi, prêt à bondir au moindre mouvement douteux. Il souriait, j’avais l’air criminel devant mon bol de crème. Je lui ai dit de faire attention, que pour une porte entrouverte ou trois secondes d’inattention l’atrocité vous broie d’un seul coup, il m’a remercié sans cesser de sourire.

Lorsque j’ai revu la famille à la sortie du Grand Aquarium je l’ai dépassilée d’un pas pressé car les adieux ne doivent pas se reprendre. Et je me suis rendu, près de l’Hôtel de Ville, un cybercafé vous entrez disquette en main, ils vous ouvrent le post multimédias, vous remplissez un questionnaire et vous repartez gratis : « Vous êtes le premier client ne payez rien ». Tout a changé à Limoges – cybercafé, bon accueil, même une foire dont j’ai consciencieusement écumé les allées sans regarder les filles car mon âge est sur ma peau – une foire aux plaisirs vous voyez ? minuscule et plantée là pour l’hiver. Du bruit des pistons de chenilles, vapeur et frites, les blousons s’emmerdent entre auto-tamps et tagada. Je me démolis le foie d’un coup de Coca. Moi : « J’ai trouvé ça bon et j’en reprends ». Elle m’approuve en faisant son métier. Me méfier de mes propres mimiques, celles de ma mère muée en guenon grimaçante pour amadouer un cogne.

Retenez ceci vous qui me lisez : en public tenez-vous droit sans vous voûter ni rouler des yeux ni baisser les coins de votre bouche car les humains les gens comme ils s’appellent se conduisent très exactement comme les volailles : si peu différente ou faible que paraisse une autre poule, c’est à qui se précipitera sur elle à coups de bec jusqu’à la mort. Je le sais, je l’ai vu. Je l’ai expérimenté, à la ferme et sur moi. Ne croyez pas ceux qui nient, qui savent mieux que vous ce qui s’est passé et pourquoi comment. Mëme de nuit, j’ai appris à me comporter. Même en pleine foire. Voici une énorme sphèreque retiennent deux gigantesques élastiques. Tu te fait projeter à trente mètres de haut entre deux montants gigantesques, et là-dedans, des hommes tournent et rebondissent sans fin : « Le saut à l’élastique en toute sécurité ! » La musique étouffe les cris, comme près des arracheurs de dents.

Nous rentrons tôt. L’hôtel en bordure du champ de foire. Tarifs minuscules. Le charivari, les carabines, les sirènes des chenilles – n’ont plus le moindre charme. Ne compte plus que la télé du bord et les biscuits qui craquent. De retour chez soi. Les présentateurs s’adressent au fauteuil dans sa langue, même ici, à Limoges, je suis le plus important téléspectateur de France et du Limousin.

Télévision

La littérature est-elle à ce point devenue commentaire de la télévision ?

Mais ce que j’écris n’a rien à voir avec la littérature.

Propositions pornographiques

Ce mauvais film qui bouleverse. Nathalie s’y prostitue. La seule illustration de chasteté, lumineuse, sensuelle, règne sur Martin Guerre, afin de sentir glisser sur chaque point de son palais de louve la souple cambrure d’un autre zob. L’actrice prend dans cette scène une lumière de jouissance capturée par l’objectif au-dessus de l’épaule de l’homme, gratitude anxieuse ou feinte si exceptionnelle chez ces innombrables victimes qui tiennent à répandre à tout vent leurs tronches écœurées. C’est pourquoi j’aime Nathalie B. pour sa pureté, dans Martin Guerre.

La première prostitution fut d’épouser J., ce que j’appris tardivement, après tout le monde, comme un mari cocu. Dans l’incrédulité, dans la consternation. Comment une femme aussi raffinée, aussi franche, aurait-elle pu se soumettre à ce monument de néant, et de vulgarité. De quelconcité. Qu’elle ait même pu procréer avec ce gode creux, me l‘a définitivement dépiédestalisée. Une liaison pornographique, où elle, quoi… copule ? s’astique ? ¿ come la mierda ? - Dieu sait, affublée d’un Espagnol qu’afflige un accent ibériques des plus grotesques – le rôle étant assumé avec la délicatesse, la pudeur et la retennue la plus exceptionnelle, m’a imbibé du bulbe aux talons de la plus profonde répugnance.

D’abord, une femme désirante, et qui baise : fol espoir de ce qui ne se peut pas. Puis ces allusions à des bassesses génitales supposées, ) des ignomonies qui ne sont que les projections de chacune des nôtres, d’accord. Il ne s’agit plus de l’amour qu’on fait, puisqu’ils finissent par le faire, à leur grande déception. À notre grande exaspération tout au long du film (ici, rires méprisants des libertaires décomplexés).

X

Nous venons à Limoges – jusqu’à Limoges ! - pour parler de télévision… que nous dirions-nous, s’il n’y avait plus de télévision… n’est-ce pas… - eh bien ! je me suis pleuré de rire en écoutant jusqu’aux heures les plus indues les séquences comiques les plus imbéciles, interdites chez moi pour vulgarité – à chacun la sienne… Je hurlais dans ma piaule capitonnée devant les plus plats et piètres imitateurs de présidents, vedettes has been et never been. L’apothéose évoquait Pierre Belle, exhibant sous cloche Gaspard, Melchior et Balthazar en figurines de plastique, le tout présenté comme un Plateau de Trois Mages, calembour de CE² qui me déclencha une inextinguible crise de râles et de sanglots...

Ainsi quatre soirs de suite pour la plus grande dilatation de rate des noctambules de corridors d’hôtel, perdus à 227km de chez eux… Car la télévision, l’écran, est la vraie vie. La virtuelle, celle dont on parle. Confisquée dans la vraie boîte où passent les vrais gens, ceux qui vivent vraiment quelque chose. Pour nous autres l’équivalent du Ciel Antique, où les dieux s’agitaient et trônaient sur leur plafond de verre, témoins garants et amplificateurs de leurs moindres gestes du ventre au tombeau, et que les plus favorisés de nous rejoignaient dans l’immortalité.

Ainsi la plèbe croyante s’inscrivaient-ils dans l’univers ; ainsi nos contemporains parcourent-ils toute leur vie en équilibre instable sur une diagonale de 60 à 120cm).


LE LONG PIÉTINEMENT DE LA TERRE


Avant de quitter Limoges, seconde après Clermont dans les Villes des morts, ayant gravi la Côte de Louyat – les Limougeauds ne reconnaitront rien – mes écrits ne leur sont pas destinés (pour moi dans cent ans) jeprends une longue avenue. Il faut longtemps marcher pour sortir des grandes villes. Traversée en montant du quartier Babylone, photographie du Rouleau Compresseur de Noël enguirlandé de haut en bas de lumignons multicolores cessant de clignoter précisément à la seconde.

Bénigne bombance de quelque despote débonnaire arrêté là sur son char mastoc : « Hôtel Babylone » et ce rouleau tout enharnaché… Puis des façades alignées comme des ouvrières. Parvenu au plateau, me réfugie, de froid, dans un bistrot de quartier, moderne dans les roulements de camions, centre de vie pour une population indécise (télé, maigres amours et bas salaires). Juste en face de la boulangerie Banayache, « Au Fournil Judaïque ». Lecture du journal local avalant doucement deux grands chocolats.

Quand je me suis relevé, enfin l’herbe et la campagne à deux cents mètres, pour ne pas tricher, droit devant. J’ai cheminé six heures de rang sans la moindre halte, sauf à m’accoter une fois contre un poteau. Très loi. L’agglomération disparue dans mon dos. Pas rapide et régulier. Je ne me serais jamais attendu à pareille marche à plus de 55 ans. En vérité rien n’agace autant que ces sourires où l’on essaie de faire accroire au papounet qu’il n’est pas si vieux que ça et que c’est la jeunesse du cœur qui compte – je t’en montrerais moi des octogénaires qui s’accrochent àla vie évidemment connasse s’ils ont aimé la vie à 42 ans puis à 62 ils l’aimeront aussi à 80, mais un pauvre miteux qui n’a jamais rien trouvé à l’existence de bien extraordinaire… inépuisable réserve de cafard…

Paysages limousins verdoyants avec de l’eau à ras de fossés, des vaches et des barbelés sous un temps clair et aquatique. Ça ne grouille pas de touristes à trois heures d’autoroute ha ha tu rigoles tu parles d’un isolement choisis-toi quelque chose de lointain à ta mesure je ne sais pas les Andes par exemple quelle est donc ma mesure, qu’est-ce que ça apporterait à l’humanité que je chiasse ma tourista par tous les orifices à 4300 mètres d’altitude pour m’être évadé plus haut que mon cul ? c’est moi qui fixe mes limites ; Limousin, Auvergne, je peux.

Le Pérou, leNépal, non. Trop de tracas. Trop de bordel. Trop de vie. Le petit bour d’Eyjeaux, pour l’instant, avant de regagner mon petit hôtel du soir. Vous qui voulez me remodeler mes pantoufles. « Un jour, un jour je partirai » - mais oui, mais oui. Seulement, je me sis laissé devenir mi-vieux, mi-pauvre, alors ce sera Limoges. L’épopée, pépé, une autre fois, estime-toi heureux d’avoir capté le scintillement d’un torrent, le reflet du ciel sur la flaque dans ton appareil photo bon marché, l’expression humaine d’une vache. Et au bout de six heures, bel et bien perdu. Alors les Andes… Réduit à demander son chemin à de vraies gens - « douze bons kilomètres mon pauve monsieur, il y a un bus sur la nationale ». En fin de compte je me suis rabattu sur un ado de ferme qui se paluchait devant un porno – par là Limoges, par là ! - en plein rebraguettage, sans se douter que je voyais distinctement par un reflet de vitre un superbe gougnottage sur fond de cocotiers.

Une camionnette en tôme ondulée qui s’arrête en plein virage - un quart de fesse sur une caisse à outils – deux autres chocolats chauds dans une cafeteria – deux pâtisseries bâfrées en lisant Le dernier des justes quarante-cinq minutes - à moi, à vous, c’est arrivé, transmettre des sensations ? elles s’estompent ! Je suis redescendu à pied jusqu’à l’hôtel. Et le soir même, même pas mort, un spectacle.

Limoges 2000

C’est une revue sur Paris Années Vingt. La queue, les tickets. Salle comble, fauteuils relevés portant comme un banc d’œuvre un nom tracé en gros sur papier d’écolier Mettez-vous chez Michelon, il ne viendra pas ce soir. Salle rouge, oblongue – adjectif découvert chez Jules Verne à propos d’un cercueil de sous-marinier. Cent cinquante places autour d’une piste en ellipse. Un décor incertain censé figurer un troquet montmartrois – Hommage à Dieu sait quel parolier du pays monté à Paris. Il y sera chanté, rengainé, goualanté en tenue d’époque, délices du double décalage, nostalgie en tiroirs d’un Paris frelaté, surfait, dont le souvenir en 70 déjà portait à sourire.

Nostalgie en abyme du temps et de l’espace – comme si Limoges en vérité, symbole autocomplaisant de la province indécrottable, n’avait jamais pu se consoler de venir après Paname. Parmi les Limougeauds de pure souche, tous adeptes et complices de la même fréquentation assidue, à touche-touche avec les pucelles du cru, vingt-trois ans, toutes suintantes, que l’étroitesse des sièges en rabattants permet de frôler, de toucher de toute la longueur des cuisses sans qu’elles s’en offusquent. Le spectacle se déroule en pleine poussière, pesant, pathétique.

Limougeauds d’applaudir. Je m’esclaffe aux bons endroits. Je sens palpiter, des spectateurs aux comédiens qui s’escriment sur la piste, la connivence de ces compagnons de misère, des prisonniers de camps, des pensionnaires privés de sortie. Tous endossent le rôle, quel que soit leur âge, miment la désuétude, sans un instant soupçonner que c’est leur façon même de jouer qui dégouline justement d’obsolescence. Le type même de comique se croyant spirituel et sombrant dans le ridicule.

Les Feux de la rampe.

Nous avions eu tant de peine à le retenir en coulisse tu n’entends pas le triomphe qu’ils me font ? pour à tout prix l’empêcher de revenir saluer « sous les raves et les navets ».

Ici tout Limoges au contraire pleurait d’attendrissement sur des nostalgies en abyme et désespérément révolues. Nous reverrons toujours ce comédien maquereau Belle Époque affalé sur un banc 28 ans marinière faux ingénu six meurtres au tableau et pourtant beuglait la goualante il est pas si méchant – ici le coup de glotte – l’Paulôôô…

Cabaret 1955

Cette quinquagénaire encore, délabrée, ravagée genre soixantaine au diable la galanterie style j’essuie les verges au fond du café braillant à la Parigote Quarante ans ! v’là-t-y pas qu’j’ai quarante ans – lèvres surfardées façon celles du bas, cuisses à poil jusqu’à l’aine et pas nette des aisselles quarante ans ! quand tous ses traits affichaient quinze de rab Tu crois que j’peux encore tenir le rôle ? - Bien sûr ! Mais comment donc !

Elle croyait jouer


S’imaginant aussi de son côté figurer un vieux roquentin sans soupçonner un seul instant

qu’il en représentait le spécimen le plus poignant, sapé vieille France en dragueur désabusé réduit aux succès d’estime avec le dosage exact d’autodérision pitoyable mais laissant voir sous le fard et le verni de sa composition la véritable détresse de l’homme. Soudain malgré moi nos regards se sont croisés non pas de comédien à spectateur mais de lui, le sachant, à moi, qui savais.

Dans un atroce éclair d’identification j’avais fixé sur papier ciré ce rongeant désespoir des cabots en fin de vie rivés à leurs dernières planches et pour toujours au sommet de l’affiche. L’homme eut un spasme de panique et se tourna vivement, quêtant sur d’autres faces un impossible démenti, et je me gardai bien de recroiser l’éclat de cette étreinte. Eût-il d’ailleurs happé cette boulette charitable au coin d’un larmier complice qu’il ne s’en fût pas moins, en coulisse ou chez lui, effondré dans la plus morne flaque de désespérance.

En vérité je nous avais tous deux transpercés jusqu’au foie.

Les lumières rallumées, je voulus franchir d’une enjambée les deux rangs de fauteuils me séparant de la piste acajou. Je demeurai ainsi écartelé, prenant ma part de ridicule, assuré qu’en ces lieux, pourvu que je me conduisisse avec une totale absence de manières, chacun se montrerait tout indulgent, tout disposé à m’adopter, voire à subodorer en moi quelque parti sortable pour l’une de ces pucelles plus que mûres.Aussi déclarai-je à la cantonade que « je n’avais plus quinze ans » - mettons vingt-cinq ! Repartit un petit homme de mon âge.

Ces natifs ainsi m’eussent très vite admis, me figurais-je. Et tandis que longeant le champ de foire je regagnais mon hôtel (bouffées de vapeur, chenilles, bateau de pirates) j’entendis dans mon dos les congratulations que s’échangeaient un groupe de spectateurs, ressassant leurs satisfactions, au premier rang desquelles figurait de façon répétitive le fait que le metteur en scène, dont on prononçait le nom avec attendrissement, était parvenu (et c’était bien le moins, à mon avis) à lier les «éléments de sa revue » de façon qu’il n’y eût « pas un seul point mort », « avec le plus parfait naturel ». On jouissait donc à Limoges d’excellents spectacles. Bienheureux en vérité celui qui rêve de Limoges. Sans doute j’aurais profité là de cette considération que l’on acquiert à peu de frais à dîner avec ses valets (il n’est pas fier). Et quand les spectateurs m’ont dépassé, j’ai médité tout à loisir sur la relativité de la gloire, sur le plan-plan de Jean Vilar lui-même dans L’Avare tel que nul patronage de Dordogne n’eût osé le représenter.

De là je suis passé aux premières de Vaux ou de St-Germain du nommé Poquelin, gageant que les scandales d’Hernani ou du Sacre nous sembleraient de nos jours bien plats.

Nous sommes des géants sur des épaules de nains.

Tant de hautes époques d’humanité naïve sombrant dans le ringard.

Moi-même attablé au buffet de la gare, où Limoges vécut ses derniers instants.

Dans cette ville plus que dans dix autres j’ai le plus senti le bien-être de la mort, volupté si longtemps différée, dans ce coma libre qui de si loin précède, accompagne et constitue la mort.

Enfin n’avoir plus rien à faire.

Absolue familiarité des phases successives de la disparition, de son rituel, de sa liturgie, de son personnel et des registres que l’on signe – mise en bière et tours de vis de la profession des morts.

À présent je sais comment je finirai. Dans quelle dignité. Dans quelle immersion de définitive non existence. Je n’ai plus peur. De m’effacer – dans la mesure où c’est moi seul qui tiendrai la gomme...

 

 

 

C L E R M O N T

...Clermont, c’est autre chose. Plus haut, plus froid. Double couche, double charge. Correspondance à St-Germain-des-Fossés. Navette bleue, deux michelines tête à queue, en accouplement de ces hémiptères appelés “soldats” noir et rouge dont les élytres dessinent un visage de horse-guard. Garnies de Clermontoises et de Clermontois. Des vrais. Des authentiques. Pour être là il faut être clermontois. Ne voir et n’être vu de personne.

Nous nous sommes tant de fois vus et côtoyés.

L’âge à présent me permet de m’assoir jusque devant des femmes. De Clermont comme chacun ici. Même le bébé gueule en auvergnat. Englouti dans la vie comme moi. Dans la matrice double grondant sur l’aiguillage les rails nous mènent à Clermont-la-Séculaire.

 

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