R. 1
Ressusciter tous ceux qui tendent à l’Art sans être reconnus
LE PUCEAU SOUTERRAIN DE LIMOGES
Éplucher tous les textes de blog, en quête de fragments.
...Transpositions ? inutiles ; ce livre ne sera ni édité ni lu. Je le dédie au petit gouffre.
COMPOSITION en taches d’huile.
Voir la dernière ligne.
ATTENTION CELA DEVIENT ABSTRUS À FORCE DE RETOUCHES
Nous sommes tous des pathétiques réciproques, sur les sentiers des Landes en fin d’après-midi ou du petit matin. Nous parlons seul ou nous taisons, alertes à 50 ans, à présent si poussifs.
quinze ans trop tard. Nous en vivrons bien trois de plus. La vie s’étire en très gros plans de scénarios mal ficelés.
Je n’ai jamais compris les deux montres qui tintent à la fin d’Une fois dans l’Ouest.
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Impasse Marguerite-Marie, Alacoque, vénératrice du Sacré-Cœur. Succession contiguë d’étroits pignons fendus par la longueur, logement de ci, logement de là. Ébauche de cité plus ou moins phalanstérienne comme il s’en trouvait en fin de siècle. Les logis inversés, un par versant de toit, se présente à l’entrée comme un long corridor élargi du fond par la chambre et la salle d’eau. Le tout s’ouvre sur un petit carré buissonneux sous tonnelle appelé « jardin », coincé contre le mur d’enceinte général.
Nous y tenions six à table. D’un jardin l’autre tout s’entend au mot près. Revenons au seuil de l’impasse. Pour accéder aux logis serrés sur main droite, la terre et les débris vous râpent les semelles. Des chats s’arrêtent net et vous fixent, avant de détaler sous les treillages. Ces rangs dévots de salades et de haricots bien tenus désignent des vies besogneuses et délatrices. À d’autres les fables du bon peuple. Nous n’avons trouvé là nulle trace d’âme.
Les habitants se dissimulent ou se plaignent par lettre des nuisances nocturnes de mon pianiste : Benoît, que je visite à longs intervalles. Ils n’aiment ni son tour de taille ni ses oscillations ursines. Ma démarche incertaine elle-même alimente leurs phantasmes inquisiteurs. Je les soupçonne de soupçonner d’insanes scènes homosexuelles.
Le fond d’impasse, épais, herbu, s’il faut absolument une transition, permet juste le demi-tour d’un véhicule : vestige d’un terrain sur lequel tremble encore un préau de planches, où je descends pisser devant une antique calandre mal abritée rongée de rouille. J’essuie mes doigts sur le tissu de cuisse, traverse le sentier, presse le bouton blanc : carillon deux tons, American fifties, main molle de l’artiste. Il a le souffle court et les intonations nasales d’un consommateur de psychotropes. Il vit ainsi sous son demi-pignon, un piano droit en enfilade au long du mur, et l’épinette juste en face à droite.
Un orgue d’intérieur trône au fond dans la pénombre.
Deux chaises, une table ronde en pagaïe – partitions, fascicules paroissiaux - et quelques étagères. Soucoupe en équilibre, à ras bord de cajou, de pécan. Du vieil encens stagne dans les rideaux crème. L’unique visite d’Arielle (tu parles si souvent de lui ! ) a provoqué chez elle d’incessants battements de fenêtre (j’étouffe) par où Jean-Benoît feignait de craindre l’intrusion du petit chat bien nourri. Insensible aux arpèges, gammes et renversements, Arielle s’enfuit et m’entraîne avant de périr d’asphyxie.
Je ne suis plus retourné chez Benoît que seul, en mission d’amitié. Marie-Pascale en effet, humaniste huguenote, m’a soutiré le serment de le tirer de dépression ou pire. Que ne soutire-t-on pas de moi. « Ne feins pas l’amitié », certes, mais que fallait-il faire ? j’étais promu visiteur sur parole de ce boyau hanté, curieux malgré tout d’exploiter l’occasion : l’autre est un solitaire dit-on, aussi jaloux que Dieu. Depuis ma droiteet jusqu’au fond , l’air entretenait de féroces relents d’encaustique et de crasse équitablement répartis sous des bataillons de bibelots.
À l’exception des instruments très bien entretenus, c’est une suffocation de madones crasseuses et de crucifix de tout poil juchées sur leurs consoles, Marie sur offset punaisée au mur comme chez moi et que je prie, parfois. L’Église en effet nous abreuve de souscriptions postales – mais le coût des relances absorbe in fine le montant des offrandes. Le jour où j’ai reçu 25 autocollants contre l’avortement, je les ai renvoyés assortis d’un courrier plus qu’acerbe.
...J’ai juste conservé comme lui cette Maria de Fatima, aux larmes de cire sur ses joues imputrescibles. Je la prie aussi bien en latin qu’en grec, sans plus y croire qu’un histrion. Dans son exil intérieur, Jean-Benoît prie pour lui et moi. Certains parlent d’autosuggestion. Je préfère croire. D’autres avant lui ont cru en ce Dieu, chose qui arrive à des gens très bien ; en cet instant même d’autres prient pour nous. Nous retrouvons chez Benoît, impasse Alacoque, une de ces loges de prêtres ou d’oblats esquissés par Huysmans juste au-dessus des cloches de Saint-Sulpice.
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Après de longs silences, Jean-Benoît me relance au téléphone : il jouait de l’orgue hier soir. Il a cru que je répondrais. Le rappelant au matin, j’ai reconnu sa voix lente. Il me proposait de l’entendre ce dernier dimanche. Il me redemande son lecteur magnétique sans stéréo, en piteux état, qui pourrait dit-il enregistrer ses œuvres « à travers l’air, à l’ancienne ». Il a parlé de moi à ses prêtres, en m’attribuant une grande culture et de l’originalité (aurai-je assez entendu ces inepties). Les constantes de ma conduite permettent de penser que loin de détester les hommes, je les dénigre par commodité.
Je couve Jean-Benoît parce que je n’ai jamais abandonné personne. Les gens de haut rang spirituel et autres grands esprits déplaisent à ma paresse ; ne sont-ils pas autosuffisants ? J’ai aussi repoussé les femmes : méfiance et hostilité. En revanche, une excessive douceur préside à mes rapports avec les chiants, car ils ont peut-être raison. Les transformer en créatures appréciables nécessite une tolérance inépuisable, ainsi que le renoncement, dès qu’on les visite, à toute aspiration personnelle.
Cette vaillance qu’on aurait mieux exercée à connaître ses vrais amis s’est diluée, dans l’apprivoisement des faibles, en justifiant ses propres générosités au nom d’une feinte charité ; ceux qui me blâment ignorent la force qu’il y aura fallu. Laisser-aller ne suffit pas : couler à fond nécessite autant d’efforts et de souffrances que la nage. Cela suppose un concentré de persévérance aussi contraignant que d’escalader sa propre statue. Dans les deux cas, l’ego barbote et disparaît : aspiré d’en haut, par la raréfaction de l’oxygène – ou d’en bas par l’abîme.
La seule fausse note est que le descendant garde le regret de n’être pas monté ; tandis que grimpeur jamais plus n’aspire à descendre. Dans cette même optique, transformant ses incapacités en systèmes, nous avons adopté la méthode «en tache d’huile », sans chronologie ni liens 1ogiques. Non plus des systèmes en définitive, mais des prothèses.
(In domo Patris) mansiones multae sunt - nombreuses sont les chambres dans la maison de mon père.
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Je propose à Benoît l’examen d’une Blockflöte (« dextérité manuelle ») en buis ou poirier. Il pourrait en vérifier l’efficacité, dans l’enrichissement du ton ; de notre côté le rapatriement à Dieu n’est pas impensable. Le Roi serait Louis XX de Bourbon, duc d’Anjou. Mais ce sont là débats stériles de croyants. Pour Jean-Benoît l’entretien d’âme et de corps est dévolue à la personne de sa mère, des emplettes au carrelage. La mort survenue du frère aîné avait livré la mère survivante, Odile, à la merci du second fils ; la mort à son tour, quinze années plus tard, de l’octogénaire génitrice avait réduit Benoît aux négligences ménagères, vestimentaires et sanitaires : « Je suis » disait-il « devenu terne, sale et secourable ».
Des glacis publicitaires avaient jonché le sol en attente d’une improbable classification. Dans l’intervalle il y glissait. Chez certains cas sociaux (cassoss) nous avions connu des chiens compissant les journaux déployés sur le carrelage : ainsi des Polonceau de Marchais, ou de tante Aline.
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Plus tard Jean-Benoît descend en ville, au bas de la rue de Psak. Son père, nouveau veuf, n’ayant plus grand temps à vivre, est placé « en établissement » près de l’ancienne manufacture de tabac : l’appartement du père s’étant donc libéré, Benoît s’est donc laissé glisser en bas de côte. Une époque est passée. Le vrai Benoît sera toujours en Haut-de-Ville. Toujours il hantera le boyau Alacoque, avant-dernière porte ; malgré la résonance infecte et plate de son long cachot.
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Il jouait de nuit en sourdine, mais les ondes basses infiltraient encore le sommeil des nuls. Son pas rampant et chaloupé, sa silhouette imprécise, indisposaient ces gens de peu ; c’était un anormal, un dépressif, un fou. On le voit au clavier, quand la musique déteint sur son profil, et finit par s’y imprimer.
L’orgue interne (une rareté) demeurait muet en fond de pièce ; il n’en jouait qu’en retour d’oreillette, jouissance interne de yogi ou de prostatique. Pour l’écouter en toute plénitude, il faut gagner les moines blancs des Prémontrés de St-Norbert. J’assiste aux messes en récitant tous les répons. Mécréant mais serein. Il existait dans le Béarn une petite laide et boulotte jouissant au milieu de la foule à l’insu de tous : sous la coupole du kiosque s’asphyxiaient les tutti du chœur : rou-bou-droun-boudroun ta brahiola tis vroundoun – le son gonflait comme un fruit sourd tandis que Boulette Rouge dardait à la ronde, d’un air entendu, les étincelles d’une extase ignorée où tous étaient conviés, en vain. J’observais aux Prémontrés de St-N. la ferveur des convives autour de l’eucharistie. Tous en état de grâce ? je ne suis pas digne (« dis un seul mot et je serai guéri » ). À supposer que l’admission au sacrement soit devenue moins stricte, je le repousse sans cesse, à mon agonie, si j’en ai une. Parfois je sens une bouffée de joie, sous mon kiosque. Mais je mourrai. X Le plus souvent j’écoute son piano droit, propagé durement depuis la cloison gauche impasse Alacoque. L’épinette privée de Benoît, plus volontiers jouée sous mes yeux, se fait moins rare. Le peu que j’aie touché de l’épinette plaît à Jean-Benoît, malgré le trouble que jette sur mes mains ses yeux voraces : les musiciens sont aguerris aux œillades des jury (souvent la télévision zoome sur ces étranges pattes) – je me la joue « Espagne exotique », Padre Soler. 7 Monté le voir un jour à la tribune en retrait, pour l’impro du Missa est, je me vois d’un signe dûment renvoyé au parterre. Redescendu prêter l’oreille aux vibrations et réverbérations de la nef, je chemine de dos vers le transept. Parfois sans être monté je salue Benoît de la main droite qui de dos me répond de son rétromiroir. Me revient à ce propos Anne-Marie de Nancy à son alto de Mirecourt an centre d’un amphi d’auditorium. Elle me certifie qu’au grand jamais les huissiers physionomistes n’introduiraient quelque auditeur que ce fût aux attitudes tant soit peu suspectes : « Ils te repéreraient sans hésiter ». « Tout de même, insistais-je, à supposer… - ...il n’y a rien à supposer… - ...qu’un fou sur les gradins te vocifère le dièze, merde ! - ...je lui tendrais l’alto à bout de bras en lui gueulant TU VEUX LE FAIRE ? - sans ajouter le connard de rigueur. X Je disais à Benoît qu’il suffisait d’abandonner ses doigts sur le clavier de l’épinette ses phalanges pour y trouver la grâce. Benoît s’assombrit : « ...ralentis les dessus » - rien de plus facile que de jouer médiocrement de l’épinette, et je me replie en bon ordre. Benoît compositeur semble plus susceptible d’émouvoir à cordes pincées que frappée. Tandis qu’il pense le contraire ; les plus grands se fourvoient sur eux-mêmes - Voltaire privilégiait ses propres tragédies. Dzeu l’Ermite, perché dans son petit sixième, n’apprécie pas plus de Benoît l’épinette que le piano, lorsqu’il les capte sur les ondes : ni le son ni l’inspiration. Au fond du logis de l’impasse Alacoque s’ouvre un jardin carré grand comme 8 une table où nous avons mangé serrés un jour d’été, en compagnie de Marie-Pascale et des parents du musicien (courage, petit poète égyptien de la onzième Dynastie) - sa mère Cécile avait disposé les convives à l’abri du soleil, sous la tonnelle entre les haies de vigne vierge. PHYSIQUE ET VÊTEMENTS de Jean-Benoît Son abdomen, l’été, retombe sur sa ceinture. Benoît grignote ses noix de pécan, mouchetant sa barbe à la Debussy de miettes avec moustache et parfois sans. Il me tolère de pleines paumes d’anacardias, et puise en d’autres écuelles semblablement garnies, malgré son budget restreint. Il m’offre aussi ses nectars en boîtes à base de menthe ou de grenadine. Il porte en toute saison d’épaisses chemises gentleman farmer à gros carreaux mauves, sans jamais transpirer. Il suce ou chique des mégots goudronneux, puis des Vichy pour son haleine. Il m’en offre aussi, que je décline. J’ignore à quelle occasion Jean-Benoît s’est lié avec Marie-Pascale, venue s’installer rue Filiale au 26 en face, autre lotissement maçonnique. Sans doute s’est-elle présentée en visite de voisinage : les trois Mansaut, père, mère et fils, l’accueillirent avec bienveillance. Marie-Pascale Nous l’appelons Sœur Marie-Pascale par manière de plaisanterie. Son anorexie se compense vaillamment par des accès de boulimie, de jeûnes repentants et de joyeux régimes. Déiste éclectique, elle prie l’Univers d’écarter des rochers la montgolfière où 9 elle a pris place, et s’exprime ici-bas en submergeant l’auditeur d’une intarissable volubilité syllabique. Reçoit chez elles des femmes et se ferait hacher menu plutôt que d’admettre ses fringales de moules - quel mâle salvateur voudrait de ce faciès rouge brique de former British colonel ? parfois je l’emmène au Bordeaux-Luxembourg de 9h 8. Je laisse aller la main le long de mon levier de vitesse ; automatiquement son genou recule. Cela ne prouve rien. Elle plaît aux hommes dit-elle et j’aimerais le croire. Nous sommes souvent invités chez elle, car j’ai depuis longtemps convolé en justes noces hétéro. Dans son appartement rangé la conversation doit toujours s’échauffer deux bons quarts d’heure avant que les antennes se déplissent. Alors nous échangeons, sur Dieu ou le bien-vivre, ou l’une de ces connaissance absentes et très âgées dont elle dit du bien, à qui sont arrivées maintes aventures : rencontre-t-on ses amis au petit bonheur ? qui choisit ? est-ce bien Dieu, la vie ou nous ? ...Quelles relations Marie-Pascale entretient-elle avec Louise la Malgache, envoûteuse et insaisissable ? pourquoi le petit ami de Louise, avorton sec et jaunâtre présent de loin en loin, tire-t-il toujours après lui ce vieux matou galeux ? Il se fait appeler d’Entragues, sans rien en lui du Vert Galant ni de Catherine-Henriette. Il vient essayer dans ma baignoire ses maquettes de navires, et n’y reviendra plus. Je ne puis m’empêcher d’aimer cet importun glabre ni de reconnaître en lui la superficialité de ma propre jeunesse, où les tics bouffaient mon visage. « Nerval s’est pendu » D’Entrague affiche une vive compassion : « Quand cela ? En 1855 ». Son Ignorance se fige. Il adore l’informatique. Chaque main, il se rend à son travail « comme à son bac à sable » dit-il. D’Entragues interrompt la génitrice de Benoît évoquant dignement la mort de son fils – il la coupe où donc avez-vous trouvé ce joli bracelet ? » - la main me démange pour sa gueule de singe. 10 Le passé de Jean-Benoît
La belle-mère et la femme de Jean-Benoît se sont jetées main dans la main d’un 5e après avoir prié Raël et le Soleil - quel gendre, quel époux survivraient à ce sacrifice ? La famille déguise le drame en atroce collision de face à grande vitesse, mais il est à jurer que Marie-République a toujours su qu’on lui mentait. Dans son cœur, l’enfant sait, puis l’adulte. Où se trouvait Benoît son père ce jour-là ? le père et beau-fils ? comment ce dernier a-t-il abandonné sa propre épouse entre les pattes de la folle ?
Marie-République issue de son union n’a jamais consulté la presse
Lorsqu’elle a revu, jeune adulte, son géniteur en son repaire, il ne l’a entretenue que de solfège et de mesquineries d’artiste Marie-République écoutait, admirative et sans lassitude ; le soir même elle a conçu chez elle son enfant qu’elle a nommé Bankoré. Il fut un temps question qu’elle revînt vivre chez Benoît lui avec l’enfant et Nelson de Quezón City son père, tous trois dans les pièces d’en bas rue Filiale. La présence constante d’un braillard nocturne effraya l’artiste insomniaque.
La nouvelle famille s’installe impasse Alacoque.
J’entrevis un jour tout au fond le jeune père soutenant son garçon gris cul nu au-dessus des herbes. Je me suis arrêté net sans qu’il m’eût aperçu. Nous aurions échangé les paroles suivantes : « Je passe ici aurais-je dit par hasard et j’ai poussé jusqu’à vous » « On sent la présence féminine » aurais-je ajouté - tout serait clair, aéré, bien rangé (elle aurait souri) ; aurait suivi le piano droit naguère planté là de profil, que j’écoutais coincé sur ce fauteuil d’osier : « Parfois il me tendait ses partitions où je
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pataugeais. Vous pratiquez vous-même ? non je ne reste pas merci, je suis venu à l’improviste et j’aurais pris congé heureux de voir un lieu si bien rajeuni.
Puis je serais revenu sur mes pas.
Benoît lui-même a cinq enfants de femmes différentes. L’imaginer dans son passé relève de l’impossible. Il ne revoit plus ses fruits du premier lit, kidnappés par des Huguenots très stricts ; d’autres adultes à présent veillent au grain du haut de leur Tour de Garde .
Benoît, inquiet de nos textes biographiques imprudemment évoqués, ayant ouï dire par moi-même qu’il s’écrivait des choses sur lui, me fait tenir en mains propres six ou huit feuilles raclées jusqu’à l’os, où le lecteur se voit sommé de déchiffrer la musique et ses consolations ; « le reste, écrit-il, n’étant que « vicissitudes et brouillages communs à toutes les familles » - autant dire à boucler sous les cadenas froids de la névrose – tout ce que demande l’indiscret lecteur lambda : le seul pouvoir de comparer les accès qui lui soient accessibles, ou susceptibles d’éclairer sa musique personnelle. « Ce qui ne saurait intéresser personne ».
La seule qui pourrait apporter ses lumières n’est plus qu’un vieille cousine aphasique.
Mais rares sont en vérité les lecteurs favorisés du sens littéraire : «Tu m’as caricaturé ! calomnié ! Tu n’as pas le droit de dire cela sur moi, sur nous ! Tout est faux, d’un bout à l’autre ! » Et nous irions en justice, en dépit de son incompétence.
La littérature « est un mensonge qui dit la vérité » : malheureusement, cela déteint sur la vie politique et la vérité même.
Les imprécisions littéraires contaminent le monde factuel, tandis que le monde littéraire demande des précisions scientifiques
Jean-Benoît se révèle incapable de rendre l’appoint en petite monnaie. Il ouvre la paume et le commerçant se sert.
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Benoît raint par-dessus tout d’être reconnu, lui ou le moindre de ses proches – qui sommes-nous donc tous, gibiers de cercueils, pour nous rengorger de la sorte ? qui se soucie de nos vies de cloportes ? Et nos successeurs iront-ils se soucier des modèles ? Est-ce la vie de César, ou de Modigliani que l’on raconte ?
Ô trous du cul, qui refusez de vous voir sur les écrans, qui refusez rageusement de voir vos têtes sur les écrans, et qui couvrez d’insultes le pauvre diable qui aura laissé traîner vos traits minables en page dix-huit ?
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Jean-Benoît ne sait aligner que d’ingénieuses successions d’exercices pianistiques insipides. Il s’imagine offrir à l’auditeur des « cascades de cristal », des « jaillissements de joie » - que dire ? dans quel repli de mon caftan la vérité se cache-t-elle ? Pourquoi faut-il que j’éprouve ce besoin de dire du mal de tous ceux que j’aime ou que simplement je côtoie ? Benoît m’attire et me rebute : double ou contraire ? ou l’un ni l’autre – car on trouve, sans doute ! d’autres mesures que ma personne...
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Jean-Benoît s’ouvre à l’épanouissement dans sa communauté renouvelée de bons chrétiens. Lorsque je le rejoins au sortir de sa messe, je sens que le prêtre, à ses mines furtives, apprécierait que je me présentasse, et je ne peux lui exposer, d’emblée, mon incroyance. De cela même encore ne suis-je pas certain. Jésus n’a pas existé : je partage
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cette certitude avec ceux qui me le répètent. Puis-je pourtant communier, sans m’être entretenu auparavant avec un prêtre ? celui-ci est-il pédé ? à interpréter mes rêves de mecs, il y aurait de quoi s’interroger... Jean-Benoît n’est-il pas eunuque chimique ?….
C’est pourquoi, une fesse en sincérité, l’autre sur le déni, je ne ferais pas de sitôt connaissance avec Père Yves-André. J.B. se dirige alors vers ses admiratrices bénito-batraciennes, et je m’éclipse en évitant la comédie de le raccompagner chez lui – Dieu merci, les mendiantes sous le porche sont reparties...
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Je ne me suis jamais habitué à Jean-Benoît. Il faudrait cesser de mettre tout le monde au même niveau d’amour. Pour Danien, j’aurai misl trente ans : cet autre Pathétique tous les dimanches au téléphone
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à 9h20 me faisait hurler comme un charretier enculé par son âne, et rien qu’à décrocher je dégoulinais de miel fraternel. Il ne faut pas être fier dans la vie. Mais se connaître jusqu’au fond de son calice, dût-on en dégueuler. Un autre, Ledru, m’aura pris quarante années… Où est la cohorte qui va prêchant sans trêve qu’on ne fait jamais rien malgré soi ? Sans l’avoir inconsciemment que dis-je expressément voulu ? Ô massacres, ô sornettes, ô larmes immatures… si tu les repousses avec indignation, ta vengeance n’aura pas de fin, non plus que tes lamentations.
Mais si tu acceptes ta condamnation, tu mourras d’impuissance ; nul ne peut virer d’un trait de plume ses propres offenses, ni réparer ce qui une fois en lui fut blessé. Pour d’autres raisonneurs moins sévères, il existe une grande variété d’orchestrations, un nuancier infini ; ce ne sont plus que des complaisances. Elles se réfèrent aux sentiments - ils ne prouveraient donc rien ? nous ne devrions croire que nos comportements, sans ouvrir la voie au ressenti ? « Si vous n’aimiez pas cette action, vous ne l’auriez pas faite» - ô simplisme… notre cœur serait un parasite à exciser . Où passeraient les regrets de l’abstinence, les remords du gâchis - rien d’autre en vérité que pertes et profits ? Les émotions seraient factices ? Nous resterions enfouis sans recours sous les gravats des raisons actives. Rien ne reste plus à démontrer, nous n’avons plus qu’à décrire. À promener dans dans les débris nos détecteurs de pépites.
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Adoncques Jean-Benoît me recontacte, observe combien de temps s’est écoulé depuis ma dernière messe : temps lointain, temps des faux-semblants. Je promets de revenir, ne m’y sens pas tenu, car mes simagrées m’emmerdent. Les clients de bistrot communient aussi, à grandes claques dans le dos tandis que leurs femmes vaquent à leurs bigoteries entre deux branlettes.
La prochaine fois ce sera moi qui le relancerai, Jean-Benoît Jambes Noires (jamais vérifié) - il faudra bien qu je le lui rende en mains propres, ce répertoire champollionnesque de colonnes égyptiennes, palmées, papyriformes, Champollion, mourut de méningite à 40 ans. Tellement il travaillait. La jaquette du livre m’avait plu, au minium et au méthylène, ainsi que la Grammaire égyptienne, hiéroglyphique, descriptive et phonétique…Doré, Garnier, Du Bellay, que de surchauffe, éternelle combustion…
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Du Bellay mourut en heurtant sa table du front, un 1er janvier – apoplexie disait-on. Mais dans ce gros volume, je vois des courbures géométriques de fût, avec des cotes au centimètre. Plus de minium, juste du gris, du bistre, et des hommes en sarouel pour les proportions.
Histoire de pimenter ma visite, j’amadoue Benoît avec des Blockflöten, tirées de mon bric-à-brac. « Ne reste pas longtemps » me dit-il - ce sera, s’il lui plaît, plus du tout – m’aurait-il décelé ? la faiblesse des faibles, comme elle s’évanouit… ! on se crève pour leur amitié ; mais aussitôt qu’ils peuvent ils s’enfuient, l’hameçons encore aux lèvres...
Le dernier accueil que j’en ai reçu, souriant et apprêté, atteste de sa clairvoyance , sous ses apparences de lamentin.
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Arielle et Benoît parfois s’isolent au jardin, chez Marie-Pascale, pour tirer – quelques bouffées. « Peut-on vivre sans vie sexuelle ? » demande Benoît en tétant sa clope. Arielle dévide les lieux communs de l’abstinence, si volontiers affichée par les femmes : la pénétration manque d’amatrices. À moins que le coït ne leur devienne obligatoire. Alors, ce sont elles qui l’exigent. Et tous deux, Arielle et Jean-Benoît, tirent sur leur sèche.
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...Jean-Benoît n’a rien de prêt ce jour.
Je me dérobe, coincé que je suis entre deux rendez-vous médicaux. « Je t’avertirai dit-il quand mon prochain disque sera prêt ». Pourvu que ce jour soit toujours à venir... Le vieux lecteur de cassettes qu’il m’a donné, qu’il me réclamait en retour (mais « reprendre, c’est voler ») devient inutile.
PSYCHIATRIE
Tous les mois, Jean-Benoît se fait administrer une injection. Peut-être s’agit-il – pour une fois ! - d’une avancée soudain efficace de la psychiatrie. Les « injectés » se supportent rarement l’un l’autre. Peut-être Jean-Benoît s’est-il vu privé de ses droits civiques.
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Cependant il demeure soumis à curatelle, toujours incapable de gérer ses factures, écartant l’argent sur sa main : « Servez-vous !» - symptôme infaillible sans doute ?
Je revois ce même geste de Zoukavé, paume ouverte, grand seigneur : « Servez-vous ! » ...qui nous regardait perplexe puis se servait au creux de sa main au centime près. Mon père aussi se faisait picorer de la sorte. Ainsi procèdent les mis sous curatelle ou tutelle et autres vieillards, idiots... Dyscalculie, spasme épileptique ? Manque attesté de capacité citoyenne? Jean-Benoît est sous la coupe d’une tutrice qu’il traite de Grosse Gouine. La gouine lui laisse une misère par semaine. (Sur un parking, un mendiant que j’avais croisé, tout garni de dents gâtées, me dit en crachotant : « Gardez-vous bien, monsieur, de vous faire mettre en tutelle, fût-ce par votre petit-fils ; voyez à quel point il m’a réduit, que j’en sois forcé de mendier »).
Après l’injection, le patient se sent mieux, passée une grosse journée de fatigue Un demi-siècle plus tôt ils auraient pissé ou hurlé dans leur camisole. Le lithium est le seul miracle neurologique depuis le Largactil,« de première génération ». Je l’ai lu sur internet.
LES PARENTS DE JEAN-BENOÎT
Le père
Le père de Benoît, maître architecte, m’établit jadis un devis de haut vol, soigneusement élabore bloc en main, dans le vieux bâtiment de mon jardin ; il faisait un froid à scier le beurre. Il m’a régalé d’autre part d’un bouquet de bonnes manières tirées d’un Rothschild (Nadine de), indispensable « si j’allais un jour dans le monde », Désappointé de ne pas recevoir en retour le somptueux repas restaurantiel qu’il escomptait. Pour épargner mes faibles capacités sociales (qu’eussé-je pu dire ?) et ma bourse, je lui fis cadeau d’un traité d’architecture qu’il n’ouvrit jamais. Comme si javais voulu, en somme, lui apprendre son métier.
Foutue convivialité.
La mère
La Maman de Jean-Benoît (la « mère de » m’ayant toujours semblé scatologique) portait le prénom d’Ilona. Elle tenait d’une souche hongroise, francisée en « Amsel de Beaumont ». Un soir où nous dinions chez Marie-Pascale, je crus sentir un net relent de pisse cuite émanant de ladite Budapesti, jusqu’à m’apercevoir qu’il sortait d’une poiscaille au court-bouillon en cuisine. C’est ainsi que j’appris à différencier pisse et pisciculture. Le soir elle évoqua le décès de son fils aîné, frère de Benoît.
Un petit péteux, invité lui aussi, ashkénaze, l’interrompit tout net pour demander comme en passant si son délicieux bracelet venait bien « de chez Budma, rue Karlova ».
Je faillis souffleter cet homme. En termes contemporains, lui foutre une grosse baffe dans la gueule.
Le père [sic]
Le père de Didier vint effondrer son abdomen sur un fauteuil, où il s’était affalé d’importance. Nous l’avons vu se renverser du vin sur le ventre et la nappe. Il s’en est bouleversé, non point tant pour le dommage causé que pour sa propre déchéance. Un autre soir je l’ai accompagné, pas à pas, tout claudiquant, jusqu’à la Trattoria Bretone [re-sic]. Plus tard encore je l’ai visité après son avc, au « Foyer des Anciens ».
Il a compris ce que je lui disais. Naguère il émettait un rire étouffé quand je lui décochais mes histoires de cul. Après son attaque il répondait volontiers aux questions par des oui ou non faiblement articulés après rassemblement de forces. Il portait soldatesquement l’index à sa tempe : je te reconnais camarade. Ou pour confirmer que la tête n’allait plus, même si le cœur battait. Je pense souvent à lui, qui me confiait jadis son impuissance, si tôt, si irrémédiable, « Comme une nouille contre un mur » dit un Indien. Nous nous retrouvions parmi ces effondrés, lavés en 6mn chrono – fragments de consciences en fauteuils ergonomiques, tordus comme ceps de vigne ou ces Communards debout
convulsés entre les planches de leurs cercueils.
Un jour le petit Sépharade Moritzi fit irruption : terrible secousse pour ce trentenaire qui découvrait, derrière le rideau social si brusquement tiré, ces corps déjetés ou ratatinés au fond des fauteuils comme autant de victimes pompéiennes. Tétanisé il se mit à hurler, déniant toute compétence aux soignante - ni tennis ni animation de groupe et crever pour perspective - les moribonds présents se soulèvent et tentent d’inverser leurs torsions - un mouroir ! une morgue ! - entre sonde et pilulier, vrillé comme un cep sanglé à sa planche - lui tord la gorge. Moritz ainsi s’est rendu à jamais indésirable ; Jean-Benoît lui adresse plus tard un pli bien vinaigré Sachez que je vous méprise souligné trois fois. Mon premier réflexe est de bien préciser au guichet mon identité pour écarter toute confusion. X Marie-Pascale partage à l’occasion le déjeuner à l’étage du Foyer en compagnie de Moritz Père. Ils mangent face à face, à chacun son plateau. Le vieil homme apprécie les menus équilibrés. Pour moi, je viens seul. Moritz Père me reconnaît, en particulier pour prendre congé, quand ses petits yeux rond me percent avec détresse et reconnaissance. M’apercevant un jour par la porte vitrée quand je passe au volant dans sa rue, il me salue d’un grand sourire. La toute dernière fois, ses yeux sont restés fixés sur l’émission animalière de la TV. Je lui ai parlé en allemand. Il ne le comprend pas. Le personnel m’affirme cependant qu’il se trouve bien de ma venue, et que son amélioration se prolonge les jours suivants. J’aurai donc sacrifié le plaisir d’un mourant à ma vanité d’opérette. Il mourut peu après. LES ENFANTS DE JEAN-BENOÎT Je ne connais de ses 5 enfants que Marie-République, les yeux en boutons de bottines, la voix lente et blanche de dépucelée de frais. Petits seins au taille-crayon,.Elle se fait tringler par un Noir et c’est elle que j’envie. Je l’ai vue admirative et debout à côté de son père, qui ne s’entretenait que de sa musique, sa citadelle. Le soir même elle engendrait son fils, dans ce logis-boyau qu’elle habitait où j’avais jadis visité Benoît. Il aurait souhaité que je visite Marie-République. M’aurait-il pressenti pour parrain ? je n’aurais su transmettre le moindre idéal chrétien - nous n’avons pas plus de preuves de l’existence de Dieu que de celle de Jésus. Ni même de la survie consciente. Ils ne se rendent même pas compte qu’ils sont morts. Il existerait vingt terribles secondes, même après l’arrêt cardiaque, où le défunt garderait conscience. La réincarnation défie la raison. X Il fut un temps où Marie-République et son amant noir envisageaient de rejoindre Jean-Benoît au bas de la pente pour « faire famille » rue Commerciale, où il succédait à son propre père. Mais le musicien ne sait composer que dans sa Plâtrière personnelle ; de plus , tout nourrisson en pleine force pulmonaire possède une capacité de nuisance peu commune. J’ai besoin de sérénité, dit le compositeur. Le couple et son enfant préfèrent donc se replier sur l’ancien bouge vaginal de la rue Alacoque, où j’avais si longtemps visité l’artiste croupi. Joël de Port-au-Prince ensemença, bina les plates-bandes, et Marie-République assainit l’intérieur à grands aspersions et jets de seaux d’eau javellisée. « Nous irions ensemble chez elle » disait Jean-Benoît, qui décelait chez sa fille disait-il une irrésistible attirance pour ma personne. Elle prononce ton nom avec extase. « Quand elle a dit « MonsieurC. elle a tout dit ». Sans tout à fait tout croire je me préparais à tenir le rôle de l’ami lointain, mais Jean-Benoît n’en parla plus : Marie-République avait trouvé de quoi pourvoir à ses besoins d’adoration. Ainsi tourne court ma mission de Mentor, prononcer «min », ou de menteur. Désormais en Ville Basse, Benoît ne daigne ni nettoyer ni mettre en ordre quoi que ce soit. Ses toilettes répandent des nuisances olfactives, entendez par là que ça pue. J’y arrose des moucherons qui fuient dans mes narines. Il faudra craindre le débarquement des Services Sanitaires et Sociaux, ou quelque escouade féminine analogue, qui l’embarquerait pour mise en danger de soi-même et d’autrui.. Marie-Pascale faisant un jour observer avec diplomatie l’éventuelle opportunité d’une remise aux normes d’hygiène, Jean-Benoît répondit sèchement que la question « n[était] pas à l’ordre du jour ». Marie-Pascale se le tint pour dit et ne revint plus. Il y aurait beaucoup à dire sur Marie-Pascale. X Jean-Benoît, aux claviers, enchaîne & débite arpèges brisés, gammes et renversements. Il ne faisait pas ainsi dans ses toutes premières compositions. Le mélomane en vient à regretter les premiers tâtonnements, vivaces et maladroits. Dix ans plus tard, nous en sommes encore à chercher la fissure musicale où suinterait enfin l’oxygène : en vain De subtils écarts à la Josquin Desprez suffiraient, dans un premier temps : l’auteur au contraire s’entête à les corriger, persuadé qu’il est de son devoir de composer dans « l’harmonie naturelle et le contrepoint ». Il suffit donc de somnoler d’une oreille molle. Dernièrement il fit accorder son épinette, alourdissant la taille : il en résulte un déroulement plus profond. Le disque suivant sera donc « le meilleur, tout nouveau » - je me mets à l’affût du moindre ornement - l’obstination porterait-elle ses fruits ? voici d’infimes variations. « La Sainte Vierge » dit Jean-Benoît, qui verse dans l’Ecclésiaste et s’exprime de peu. Quant à Joël, compagnon de République, il admire de confiance. Mystère de ces communions familiales dans leurs alignements de prie-Dieu. Joël refuse de sacrifier ses dreadlocks à l’obtention d’un emploi rémunéré. Comprenons l’employeur. Comprenons le chômeur. La naissance a bouleversé tout cela : Joël, à présent salarié occidentalisé, jardine tondu au fond de l’impasse Alacoque tel notre père Adam au seuil du Paradis. Joël profondément chrétien, éduqué chez les Frères Pélerins. Si je visitais à présent, moi seul, ce couple et son enfant, je dirais : « Puis-je présenter mes respects à Madame votre compagne? » ( incliné vers la mère et le fils Yacov). Quelle solennité. Je ferais semblant de m’égarer au second degré. Partout l’ancien appartement-couloir de Jean-Benoît fleurerait l’ordre et la propreté. « J’ai vachement faim » s’exclamerait Nemrod. Je poursuivrais : « Je suis souvent venu écouter votre père ». Nous parlerions du vieux piano descendu en ville basse et du parfum d’encens, toujours décelable. R. 33 Puis je repartirais sans avoir excédé 20 minutes. Alkan dès l'âge de 20 ans se retire de la vie publique, manifestant une forte misanthropie, et se consacre à la composition. Albéric Magnard fut un second grand méconnu. Il suffit de faire volontairement ce qu’on ne peut éviter. Révélation accablante. Jean-Benoît reste un obscur que rien ne permet de sauver. Artistiquement, il ne vaut rien ; mes lignes dussent-elles se lire. Ils n’ont aucune chance de se croiser. J’y veillerai. Ses progrès musicaux sont infimes : la Méthode rose, inlassablement surexploitée. Le clavecin bien tempéré, moins Bach. Benoît mourrait de douleur s’il savait quoi que ce soit, en dépit de quelques soupçons. Or qu’est-il devenu ? quelqu’un de très sain, que nous avons aidé à franchir ces dix dernières années. Dieu ni Jésus, raffermis sur le tard, ne l’ont sauvé de composer encore. Il s’est embaumé seul de son vivant. Prépubère entre les bras de sa mère, qui lui tourne les pages au-dessus de l’épaule. Ne feins pas l’amitié Il n’en est pas mort. Il distribue ou vend ses cassettes. La greffe d’amitié n’a pas tenu. * * * * * * * * * * * * * * R. 34 ...Bien s’émerveiller que la tumeur soit bénigne. Votre cancer est guéri. Vous pouvez rentrer chez vous. Ainsi l’Église livrait-elle ses condamnés au bras séculier. L’équipe médicale au grand complet trône au pied du lit. Vous ne mourrez plus du cancer mais de ses suites. L’avocat du Luron postillonne : « Quiconque osera parler du sida sera poursuivi en justice ! ». Les médecins lui donnent raison : Genté ne souffrait, ne souffrit que d’inoffensives métastases. Altzheimer, folie douce, autant de stations de croix – pourquoi le tourmenter ? Dépistage, tuyaux ? « quelques belles années devant vous » qu’entendez-vous par là, Doctoresse ? ...que je vivrai ? vous plaisantez ? - « ce n’est pas la ponction, dit-elle, qui donne le cancer, il était déjà là », mais je me méfie des cellules dormantes : si peu qu’on y touche,si peu qu’on aère, qu’on oxygène ne fût-ce que d’un mm3, la mauvaise chair enflera. S’ensuivraient biopsies et chimios qui ne laissent à la fin que la force de se chier dessus. Regarde-moi : vivant tant bien que mal, attaché jusqu’au jour au petit piquet des angoisses. Crever plutôt sous le regard humain que sous les microscopes de la toubibaille («....ce sont les mucosités qui encombrent la respiration » - vous donnez là, infirmière ! la définition même du râle ») je l’ai prise un instant par la taille. R. 35 * * * * * * * * * * * * * * Marie-Pascale pousse le jeu jusqu’au maniérisme : phrasé surjoué même dans la douleur ou l’amour – boulimie, sida, névrose, anorexie - nous mourons tous en plein chantier. **** * * * * * * * * * * * * Dzeu Que je connais si peu. Qualifié dans les premiers temps de fréquentation «facultative », devenu lucide sur ma personne : donc excellent. S’est livré, rétracté, dérobé aux moindres parallélismes biographiques. Dzeu lumineux s’oppose à Benoît l’Obscur : une chute, pour lui, d’outil sur le crâne, et pour Jean-Benoît le double suicide d’une épouse et d’une mère, ont précipité Dzeu vers la lumière, Benoît logeait encore Corridor Alacoque, où le soleil ne donnait qu’en biais ; de là sont nées les plus brillantes perles pianistiques. ...Dzeu, rasé, fenêtre ouverte sur le ciel, rampe dans les méandres graphiques. Dzeu se moque de Benoît et de sa voix d’automate ; le pianiste apprécierait peu de se voir comparé au Nounours du Piano. Dzeu prend chaque mois son Neuroleptique d’Action Prolongée en intramusculaire. Benoît aussi. Sarah prend ses amants chez les Grands Injectés : plus gourds, plus lourds, plus lents au débandage. Le sexe des femmes est un atout de premier ordre : quand on a ça entre les jambes, on retombe toujours sur ses pieds ; toujours un homme s’intéresse à vous, fût-ce en mauvaise part. L’homme, lui, peut toujours s’astiquer ans ses chiottes : nulle femelle n’aura l’idée de le déranger - c’est leur grand mot : « déranger »...). Benoît fut touché par la folie, au cœur. Dzeu, à l’occiput même. Benoît, pachyderme, pressent les réserves qu’on n’ose lui opposer. Mais aux judicieuses suggestions d’orchestration, d’épaississement, il répond : «Non. Jusqu’ici, je n’éprouve pas le besoin d’étoffer ma composition ». Comment lui donner tort ! L’esprit souffle où il veut - flat spiritus ubi vult. . « Je ne trouve personne, hormis toi, pour comprendre ma musique ». R. 36 Laquelle s’apparente à la thérapie. La constance de ses mélodies rappelle d’une part les charbonnages circulaires des médiums, surprenants visages ; d’autre part, le décompte des pas en cellule, avant pendaison. D’où l’idée chez certains de réciter la série des nombres. Mais le fou s’en abstient, sachant que le maximum de ses propres secondes, 60² (24 x 365 x 100) + 7344 des années bissextiles, à supposer qu’il lui reste 100 ans à vivre, soit 31 543 344. Mais à qui reste-t-il 100 ans à vivre. Benoît cherche la lumière, le cristal des cascades. Ruissellements suffocants des moussons, du simple pommeau de la douche. Puis, égouttant ses sonnailles, il cisèle ses notices : le voici décelant d’infimes nuances. Et pour peu que j’en convienne, nous en détecterions d’autres plus fines encore. C’est à quoi tiennent pour finir ces fameuses notions de « difficultés surmontées », de « souffle du génie » et autres balbutiements - après cela, qui peut encore croire ? X Dzeu signe au verso un faune hirsute sortant des épines. Assurément nous aurions perdu l’art. Jusqu’aux traces . Mais la composition de Jean-Benoît se fraye parfois la voie jusqu’à lui-même. Benoît connaîtra-t-il enfin sa libération ? ...Depuis peu il s’est fait bombarder aux orgues :je le vois encore observer, par le rétroviseur de clavier. Jean-B. alterne les offices avec un petit gras : un coup pour lui, un coup pour moi ; ce ne fut pas sans récriminations... Je le revois d’en haut lorgner le long cortège des communiants, car désormais tout un chacun s’autorise à gober le Christ. Lorsque les saints convives se forment en colonne vers la Sainte Table, qu’ensuite ils s’en reviennent, l’organiste improvise dans la joie du recueillement. C’est encore à Benoît qu’il revient, toujours tournant le dos, d’escorter musicalement les retours d’autel ; puis il repart vers chez lui – rue Commerciale, 20. Puis il se laisse dériver dans l’écoulement des jours. Alors qu’auparavant sa concision brillait, il tenait à présent jusqu’à trois minutes consécutives de portées. Fier et enjolivé, sous sa blouse russeverte, car enfin, ce que j’avais pressenti, ce qu’il vivait peut-être, s’était accompli : la muselière avait craqué. 37 Rien de bien solide encore : il lui resterait de longues années, avant l’Apogée des chefs, à la quatre-vingtaine. Seuls Dieu ou la Science fixent le déclic, avant lequel rien n’existe, après lequel existe la musique. Évolution que rien ne peut interrompre, sauf la mort, ni accélérer. Bélinda CHANTEUSE IVRE Il la mène à la baguette. Il la gourmande, la rabroue : « Tu ne vois pas que tu déranges? » (en plein office, Benoît au piano, moi-même somnolant sur le petit fauteuil d’osier, peaufinant dans ma tête siesteuse ma brève appréciation à venir). La fois suivante, la couperose de Belinda vint (c’est le mot) confirmer un léger relent de futaille Elle nous dégoisa La vie en rose, mais aussi « Esgourdez rien qu’un instant / La goualante du pauvre Jean / Que les femmes n’aimaient pas »- « Sans amour on n'est rien du tout
(on n'est rien du tout) J’avais trouvé ces paroles ineptes, à l’exception du troisième vers - à présent j’en frissonne/ « Quand reverrons-nous Bélinda ? - Kohn-Liliom, ne marche pas sur mes brisées ! » Quel plaisir peut-on prendre aux femmes ? ou leur donner ? leur seule nudité paralyse jusqu’au réflexe, et nous ne pouvons trouver ni l’attaque ni l’ouverture, à moins de foncer à la bélier – la tendresse ? au moindre soupçon de réserve ou de délicatesse,trop heureuses de se dérober une fois de plus, t’es pas un homme. Après quoi elles râlent : nous manquons d’audace. La barre franchie, reste à les laisser s’agiter, palpiter des muqueuses autour du cylindre et parfois crier, d’un coup,sans rien offrir à comprendre. La cavalière sur soi, quel plaisir à notre tour, belle revanche ! de contempler les poutres du plafond : sans Andromaque aurions-nous jamais vu ces femmes s’embrocher - ne nous serions-nous pas contentés, indéfiniment, fémininement, de nous-mêmes. Nous n’avons jamais vu Bélinda vraiment ivre. Parfois vacillante, dérivant sur les bémols, telle ces grues qui dérivent au-dessus des nuées. Bélinda tient juste ses graves frémissantes - bombements de sexes clos - peut-on vivre sans vie sexuelle demandait Benoît dans cet étroit jardin coincé sous ses étages de tôle peut-être répondait l’épouse en fumant, peut-être.... « Mercredi, me dit Benoît, je reçois Belinda. - Je vous laisserai travailler. » Il ne m’invite plus. Compose moins. Goûte la sérénité paroissiale. Apprécie les catholiques pratiquants. XXX 38 LES INTERPRÉTATIONS
Ce qui subsisterait de Jean-Benoît sous les crocs des critiques serait sans doute infime. Ses derniers morceaux pourtant cheminent plus lents, moins prévisibles ; lutte entre l’homme et l’ange. Au-dessus d’eux se forme et s’évanouit toujours, par intermittence, la seringue psychotrope du mois.
Je tenais ma fille par la main, au bord de l’abîme, sur le sentier rocheux. Aussi sur la passerelle au Stefansdom àVienne.
RETOUR AUX SOURCES BÉNÉDICTINES
Dégoulinades musicales, clausules pétrifiées, abus de la pédale. Abus du rubato, enrobant mal de réelles défaillances. Les doigts des voleurs et autres prestidigitateurs s’engourdissent avec l’âge - pourquoi les pianistes en revanche s’affermissent-ils sans limite ? (Squelette au Piano de Lizène).
Benoît reprenait autant de fois que nécessaire les passages fautifs, souvent du tout début. Depuis que nous nous connaissons, il me le fait plus.
Parfois dans leur perpétuel ressac ces codas passaient inaperçus.
MUSIQUE RÉPÉTITIVE
Partitions très courtes (« ce qui excède [s]es capacités »), titres puérils ( Les couplets de Papa), renvois de Méthode Rose – et jamais, jamais ne fût-ce qu’un demi-soupir. L’auteur numérote avec minutie chaque partition, chacun de ses albums, Köchel Verzeichnis, BWV… Il me fait suivre sur portée : je ne sais que parcourir, plus facilement sur main gauche, qui prend rarement le thème. Les arpèges transgressifs enjambent, escaladent les portées, Benoît corrige mon retard des yeux en effleurant mon coude ou mon épaule.
M’initie à la tierce picarde, à la basse d’Alberti, à d’autres notions qui me résistent
Il s’écoute composer. Je m’écoute parler. Empotés dans la même pâte.
Les derniers albums témoignent d’une évolution stupéfiante : Jean-Benoît gauchit la carapace, pince l’épinette comme on pique un dard.
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Pourquoi m’affirme-t-il, descendu de son buffet : « Tu pues » ? « Que tu viennes chez moi m’écouter, soit ; mais que tu viennes ici... » Pourquoi Benoît « n’ose »-t-il pas me confier quelque chose » ? ...qu’il m’aime ? j’allume volontiers les hommes ou les femmes - ce que je reproche à ces dernières. « Écris-moi ! » Il s’y refuse. Il m’aime et me déteste ? froissé de mes froideurs ? j’ai trop vécu de drames pour y repiquer : plus jamais d’émotions, plus jamais. Je le prend pour un pédé » dit-il à mon épouse « c’est insupportable » - mais il est pédé. Je suis, nous sommes, vous êtes - les femmes font bien moins d’histoires.
Il a pressenti mes duplicités.
Marie-Pascale au lieu de tonitruer comme charretier chuchote à mon oreille « Occupe-toi de Jean-Benoît qu’est bien malheureux » (occupe-toi donc de la Simone qu’ est bien malheureuse Merci dit mon père à sa sœur (39 ans de galère).
Je ne suis qu’un infirmier.
Je visite Jean-Benoît, hume son vernis d’embaumement, courtise ses mélodies qui m’endorment et lorsqu’il émerge enfin, après quinze ou vingt ans de bons soins, le voici qui retrouve au dehors un accueillant noyau de piété catholique.
Quand il ne téléphone plus - aurait-il décrypté mes intonations radiophoniques ?
J’aurai du moins accompli mon rôle, car il faut qu’il croisse afin que je diminue. Il ne me revoit plus cette année que pour la «radiodiffusion » et me dispense désormais de ses appréciations que je lisais en studio, dont un auditeur qui vous veut du bien lui aura déchiffré les perverses emphases.
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Le seul jour où Jean-Benoît pénétra dans mes appartements correspond à l’annonce téléphonique, au milieu de notre repas, de l’hospitalisation d’Arielle : simple malaise de chaleur confinée ; mais les pompes hospitalières s’étaient mises en branle. C’était en d’autres temps.
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« Vous pourriez croire que c’est de Beethoven ? Pas du tout eh bien , c’est de moi » . Extraordinaire mot d’enfant. . « Ces morceaux bien enlevés » ajoutait-il, « sont passionnants, d’une joie communicative, et merveilleusement travaillés ». D’autres fois, il se montrait moins satisfait : mieux vaut dire du mal de soi que de n’en point parler . Je me rabrouais volontiers moi aussi dans l’autodérision : pure vanité. Minuscule pénis d’Origène d’Alexandrie, qui fut un bien saint homme. Benoît engendra pour sa part cinq enfants, issus de trois unions. Jamais il ne me parle d’eux.
Il m’offre ses disques. Les autres payaient cinq euros, puis dix.
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MES DIFFUSIONS RADIOPHONIQUES
Je conserve ses disques dans de grands cartons à chaussures. Mais l’eau détrempe le carton qui se ramollit sous mes doigts. J’ai troqué mes emballages contre du bien sec loin du sol battu. Les notations méticuleuses de J.B. ne sont jamais relues quand je rediffuse ses extraits ; on les jettera quand je serai mort. Si Jean-Benoît revient s’enquérir ici de ses Commentaires, nos descendants lui en indiqueront l’emplacement, si tant est qu’ils ne les aient pas jetés, eux aussi, avec « le papier ».
Bien lourd à soulever par les déménageurs, qui travaillent, eux.
Pour l’instant ces documents gisent dans un débarras obscur où s’entassaient jadis jusqu’au plafond les emballages alimentaires cabossés des prédécesseurs : conserves et autres plats cuisinés.
Les compositions de Jean-Benoît, passées à l’antenne, rebutent tout auditeur, et plus encore ses commentaires, pédants et gourmés. Sa musique fait office de prélude, j’ose dire de pédiluve, avant le grand bain : sorte de purification d’oreille coupant court à toute pollution sonore et permettant toute connexion. Mais si abrégées qu’elles soient, c’est la moitié de mes trois auditeurs qui se sont débranchés.
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Ils n’auront pas survécu aux indigestes baratins solfégistiques, agrémentés d’indications gourmandes, sur le jour de semaine, l’heure, le temps qu’il faisait lors de la divine inspiration, ni l’humeur. Il joue. C’est grêle, inexpressif, précipité ; Jean-Benoit aura vu la folie en face. J’aurai aussi contemplé la mienne tout au long d’une épuisante enfance, à jamais inachevée. « Je te donne » dit-il « cinq ans pour décrocher le Goncourt » - ne fût-ce que pour se prévaloir de nos futures influences réciproques.
Un dessin atroce montre un écrivain de banlieue sur le pas de son rez-de-chaussée, déclamant de nuit à qui veut l’entendre parmi les tours : « Ils peuvent toujours venir me chercher, avec leur Goncourt ! » Derrière lui dans son studio douillet croulent ses étagères de manuscrits, son bureau lustré d’écrivain pauvre et sa fumée de pipe au sein des tags mureaux... J’écoute Jean-Benoît sur son étroit fauteuil d’osier, coincé entre la cloison et le petit côté du piano droit. Le son s’écrase sous ce plafond bas. Parfois ma tête dodeline après mes cours de banlieue. D’une somnolence l’autre j’épluche les partitions que Jean-Benoît pose sur mes genoux, détectant sans conviction les moindres inflexions, comme autant de trouvailles : « Avertis-moi », lui dis-je, car « je serais bien incapable de déceler quoi que ce soit ». Il m’en informe obligeamment, et je me récrie platement.
J’étends la pommade. Les moindres restrictions le froissent et le déstabilisent, laissant pressentir des fissures ravageuses – inconscientes peut-être. Gardons en cruelle mémoire ce concours de poésie, aux Barrières de B., où telle autrice en rimes décrochait invariablement le Prix Spécial d’un jury d’abord bien chapitré en coulisses.
Elle accueillit sa récompense avec dévotieuse modestie.
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« Toi, disait Jean-Benoît, tu sais écouter.
Mes observations sans doute auront un jour révélé ma puanteur ; parodie, perfidie ? un auditeur le rapporte à un autre, et la tournée du laitier se voit faite... Les infimes suggestions hasardées devant lui ne bénéficiaient d’aucune reconnaissance. Marcel son père lui en avait déjà touché quelques soupçons – mais « il était de mauvaise humeur ce jour-là » me dit son fils. Je m’empressais de lui replacer le bandeau sur les yeux.
Nous aurions tant aimé le moindre ralentissement, le moindre soupir - basses et dessus ensemble - au lieu de ces escalades et dégringolades à saute-portées
Jean-Benoît m’initiait aux délices de la résolution majeure en tierce picarde et du rubato (basse au tempo, dessus vivace). Ses premières compositions montraient assurément plus de libertés. La dernière visite fut brève, car je payais le séchage de trois offices successifs, dont le dimanche même de Noël. J’avais bien prévenu pourtant : « Qui pourrait survivre aux agapes du réveillon ? » Il m’interpréta donc chez lui, en compensation, de magnifiques jeux de trompette à l’orgue interne, relevant que jamais il n’avait joué devant si nombreuse assemblée que ce dimanche-là, et que les voûtes de St-Nicolas résonnaient bien mieux que les plafonds de Ste-Geneviève.
Bien mieux en tout cas que ce nouveau logis en bas d’avenue, où les parois étouffaient toute réverbération - « voilà», répétait-il, « voilà», me poussant vers la porte.
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Départs
Il est gratifiant d’avoir à l’écouteur un faux lourdaud qui marque distinctement la fin de la visite, et prend sur lui l’inconvénient de se faire mal voir - ainsi du téléphone de Guéret : « ...J’estime à présent », me dit-il dans l‘écouteur, « que la conversation a suffisamment duré». Souvent, au bout de l’ancien corridor de l’Impasse Alacoque, transpirant et crasseux, je marquais mon territoire en pissant chez lui, toucher sa main après ma teub juste avant de partir.
Ma mission apostolique était de diffuser, en ouverture sur les ondes, ses gargouillades pianistiques, assortis de mes commentaires d’aboyeur de cirque ; mes propres cafouillages recyclés en bouffonneries confirment d’autre part la sagesse populaire : éviter tout effort conduit à plus d’efforts encore ; les négligences virant aux acrobaties.
Benoît et moi unissions (pour les offrir) nos insuffisances… Jean-Benoît s’est désaffectionné de ces diffusions radiophoniques : symptôme que l’animal blessé pourrait un jour se réadapter au milieu naturel et social. Il fallait le traiter comme une vraie relation humaine. Chose dont j’ai toujours su me garder, pour éviter de nous trouver ensemble sur un lit. Dans un premier temps, il apprécia « l’humour » et « le ton alerte ». Mais supposé (j’y reviens) qu’il eût fait entendre à autrui les élucubrations d’un présentateur en porte-à-faux ; que cette tierce personne eût décelé le sarcasme sous la faconde - il est aisé d’imaginer qu’un tel public lui eût charitablement révélé que ces faux engouements n’étaient que foutages de gueule.
Jean-Benoît ne composa plus pendant quelques mois. Je ne l’avais soutenu, étayé, que le temps nécessaire. Il est à souhaiter qu’il flotte à présent dans les délices d’une réinsertion de type paroissial, épris de quelque bigote ou brebis poivrote en eau bénite ou pieuvre asexuée, plutôt, Dieu l’en préserve ! qu’un impubère enfant de chœur.
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Nul ne saurait anticiper l’accueil, favorable ou froid, réservé à ces cadeaux sonores. Je me suis astreint à diffuser du Jean-Benoît, « car tu es responsable à jamais de celui que tu as apprivoisé ». « Tu ne feindras pas l’amitié », certes. Mais quelle vie n’est pas, d’un bout à l’autre, simulée – vivre, c’est mentir. Dostoïevski. Ne parlons pas des baroudeurs,
Je rote je pète
Rien ne m’arrête
Je les déteste.
...Mentir pour ne pas être seul. Mais le rester pourtant. Mentir pour aimer. Le mensonge est inséparable de l’amour. On se ment en premier. J’ai maintenu Jean-Benoît la tête hors de l’eau : le voici tiré d’affaire - mission accomplie. Mais comment reparaître devant lui ? Il m’assassinerait de formules assassines. Il y a cru, lui. Il ne pardonnera pas. Il est absolu. Les absolus ne pardonnent pas.
*
La charognarde ou tutrice lui émiette pingrement le strict nécessaire. Il ressort sur mes pas, me commande du pain et du tabac. Il la traite en ma présence de grosse gouinasse, ce qui est le pire qui se puisse trouver - si je puis dire - dans sa bouche... Je le prie de répéter ces deux mots si goulûment prononcés. Grosse gouinasse répète-t-il, grosse gouinasse en grasseyant à pleines lèvres. « Ça se réglera à la baston » - la baston, Benoît ? sais-tu que le moindre gringalet te réduirait en brochette ?... Répète « vieille gouinasse » Benoît – il le répète les yeux luisants, la bave aux gencives vieille gouinasse. avec une conviction bestiale.
*
Je lui achète, trouvé dans son nouveau capharnaüm, un gros volume que j’avais pris pour la grammaire de Champollion. Hélas, ce n’est qu’une monographie d’architecture égyptienne : croquis documentaires en gris et blanc, pour les professionnels de la profession - je le lui rends. « Qu’il garde l’argent.
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RECONSTRUCTION PAR LA MUSIQUE
Premier prix à 16 ans du Conservatoire, il m’assomme de septièmes de dominante et autres cadences plagales. Jean-Benoît maîtrise les claviers. Il subit l’inexorable et mathématique nécessité de recomposer phrase à phrase, à son propre usage thérapeutique, mesure après mesure, un corpus aussi exhaustif que possible de musique romantique, sans en omettre la moindre fibre : des Sonatines de Ludwig à La cathédrale engloutie. Jean-Benoît explore son terrain libre comme on tricote un dogme ou un bas de pyjama ; bride ses élans, consolide un perpétuel exercice, à la façon des nuls en maths.
Ces derniers toujours éprouvent la nécessité de remonter de théorème en théorème, sans exception, jusqu’aux axiomes fondateurs . que nulle part la chaîne ne se soit rompue ; que nulle fissure ne fragilise la succession, l’envoûtement des règles : rien n’est jamais acquis, tout doit sortir d’un coup d’un même bloc. La Méthode Rose, Première, Deuxième, Troisième année : c’était le garçon sage au piano, près de Mère Muse - les meilleurs moment de ma vie. Jean-Benoît n’aime pas être comparé à Schumann, que sa mère contraignit à s’inscrire en Droit, et qui traîna ses jours jusqu’à 56 à la Privatklinik Endenich.
Un merle parfois venait frapper du bec à sa fenêtre : Schumann lui parlait comme d’un enfant à l’autre. Étrange réticence des fragiles mentaux, qui refusent d’en être, comme s’il s’agissait d’une honte. Les fous tuent dans les caves les enfants qui les traitent de fous.
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HOMOSEXUALITÉ
« C’est intolérable, il me prend pour un pédé » - prendre pour ? Malgré ses cinq enfants de diverses matrices, je me pique de m’y connaître sans faille. N’est-ce pas Jean-Benoît qui dissimule mal son trouble quand j’évoque par désœuvrement mes nouvelles amours ? de quelles vocalises flûtées n’a-t-il pas modulé : d’une femme ou d’un homme ? ...amoureux de moi. Rien de plus embarrassant pour un interlocuteur qui tient à ses préjugés, mais aussi, au nom de la république, à ne pas en avoir.
J’ai trouvé réconfortant d’être aimé par des hommes. À condition expresse de refuser. Les femmes en agissent de même, avec les hommes. Je le leur reproche avec indignation – allumeuses ! - mais je les imite en tout. Guide-moi dans ce labyrinthe.
Pour se faire aimer d’une femme, parlez-lui d’elle. Uniquement d’elle. Nous avons reçu l’épouse d’un lointain cousin. À peine avait-elle posé ses maigres fesses sur le siège que ses mimiques impatientes suggéraient à l’époux qu’il était bien temps, ma foi, de s’éclipser déjà, grossièrement. Alors l’idée me vint de l’entretenir d’elle-même, de son ameublement, de son jardin, de ses distractions. Elle me répondait avec tant de grâce et de tortillements qu’un peu plus nous l’entendions ronronner.
Aussi la visite se prolongea-t-elle jusqu’à répondre aux critères de décence, et cette femme nous quitta très contente d’elle-même. En d’autres circonstances, et dans l’ivresse de se sentir appréciée, la créature féminine se donne à vous, que vous soyez homme ou femme ! Mais peut-être me suis-je laissé aller…
X
Ma dernière visite à Benoît comportait une part de perversion : le comparer à Chopin, Samson François et Maria João Pires.
Il a fini par se lasser. Ou les rats, depuis, l’ont bouffé. « Si je m’écoutais, disais-je, nous resterions là toute la journée. - Je ne voudrais pas » répondit-il tout miel, « que ta femme en prenne ombrage ». Nous écouterions de la musique, de la grande, en barytonnant du cul . Les mains de Maria-João voletaient au point que Sviatoslav s’en prenait du plomb dans l’aile.
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Jean-Benoît m’écrit un certain jourqu’il aimerait me dire certaines choses, mais qu’il n’ose pas - déclaration ? ...c’est ainsi que l’on aime à présent.
Ou lucidité subite ? Je sais que tu ne m’aimes pas, ni ma musique ? J’ai assez souvent suscité la haine ou l’indifférence pour m’accorder à mon tour le droit d’allumer les cœurs, sans donner suite. Comme toutes les femmes. « Les hommes, si je tape les murs, il en tombe » - ce ne serait pas toujours le cas ? les femmes souffriraient donc autant que les hommes ? à les en croire ; selon elles.
L’essentiel est non pas d’éliminer ses préjugés – ils ne le seraient pas s’ils n’étaient pas vrais - mais d’en user avec mesure. De les tenir en laisse ou de les relâcher, selon ce qu’il convient. Une Madrilène de parents basques n’intéressait pas ce porc dont je parle. Il la trouvait sotte et vulgaire, avec des enthousiasmes et des accès de joie de vivre dépourvus de tout mystère féminin .. Elle voulait, comble de ras-du-sol ! que nous fassions « quelque chose ensemble », pédagogie, militantisme, course de pédalos, que sais-je ?
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Collaborer dans le cadre d’un plan vertueux n’est pas un seul millimètre d’amour. D’autre part, prier devant l’image d’une femme vous soumet à celle qui vous mène, et l’on n’accède à sa chair qu’au gré de ses parcimonieux caprices.
Mais ici, dans ce corridor,clôture acoustique où la musique s’assèche comme sur un buvard – comment pouvais-je un seul instant contempler cet homme ?
Mystérieux mais dépourvu de charme comme il était, jamais je n’aurais eu la tentation d’imaginer les moindres privautés. C’était une amitié forgée de toutes pièces par la Marie-Pascale, aussi séduisante qu’un sac de ciment.
Épouse donc la Simone, qu’est si malheureuse disait tante R. à mon père. Avec le succès que l’on sait.
Ce que Benoît me propose, c’était de visionner des cassettes porno, pour que nous nous tripotassions côte à côte, puis réciproquement sans doute, et pourquoi pas en nous roulant des pelles, et plus si affinités. Cette perspective révulsive se solda par un gros bide.
D’aucuns s’imaginent encore les homosexuels des deux bords comme autant d’immatures, bloqués au stade merveilleux de la branlette. Il est d’autre part légitime de s’interroger sur l’homosexualité de ceux qui se masturbent à deux ou plus sur des images de femmes entre elles ou seules – une telle disposition semble difficilement transposable à l’autre sexe. INCLURE LE FOU DE LIÈGE. La joue de Jean-Benoît serait rêche, dépourvue du moindre satiné. Peau de requin à grain serré ; celle du matheux pédé, celle du camelot de faux cuir – joues fermes sous la morsure.
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Se rappeler que Lady Diana divorce d’avec le prince Charles parce que ses oreilles lui irritent l’intérieur des cuisses.
X
Voici l’histoire du Camelot : rue de l’Allégresse, un camelot me coince à pied entre une camionnette à mi-trottoir et une haie de cupressus. Il se prétend fils d’Untel, jardinier, qui aurait travaillé chez moi, longtemps auparavant ; il m’embobine, me colle un bisou et me suit. Il me croit proie facile à cause de mes cheveux longs : indice mince. Et de l’acceptation du bisou découlent ses convictions, que je suis pédé. Parvenu dans mon salon, il me propose un blouson pour 100€, voire 52 après marchandage.
Ce qu’il n’avait pas prévu, non plus que moi, c’était la voix rauque d’Ariane, embusquée dans son lit porte entrouverte : elle capta tout et manifesta sa vive opposition. Notre dragueur se fit alors virer : « La porte, c’est par là ». Il n’a pourtant pas ménagé sa peine, allant jusqu’à proposer bisou sur bisou. Rêches et râpeux : d’un homme... et il se fait baiser : « je croyais » disais-je « qu’il s’agissait d’une proposition de véritable amitié. mais je m’aperçoos qu’il s’agit de blousons, en skai qui plus est ». L’ahurissement de ses traits et la précipitation de sa retraite constitue l’une de mes plus gratifiantes remémorations… Pédé, passe. Couillon, jamais.
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À dix ans, je raccompagnais chez lui le petit Pasquet, replet dans son costar de premier communiant ; puis il me raccompagnait, je le raccompagnais. Je m’en étais épris, puis dépris : trop gras, trop bigot (j’étais trop fou : chacun sa case).
Certains redoutent l’acte sexuel : comment oser nous imaginer à la hauteur des attentes féminines ? « Ça n’te viens pas à l’idée queuj’puisse aussi avoir des b’zoins ? » glapit l’actrice de Dieu sait quel film ; infiniment préférable pourtant aux répugnances gantée de Madame G. sur papier parfumé, à ma mère : « Vous vous rendez compte ! à 70 ans, il a encore besoin de ça - « ça » ? une envie de chier ?
Observons d’autre part les séquences amoureuses : presque toujours, les pelles s’accélèrent en convulsions mixtes, torsion de lèvres et de tronches, halètements de machine à vapeur, froissements de fringues au milieu des râles – c’est donc ainsi qu’on fait ? ou bien demeurer bras ballants dans l’extase ? ça se prend comment ce corps-là ?
Une femme nue suscite chez moi le respect. Je n’aurais jamais l’idée de la sauter comme un clébard. Elle sent cela. Devient fragile et frissonnante, sans plus esquisser le moindre geste. C’est à l’homme de commencer. C’est lui le gros porc.
Qu’on pourra traîner dans quinze ans devant les juges.
52 *
Comment peut-on désirer un homme. Je me le demande. Qu’on soit de l’un ou l’autre sexe. Ce ventre de Benoît bavant par-dessus la ceinture comme un goître torchonné dans la laine à carreaux. Si peu que ses doigts boudinés m’effleurent l’omoplate profitant que je déchiffre devant lui ses partitions je sens mon bras se rétracter.
X
. Djanem s’indigne à tort de mes demi-conquêtes des deux sexes. Mais dans sa bourse je le sais Djanem dissimule mal une photo de Noir dont le profil de sexe pointe incirconcis d’un tissu gris foncé soyeux qu’il semble prolonger. J’imagine un bref instant des cohortes de femmes se finissant à grands coups de phalanges.
Mais j’aurais honte. Sauf à m’abandonner aux plus abjectes représentations racistes, où l’homme répudie son humanité : où Blanc et Noir ne forment plus entre eux qu’une bête. Mais ce retour à mon reptile s’accompagne et s’accouple aux représentations les plus rédemptrices : l’Africain Animal et Dieu. Jusqu’au garde géant qui déchiffrait sans peine en moi le désir sans issue au fond d’un cul-de-sac de grande surface.
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LE RÉCITAL PERDU
En sacristie de Saint-Nicolas se tiendra ce soir une conférence (avec diapositives!) sur Le Cantal et son Massif, laquelle sera suivie de prières ; vidéos, questions et débats ; amour universel, cendres. et autres exercices spirituels. Sans bien savoir l’heure, je pars de chez moi la nuit tombée. Cantat Benoît, du haut de la tribune, il garnirait de ses traits d’orgue ce sandwich pieux de Bach, Hoboken XX-10 et autres. Dispersion joviale sur fond d’impro.
Or s’il est vrai que saint Nicolas ressortit trois enfants du saloir, les rencontres de ce soir-là ne furent d’aucun secours. N’ayant quitté my home qu’à neuf heures, explorant sur quatre roues mes raccourcis nocturnes : angles rentrants qui vous renvoient en arrière, artères fourchues, sens interdits sournois. Garé en fin de compte au petit bonheur et descendu à pied dans le froid, plan de ville indéchiffrable sous les réverbères, le piéton se perd. Dans une grande rue noire, mon premier sauveur fut un Ibérique farouchement monolingue, infoutu de dire droite ou gauche autrement que par gestes. Le second fut un Boche, haleine de bibine. « Zwei Kilomètres » dit-il. Je reviens sur mes pas, longe d’interminables murs, sans même prendre la peine de me presser.
Un ange enfin sans doute le secourut sous la bruine, serrant dans sa poche un plan détrempé : sur les marches enloupiotées du perron d’église. Nous voici donc tout arrivé pour la sortie des premiers cafards sur le large perron extérieur, tous marche à marche tête basse afin de ne pas trébucher. À notre entrée dans St-Joseph, les retombées de voûtes frémissaient encore du dernier point d’orgue. Les fresques picturales s’étiraient de part et d’autres, tandis que les arceaux latéraux se succédaient, coupés à la corde par des tiges rouillées.
Trois Vietnamiens debout, à petite distance du haut des marches, assourdis d’acouphènes, se tordaient la nuque sous les frais chromos d’une voûte bondieusarde. Sur leurs talons Jean-Benoît, par les grâces de l’Esprit-Saint neuroleptique, s’avance en retombée d’extase. Il se murmure que l’ordre de St-Malo lui ferait des avances.
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Ces commémorations du Saint Sacrifice ne devront pas excéder une certaine fréquence ; comme les « baises judicieusement espacées » de Flaubert à Louise Collet. Un de ces derniers dimanches, une violente lame de colère déferla, de répulsion, puissant renvoi gastrique de vies gâchées par la sotte obéissance à l’inertie. Un jour je frapperai l’air de mes poings, au risque d’assommer quiconque passera.
Quand je réponds enfin aux appels téléphonées, quand il a bien senti ma réticence, Benoît bute sur ses mots, malgré son ravissement d’avoir bien joué de l’orgue. Il s‘adresse alors à lui-même ses compliments, dans l’écouteur. Mais un vif parcours des yeux sur la compagnie des bigots et gotes n’avait laissé le choix que d’avancer vers Benoît l’organiste en serrant sa main molle : « C’est fini ». répétait-il, « c’est fini » tout en saluant à la ronde « ne t’avais-je pas dit vingt heures précises ? » J’étais gelé.
. Il s’est tourné vers ses apôtres pour confirmer son indéfectible affiliation. Enfin il n’était plus coupé des hommes Il éait le centre et le charme d’une compagnie, lui confiant peut-être que les ondes diffusaient de ses œuvres à telle heure à l’antenne, ou bien toute autre chose ; il remerciait Dieu dans ses effusions. Ses interlocuteurs alors ont ouvert leur cercle, et je suis resté seul avec lui : « Jeux de 8, 4, 2, rien que de très classique ». Je n‘y connaissais rien. Mais c’était bien de le demander.
Puis, ses adieux finis, Benoît me rejoignit, dehors, à cent mètres, sous le réverbère place Dourmin. « Tu ne peux plus m’aider » lui ai-je dit. Il s’est alors éloigné de son pas de plantigrade, descendant la longue pente vers le 20 rue Commerciale. Et dès le vendredi, je diffusais comme promis ses ritournelles d’épinette.
*
Je ne vois plus Benoît. Mission accomplie. J’ai observé de près nos gloires illusoires, cette opinion que l‘on a de soi. Maîtrise du monde intérieur, bien sûr, intérieur. Heureux à tout jamais d’avoir appris cela, sans plus se croire obligé de colmater les failles. Chacun traîne son épave comme un cadavre garotté dans Plein soleil. Benoît se sera-t-il un jour soucié de moi ? ...nous n‘avions fait que parier : « Lieutenant, parviendras-tu à soulever cette bourgeoise en trois semaines ? » Oui : douze ans de Jean-Benoît.
Amitié peut-être.
Aucun humain n’a jamais fait battre autant le cœur qu’un livre, un spectacle.
dddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddddd
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TES PÈRE ET MÈRE HONORERAS
Son père me plaisait. Il termina ce qu’on appelle gâteux : synapses en circuit court (sonder les encéphalogrammes). Le cercueil, concrètement, gisait en soute de l’estafette sous un tissu ruché violet. La peau comme ultime couche. Le coffin est passé dans l’allée, tout plat sans trace d’abdomen. Quelques mois plus tôt Benoît Père avait renversé sur lui un verre de Pointe Rouge. Il s’était répandu en déplorations. « Ce n’est rien ! » répétait Marie-Pascale. Le dernier trajet que je fis avec lui partit d’un siège arrière, à pied, en direction de Pizza Pippo. Je tenais mon Martial par le bras Rien ne peut donner l’idée de son allant et de sa joie de vivre avant sa mort.
FUNÉRAILLES
Il n’est si moribond qui ne finisse par mourir : un jour les poumons cessent de grésiller, on l’engouffre dans un étui bien plat, lui dont l’abdomen bloquait la respiration.
Nous étions pour ses adieux trente en comptant large. Sans compter une dizaine de débris aux sexes incertains qui s’intitulaient non sans pompe «Chœur mixte de Marillac » et chantait des répons sans entrain.
Benoît paradait, illustrant la dignité d’un désormais maître de maison. On aurait dit l’accomplissement de toute sa vie.
Marie-République, en deuil du haut en bas, les yeux fixes, fait les honneurs du cercueil de l’aïeul. Partout sur ma peau paraissent les frissons d’effroi. Le compagnon légitime de Marie-République est bien noir mais n’a pas voulu paraître.
Il porte la crête rousse des skins.
Il professe le mahométanisme.
Nous l’avons entrevu ailleurs.
Il n’a pas fait le voyage. Il en fera bien d’autres.
Tandis qu’on enterre son père et tout au long de la cérémonie, Jean-Benoît respire plus large et resplendit. Dans cette église enfin le fils tient sa revanche : mère morte, père impotent puis mort. À son tour de vivre. De recevoir en maître de maison, en maître de cérémonie devant Dieu. Benoît disert, affable, barbe soignée.
Sur les rangs de femmes Marie-République officie de même .
Ce que c’est malgré tout que d’être aimé jusque dans sa tombe. On ne cesse de se ballotter la viande au jour le jour. Que les babouins vivants n’approchent pas de moi (« du fond de nos cerveaux, polissons les statues de nos morts »). Un jour faire la sieste, et, comme Victoret, Guingois, n’éprouver point la nécessité de se réveiller.
J’ai reconnu, pendant le rite, la fille Marie-République. « Vous êtes sa fille ?… Quel bel enfant vous avez là». On ne l’a pas entendu de tout l’office. Il avait l’air stupide et vide. Comme doit l’être un enfant de neuf mois huit jours.
Je gage que la mort du père aura libéré-Benoît, délivrera Marie-République. M’aurait-elle revu que je l’aurais, qui sait ? soulagée de ce maquereau de moi-même qui l’engrossa le soir de ma visite, affirma Jean-Benoît : « Elle a pris en toi sa fécondité. » Je suis le fantasme du dernier coup de reins.
56 LA RÉSURRECTION DU XIXe SIÈCLE Une foule brouillonne de chanteurs, écrivains ou compositeurs-interprètes, que leur ascension ratée de l’Olympe a conduits dans la gêne. Des dizaines de milliers de littérateur paraît-il se proposent chaque année au Prix Nobel. Des virtuoses jouent du violon sans autre abri que leur automobile. Je pense à ce premier du concours international de violon, arrivé en retard à l’aéroport. Le deuxième, K.G., ponctuel : tapis rouge, délégation soviétique. Il s’est bien gardé de détromper quiconque. Le premier prix, mal adapté, mourut sans laisser d’initiales. Chez Benoît nous avons retrouvé la résurrection à l’identique du siècle passé, au temps de la vaporisation de la poudre sur les murs de liège: Poudre Legras. Proust et le koala , mauvais titre. Jean-Benoît est un gros koala. Qu’il soit bien entendu que Jean-Benoît respecte toujours la plus stricte hygiène et que jamais je n’ai senti chez lui le moindre effluve corporel. Mais un léger parfum de cigare. Je l’ai vu rayonnant aux obsèques de son père, où tout le monde rayonnait , à l’exception d’un Vietnamien qui s’essuyait les yeux au premier rang. Je ne voyais de lui que le coude, qui se levait puis s’abaissait. Jean-Benoît salua les défilants au sortir de la messe, les assommant d’un de ses projets dont il poursuivait l’exposé d’une poignée de main protocolaire à l’autre, car l’ homme est créatures de projets. Je me souviens des mémoires d’un Annamite qui donnait à Maurice du « cher ami ». Ou bien c’était Maurice lui-même, le père, en ses minces mémoires, qui mentionnait un « citoyen de Hué « . Rentré chez moi, je me suis reposé une heure. 57 X Avant l’époque des streamings, Jean-Benoît se confia hardiment au matériel électronique : il grava toutes ses œuvres sur disques compacts (on disait encore, à l’époque, en anglais, des compact discs) , répertoriés avec la minutieuse gravité d’un musicologue : tel le Deutsch de Schubert, le Köchel de Mozart. Sur chacun de ses boîtiers plats figurait à la main le numéro du Disk (majuscule germanique de rigueur). Jean-Benoît se fendait pour moi, sur feuille séparée, d’un commentaire hérissé de solfège, dont j’amputais, à l’antenne, tout ou partie. Cependant les dits compacts vierges disparurent précipitamment du commerce, à l’exception de quelques officines. Les mortels s’approvisionnèrent donc par captations et téléchargements, stream et autres simplifications irrecevables aux plus de 35 ans. Jean-Benoît, dans son nouveau repaire en bas de pente, me confiait l’écoute de ses productions sur de « bonnes vieilles » disquettes : 58 À HUYSMANS
Il faut pour cela prendre une voix flûtée : « Êtes-vous chrétien ? - Je le suis.
Le vieil homme s’agenouille péniblement sur la moquette au pied du lit d’hôtel et je l’ai rejoint pour un Notre Père, avec la juste intonation du croyant ; car l’ultime recours est le corps. Agenouillez-vous et vous croirez. Puis nous nous sommes relevés et salués sur le paillasson du palier. Le travail sur soi et l’examen de conscience ont fait rouler des générations de catholiques sur les pentes de l’insomnie. J’assiste à des extraits de messes, déplorant l’atroce manie d’imposer au fidèle des mélodies abjectes. Un jour je fus surpris, dans une nef déserte, à brailler, à l’harmonium, un Ave Maria de mon cru, bouche tordue et l’air con, feignant d’ignorer l’auditrice venue se planter droit debout sur les dalles, qui me scrute et s’en va. Il existe dans la vie de grands moments de solitude. * Je rencontre un jour dans un sentier touffu descendant vers la Seine une novice appuyée sur un portillon de bois clos ; elle tient une bicyclette et sourit. Aurions-nous pu tirer un coup sacrilège et pressé ? Enfant déjà nous détestions l’amour, ses assauts gluants qu’on dissimule mal en roulant des yeux, qu’il ne faut ni mentionner ni transmettre. J’eus honte d’un homme qui criait mon nom dans tout l’étage. En vérité je le souillais. D’une femme aussi dont les cris transperçaient la cour en pleine nuit. Qu’il est étrange le plaisir que l’on procure et qu’on ne ressent pas. 59 X Je me tiendrais reclus dans une lingerie. Chaque moniale à tour de rôle viendrait me nourrir et couvrir. Soigneusement cacher l’empreinte de la précédente. Pisser : où cela ? Droit civil, droit canon ? quelles jurisprudences ? le captif masculin d’un couvent relève du fantasme. La mère supérieure me découvrirait (...) X Le Jean-Benoît d’en haut Les derniers temps de l’Impasse Alacoque, Jean-B. abandonne le sol aux documents publicitaires, qu’il se proposait de classer – (à quoi bon ? » disais-je) ne méritant que pure poubelle. Manquent juste les chiens pour pisser dessus. Aujourd’hui en bas de côte, Jean-Benoît renifle ses propres relents. Confiture et compotes débouchées règnent dans la cuisine, surmontées ou non d’une cuillère en aigrette : il en goûte et rejoint ses portées. Pas de ménage – pas de larbins ! Benoît végète. Son abdomen domine les canettes, à même sur la table ou le sol. Des insectillons vibrionnants se sont mis en tête d’explorer ses ruines de cuvette hygiénique. « Fais attention ! » J’arrose les parasites, qui se recroquevillent sous le rebord, à la merci de désinfectant si j’en trouve. 60 INCLURE FRANK ABEL CHEZ LES PATHÉTIQUES VISITE AU PÈRE EN SON ASILE Nous devons ressusciter Maurice, père veuf de Jean-Benoît. Il mesurait encore, voici dix ans à peine et par grand froid, notre remise en fond de cour. Il m’avait exprimé sa surprise autrefois que l’impuissance surgît si vite, irrémédiable. Au fond désormais d’un établissement pour anciens, obscènement renommés Seniors. Je ne l’aurais pas reconnu sous ses traits redevenus scandaleusement lisses. Le scandale d’Entrague Moritz a rendu ce dernier indésirable : quel choc pour lui, simple visiteur, de découvrir d’un coup, du haut du comptoir d’accueil, ces corps vivants tordus sur leurs fauteuils, comme autrefois les Communards dans le cercueil, criant encore. Tétanisé, Moritz hurlait d’une voix suraiguë, déniant la moindre compétence à la totalité du personnel. Sous ses cris dévastés les demi-morts grouillaient en bavant. Aujourd’hui je revois René, père désormais veuf, qui retrouve mon souvenir au sein de ses méninges vacillantes (ma première visite l’avait trouvé comme un cadavre privé de sa mentonnière, et qui ronfle, gouffre buccal grand ouvert. Il va mieux. C’est moi qui ne l’ai pas reconnu d’abord. Les plaisanteries les plus éculées le laissent de marbre. La troisième visite, cette fois, l’a déridé : je racontais l’histoire de la vieille quêteuse des rues ; «pour que les enfants puissent voir les animaux du cirque ». J’ai répondu “Je n’aime pas les enfants, je n’aime pas les animaux, je n’aime pas le cirque - Eh bien tant pis, réplique-t-elle en me claquant le visage au nez. X 61
Louise Malgache ne l’a jamais visité que je sache Me renseigner auprès de Marie-Pascale, la plus exhaustive potinière qui se puisse trouver, experte en étiquette et hautes convenances, notre Saint-Simon. Qui s’est éloignée pendant la Grande Désocialisation.
X Jean-Benoît veut m’imposer chez sa propre fille, qui, dit-il, m’admire. « Lorsqu’elle a dit Monsieur C. - elle a tout dit ». À supposer que je l’aie revue, de quoi aurions-nous parlé ? se serait-elle pour autant délivrée de cet Haïtien, qui l’engrossa « le soir-même de ta visite » affirme Benoît – je serais donc devenu Père Blanc par fantasme ? cet enfant m’a-t-il ressemblé ? ...ce qui se passe entre la tête et le ventre d’une femme. Sexe qui souffre d’être désiré, mais le recherche ; l’homme, de ne l’être jamais. Enroulons donc, tant que nous le pouvons, ces verges dont nul ne veut, et n’importunons plus, dit Jean-Benoît, « les organismes morts des femmes offusquées » Quatre-vingt quinze fois sur cent… Rires. Craignons plutôt que la mort, en temps voulu, ne vienne rattraper Benoît en délivrant sa fille. Il n’est moribond qui ne finisse par mourir : un jour les poumons cessent de grésiller, le corps horizontal est enfourné par-dessous l’abdomen qui naguère encore tendait les ceintures. * . Marie-République, rayonnait. Elle avait amené son propre enfant, petit-fils de Benoît. Le tout petit garçon à peau ferme et grise tenait ferme sur ses jambes de neuf mois. Il jetait autour de lui ses yeux ardents et satisfaits, agrippé des deux mains au dossier du banc d’œuvre, sous les traits d’un petit quadragénaire. . Louise Malgache, venue en retard de son travail tout proche, se place dans la nef debout près de moi, bouquet funéraire en main : « Qu’est-ce que j’en fais ? » murmure-t-elle. - Donne à Benoît, en lui touchant le dos. » Ce quelle fit, et c’est fleurs en main que Benoît ouvrit la marche derrière le cercueil. Calme et digne durant tout le rite, à présent satisfait, accompli, en pleine représentation. 62 * Un jour se trouveront justifiés tous les préjugés sur les sexes et couleurs de peau. Craignons ce jour après lequel rien ne pourra plus changer. Nous rougirons en vérité d’avoir été ce que nous sommes. L’époux haïtien de Marie-République ne s’est pas présenté ; elle-même, en deuil de la tête aux pieds, les yeux étincelants, reçoit les condoléances aux côtés de son père. Trente assistants ici en comptant large. Sans oublier neuf ou dix flétrissures féminines du « Chœur mixte de Ribenstein», psalmodiant les répons sans trop de fausses notes. L’officiant précise la liturgie, faisant lever ou s’assoir, sans agenouillements arthritiques. Je me souviens des petites épaules secouées d’Igor, fils de F., seul digne parmi les tièdes. * Olga, épouse de Maurice, meurt à son tour en décembre douze. De combien survit-on à son épouse ? en pleine lucidité s’entend ; mourir en langue allemande (in aller Klarheit) vous aurait une autre allure. Mon ultime visite à feu Maurice, après son veuvage, avait eu lieu en allemand. L’infirmier de garde s’était inquiété. J’ai prétendu il le comprend. Il n’en était rien. Tout le temps que je m’adressais à lui, il détourna la tête vers l’écran sans dévier d’une ligne : « Les rhinocéros du zoo de Munich ». Il me faisait la gueule. Er hat mich sauer gemacht Ma sollicitude avait tourné en exhibitionnisme, comme tourne une mayonnaise. Je n’ai plus revu Maurice, mort ou vif. La maigre assistance à l’église pouvait être imputée au fils : il suffisait de ne pas informer la presse locale : le journal ne prend-il pas ses tuyaux funéraires auprès des mouroirs, par un constant affût de vautours ? * 63 X Louise Malgache, amante ou copine de rattrapage de Marie-Pascale, s’est retirée très vite des obsèques, rejoignant son lieu de travail. Je suis sorti sur le parvis parmi les groupes, tandis que les employés renfournaient sans égards, témoins ni états d’âme la caisse à ras de tôle à même le plancher sous ses petits rideaux de tabernacle. La fille de Benoît s’est retirée très vite aussi ; le bébé gris bronze fut aussitôt transmis à une jeune femme, qui n’était pas sa mère. Le vendredi suivant, je diffuse les galipettes pianistiques de Jean-Benoît, dont le père ne s’est pas départi un instant de sa dignité funéraire.
Marie-Pascale
Marie-République, fille de Benoît : n’a jamais visité que je sache Marie-Pascale, également potinière ; cette dernière ne blâme pas, mais constate, et rapporte. Je ne suis pas rancunière,mais j’ai la liste.
64 X
PATZARAS
Vous voilà bien guéri, monsieur Patzaras ; et soignez bien votre diabète. » Et un mort de moins dans les décès du cancer. Signe en bas de page l’équipe médicale au grand complet. Patzaras dépérit, rongé d’une atroce et tenace fatigue. Nous avons crémé sa grande carcasse, après la bénédiction catholique dont j’accepte mal la tolérance.
LES SACRILÈGES
Déploration chez les officiants de cette manie de proposer toujours aux gosiers les répons musicalement les plus nuls. Un jour on m’a surpris braillant à l’harmonium un Ave Maria de mon cru, bouche béante et l’air con, feignant d’ignorer la présence humaine, juste à côté de moi sur les dalles à me toucher. Un grand moment de solitude. Il cesse dès que le témoin s’éloigne.
J’ai rencontré deux fois, dans ce sentier couvert à pic vers la Seine, une novice des Sœurs de Saint Paul, appuyée sur un portillon de bois; fraîchement descendue de sa bicyclette elle me souriait. Qu’aurais-je fait ? hommes et femmes sentent ces pincements de cœur et se tirent des bordées de boulets.
Enfant je détestais l’amour. Chose gluante et chaude dont il ne fallait pas parler. Dont il ne fallait pas risquer cloques
la contamination. J’avais honte qu’un homme, plus tard, eût crié de plaisir sous moi. Mon prénom hurlé à travers tout l’étage. J’avais souillé cet homme. On ne touche pas davantage aux novices – poursuites au civil, au canon, au canin ? Se renseigner.
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Je réponds enfin au téléphone. Il m’a senti contraint. Il bute sur les mots, exprime son ravissement d’avoir bien joué. Se bredouille dans l’écouteur ses propres compliments. Je n’en comprends qu’un tiers - oui – oui - à intervalles judicieusement espacés. Benoît évoque la sonorité des voûtes ou des plafonds, m’invite dès le lendemain chez lui - mardi ? non car il visite sa fille qui n’a aucunement besoin de me revoir (et qu’en ferais-je).
En revenant de là il recevra son injection - peut-on vivre sans sexualité?- Arielle répondait je ne m’en souviens plus ; notre couple suivait sa vie définitive, au-delà des ardeurs.
Benoît me jouera des choses, donnera son disque.
Il faudra que je meure de bonne humeur.
Il se murmure que l’ordre de St-Malo ferait des avances à Jean-Benoît ; son divorce pourtant fait tache.
Depuis j’ai perdu mon téléphone portable.
Je le cherche partout, comme un chien. Mais les téléphones ne sentent rien.
Le Jean-Benoît d’en bas de pente
Sa vie importe autant que celle des nonnes.
Des confitures à demi-pleines traînent partout, percés jusqu’au fond de cuillers en aigrette. Il en goûte, revient composer, repart en prendre. Impénétrable au ménage. Paraît végéter sur site. Son abdomen évolue sans dégâts parmi les canettes ou les pots de caillé.
De petits insectes rampent au fond de la cuvette hygiénique .«Fais bien attention » s’ils t’attrapent ils te bouffent. J’ai pissé sur les parasites qui filent se blottir sous le rebord entartré.
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Respirer bien à fond en cas de détresse./ Le corps est le seul recours. Pour rien au monde je n’oublierais cette prière.
J’aimerais mourir en allemand. Ça aurait une sacrée gueule.
J’aimerais ne pas mourir du tout.
À l’officiant revient non pas «la puissance et la gloire», mais de plus en plus le soin de préciser les ponctuations liturgiques, debout, assis, sans toutefois passer à l’agenouillement si inégalitaire.
Je me souviens des petites épaules secouées d’Igor, 11 ans, aux funérailles de notre oncle. Seul émus parmi ces parigots du XIIIe. Nous étions, lui et moi, les seuls.
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Je planque dans sa rue, à l’abri du pare-brise. Je dois conduire Marie-P. en gare loin d’ici. Mon avance est considérable, je lis « Le Renégat » de Camus. Texte terrible, flamboyant. Soudain la porte du n° 20 s’ouvre, laissant passage à une jeune blonde vive et mince à cheveux courts qui s’enfourche une bicyclette. Marie-Pascale lui fait ses adieux d’une voix forte et artificielle de bonne copine. En une fraction de seconde je plonge sous le tableau de bord. La garçonne monte en selle en me souriant. Pascale m’a nécessairement reconnu, en face, garé devant chez Benoît. La jeune femme repart droite sur sa selle.
Lorsque Pascale me reçoit ensuite, elle sait que j’ai vu. Nous avons parlé de tout. Marie-Pascale nierait jusque sur le chevalet de torture. Cette confirmation m’aura beaucoup marqué : en effet, à tort, le lesbianisme me frustre et me rejette. La tendresse redoublée que j’éprouve pour Pascale tient de la complicité d’homosexuels des deux bords. Il me semble pourtant, malgré la raison, que chaque lesbienne me prive d’une partie essentielle : comme si le féminin m’était volé deux fois : la première fois par le refus de cette femme, la seconde pour avoir transféré le plaisir dans une autre, dans une contrée à jamais interdite, voire inconcevable : ce que la quadrature du cercle ou l’infini est aux mathématiques.
Les hommes ont besoin des femmes et réciproquement pour se porter caution les uns des autres. J’ai d’ailleurs tout ébruité avant d’en avoir la moindre preuve, ainsi que j’en ai coutume.
Je médis toujours en effet de tous ceux que j’aime, moi compris. Qu’une jeune cycliste mince vienne coucher avec une sexagénaire disgraciée. Qu’une fille en brosse à 7h du matin… prenons garde au cerveau reptilien. Mais j’ai tort, j’ai tort.
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Arielle gît dans son harnais d’arthrose, confiante qu’une opération suffirait pour qu’elle se lève et marche. Le résultat sera la canne et la claudiction.
Le fanfaron tout-venant devra bien reconnaître un jour qu’il n’est ni chasteté ni talent qui tiennent. Qu’une rencontre (« Ma réussite est faite de rencontres ») implique forcément d’avoir manœuvré, intrigué, louvoyé de toutes ses forces et bien pris son tour afin d’accéder, comme il est dit, aux bonnes personnes au bon moment. Il y faut une énorme énergie. Une immense prédisposition. Une phénoménale i schizophrénie, alliant la mise en scène des plus profonds tourments et de l’arrivisme le plus acharné. Sans en omettre, bien entendu, la main de Dieu.
Frère, serre ma main, tandis que nous tombons ensemble
DE QUI NE SOMMES-NOUS PAS TOUS LES JEAN-BENOÎT ?
hhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh
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Le Pathétique
Prise de conscience
Après les accablants délires de Jean-Jacques, voici les miens.
La faiblesse et les poils. Sur la poitrine, s’entend. Corps surpris dans la glace, nu et recroquevillé sous les poutres. De grosses poutres à trois pieds 1m60 du plancher, juste ce qu’il faut pour se défoncer le front aux moindres failles de conscience. Ajoutez les pieds glacés et la verge réduite à sa plus simple expression. Le philosophe a phroid aux pieds. Verge menue. À l’antique.
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La seule possession reste notre passé. Tant de passés s’enlacent à la surface de la terre en un immense nœud de vipères.
Il était autrefois un gros lard emmuré en plein ciel au douzième étage sans ascenseur. Il n’en descendait plus. Comme Cagliostro bouclé au châeau d’If, il ne voyait le ciel, scrutant les nuées de son plafond et son tableau de chairs et d’allégories : vertus, voluptés mamelues et fleuves aux barbes liquéfiées.
Il touchait ses modèles du bout d’une fine perche imbibée d’huiles et de fluides et reportait sur toiles d’affriolantes protubérantes. Ce peintre était rose avec une touche de porc. C’était un horrible désir. On l’eût dit fasciné par la seule géométrie. Mais les hémisphères pectoraux des modèles féminins le plongeaient dans la plus rageuse perplexité.
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Bien d’autres que nous avons croisés correspondraient aux Pathétiques. Me suis-je seulement croisé moi-même ? Quelles chairs n’ai-je pas torturées ? Êtres que j’ai croisés dans nos embouteillages, nous développons-nous l’un dans l’autre en dissolutions ?
Georges Benoît fut aussi de ces ombres mortes, menotté qu’il était sur un lit au milieu de ses chats odorants pour s’y faire macérer sodomie incluse. Révéler que son amoureuse-en-vain souffrit le martyre du frottis constant de l’inaccompli ? qu’il me lança un jambon de Bayonne en carton qui me rebondit sur les bras ?
Visages évanouis dans la tombe, je fais, pour vous, sonner mon serpent dans le concert des moines. En tribune et non pas dans le chœur. Mon Georges Benoît, qui n’existe pas plus dans les réseaux sociaux que Gavroche mort, logeait dans de vieilles pierres bordelaises. Ses chats portaient des noms de prestigieuses filiations. Il les soignait et les traitait avec dévotion.
Il peignait ses propres Léonor Fini, puis sombra dans la chatterie rémunératrice. Il appartient aux profondes années où nous tentions de vivre, palpant notre époque sans obtenir son incarnation. Nos vie ne sont ni vraiment vraies ni actives, mais un chatoiement de cimaises comme en présente le château de Bussy-Rabutin, exposant les portraits de toutes ses maîtresses.
Que Charles dAssouci me vienne en aide, qui se sépara, en chemin vers Paris, de Poquelin-Molière. Un essaim de milliers d’êtres commence à frémir dans ma tête. Mon Dieu j’étais un sixième comme les autres.
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DOCUMENTS DU 5 MAI 2022
Écrire à la main se révèle une bien curieuse aventure.
Plus libre mais plus volage. Pourtant scripta manent.
Les Pathétiques regroupe tous les Bovary de l’art : se vouloir autre que ce qu’on est. À ce compte nous le sommes tous.
SUR Z.
D’abord « Benoît ». Puis Georges Benoît. Puis Z. Puis Pascale P. dite Marie-Pascale.
L’écrivant, lo scribán, menace toujours de tourner en dérision ceux qui l’entourent. C’est en vain qu’Orlando s’en offusque. Pour Z., l’écrivant que je suis hésite : il ne le mérite pas ; c’est un ami, je l’estime, pour son jugement très sûr, puisqu’il m’a parlé de moi en bien : j’étais par nature exhibitionniste, je ne devais pas m’en faire une honte. Ce qui a transformé ma vie, et me démontra sa véritable amitié, car pour trop de clampins amitié signifie projection dans la gueule de tout ce que les autres n’osent pas te dire : Tu ne devrais pas faire ça, Tu ne peux pas penser cela. L’espèce en pullule.
Le vrai nom de Z. est Tonquédec. Bretons et Basques s’accouplaient entre grands marins, par femmes interposées. Il n’est donc pas stupéfiant que des bretonnants se soient acclimatés par ici, en des temps où les Basques poussaient jusqu’à Nérac.
Nous avons connu Z. par Miss Jew, dont le nom n’est juif que par déformation phonétique. Elle s’entichait de tout son cœur des cas sociaux croisant sa route, les vouvoyait de prime abord, puis les baisait, les malaxait, et le plus souvent les tutoyait. Elle aussi ferait partie des pathétiques ornant mes cimaises. Miss Jew peignait et peint encore.
Z. dessine et use de tous les graphismes : géométries et perspectives parfois côtoient d’étranges créatures en bérets basques. Textes terribles sur la folie, qu’il a connue. Sans doute très tôt, mais aggravée suite au choc lourd de sa tête sur les pavés, à deux pas d’un train de pneus. Il fallut le trépaner, d’où le surnom qu’il nous avait octroyé à tous : « les tamponnésdu bulbe ».
Il a voulu revoir la balourde automobiliste percutante, et n’avait pu s’empêcher, même en face à face, de la détester. Z. ne nous parlait pas de sa famille, alléguant que chacun avait porté sa croix, similaire à toutes les autres. Il écoutait nos étalages, nos tartinades de rancœurs en opinant de son mieux. Son nom de famille ne figurait pas sur ses œuvres. Juste trois lettres de pseudonyme. Il a vécu trente ans dans son appartelier, avec vue sur le mur d’en face, repaire d’où l’exfiltra (« il faut nous comprendre ») un proprio soucieux de ravalements réglementaires aux normes des nababs économiques - ainsi sont gentrifiés les vieux quartiers des villes.
Ce fut un mois d’aller-retours infatigables entre deux antres, le suivant agrandi d’un demi-cercle en balcon donnant sur les nuages, les merveilleux nuages. Il peignait là-haut d’étranges assemblages, qui ne représentaient plus rien. Ou bien des boules mal calées prêtes à rouler sur les voyeurs.
Et toujours ces carrelages de géants.
Il poursuivit sur ses carnets chiffon d’obsédantes séries de visages hagardes et masculines sous de stricts melons de Londres, les bras le long du corps. En vis-à-vis se lisaient des textes explicites qu’il avait écrits apitoiements mais qui saisissaient l’âme, à la façon des cloques sur les eaux.
Ne rappelons que pour mémoire les collages et autres ingénieuses techniques, dont Klaus Kinski est la plus belle émanation. Rien n’égalait dans l’ancien logement la foison vitale encombrant chaque espace si bien qu’il n’était pas possible d’y poser plus d’un pied à la fois. Le nouveau logement par contre, perché au quatrième, n’en avait accueilli qu’une partie, malgré le balcon ouvert sur le ciel. Physiquement Z. expose sous sa calvitie des traits raffinés, une voix caressante. Il porte volontiers des falzars bariolés qui s’agitent souvent sur un pédalier de vélo customisé, débordant de couleurs pétantes et de gadgets. Une première bicyclette lui fut fauchée par un amateur indélicat parfaitement con. Dans quel salon californien ou Polonais trône-t-il sous le regard des masques africains ou des totems du Pacifique ? Il faut bien que ce soit si loin, pour que nous ne l’avons jamais retrouvé.
Rien de tel qu’un vieux clou miniature amoureusement trituré en pleine garrigue héraultaise par un barbu chevelu à n’en plus distinguer la tête.
DU DIX JUIN
Nous ne saurions écrire sur nos amis, ce qui serait pure infamie. « Déchirer de la plume » dit-on. Jules Renard y perdit son journal par les pattes infectes de sa femme : il dit du mal des gens. Quelle sombre conne. Comme nous brûlerions d’ensevelir les gens sous les merdes ités dévastatrices. Nous ferions alors notre propre Pathétique, avec notre bonne bouille, par le truchement de nos émotions : envers toutes femmes, tous enfants, ados, rats crevés. J’en avais encore un sous le nez tout à l’heure, roulé du bout de ma pince au milieu d’un chiffon, et qui tiendra jusqu’au lundi des poubelles.
Ça me gratte un peu partout.
« Nous ne sommes que ce rat », n’est-ce pas…
Je relisais mes carnets de 30 à 36 ans : quelles platitudes ! Je n’étais pas fini. Voilà le maître mot du pathétique. Ça dénigre, ça ricane. Se louer, c’est vanité ; se blâmer, c’est bassesse. Gracián.
La mollesse matérielle de mes journées m’étouffe.
Plus rien sans l’ordinateur.
C’est descendre du pathétique au pitoyable.
Si tu es tel, tu écriras tel. Nous manquons toujours de sommeil. Souvent nous inventons la mort de nos proches. Nous serons cueillis comme de gros fruits fatigués.
Il y a des gens qui pensent. Et il y en a d’autres qui achètent des rideaux. Nous vivions au premier étage d’un bâtiment social. Parfois je parcourais toute la longueur des caves. Tout blême et tout ratatiné devant mes élèves, qui m’avaient guetté du fond tout au long. Faisant les courses au Cindy. Ratatiné, couvert de fausse honte. Vous faisiez moins le fier. Les orthographes modifiées sur les panneaux, c’était moi. Pour éviter tout narcissisme, qu’il est aisé mon Dieu de supprimer toutes les premières personnes. « Je », « Me », « Moi », « Mon ». On n’y voit que du feu. « F. C. fit ceci, fit cela ».
Présences floues et plurielles. Silhouettes et qu’il en soit ainsi. Les picots raides de la barbe entre les doigts comme des puces qu’on écrase. Parfois les bouffées de stade au gré des buts marqués, ratés. - sommeils attendus au bout de nos lumières. Le lit prêté par l’hôte ne doit pas être souillé. Qu’as-tu fait du réveil ? Entre les draps mon hôte. Étouffé dans les piles blanches. Les groupies se frottaient aux jambes des artistes. Les mouches palpaient les chairs de leurs tendres coussinets sur le rat qui pue. « Vous ne guérirez jamais de votre timidité ». Nous ne vous bercerons pas d’illusions. Allons écouter ce Monsieur ». Puis il est mort, du 6e étage. Les défenestrés recommencent en plein ciel. Dalida sur son lit. Jamais je n’aurai ce courage. Joulya m’avertit, menaçante: « Ne me fais pas ce coup-là ». Rassure-toi : papa sera lâche jusqu’au bout.
Gardez-vous des lignes prémonitoires.
Les Pathétiques revendiquent un péril imminent.
Comme un tabouret percé.
Il avait tant sommeil que ses yeux se fermaient.
Plus que la mort l’inquiétude rôdait autour du vieux couple.
Un piège s’est levé sur la journée.
J’ai beaucoup marché.
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Sorti de Jean Lorrain, éreintant styliste, étalant sa robe invertie en couverture d’Une femme, fuyant les moiteurs et autres sécrétions, contrainte souhaitée du plongeon dans les fluides - après un va-et-vient plus ou moins long le corps vibre et le baiseur éjacule en grognant.
Souviens-toi mon cœur de celle qui de tout son poids collait son ventre horizontal sur le lit, pour que nul interstice ne subsistât. Le lendemain matin la gueule incisive du fils aîné rappelait opportunément l’insomnie de mes aller-retours infructueux entre deux chambres.
Prends garde au grand massicot.
Tartines au beurre de Narcisse
L’adolescent éclate en sanglots.
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Zébu perdu au fond des caves bruxelloises.
Cinquante années d’obstiné pucelage.
Je n’ai pas dit ce qu’il faut faire. J’égrène juste mon itinéraire.
Mon Z zéro d’infini, cymbale du Zorn teuton.
Sous le rebord des soupiraux vitrés.
Écorché du Hard Metall
Satan Gothique atomisé insectifié chitinisé.
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