LECTURES 2047 B

C O L L I G N O N LUMIÈRES , LUMIÈRES 2047 B 2047 06 16 HARDT VANDEKEEN “LUMIÈRES, LUMIÈRES” CASTELOT “LE COMMENCEMENT DE LA FIN” 47 06 16 2 Dès 1809, peut-être même avant, Talleyrand trahissait Napoléon. Celui qui avait dit « La trahison n’est qu’une question de date » conservait le portefeuille des Affaires Étrangères dirions-nous et intriguait avec les têtes couronnées d’Europe. C’est sans doute lui qui a prononcé la formule « C’est le commencement de la fin », en pendant au fameux « Pourvou que ça doure » de Mme1 Mère (Laetizia). Le tome IV de l’épopée napoléonienne, due à Castelot, porte le titre Le Commencement de la fin ». Il commence pourtant par une espèce d’apogée, car la naissance du Roi de Rome semble fonder une dynastie. Pourtant, lorsque pendant la retraite de Russie éclatera le soulèvement bidon du capitaine Mallet à Paris, nul dans la capitale ne pensa au frêle enfant ni à sa sottissime mère, mais au retour des Bourbons. Tout cela se solda par quelques fusillades pour trahison, mais Napoléon n’en était pas moins revenu précipitamment de Russie pour veiller « au salut de l’Empire », c’est-à-dire prendre des mesures énergiques afin de montrer qu’il restait bien vivant. Quant à la retraite de Russie, tous l’ont encore en mémoire, de ceux de ma génération, qui a lu les anciens programmes, qui a lu Erckmann-Chatrian, voire Contes et nouvelles d’Alsace. Tant que Napoléon n’aura pas été interprété par Depardieu, on peut en effet craindre que les héroïsmes futiles paraît-il de la retraite de Russie ne demeurent lettre morte pour les jeunes générations bornées à la guerre 14-18. Lisez aussi Le colonel Chabert et Le médecin de campagne de Balzac, qui fut un des grands thuriféraires de l’Empire. L’Empire en effet, ce ne sont pas seulement des victoires, mais la grandeur et la dignité de la souffrance dans la retraite et la défaite. On pouvait déjà voir à quel point les Autrichiens s’étaient vaillamment défendus à Wagram, remportée de haute lutte. Comme disait un de nos soldats férocement naïf : « Pourquoi nous combattent-ils, ces gueux, au lieu de crier « Vive la France ! » … ? À Wagram, plus tard devant Moscou, puis à Leipzig lorsque eut lieu la bataille des Nations, les adversaires étaient animés par une volonté farouche d’en finir avec l’oppresseur , qui ne représentait certes plus désormais l’essor des libertés universelles du pays des Droits de l’Homme. Les Russes ont résisté, puis ont appliqué la politique de la terre brûlée, offrant à Napoléon le spectacle dantesque et HARDT VANDEKEEN “LUMIÈRES, LUMIÈRES” CASTELOT “LE COMMENCEMENT DE LA FIN” 47 06 16 3 néronien de la capitale des Russies en proie aux flammes : « Ce sont des Barbares… répétait L’Empereur atterré. Des Barbares... » - il dut fuir du Kremlin pour ne pas être grillé. Tout ce volume démontre bien l’affaiblissement chez Napoléon de la lucidité ; il se fait tromper par le tsar qui atermoie en attendant le Général Hiver, il s’imagine après sa retraite et le désastreux passage de la Bérézina posséder un grand nombre de troupes imaginaires, composées en effet de morts et de déserteurs. Je ne me souviens plus à la suite de quels effondrements il se retrouve sur le sol de France, menant cette campagne de France précisément qui força l’admiration des stratèges, autour de Brienne où il fut élevé, à Champaubert… Le pays est exsangue, Napoléon se voit contraint à l’abdication, au château de Fontainebleau. L’histoire s’accélère autant que mon récit-résumé, qui ne prend pas encore les mérites historiques ou non de Castelot, duquel me semble-t-il j’aurai tout dit en rappelant qu’il fut le grand vulgarisateur auprès du public français. Ce style simple, sans envolées, s’avère efficace dans le récit de la cérémonie des adieux, qui me tira des picotements lacrymaux. Certains des soldats brûlèrent les drapeaux et en avalèrent des cendres pour qu’elles s’incorporassent à leurs propres personnes. Des larmes furent répandues. Les esprits terre-à-terre s’affligeront de tant de sentimentalisme, l’Empereur n’ayant été comme chacun sait qu’un monstre altéré du sang des jeunes recrues, mais il y a une dimension qui manque aux esprits de nos jours : le sens de l’héroïsme et de la grandeur, largement remplacés par le culte de la vie et la terreur de la mort. Ce qui est particulièrement poignant sera d’une part le sentiment d’abandon de Napoléon, qui redescend des hauteurs du génie aux faiblesses humaines, lorsqu’il ne parvient pas à décider Marie-Mouise, sa sotte épouse, de le rejoindre à Fontainebleau. Cette dernière aimerait consulter son père, l’Empereur François d’Autriche, sans se rendre compte, ou en feignant de ne pas se rendre compte, qu’elle serait ainsi prisonnière du souverain autrichien. Il y a un moment où la volonté, où l’intelligence abdiquent. Chacun fait semblant de croire que la situation peut encore être sauvée. Le jeune Roi de Rome ne reverra jamais son père, à la grande indignation plus tard de Rostand, dont il faut avoir lu L’Aiglon – mais ce bonapartisme est devenu si désuet de nos jours… Pire encore, Napoléon est contraint de fuir pour se rendre à l’île d’Elbe. HARDT VANDEKEEN “LUMIÈRES, LUMIÈRES” CASTELOT “LE COMMENCEMENT DE LA FIN” 47 06 16 4 Les royalistes l’attendent dans la vallée du Rhône, la berline qui le transporte se fait lapider aux cris de Vive le Roi et Mort au tyran. Il doit même s’enfuir déguisé en secrétaire, sur un cheval, seul, à travers champs. Tout est fait pour donner à Napoléon les premières lueurs sanctifiantes du martyre. Pendant ce temps ont lieu de sordides tractations pour conférer ou non à Marie-Louise tel ou tel duché en Italie, de Toscane ? puis moins encore : Parme et Guastalla… Mais l’Impératrice tarde toujours à rejoindre son mari à l’île d’Elbe, où elle ne mettra pas les pieds. L’effondrement est total, Napoléon, trahi par tous, subit toutes les vicissitudes de la fortune, composant ainsi un destin fascinant, de l’extrême grandeur à la chute. L’ennui est que je ne possède pas suffisamment de science pour apprécier l’objectivité ou non de Castelot, qui me semble cependant conserver pour l’Empereur une pudique tendresse. Remarquable en particulier est la place qu’il accorde aux démêlés sentimentaux de l’Empereur pour son lectorat de chaisières ; au sort réservé à ce fils malheureux, Napoléon II, qui sera contraint à ne jamais revoir son père ; à la tentative de suicide de Napoléon Ier, qui demandait une dose supplémentaire pour crever enfin. Nul doute que cet homme n’ait ressenti toutes les ivresses du triomphe et toutes les angoisses de la déchéance. L’extrait que nous lisons suit immédiatement cette tentative de mettre fin à ses jours, en présence du grand écuyer Caulaincourt : « Peu à peu le spectre de la mort s’éloigne. «  - J’ai pris mon parti… Je vivrai puisque la mort ne veut pas plus de moi dans mon lit que sur le champ de bataille. Il faudra aussi du courage pour supporter la vie après de tels évènements. Quelques heures plus tard, il accepte de signer le traité qui donne à l’homme qui a régné de Hambourg à Rome la souveraineté de l’île d’Elbe – ce caillou dont il avait vu autrefois, de sa Corse natale, la silhouette se découper à l’horizon... » Eh oui ! On trouve chez Castelot quelque trace de cette emphase qui caractérise de nos jours un certain Frédéric Mitterrand… Le chapitre Treize peut commencer, appelé « La Calade », ce qui veut dire « le terrain en pente » ou « la dégringolade », entendez celle que dut HARDT VANDEKEEN “LUMIÈRES, LUMIÈRES” CASTELOT “LE COMMENCEMENT DE LA FIN” 47 06 16 5 faire le souverain déchu à travers les contrées hostiles. Ce chapitre est précédé d’un exergue de Napoléon, «la France aime trop le changement pour qu’un gouvernement y dure ». Redonnons la parole à Castelot : « Ce même matin, le valet de chambre Hubert gratte à la porte de la chambre et vient annoncer l’arrivée de la comtesse Walewska. « Marie ! Son épouse polonaise ! Après la naissance de son fils, Marie n’avait tout d’abord pas osé quitter la Pologne. Avec son tact délicieux elle avait senti qu’un retour rapide en France indisposerait l’Empereur qui semblait maintenant un jeune marié amoureux et paraissait n’être occupé que de satisfaire son épouse. « Elle n’avait repris le chemin de la France qu’après avoir reçu cette lettre de l’Empereur datée du 3 septembre 1810 : « Madame, «  Le duc de Frioul me montre une lettre par laquelle je vois que vous n’avez pas reçu celle où je vous faisais connaître tout le plaisir que j’avais éprouvé des nouvelles qu’a apportées votre frère. Si votre santé est bien rétablie, je désire que vous veniez sur la fin de l’automne à Paris où je désire fort vous voir. Ne doutez jamais de l’intérêt que je vous porte et des sentiments que vous me connaissez(1)  Elle s’était installée d’abord à Boulogne dans une charmante maison de campagne qui existe encore au 7 de la rue de Montmorency. Lorsqu’il se trouvait à Saint-Cloud, l’Empereur venait parfois lui rendre visite. Fort heureusement, la nouvelle impératrice, aussi jalouse que Joséphine, ne parut se douter de rien et lorsque le 31 décembre 1810 Mme Walexska fut officiellement présentée aux petits appartements des Tuileries, Marie-Louise laissa tomber sur elle le même regard indifférent qu’elle faisait habituellement glisser sur l’assemblée… Une compatriote de Marie, présente, elle aussi, le racontera : « Pas un sourire bienveillant, pas un regard curieux qui vinssent animer ce visage de bois. Elle fit le tour du cercle allant de l’une à l’autre comme ces poupées à mécanique qui roulent lorsqu’on les a HARDT VANDEKEEN “LUMIÈRES, LUMIÈRES” CASTELOT “LE COMMENCEMENT DE LA FIN” 47 06 16 6 remontées, montrant leur fine taille bien raide, leurs gros yeux de porcelaine d’un bleu pâle et toujours fixes »… Comment ne pas voir après cela l’antipathie non dissimulée de Castelot pour cette grosse bêtasse d’Impératrice, en opposition avec le tact passionné de Marie Walewska, venue ensuite à Fontainebleau présenter à Napoléon de partager son exil. Mais celui-ci préféra se draper dans la pose du persécuté que l’on exile, sachant qu’il se grandirait plus encore dans l’épreuve que dans les combats. Ainsi s’achêêêvre Le commencement de la fin, de Castelot, qui sera suivi par un volume consacré à Ste-Hélène. Merci de votre attention. HARDT VANDEKEEN “LUMIÈRES, LUMIÈRES” CASTELOT “SAINTE-HÉLÈNE » 47 06 23 7 Pour ce dernier tome de l’histoire de Napoléon Bonaparte, composé par Castelot, le ton se fait plus grave. Les réflexions qui nous assaillent deviennent plus sérieuses. Les clichés vont abonder. Ne nous attendons pas cependant à de profondes méditations poétiques et funèbres. Castelot n’est qu’un narrateur, apparemment neutre, finalement ému, faisant semblant de ne procéder qu’à l’enregistrement des faits, prenant partie pour son héros sous couvert d’objectivité. C’est à lui, à lui seul, à ses faits et gestes, au plus près, qu’il s’est attaché, avec large par accordée aux implications et complications amoureuses et familiales du personnage. Ne seront qu’esquissées les considérations politiques, édulcorée la portée des réformes du Maître de la France. Tout est en demi-teinte, mais c’est précisément cette coloration qui convient à la dernière portée de l’aventure. Elle commence, il est vrai, par le débarquement de Napoléon à Golfe-Juan. Vous vous souvenez que l’aller, vers l’île d’Elbe, avait été quelque peu périlleux et caillassé, dans les environs d’Orgon. Le retour ne fut guère plus glorieux. L’Empereur n’avait avec lui qu’un petit nombre de soldats appelés « Elbois ». Il dut passer par maints sentiers muletiers à travers les Basses et Hautes-Alpes, empruntant ce qui s’appelle actuellement la Route Napoléon. Mais les autorités militaires de Louis XVIII avaient bien l’intention de le capturer, et c’est un risque réel qu’il a couru en s’avançant au-devant de ses troupes. Les mots « S’il est quelque soldat qui veuille tirer sur son Empereur, qu’il le fasse ! » n’ont pas été prononcés tels quels, mais n’impliquaient pas infailliblement l’adhésion de la troupe. Ce n’est qu’à partir de Grenoble que l’équipée s’est transformée en « vol de l’Aigle, de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame ». Louis XVIII s’est enfui en regrettant, vous savez quoi ? ses pantoufles. « Il n’y a rien de plus précieux, vous l’apprendrez un jour », dit-il à un dignitaire qui l’accompagne, »qu’une paire de pantoufles qui s’est faite à votre pied ». Quand il partit, les escaliers du Palais Royal retentissaient de pleurs et de cris « Mourir pour le Roi ! » - et comme il est étrange, pour nous autres laïcisés – car le Roi est d’onction divine – de constater que l’on aimait encore ce représentant podagre de la vieille France. Lorsque Napoléon retrouve ses Tuileries, il lui reste cent jours, habituellement nommés Les Cent Jours. Le petit génie de Castelot fut d’intituler son chapitre « Cent Jours », sévèrement, comme HARDT VANDEKEEN “LUMIÈRES, LUMIÈRES” CASTELOT “SAINTE-HÉLÈNE » 47 06 23 8 un arrêt mathématique du destin : « Voilà tout ce qu’il te reste » - en dépouillant cette appellation de toute perspective. Il n’y en avait en effet aucune. Malgré les décisions prises bien à contre-cœur par Napoléon d’accorder plus de libertés à un peuple qu’il avait muselé, aucune autre issue ne restait que la guerre. Et chacun sait qu’eût-il vaincu à Waterloo, la lutte se fût poursuivie jusqu’à abattre le tyran, sur qui s’est abattu le mépris des gens de bien de toute l’Europe. Napoléon fut encensé, adulé, mais tout autant méprisé, lui, comme usurpateur et comme sabreur, par des gens incapables de sentir la grandeur, de penser plus loin que le bout de leurs pantoufles précisément, d’aller plus avant que « pas beau la guerre », « vilain la mort ». Voilà que je m’y mets aussi. Ça ne vous est donc jamais venu à l’esprit qu’une belle mort pouvait racheter une vie de con ? Mourir pour la Patrie, pour l’Empereur ! C’est pour cela que Waterloo fut si acharné : la gloire contre la paix. Assimilée au gros bon sens meurtrier, convaincu de délivrer l’Europe ! Même Castelot ne parvient pas à se passionner ! Qu’il est plat, qu’il est terne, qu’il est précis avec sa petite carte – indispensable d’ailleurs… Nous trouvons évident que c’est Balzac dans Le médecin de campagne, plus encore l’épique Victor Hugo, qu’il faut lire, en prose et en vers, lorsqu’il s’agit d’évoquer Waterloo ! Il faut de grandes orgues, et non pas un petit chalumeau ! Aux charges du maréchal Ney, aux furieuses attaques des Écossais gris, seuls des mugissements conviennent… Si vous allez à Waterloo, assistez à la reconstitution de la bataille en assauts cavaliers sur un cercle d’écrans cinématographiques, dans la salle du Belvédère, vous serez outrés, jusqu’à en éclater de rire, par la grandiloquence cocardière des commentaires. C’est Grouchy ! - C’était Blücher – imbécile de Grouchy, qui mangeait une tarte à la fraise au lieu de « marcher au canon » comme le lui répétait son entourage ! Il s’en tenait aux ordres ! Ah ! vil exécutant ! Et Cambronne refusa de se rendre : La garde meurt mais ne se rend pas ! voilà ce qu’il a dit, et non pas son fameux « mot », dont il se défendit farouchement dans les salons – et qui donc fuyait de la sorte ? hélas ! La Grande Armée – relisez, relisez Hugo, c’est tout ce qu’il nous restera dans mille ans, lorsque les bachelier en forme plancheront sur les langues anciennes, comme ceux que je surveille en ce moment d’un œil. « Jetant fusil, shakos, » (enjambement) « Jetant les aigles ». Ce fut dur d’abdiquer encore, sous le regard des traîtres, réemployés faute de mieux, re-traîtres. HARDT VANDEKEEN “LUMIÈRES, LUMIÈRES” CASTELOT “SAINTE-HÉLÈNE » 47 06 23 9 Cette fois-ci non ! il ne s’agit plus de Napoléon II, mais bel et bien des Bourbons, l’empereur ni son entourage ne s’y trompent plus. Il croit pouvoir se présenter au peuple britannique pour se rendre à lui, cela se passera au large de l’île d’Aix. Noter à quel point les populations, à Niort, à Poitiers cette fois-ci, l’acclament, lui demanderont même de se mettre à la tête de l’armée de la Loire pour reconquérir le pouvoir. Chose que le traître duc d’Otrante alias Fouché entend bien empêcher fût-ce en projet. Le mépris avec lequel fut traité Napoléon par son ancien peuple comme par le gouvernement britannique ne fera qu’aviver les couleurs de son auréole, et peut-être a-t-il recherché ces excès d’indignité afin qu’ils se reflétassent plus tard sur sa gloire. « Si j’étais allé aux États-Unis », dira-t-il, « je pouvais revenir dans les trois mois ! » Voire… Le prince Jérôme s’y exila bien, mais ne pensa qu’à vivre paisiblement. Plus tard à Sainte-Hélène, combien de fois Napoléon ne refit-il pas la bataille de Waterloo, ne reconsidéra-t-il pas le bien-fondé de sa reddition ! lui aussi eût voulu recomposer son destin, lui aussi s’estima trahi : « Si j’étais resté en Égypte, j’aurais pu conquérir les Indes ! » Illusion… Mais à bord des vaisseaux anglais qui se le repassent, il ne veut pas croire à cette rumeur qui enfle, qui remplissait déjà les cours du congrès de Vienne avant même son départ de l’île d’Elbe, et qui ne contribua pas qu’un peu à sa « folle équipée » des Cent-Jours : on le trouvait trop proche ! On avait déjà évoqué Sainte-Hélène ! Alors, il valait le coup de tenter le retour… Voyez combien j’adhère aux thèses, prouvées d’ailleurs, de Castelot… Et combien je compatis à l’arrivée à Sainte-Hélène. Cette île, avec ses falaises de basalte, sans m’en rendre compte, je m’en suis inspiré dans mon petit livre à sa mémère. Et Napoléon prenant possession de sa demeure de Longwwod, combien je le suivais ! Je me disais : « Tiens, j’inventerais un proscrit, il examinerait la disposition des pièces » - déjà pris, sujet déjà traité, je l’en suis alors avisé. C’est le passage concernant le séjour de Sainte-Hélène qui m’a le plus intéressé, car on l’étudie peu, vu son peu d’influence sur l’Histoire. L’homme privé et l’homme public ici se rejoignent, et Castelot y trouve sa mesure, comme en 1796, alors que Bonaparte n’était qu’un intrigant corse. C’est d’ailleurs ce qu’il est redevenu, l’administration anglaise et son balourd Hudson Lowe veillant tout particulièrement à ce qu’aucun document ne porte la moindre référence à quoi que ce fût d’ HARDT VANDEKEEN “LUMIÈRES, LUMIÈRES” CASTELOT “SAINTE-HÉLÈNE » 47 06 23 10 « impérial ». Napoléon est traité en général et prisonnier et s’indigne, engueule mémorablement son geôlier en plein air. Hudson Lowe avait tenté quelques accommodements, quelques réconciliations, mais Napoléon avait tout fait pour le brusquer. C’est là, il le sait, et à propos de cela, qu’il entre dans la légende, illustrant terriblement à lui seul le thème grandiose de la Roue de la Fortune. Jamais il ne lui sera permis de se promener sur toute l’étendue de l’île, ni d’entrer en contact avec ses habitants, qu’on craint qu’il ne soulève, peut-être ? Il existe des relations plus détaillées des dernières années de l’Empereur, où nous apprenons qu’il joua quelques semaines en compagnie d’une très jeune fille anglaise de 14 ans, qu’il séduisit peut-être la fille d’un de ses officiers d’accompagnement, qui mit au monde là-bas « le premier Français » dit-elle « jamais entré sur l’île sans l’autorisation de l’administration britannique » - humour. Apprenez que Las Cases ne chercha qu’à faire ce qu’on appelle « un scoop » et disparut ingratement le jour où il eut réuni toute sa documentation, que le médecin florentin Antommarchi n’était spécialiste qu’en dissection à l’usage des cours d’anatomie et persista jusqu’au bout à qualifier de «diplomatique » la maladie qui devait emporter l’Empereur, et que cette dernière, après autopsie, se révéla un bon ulcère de l’estomac et non du foie, devenu cancer par suite du mauvais moral de Napoléon qui effectivement se rongea les sangs dans un climat malsain. C’est uniquement de ce climat qu’il se plaignit en employant le verbe « empoisonner » : jamais il ne crut, et Castelot en demeure d’accord, puisqu’il n’en parle pas, à la thèse d’un véritable empoisonnement. Sa mort fut précédée de plusieurs mois de vraies souffrances (« comme si, dit l’Empereur, « on m’enfonçait un couteau là et qu’on le tournât sur lui même « ), et d’un progressif et considérable affaiblissement. Les derniers mots de Napoléon furent « tête… armée », « tête de l’armée » - « rapatriement » vraisemblablement, et non pas la « tête armée » que Victor Hugo a voulut retenir : il fallait évoquer Dieu sait quelle Gorgone – mais a-t-il vraiment prononcé le nom de Joséphine, monsieur Castelot ? morte en 1814... et Marie Walewska en 1817. Certains ont affirmé, ultra-bonapartistes sans doute ! qu’il avait évoqué son fils… quant à sa mère et à son oncle le Cardinal Fesch, ils s’étaient contentés de lui envoyer des prêtres fort crétins, Letizia s’étant même fiée à un voyant lui annonçant que son fils n’était pas mort, et devrait revenir en Europe ! HARDT VANDEKEEN “LUMIÈRES, LUMIÈRES” CASTELOT “SAINTE-HÉLÈNE » 47 06 23 11 Et c’est ainsi qu’autour de la tombe désormais vide l’on planta des grilles, de celles qui auparavant délimitaient l’enceinte de ses promenades sur l’île… Plus tard, en 1840, lorsqu’un corps expéditionnaire français vint récupérer le corps de Napoléon, tous les bâtiments tombaient en ruines, ou bien avaient été transformés en écurie, l’emplacement du bureau laissait la place à une mangeoire ! Un administrateur n’avait-il pas inconsciemment - « on ose l’espérer » commente Castelot – déclaré que le nouvel usage des appartements de l’Empereur était le plus approprié qu’on eût pu trouver ! Les Anglais eux-même se montrèrent gênés lorsqu’on vint reconnaître le corps à peu près intact : juste les ongles de pieds qui en repoussant avaient troué le cuir des bottes. Un masque mortuaire fut envoyé à Marie-Louise, qui le donna en jouet aux enfants de son intendant. Et le corps revint en France à bord de la Belle-Poule jusqu’au Havre et de la Dorade jusqu’à Paris… Les Anglais voyaient là un moyen d’affaiblir Louis-Philippe, et ce dernier un moyen d’augmenter sa popularité… Des grognards veillèrent par 8 sur le sarcophage de 1 200 kilos, Paris fut défiguré par d’innombrables arcs de Triomphe et autres frontispices allégoriques, et Napoléon repose non pas au Panthéon, où il eût fait de l’ombre aux autres, mais aux Invalides, à l’intérieur même d’un tombeau de marbre, au sein du peuple français qui s’en fout impérialement, mais peut-on le lui reprocher. Ainsi s’achève l’épopée, ainsi se tordent les mouchoirs, ainsi se clôt la porte de l’Histoire... HARDT VANDEKEEN “LUMIÈRES, LUMIÈRES” de TRYON-MONTALEMBERT Renée « LA cabALE ET LA TRADITION JUIVE » 470630 12 Le mot « cabale », comme le mot « sabbat », comme tout ce qui vient des Juifs, a été noirci et sali : le sabbat est ce jour où doit se célébrer l’harmonie du monde créé par Dieu, et la cabale est l’acceptation, étymologiquement, de la connaissance. Telle est l’idée de cette introduction aux mystères de la cabale, dans une édition désormais introuvable datant de 1974, et si moderne dans le ton qu’elle adopte. D’emblée se profile une dimension historique, laquelle m’échappa quelque peu, car faisant appel à une chronologie juive – je suis goy pur porc. Ensuite est abordée la question dialectique, où chacun peut se retrouver. Voir d’abord la tradition rabbinique, plus intellectuelle, représentée pour simplifier par Maïmonide : pour ce dernier, le salut est accordé essentiellement à ceux qui intellectuellement étudient la Torah. En revanche pour les cabalistes, l’essentiel est la pureté du cœur, quel que soit le bagage intellectuel qu’on transporte. Cependant les rabbins ne s’opposent pas formellement à la diffusion d’une doctrine, ou plus exactement d’un corps de recherche, à la fois réservée à une élite mystique, et accessile par le conte, la parabole, à l’ensemble du petit peuple. Le volume dont nous parlons, de Renée de Tryon-Montalembert et de Kurt Hruby, ne prétend pas épuiser tous les arcanes de ce système de pensée, mais nous y initier simplement. Nous devons avoir à l’esprit qu’il s’agit d’une manière tout à fait particulière de raisonner, ou plus exactement de sentir et de déduire, qui n’a rien à voir avec nos façons occidentales modernes, par déduction claire et logique. Le cabaliste connaît du monde surnaturel par le moyen non de la logique mais de l’analogie, de l’abstraction synthétique et de la valeur intrinsèque des signes. Son texte de base est la Torah, HARDT VANDEKEEN “LUMIÈRES, LUMIÈRES” de TRYON-MONTALEMBERT Renée « LA cabALE ET LA TRADITION JUIVE » 470630 13 mais aussi le livre de la Splendeur plus connu par Borgès et ses adeptes sous le nom de Zohar. Ce texte peut s’interpréter à la lettre, de façon symbolique, de façon numérique, de façon mystique. Il est impossible de restituer les merveilleux raisonnements qui courent sur tout cela, vous n’avez accès qu’à de la vulgarisation de vulgarisation, avec tous les risques d’approximation, et nous présentons nos excuses aux spécialistes. La seule chose assurée et séductrice, c’est que la logique de la cabale est interne, et ne s’applique qu’à elle. Un ensemble de constructions de l’esprit aussi absurdes que rationnelles des tautologies, des évidences présentées sous des jours tellement plausibles qu’on en vient à oublier que tout cela est peut-être interchangeable. Une pensée qui était la nôtre au Moyen Âge, avant l’invasion de l’esprit scientifique. On pense au Pendule de Foucault d’Umberto Eco, où tout peut-être mis en rapport avec n’importe quoi. Première vision, celle des trois colonnes du raisonnement, ce que l’on dit d’une part, le contraire de ce que l’on dit d’autre part, et la colonne du milieu, qui réconcilie les opposés (notez que Dieu se trouve précisément au point de jonction et d’abolition des contraires, ce qui est une bonne façon de dire qu’il est insoluble). Illustration : deux rabbins disputant et se disputant sur le sens de la parole de Dieu, celui-ci répondit du haut des cieux en disant qu’ils avaient raison tous deux, l’excellence de la création se manifestant justement dans la luxuriance des contradictions : « Vous avez parlé tous les deux selon la volonté et pour la plus grande gloire de Dieu ». Cela rappelle ces prétentions philosophiques affirmant que la grandeur de l’homme consistait précisément dans sa détresse, que l’aboutissement de la quête n’était pas le but, mais la quête elle-même, et autres élucubrations masquant la grande misère du raisonnement humain. Variante : tu crèves, tu crèves. Mais ces raisonnements spécieux séduisent, et permettent de se voiler la face derrière un magnifique bouquet d’artifice. Deuxième raison fécondante : l’Adam Kadmon ; c’est-à-dire que nous ne sommes tous qu’un seul et même homme – Je suis la plaie et le couteau / Je suis le soufflet et la joue / - chacun de nous est l’humanité entière, et quiconque sauve un homme sauve le monde entier. HARDT VANDEKEEN “LUMIÈRES, LUMIÈRES” de TRYON-MONTALEMBERT Renée « LA CABALE ET LA TRADITION JUIVE » 470630 14 Noter que le Messie ne viendra sur terre que le jour où l’Adam Kadmon atteindra la perfection, nous ne sommes pas près de le voir. D’autant plus que chaque parcelle de notre corps figure une parcelle de l’univers, lieu commun que les savants sont en train de redécouvrir : poussière d’étoiles magnétisée pui condensée. Donc, chacun de nos actes dépend des mouvements de l’univers, et se répercute aussi en lui, d’où une réhabilitation plausible de l’astrologie ; d’où une possibilité de connaître l’avenir, de s’adresser aux corps intermédiaire peuplant l’inter-monde ; enfin une utilisation utilitaire et bassement superstitieuse de la cabale, dénoncée par les véritables cabalistes et juifs de stricte observance ou hassidim. Autre vision, celle des couronnes de Dieu, dont on ne doit pas prononcer le véritable nom sauf en une cérémonie annuelle : représenté par le tétragramme Y – H – V – H ; sinon il ne faut en parler que par périphrases, dont Adonaï, Elohim – qui n’est pas un pluriel. Nous nous y sommes plongés avec les mêmes délices que dans une méthode de tarots ou l’un de ces systèmes délicieusement absurdes mais si esthétiques et si merveilleux au sens miraculeux du terme. Ces couronnes s’appellent des « séfirot ». On les répartit en groupes de trois horizontaux, qui se lisent aussi en groupes ternaires verticaux. À chacun de ces six groupements correspond une morale, une façon de voir, d’ordonner l’univers. Au départ de toutes ces combinaisons se trouve l’Éïnn-Sof, point où se trouvait Dieu dans tout son devenir et d’où procéderait toute la création, ce qui pourrait s’accorder, de loin, avec la théorie du Big-Bang – masse infinitésimale douée d’une densité gigantesque. Mais les cabalistes récuseraient tout cela, tant il est absurde d’évoquer la « densité » de Dieu. La cabale m’est ainsi apparue comme une ingénieuse combinaison de tout ce que l’humanité peut produire en matière de poïèsis, de poésie. De façon tout aussi efficace que la médecine ou les sciences physiques, par le biais de l’intuition. Pensée en éblouissement d’enfance qui se serait instantanément développée sans le passage rétrécissant de la descente testiculaire. Adultes et cabalistes ne seraient que des ésotéristes de pacotille. Par exemple, il existe une clé numérologique des Écritures, puisqu’en hébreu comme en grec ancien, chaque lettre est affectée d’une valeur numérique... Les savants HARDT VANDEKEEN “LUMIÈRES, LUMIÈRES” de TRYON-MONTALEMBERT Renée « LA CABBALE ET LA TRADITION JUIVE » 470630 15 dissertent donc sur tous les mots présentant le même total numérique en additionnant leurs lettres, démarche magique par excellence. Ou encore, sur les mots formés par les premières lettres de tous les mots d’une phrase, ce qui est la science des acrostiches. Exemple - je vais vous en mettre plein la vue grâce à Emile Ajar "La vie devant soi', je cite mes sources : "Sh'ma Israël, Adonaï elohenou Adoneï ehhot, bouroukh sheïn kweït malhoussé loeïlom boët", grande prière d'Israël. Cela donne S-I-A-E-A-E, B-S-K-M-L-B", où vous pouvez intercaler des voyelles, l'hébreu ne les notant pas toutes. Vous obtenez un autre teste ou paratexte, que les spéculateurs n’ont pas manqué de charger de pouvoir dans l’intercession divine. Quel enfantillage ? mais aussi quelle science, quelle sacralisation ; ces choses ont été crues, étudiées, le sont encore, comme autant de moyens d’atteindre Dieu sait quel Dieu, certifié par des siècles de dévotion ou de recherches. Si l’on accepte la pensée symbolique ou analogique, tout devient justifiable, depuis les bandelettes de prière du rabbin jusqu’au balancement rituel , qui est le vacillement – chose magnifique – de la flamme de l’âme sous le souffle de Dieu. Et que dire de cette idée dont je comprends que l’on soit persuadé, à savoir qu’Israël est le peuple des prêtres, qui montre au monde entier comment il devra devenir un jour – non pas « orgueilleux et dominateur » - mais particulièrement humble, et fier de l’être. Ne pourrait-on pas trouver ces marques de sagesse, ces raisonnements ancestraux et antiscientifiques, dans d’autres contextes ? Assurément, d’où la nécessité de légendes, accompagnant la pensée cabalistique et aussi bien rabbinique dans les siècles, e qui ancrent ces données universelles de l’esprit humain dans un folklore assignable à la seule communauté juive par là reconnaissable. Nous noterons toutefois une opposition formelle avec d’autres systèmes religieux à propos du rapport de l’homme à Dieu : Dieu est la réponse à l’interrogation que tu lances vers le ciel ou vers le mur, Dieu est l’écho de toi, deuxième personne du singulier : si tu lui parles il te répond, dans un dialogue personnel avec l’amour de chacun de nous. Toujours enclin à tout désacraliser, j’aurais bien dit que chacun se fabrique son propre Dieu, et que de ce dédoublement proviennent la confiance en soi et la victoire. Tous les croyants savent bien que Dieu n’est qu’un miroitement du néant, que l’extrême méditation mène au sommeil qui est la solution des méditations, dans le sens où l’on a trouvé, mais dans le sens également où tout se dissout… HARDT VANDEKEEN “LUMIÈRES, LUMIÈRES” de TRYON-MONTALEMBERT Renée « LA CABBALE ET LA TRADITION JUIVE » 470630 16 La cabale ne prétend pas résoudre ou dissoudre quoi que ce soit pour vous. Mais elle est adaptée comme dit la postface à notre monde qui cherche à s’évader d’un rationalisme tourne-en-rond à notre époque, point tant différente de 1975 ou de 1437 (quand je respecterai quelque chose je vous ferai signe – et qui se résume dans cette exclamation tirée de « Zarathoustra » : « Nous ne voulons plus savoir, Maître, nous voulons croire. » Nous nous sentirions personnellement bien plus proche de la Cabale que du bouddhisme, parce que la cabale respecte mon individualité, la transformant en dualité par ma recherche permanente du dialogue avec cet autre moi-même qui est Dieu, mais je ne connais rien encore au bouddhisme, et qui sait si je suis jamais allé au-delà des oripeaux de la Cabale… Cela s’appelle La Cabbale et la tradition judaïque », c’est de Renée de Tryon-Montalembert et Kurt Hruby, c’est paru aux éditions CELT, « Bibliothèque de l’irrationnel », collection dirigée par Louis Pauwels, c’est introuvable, à moins d’écumer les bouquinistes. Je vous en lis un passage tiré au sort, vers la fin, qui est un peu le début : « L’essentiel de la tradition bouddhique consiste, on le sait, à dépasser l’apparence des choses qui n’est autre que le voile transparent de l’illusion. Pour ce point de départ, l’attitude est la même chez le novice du bouddhisme ou du Zen et chez l’apprenti cabbaliste. Mais tandis qu’avec le bouddhisme l’initiation doit permettre à l’âme de déboucher en définitive dans la dissolution à l’intérieur du grand Tout, ne retrouvant ce pour quoi elle est faite qu’en perdant sa propre existence parcellaire génératrice du mensonge et du mal, l’initiation de la Cabbale nous fait accéder à la découverte d’un Dieu personnel avec qui un véritable dialogue peut et doit s’établir. Ce Dieu est, par essence, inconnaissable ; et nous n’en pouvons jamais atteindre que l’ombre et le reflet. Mais, comme le dit Safran : « L’homme de la Cabbale pense Dieu en termes de «négation affirmative » (Safran, la Cabbale, opus citatum, pp. 279/80), de telle sorte que sa rencontre avec le « Néant » divin, bien loin de l’absorber dans une « néantisation » qui ferait disparaître sa propre individualité, lui laisse pressentir la présence d’un « partenaire » où il peut enraciner l’autonomie de sa propre personne. Pour le Zohar (Z., III, 256 b), la révélation suprême est celle du Moi divin, l’Anokhi : «  Moi, Je suis l’Éternel ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte » (Exode, XX, 2). L’homme de la «  Cabbale nie la possibilité de connaître l’essence de Dieu. Cependant, son savoir lui permet de se HARDT VANDEKEEN “LUMIÈRES, LUMIÈRES” de TRYON-MONTALEMBERT Renée « LA CABBALE ET LA TRADITION JUIVE » 470630 17 «  rendre compte qu’il existe un mystère de Dieu. » C’est ici qu’intervient la Révélation. Or, « la « révélation de l’Anokhi est la révélation originelle et la plus complète qui puisse être, d’un Dieu « personnel » (id. ibid., p. 290). Il est alors aisé de passer de la découverte du Moi divin à celle du Moi personnel, en se référant à l’Anokhi de Dieu pour découvrir l’Anokhi de l’homme. Lorsque l’homme s’aperçoit qu’il existe un Anokhi, un Moi, et que cet Anokhi lui adresse la parole, il découvre son propre être, se rend compte qu’il peut devenir également un Anokhi. Jusqu’à présent, certes, il a existé, mais il a ignoré son existence et ne s’est pas interrogé à son propos. N’en déduisons pas que la mystique de la Cabbale passe à côté de l’abnégation et du sacrifice de soi, et néglige de dépister les illusions que chacun se plaît si volontiers à entretenir sur soi-même. Rabi Mikhaël de Zlotchov, un disciple du Ba’al Shem, redoutait tellement les fantasmes de son propre Anokhi qu’il disait : »Quand je paraîtrai devant le tribunal suprême, j’aurai de quoi trembler. Certes, « quand il me sera demandé compter de la petitesse de mon savoir, je pourrai rétorquer que je suis « innocent, l’Éternel ne m’ayant gratifié que d’une médiocre intelligence ; lorsqu’on en viendra à mon « manque d’ardeur dans le service divin, je pourrai invoquer ma faible complexion ; et si je suis « interrogé sur le peu d’aide que j’ai apporté aux pauvres, je rappellerai l’exiguïté de mes propres « ressources. Mais, je m’y attends fort, il me sera posé, pour finir, une question terrible, pour laquelle « aucun argument de réponse ne pourra me venir aux lèvres : « Sans intelligence, sans force ni talents, « sans fortune, d’où pouvait bien venir ton orgueil ? » Le paragraphe suivant porte pour titre AU-DELÀ DU DOGMATISME : UNE CONNAISSANCE et commence comme suit : « Il nous reste à voir comment et dans quelle mesure l’optique de la Cabbale peut rejoindre la tendance actuelle qui cherche à rejeter tout dogme extrinsèque à l’homme, celui-ci devenant mesure et centre de toutes choses ». Est-il besoin de vous recommander de fouiner désormais chez les bouquinistes, afin de vous procurer l’introuvable La Cabbale, de Renée de Tryon-Montalembert et Kurt Hruby – vous le reconnaîtrez au signe de l’Infini en or sur couverture cartonnée noire afin de trouver la réponse à la question invoquée plus haut, et si vous ne trouvez pas la réponse, sachez que la question elle-même est la réponse... HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” MOLIÈRE « LE MALADE IMAGINAIRE » 2047 07 07 18 Molière est mort. Voilà une grande nouvelle, sinistre à souhait. Je me demande même si c’est vrai. Devant parler du «Malade imaginaire », je suis partagé entre deux clichés : exalter notre héros national, présent sur toutes les scènes et à toutes les sauces, devant lequel se pâment les générations d’enfant traînées par leurs professeurs, cultivés et fachos ; ou bien gémir devant la capitulation en rase campagne des enseignants français à laquelle il me fut donné d’assister hier après-midi, véritable Nuit du Quatre Août de l’école ? Car bientôt, Réformistes de tout poil, elle ne sera plus qu’un semblant d’enseignement assuré par des valets de Bill Gates, devant des perroquets. Le malade imaginaire, c’est l’Éducation nationale, avec la différence qu’Argan, dans la pièce de Molière, se proclame malade, alors que l’Éducation nationale est déclarée malade par le monde extérieur, et a fini par le croire, par intérioriser tous les maux dont l’accuse la voix du peuple déchaîné. Nous sommes tous à nous flageller, pour complaire aux imbéciles, aux docteurs Diafoirus. Vous les connaissez, tous ces gens qui déblatèrent sans rien savoir, à l’aide d’un vocabulaire qu’ils sont seuls à comprendre. Ils mêlent du latin, du jargon, des raisonnements spécieux, et pendant ce temps-là, le faux malade crève. Les Diafoirus, père et fils, s’appellent professeurs de l’IUFM, Institut Universitaire, s’il vous plaît, de la Formation des Maîtres, en majuscules dans le texte. J’ai trop de choses à dire, et c’est trop grave, et je sais parfaitement que je n’aurai que dix auditeurs. On a tué Molière. Mais pas au sens où on l’entend. Pour quelques années encore il sera étudié. Pour quelques années encore on traînera les enfants devant les scènes. Puis viendra un Diafoirus, qui décrétera que tout cela, c’est de la littérature morte, qu’il vaut mieux que les élèvent montent leur propre pièce. Avec quels éléments ? Les Diafoirus père et fils ne le disent pas. De même, chaque élève devra-t-il en première, à partir de l’année prochaine, établir un dossier personnel, à l’aide des documents obligeamment fournis par monsieur Bill Gates. Cet exercice durera toute l’année. Nos Diafoirus, qu’ils s’appellent Allègre ou Jack Lang, introduisent ainsi la monotonie dans le travail des élèves. Ces derniers seront spécialistes avant d’avoir acquis un minimum de connaissances générales internet (on se signe) et le prof devront fournir aux élèves tout le matériel, leur mâcher tout le boulot, HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” MOLIÈRE « LE MALADE IMAGINAIRE » 2047 07 07 19 puis les élèves, soutenus par leurs familles (bravo ! bravo!) exigeront leur 18 sur 20, parce qu’ils auront tous trouvé le bon document. Le même pour tous d’ailleurs. Ils auront gagné, nos réformateurs en chambre : le pouvoir de noter aura enfin été enlevé à cette sale race de rétrogrades, les – j’ose à peine prononcer ce nom qui sonne comme l’onomatopée d’un crachat : profs.Fini les notes à la tête du client, ou selon l’origine ethnique, comme j’ai pu le voir imprimé dans Télérama ! « Les profs découragent les élèves d’origine maghrébine », en toute lettres dans le journal ! Quand j’ai flanqué un zéro à un élève d’origine portugaise pour avoir recopié un manuel, il faut bien que vous sachiez, honorables citoyens qu’on encule, que je l’ai fait par xénophobie ! Parfaitement ! c’est ce qu’ont insinué les parents, auprès, tenez-vous bien, du recteur lui-même ! Désormais, l’élève n’aura plus qu’à recopier Bill Gates, et obtiendra son 18 sans problème. Fini, le répugnant arbitraire du – prof ! - disons « enseignant », c’est tout de même moins répugnant. Et Molière dans tout ça ? Il aurait paraît-il stigmatisé (non ce n’est pas une obscénité ; couché !…) les médecins pour n’avoir pas su découvrir l’origine de son mal. Le poumon ! le poumon ! - alors que les symptômes énumérés par le Malade Imaginaire ne montrent qu’une parfaite bonne santé. ...Les médecins étiquettent très bien, mais ne guérissent guère… Ils tuent... ...Les merdias tuent l’école. Ils ont donné la parole au Pâ-euple – ceux qui ont raté leurs études ? Bob Marley à la place de Mozart ? L’un, et l’autre. Et qu’ont-ils dit, Ceux-qui-ont-raté ? « L’école, c’est chiant ». « Les professeurs n’ont pas su intéresser ». Question : l’ envie de travailler vient-elle exclusivement du professeur ? Question : les incompétents, les Diafoirus, en décrétant et proclamant que les profs étaient des cons et des bourreaux, n’auraient-ils pas, par hasard, démotivé eux aussi les élèves ? ...La culture n’a-r-elle pas de charmes en elle-même ? ...Ouvrir un livre ? J’ai dit un gros mot, là : livrelivrelivre… Quand j’avais un prof chiant – j’ouvrais un livre… On peut même ouvrir internet...mais je n’allais pas décider tout à trac que tout ce qu’on apprenait c’était de la merde sous prétexte qu’il fallait l’apprendre… Je n’avais pas non plus des parents qui me disaient « Ferme donc ton bouquin et viens regarder le foot... » Les Deschiens, je ne trouve pas ça drôle, je trouve ça sinistre. Parce qu’on peut très bien les HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” MOLIÈRE « LE MALADE IMAGINAIRE » 2047 07 07 20 prendre au premier degré : « Et c’est Yourcenar, peut-être, qui va la tailler, la haie ? » La culture n’a jamais servi à rien. Les émissions sur Blaise Cendrars, champion de brasse à un bras, sont reléguées à 1h 40 au matin. Les informations sportives tiennent parfois les trois quarts du temps. Et si un jour on nous parlait théâtre au lieu de sport ? « Ça va faire chier tout le monde ! » - vous croyez que je suis constipé quand on parle de sport ? Le peuple veut être « à la page » ! Zineddine Zidane fait rêver, fait réfléchir. Molière, plus. Au secours. Molière, soigne-toi toi-même. Rigole, crache ton mollard sanglant. Mais il est mort. Oui,mais le Malade Imaginaire est toujours vivant. Argan, incarnation de la bonne santé, ne succombe pas à la tentation des saignées. Molière mourant vous envoie une haleine d’espoir, avec Toinette. Brave la mort, cura te ipsé, « connais-toi toi-même ». Éducation, n’écoute pas ceux qui veulent te couper un bras pour que l’autre se porte mieux, te crever un œil pour te faire voir deux fois mieux de l’autre, n’écoute pas les élus et les réélus, tu as en toi toutes les forces du monde, l’éternité du corps humain, du corps culturel ; et c’est tout cela qu’on veut te supprimer, pour des potions, des clystères dans le cul. Les fachos veulent te faire croire qu’on peut tout savoir sans avoir rien appris, rédiger des thèses sans avoir rien compris, on va supprimer les notes, supprimer les cours. Le patron n’aura plus qu’à choisir entre les bons, ceux des écoles privées, et les mauvais, le volant de main-d’œuvre taillable et corvéable à merci, et qui sortiront, hélas ! des garderies publiques. Message bien court, mais bien grave. J’ai sans cesse hésité d’une page sur l’autre. Prenons la page 3 d’une ancienne édition Larousse : « Nouveaux Classiques », fondés par Félix Guirand, dirigés par Léon Lejealle, tous deux agrégés des Lettres, illustres bienfaiteurs. Le Malade Imaginaire donc, comédie-ballet. En bas de la page figure la vignette Larousse, un grand L et une femme soufflant sur une fleur de pissenlit, « Je sème à tous vents », et la mention de bas de page : « Librairie Larousse (Canada) limitée, propriétaire pour le Canada des droits d’auteur et des marques de commerce Larousse. - Distributeur exclusif au Canada : les Éditions françaises Inc(orporated?), licencié quand aux droits d’auteur et usager inscrit des marques pour le Canada. » Salut aux amis québécois, dernier rempart avant l’invasion barbare… Non, je rigole… Quoique… HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” QUINTALLET « EN ATTENDANT GODOT » 2047 07 21 21 En attendant Godot a suscité des commentaires d’autant plus nombreux que l’auteur, Samuel Beckett, n’a rien fait pour y encourager. Il disait « J’ai voulu écrire ce que j’ai écrit ». Cependant, il faut bien que les potaches et les cabotins s’instruisent. Voici donc, pour l’instruction des foules, un fascicule de couleur jaune paru dans la collection Bréal sous la plume de l’inconnu mais excellent Quintallet. À le prendre par l’extérieur, ce petit ouvrage s’achève sur un bon conseil, tendant même à remettre en cause la nécessité de tels opuscules : on ne saura trop conseiller, est-il dit en substance, de se reporter le plus possible à l’œuvre elle-même, « pour Beckett plus encore que pour bien d’autres ». On peut se demander pourquoi Beckett aurait droit à plus de consultation directe de ses textes qu’un autre auteur, mais on approuve la composition en boucle, un avertissement rappelant en tête de la brochure, selon une formule désormais consacrée, que « le photocopillage tue le livre ». C’est ainsi que l’on a de plus en plus recours aux résumés ou aux critiques afin d’obtenir de bonnes nonottes aux examens. Peut-être un jour les dissertations seront-elles utilement complétées par des récitations, de mémoire, parfaitement, de mémoire. Plus commentaires, bien entendu. Et souvent il faudra les compléter, les étoffer, par ces livres qu’écrivent les universitaires sur d’autres livres. Pressenti pour jouer le rôle de Lucky, « l’heureux » , « le chanceux », antiphrase pour désigner le personnage réduit en esclavage par un tyran, je n’avais jamais remarqué dans son monologue le sens de ses bégaiements. «L’acacacacadémie » dit-il dans son monologue d’ « Anthropopopopologie » présentent, bon Dieu mais c’est bien sûr ! les mots enfantins « caca » et « popot», à mettre en relief éventuellement dans la diction ! Les savants dont il mentionne les travaux, à part Testu et Conard, aux nome transparents, ne valent pas mieux que ces derniers : Fartov renvoie à to fart, « péter » ; « Steinweg », « chemin de pierre, et « Petermann », « homme pétrifié », suggèrent l’ossification progressive d’une humanité en vois de déshumanisation. Je n’avais pas pensé à tout cela, et Quintallet, vaillant commentateur, me mène sur des voies riches en découvertes. Jamais avant lui je n’aurais pensé que les élucubrations de Lucky, le sous-homme, le « knouk », pouvaient bien constituer le message central du texte En atttendant Godot. Tout y est passé en revue, depuis Dieu, personnage scatologique à barbe blanche en qui, visiblement, HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” QUINTALLET « EN ATTENDANT GODOT » 2047 07 21 22 Beckett ne croyait pas (« Le salaud ! » dit Hamm dans Fin de partie, « Il n’existe pas ! » ), jusqu’à l’homme, en train de rétrécir « depuis la mort de Voltaire », et ce malgré ses innombrables activités sportives, « le football, la natation, l’équitation, l’aviation, la conation » - qui est une activité philosophique », ce qui, m’est-il suggéré, n’est pas sans rapport avec la part de plus en plus réduite de l’homme dans les préoccupations de la collectivité humaine. Là où notre commentateur n’attire pas mon approbation, c’est lorsqu’il voit dans la tirade de Lucky, l’homme brutalisé, des effets essentiellement comiques. Non ! j’y vois, vu de l’intérieur, du désarroi, de l’absurdité (le mot était très à la mode dans les années cinquante), une démolition du langage, mais il est de fait que le public rit, quand Lucky fait tomber ses lourdes valises. Je ne vois pas non plus dans Pozzo, maître odieux de Lucky, un bourgeois arrogant et suffisant, bien que le texte le suggère. Bref, je veux reconnaître dans tous les personnages d’En attendant Godot, et en premier chef dans ses clochards, l’éclatement d’une même personnalité en ses peu redoutables et rebutantes facettes, qui seraient les facettes de l’Adam universel, prêt à mourir et triste à mourir. Chacun veut peut-être se confisquer son « Godot » (la pièce) et se proclamer détenteur de la seule vérité de Beckett. Quuintaller le dit bien : ce ne sont là que des hypothèses, les plus vraisemblables. Gênant, n’est-ce pas, que l’auteur « ne se soit pas exprimé ». Il a bien eu raison, les auteurs ne disent que des conneries. Les commentateurs aussi, qui tiennent à voir des allusions personnelles dans chaque ligne écrite, comme si cela devait éclairer quelques pistes. La colossale « Vie de Mahler » de je ne sais plus qui ne nous éclaire nulle part sur la génération de quelque symphonie que ce soit. Il faut produire un volume de la collection Bréat, destinée aux étudiants qui ont Beckett au programme ; il vous y est donc appris que Beckett vivait dans la misère oupeu s’en faut, qu’il se réfugia pendant la guerre à Roussillon dans la Drôme si j’ai bonne mémoire, qu’il passait parfois des heures à la terrasse d’un café, sans rien dire, en compagnie du peintre Bram van Velde, et que Ionesco l’estimait. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” QUINTALLET « EN ATTENDANT GODOT » 2047 07 21 23 Pour remplir, nous avons aussi le résumé des intrigues de quelques-unes de ses pièces, de plus en plus dépouillées, jusqu’à « souffle », très facile à répéter, ne consistant qu’en une très longue inspiration dans le noir, suivie d’une très longue expiration dans le noir, ce que je me permets de trouver génial. Oh les beaux jours, Fin de partie, Le Dépeupleur. Mention est faite de ses romans, Molly, etc., par lesquels il comptait bien plus sûrement pour parvenir à la notoriété, alors qu’En attendant Godot n’était pour lui qu’une pochade perfectionnée. C’est très salutaire, cela, qu’un commentateur attire l’attention sur le caractère fragmentaire, hypothétique, voir aléatoire de son propre commentaire. Il éveille la curiosité, donne envie d’en savoir plus, d’en lire plus. Et il a le courage, pourtant, de livrer des réflexions déjà faites avant lui, car il faut bien donner du grain à moudre aux cerveaux : « Godot » rappellerait « godasses », celles que le clochard Estragon a bien du mal à enfiler, ou bien « Dieu » (God’s arse ?) qui sert à marcher lui aussi, mais dans le droit chemin – ici, Vladimir et estragon, les deux amis, sont arrivés dans un no man’s land, un no god’s land. Ils n’ont plus qu’eux. Ils n’ont plus de femmes. Ils représentent peut-être l’abandon, à mon tour de dire, peut-être la déchéance. Ils ne bandent plus souvent, sauf s’ils arrivaient à se pendre. Beckett a refusé qu’ils fussent joués par deux femmes, car deux femmes ne sont pas deux hommes, ces derniers représentant bien plus la banalité proprement humaine. Ce sont des amis, malgré les brouilles. Estragon plus brute, moins instruit, Vladimir plus intellectuel, mais radoteur. Ils s’appellent « Gogo » et « Didi », peut-être pour représenter le verbe to go – or ils ne bougent pas, et « dire » (dis, dis »), deux opérations essentielles dans la vie, mais ce sont là peut-être de bien vaines élucubrations. Il est en tout cas deux expressions que l’auteur refuse d’utiliser à toutes les sauces, celle d’ « absurde », qui qualifiait immanquablement toute œuvre ayant succédé à Auschwitz et Hiroshima, deux négations de la raison, l’absurde chez Camus, l’absurde chez Ionesco (entre parenthèses, un très bon et rapide parallèle, très bon parce que rapide, entre La cantatrice chauve et En attendant Godot, sensiblement contemporains), et l’adjectif « tragique », lui aussi suremployé. Ce sont pourtant les deux mots les plus évidents, « absurde », « tragique », et j’eusse été tenté de les redécouvrir à ma propre sauce… HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” QUINTALLET « EN ATTENDANT GODOT » 2047 07 21 24 Comique ? Music-hall ? Voir la scène très difficile à réussir de l’échange des chapeaux. Il est difficile, nous dit le commentateur, d’étiqueter cette pièce, qui semble rompre avec toute la tradition théâtrale, et qui a suscité maints épigones, ou, soyons clair, copieurs. Tout est difficile. Pozzo et Lucky, ce serait l’homme et son âme, ou, la société et l’artiste, « sans lui je n’aurais pas pensé », dit à peu près le tortionnaire. Nous retrouvons Vladimir et Estragon dans Fin de partie, sous les noms de Hammer et Clov, cette fois dans une atmosphère confinée de bunker et de paralysie. Cette polyvalence dans l’interprétation, jointe à l’unité d’un désespoir (ou d’une résignation!) énigmatiques, ont sans doute fait que, parmi les dix premières œuvres du XXe siècle demandées à Dieu sait quelle étude statistique, En attendant Godot est la seule pièce de théâtre d’avant 1960. J’y mettrais bien aussi Le Diable et le Bon Dieu, qui est son exact contraire, bavarde, démonstrative, thésarde, mais bien désespérante aussi. Mais Beckett, Ionesco, Cioran, qui fut l’ami de Beckett, moururent néanmoins fort âgé, après avoir montré au genre humain toute la générosité dont ils étaient encore capables ; Beckett mourut en 1989. Son œuvre théâtrale, remarquablement unitaire, marque notre siècle d’un sceau de nihilisme, ou de foi, ou d’espoir, qui sait ? ...rien ne remonte plus que les aphorismes de Cioran. Quand il n’y a plus rien à faire, c’est peut-être là que nous avons le plus de raisons d’entreprendre quelque chose – mais que dit Beckett ? du moins son respectueux et ironique, en tout cas pas le moins du monde pontifiant commentateur ? Tirons au sort : 111.Il nous y est parlé de La dernière bande, écrite en anglais puis traduite, alors que les autres sont directement en français. Interrogé sur son changement de langue, Beckett répondit qu’il avait écrit en français à partir du moment où ils s’était rendu compte à quel point il était con. Son anglais était très fleuri, très littéraire. Il lui a fallu le français pour se dépouiller. Écoutons La dernière bande. La dernière bande, de 1958, porte le titre original de Krapp’s last tape, passe pour la pièce où Beckett aurait mis le plus de lui-même, au niveau autobiographique – ce qui ne peut de toute façon, étant donné son extrême discrétion quant à sa vie privée, nous donner que des indications fragmentaires et incertaines. Pourtant on ne peut, sous l’amère ironie du personnage unique de cette pièce, s’empêcher de deviner une part de l’auteur. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” QUINTALLET « EN ATTENDANT GODOT » 2047 07 21 25 « La dernière bande met en effet en scène un seul personnage, vieux et mal en point comme la plupart des créatures beckettiennes. Il se livre à un rituel qu’il pratique, semble-t-il, depuis fort longtemps : il enregistre ses idées, ses impressions, sur un magnétophone à bande (d’où le titre). L’évolution accélérée des techniques risque de donner à brève échéance au dispositif scénique des allures préhistoriques, alors que l’œuvre était assez innovante voici une quarantaine d’années : (…) les enregistrements se faisaient sur des bandes d’une dimension plus importante, enroulées sur des bobines plastiques (...). C’est donc un appareil de ce type qu’utilise Krapp. « Il semble plus intéressé par l’audition de ses bandes plus anciennes que par l’enregistrement d’une nouvelle session. C’est ainsi que le spectateur, écoutant en même temps que Krapp ses bandes d’autrefois, comprend qu’il a décidé, jeune encore, de consacrer son existence à la réflexion, à la pensée philosophique, et donc de renoncer, entre autres, aux plaisirs de l’amour. Un enregistrement pourtant retient son attention : celui où il relate son expérience amoureuse avec une jeune fille, et la promenade en barque qu’il fit avec elle. « Le motif est repris de Fin de partie, où Nell (la mère de Hamm) tentait de sortir Nagg de son gâtisme en lui rappelant une semblable promenade sur l’eau. Plus lointainement, on trouve là un héritage littéraire qui peut remonter aux Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau, voire au-delà, et dont l’expérience bucolique des vendanges à Roussillon évoquée dans En attendant Godot était un autre avatar. Plus nettement qu’ailleurs, La dernière bande marque l’opposition irréductible entre l’aspiration et la réalité, la tendance humaine à vouloir l’idéal et l’oubli trop fréquent d’un bonheur possible mais négligé parce que jugé médiocre ; » ...Ce que c’est de se battre les flancs tout de même… Il n’en reste pas moins qu’il vous est loisible de lire, après représentation, ou avant,le volume consacré à En attendant Godot de Beckett, par le courageux et intelligent Jacques Quintallet, dans la collection jaune « Bréal ». HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” MISRAHI « UN COMBAT PHILOSOPHIQUE » 2047 07 28 26 Les Éditions du Bord de l’Eau publient dans leur collection « Clair et net » une série d’entretiens réalisés avec le philosophe Robert Misrahi et le concours du questionneur Nicolas Martin. L’ouvrage s’appelle en entier Un combat philosophique, à la ligne, Pour une éthique de la joie. Il convient en effet selon Misrahi de lutter contre la morosité, le pessimisme ambiants, qui ne sont que des solutions de facilité, car quoi de plus commode que de jérémiader sur tout en attendant la mort. Soit. Examinons donc d’abord la théorie de Misrahi, ou plutôt non pas sa théorie, mais sa démarche, souple, susceptible d’inflexions multiples. Chaque homme,nous dit-il si j’ai bien compris, est mu, qu’il le veuille ou qu’il le nie, par un principe de plaisir et d’efficacité. Il veut se réaliser le plus possible,en faisant profiter le plus grand nombre de sa réalisation, ce qui exclut tout projet de domination du maître sur l’esclave. Là où le bât blesse, c’est lorsque Misrahi avance que les missions impossibles doivent être abandonnées, en toute logique. Premièrement, je poursuivrai toute ma vie mes buts impossibles à atteindre, même si je sais que c’est impossible. De toute façon tout est impossible, puisqu’il y a la mort. Deuxièmement, les hommes ne s’expliquent pas par la logique, je ne le crois pas. Troisièmement, il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. Eh bien d’après Misrahi, si, on n’est pas honnête en prétendant cela. Tout la question est de savoir en fonction de quoi se bâtit un projet humain. Soit en fonction d’une transcendance, soit en fonction du désir et de la joie, soit en fonction d’un avenir. Sur quoi en fait se fonde la liberté de l’être humain. Si j’ai bien compris, la liberté selon Spinoza – or Misrahi s’est maintes fois penché sur ce philosophe-là – n’est que la conscience de son déterminisme : « Si la pierre qui tombe avait une conscience, elle se croirait libre. » Cette chose est récusée par Misrahi, qui n’adhère pas entièrement à Spinoza, sous prétexte qu’il s’y est souvent consacré. Donc, le projet de la liberté humaine se fonde en fonction de l’avenir : pour Sartre, la transcendance, ce à quoi l’on obéit, l’idéal si vous voulez, c’est la projection de soi dans l’avenir, en vue d’une satisfaction. Mais pour Misrahi, ce n’est pas encore assez : il avoue d’ailleurs, outre son admiration, une certaine déception tout de même vis-à-vis de Sartre : la descripion du projet de la liberté humaine selon Sartre lui semble tout de même un peu trop mécaniste. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” MISRAHI « UN COMBAT PHILOSOPHIQUE » 2047 07 28 27 Non. Pour Misrahi, nous devons, à cette projection dans l’avenir qui n’est transcendantal que par un habile jeu de mots, rajouter la notion de désir et celle de joie. Or, constate-t-il, le désir est souvent associé, par suite de nos racines judéo-chrétiennes, à un péché, ou du moins, et nous rejoignons même le bouddhisme, à un manque. De même la joie s’associe-t-elle trop souvent à l’extase de nature mystique. Non encore. Cette « joie », que je trouve mal désignés, ce ne sont pas les mots qui manquent pourtant, demeure chez Misrahi assez mal expliquée : si elle ne correspond pas à un quelconque « bien de l’espèce humaine » (le bien serait la simple préservation de l’espèce), ni à une idée de Dieu rémunérateur et vengeur, alors qu’est-ce que c’est ? Une joie « en soi », comme les battements du cœur, qui se produisent dès le « point sautant » du fœtus ? ...Quelque chose d’inné ? Voilà bien nos négateurs de Dieu : ils expliquent tant bien que mal le problème du mal, car du haut en bas de la nature tout le monde s’entre-dévore de la façon la plus cruelle, mais ils ne parviennent pas à expliquer comment il se fait que nous ayons le sens moral : qui nous a mis ces idées de réalisation de soi communicable au plus grand nombre ? Moi non plus je n’aime pas cette facilité du dégagement en touche appelé « Dieu ». Mais Dieu, ou le domaine des idées (qui est un Dieu déguisé), rend du moins compte de ce mystère en nous. L’absence e Dieu n’explique rien du tout. Pourquoi nous autres humains avons-nous envie de faire le bien pour nous-mêmes et de le transmettre à nos frères ? Pour rien. C’est comme le pavot,  qui fait dormir en vertu,je cite, de la « nature dormitive du pavot ». Peut-être que si l’on soumettait le problème à Misrahi, ce dernier répondrait qu’il ne peut répondre à tout, que la philosophie ne peut répondre à tout, qu’il n’est pas le détenteur d’un secret ou d’une doctrine… Mais je me demande dans ce cas si Misrahi n’a pas tout simplement trouvé le moyen d’avoir toujours raison en toute modestie. Il ne tout savoir. Au lieu du mystère de Dieu, nous avons le mystère des insuffisances de la raison humaine. Notez que c’est tout de même plus sain. Il se paye même le luxe de tonner contre la solution militaire en Bosnie, émettant doctement des appréciations selon lesquelles « on’aurait dû faire autre chose que HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” MISRAHI « UN COMBAT PHILOSOPHIQUE » 2047 07 28 28 de bombarder de haut sans risque », « on aurait dû envoyer des soldats se battre corps à corps » caril faut être prêt à mourir pour la liberté, or trouvez-moi un seul de ces petits Américains douillets prêts à perdre la vie ou un bras pour la liberté, moi non plus quoique français – et de se déjuger quelques pages plus tard, constatant qu’après tout, les forces d’occupation de la Bosnie n’avaient pas fait du si mauvais boulot, bravo Misrahi, cela nous change de ceux qui sont sûrs d’eux et ne démordent jamais de leur avis quoi qu’il arrive. Très bien ! mais autre objection – Misrahi soulève des tempêtes d’objections, les marges de son ouvrage ont été rageusement annotée par votre serviteur : si je suis libre, et que je n’ai aucune volonté ; si je suis libre, et cloué sur un fauteuil roulant ; alors, suis-je coupable, parce que je suis aboulique par exemple, parce que je suis dépressif, de ne pas user de cette liberté. Misrahi parle sans cesse d’une réflexion « qui débouche sur l’action ». Et si je suis incapable d’action, moi ? Si je suis passif, désespéré, fataliste, ou tout simplement flemmard ? Haro sur le baudet ? Cela fait irrésistiblement penser aux Jeux Paralympiques, qui plongent dans le désespoir définitif tous ceux qui n’ont pas pu y arriver. Comme disait Alain : « Qui a vu quelqu’un fermement décidé à obtenir de l’argent manquer à en obtenir ? » Autrement dit : si je reste pauvre, c’est que je l’ai bien voulu, les chômeurs chôment parce qu’ils sont feignants et autres broutilles… Bref, Misrahi, si je n’aime pas l’action ? Si la moindre action devait provoquer la douleur et le piétinement sauvage de mes prochez ? Tu t’imagines donc que chacun a toujours et en tout le choix ? Tu ne vois pas que si j’agis, c’est justement que je n’espère rien ? Ou bien oui, j’espère, puisqu’il paraît que cette démarche du faux désespoir est éminemment malhonnête, mais ne vois-tu pas que cet espoir est reporté après ma mort ou dans le ciel des idées ? Je prétends moi que le désespoir est fondateur, et non pas la joie. Que s’il n’y avait pas le désespoir, personne n’agirait… Et par-dessus le marché, on peut être flemmard et se plaindre, car c’est le lot des humains, souvent, et qui peut vouer aux gémonies les humains ? j’ai horreur des philosophies ou des raisonnements du genre « qui n’est pas libre, fort et viril est un con », ou « si tu ne fais rien pour t’en sortir tu n’as pas le HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” MISRAHI « UN COMBAT PHILOSOPHIQUE » 2047 07 28 29 droit de te plaindre » : ma foi si, alors ! « Y’a qu’à ! y’a qu’à ! » Chacun sa contradiction, chacun sa souffrance, chacun sa merde mon vieux, je t’interdis de juger celle des autres et de décréter qui l’a méritée ou qui ne l’a pas méritée. Heureusement Misrahi ne verse tout de même pas dans le terrorisme de la liberté, celui qu’inflige Sartre à ses auditeurs et lecteurs : « si vous n’êtes pas libres, vous êtes des cons ». Ou du moins des cloportes, des pitoyables. Misrahi dit qu’il dépend de vous de tout tourner au positif ou au négatif. . C’est le sujet qui pose l’objet, et non pas l’inverse, ce qui permet ici de glisser que le libéralisme économique est une aberration, car il proclame que l’homme doit obéir aux lois du marché, alors que tout de même ce sont bien d’autres hommes, appelés profiteurs, qui font croire que les lois du marché sont scientifiques et universelles. Mais en dépit des crises de rage qu’il a suscitées en moi, Misrahi m’aura appris une chose : que je suis responsable de mon interprétation:sije suis un philosophe de la joie, tout tournera à mon avantage. Si je suis l’un de ces philosophes contemporains renfrognés, tout me tourne à désavantge – et pourtant, ne s’agirait-il pas, ici, d’une variante de la méthode Coué ? « Je me regarde dans le miroir tous les matins et je me répète avant la journée : depuis quelque temps, je constate que tout en moi et autour de moi, tant sur le plan matériel ou intellectuel, va de mieux en mieux ». Je veux bien que Misrahi ne souhaite pas utiliser un langage abscons, mais tout de même, là ; il m’a fait penser à un éditorial de Sud Ouest. Et si l ‘on réfléchit bien ou peu, je ne suis pas encore décidé, tout l’ouvrage ici édité semble une rhapsodie de grosses maximes de gros bon sens apparent, de sagesse des nations, avec suffisamment de faux-fuyants, de dérobades, d’entourloupettes et de modesties savamment calculées, pour tout dire en ne disant pas grand-chose. Tel était mon premier dessein ; j’y ai renoncé, car il semblerait que le propos de Misrahi mérite mieux qu’un assommage, quoiqu’il n’en passe pas très loin… Quant à son interlocuteur, il renvoie très intelligemment la balle, tout en commettant une fois de plus ce lieu commun de la « religion » qui serait faite pour « relier », alors qu’il s’agit d’une racine latine signifiant « observance des rites magiques », mais ça, on l’occulte, n’est-ce pas, messieurs du clergé… Passons ! Je vous offre un HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” MISRAHI « UN COMBAT PHILOSOPHIQUE » 2047 07 28 30 passage du Combat philosophique – pour une éthique de la joie », quelque chose de bien verbeux (ce qu’il n’évite pas toujours, dans son souci d’être précis : « Bref », dit-il, « au-delà de Sartre, au-delà de Husserl, j’essaie d’écrire un sujet qui puisse d’abord correspondre à la réalité bien entendu, et qui puisse rendre hommage ou utiliser, si l’on veut » - bravo la grammaire, monsieur Misrahi - « tout ce que l’histoire de la pensée philosophique a pu m’apprendre, à utiliser au mieux (en les dépassant, en les éclairant, en les critiquant les unes par les autres) les inspirations d’un Sartre, d’un Spinoza et d’un Husserl. Je m’inspire parfois de l’inspiration de l’un ou de la méthode de l’autre. J’enrichis (je tente d’enrichir!) par exemple, l’inspiration spinoziste et la méthode de Husserl. Ou bien l’inspiration sartrienne et la méthode de Husserl. « Et je tente d’aller plus loin en décrivant complètement tout ce que ces auteurs me permettent de décrire, et en décrivant concrètement un sujet tel que, eux, ne l’ont pas décrit encore. Ils n’ont pas écrit encore, aucun d’eux n’a écrit un sujet qui soit à la fois le désir comme liberté, fût-ce dans la confusion et l’obscurité, et le sujet comme liberté, en tant qu’elle recherche non pas n’importe quoi, non pas la liberté elle-même, comme le croit Sartre, mais la joie ! Chez nos contemporains, nul ne relie le sujet à la recherche de la joie. Voilà, je crois, à peu près, ce que j’ai tenté de faire et la manière dont je me situe. Je ne sais pas quelle est la valeur de la réalisation que j’essaie de mettre sur pied, mais c’est là en tout cas mon projet. « PHILOSOPHE OU PENSEUR ? » est le titre ou plus exactement l’annonce du paragraphe suivant (procédé astucieux permettant de parcourir l’ouvrage de façon abréviatrice et féconde), consacré à une longue question de Nicolas Martin, l’interlocuteur : « Lors de notre premier entretien, chaque fois que je me suis efforcé de «bousculer » votre pensée jusque dans ses retranchements, vous avez déjoué, avec un talent et un savoir consommés, toutes « ces attaques » ; la plupart du temps, en essayant de pousser le point de vue des pragmatiques, par exemple, dans ses excès les plus caricaturaux. » (Les gens – vous en rencontrerez des tas – qui vous disent « c’est comme ça parce que c’est comme ça, et arrêtez de nous prendre la tête »). Rien d‘étonnant à cela, reprend Nicolas Martin, puisque, comme vous le précisiez à l’instant, « vous HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” MISRAHI « UN COMBAT PHILOSOPHIQUE » 2047 07 28 31 cherchez des philosophes qui pourraient décrire le désir dans la même liberté d’esprit que le fait Spinoza, mais avec des méthodes neuves ». Je voudrais mettre cette posture en relation avec le souvenir, un peu lointain, d’un livre de Patrice Loreaux (« Le tempo de la pensée », Seuil « La librairie du XXe siècle », 1993) qui traite, notamment, de «L’exigence de la dureté ». C’est dans un chapitre consacré à Jean-Toussaint Desanti. De mémoire, afin de penser librement, il convient de se déprendre de « l’entente préalable du soi » (le pensant) et de cela même qu’on s’efforce de penser (le pensable). Voilà pourquoi ce rapport entre soi et ce que l’on pense sera dur. Il sera dur parce que, libre de toute « préentente », ce rapport entre pensant et pensable contraint le penseur à formuler une parole qui reste, qui peut restée, non comblée. Le penseur étant celui-là même qui s’efforcera de se déprendre de cette préentente ; il cherchera, par exemple, à se mettre en difficulté en investissant des lieux de pensées qui lui sont étrangers. C’est-à-dire, pour vous, des philosophes qui précisément ne chercheraient pas à « décrire le désir dans la même liberté d’esprit que le fait Spinoza ». Doit-on en conclure, puisque vous semblez écarter cette logique de l’insécurité propre au penseur, que vous êtes davantage philosophe que penseur ? (À vrai dire je ne suis plus très bien, car notre questionneur me semble se contredire : Misrahi n’écarte pas du tout « la logique de l’insécurité ! au contraire ! mais ce dernier reprend. « Je souhaite être philosophe et non penseur parce que l’idée de penser les choses… - est-ce que je peux le dire tout simplement comme je le sens ? - Allez-y ! » - mais c’est vous qui irez, chers lecteurs, car vous seriez curieux je n’en doute pas d’entendre la voix de Misrahi, le tortueux, le cauteleux, l’inépuisable, le superchiant, dans Un combat philosophique, aux éditions du Bord de l’Eau. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” BARNES « LE PERROQUET DE FLAUBERT » 47 08 11 32 Le perroquet de Flaubert traduit en toutes les langues, qu’est-ce que cela ? Et se peut-il qu’un écrivain si contesté, si remis à sa place par les frères Goncourt, soit devenu célèbre au point de concerner la terre entière ? Apparemment, oui. Et le seul perroquet jamais possédé fut empaillé, emprunté à Dieu sait quel Muséum de Rouen. Flaubert en avait besoin, dans sa rage de description naturaliste, pour décrire celui de Félicité, héroïne d’Un cœur simple. Cette grande et considérable servante n’avait plus à la fin de ses jours qu’un perroquet en guise de confident et d’amour, et, lorsqu’elle mourut, l’Esprit-Saint lui apparut non pas sous la forme d’une colombe, mais bien d’un perroquet, venant emporter son âme au ciel, ce qui est bien le dénouement le plus baroque qui soit. Or, deux modèles empaillés peuvent avoir inspiré Gustave, chacun des deux (l’un au Muséum, l’autre dans le pavillon de Croisset désormais) revendiquant son authenticité. Sur ce mince point de départ se greffe une fausse enquête, qui de digressions en notes adventices nous livre tout un Flaubert inconnu, ou du moins méconnu, grâce en particulier à d’abondants recours à sa correspondance. Ce livre de Julian Barnes leur règle leur compte, à certains d’entre eux, en particulier à l’ineffable Enyd Blyton, qui ne sait même pas prononcer le français alors que c’est sur Flaubert qu’elle thésardise. Et notre auteur d’ironiser sur les hautes universités anglaises, qui jusqu’à ces tout derniers temps voulaient enseigner les langues vivantes comme les langues mortes. Ce qu’il n’aime pas, c’est qu’on se serve des détails pour prendre Flaubert en faute, par exemple sur la couleur exacte des yeux d’Emma Bovary, tantôt noirs, tantôt verts, tantôt bleus. C’est, dit-il, de la cuistrerie. Lui, Barnes, se sert assurément de détails semblables, mais pour pénétrer plus avant dans le monde de Flaubert, et le saisir par des aspects dans un premier temps anecdotiques, puis aboutissant à l’essentiel. Il le quitte, le reprend, le « pelote » comme le jeune Montaigne faisait de sa belle au jeu de paume. Nous avons l’impression d’un moustique multipliant les escarmouches autour d’un gros lion, ou d’une forteresse, puis le lion, ou la forteresse, se rendent. Il en est ainsi des métaphores animales chez Flaubert : il se compare à un ours, le plus souvent, retiré dans sa tanière de Croisset, ou à un tigre, ou à tout fauve que vous voudrez. Mais le meilleur moyen de rendre compte de l’enthousiasme, ou du vif intérêt, que j’ai éprouvé à lire cet ouvrage traduit de l’anglais, c’est de vous en expliquer la structure. Le premier chapitre donc roule HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” BARNES « LE PERROQUET DE FLAUBERT » 47 08 11 33 sur le fameux perroquet, ainsi que sur les statues plus ou moins délabrées et oxydées du grand Flaubert. Puis, retour en arrière (voyez la parenté avec les plans à la Zola : d’abord plonger le lecteur medias in res, ensuite revenir en arrière de façon plus panoramique) – et biographie de Flaubert. Triple biographie : l’officielle, la métaphorique (un suivi de toutes les métaphores animales suivant l’ordre chronologique de la correspondance, où l’on voit, mais qui s’en étonnerait, la prédominance de Flaubert pour les fauves), puis la guignonnienne, entendez par là une relation de tous les coups durs qui ont accompagné Flaubert : décès de sa sœur en couches, crises d’épilepsie, décès de ses amis et de sa mère. Rencontre ensuite (et c’est le passage à mon sens le moins heureux, de même que dans Les derniers jours de Baudelaire de BHL, toujours le chapitre trois) d’un collègue farfelu, retour au bestiaire (correspondance entre les chapitres deux et quatre), les ironies macabres (le cercueil qu’il faut tasser dans la fosse avec le pied, reprenant la biographie du guignon mentionnée plus haut), le chapitre six mentionnant les yeux d’Emma Bovary et dans la foulée tout ce qu’il faut penser de Flaubert et des femmes. « Flaubert et les chemins de fer » nous donne l’occasion de tonner contre la modernité, le chemin de fer à l’époque étant investi des mêmes pouvoirs fédérateurs et miraculeux que l’interréseau, en françaos l’internet, aujourd’hui. Le temps de Flaubert et le nôtre se ressemblent ; l’année 1857 verra les procès de Madame Bovary et des Fleurs du Mal. Eh bien nous y revenons. Il est question de respecter à nouveau la religion, la morale et la patrie. Baudelaire dit qu’il faudrait, à entendre ses détracteurs, ne plus écrire que des textes consolants, qui servent à quelque chose (faut que ça serve, que ça soye efficace, in french « efficient »), répéter que l’homme est bon et que tout va pour le mieux sur le sentier du progrès. Je nous épargne les astucieux systèmes de références croisées, entre 2c), et 12 (ce sont les numéros de chapitre), 1, 3, 6 et 8, qui sont les « entrées » à caractère anecdotique, qui piquent et repiquent nos curiosités, pour atteindre le chapitre 7 : nous ne verrons, dit Julien Barnes, jamais Flaubert qu’à travers les voiles du passé, de plus en plus épais, ou à travers ceux qu’il aimait trop, ou à travers ceux qui ne l’aimaient pas. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” BARNES « LE PERROQUET DE FLAUBERT » 47 08 11 34 Vous savez qu’il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre, ni pour l’ami di grand homme. Du Camp, de l’Académie française, prétendait que l’ami Flaubert ne savait pas asser « se pousser » dans le monde, résultat : aujourd’hui nous ne lisons plus Du Camp que pour nous renseigner sur Flaubert. Les frères Goncourt ont fort bien vu que cette ourserie n’était qu’une pose, que Flaubert en sous-main savait fort bien avancer ses pions, intrigant comme un chef. Puis-je même vous révéler sous le secret qu’il a été acquitté pour la « Bovary », en faisant mousser qu’il était le fils du Professeur en Médecine de l’honorable Dr Flaubert, bien connu parmi la haute bourgeoisie de Rouen ? Pourtant, Baudelaire fut condamné alors que son beau-père, Aupick, était lui aussi particulièrement bien placé dans la hiérarchie sociale… Nous pouvons donc avoir un portrait en négatif de Flaubert, et là où l’auteur se surpasse, c’est en donnant la parole à Louise Colet, « la Muse ». Elle a profondément aimé Flaubert, mais elle avait le tort d’être trop sentimentale et collante, de vouloir (c’est Bouilhet qui en avertit son ami) se faire épouser, quelle horreur pour Gustave ! Or il se trouve que notre grand auteur ne brillait pas particulièrement par la délicatesse, considérant Louis Colet comme un coup à tirer de loin en loin, jouant le martyr du cafard, et passant le temps la tête par la portière du fiacre où se débitaient ces belles âneries spleenétiques, confia-t-il plus tard aux Goncourt. Le livre de Julian Barnes s’achève que une évocation de son épouse, qui le cocufia et mourut jeune, comme Mme Bovary avec son médecin d’époux. Or le personnage de ce roman, car le texte du « Perroquet de Flaubert » est présenté comme « roman » sur la couverture, ce qui ne laisse pas de surprendre), ce personnage, disais-je, fort transparent, se met à se confier à l’auteur, Julien Barnes, in extremis, rapprochant son cas de veuf cocu du sort de M. Bovary, petit toubib médiocre. Si je vous disais que pour couronner le tout et non pas en guise de cerise sur le gâteau, notre auteur anglais se met à inventer de réjouissants sujets de dissertation sur l’œuvre de Flaubert, vous vous récrieriez d’admiration. Faites-le. À présent, admirez encore la virtuosité de celui qui a tracé un tel plan : nous revenons sur les insignifiantes prémisses du livre en question pour aboutir à une impasse : Et le perroquet ? s’intitule le dernier chapitre, alors que nous nous en étions totalement foutu tout compte fait. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” BARNES « LE PERROQUET DE FLAUBERT » 47 08 11 35 Eh bien il se trouve que l’énigme mineure est irrésolue, car s’il a décrit la couleur des plumes de l’un alors que c’est l’autre qu’il avait sous les yeux, cela ne prouve rien de rien : Flaubert travaillait en fonction non pas de l’exactitude documentaire, du moins pas seulement, mais en vue du rythme et des sonorités de la phrase. Fausse énigme, mais grande approche de l’auteur le plus grand du XIXe siècle en prose, ex aequo avec Stenzac et Baldahl. Quant à Hugo, enfoncé – mais ça se discute. Et Flaubert savait bien qu’il pouvait rivaliser avec celui qu’il appelle dans sa Correspondance « Le Grand Crocodile », toujours l’animalerie… Voyons ensemble la page 352. Elle est blanche. Elle dit simplement que j’ai fini cet ouvrage, le 20 juillet à 22h en regardant Allonsenfan, film qui eût ô combien plus à notre héros, car Flaubert est pessimiste, crache sur toutes les révolutions, sur toutes les conclusions. « La sottise » dit-il « consiste à vouloir conclure ». Il aurait dit aussi « à vouloir améliorer le sort de l’humain ». Il méprisait l’humanité, voilà pourquoi il soutenait Napoléon III et hantait le salon de la Princesse Mathilde. Il manque à présent un Flaubert pour « tonner contre » - c’est son expresso dans le Dictionnaire des idées reçues - « tous les tartufes, et la race n’en est pas éteinte – tous les « humanitaires » qui voudraient remplacer l’art, qui ne sert à rien mon bon monsieur, par la soupe populaire, bref, en ces temps de misèèèère, de violenenenenence e tde chômaaaaage, sans oublier la situation en Corse, en Israël et en Irlande, comment peut-on perdre son temps à faire de belles phrases et des chefs-d’œuvre de littérature, je vous le demande... Il faudrait condamner tous ces gens-là à porter des sacs de riz en Somalie ou à patrouiller à Mitrovitsa, bande d’artistes de mon cul. « C’est Yourcenar, peut-être, qui va tailler la haie ? » Je reçois justement (c’est trop beau…) un petit mot sur ma minable revue Le Singe Vert : on me demande quel est son « but » ? mais aucun, chère Fermentel, aucun ! Juste d’âtre lu ! Vous ne croyez tout de même pas que je me batte pour une efficacité quelconque ? Si j’ai une solution, je ne la dirai pas. Et vous devrez lire un ouvrage qui pour une fois n’est pas ancien : Le perroquet de Flaubert de Julian Barnes, prix Médicis étranger ET mérité. Bye ! HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” VAN CAUWELAERT « NOCES DE SABLE » 2047 08 25 36 C’est dans la bibliothèque de Pococurante, ce crois-je, que P angloss et son élève Candide produisent ce dialogue sublime : « Combien y a-t-il eu de pièces de théâtre depuis le début des temps ? - Tant. - C’est beaucoup, fit Candide ; et combien d’entre elles ont-elles survécu ? - Tant » (c’est-à-dire beaucoup moins. - C’est beaucoup, fit Pangloss. » Mais je n’ai pu retrouver ce passage. Noces de sable, par Didier Van Cauwelaert, collection « Théâtre » d’Albin Michel, ne faillira pas à la règle. Nous avons une fois de plus une pièce à deux personnages, correspondant aux exigences des directeurs de salles : pas trop de monde sur scène, pas trop de monde à payer ! - si peu… Une fois de plus, un homme et une femme. « Qui donc nous délivrera des hommes et des femmes ? » soupira Balzac – entendant par là les sujets de littérature. Une fois de plus un amour impossible. Une fois de plus enfin le cocktail d’humour, de tendresse, de délicatesse et d’amertume, entre sourire et larmes, et bla bla bla. Une fois de plus ou de trop – je sui lancé – une habile interférence entre l’auteur et l’acte d’écrire, la femme est écrivaine – une fois n’est pas coutume pour une fois – engageant un, jardinier, mais pas pour faire l’amour avec son gros tuyau d’arrosage, hein, simplement pour jardiner, et sur le sable, puisque tout se passe sur une plage déserte qui passait par là. Et que voulez-vous faire pousser sur le sable ? « C’est votre métier ! - Eh bien des palmiers. Et puis, je viens de me faire quitter par ma femme et je ne peux l’oublier. - Moi, par mon homme, et je ne peux l’oublier. » Frictions, bien sûr, ambiguïtés, susceptibilités dues également aux différences de condition et de culture, les jardiniers n’ayant pas la même que les bourgeoises plumitives. C’est ficelé, c’est marivaudé dans le sens Obaldia, je l’ai vu jouer (le travail de Van Cauwelaert), par des inconnus comme toujours (moins cher ! moins cher !), et comme on dit au Québec, « j’ai bien joui ». Malheureusement, c’est la femme qui craque, elle aimerait un peu de réconfort et d’affection, et une grosse bite qui la ramone (tendrement, voyons, tendrement – ouille!) - mais il n’y a qu’un auteur homme pour imaginer des conneries pareilles. Bon, il faut bien qu’il y ait une fiction. Et comme l’auteur est un mâle, il s’imagine que la femme a besoin de lui. Mais après avoir bien dit tout cela, je HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” VAN CAUWELAERT « NOCES DE SABLE » 2047 08 25 37 me vois mal écrivant tout un commentaire genre « Nouvelles Littéraires », pour vous inciter à courir voir cette pièce Dieu sait où Dieu sait quand. Et puis, la gloire théâtrale est si peu de chose… à moins de passer à la télé, et encore… Allez, page 26, finissons-en : en effet, le jardinier, qui a répondu à une petite annonce, se fait prier. C’est que, attention, l’homme a sa dignité, il ne se fait pas embaucher comme ça, sauter comme ça – on reconnaît l’incontournable jeu de soumission-domination : « Il marche vers la sortie. Elle le suit des yeux, perplexe. SYLVIE. Euh… monsieur… BRUNO (se retournant) Un problème ? SYLVIE Je n’ai pas bien compris, là. C’est oui ou c’est non ? BRUNO Faut que je réfléchisse. Venez toujours à dix-sept heures. On verra ; SYLVIE (un peu agacée tout de même) Non, mais vous avez envie de cette place, ou pas ? BRUNO C’est vous qui avez besoin d’un jardinier. Faut pas inverser les rôles. SYLVIE (un peu sèchement) Besoin, besoin… N’exagérons rien non plus, hein. Bruno tire de sa poche une liasse de feuilles pliées, les plaque sur le guéridon. BRUNO Mes références! Trois fois Jardinier d’Or de la Ville de Paris, pour mes créations au square Léon-Blum ! SYLVIE (regardant les références) Vous devez être content. BRUNO Non. Mais je fais pousser n’importe quoi sur n’importe quel sol. Et en plus... » - je m’interromps ! Vous avez envie d’en savoir plus ! C’est bon signe ! L’homme va sortir de sa poche un os où subsistent des traces de son chien, parti lui aussi ! Qui regrette-t-il le plus, son chien ou sa femme ? Ah, c’est rigolo, c’est amer, on vous aura prévenus. L’homme Bruno s’apercevra qu’il n’a été engagé que pour servir de modèle à une écriture qui se dessèche, il se vexera, il voudra influer sur son personnage, il voudra lire par-dessus l’épaule de l’écrivaine, et il y aura un mort… Bref, Noces de sable n’est pas bête, ça fait passer le temps, c’est à la fois profond et superficiel, étrange et familier, ce n’est pas du Montherlant, un peu du Giraudoux, moins méchant qu’Anouilh, pas Beckett pour un sou, Brecht encore moins, du Cauwelaert, un bon moment, une découverte de soi-même à deux balles, à vous écœurer d’écrire pour le théâtre, tout le monde n’a pas les moyens de Jérôme Savary. La prochaine fois qu’il y a un Van Cauwelaert qui passe dans notre petit trou girondin, s’il n’y a pas les Girondins à la télé, je cours voir la pièce ! À tout à l’heure ! Ne pas oublier de passer le disque de Schubert. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” PÉGUY « LE MYSTÈRE DE LA CHARITÉ DE JEANNE  D’ARC » 47 09 01 38 Entre mes mains moisies se dandine un de ces fascicules comme on n’en fait plus, un vieux « Classiques Larousse » présentant des extraits, horreur ! car à présent l’on honnit les extraits – du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc de Charles Péguy. Encore un honni, celui-là, sans parler de Jeanne d’Arc, récupérée par le Front National. Il y en a beaucoup, de contresens de cette eau-là, et autres simplifications au hachoir. Péguy mourut au début de la guerre 14, et allez hop ! enrôlé fasciste ! Avant l’heure, mais précurseur ! On n’en est pas à ça près ! « Vive la France », mais ça ne se fait plus mon pote ! Et Jeanne d’Arc ! Une pucelle ! Ridicule ! et qui entend des voix ! Il va donc falloir sortir des clichés faciles, et se demander s’il ne vaudrait pas mieux essayer de comprendre. Commençons par le titre : un « mystère », qu’est-ce que c’est que ça ? quelque chose qu’on ne comprend pas. Et de fait, Jeanne d’Arc est un mystère, même si certains prétendent l’avoir percé. Le mystère : Jeanne d’Arc serait une fille bâtarde d’Isabeau de Bavière, de très noble origine donc, il est en effet invraisemblable qu’une jeune bergère sans appui se soit retrouvée à la tête d’une armée, etc. Eh bien nous ne discuterons pas de cela. Nous partirons, comme Péguy, de ce que tout le monde sait ou croit savoir, et qui fut confirmé par les minutes du procès, des procès même, car il y en eut un de réhabilitation. Régine Pernoud a bien tout épluché, en historienne consciencieuse, et il n’y a peut-être pas tant de mystère que cela . En ce temps-là, une femme pouvait fort bien commander des troupes. Et entendre des voix, tout aussi bien. Nous sommes au Moyen Âge, même finissant, et le quotidien s’imprègne de la présence de Dieu. Peut-être qu’il finissait par exister, nourri de pensées, de prières. Les choses arrivent parfois comme on les a répétées. Ce qui fait que les propagandistes, dans leur petite bulle, et les visionnaires, dans la petite leur, sont dans le vrai. Le mystère est finalement celui-ci : quelle force mystérieuse est donc passée dans ce petit corps de treize ans pour persuader les hommes, les guerriers, de se confier à une jeune fille ? Dieu ou pas, d’où est venue cette conviction, cette volonté, cette force ? Jeanne d’Arc priait, se demandait comment certains étaient élus, d’autres non. Problème inactuel ? Nous ne croyons plus en l’immortalité de l’âme ni en la survie ? Soit, mais comment se fait-il que nous éprouvions si souvent un besoin de reconnaissance ? « C’est moi qui ai gravi 3 800 mètres en 15 HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” PÉGUY « LE MYSTÈRE DE LA CHARITÉ DE JEANNE  D’ARC » 47 09 01 39 heures ! c’est moi qui ai traversé le Pacifique Nord à la rame ! Pourquoi ne restons-nous pas tous à notre place, à garder nos moutons en nous fichant de ceux du voisin  ? le problème du salut, comme on le voit, se pose en d’autres termes, soit, mais ne cesse de se poser. Et certains réussissent : ils passent à la télé, autrement dit auprès de Dieu – beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. Jeanne d’Arc à treize ans avait fait le tour des misères humaines, comme souvent les enfants, et se demandait pourquoi personne ne se penche sur le mystère des damnés. Pourquoi toute cette prédestination. Et franchement, quand vous êtes heureux, vous y pensez, vous, aux malheureux ? Non. Les anges ne pensent pas plus aux brûlés des enfers que vous aux Tchétchènes quand vous venez de toucher le tiercé. Et cela scandalise Jeanne, et elle ose s’en prendre à Dieu, souffrir de cette prédestination cruelle, en un temps où le monde entier court à sa damnation. Même sans être croyant, vous ne pouvez pas ne pas vous demander pourquoi, depuis le temps que tout le monde sait que la guerre c’est vilain et que le viol c’est pas beau, pourquoi il traîne toujours quelque part sur la planète ou au coin de votre parking préféré des pauvres types qui posent des bombes ou qui trucident des femmes. Donc vous êtes concernés, quelle que soit la personnalité que les propagandistes prêtent à Charles Péguy. Ce dernier n’est pas facile à lire. Il emmerde les pédants, qui lui feront observer qu’il faut orthographier avec un « i », du latin ministerium, alors que les deux orthographes conviennent… Le « y » atteste que cette histoire-là est éternelle, histoire de l’apitoiement d’une âme immense et généreuse devant tous ceux qui finissent brûlés par l’Enfer – ou, de nos jours, précipités dans la fosse commune du Néant médiatique. Péguy avait déjà composé une pièce sur Jeanne, en 1897, plutôt par convictions socialistes. Étonnant, non ? mais tout est étonnant chez Péguy. Qu’est-ce d’ailleurs que le socialisme, sinon de vouloir corriger la destinée, de permettre aux paumés de réussir au moins quelque chose à leur mesure. Et même, sauver l’humanité, comme Jésus. Au début c’était cela. Le Socialisme en concurrence avec l’Église. Avec la réflexion humaine, avec l’amour humain, sans bondieuseries. Seulement voilà, le socialisme, à l’époque, c’était le sectarisme du petit père Combes, anticlérical, expulsant de France les congrégations religieuses, comme on devrait bien le faire pour les sectes de nos jours. Et face à ce reniement de la tradition française, face à ce sectarisme antireligieux, le sang de Péguy n’a fait qu’un tour. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” PÉGUY « LE MYSTÈRE DE LA CHARITÉ DE JEANNE  D’ARC » 47 09 01 40 Péguy refuse de jeter le bébé avec l’eau du bain, de jeter la pierre à ceux qui aiment leur prochain à travers un certain Jésus-Christ. Refuse le matérialisme qui dessèche l’âme, refuse de glisser sur la pente facile du refus de toute foi, toute loi, toute armée, toute religion, toute justice, sous prétexte qu’il existe des généraux cruels et des évêques gavés de pognon. Il existait même des militaires et des ecclésiastiques opposés à Dreyfus uniquement parce qu’il était juif, que « ces gens-là » n’est-ce pas « ne respectaient rien » et visaient à rien de moins qu’à saper les fondements de la société, la famille, la morale et l’honneur de la Patrie ! Mais Péguy restait lucide. C’est l’injustice qu’il condamne, et pas les institutions, et le lui a-t-on souvent reproché. .Il combattait les mauvais prêtres, ne les a jamais approchés, n’a jamais fréquenté les sacrement comme on dit, sauf la communion quelques semaines avant sa mort au front. Ni calotin, ni « culotte de peau ». Encore moins pré-facho. Pro-juif, en ayant fait ses meilleurs amis. Et sa mort au champ d’honneur ou d’horreur, n’est-on pas allé jusqu’à la lui reprocher ? ...Vous savez pourquoi ils combattaient, ceux de Quatorze ? car Péguy n ‘a pas connu les tranchées, il est mort dès le mois de septembre. Vous savez pourquoi ils étaient tous cons avec leur fleur au fusil ? ...pourquoi nous aussi nous passerons pour des cons dans 60 ans voire avant ? Non. Ils croyaient qu’après eux il n’y aurait plus de guerre. Ils sont partis pour la paix universelle, pour le socialisme universel, pour la fraternité universelle, pour mille ans de paix, pas pour un Reich de mille ans. Nous crèverons disaient-ils, mais sur nos ossements nos enfants et nos petits-enfants vivront heureux et libres piur les siècle des siècles. Bien sûr des salauds par derrière tiraient les ficelles et s’en mettaient plein les fouilles, qui avaient juré de ne pas bombarder les bassins de ferrite et les usines d’armement pour que les bénéfices restent bien juteux, pendant quatre ans, et les autres, les braves couillons, les paysans et les Arabes en première ligne juste avant les frais de rapatriement d’hiver. Les poilus croyaient n’importe quoi, ce n’est pas nous qui tomberions dans des panneaux pareils – mais, mais ! nous n’avons pas le droit de cracher sur les idéaux de l’arrière-grand-père, et d’aller barbouiller « Morts pour la peau » sur les monuments aux morts. Moi qui suis Lorrain comme mon nom l’indique, je peux vous dire tout le respect que l’on porte encore maintenant sur toute la frontière là-haut pour l’héroïsme de ceux qui se sont fait trouer la panse HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” PÉGUY « LE MYSTÈRE DE LA CHARITÉ DE JEANNE  D’ARC » 47 09 01 41 pour rien, pour presque rien, la liberté et la paix universelles, ce qui ne veut plus rien dire pour les petits malins que nous sommes… Et moi qui vous parle, je suis trop lâche pour aller risquer une seule phalange pour mes idées. Péguy n’a pas fait comme ce prof d’ À l’Ouest rien de nouveau qui poussait ses étudiants pour les premières lignes, et qui se planquait derrière les bureaux administratifs. Péguy est mort en menant son petit groupe à l’attaque. Nous avons vu son monument, trois fois rien, ses compagnons sont inscrits sur le même pierre, et il n’est pas gravé en plus gros caractères que les autres. Voyez-vous, il y a des moments de l’histoire où le mal s’incarne dans l’étranger, les Anglais au temps de Jeanne d’Arc, les Boches à celui de Péguy, et nous refusons de descendre plus bas dans le temps, ma foi si, osons, de nos jours l’islamisme. Péguy détesterait ces amalgames. En effet pour lui, et de façon tout à fait réaliste, aucune action ne ressortit exclusivement à l’abstrait, mais aucune ne peut se justifier si elle n’est pas incarnée, hic et nunc, ici et maintenant. La situation étant telle à telle époque dans tel pays, cela implique tel ou tel comportement, telle ou telle réaction, et il est parfaitement vain de se demander ce qu’il en serait si tel ou tel paramètre se trouvait modifié. En 1914, l’Europe se sentait menacée par l’expansionnisme allemand, les intérêts économiques germaniques étouffaient sous l’encerclement européen. Que les choses aient été vraies ou non, elles l’ont été pour ceux qui les pensaient. Nous n’avons pas à intervenir avec nos a posteriori. Au siècle de Jeanne d’Arc, il fallait bouter l’Anglais hors de France. L’idée de nation est assez mystérieuse, et quelles que soient nos propensions généreuses et modernistes, il est impossible à l’homme de s’identifier sans groupe national, au moins linguistique, voire religieux. Un jour nous changerons, nous en reparlerons cette autre fois. Nous aimerions simplement revenir sur Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc. Qu’il nous soit permis d’avertir le non initié à Charles Péguy que s’il désire connaître à toute force la suite d’une histoire ou d’un raisonnement, le voilà mal embarqué. La prose de Péguy s’apparente plus à la musique à l’envoûtement, qu’à la progression linéaire lumineuse. L’édition Larousse obéit à la logique ou à l’arbitraire du choix. Pourquoi certains passages ont-ils été résumés, pourquoi d’autres bénéficient-ils d’une reproduction in extenso, c’est ce qu’il est difficile de déterminer. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” PÉGUY « LE MYSTÈRE DE LA CHARITÉ DE JEANNE  D’ARC » 47 09 01 42 Les familiers de la bouillie merveilleuse de Charles Péguy auront plaisir en revanche à patauger dans les innombrables redites non sans parenté avec le rythme du verset claudélien. Il ne faudra pas non plus craindre le bain amniotico-théologique, et les non-croyants devront réinterpréter les formules, les modes de pensée imprégnés de Dieu, afin de les adapter à une philosophie plus générale. À moins qu’ils ne se laissent aller, ce qui nous semble préférable, là où l’auteur les mène, dans un univers d’imagerie d’Épinal, de fausse naïveté, car Jeanne d’Arc se montre parfois roublarde avec Dieu, et avec ses interlocutrices, qui sont Hauviette, jeune fille de son âge, pleine de bon sens et dépassée par les évènements nationaux, et surtout Mme Gervaise. Cette dernière est une religieuse qui s’est retirée du monde pour prier afin qu’il survive et s’améliore, et il ne faudrait pas croire superficiellement que Péguy ou Jeanne la condamnent sous prétexte qu’elle s’est retirée, car il est très difficile de renoncer à toute action. Il a pourtant bien fallu que je m’y fasse. Le retrait implique une foi exceptionnelle. Mais Jeanne, et Péguy, n’ont eu en vue que l’action réelle, en prise directe avec les vicissitudes matérielles. Il est beau de discourir, il est beau, également, de se salir les mains. À noter que la nouvelle version du « Mystère de la charité de Jeanne d’Arc s’achève précisément au moment où Jeanne se sent attirée vers Orléans : « Orléans, dit-elle, qui êtes au pays de Loire »… C’est là en effet que se nouera son destin, jusqu’à son arrestation à Compiègne, c’est là qu’elle rejoindra Péguy, né au chef-lieu du Loiret 443 ans plus tard, en 1843, et Jeanne d’Arc, dès les débuts de son socialisme militant, sera pour Charles Péguy non seulement une référence, mais une présence et une amitié constante. Charles Péguy, comme il le prouve par son « Mystère », a reconstitué sa propre foi, il a attribué à son héroïne des préoccupations et des angoisses qui n’ont peut-être pas touché le personnage historique, mais qui ont enrichi la pensée théologique et pourquoi pas citoyenne de l’homme. Il n’y a plus d’Anglais ni d’Allemands à chasser, mais la question de savoir pourquoi certains sont riches en grâces célestes et matérielles, et pourquoi certains autres en sont et en seront à tout jamais dépourvus, et au nom de quoi, cette question reste posée, à nous tous. Nous terminons par le HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” PÉGUY « LE MYSTÈRE DE LA CHARITÉ DE JEANNE  D’ARC » 47 09 01 43 traditionnel passage tiré au sort : page 82. C’est une merveilleuse illustration, une mise en abîme, avec y ou avec i, car les deux orthographes sont correctes. Avant de terminer son ouvrage, Péguy s’avisa en effet que la Passion du Christ était le pendant de la Passion de Jeanne d’Arc. L’angoisse du Christ aurait été, or ceci ne figure nulle part dans les Écritures, que son sacrifice lui-même ne servirait à rien, que la guerre et la désolation étaient les compagnes obligées du genre humain, et voilà pourquoi il aurait crié de désespoir sur la croix. Ce n’est évidemment pas la doctrine catholique officielle, mais nous dédions cette page, Péguy dédie cette page, à tous ceux qui ont douté du genre humain et qui en ont souffert jusqu’à la moëlle, et ne me dites pas que ça ne vous a jamais effleuré. Et c’est madame Gervaise, religieuse, souffrante, qui parle : « On a quelquefois bien du mal avec les enfants, Madame. Celui-là ne leur avait jamais donné que de la satisfaction. Toutes les satisfactions que l’on peut donner dans l’existence. Tant qu’il était resté garçon. Tant qu’il était resté à la maison. Jusqu’au jour, jusqu’au jour où il avait commencé sa mission. Où il avait commencé d’accomplir sa mission. Depuis qu’il avait quitté la maison. Il ne leur avait donné que du souci. Il faut le dire, il ne leur avait donné que du souci. On a souvent bien du souci avec les enfants. On a souvent beaucoup de mal avec les enfants. Lui qui leur avait donné autrefois tant de contentement. Il ne leur avait donné autrefois que du contentement. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” PÉGUY « LE MYSTÈRE DE LA CHARITÉ DE JEANNE  D’ARC » 47 09 01 44 On a quelquefois bien du souci avec les enfants. Quand ils grandissent. Elle l’avait bien dit à Joseph. Ça finirait mal. Ils avaient été si heureux jusqu’à trente ans. Ça ne pouvait pas durer. Ça ne pouvait pas bien finir. Ça ne pouvait pas finir autrement. Il traînait avec lui. Il allait par les routes. Il traînait avec lui par les routes des gens dont elle ne voulait pas dire du mal. Mais la preuve qu’ils ne valaient pas cher. C’est qu’ils ne l’avaient pas défendu. […] Quel dommage. Une vie qui avait si bien commencé. C’était dommage. Elle se rappelait bien . Comme il rayonnait sur la paille dans cette étable de Bethléhem. Une étoile était montée. Les bergers l’adoraient. Les mages l’adoraient. Les anges l’adoraient. Qu’étaient donc devenus tous ces gens-là. On est quelquefois drôlement récompensé. Avec les enfants. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” PÉGUY « LE MYSTÈRE DE LA CHARITÉ DE JEANNE  D’ARC » 47 09 01 45 Une étoile était montée. Les bergers l’adoraient. Et lui présentaient de la laine. Des toisons de laine. Des écheveaux de laine. Les rois l’adoraient. Et lui présentaient l’or, l’encens et la myrrhe. Les anges l’adoraient. Les rois mages Gaspard, Melchior et Balthazard. Qu’étaient donc devenus tous ces gens-là. Qu’est-ce que tout ce monde-là était devenu. Pourtant c’étaient les mêmes gens. C’était le même monde. Les gens étaient toujours les gens. Le monde était toujours le monde. On n’avait pas changé le monde. Les rois étaient toujours les rois. Et les bergers étaient toujours les bergers. Les grands étaient toujours les grands. Et les petits étaient toujours les petits. Les riches étaient toujours les riches. Et les pauvres étaient toujours les pauvres. Le gouvernement était toujours le gouvernement. Elle ne voyait pas qu’en effet il avait changé le monde. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” PÉGUY « LE MYSTÈRE DE LA CHARITÉ DE JEANNE  D’ARC » 47 09 01 46 C’étaient les mêmes bergers, les mêmes paysans de la campagne. Qui étaient venus en ville. Aujourd’hui. Qui hurlaient après ses chausses. On avait donc changé le monde depuis trente ans. Elle ne voyait pas. Qu’en effet il avait changé le monde. Qui hurlait à la mort à ses trousses. Elle ne voyait pas qu’en effet. Il avait changé le monde. Nous vous avons fait grâce (c’est le mot) des notes en bas de page, qui rappellent d’une part que « Jusqu’à ce qu’[il] eût trente ans, Jésus » resta chez ses parents ; que « dans tout le passage les constructions et les expressions sont celles de la langue familière et parlée. La ponctuation elle-même sert à marquer le rythme de cette élocution familière » - à vrai dire c’est bien plus que cela – et que d’autre part « Les noms des Rois mages ne sont transmis que par une vieille tradition, sans fondement évangélique, mais constamment reprise dans les « Noëls » et les « Nativités » de l’art pupulaire. Voilà, c’est tout, il ne s’agit que d’extraits du « Mystère de la charité de Jeanne d’Arc » par Péguy, si vous voulez être séduits, en route pour la collection Larousse. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” MUSSET « POÉSIES » 2047 09 08 47 Bonsoir ! Ne pas confondre On ne badine pas avec l’amour d’Alfred de Musset et « On ne badine pas avec l’amour d’Alfred », de Musset… Il ne s’agit ici que des poésies, même si certaines pièces de théâtre ont paru sous ces titres ici rassemblés, Premières poésies – Poésies nouvelles. Observez combien ces titres fleurent la jeunesse. Alfred n’a pas dépassé 47 ans, vu les mélanges d’absinthe et de bière qu’il s’envoyait, ce qui le rendait répugnant aux yeux de Louise Collet qu’il s’envoya aussi dans un petit cabinet particulier. Dans le mémorandum de cette dernière en effet, publié dans les annexes de la Correspondance de Flaubert, une légère lacune figure, après laquelle notre Muse, Louise Collet, signale qu’elle rajuste son châle, ce qui semble supposer qu’il avait été auparavant défait . Le petit bout de la lorgnette ! On n’y échappe pas dès lors qu’on s’attache à Musset, fort coureur de petits verres et de femmes, grand galopeur de bordels - « fortement diminué, dit un dictionnaire, il entre à l’Académie française », mais ne produit plus guère, et se fait enterrer (on lui prête pour derniers mots « Enfin, je vais pouvoir dormir ») sous un saule, au Père Lachaise. L’arbre, dans un sol ingrat, dans un endroit où les tombeaux sont tout pressés, dont celui de Colette non loin, fut fréquemment renouvelé. En quoi cela nous enrichit-il de savoir tout cela, que Flaubert, à qui succéda Musset dans le lit de Louise Colet, ne l’aimait pas, que Sand, George, le trompa, qu’il paria un plein sac d’argent qu’une pute ne parviendrait pas à le faire éjaculer, devant témoins participant, et qu’il gagna, ou plutôt la pute perdit – cela ne nous livre que la partie scandaleuse du personnage, qui fut ô combien mêlé à tout le milieu littéraire, à tout le milieu tout court, de cette première parte du XIXe siècle. Or ceci, comme dit l’autre, ne nous regarde pas, ce qui est une belle prétérition ; chacun sait qu’il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre, mais Alfred de Musset fut-il un grand homme ? Combien à son époque le prirent-ils pour un être superficiel et un versificateur sans envergure ? Combien n’y a-t-il pas de déchet dans ses vers, volontiers qualifiables de mirlitonnesques, bref, comme il est dit dans la préface de l’édition NRF Gallimard, par M. Berthier, combien n’est-il pas devenu illisible… Musset trop sentimental, Musset « mon cœur en bandoulière », « Ah ! (très important le « ah : ») « frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie », « Le mal dont j’ai souffert s’est enfui comme un rêve », « Honte à toi qui la première / M’a fait perdre la raison… Et si je doute des larmes / C’est que je t’ai vu HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” MUSSET « POÉSIES » 2047 09 08 48 pleurer » - l’amour, l’amour fut la grande affaire de Musset, l’amour et la débauche assurément, la souffrance et la jouissance qu’on en tire, et que bêlent donc nos contemporains ? ...qu’il n’y a que de l’amour… Vous voyez bien que Musset vous concerne, vous voyez bien qu’il s’adresse à vous, et à me rappeler ces vers et tant d’autres, je ressens les mêmes frissons, suis-je naïf, que le puceau que je fus et suis resté. Musset est le poète de l’adoration de la femme, qui va de pair avec la fréquentation des putes, avec les clichés à la pelle sur la pureté de l’ange féminin parfois Muse inspiratrice – femmes rédemptrice quoi qu’elle fasse, car, bénéfique, elle vous emporte au sein des félicités les plus paradisiaques, et si elle se montre maléfique, voire vampirique, elle vous permet d’approfondir l’enfer et la connaissance de votre cœur ténébreux… « Ô mes jours de travail, seuls jour où j’aie vécu », autre vers, affirmant la primauté finale de la Muse, du Divin, sur la femme matérielle, mère intouchable et solennelle, de la Muse sereine sur la faible fille d’Ève. Musset, même à jeun, croyait fermement qu’une présence féminine se tenait à côté de lui lorsqu’il écrivait, lui insufflant l’éternité divine, car il faut s’être détaché de la douleur, l’avoir laissé cicatriser, avant de proférer un seul vers. Essayez en effet d’écrire au beau milieu de l’amour ou de la souffrance : au mieux ce sera du Johnny Hallyday. L’art se trouve donc placé sur les hauteurs empyréennes de la catharsis, La poésie purifie, parachève, vous permet d’appéter à la vie encore cette fois, de mordre dans les fruits plus ou moins verts des amours suivantes. Si j’allume les lieux communs, n’oubliez jamais que Musset, extra-lucide, se moque aussi bien de lui-même. Il s’est distancié de ses élégies, de ses frémissements, parfaitement conscient que sous sa frénésie s’ouvrent les abîmes, et que ses terreurs frivoles sont aussi partagées par Dupuis et par Cotonnet. C’est Alfred et tous ses consors, fines fleurs du romantisme, qui ont soûlé madame Bovary et consœurs, au point de leur faire prendre en dégoût leur vie quotidienne : pour Alfred l’absinthe, l’arsenic pour Emma. Pour Flaubert le travail. Et tous de mourir désespérément jeunes, Flaubert à 58 HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” MUSSET « POÉSIES » 2047 09 08 49 ans, Musset à 47 : ce dernier vite usé, comme une chandelle par les deux bouts, produisant l’essentiel de ses chefs-d’œuvre avant ses 35 ans, et cette cavalcade étreint la gorge. « Qui suis-je ? » disait-il ; «une pêche sur un tas d’orties » - un rire à travers les larmes, car il y a du Mozart chez Musset, légèreté, grâce, élégance, harmonie, musique, et ce qui peut faire sourire, l’esprit français, champagne, petites bulles, insouciance sur angoisse, bon goût et bouffonnerie, tout ce qui échappe aux balourds et qui les fascine. C’était au temps où les Français n’étaient pas constitués de syndicalistes rougeauds ; où les bourgeois occupaient le devant de scène avec les aristos leurs compères. Où la dentelle des jabots faisaient oublier les crève-la-faim qui les cousaient, celles qu’on appelait cousettes, entretenues, engrossées, abandonnées. La femme était adorée, adulée, foulée aux pieds, pouponnée, jetée au fossé, allégorie commode de tout ce qui exaltait ou salissait. Et Musset régnait. Quelques vers de Musset à la fin des infos nous désintoxiqueraient. Je m’évade dans Musset. Je m’y retrouve beau, jeune, intelligent, séducteur, pétillant. Mélancolique et profond. Alcoolo suicidaire. Se roulant par terre parce que George le trompe avec son médecin à lui. Pardonnons-lui ses frasques, commises, ou subies, pour avoir le mieux parlé d’amour. Musset fut et deleure mon préféré, pour sa virtuosité, son humanité, son absence totale de mièvrerie, ses souffrances et l’orchestration qu’il en a faite. Lisant un jour dans le recueillement d’une salle de classe – si si, ça existe – la Nuit de mai, chef-d’œuvre absolu, j’eus l’ineffable jouissance d’entendre àmi-oix l’exclamation involontaire et qui plus est d’un garçon, uen de ces brutes élémentaires que l’on se complaît à dépeindre, l’exclamation suivante vous dis-je : Que c’est beau ! Ce jour-là j’ai compris que par-delà le rap et le mauvais reggae, Alfred peut encore et à tout jamais nourrir de son exaltation tous ceux qui veulent aimer. L’extrait que nous vous proposons révélera l’un des visages les plus troubles du romantisme : la jouissance de la mort. La mort de la bien-aimée. On mourait vite en ce temps-là, nous avons tendance à l’oublier. Ces strophes sont tirées d’un poème intitulé Le saule : « Le ciel s’obscurcissait. - Les traits de la mourante S’effaçaient par degrés, sous la clarté tremblante. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” MUSSET « POÉSIES » 2047 09 08 50 Auprès de son chevet le crucifix laissé De ses débiles mains à terre avait glissé. Le silence régnait dans tout le monastère, Un silence profond, - triste, - et que par moment Interrompait un faible et sourd gémissement. Sous le rideau du lit courbant son front sévère, L’étranger immobile écoutait, - regardait ; - Tantôt il suppliait – tantôt il ordonnait. On distingua de loin quelques gestes bizarres, Accompagnés de mots que nul ne saisissait, Mais qui, prononcés bas, et de plus en plus rares, Après quelques moments cessèrent tout à fait. Au nom de l’ordre saint dont il se disait frère, Auprès de la malade on l’avait laissé seul… Sur le bord de la couche il vit pendre un linceul : « Trop tard, répéta-t-il, trop tard ! » et sur la terre-à-terre Il tomba tout à coup, plein de rage et d’horreur. Hommes, vous qui savez comprendre la douleur, Gémir, jeter des pleurs, prier sur une tombe, Pensez-vous quelquefois à ce que doit souffrir Celui qui voir ainsi l’infortuné qui tombe, Et lui tend une main qu’il ne peut plus saisir ? Celui qui sur un lit vient pencher son front blême Où les nuits sans sommeil ont gravé leur pâleur, Et là, d’un œil ardent, cherchant sur ce qu’il aime, HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” MUSSET « POÉSIES » 2047 09 08 51 « Comme un signe de vie, un signe de douleur ; Qui, suspendant son âme à cette âme adorée, S’attache à ce rameau qui va s’abandonner ; Qui, maudissant le jour et sa vie abhorrée, Sent son cœur plein de vie, et n’en peut rien donner ? Et lorsque la dernière étincelle est éteinte, Quand il est resté là, - sans espoir et sans crainte, - Qu’il contemple ces traits, ce calme plein d’horreur, Ces longs bras amaigris, traînant hors de la couche, Ce corps frêle et roidi, ces yeux et cette bouche Où le néant ressemble encore à la douleur… Il soulève une main qui retombe glacée ; Et s’il doute, insense ! s’il se retourne, il voit La mort branlant la tête, et lui montrant du doigt L’être pâle étendu, sans vie et sans pensée. » Voyez chers auditeurs comme on peut désormais en notre siècle ricanant lire cette page avec le double regard de l’horreur et du sentiment d’outrance ; comme on peut démonter les artifices d’une rhétorique ressortissant au kitsch, tout en percevant, plein d’émotion, la voix d’outre-tombe, l’haleine avinée, le souffle ici morbide, ailleurs si raffiné, d’Alfred de Musset. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” BEAUMARCHAIS « LE MARIAGE DE FIGARO » 2047 09 15 52 Chers innombreux auditeurs, les « mariages de Figaro » de Mozart, sous le titre de « Noces », et celui moins connu de Cherubini ont failli éclipser l’original, qui vient de Beaumarchais.Faut-il ici mentionner au titre de première approche un film intitulé L’insolent qui nous a paru aussi plat que tape-à-l’œil malgré le sous-talent de Lucchini ? Il a du moins le mérite de nous retracer les aventures tumultueuses de l’auteur, né Pierre Caron, qui ne furent pas d’un petit intérêt parmi les spectateurs du temps. Pierre Caron de Beaumarchais, du nom de la terre de sa première épouse, connut en effet une vie fort mouvementée, d’abord maître horloger, puis découvrit un « mécanisme d’échappement », ce qui le propulsa « horloger du Roi ». Il devint professeur de harpe des filles de Louis XV qui le restèrent (filles). Il se consacre très tôt à l’activité des tréteaux théâtraux, sans que l’on sache précisément ce qui le détermina. Il y produisit une comédie larmoyante à la mode de ce temps-là, Eugénie, qui fut un échec ; devint envoyé secret du Roi en Angleterre, en Espagne où il batailla pour l’honneur de sa sœur abandonnée, fut trafiquant d’armes y compris avec les Insurgents indépendantistes. Magouillant sans trêve, il s’attira des inimitiés venimeuses d’adversaires aussi peu recommandables que lui… Bref, Le mariage de Figaro permettait de régler ses comptes avec des adversaires balourds, car Beaumarchais avait le style et la pointe qui leur manquaient. Toutes ces allusions, aujourd’hui perdues, le public les guettait, comptant les nasardes. Mais il n’était pas si bien en cour que cela : son « Mariage » fut désapprouvé, ses représentations retardées. Il me semble même que le Roi, Louis XVI cette fois, l’avait interdit, et que le jour de la première, à l’actuel Odéon, la foule des nobles dames et seigneurs s’étouffa au point qu’on dut briser les vitres à coups de chaises. Notre belle noblesse était folle, car cette comédie, truffée d’insolences, sonnait le glas des prétentions nobiliaires en 1784, cinq ans avant la Révolution. Cela fait trois adversaires : les ennemis personnels dont certains juges, les jaloux littéraires et journaleux qui tâchèrent de pourfendre l’irascible auteur, enfin les forteresses lézardées de l’ancien ordre social, fondé sur les privilèges aristocrates. Cela fait beaucoup, cela s’incarne dans le personnage central, Figaro, devenu depuis le titre d’un journal qui n’a pas toujours brillé par son progressisme... HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” BEAUMARCHAIS « LE MARIAGE DE FIGARO » 2047 09 15 53 Une évolution conservatrice qui n’est pas nécessairement absurde. Qu’est-ce en effet, au début, que Figaro ? Prenons-le dans Le barbier de Séville : c’est un artisan, homme à toutes mains, ayant donc effectué bien des métiers ; parmi lesquels vétérinaire ; valet aussi, pitre, descendant raffiné de Scapin, serviteur des amours de son ancien employeur le Comte Almaviva, serviteur filou et rusé qui ne perd jamais son intérêt de vue. Qu’est-il devenu dans Le mariage de Figaro ? Déjà, le héros éponyme. Toujours en valet, mais monté en grade, au château du même comte Almaviva, (« l’âme vive »), où il joue le rôle de factotum, « celui qui fait tout ». Mais au lieu de favoriser le mariage du comte, il lui faut cette fois lutter pour que son mariage à lui, premier valet mais valet tout de même, ne soit pas souillé par les prétentions d’un bouc, le Patron lui-même, qui saute après son mariage sur tout ce qui bouge avec des jupons. Il semble que ce fameux « droit du seigneur », autrement dit « de cuissage » ou « de pucelage », ait plutôt fait partie des élucubrations antimonarchistes, car il a disparu depuis le  Moyen Âge. Mais la pièce de Beaumarchais lui donna un lustre nouveau, et contribua à en répandre l’idée parmi les bourgeois crypto-républicains. Notre Figaro est donc devenu un fiancé amoureux qui doit défendre son bien contre les appétits déréglés de Monseigneur le Comte. Mais il est resté, plus encore, un homme de lettres, double de son auteur, quoique retiré des ronces littéraires. Il a trop souffert des piques des imbéciles, des cabales dévotes et des censureurs, des triomphes de lèche-culs sans talent. C’est la le deuxième intérêt du « Mariage de Figaro » : il nous représente de façon burlesque , au dernier acte, tout ce qu’il fallait déjà faire, au XVIIIe siècle, pour se pousser dans la jungle des lettres, avec prime aux plus intriguants cela va de soi – et Beaumarchais n’a pas eu à se plaindre finalement, mais nous compatissons aux malheurs comiques de son double remuant, , Figaro, à peine amer, et désireux, avant tout, de se retirer en n’ayant plus grand-chose à faire, mais en touchant bien. La troisième cible, ce sont les aristocrates, qui risqueront de finir « à la lanterne ». Tout au long de la pièce, ce sont des insolences, favorisées par la représentation caricaturale du Comte Almaviva : qu’est-ce que ce grand seigneur fortuné, qui n’a pour tout souci que de sauter le plus grand nombre de femmes HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES”
BEAUMARCHAIS « LE MARIAGE DE FIGARO » 2047 09 15 54 possible dans son beau château d’Espagne ?… entendons-nous : il ne s’agit que d’une Espagne de convention, tout le monde aura reconnu la France, mais Beaumarchais insiste sur la couleur locale afin de déjouer les soupçons – nul ne s’y trompe. Almaviva est grand, avec des restes de noblesse, une montre de belles manières formant un assez joli extérieur, même s’il recouvre la corruption ; toujours sur le point de sombrer dans le ridicule, n’y tombant jamais, car Grand Siècle encore dans l’allure. Mais justement, l’allure, les manières, c’est peut-être bien tout ce qui leur reste, à ces nobles français du XVIIIe siècle. Ces derniers se précipitent à une pièce qui met en pièces leurs prétentions ; ils entendent bouche bée de pures agressions verbales : « Vous vous êtes donné la peine de naître et voilà tout ». « Aux qualités qu’on exige chez un valet, je connais peu de maîtres qui seraient dignes d’en être un », et autres choses qui paraît-il jetèrent un froid horrifié dans l’assistance. Mais à quoi s’attendaient-ils donc ? La comédie de Beaumarchais n’avait-elle pas été précédée par une réputation sulfureuse ? C’est ainsi que certains historiens littéraires n’ont pas hésité à dire que Le mariage de Figaro avait frappé les trois coups de la Révolution française. Révolution bourgeoise, n’oublions pas ! Les gens du peuple, chez Beaumarchais, sont gentiment caricaturés, on se moque de l’accent (campagnard français, pas espagnol…), et de l’ivrognerie d’Antonio, maître jardinier, des naïvetés de Gripe-Soleil ou de la petite Fanchette, que Monsieur le Comte pelote dans les coins. C’est un thème bien traditionnel sur la scène de Paris. Comme sont traditionnels les imbroglios d’amour, les pitreries de larbins, voire les scènes de reconnaissance, ni plus ni moins que chez Molière ou les Antiques, lorsque Figaro doit reconnaître que cette autre femme, plus âgée, qui veut à tout pris l’épouser ce jour même, n’est autre que sa propre mère – on respire. Que veut Figaro ? Nous en revenons toujours là ! Se marier ! Recevoir de riches cadeaux ! Vivre tranquillement dans sa bonne famille, sans renverser l’ordre établi qui le nourrit (le château en flammes, que deviendrait Figaro?) mais sans se faire écraser par une morgue aristocratique désormais sans objet. Figaro serait même l’ancêtre du petit bourgeois français, râleur mais pépère. Il n’est donc pas interdit de voir justifier ainsi le titre d’un journal… Tout ceci est bien sévère, bien thésard : revanche sur les ennemis HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” BEAUMARCHAIS « LE MARIAGE DE FIGARO » 2047 09 15 55 personnels, sur les obstacles humains à la réussite, surtout littéraire, sur les nobles qui écrasent l’esprit d’un contestataire, fort en gueule, certes. Mais la pièce de Beaumarchais ne serait rien sans ses qualités proprement ludiques. Nous sommes au théâtre, le public veut rire, et ne veut pas être déçu. Nous emploierons donc les bonnes vieilles ficelles, qui sont la peur du cocuage, la vivacité vibrionnante d’un valet omniprésent, l’intrication délicieuse de l’intrigue, où le trompeur se croit trompé… par sa fiancée, l’abondante et irrésistible présence féminine, les gags, les quiproquos, le tourbillon permanent où se débattent les acteurs de cette « Folle journée », sous-titre du «Mariage de Figaro ». Il existe dans cette pièce un personnage à mon sens tout à fait nouveau : Chérubin, jeune page de 14 ou 15 ans, toujours à l’affût des femmes de tout âge, légèrement obsédé, mais juste un peu. On le retrouve partout, surtout là où il ne faut pas, toujours à deux doigts de recevoir des claques, toujours sauvé par l’intervention des femmes qui le trouvent adorable et bientôt désirable (il faut bien que les hommes inventent cela), semant ses déclarations à tous vents et toujours sous la menace d’un recrutement militaire… Les femmes en fait dominent toute l’intrigue : la Comtesse délaissée, et sa première camériste, Suzanne, fiancée de Figaro, qui ont tous deux intérêt à s’unir contre les appétits du bouc, maître des lieux ; au début, Figaro est un allié. Mais il se montre si lourd, si gaffeur, qu’il faut l’évincer, pour régler tout cela entre femmes, contre, je cite, « ce grand nigaud de sexe masculin ». Pour finir, Comtesse et Première servante décident d’échanger leurs habits pour se rendre à un rendez-vous galant sous les arbres, à la nuit. Elles seront confondues l’une avec l’autre, ce thème du double et de l’échange étant déjà suffisamment exploité par Marivaux et d’autres avant lui. Mais Figaro s’y laissera prendre ! Il aura été laissé à l’écart de toute l’intrigue. Nous le voyons d’ailleurs pendant toute la pièce multiplier les interventions, certes, mais perdre de son importance dans le déroulement de la comédie. Le valet, l’esclave, qui menait tout tout le jeu dans les anciennes pièces de Plaute, celui qui dénouait les rets d’une intrigue nouée par lui-même dans Les fourberies de Scapin, devient un bavard qui fait rire, qui discourt admirablement sur les femmes, la diplomatie, les Anglais, la situation politique et sociale, mais qui nest plus qu’un beau discoureur comique. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” BEAUMARCHAIS « LE MARIAGE DE FIGARO » 2047 09 15 56 Ce sont les femmes qui décident de mettre à la raison l’errance sexuelle du comte Almaviva ; quant au Doceur Bartholo du Barbier de Séville, il n’est plus qu’un vieillard bougon dans un auto-pastiche de Beaumarchais. Le spectateur a retrouvé aussi maître Basile, ecclésiastique corrompu, serviteur des basses besognes, sans cesse ridiculisé, plus proche assurément d’un Tartuffe que d’un Saint-Père. Cela fait bien longtemps, semble-t-il, que nous n’avons pas vu sur scène ce chef-d’œuvre de théâtralité, d’agitation burlesque, ce festival de saillies au service de l’amour – et c’est dans le vaudeville final ; où chaque acteur vient chanter son petit couplet, apothéose crépitant d’applaudissements, que nous trouvons cette formule désormais proverbiale :  « Tout finit par des chansons ». Il serait bon que je vous entretinsse d’un petit extrait de cela : tome II de l’édition Larousse, p. 8 – il s’agit du fameux « hors-d’œuvre » sur goddam, « Dieu me damne », adressé à nos amis rosbifs, mais destiné totu de même à égarer le Comte. Celui-ci veut envoyer Figaro en Angleterre, à son service ; ainsi le maître pourra-t-il élégamment sauter la fiancée, Suzanne. Théoriquement, Figaro devrait refuser d’aller outre-Manche, mais il veut détourner l’attention de son noble et ignoble rival. Quoi qu’il en soit, voici le morceau. FIGARO, à part .- Voyons-le venir ; et jouons serré. LE COMTE, radouci.- Ce n’est pas ce que je voulais dire. J’avais… oui, j’avais quelque envie de t’emmener à Londres, courrier de dépêches ; ...mais, toutes réflexions faites… FIGARO. - Monseigneur a changé d’avis ? LE COMTE.- Premièrement, tu ne sais pas l’anglais. FIGARO.- Je sais God-dam. LE COMTE.- Je n’entends pas. FIGARO. - Je dis que je sais God-dam. LE COMTE.- Hé bien ? FIGARO. - Diable ! c’est une belle langue que l’anglais ! il en faut peu pour aller loin. Avec God-dam, en Angleterre, on ne manque de rien nulle part. Vous voulez tâter d’un bon poulet gras : entrez HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” BEAUMARCHAIS « LE MARIAGE DE FIGARO » 2047 09 15 57 dans une taverne, et faites seulement ce geste au garçon (il tourne la broche), God-dam ! On vous apporte un pied de bœuf salé, sans pain. C’est admirable ! Aimez-vous avoir à boire un coup d’excellent bourgogne ou de clairet, rien que celui-ci, (il débouche une bouteille) : God-dam ! On vous sert un pot de bière, en bel étain, la mousse aux bords. Quelle satisfaction ! Rencontrez-vous une de ces jolies personnes qui vont trottant menu, les yeux baissés, coudes en arrière, et tortillant un peu des hanches : mettez mignardement tous les doigts unis sur la bouche. Ah ! God-dam ! elle vous sangle un soufflet de crocheteur : preuve qu’elle entend. Les Anglais, à la vérité, ajoutent par-ci par-là quelques autres mots en conversant ; mais il est bien aisé de voir que God-dam est le fond de la langue ; et si Monseigneur n’a pas d’autre motif de me laisser en Espagne… LE COMTE, à part.- Il veut venir à Londres ; elle n’a pas parlé. FIGARO, à part.- Il croit que je ne sais rien ; travaillons-le un peu dans son genre. » ...Et ainsi de suite ! Je vous épargne les nombreuses notes marginales au crayon, de votre serviteur, les notes de bas de page précisant que le juron God-dam était légendaire, à peu près inusité déjà au temps de Beaumarchais, mais appliqué aux Anglais comme sobriquet ; ce couplet, vous dit-on, sur l’Angleterre, figurait dans une des premières versions du « Barbier » (I, 1). Il plaisait aux gens de l’époque à qui Montesquieu et Voltaire avaient donné la curiosité des mœurs anglaises. La véracité de la peinture, poursuit-on, faite d’après nature (voir biographie de Beaumarchais), est attestée par l’abbé Prévost (Mémoires d’un homme de qualité). Le verbe « sangler » signifie « frapper comme avec une sangle, un fouet », et le crocheteur est un portefaix. Voilà tout ce qui peut vous donner envie d’assister à une représentation du Mariage de Figaro de Beaumarchais, ou, si c’est trop rare, de lire la pièce elle-même et de vous en faire une bonne représentation cérébrale – so long ! HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” FRANCIS JEANSON « ENTRE-DEUX » 2017 09 22 58 Le titre du jour est Entre-Deux, par Francis Jeanson, aux Éditions du Bord de l’Eau. Je vous le dis tout de suite en vérité, ça va chier, parce que je n’ai pas aimé, mais alors pas aimé du tout, les amis du bonhomme feront bien de s’abstenir d’écouter, parce que ça va canarder, et très bas. C’est même au point que je conseille d’éloigner les enfants, car mon vocabulaire ne sera pas de leur âge. Et ce n’est pas la peine non plus de me téléphoner pour m’engueuler, je ne décrocherai pas. De la discussion ne jaillit jamais la lumière, j’ai la parole je la garde. La seule chose qui aurait pu me retenir eût peut-être été cette réflexion de l’éditeur, m’interdisant de couvrir de merde un homme qui a écrit de tout son cœur pour tâcher de rendre les Aûûûûtres un peu moins malheureux. Mais ce n’est pas Jeanson lui-même (pas le dialoguiste, l’autre) que je vais conchier, mais tout un système de pensée qui a empoisonné, qui continue d’empoisonner ma vie, car même si j’ai enfin découvert l’antidote, il est désormais trop tard, et il me reste à vieillir en détestant l’humanité (humour). Il est tout de même ahurissant de constater que le même personnage, auteur d’un extraordinaire Sartre par lui-même (il fut son secrétaire) – volume qui m’a permis d’approcher la pensée du maître de façon relativement claire – et un époustouflant Montaigne par lui-même se soit laissé aller à publier des fonds de tiroir aussi nuls. Que dis-je ? À laisser imprimer dans la préface une énormité telle que « Jeanson est la modestie même » - est-on modeste, je vous le demande, quand on a écrit sur Sartre, et à l’autre bout de l’échiquier, sur Montaigne, comme il l’a fait ? À supposer que oui, laisse-t-on quelque thuriféraire que ce soit, fût-il Môssieur Spire, écrire cela dans une préface sans protester ? Si l’on m’avait fait ça à moi – et je vaux bien le Sieur Jeanson, nous y reviendrons – je n’ose imaginer la scène majuscule qui me serait échappée, exigeant de supprimer cette mention, d’interdire à la vente les exemplaires portant une mention aussi niaiseusement compromettante… Il y a plus grave. Il y aura de plus en plus grave, car j’essaierai de classifier mes emportements. Le premier grief, qui remonte à perpète, est de s’être abaissé au rang de sicaire et de sous-sbire de Sartre afin de poignarder l’auteur de L’homme révolté, Camus, pas Renaud, Albert, le seul véritable HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” FRANCIS JEANSON « ENTRE-DEUX » 2017 09 22 59 Albert-le-Grand. Camus s’étonnant que l’intelligence et ses représentants, appelés justement l’intelligentsia, cautionnent les crimes de masse d’un Staline, ne voila-t-il pas que toute la clique bien-pensante monte au créneau pour flinguer l’insolent anti-communiste primaire… J’ai lu la « réplique de commande » de monsieur Jeanson : c’est d’une ineptie, d’un vipérin, d’un tortillé, d’un obscur, d’un stalinien, inimaginables. Et que l’Histoire avec un grand H aura raison des petits-bourgeois, que monsieur Camus vit dans sa petite bulle petite-bourgeoise (lui le fils d’un femme de ménage), c’est tout juste si on le traite pas de « vipère lubrique ». « C’est loin », direz-vous, « il y a prescription ». Eh bien pas du tout. Dans son recueil d’entretiens intitulé Entre-Deux, l’éditeur rapproche certaines conversations tenues par Francis Jeanson avec sa femme dans les années 70, et d’autres datant de ces dernières années précisément. Notre philosophe a certes mis de l’eau dans son vin. Mais il est hallucinant, à faire dresser les cheveux sur la tête, de lire ce qu’il écrivait en 1974 : il nous parle du peuple comme d’une masse quasi divine qui aurait toujours raison, car il faut élever l’ensemble de l‘humanité à son plus haut degré de compréhension, d’intelligence et d’épanouissement, ce qui est très beau et très louable. Mais Jeanson, comme tout bon dialecticien de l’époque, prétend qu’il existe un épanouissement universel, et, d’autre part, un épanouissement bourgeois…! et que le peuple sait tout mieux que les bourgeois, qui lui enfournent leur savoir, leur culture, exclusivement bourgeois ! Mozart, c’est bourgeois ! Hugo, c’est bourgeois ! Camus, Dostoïevski, bourgeois ! ...et qu’est-ce qu’ils proposeraient donc, les gens du peuple ? Mireille Mathieu ? Christophe Dechavanne ? Lagaf ? Il ne faut pas effaroucher le peuple avec la dictature de l’écrit, l’intimidation répandue par le savoir ! Mais encore heureux, camarade, que l’on s’approche avec respect du savoir et des chefs-d’œuvre… Faut-il pour autant prôner l’ignorance, faire table rase dans les têtes, et proposer à nos uiniversitaires le savoir prétendument inné des brave gens de la cambrousse ou des micro-trottoirs ? ...nous sommes en pleine révolution culurelle chinoise, mon brave, avec des élèves qui expédiaient leurs instituteurs en camps de rééducation d’où l’on ne revenait pas ! Que dis-je, nous sommes en plein Pol-Pot ! Que HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” FRANCIS JEANSON « ENTRE-DEUX » 2017 09 22 60 signifie cette revalorisation de l’ignorance crasse ? Cette stigmatisation de tout raffinement et de toute grandeur au nom de l’étiquette, et allez hop, de “petit-bourgeois” ? Le drame n’est pas de republier ces inepties dignes des ignobles couillonnades de la série des Situations de Sartre, c’est de le publier sans le moindre recul ni commentaire significatif, resituant au moins, au moins ! ces énormités dans leur contexte ! Alors, ensuite, Jeanson est devenu un “Entre-Deux” : entre deux chaises le cul par terre vraisemblablement, n’étant comme dit l’autre “ni pour ni contre, bien au contraire”. Il se montre tel qu’il est, désespérément banal, “je suis n’importe qui” disait Sartre, nous faisant au passage (Jeanson) de ses abondants succès sexuels au temps de sa jeunesse, comme n’importe quel mâle croisé dans mes conversations (comment le croire un seul instant, quand on voit à quel point les femmes sont restées coincées, tandis que lui, n’est-ce pas, est censé en avoir “tiré” une quantité industrielle dans les années 50, c’est n’importe quoi, bref pardonnons-lui ce machisme frelaté – mais heureusement il a croisé “la femme de sa vie”, on navigue en plein Florent Pagny…). Plus grave (j’ai déjà utilisé cette transition…) : il regrette, mollement, d’avoir descendu Camus en flèche, mais c’est aussitôt pour préciser que la pensée de Sartre était si vaste que de toute façon celle de Camus s’y trouvait incluse… Que – c’est l’argument bas de gamme par excellence – Camus n’avait rien inventé – mais mon pauvre diable, nous avons déjà entendu cela à propos de Sartre, et nous pourrions aussi bien le dire de Jeanson, et de nous même, au diable la fierté... Seulement, monsieur Jeanson possède le travers, commun aux politiques, d’ailleurs, d’avoir tout vu, tout compris, bien avant les autres, de ne s’être jamais trompé, d’avoir toujours été en possession de la Vérité avec un grand V. Il va même jusqu’à, comme on dit dans l a collection “Profil d’une œuvre”, jusqu’à, reprends-je, faire carrément la psychanalyse sauvage de Vailland, qui aurait dû faire ceci, avec les femmes – décidément, Jeanson est un grand spécialiste – qui aurait dû faire cela, bref, il nous montrerait bien à tous tant que nous sommes, pauvres couillons de lecteurs, ce que nous aurions dû faire. Vous l’aurez compris, Jeanson fait partie de ce club innombrable des donneurs de leçons, Sartre étant le grand Prêchi-Prêcheur en Chef. Il fallait “s’engager”, Coco. Si tu ne t’engageais pas, tu n’étais qu’un HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” FRANCIS JEANSON « ENTRE-DEUX » 2017 09 22 61 pleutre, un esprit veule, un lâche, un piètre petit-bourgeois, un Russe blanc bon à crever de faim dans une mansarde comme Nina Berbérova, un chien d’anti-communiste primaire. Certes, assurément, bien sûr, Jeanson « a porté les valises » pendant la guerre d’Algérie, favorisant le FLN, il risquait sa peau et douze balles dedans, il fut héroïque, plus héroïque en tout cas qu’un petit couillon de prof qui ne risquait, lui, que la folie, face à des classes de banlieue ou une sale affaire de foutage de gueule d’élèves ou de tripotage de gonzesse consentante (« les risques du métier ») - je confesse, humblement, à quatre pattes la queue dans la poussière, que je n’arrive pas à la cheville des convoyeurs de fonds de la Noble Lutte du Peuple Algérien contre l’oppresseur colonialiste, et je n’ironise pas, ayant vécu au Maroc à la même époque, témoin du racisme épais le plus révoltant. Exemple : après le tremblement de terre d’Agadir en 1960, 15 000 morts, entendre un Européen s’exclamer, la plupart des victimes étant des Arabes : »Bof ! Ce n’est que du bétail ! » - et l’auditoire de rire, et moi, 16 ans, la boule dans la gorge. Autre exemple, rapporté par Jeanson dans un de ses rares passages passionnants, passant par Sétif, il repère un terrain vague où gisent les restent de la répression des fameux incidents d’après la guerre. « Mille pour un ! Nous en avons tué mille pour un ! » - ce qui était inexact, mais démontrait parfaitement la criminelle fureur raciste qui avait aveuglé nos braves colons… Ce fut alors ce qui décida Jeanson à œuvrer pour la libération du peuple opprimé, ou plutôt, comme il le dit lui-même : je ne me suis pas pris la tête dans les mains pour me dire « J’y vais ou je n’y vais pas ? » - mais j’ai engagé plusieurs actions en compagnie de personnes aussi convaincues qu’indignées, et je me suis trouvé engagé. Bravo. Et, en même temps, je m’indignais . « Comment, me disais-je dans ma petite boîte crânienne, voilà un de ces hommes, un de ces donneurs de leçons, modeste et déterminé, qui vouait aux gémonies tous les lâches, tous les inactifs, tous les pauvres cons qui n’avaient pas le culot de s’engager, et qui vient nous avouer, comme ça, qu’il « s’est retrouvé » engagé… sans savoir comment ? Mais est-ce que ce n’est pas justement à la suite d’un débat cornélien, de « tempête sous un crâne », où l’on pèse le pour et le contre dans l’affolement de la raison et de la passion, que l’individu s’engage dans une lutte ? Où est la décision, où est le courage, où sont les couilles, lorsqu’on n’a fait HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” FRANCIS JEANSON « ENTRE-DEUX » 2017 09 22 62 que suivre les mouvements de son cœur, de sa destinée ? Où est la volonté immense de l’engagement, quand il n’y a pas eu de décision, quand il n’y a pas eu de débat ? Alors copmme ça pendant des décennies, pendant toute notre vie de cloporte, ces gens-là nous ont fait croire que nous étions de minables fonctionnaires grassement payés à ne rien foutre, des moutonniers, des moins que rien, des sous-merdes, incapables de risquer nos vies ou nos traitements de profs, incapables que dis-je indignes d’accéder à la grandeur de ce héros, nous, justes lâches, tremblards et diarrhéiques ou confortables ensommeillés, alors que tant d’autres se sont contentés de suivre leurs propres mouvements, de se laisser entraîner par le torrent de leurs destinées ? Il est où, là, l’engagement ? Elle est où, ma lâcheté ? Pourquoi ai-je prodigué mon admiration à des gens qui ne la méritaient pas, puisqu’ils n’ont eu aucun effort à fournir, puisque tout procédait d’un réflexe ? Pourquoi ai-je gaspillé mon temps, ma pauvre vie entière, à me fustiger, à me condamner, à ma lamenter sur ma mollesse,alors que c’était aussi mon destin ? Tous ces dispensateurs farouches d’un art de vivre hors de portée des cloportes ressemblent à ces infirmes dont on nous dit qu’ils sont un modèle et un exemple de courage lorsqu’ils ont surmonté leur handicap, mais les pauvres types bien mous bien pleins de bonne volonté mais qui ont eu le tort de ne rencontrer sur leur chemin que des échecs, des échecs et encore des échecs, tous ces messieurs héroïques, sans avoir eu besoin de lutter un seul instant contre eux-mêmes, ne se sont-ils jamais interrogés sur le fait qu’ils ont eu du cran, eux, et que les autres n’en ont pas eu ? Cela ne leur est jamais venu à l’idée qu’ils ont eu bien de la chance, qu’ils ont bénéficié d’un hasard bien énorme, sans parler de Dieu qui est paraît-il hors sujet, pour obtenir ce cran-là, que d’autres ont recherché en vain toute leur vie en se traitant de lavettes ? Vous ne voyez donc pas, messieurs les Héros, que vous désespérez les minables ? Qui ne sont d’ailleurs pas plus minables que vous ? Vous ne voyez pas, messieurs les puissants, que vous renfoncez les faibles dans leur désespoir ? Et que par-dessus le marché vous les replongez encore plus dans leur merde en leur disant avec modestie bien sûr qu’ils « n’avaient qu’à » ? qu’il faut « prendre sur soi, que c’est à la portée de tout le monde et qu’il faut être vraiment le dernier des derniers pour ne pas y être parvenus ? Je vois là, moi, le signe d’une parfaite, odieuse et irréparable malhonnêteté intellectuelle. En bon français, les bons HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” FRANCIS JEANSON « ENTRE-DEUX » 2017 09 22 63 apôtres m’emmerdent. Tous ceux qui réussissent d’une façon ou d’une autre m’emmerdent de toute façon. Quand je passe mes manuscrits à un directeur de troupe, il me les égare ; si c’est un autre couillon qui le leur passe, eh bien le voilà joué sur les planches. Vous croyez vraiment que le second est supérieur au premier? En vérité les têtes d’affiche, en politique, en littérature – ne parlons pas d’héroïsme où il n’y en a pas – ne sont comme le dit Terzieff – que j’admire sans réserve, lui – dans la pièce Temps, Contretemps, que les veinards qui ont rencontré « les bonnes personnes, au bon moment », et que ce n’est pas parce qu’il leur est échu en partage, dans leur petite corbeille à destinée, de grimper sur le dos des lâches, qu’ils ont le droit de chier sur le citoyen lambda, avec leur réussite, qui est moins un encouragement qu’un immense renfoncement dans la merde. Les successions de banalités dignes d’un éditorialiste de quotidien de province profonde n’auraient pas mérité le quart de la moitié d’un haussement d’épaules si elles étaient sorties de la plume d’un pauvre troufion de putain d’enculé de lampiste comme vous ou moi. Il ne me reste plus qu’à vous infliger quelques pages de cette soupe à l’eau. Page 77  - il a connu Sartre, lui : en quel honneur ? moi j’ai connu Machin, Trucmuche et Tartempion, et je ne vaux pas moins que ce Môssieu qui écrit. Toujours est-il que, Monsieur Jeanson, tout jeune, a rencontré non pas des principaux haineux et des gosses qui lancent des boulettes, mais, tiens, mon Dieu, comme c’est bizarre et quelle coïncidence, Monsieur Sartre qui passait là par hasard. La personne qui pose la question au début est son épouse, sur laquelle je ne dis rien car je n’écris pas pour les tabloïds : « Ce soir, j’aimerais te poser des questions qui sont en relation avec ce que tu as vécu dernièrement, à Paris, quand le Castor t’a pratiquement mis à la porte en t’accusant d’avoir parlé de la cécité de Sartre à un journaliste. Ce n’est pas le fait qui m’intéresse ici, c’est plutôt sa signification. Tu me diras si je me trompe : il me semble que ce qui s’est passé vient de ta propre attitude par rapport à la maladie, par rapport à la vieillesse et par rapport à la mort. Pour toi ces phénomènes ne sont pas quelque chose que l’on ait à cacher : ni à soi, ni aux autres. Et tu fonctionnes envers les autres en tout cas avec ceux pour qui tu as le plus d’estime et d’affection – comme tu le ferais avec toi- HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” FRANCIS JEANSON « ENTRE-DEUX » 2017 09 22 64 même. Et c’est à partir de là que, humainement, ça « colle » ou ça ne « colle » pas, selon les cas… Sartre est Sartre, il n’est pas toi. L’entourage de Sartre est son entourage : tu ne sais pas ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas, ce qu’on lui dit ou ce qu’on ne lui dit pas. D’une manière générale, dans notre société, nous vivons ces phénomènes comme autant de « tabous ». Or tu as agi comme si ça allait de soi pour Sartre : comme si c’était toi le concerné. Tu vois ? « Oui. Il y a deux aspects. Il s’agit de savoir si l’entourage de Sartre se préoccupe de lui cacher le problème ou se préoccupe de le cacher au public. Bien entendu, il doit y avoir les deux. Je ne sais pas de quel côté est le centre de gravité, et c’est évidemment deux questions différentes. Je n’ai pas voulu dire que Sartre était diminué : ce n’est pas un mot que j’ai utilisé, c’est le journaliste qui l’a employé. En outre, je lui avait demandé de ne pas transcrire cette partie de notre conversation concernant le problème de cécité. Comme si tune connaissais pas les journalistes ! « Oui. Si cela m’arrivait, je crois, vraiment, que ça me serait complètement égal. Je veux dire : je trouve que ce n’est pas seulement vis-à-vis de lui-même qu’un homme doit être conscient ; je pense que c’est dans le rapport aux autres qu’il doit souhaiter que les autres soient conscients de ce qui lui arrive. « D’autant qu’il ne s’agit pas d’une maladie mortelle dans le cas de Sartre, ni d’une maladie diminuante ; c’est un accident dramatique, mais pas tragique. Il ne peut plus voir, il ne pourra plus jamais voir : il y a un aspect dramatique parce qu’irréductible, mais il peut inventer d’autres manières de fonctionner. En quoi serait-il intéressant de dissimuler qu’il ne voit guère plus, puisque les gens le rencontrent un peu partout : ils voient qu’il n’y voir plus, qu’il tâtonne en sortant d’un café, etc. Ça me fait penser à ce que nous avons eu à vivre – alors, là, dans le drame absolu puisqu’il s’agissait d’une maladie mortelle à court terme – par rapport à Roger Vaillant. Tu ne lui as rien dit, puisque Élisabeth en avait formulé le souhait, mais – par amitié et par estime – tu pensais qu’il était homme à pouvoir affronter sa maladie et sa mort en face. Tu as ressenti très fortement qu’il était floué par son entourage, dans la mesure où on lui cachait la vérité de sa situation. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” FRANCIS JEANSON « ENTRE-DEUX » 2017 09 22 65 Il y a eu, dans ces deux cas, la même apparente légèreté, dans ta manière, en somme, d’exprimer ton souci de casser le tabou. Tu ne respectes pas le tabou, simplement parce que toi tu le vivrais, probablement, en l’affrontant de face. « Je voudrais marquer des différences, puisque tu compares avec le cas de Roger. Je n’ai jamais voulu que ce soit dit, dans le cas de Sartre. J amais je n’ai dit à personne de son entourage : il faudrait qu’il le sache. D’ailleurs le Castor m’avait affirmé, à plusieurs reprises avant cet incident, qu’il y avait les plus grandes chances pour qu’il en soit conscient ». Fin de citation. Le Castor, pour les naïfs, c’est Simone de Beauvoir ; l’interlocutrice est l’épouse de Jeanson, qui lui sert constamment la soupe en trouvant immédiatement des excuses à son grand homme, avec maintes circonlocutions alourdissantes – toujours le problème de la transmission exacte des conversations, qui me semble la négation même du style, mais passons. Jean Marais n’est passionnant que lorsqu’il parle de Jean Cocteau ; Jeanson n‘est intéressant que lorsqu’il parle de Jean-Paul Sartre. Mais il faut conclure, ou plutôt décocher le dernier coup de pied du vermisseau (très drôle!) que je suis : Sartre, Jeanson, tous les autres adeptes du volontarisme, du « y a qu’à » et autres dispensateurs de leçons de courage, de lucidité, de volonté et de couilles au cul ne m’ont absolument pas appris la liberté, Ils m’ont appris que la Liberté n’était accordé qu’aux Seigneurs, par Dieu peut-être qui paraît-il est mort, et qu’elle serait toujours refusée, par prédestination janséniste ou édipienne peut-être, aux Lâches. La liberté est une imposture, bande de clodos. Et ceux qui se tournent vers les handicapés et leur disent : «  Comment ? Vous n’êtes toujours pas devenus champions de course en fauteuil comme les champions paralympiques ? Alors qu’il suffit d’avoir de la volonté ! » - ces gens-là sont des renfonceurs en merde, des prêcheurs prétentieux, et je ne vois pas pourquoi il faudrait les respecter sous prétexte qu’ils ont voulu  « rendre les gens moins malheureux », alors qu’ils nous font culpabiliser dans notre irrémédiable infirmité. En conclusion, je continue ma route de larve de bonne volonté, et, définitivement, puissamment, je les emmerde… HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” CORNEILLE « NICOMÈDE » 47 09 29 66 Naviguons aujourd’hui dans des flots plus calmes. Corneille est pour le critique un océan de tout repos, son Nicomède n’est pas sa pièce la plus jouée, mais n’est pas non plus un de ces désastres (« Après Agésilas, hélas ! mais après Attila, holà ! » s’exclama Boileau, que personne ne lit plus. Mais pourquoi ironiser ? La basse classe, que la Révolution croira éliminer, s’est depuis reconstituée, prétention en plus. Nous pourrions entonner avec facilité la grande antienne des « gens qui ne lisent plus », mais ils n’ont jamais lu, il nous faut faire notre deuil de la démocratie et de la liberté, pour ce qu’ils en font… bref ! À la Clé des Ondes, nous n’avons rien contre l’élite, au contraire, il faut simplement ouvrir Nicomède de Corneille, se pénétrer de la lecture en vers – et pour ce faire avoir commencé très tôt par Le Cid en 4e et Horace en 3e. Nicomède est un prince moyen-oriental, bithynien, pénétré de civilisation hellénique. Il doit succéder à son père, et montre une bravoure, une intelligence hors du commun. Il entre en rivalité avec un jeune demi-frère que les Romains ont enlevé chez eux comme un vulgaire aborigène, et qui serait un instrument docile entre les mains des vilains romains. Arrive donc un ambassadeur de ces affreux Romains. C’est Flaminius, fils de celui qu’Hannibal a ratatiné à la bataille de Trasimène (historiquement, c’est inexact). Corneille fait de ce personnage un psychorigide, menaçant comme une canonnière américaine. Or le véritable Flaminius était un diplomate raffiné, dans le grec jusqu’au bout des ongles, car ce sont les Hellènes qui ont appris aux Romains la littérature, et la sculpture, et l’architecture et les mathématiques, fermez la parenthèse). Flaminius, à ne pas confondre avec le raffiné Flamininus, gronde avec l’assurance de la toute-puissance. Il s’agit donc d’une tragédie politique, ainsi que les affectionnaient les contemporains de Corneille et surtout de la Fronde. Les intrications de l’intrigue en sont toujours difficiles à suivre, il s’y mêle bien aussi quelque « intérêt d’amour « , mais la femme dont Nicomède est amoureux tient elle aussi un langage viril, et ironise devant ce grand benêt d’ambassadeur romain. Ce qu’il y a de nouveau dans cette tragédie, c’est l’ironie en effet. De la part du grand et généreux Nicomède, de sa femme, contre les romains et son propre père, ce bâtard, qui veut livrer son royaume entre les mains de Rome et qui proteste de ce que HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” CORNEILLE « NICOMÈDE » 47 09 29 67 son fils ne lui obéisse plus. Certaines scènes effectivement présentent quelques ingrédients de comédie, comme la colère d’un père qui ne parvient plus et pour cause à se faire respecter. Mais le plus extraordinaire est qu’il n’y a pas moyen pour le spectateur d’éprouver ni peur ni pitié, éléments indispensables pour la catharsis ou purgation des passions. Le dépassement ici se fait par le haut, par un sentiment purement romain, l’admiration. Nous approuvons en effet tant d’admiration pour le couple principal, qui conserve sa grandeur d’âme, sa superbe et son panache face à toutes les laides embûches qui lui sont tendues – un instant de recueillement pour la galerie des traître – que nous sommes gagnés à sa cause, et d’autant plus qu’il se raidit en refusant ironiquement toute compromission. Mieux encore : les traîtres eux-mêmes, contre toute vraisemblance a-t-on dit, se retournent et se mettent à tomber aux genoux de ceux qu’ils ont offensés, tentés ou souillés, le vilain frère adore son aîné patriote, tout le monde se repent et tout est bien qui finit bien. Il serait original effectivement de reprendre, dans la mise en scène que vous voudrez, mais en évitant, à tout prix, l’éternel Depardieu, Nicomède, de Corneille, qui enchanta le public de 1651. Nous sommes, à cette époque, en pleine Fronde. Qu’est-ce que la Fronde ? Essentiellement des manifestations de rébellion contre un régime qui, vu la minorité du roi Louis XIV, aurait dû distribuer des prébendes et autres « augmentations de salaire »… Les seigneurs s’alliaient avec les Parlements, avec le Roi, avec le Peuple, renversaient ces subtils systèmes au gré de leurs intérêts du moment ouo selon les caprices d’une femme, qu’il nous suffise de citer le Grand Condé, le fourbe Mazarin ou l’intriguant cardinal de Retz. Toutes les questions dynastiques et les problématiques de l’obéissance, de l’autorité, du panache, de l’honneur et de la générosité, de la grandeur d’âme et de la noblesse de sentiments, comme disait Courteline, qui foisonnent dans Nicomède, chatouillaient en leur bel endroit les aristocraties emplumées qui balançaient leurs panaches au parterre et dans les loges latérales. Chacun voyait en ces héros des planches le reflet d’un héros de chair et d’os, et se disait que là aussi, dans Nicomède, l’on renversait ses alliances au vu d’une plus grande vertu, qui est virilité, grands airs et intrépidité devant la menace. L’édition que je tiens dans les mains est un de ces fascicules Larousse qui hantaient nos cartables des années 60, et n’oubliez pas que la culture fut transmise par une petite poignée opiniâtre et HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” CORNEILLE « NICOMÈDE » 47 09 29 68 incessamment renouvelée de professeurs pleins de foi malgré les invasions barbariques ; Pierre Corneille renaîtra, car sous le manteau des vieux enseignants mâles et femelles, à la barbe des Jack Lang et des Claude Allègre (bonnet blanc et blanc bonnet), la flamme olympo-universitaire circulera « tant qu’il y aura des profs » comme dit l’autre. Corneille n’est pas à la mode, il n’a jamais été à celle des cancres et des Madelin, je l’ai déclamé dans l’enceinte du château de Tizac non loin d’ici, tandis que ma fille de trois ans sur son pot en plein air s’imprégnait de la noble culture éternelle, alors assez pleuré, sanglotons pleins d’espoir, écoutons les voix immortelles : 67 est le numéro de ma page, car comme Henri III j’aime tourner les pages, voilà une vanne que ni les jeunes Français ni les jeunes immigrés ne comprennent, ça crée des liens… C’est le début de l’acte V, et je le lirai avec solennité, car l’alexandrin n’est pas fait, n’en déplaise aux metteurs en scène qui veulent « faire moderne », pour être désarticulé au niveau du langage parlé – est-ce que je vais mettre des Nikes et une casquette au Christ en croix pour le rendre plus « moderne », mais pour être déclamé, voire chanté. C’est Arsinoé qui s’y colle, une vieille peau qui a prévu le «tumulte », soit la manifestation qui se déroule contre elle en faveur du grand, du beau, du noble Nicomède – à toi, Arsi ! « J’ai prévu ce tumulte et n’en vois rien à craindre ; Comme un moment l’allume, un moment peut l’éteindre Et, si l’obscurité laisse croître ce bruit, Le jour dissipera les vapeurs de la nuit. Je me fâche bien moins qu’un peuple se mutine Que de voir que ton cœur dans ton amour s’obstine, Et, d’une indigne ardeur lâchement embrasé, Ne rend point de mépris à qui t’a méprisé. Venge-moi d’une ingrate et quitte une cruelle, À présent que le sort t’a mis au-dessus d’elle. Son trône, et non ses yeux, avaient dû te charmer ! Tu vas régner sans elle ; à quel propos l’aimer ? HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” CORNEILLE « NICOMÈDE » 47 09 29 69 « Porte, porte ce cœur à de plus douces chaînes. Puisque te voilà roi,l’Asie a d’autres reines, Qui, loin de te donner des rigueurs à souffrir, T’épargneront bientôt la peine de d’offrir. ATTALE, demi-frère Mais, Madame… ARSINOÉ Eh bien ! soit, je veux qu’elle se rende ; Prévois-tu les malheurs qu’ensuite j’appréhende ? Sitôt que d’Arménie elle t’aura fait roi, Elle t’engagera dans sa haine pour moi. Mais, ô Dieux! Pourra-t-elle y borner sa vengeance ? Pourras-tu dans son lit dormir en assurance ? Et refusera-t-elle à son ressentiment Le fer ou le poison pour venger son amant ? Qu’est-ce qu’en sa fureur une femme n’essaie ? ATTALE, concurrent de Nicomède Que de fausses raisons pour me cacher la vraie ! Rome, qui n’aime pas à voir un puissant roi, L’a craint en Nicomède et le craindrait en moi. Je ne dois plus prétendre à l’hymen d’une reine, Si je ne veux déplaire à notre souveraine ; Et puisque la fâcher ce serait la trahir, HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” CORNEILLE « NICOMÈDE » 47 09 29 70 Afin qu’elle me souffre, il vaut mieux obéir. Je sais par quels moyens sa sagesse profonde S’achemine à grands pas vers l’empire du monde : Aussitôt qu’un État devient un peu trop grand, Sa chute doit guérir l’ombrage qu’elle en prend. C’est blesser les Romains que faire une conquête, Que mettre trop de bras sous une seule tête ; Et leur guerre est trop juste, après cet attentat Que fait sur leur grandeur un tel crime d’État. Eux, qui pour gouverner sont les premiers des hommes, Veulent que sous leur ordre on soit ce que nous sommes, Veulent sur tous les rois un si haut ascendant Que leur empire seul demeure indépendant. Je les connais, madame, et j’ai vu cet ombrage Détruire Antiochus et renverser Carhage. De peut de choir comme eux, je veux bien m’abaisser, Et cède à des raisons que je ne puis forcer. D’autant plus justement mon impuissance y cède Que je vois qu’en leurs mains on live Nicomède. Un si grand ennemi leur répond de ma foi ; C’est un lion tout prêt à déchaîner sur moi. » Fin de citation, et c’est dommage, car l’on voit bien ici combien le docile disciple, l’homme de paille de Rome, a bien su juger de ses puissants alliés, combien il se juge lâche envers son frère que l’on finira bien, rassurez-vous, par relâcher, pour que règnent en Arménie l’ordre, la gloire et la vertu. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” Stefan ZWEIG « LE JOUEUR D’ÉCHECS » 71 Notre baccalauréat national propose à ses candidats littéraires Le joueur d’échecs de Stefan Zweig. qu’avez-vous lu de Stefan Zweig, au nom imprononçable ? Peut-être La pitié dangereuse, ou Amok, du moins en version filmique. Ou encore une vie de Marie-Antoinette, de Marie Stuart ? Nous avons nous aussi butiné dans ces parages. Mais à vrai dire, l’homme et l’œuvre nous demeurent méconnus. Sur l’auteur, nous savons qu’il s’opposa au nazisme, se réfugia en compagnie de sa femme au Brésil, où il se suicida avec elle, s’allongeant sur un lit après absorption de barbituriques, par honte, disait-il, de ce qu’un peuple aussi pétri de civilisation et de raffinement que la nation allemande ait pu se souiller au point où elle l’avait fait. Eût-il même vécu jusqu’à la victoire des Alliés qu’il ne se fût pas remis de cette déchéance de toute une population. Quel que soit cependant l’immense respect que nous portons à cet acte de courage et de désespoir, nous n’avons pas trouvé, à tort assurément, des résonances aussi profondes que celles d’un Hermann Hesse ou d’un Döblin (Berlin Alexanderplatz). Nous serions tenté de le rapprocher de Thomas Mann, mais un degré en dessous : Zweig est un polygraphe, sans grandes caractéristiques, déroulant des phrases agréables et de bon ton. Nous avons parfaitement conscience en disant cela, nous nous cantonnons honteusement à une pellicule, de nous borner à nos propres goûts et tiédeurs. À moins que tout simplement, voilà, nous ne soyons intimidés. Mais Le joueur d’échecs, daté d’un an avant la mort de son auteur, semble mériter une attention particulière. Nous avons apprécié son faible volume, et les thèmes très riches qui s’y trouvent condensés. S’il faut absolument trouver une source d’inspiration, nous penserons d’abord au « Joueur » de Dostoïevski, à La dame de pique de Pouchkine. Quel est le point commun à tous les joueurs ? Le vertige et le risque. Mais ici, il ne s’agit point de gagner ou de perdre de l’argent. Du moins pas uniquement. Le risque est ailleurs, beaucoup plus profond, beaucoup plus grave. D’où provient le nom «échec » ? d’une expression arabo-persane, « le roi est mort », « esh-shah mat », « échec et mat ». On peut donc gagner des fortunes au jeu d’échecs, dès que l’on s’aventure dans les parages des championnats continentaux ou mentaux. Le héros de HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” Stefan ZWEIG « LE JOUEUR D’ÉCHECS » 72 l’histoire est un rustre, un paysan borné, chez qui très tôt, car les champions se détectent dès la puberté, s’est observé une propension divine à ce jeu des rois. Très vite, le héros s’est mesuré aux plus fortes têtes et les a cassées. Il a développé un orgueil incommensurable, à la hauteur des revanches sociales qu’un fils de plouc peut brûler d’assouvir. Et ce qui compte pour un paysan, outre le fait d’humilier les bourgeois, c’est d’acquérir enfin une aisance matérielle qui lui permet de parcourir le monde de palace en palace, à bord des plus luxueux paquebots. La nouvelle met en place les personnages, un riche gentleman-farmer qui déteste perdre et parie tout ce que l’on veut ; un observateur qui sera le narrateur, et un homme qui prévoit maints coups à l’avance, et aide le gentilhomme-fermier, car le champion accepte de jouer seul contre tous, par orgueil. Aux échecs, si vous vous contentez de jouer au coup par coup, de répliquer à une attaque par une défense ponctuelle, vous serez tout de suite démasqué : le jouer médiocre que vous êtes ne pourra que succomber devant les subtiles combinaisons venues de très loin que votre adversaire aura tendues comme autant de pièges à retardement. Le meilleur est celui qui prévoit infiniment à l’avance : voyez comme les coups de débuts de partie s’enchaînent rapidement. Progressivement, tout se ralentit, les adversaires appuient de plus en plus rarement sur leur chronomètre de table, car la partie se joue dans un temps limité. Tout est strictement réglementé. Or ce qui différencie les échecs de la roulette ou des cartes, c’est l’absence totale de hasard. Le perdant au bridge ou à la boule peut toujours alléguer le manque de chance, une donne défavorable ; il n’a pu faire mieux avec le jeu que le sort lui a attribué. C’est en somme une image de la vie : vous êtes né à tel endroit, de tels parents, dans tel milieu social, à telle époque, et « dans la vie, on fait ce qu’on peut, on ne fait pas toujours ce qu’on veut », vous connaissez cela… Les échecs atteignent bien plus profondément le moral du vaincu. Les rois, les paysans, les bourgeois et les valets disposent d’une chance rigoureusement égale en début de partie. Ils ont les mêmes pièces, un roi, une reine, deux fous, deux cavaliers, deux tours. C’est de leur seule intelligence, de leur seule clairvoyance, que dis-je de leur seule intuition, que dépend la défaite ou la victoire. Perdre aux échecs, HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” Stefan ZWEIG « LE JOUEUR D’ÉCHECS » 73 c’est reconnaître que votre seule intelligence a été prise en défaut. Vous ne pourrez jamais dire « c’est la faute à pas-de-chance ». C’est que vous avez été étourdi, c’est que vous vous êtes enferrés, que l’adversaire vous a roulé dans la farine. Pour les forts, quelle aubaine de repérer ses défauts et de faire ensuite tout ce que l’on peut pour y remédier. Mais pour les faibles ? Il y a de quoi perdre l’esprit, ca la défaite revêt chez certaines personnes l’aspect d’une humiliation personnelle. La belote ? Le baccarat ? Ce n’est qu’un jeu. Les échecs ? C’est vous-même. Mon père m’a appris à jouer aux échecs. Il me battait toujours. J’ai développé un sens de la défense à tout crin. Mais je n’ai jamais su attaquer. Je savais ne pas perdre, retarder le plus possible l’instant de la déroute, mais je ne savais pas gagner. La première foi que j’ai remporté la partie, c’est parce que mon père avait dépassé les 70 ans, et ne se concentr1ait plus assez bien. J’ai cessé de jouer : les échecs n’étaient finalement qu’un acte d’allégeance, édipien tant que vous voudrez, à mon père, dont je n’acceptais pas le moindre conseil. Vous voyez à quel point les échecs en disent long sur vous. Vous comprenez pourquoi les joueurs deviennent combatifs, susceptibles, capricieux comme des divas, au point de déboucher sur la paranoïa. La seule façon d’être déloyal aux échecs (car il n’est pas question de tricher, on ne peut pas tricher aux échecs, il n’y a pas de « combines ») - c’est de déplacer le terrain de la lutte sur un autre plan, par exemple en adoptant une attitude déstabilisatrice, hautaine, méprisante, ou désinvolte ; en sifflotant pour déconcentrer l’adversaire, en se grattant, ou en demandant de hausser les lumières, d’entrouvrir une fenêtre, le tout le plus inconsciemment, le plus innocemment du monde –mais existe-t-il à ce point une telle innocence ? Vous concevez donc à quel point le risque ici développé dépasse de beaucoup, Pascal dirait « dans un autre ordre », celui d’une simple perte d’argent, malgré les sommes effectivement mises en jeu. C’est vous que vous risquez, c’est votre âme. C’est avec le Diable, c’est avec la Mort que l’on joue aux échecs. Et l’intervenant extérieur, celui qui conseille le coup décisif qui mettra mat le champion paysan, c’est justement quelqu’un qui ne veut plus jouer aux échecs, parce qu’il a failli y perdre son âme, parce que peut-être même il l’a déjà perdue, parce que c’est – pourquoi pas – l’Ange Déchu en personne, une incarnation du Diable. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” Stefan ZWEIG « LE JOUEUR D’ÉCHECS » 74 Que reste-t-il au champion du monde, ex-paysan ? À déstabiliser l’adversaire par les astuces extérieures mentionnées plus haut. Ce champion en effet, sorti des échecs, est incapable de la moindre étincelle d’intelligence. Il ressemble à cet idiot albinos du film de Boorman Délivrance, des années 70, capable de jouer du banjo avec une virtuosité terrifiante, mais qui ne sait autrement que bavocher d’un air hagard. Ou à ce berger, Inaudi je crois ? capable de prodiges en matière de calcul mental, et qui se produisit sur scène. Ou de Mozart, quasiment incapable paraît-il d’avoir une conversation approfondie sur quoi que ce fût, à part la musique. Ou du diabolique Adolphe, banal, affreusement banal dès qu’il ne s’agissait pas de sa paranoïa politique. Le champion d’échecs tente donc de troubler nerveusement les adversaires. Mais ce concurrent-là n’est pas comme les autres. Rien ne pourra plus jamais le désarçonner, parce qu’il sort de semaines entières, de mois entiers d’isolement dans les prisons nazies. On l’a enfermé sans qu’il sache pourquoi, ce n’est qu’un prétexte de toute façon, peu importe, et soumis au supplice de l’isolement. Pas un mot, à personne, sauf pour des interrogatoires interminables, répétitifs, destinés à le rendre fou. Et ce personnage-là, ayant chipé un jour un livre d’échecs dans un manteau avant l’un de ses interrogatoires, s’est appris tout seul à jouer, a reconstitué dans sa tête un échiquier, joué des milliers de parties imaginaires, s’enfermant dans un univers de haute schizophrénie, attendant la fin des interrogatoires suppliciants pour pouvoir retrouver ses constructions imaginaires, car bien entendu aucun matériel n’a été mis à sa disposition. La nouvelle de Stefan Zweig reprend ainsi la structure du récit à deux étages, tel Persécutez Boèce de Vintila Horia, mettant alternativement en scène un banni de nationalité roumaine et un philosophe emprisonné de la tardive Antiquité, Boèce. Cela « fonctionne » très bien, même si aucune explication balourde n’est fournie. Dans Le joueur d’échecs, nous sommes pareillement libres de tisser les liens diaboliques ou spirituels qui nous conviendront entre les deux histoires, qui se déroulent parallèlement, dans un style tout à fait conventionnel autant que nous ayons pu en juger par la traduction, mais les deux plans sur lesquels se déroule cette nouvelle nous interrogent, nous interpellent dit-on à présent sur des questions inépuisables, concernant le sens de la destinée, les limites de ce qui est humain et de ce qui est inhumain. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” Stefan ZWEIG « LE JOUEUR D’ÉCHECS » 47 10 06 75 Il est merveilleux de voir à quel point ce noble Monsieur, Stefan Zweig, avec délicatesse, sans effet de style ou de manches, sans grandiloquence, surtout, surtout, sans pédanterie, en gants blancs, nous laisse à nous autres commentateurs de quoi nous livrer à notre métier, qui est de tirer d’un chef-d’œuvre de discrétion une multitude d’interrogations sans réponse, et de montrer bruyamment, indiscrètement, cuistrement, à quel point nous avons eu l’impression d’être pris enfin par un écrivain pour des êtres doués du maximum de raison : des êtres intelligents. C’est en cela vous le savez bien que consiste le génie : donner l’impression aux autres, aux lecteurs, d’en être pourvus, et à ce propos, Le joueur d’échecs est un chef-d’œuvre. Je vous en livrerais bien à présent un fragment, mais le tirage au sort nous impose le début d’un avant-propos, le voici donc, ce qui nous permettra de glaner quelques lumières : « Le récit que l’on va lire ici est le dernier, écrit par Stefan Zweig, dans sa retraite de Pétropolis, sur les hauteurs de Rio de Janeiro (Brésil). « J’ai commencé une petite nouvelle sur les échecs, inspirée par un manuel que j’ai acheté pour meubler ma solitude, et je rejoue quotidiennement les parties des grands maîtres », écrivait-il le 29 septembre 1941 à son ex-épouse Friederike. C’est donc d’une certaine manière une œuvre de circonstance. Il est frappant aussi de constater que c’est la seule fois que l’écrivain se réfère directement à l’histoire contemporaine, sans la transposer. Par sa structure assez complexe, cette œuvre se démarque des autres nouvelles de Zweig. En effet, l’attention du lecteur, après s’être concentrée sur le protagoniste d’un premier « récit enchâssé » (le champion du monde Mirko (Czentovic) et sur l’évocation de sa fulgurante carrière, se reporte bientôt sur un nouveau personnage, le docteur B. Cet exilé autrichien voyage sur le même bateau que le narrateur, et au fur et à mesure qu’il lui raconte, lors d’un retour en arrière particulièrement long, les terribles épreuves auxquelles la Gestapo l’a soumis quelque temps auparavant, il éclipse peu à peu le premier héros. Le lien qui unit ce second récit enchâssé à l’intrigue apparaît seulement lorsque est introduit le thème initial (la pratique monomaniaque des échecs). En suspendant ainsi l’action principale et en menaçant même de la supplanter, cette parenthèse de grande ampleur renouvelle donc à l’exrême le procédé narratif dont Zweig a si souvent usé ». Fin de l’introduction, et début pour vous, si vous le désirez, une brève (96 pages) mais intense exploration de l’âme, du plus gestapiquement inhumain au plus mathématiquement poignant. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” QUENEAU « LES FLEURS BLEUES » 2047 10 13 76 Les fleurs bleues de Raymond Queneau, quel beau cadeau d’anniversaire en cette soirée du Salon du Livre. Pourtant nous ne pouvons tenir ces « Fleurs bleues » pour le livre du siècle. Nous avons trop longtemps considéré, en effet, cette échevelante, cette ébouriffante, cette épuisante série de jeux de mots - comme une pantalonnade, pour y accoler tout à fait l’expression de « chef-d’œuvre ». Chef-d’œuvre d’esprit assurément, de construction (alternance époustouflante des épisodes historiques et contemporains, boucle de la fin sur le début avec irréprochable jointoiement des deux thèmes), de finesse (pas une allusion au dessous de la ceinture à l’exception bien innocente d’une colique rabelaisienne), de dérision par dévoiements et tortillements du langage atteignant des sommets inégalés (ne craignons pas l’hyperbole). Sommets de science également, car une culture encyclopédique bien opposée aux pauvres connaissances de nos futurs bacheliers automatiques (« il est » écrit « ai », « ils sont » sans le t, je cite, « étourderies » diront les salonnards mais le jour où j’ai franchi un stop et renversé un flic, j’ai eu toutes les peines du monde à invoquer l’étourderie) culture disais-je est nécessaire afin de comprendre un honorable pourcentage de ces jeux d’esprit de normalien supérieur. Qu’une œuvre soit au programme du baccalauréat n’est pas une raison pour n’en point parler. C’est même une tâche redoutable, coincé que nous serons entre les idolâtres qui ne me feront grâce d’aucun calembour bon, les universitaires qui voudront voir mentionnées toutes les soutenances de thèse : fondation de l’Oulipo (« Ouvroir de Littérature Potentielle), écriture sous contraintes, exercices assouplissant la plume et la manière de façon à rivaliser en notre siècle avec ces Fameux Grands Rhétoriqueurs du XVe que nul ne lit plus et dont émerge à peine, en raison de son nom, Lemaire de HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” QUENEAU « LES FLEURS BLEUES » 2047 10 13 77 Belges avec un s  - et les braves gens connaissant Queneau le mathématicien par ouï-dire et n’ayant pas eu le temps (sic!) de se plonger dans Les fleurs bleues. À ces derniers je dirais que si Les fleurs bleues n’avaient pas été écrites, nous n’aurions peut-être pas eu Les visiteurs. Aux amateurs de jeux oulipiens précédant et annonçant ceux de Pérec, j’avouerai qu’il n’y a rien de plus difficile et stimulant que de s’imposer des contraintes et de pondre une œuvre qui se tienne. De plus, nous éprouvons une certaine sympathie pour les héros, le chevalier Joachim (ne pas prononcer Joachain bande de nazes) et le libéré de prison Cidrolin, chacun avec ses tics et ses jurons, l’un souffletant sa valetaille et l’autre repeignant sa clôture, car ils symbolisent ceci et cela. Que ne peut-on pas dégoiser en effet sur la condition humaine à propos de ce Highlander ou de ce Visiteur transséculaire, à propos également de ce marinier immobile écrivant lui-même les insultes qu’il recouvre de peinture blanche. Je ne saurais pas renvoyer aux « Fleurs bleues » dans la collection « Profil d’une œuvre », qui doit bien exister pour les bacheliers en mal de bachotage. Ils trouveront là, vous trouverez là, tous les lieux communs fleurissant aussi bien en musique romantique (adagio grave et méditatif, allegro vivace teinté d’amertumes et de dissonances – à propos, pas d’amertume chez Queneau, qui paraît-il y avait du mérite vu son cafard chronique – et pour finir, quelque chose de grave et d’ample avec de beaux ronflements de violoncelles, selon à peu près le schéma type d’une symphonie telle qu’évoquée dans Le docteur Faustus de Thomas Mann et du critique musical Adorno, rendons à César). Certes, certes. Tout cela est bel et bien fabriqué, avec tout le métier, tout l’intellectualisme possible, relents de Vian, annonces à la Pennac (lui aussi impensable HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” QUENEAU « LES FLEURS BLEUES » 2047 10 13 78 sans Queneau), tous ont pillé Queneau pour faire rigolo, rigolo, rigolo. Mais… Ça sent l’huile… Ça suscite mon admiration, c’est ficelé comme un gigot à l’ail, l’esprit pétille, j’aurais pu en faire autant SI j’avais travaillé autrement dit si j’avais été Raymond Queneau, cela présente tous les composants du chef-d’œuvre, mais... je fais la fine bouche. Je boude mon plaisir. Pur snobisme, j’avoue, pure mesquinerie. Il aurait fallu sans doute que ce fût chiant. C’est chiadé – mais je ne suis pas touché. Ce chef-d’œuvre d’humour me fait rire, mais ne m’atteint pas dans mes œuvres vives, je rajusterais ma cravate si j’en portais une : « Passons aux choses sérieuses » - qu’est-ce que « le sérieux », évidemment… Un prof s’ébattrait au sein de tant de commentaires à faire mais… Pérec me touche. En raison de sa dérision justement. De ses angoisses réprimées,  de son lipogramme. Peut-être existe-t-il chez Queneau une petite musique mélancolique insoupçonnable à mes sens grossiers, peut-être irait-on jusqu’à Mozart, décèlerait-on de la frivolité au détour d’un calembour baki – toujours est-il que Raymond me laisse froid, riant aux éclats – c’est excellent, tout y est, mais mon cœur n’a pas un battement de plus. Lisez-le, relisez-le, c’est d’ailleurs à une relecture que je me suis livré, mais je ne m’étais souvenu de rien. Passons à l’extrait, d’essence de fenouil assurément. Page 173, la scène se passe à la fin du XVIIIe siècle : « Que vous êtes ennuyeux, Joachim, dit la duchesse. Vous voulez maintenant faire le théologien ? - Ne vous en déplaise, cocotte, répondit le duc en remplissant son verre vide. Alors, l’abbé, quelles raisons ? HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” QUENEAU « LES FLEURS BLEUES » 2047 10 13 79 - Les Saintes Écritures, monsieur le duc ! dit l’abbé Riphinte. - Bien répondu, Riphinte, observa Monseigneur Biroton. - Elles sont contradictoires, vos saintes écritures, dit le duc, il suffit d’y fourrer le nez pour s’en apercevoir. Et la raison, qu’en faites-vous ? En l ‘an quatre mille quatre avant Jésus-Christ, le monde existait depuis des milliers et des milliers d’années. - Absurde ! s’écria Onésiphore. - Joachim, remarqua la duchesse, n’a jamais été très fort en astrologie. En astronomie, voulais-je dire. - En chronologie, ajouta l’abbé Riphinte à titre de rectification. Et des hommes, demanda-t-il ironiquement au duc, en existait-il des milliers et des milliers d’années avant la création d’Adam ? - Naturellement. - Et quelles preuves en pouvez-vous donner, monsieur le duc ? - Ah, ah, fit Monseigneur Biroton, voilà notre préadamite mis au pied du mur. - Oui, quelle preuve, Joachim ? dit à son tour la duchesse. - Vous l’embarrassez fort, remarque le vicomte d’Empoigne qui jusqu’à présent n’avait osé se mêler à la discussion. - Je ne suis nullement embarrassé, répliqua le duc avec calme. Les preuves doivent exister quelque part, il suffit de les trouver. - Belle réponse, dit l’abbé Riphinte avec un petit rire. Monsieur le duc nous permettra de ne voir là qu’une simple échappatoire. » HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” QUENEAU « LES FLEURS BLEUES » 2047 10 13 80 Fin de citation, et ici se manifeste un phénomène étrange : malgré l’insuffisance, voire la platitude de ce comique (nous savons bien, nous autres du XXe siècle, ce qu’il en est, c’est donc aussi bien de nous qu’il faut sourire), malgré le suranné voulu de ce pastiche, bien qu’il soit malaisé d’être Voltaire ou Fontenelle, et malgré les insuffisances et remplissages du sous-marivaudage quenellien, il se trouve que nous aurions envie de connaître la suite, déjà oubliée alors que la première lecture ne remonte qu’à six semaines. Nous vous laisserons donc à votre lecture personnelle, à vos indifférences polies et à vos projets en relation avec le Salon du Livre – de Bordeaux, que je rejoins séance tenante, malgré mes fermes intentions d’éviter le plus de rencontres possibles, car un méchant aristarque faisant la moue sur Queneau demeure incapable à tout jamais de vivre en plaisante communion avec le monde policé. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” 47 10 20 WEIGERT « L’ÉPOQUE LOUIS XIV » 81 Sonnez trompettes, résonnez timbales, voici un opuscule concernant L’époque LouisXIV, ce qui est son titre. Le frontispice représente Sa Majesté à cheval, lesdites bêtes harnachées de pompons et plumets rouge et or, le Rouè bénéficiant même d’une somptueuse plantation de tomates en guise de couvre-chef. Le cheval se cabre, pour la gloire, et par là-dessus deux trompettes dorées proclament à tous vents une orgueilleuse devise illisible sur bandeau précieux. Il ne s’agit donc pas d’un ouvrage sur la misère du peuple, souvent réduit à bouffer des racines, ni sur l’ascension de la bourgeoisie, où le roi, horrible chose ! recrutait ses collaborateurs. Mais du panache, de la fanfreluche, et à vrai dire de façon fort technique et restrictive, de tout ce qu’on appelle à tort peut-être «arts mineurs » ou « d’ornement ». Les moulures par exemple, les dessus de portes ou « trumeaux », les services à thé, les assiettes, les décors de théâtre. Tout ce qui formait le décor quotidien de ces Messieurs et de ces Dames de la cou. Ce fut une époque de goût effroyable, le rendez-vous du futur kitsch, où excellèrent maintes obscurités. Jamais nous n’avons entendu autant parler d’illustres inconnus, d’artisans minutieux autant qu’ensevelis dans les ténèbres de la mémoire, se succédant d’arrière-grands-pères à grands-pères et ainsi de suite. Il n’y avait pas que les Molière et Racine, mais aussi tous les dispensateurs de «menus plaisirs », les selliers, les mouleurs de rinceaux, les fabricants de praticables, ébénistes (dont le fameux Boulle), sculpteurs (dont les Bernin), les jardiniers, les tapissiers de la fameuse manufacture des Gobelins. Nous apprenons où ils ont été formés, quelles écoles les ont recueillis, quelles commandes ils ont reçues, selon quels contrats, les rivalités qu’ils se sont infligées, les périclitations et les déclins qu’ils ont subis. De belles illustrations nous montrent des mascarons de pierre, des aiguières, des soucoupes, des motifs ornementaux, où l’on recourait avec exubérance à tous les motifs floraux et arboricoles possibles. Tout est soigneusement classé, le lecteur parcourt ici un herbier de toutes les glorioles passées, s’enivre de la poussière inférieure du Grand Siècle, pour le plus grand ravissement du spécialiste en tiroirs de commodes, pour la plus grande lassitude du profane, qui se fût volontiers contenté d’un article de journal même substantiel. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” WEIGERT « L’ÉPOQUE LOUIS XIV » 82 Tout cela classé disions-nous avec la plus grande logique, dans le respect de l’exhaustivité, avec compétence, sans bavardage, excellent ouvrage d’initiation pour tous ceux que passionne l’art appliqué, et le musée d’iceux qui se trouve à Bordeaux derrière la rue Vital-Carles. En étant déjà à nous battre les flancs pour le commentaire, nous nous livrons au pile-ou-face pour vous faire découvrir une page dudit ouvrage, de Roger-Armand Weigert, qui apporte ici toute la passion et toute la compétence nécessaire. Que pouvons-nous dire ? on ne fait pas apprécier des poèmes à un dévoreur de polars, ni des statistiques à un avaleur de romans. Nous avons passé des années à lire ces quelques dizaines de pages, oubliées pour la plupart depuis cette journée où nous les achetâmes. Que les spécialistes du Dix-Septième Siècle se ruent donc sur L’époque Louis XIV, car les autres s’y ruent peu – ah, ah. La page 106 se conclut sur « la peinture de genre ». Imitation des Flamands « Ainsi le fait capital, celui qu’il importe de distinguer, réside moins dans l’apparition des « bambochades » et leur succès après une époque déterminée, que dans le désir subitement manifesté par les peintres français d’imiter leurs anecdotes familières ou de fantaisie, de même que leur technique. « En s’engouant des artistes du Nord, la peinture française ne devait pas se mettre à leur remorque. Comme elle avait adapté à son « génie » les apports italiens, elle adaptera les apports flamands. Leurs scènes de la vie quotidienne, leurs paysanneries ne suffiront pas à l’inspiration de ses représentants. Et c’est au théâtre que Watteau (1684-1721) empruntera quelques mesures de la musique légère de ses Fêtes galantes ». Ici se clôt le chapitre, qui me remémore toute une époque d’insouciance autour des somptueuses fêtes et carrousels donnés par Leurs Seigneuries Versaillaises. En regard de cette page 106 figure le célébrissime portrait de Mme de Sévigné, en noir et blanc dans le livre, signé Mignard, seule représentation fidèle de l’éminente Marquise : un portrait de commande, officiel dirions-nous, dont le peintre ignorait autant que son modèle à quel point il deviendrait pour nous évocateur. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” WEIGERT « L’ÉPOQUE LOUIS XIV » 83 Au verso de cette planche XXIII figure en planche XXIV un portrait ébouriffé d’un certain « R. Finot », par Jouvenet, bien plus criant de vérité qu’un de nos clichés de photomaton : c’est un homme d’une cinquantaine d’années, le regard vif, bien ridé, perruque léonine, dont le visage émerge avec une présence hallucinante et désabusée – toi aussi, tu as vécu ! « Chapitre VIII », lisons-nous ensuite : « L’ESTAMPE ET LE LIVRE », chapitre qui eût ravi les frères Goncourt. « I, La gravure. Les tendances, tel est le premier titre – un livre disais-je très méthodique, très clair. « Aisément maniable et se prêtant par sa multiplication à une diffusion facile, la gravure tenait une importante place dans les suggestions présentées à Colbert par Chapelain, en vue de donner une vaste impulsion à la propagande royale. La création du Cabinet du roi, l’installation de cabinets de graveurs à la Manufacture royale des Meubles de la couronne, aux Gobelins, montrent péremptoirement que le ministre entendait ne négliger aucune partie du programme proposé par l’auteur de La Pucelle. « Si ces nouvelles attributions favorisèrent le développement de la gravure, inscrite dès 1655 au nombre des principaux arts majeurs par la décision de l’Académie d’ouvrir ses portes aux professionnels du burin et de l’eau-forte – qui allaient conserver sans restriction la liberté d’exercer leur mérier grâce à l’édit signé par Louis XIV à Saint-Jean-de-Luz, en 1660 – elles contribuent indirectement à restreindre son indépendance. En la dirigeant vers la représentation des ouvrages de peinture, de sculpture, d’architecture et de leurs applications, elles l’obligèrent, le plus souvent, à s’adapter aux tendances des travaux à reproduire. Par suite de cette astreinte, l’évolution propre à la gravure se réduira en général à des transformations qui intéressent davantage sa technique que son esthétique. Quelques exceptions toutefois pourraient être observées parmi certains genres, comme le portrait et ses dérivés ou l’illustration, qui obéira de plus en plus à des règles personnelles. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” WEIGERT « L’ÉPOQUE LOUIS XIV » 84 Le portrait gravé Offrant la physionomie du roi aux différentes périodes de sa vie, celle des personnages les plus marquants, hommes politiques, ecclésiastiques, écrivains, artistes, ou des simples bourgeois, empruntant, selon les cas, différents formats, le portrait gravé, publié en feuilles, disposés en frontispice ou pour l’ornementation des thèses, ne cessa pas d’accueillir des adeptes et des clients. Il évolue, comme le portrait peint, en marge du classicisme académique et sera porté à son plus haut degré de perfection par Nanteuil. Nanteuil Héritier plus ou moins direct des graveurs de portraits qui le précédèrent, un Léonard Gaultier et un Thomas de Leu, un Michel Lasne, un Claude Mellan, un Jean Morin, qui, même si leurs existences se prolongèrent au-delà de 1650, relèvent du passé, Nanteuil appartient incontestablement aux temps nouveaux en voie de préparation. Né à Reims en 1623, il fit de sérieuses études au collège des Jésuites de cette ville, après lesquelles il commença à s’initier auprès du graveur éditeur Nicolas Regnesson, destiné à devenir son collaborateur et son beau-frère. Vers 1647, Nanteuil, suffisamment préparé, décida d’aller s’établir à Paris. À la suite de son arrivée dans la capitale, il connut des moments difficiles. Afin de les surmonter, il dut exécuter de nombreux portraits à la mine de plomb et accepter des commandes pour des libraires. Quelques années plus tard, Nanteuil sera recherché, admiré, célébré. Il sera devenu le portraitiste attitré des personnages les plus importants du royaume. Consécration suprême, il exécutera « sur le vif », en 1661, son premier « contrefait » de Louis XIV, qui consentira à poser onze fois pour lui en dix-sept ans (v. Pl. XXVII) ». Passionnant n’est-il pas ? Combien d’artisans ou d’artistes vécurent-ils ainsi une existence Vouet ç leur art (jeu de mots) – on croirait relire Les violons du Roi de Diwo. Ce ne sera pas la première fois que le texte de l’auteur lui-même aura été plus intéressant que les âneries de son critique, eh bien tant mieux. Il vous reste à dénicher, parmi les étalages de bouquinistes, L’époque Louis XIV de Weiger. La prochaine fois, nous vanterons Flaubert, sans risque, et alors ? HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” FLAUBERT « LA TENTATION DE SAINT ANTOINE » 2047 10 27 85 La tentation de saint Antoine, qui lit cela ? Quelques fanatiques des hautes études, quelques rescapés, très nombreux, nous aimons à le croire, que n’ont pas encore submergés les émissions d’Arthur, pas Rimbaud, l’autre, hélas. Mais ces étudiants-là (le mot est lâché) n’ont peut-être pas suffisamment mis le nez dans cette œuvre foisonnante. La tentation de saint Antoine, assurément mythique, n’en est pas moins demeurée l’un des thèmes les plus attachants de la représentation médiévale, jusqu’à Brueghel. Traditionnellement les couvertures de livres consacrées à cet ouvrage s’ornent de démons fourchus et de femmes lascives venant tirer la barbe de notre saint, confit en dévotions et repoussant tous les assauts. Triste époque, où les plaisirs de la chair étaient à tout prix combattus ! Chez Flaubert, autre son de cloche. C’est moins de chairs concupiscentes qu’il s’agit que d’apories métaphysiques. Ce que cherche Flaubert, c’est la vérité de la religion. Où est Dieu, où se cache-t-il, pourquoi les religions n’ont-elles fait que d’épaissir ce grand vide fascinant appelé « divinité » - qui faut-il interroger ? Le moine Antoine se trouve seul dans le paysage grandiose et désolé de la vallée désertique du Nil, et ce sont tous les esprits qui vont lui apparaître, lui susurrant ou lui hurlant tour à tour toutes les solutions, toutes les approches maladroites ou sacrilèges auxquelles des générations humaines se sont livrées, pour lesquelles tous se sont excommuniés ou massacrés. Le dialogue est interrompu, c’est un flux incesssna, chacun, sauf le Christ, mais le sphinx, oui,vient exposer les éléments de sagesse. Flaubert le lut à ses amis, parmi lesquels Maxime du Camp, des jours durant, avec interdiction de l’interrompre jusqu’à la fin. Ses amis hochèrent la tête avec désespoir : ce fatras d’érudition était « à mettre aux cabinets : illisible, ; irrecevable, incompréhensible, pas au goût public pour deux sous. Flaubert se montra désespéré. Il ne songea à rien moins que d’abandonner la littérature. Il remisa La tentation de saint Antoine parmi ses impubliable. Mais le thème, la tentation, justement, le hanta pendant des années, voire toute sa vie. Flaubert finit par publier une version définitive. Et de nos jours encore, ce n’est pas l’œuvre de lui la plus fréquentée, on en parle avec vénération, mais on ne la ressuscite pas souvent. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” FLAUBERT « LA TENTATION DE SAINT ANTOINE » 2047 10 27 86 Flaubert, c’est Madame Bovary, L’Éducation sentimentale, parfois Bouvard et Pécuchet, mais rarement Salammbô ou La tentation de saint Antoine. La dénonciation de la bêtise bourgeoise, de la mollesse des beaux jeunes gens romantiques et ratés de naissance, oui, mais pas les coruscations de l’Orient. Or Flauberrt a dit que tout notaire portait en lui les débris d’un poète, y compris son vieil ami Le Poitevin, devenu homme de justice bien rangé. Pour avoir écrit Mdame Bovary, il faut être passé par tous les charmes de l’Orient ; il faut qu’on ait voyagé des mois en Égypte, en Grèce, plus tard en Tunisie, en un temps où les boutiques de souvenirs ne tenaient pas lieu de pittoresque ni de couleur locale. C’est chez Flaubert l’autre aspect précisément de cette bourgeoisie qu’il écrasait de ses sarcasmes ; le goût de l’exotisme, la rage de l’évasion orientale, l’amour immodéré des lions et des palmiers, qui aboutit à Leconte de L’Isle. Et ce n’est pas une question de dépaysement pour bourgeois fortunés, mais une inquiétude existentielle : où est Dieu ? Tous parlent de l’Orient : allons y voir ! Et constatons hélas que Jérusalem n’est qu’une dévote brocante, que la divinité se cache encore plus si possible sous toute cette crasse inondée de soleil.Saint Augustin est accablé par la distance qui le sépare de Dieu, toujours absent au bout du fil. Et les visions lui viennent. Les déesses, les entités mystérieuses lui murmurent des propos de tentation, l’enveloppent et l’engluent de leurs voix de sirènes, l’étourdissent de leurs voiles ou de leurs nudités. Les splendeurs de l’Orient se déroulent devant ses yeux hallucinés. Il découvre avec horreur que toutes les théories religieuses se valent, que la catholique, dont le nom signifie « universelle », ne résout rien de plus que les autres. Un démon en particulier, nommé Sérapion, lui présente l’une après l’autre les créatures ou les déesses qui se dévoilent avec tous leurs charmes, moins charnels que spirituels. C’est le syncrétisme ; cette fusion de toutes les religions en une seule ; c’est l’écuménisme, et non pas l’eûûûûcuménisme tas de nazes, l’écuménisme qui constitue sa grande et terrible tentation, car voici que toutes les croyances se ramènent à cette terrible constatation : si tout est vrai, si tout est plausible, alors rien n’est vrai, ni même vraisemblable. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” FLAUBERT « LA TENTATION DE SAINT ANTOINE » 2047 10 27 87 Pourquoi les adorateurs de l’oignon, du nombril, de l’œuf, pourquoi les flagellants, ceux qui se castrent, ceux qui se débauchent, ceux qui multiplient le mal pour qu’il en résulte le plus de bien possible ; pourquoi les échafaudages de la pensée les plus absurdes ou les plus destructrices ne seraient-elles pas aussi révélatrices de la face de Dieu que les aberrations les plus mystiques, les plus négatrices de la corporéité ? Si Dieu est tout, pourquoi n’importe quoi ne mènerait-il pas à tout ? La méditation transcendantale de la vierge aussi bien que le poignard du hashichin ? Il faut, pour apprécier La tentation de saint Antoine,une érudition immense, égale à celle de son concepteur, qui lisait tout ce qu’il est possible de lire à l’époque sur les mystiques moyen-orientales. À moins que les notes en fin de volume ne vous initient, justement, et n’excitent en vous le prurit d’une recherche ultérieure plus approfondie. Les descriptions, les évocations, présentent une splendeur déjà baudelairienne. Cela brille, reluit, s’empréciose de toute part. Ce ne sont que tiares, que simarres, cothurnes, encensoirs, dômes, caravanes regorgeant de trésors, inventaire de tous les éblouissements dont sont morts tant de notaires frustrés, tant de colons calcinés dans les déserts d’un imaginaire Eldorado. Et c’est pour se punir, pour se fustiger d’ambitions si démesurées que le fils du chirurgien de Normandie, hanté, possédé par les ors et les escarboucles, par le soleil et les tripes au soleil d’Orient, où l’existence eût pris les accents perpétuels d’un feulement de tigre, s’est exercé à longueur de pages à piétiner toute cette sottise d’absolu, à ouvrir pour nos le gouffre béant des vies étriquées d’un XIXe siècle louis-philippard. La tentation de saint Antoine est un catalogue de toutes ces mythologies, des plus éthérées aux plus bestiales, un éblouissement stylistique et plastique, à déguster par petites dises ou à grandes lampées, une vérification narcissiquement voluptueuse de l’étendue de sa science, ou nostalgiquement poignante de ses insuffisances, un rappel de tout ce que l’homme a pu échafauder sur les insondables profondeurs de ses abîmes célestes. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” FLAUBERT « LA TENTATION DE SAINT ANTOINE » 2047 10 27 88 Page 124 de l’édition Garnier-Flammarion, ou : l’extraordinaire prolifération des visions, entre Bosch et Gustave Moreau – carrément – tout ceci sous forme de dialogues et de didascalies, ou indications scéniques : « UN HOMME. « Il y a juste aujourd’hui trois ans qu’est morte Domitilla. Elle fut lapidée au fond du bois de Proserpine. J’ai recueilli ses os qui brillaient comme des lucioles dans les herbes. La terre maintenant les recouvre ! Il se jette sur un tombeaux Ô ma fiancée ! ma fiancée ! ET TOUS LES AUTRES par la plaine Ô ma sœur ! ô mon frère ! ô ma fille ! ô ma mère ! Ils sont à genoux, le front dans les mains, ou le corps tout à plat, les deux bras étendus : - et les sanglots qu’ils retiennent soulèvent leur poitrine à la briser. Ils regardent le ciel en disant : Aie pitié de son âme, ô mon Dieu ! Elle languit au séjour des ombres ; daigne l’admettre dans la Résurrection, pour qu’elle jouisse de ta lumière ! Ou, les yeux fixés sur les dalles, ils murmurent : Apaise-toi, ne souffre plus ! Je t’ai apporté du vin, des viandes ! UNE VEUVE Voici du pultis fait par moi, selon son goût, avec beaucoup d’œufs et double mesure de farime ! Nous allons le manger ensemble, comme autrefois, n’est-ce pas ? Elle en porte un peu à ses lèvres ; et, tout à coup, se met à rire d’une façon extravagante, frénétique. Les autres, comme elle, grignotent quelque morceau, boivent une gorgée. Ils se racontent les histoires de leurs martyres ; la douleur s’exalte, les libations redoublent. Leurs yeux noyés de larmes se fixent les uns sur les autres. Ils balbutient d’ivresse et de désolation ; peu à HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” FLAUBERT « LA TENTATION DE SAINT ANTOINE » 2047 10 27 89 peu, leurs mains se touchent, leurs lèvres s’unissent, leurs voiles s’entrouvrent, et ils se mêlent sur les tombes entre les couples et les flambeaux. Le ciel commence à blanchir. Le brouillard mouille leurs vêtements ; - et, sans avoir l’air de se connaître ; ils s’éloignent les uns des autres par des chemins différents, dans la campagne. Le soleil brille ; les herbes ont grandi, la plaine s’est transformée. Et Antoine voit nettement à travers les bambous une forêt de colonnes, d’un gris bleuâtre. Ce sont des troncs d’arbres provenant d’un seul tronc. De chacune de ses branches descendent d’autres branches qui s’enfoncent dans le sol ; et l’ensemble de toutes ces lignes horizontales et perpendiculaires, indéfiniment multipliées, ressemblerait à une charpente monstrueuse, si elles n’avaient une petite figue, de place en place, avec un feuillage noirâtre comme celui du sycomore. Il distingue dans leurs enfourchures des grappes de fleurs jaunes, des fleurs violettes et des fougères pareilles à des plumes d’oiseaux. Sous les rameaux les plus bas, se montrent çà et là les cornes d’un bubal, ou les yeux brillants d’une antilope ; des perroquets sont juchés, des papillons voltigent, des lézards se traînent, des mouches bourdonnent ; et on entend, au milieu du silence, comme la palpitation d’une vie profonde. À l’entrée du bois, sur une manière de bûcher, est une chose étrange – un homme – enduit de bouse de vache, complètement nu, plus sec qu’une momie ; ses articulations forment des nœuds à l’extrémité de ses os, qui semblent des bâtons. Il a des paquets de coquilles aux oreilles, la figure très longue,le nez en bec de vautour. Son bras gauche reste droit en l’air, ankylosé, raide comme un pieu ; - et il se tient là depuis si longtemps que des oiseaux ont fait un nid dans sa chevelure. Aux quate coins de son bûeher flambent quatre feux. Le soleil est juste en face. Il le contemple les yeux grands ouverts ; - et sans regarder Antoine : Brahmane des bords du Nil, qu’en dis-tu ? » Fin de citation, par laquelle nous nous apercevons que nos compliments sont encore bien loin du compte, ayant omis de signaler le foisonnement onirique des visions, l’exubérance luxuriante du style, HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” FLAUBERT « LA TENTATION DE SAINT ANTOINE » 2047 10 27 90 et le débridement véritablement surréaliste du verbe. Ce sont des visions d’opium, dont Flaubert n’usa nullement que je sache. Bons et extraordinaires éblouissements donc à tous ceux que la démesure attire sans mesure, et jusqu’à l’hystérie, à la lecture passionnée de La tentation de saint Antoine par Gustave Flaubert. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” LAROUSSE T. II 2047 11 17 91 Bizarre, bizarre ! une émission consacrée au tome 2 d’une Encyclopédie Larousse ! quelle abracadabrance ! ce mot ne figure pas dans le tome 2, qui ne va que d’ « asperge », approximativement, à « Brayer, Yves » peintre. Ne croyez pas d’ailleurs que ce tome II, non plus que les quinze autres, présentent un tableau complet du vocabulaire français. S’il fallait en effet que figurassent, dans une œuvre de cette sorte, la totalité des termes techniques et des néologismes engendrés par le progrès constant de toutes les connaissances, il faudrait au moins en doubler le volume, et voilà pourquoi nous présentons aujourd’hui une œuvre incomplète : elle n’aura pu que l’être, par nature. Et que de choses n’y aurons-nous pas apprises ! - et sitôt oubliées, car la culture n’est pas ce qu’on a appris, mais ce qu’on a oublié : principe de la stratification. Ce qui reste inoubliable pour celui qui compulse ou lit systématiquement les ouvrages encyclopédiques, c’est la curiosité, qui est, justement, la vraie culture. Le diplômé qui croit tout savoir sera moins cultivé que l’ouvrier boulanger assoiffé de connaissance. Tout petit déjà, le dictionnaire était une de mes lectures favorites. Je tirais au sort des mots que je recomposais ensuite sur ma table, à l’aide d’un jeu de lettres en bois. Puis je brouillais tout, et me construisais des temples avec ces petits carrés plats, majuscule au recto, minuscule au verso. Puis j’apprenais la vie des grands hommes, j’apprenais aussi qu’autrefois, même les célébrités dépassaient rarement les 70 ans. J’apprenais aussi, et jusqu’à cette année, car il m’aura fallu 48 mois pour ce volume à raison de 20mn tous les 4 jours (juste après mes shampoings) que les grands hommes sont le plus souvent d’illustres inconnus. Sartre tout jeune voulut faire partie du « Lagarde et Michard » de l’an 2000, et y parvint. Nous-même, en toute modestie, voulûmes figurer dans le dictionnaire, voire avec la photo en vignette marginale. Eh bien, même en ce cas, nous serions demeuré un illustre inconnu. Combien de découvreurs, combien de marins, combien de capitaines, perdus au sein d’un maelstrom alphabétique, vous fixent-ils ainsi de leurs yeux pathétiques, alors que vous n’avez jamais entendu parler ni n’entendrez parler d’eux… Nous avons oublié le nom de cet Italien qui parvint un jour, après toute une vie de labeur et d’intrigues, au poste envié de Directeur du Conservatoire de Naples dans les années 1880 – auteur de HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” LAROUSSE T. II 2047 11 17 92 symphonie, sans doute, ou d’opéras ! qui se souvient de lui ? pas moi assurément, qui ai lu distraitement quelques lignes le concernant, naissance et mort – la première lettre est un B. Tous ces hauts personnages, directeurs de cabinets russes ou danois, usurpateurs sanglants de vieilles dynasties, découvreurs de procédés géniaux pour bien dissoudre le beurre dans le ciment (brevet racheté par les Ricains), rédacteurs de journaux d’opinions désormais sans objet, promoteurs d’actions humanitaires ou patrons de chaînes de bordels, auront vécu, transpiré, éjaculé, puis se seront couchés dans un cercueil vite puant ou se sont engloutis dans les flots. Et puisque nous en sommes aux facilités, nous évoquerons ces peuplades aux deux tiers disparues où se pratiquaient des règles de succession succinctement énoncés, les contrées recouvertes par l’Histoire et les inondations, ces caps perdus aux fins fonds de la Sibérie Orientale, ces fleuves jetés au fond d’estuaires pris de glaces. Les animaux que l’on vous portraiture, archiconnus autour de Fort-Dauphin, ou dont nulle illustration ne vient irriguer votre mémoire, et dont nous apprenons qu’ils sont mammifères carnassiers, les oiseaux de proie. Avec, parfois, un croquis de bec ou des mandibules, ou de la disposition de leurs rémiges, d’autres plumes s’appelant « rectrices » parce qu’elles déterminent la direction de leurs vols. À moins que vous ne tombiez, perplexissimes, devant un schéma mécanique, ou le plan d’une fromagerie, dans la pure tradition encyclopédique du XVIIIe siècle, selon les techniques de 1985 largement dépassées mon bon monsieur, car notre édition ne descend pas jusqu’à nous. C’est alors que vous apprenez tous ces vieux mots de métier : le loquet, la verge qui en est la tige, le poucier, où l’on applique le pouce, la mentonnière, où se fixe la verge quand on la baisse. Allez voir le musée de la serrurerie, en Dordogne à Villefranche-de-Longchapt. Plongez-vous comme l’enfant de Baudelaire sur ces cartes de l’Aveyron, des Bouches-du-Rhône ou de l’Aude, avec leurs courbes de niveau, leurs villes aux symboles plus ou moins volumineux selon leurs populations, leurs symboles marquant ici une peausserie, là une sucrerie, leurs graphiques adventices où figurent les soldes migratoires négatifs ou positifs, avec des flèches roses, vertes, jaunes HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” LAROUSSE T. II 2047 11 17 93 en fonction des produits importés ou exportés, vers le haut si l’on exporte, le bas si l’on importe. Apprenez de ce pas l’histoire de la Belgique ou de la Bolivie, les derniers soubresauts de leurs gouvernements, soigneusement détaillés dans les vingt dernières années (1965-1985), alors que d’autres temps plus lointains ne font l’objet que d’un superficialissime survol. Apprenez que vous n’êtes rien, que vous êtes tout, forgez-vous une philosophie à la d’Ormesson faite de sou^pirs admiratifs et d’où toute lutte des classes est exclue par le recours à la bien commode poussière des cimetières. L’Encyclopédie Larousse, Tome II, est une nécropole, un musée, un chant d’espoir fou, une invitation démente à étreindre la totalité des activités, des pensées, des religions (quatre pages sur le bouddhisme, et c’est lon) du monde entier. Combien de temps me suis-je lamentablement desséché sur d’arides articles concernant les assemblées politiques, avec leurs modes de scrutin ; la bourse et son fonctionnement, auquel je n’entravais mon Dieu que dalle ; la banque, même jeu ; les démonstrations mathématiques, où l’on s’aperçoit que ces grands hommes qui ont inventé le langage paraît-il universel utilisent des symboles impossibles même à lire à haute voix ; les alignements de formules chimiques ou physiques à tout jamais lettre morte pour notre ignarité. Leçon de modestie, leçon d’orgueil, promenade mortifère, ineffables surprises, magnifiques tableaux réduits au format de vignette, ou vaste dépliant de l’aviation dernier modèle 85, inépuisable tonneau des Danaïdes, tel se présente ce tome II, qui me rappelle une vieille, très vieille histoire d’Almanach Vermot des années 50 : un jour, un amoureux avait séduit sa belle en agrémentant sa conversation de toutes les connaissances du tome I d’une encyclopédie. Il lui parlait de l’Alcool et des Anges. Survint un rival, qui avait appris, lui, la lettre B. Le second un jour interrogea le premier : « Connaissez-vous Beethoven ? » Le premier répondit d’un air méprisant : « Je n’y ai jamais mis les pieds ». C’est ainsi que grand B détrôna grand A. Nous vous laissons méditer ce procédé de séduction qui en vaut bien d’autres, et tel Pérec, mais sans son talent, livrons « à vos fiers appétit le trésor toujours prêt » des encyclopédies : page 764 – ce sera long, soûlant, ou enivrant. Il s’agit d’un article consacré à l’Assyrie, vaste empire antique dont une HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” LAROUSSE T. II 2047 11 17 94 carte orne tout un sommet de pages. Empire cruel, où se déchaînèrent, vous dit-on, les « mesures de terreur ». « Elles se justifient aussi », poursuit l’article, « par l’idéologie religieuse qui impose au roi et à ses sujets d’agrandir le domaine du dieu Assour, qui protège la dynastie. D’autre part, les prisonniers, le butin et le tribut ramenés des pays voisins vont consister la principale ressource de l’Assyrie, et l’administration des peuples soumis fera la fortune de la noblesse assyrienne. « Le premier empire assyrien (XIVe – XIIe s. avant J.C.). Il naît des conquêtes réalisées par les successeurs d’Assour-ouballith Ier, qui exploitent le déclin du Mitanni. D’une part, l’Assyrie, pleine d’admiration pour la religion et la culture babylonienne, se heurte au royaume de Babylone, qui lui dispute la prédominance politique en Mésopotamie. Le Mitanni est définitivement annexé par Shoulmânou-ashâred Ier (Salmanasar) [1275-1245 av. J.-C.], qui porte sa frontière à l’Euphrate ; les Hourrites, qui formaient la majorité de la population dans cette haute Mésopotamie occidentale, assimilent à leur tour la culture assyrienne. Toukoulti-Ninourta 1er [1245-1208 av. J.-C.], après des campagnes brillantes au nord, bat et capture le roi de Babylone, puis saisit sa capitale, où il se proclame roi (v. 1235). Mais la Babylonie va reprendre son indépendance, et le conquérant finira assassiné par sa noblesse. L’Assyrie, affaiblie par les échecs de la fin de son règne et par des querelles de succession, passe un temps sous la souveraineté de Babylone, tandis que des Barbares anatoliens s’installent dans les hautes vallées de l’Euphrate et du Tigre et que les Araméens franchissent régulièrement l’Euphrate pour piller le domaine assyrien. » Ça va chier. « La fortune paraît tourner avec Toukoulti-apil-Esharra 1er [1116-1077 av. J.-C.] qui va lever le tribut en Syrie sur les cités phéniciennes et le royaume de Karkemish [1111]. Mais, à la fin de son règne, il ne parvient plus à interdire aux Araméens l’accès à l’Assyrie proprement dite. Ses successeurs résistent aux pillards, mais avec des moyens de plus en plus limités, car les atrocités des Araméens dépeuplent les campagnes. Æ Le second empire assyrien (IXe – VIIe s. av. J.C.) Quand les Araméens sont fixés dans les villes qu’ils ont conquises en haute Mésopotamie, les Assyriens peuvent passer à l’assaut des royaumes qu’ils ont formés. Le relèvement commence avec Assour-dân II (934-912 av. J.-C.), qui restaure la charrerie. Ses successeurs entreprennent la soumission des districts montagneux du nord-est, proches du cœur de l’Assyrie et riches en bois et en métaux ; HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” LAROUSSE T. II 2047 11 17 95 d’autre part, ils commencent à extorquer le tribut aux États araméens voisins, Assunazirpal II (883-858 av. J.-C.) ravage le Naïri, qui, pour se défendre, va s’unifier dans l’État d’Ourartou ; et surtout l’Assyrien franchit l’Euphrate, inaugurant la série des levées de tribut dans le couloir syrien. Shoulmânou-asharèd III (858-823 av. J.-C.) multiplie ce genre d’expédition, qui suscitent des coalitions en Syrie. Au nord, l’Ourartou se révèle capable de tenir tête à l’Assyrie. Seuls les petits royaumes du Zagros, maintenant tenus par des Iraniens, vont encore longtemps fournir la remonte de la charrerie et de la cavalerie assyriennes. L’expansion de l’Assyrie est brisée par une longue crise (527-745 av. J-C.), marquée par des révoltes des villes défendant leurs privilèges et par les progrès de la noblesse de cour, qui accapare les grands offices et les profits de l’administration des pays soumis. Le pouvoir et le prestige de la royauté diminuent. Des rois énergiques peuvent encore lever le tribut en Syrie, les généraux assyriens vont arrêter la poussée de l’Ourartou sur le Tigre moyen (781-774 av. J.-C.), mais les campagnes se font rares. Une révolte amène au trône Toukoulti-apir-Esharra III (745-727 av. J.-C.), qi rétablit le pouvoir royal et accomplit des réformes. Il multiplie les déportations et accélère les annexions, qui s’étaient limitées à la haute Mésopotamie. En quelques années, il chasse les Ourartéens du couloir syrien (743) et détruit les royaumes d’Arpad (740) et de Damas (732). Enfin, engageant son peuple dans la rude tâche de soumettre les tribus araméennes de basse Mésopotamie, il se fait roi à Babylone, dont il a chassé un usurpateur. Après le court règne de Shamshi-Adad V, terminé par une révolte, Sargon II (722-705 av. J.-C.) affronte, à son avènement, une coalition des peuples de l’Empire, tantôt que Babylone se donne à un chef araméen. Sargon écrase d’abord les révoltes suscitées par les Égyptiens dans le couloir syrien ; au nord, il triomphe de l’alliance de Rousa Ier d’Ourartou et de Mitâ, roi de Moushki (dans le Taurus). Enfin, en 710-709, il impose sa domination à la Babylonie ; mais il périt dans une campagne, du côté du Taurus. Sîn-ahhê-eriba (Sennachérib) [705-680 av. J.-C .] connaît de plus grandes difficultés encore : s’il reprend Babylone dès 703, la grande cité ne cesse de se soulever jusqu’à sa destruction (689). Assouor-ahha-iddin (Assarhaddon) [680-669 av. J.-C.] arrête la progression des cavaliers du HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” LAROUSSE T. II 2047 11 17 96 Nord, Cimmériens et Scythes ; puis, pour en finir avec les révoltes qu’elle suscite en Syrie, il attaque l’Égypte et conquiert le Delta (671), qui se soulève après son départ. Pour sa succession, il confie l’Empire à Assurbanipal (669-626 av. J.-C.), son fils cadet, et un petit royaume de Babylone à Shamash-shouma-oukin, l’aîné, qui dépendra de son frère. L’armée d’Assurbanipal conquiert l’Égypte (667). En 652, Babylone prend la tête d’une coalition contre les Assyriens ; la ville est prise, et son roi se tue (648) ; l’Élam, qui l’avait appuyée, est conquise (646). Mais l’Égypte est redevenue indépendante. Cette apogée est suivie d’une période obscure, après laquelle on trouve l’Assyrie en proie à une nouvelle crise de succession, d’où émerge Sîn-sarra-ishkoun (v. 629-612 av. J.-C.), qui se heurte à un nouveau roi de Babylone, bientôt appuyé par le roi des Mèdes. Ce dernier prend Assour (614) et Ninive (612). Le dernier Assyrien, Assour-ouballith II (à la suite duquel une étoile nous invite à consulter un article spécifique), est proclamé à Harran, d’où il est expulsé en 610. Puis, l’armée assyrienne s’enfuit en Ourartou, où elle est anéantie par les Babyloniens. Le peuple assyrien avait été décimé par la guerre perpétuelle, et il avait fallu faire appel aux étrangers à tous les niveaux de l’armée et de l’administration. Enfin, l’Empire s’était écroulé, victime de ses dimensions excessives. Une flèche nous envoie alors à une bibliographie à la fin de la lettre A. INSTITUTIONS ¥ Religion. Les sources la concernant sont essentiellement des textes du VIIe s. av. J.-C., décrivant uen situation bien différente de celle des époques précédentes. On remarque surtout les différences avec la religion babylonienne, qui,  à la longue, a imprégné celle de l’Assyrie. Le panthéon est dominé par le dieu national Assour, qui a assimilé les fonctions d’Enlil, à partir de Shamshi-Adad Ier (vers 1813-1791 av. J.-C.), et de Mardouk, à partir d’Assour-ouballith Ier (1366-1330). Le clergé est sous la coupe du roi, qui est le shangou (grand-prêtre et administrateur des biens) di dieu Assour. En Assyrie, les temples n’ont ni l’importance politique ni la puissance économique de ceux de la Babylonie ». Vertigineux, n’est-il pas ? Que pèseront Chirac et Pompidou dans cet abîme ? Voilà qui remet les choses à leur place pour un certain temps. À tout à l’heure. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” ORIEUX « BUSSY-RABUTIN » 2047 11 24 97 Livre rare, live curieux, introuvable, acheté dans une brocante de banlieue qui pis est bordelaise, en plein air, couvé des mois et des années avant de trouver la grâce d’une ouverture par mes mains : coup d’essai de Jean Orieux, plus fameux depuis par sa biographie de Voltaire, celle-ci consacrée à l’obscur et brillantissime Bussy-Rabutin, cousin de la Marquise de Sévigné. Tentative de réhabilitation d’un brillant et mauvais sujet, qui ne parvint jamais à rentrer en grâce auprès du nouveau roi Louis le Quatorzième, car encore et irrémédiablement empreint de la faconde et de la gloriole des grands Frondeurs. Ce n’était plus le temps des galantes cavalcades et des rodomontades, des folles équipées en bottes à revers, où l’on se tuait en duel pour une gasconnade. Il fallait désormais plaire en flattant, cultivant les bonnes relations, affrontant les tortuosités des bureaux et des intrigues héritées de Mazarin. Le panache ne suffisait plus, il y fallait les petits sentiers, ad augusta per angusta, voies étroites, miel et entregent. Quelle vie éclatante pourtant, amorcée sous les meilleurs auspices, de la naissance, de la bravoure, de la charge de cavalerie à la bataille des Dunes contre les Espagnols si ma mémoire est bonne, mais vite entachée de vantardises amoureuses, de glorioleuses indisciplines et d’irrespect des chefs. Enlèvements, poursuites de jupons dans une atmosphère de fêtes et de libertinages où l’on brocardait, avec quel talent – un talent impardonnable – frasques plus réelles mais mieux dissimulées des importants du monde. Bussy ne tirait pas de bons coups, mais il poussait sa botte et sa galanterie en damoiseau de haute volée qui sait que les plaisirs de l’amour se tiennent plus peut-être dans le froissement des dentelles que dans la grossière introduction du membre ; il fut déçu plus d’une fois mais papillonna tant et tant qu’il se fit une solide réputation de galant, de buveur et de blasphémateur. Blasphéma-t-il d’ailleurs plus que les Condé ou les Turenne, les grands, plus habiles que lui aux retournements de pourpoint ? Ce qu’on ne lui pardonnait pas, c’étaient ses pointes, ses flèches acérées dévoilant des conduites secrètes bien connues de tous, mais qu’il était de bon ton de couvrir. Le type d’hommes même à se brouiller avec la moitié de l’univers pour un bon mot ou quelque ravageuse insolence. Tout ceci a follement disparu, que nous ne pourrions plus guère imaginer sans les envolées des meilleurs Jean Marais ou la série des « Angélique ». HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” ORIEUX « BUSSY-RABUTIN » 2047 11 24 98 Avec sa cousine Marie de Rabutin-Chantal Marquise de Sévigne, ce fut un jeu amoureux des plus pervers en ces temps où les excitations du cervelet portaient tellement plus haut que les éjaculations précoces de nos vieux rembourrages de slips à la Bigard. Seuls ces deux grands esprits cousiniers pouvaient à ce point s’entendre et se déchirer à ce point, s’aimer en se picotant, se raccommoder, tirer des longueurs de brouille sur des années, une existence entière à propos de Dieu sait quel embonpoint trouvé par Bussy à sa cousine, ou à une coquetterie dans l’œil de la jeune femme que tous se refilèrent comme un bon mot de salon en salon. Le jeu a consisté à se rappeler ces menues insultes tout en réitérant son pardon, trop de fois pour être crue ; à exciter les susceptibilités du gentilhomme exilé dans sa province de Bourgogne, aux mérites mal reconnus, ce qui est un thème dominant chez La Bruyère. Bussy-Rabutin manqua totalement de dignité pour mendier er remendier la faveur du roi jusqu’à son extrême vieillesse, car il vécut soixante-treize années, en compagnie de sa fille qu’il adorait. Toujours il batailla pour son honneur sourcilleux, au point de céder aux flatteries d’un aventurier aussi peu noble et recommandable que l’auteur de ces lignes-ci, qui répandit même ou laissa répandre le bruit que Bussy-Rabutin partageair avec lui les faveurs de sa propre fille. Quelles perversions ne répandit-on pas sur ce gentilhomme qui n’épargnait les mœurs de personne ? Il fut l’objet de toutes les cabales, en particulier de la peu reluisante Marquise de Sévigné ; cette dernière, mielleuse et vindicative, accepta les compliments sur son œuvre, qu’elle mérite, mais n’empêcha point qu’on ne trouvât celle de son cousin bien inférieure à la sienne. L’Histoire amoureuse des Gaules, dont il est l’auteur, ne fut malheureusement pas lue de nous. Mais il paraîtrait que le style, la justesse et l’élégance ne le cèdent en rien aux afféteries acérées de la Marquise. Il a portraituré là-dedans les amours scandaleuses de son temps, sur le modèle d’Amadis des Gaules, personnage de roucouleur fort en vogue parmi les fidèles des Précieuses. Chacun et cune y fut fort ridiculisé avec maints traits d’esprit. De nos jours nous ne reconnaîtrions plus personne. Mais quoi ! serait-ce donc la première fois que tel personnage obscur, à force de fréquentations et de notes HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” ORIEUX « BUSSY-RABUTIN » 2047 11 24 99 en bas de pages, s’animerait progressivement sous nos petits yeux de lecteurs ? c’est là le plaisir des gens qui lisent : d’avoir une famille de gens d’esprits innombrables, qui changent de Brigitte la pâtissière et de son con de joint livreur de chocolat liquide. Dans son château que l’on visite en Bourgogne subsistent paraît-il tous les portraits qu’il a fait peindre aux murs, femmes qu’il a connues, bibliquement ou non ; hommes grands et petits à la fois, par les armes et les caractères, braves et mesquins, chacun et chacune agrémentés d’un petit épigramme galamment versifié. C’est ainsi que nous apprenons combien il aima telle femme légitime, car il passa par les sacrements, ou combien, par son silence, il garde rancune à qui l’a ignoré ou maltraité. Il faudra que nous rendions visite au grand méconnu si maltraité par l’histoire littéraire et par les puissants emperruqués du Grand Siècle, Bussy-Rabutin, dernier rejeton avec sa cousine de cette noble famille d’indisciplinés dignes au moins de Cyrano de Bergerac ; ne dit-on pas que l’un de ses ancêtres, se battant avec son ennemi, le provoqua par des lazzis si drôlatiques que l’adversaire dut rompre le combat pour éclater de rire, et le pria de cesser de plaisanter afin que le combat se poursuivît dans les règles... L’édition que nous avons tenue de nos mains s’adorne de portraits de femmes plus étranges les unes que les autres sous forme de galerie galante, avec ces coiffes, ces embonpoints, ces mouches sur le visage et ces airs plus ou moins niais arborés chez les personnes du sexe, comme on disait alors, au gré des exigences érotiques du siècle. Les illustrations fort soignées en camaïeu sépia, si je ne blasphème pas plastiquement, se rappportent donc aux galanteries et déshabillages de ces temps méconnus, contemporains du Francion de Sorel et des batifolages de Scarron. Et si à première lecture nous fûmes agacé par ce jeune godelureau qui n’avait qu’à se baisser pour conquérir les cœurs à défaut des corps parfois, la seconde partie où se trame impitoyablement le filet où succombera étouffé l’exilé de Bourgogne fidèle à son panache inspire davantage de respect à nos aigreurs platement actuelles. Voilà un livre dépaysant plein d’humour et de nostalgie pour ce qu’on appelait, vers 1650, au « midi du Siècle », le « libertinage ». Orieu, d’un trait de plume, exécute le fameux chevalier de Méré, ami HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” ORIEUX « BUSSY-RABUTIN » 2047 11 24 100 éphémère de Pascal, en refusant de parler d’un personnage sec et perroquettiste, qui ne sut pas adapter sa vie aux préceptes qu’il s’enhardissait de répandre ; l’auteur a voulu au contraire ici glorifier les grands seigneurs qui accordaient leur vie aux véritables sentiments de la grandeur. Page 312 : savons-nous encore de quelle obscure et brillante intrigue il s’agit ? « la Rivière », nous dit-on, « se moquait du Wurtemberg, il n’était intéressé que par les biens de Mme de Coligny » dont nous croyons savoir qu’il s’agissait de la fille elle-même de Bussy. « Il ne dit rien », poursuit l’auteur, « mais reçut la proposition de Bussy comme une offense. Ils voyagent encore une fois à trois. La Rivière loge à Paris chez la fille de Bussyn la chanoinesse » - autre fille … « Puis le trio rentre à Bussy. « Presque aussitôt, sans raison connue, La Rivière est chassé du château. Les pages du registre de Bussy où figuraient les lettres à Mme de Sévigné sur La Rivière ont été arrachées. Nous ne savons à la suite de quel éclat Bussy expulsa La Rivière. « On peut supposer que Bussy découvrit alors la véritable identité de La Rivière, qui était fils bâtard de laboureur et s’appelait Rivier. « Mme de Coligny accepta sans mot dire le départ de Rivier. Bussy put penser que l’imposture de son ami avait trouvé sa conclusion. « M. de Poulaillon avait aussi cru qu’en chassant La Rivière, il avait mis la paix chez lui. « Avec La Rivière, le pire vient après. « La Rivière ayant fait acheter par Mme de Coligny » - les filles nobles avaient le titre de Madame - « le domaine et le château de Lanty, à une lieue de Bussy. Il s’installa près de là et attendit. Il n’attendait pas dans l’inaction ; la nuit il gagnait furtivement le château de Bussy et y rencontrait Louise » (de Coligny). « Ils risquaient leur vie l’un et l’autre. Leur audace est presque incroyable. Ils profitèrent d’une courte absence de Bussy pour se marier, dans la chapelle même du château, le 19 juin 1681 à minuit. Ils vécurent ensemble jusqu’au 23. Comme Bussy rentrait ce jour-là de Dijon, ils se séparèrent quatre jours après le mariage ! « Leur vie conjugale était finie. HARDT VANDEKEEN LECTURES “LUMIÈRES, LUMIÈRES” ORIEUX « BUSSY-RABUTIN » 2047 11 24 101 « Ce mariage est une duperie. Le curé, M. Dupoisson, qui les avait mariés, publia les bans après le mariage ! Un autre curé dispensa les époux si mal mariés du troisième ban qui était obligatoire ; il dressa le procès-verbal avec une date fausse - 1er juillet – il mentionna que le mariage avait eu lieu à l’église paroissiale de Lanty, ce qui est faux, et la signature des époux ne figurait pas sur le certificat. Tout va à l’encontre des prescriptions du Concile de Trente sur la validité du mariage catholique ». C’est mieux que la série Urgence. Nous ne pouvons vous montrer les illustrations enbeau vert bronze où une belle se fait mélancoliquement saigner la jambe dans un baquet de bois tout fumant, entre ses deux médecin et apothicaire, ni cette double page où une languissante précieuse feint de s’assoupir sur un divan, le soupirant assis respectueusement près d’elle, et la servante un doigt sur les lèvres et se retirant d’un petit air mutin. Mais nous pouvons vous laisser en souvenir, au dos de cette gravure des Amours des dames illustres de notre siècle chez Jean le Blanc, Cologne 1680, ces quelques lignes, en prose puis en vers, de Rabutin, sans doute : LE PERROQUET OU LES AMOURS DE MADEMOISELLE « Il la voyait tous les jours et n’en sortait que le plus tard qu’il lui était possible. Il ne lui parlait néanmoins que de respect, de devoirs, de nouvelles et de mille autres gentillesses d’esprit capables d’attirer l’estime de tout le monde ». En bas de page à présent : « Des fleurs en ce beau lieu escloses Les Amours sont les Jardiniers Et recueillent à pleins paniers Des lys, des œillets et des roses ». Bussy-Rabutin, de Jean Orieux. HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES" DARIEN "BIRIBI" 2047 12 08 102 "Biribi" : ça ne vous dit rien ? Le nom d'un vieux jeu de cartes, peut-être, comme la crapette ou le piquet ? Sans doute le vainqueur s'exclamait-il "Biribi !" pour indiquer à ses adversaires qu'il les envoyait au bagne ? Car ce nom a signifié jusque dans les années 30 le pire bagne pour soldats qui se soit trouvé dans l'histoire de France. Biribi fut pour le soldat ce que les galères étaient pour les protestants ou Nouméa pour les Communards : un lieu de relégation, de torture, au fond du sud tunisien, une abomination où se déchaînaient les instincts sadiques d'officiers tortionnaires qui n'ont rien à envier, à soixante ans de distance, aux gardiens plus ou moins SS des camps de travail nazis. Nourriture insuffisante. Travail inhumain. Soleil sur le crâne, humiliations, punitiuons démesurées, châtiments corporels infamants, impossibilité surtout de remettre en cause les témoignages des officiers. C'est dans le climat d'une armée qui tolérait en 1885 de tels crimes contre la dignité humaine que se développera l'affaire Dreyfus. Mais celui qui relate de telles infamies, quel est-il ? Nous le connaissons déjà, c'est Darien, rebelle, auteur d'une impitoyable observation des pleutreries des adultes lors du siège de 70. Celui qui dit qu'à l'école, on apprenait à avoir peur. A devenir des moutons. Des gens instruits apparemment aussi, puisque son texte, "Biribi", ruisselle de constructions complexes, d'adjectifs superflus et d'épanchements moralistes. Nous ne supportons plus de nos jours que les faits purs, les plus secs possibles, et nous ne marchons plus aux grandes envolées imprécatoires, il nous faut le fouet du sarcasme ou la nudité comme on dit des "faits qui parlent d'eux-mêmes". Quelle conviction cependant, quelles tirades indignées sur l'ignominie de l'armée, de la religion quand elle soutient l'armée, sur les leçons de morale d'un père, d'une mère, d'un oncle, d'une tante, dégoulinants de prétention et de bonne conscience, et qui font espérer à ce rejeton de bonne famille mais dont on ne sait que faire que par quelque miracle, son engagement à l'armée va lui obtenir l'argent et la gloire. Ah bien oui. Dès les premiers jours, il se rend compte, notre Darien, Froissart dans le roman, qu'il est, qu'il sera et restera à tout jamais réfractaire, rebelle à toute cette stupidité militaire, à cette obéissance aveugle, à cette inculture, à cet abêtissement programmé au rythme des corvées, des ordres, des contre-ordres et des épuisants exercices. Aucune noblesse, aucun épanouissement de l'individu, rien que la flatterie, la basse magouille luttant contre la brutalité. HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES" DARIEN "BIRIBI" 2047 12 08 103 Alors notre engagé Froissart se fait mal voir, toujours insolent, toujours la réclamation à la bouche pour la simple application des règlements que d'autres enfreignent alors qu'il ne doit pas l'enfreindre lui-même, toujours plus ou moins en retard de permission, et que je te prends trois jours, et que je te prends huit jours, et que je te prends quinze jours. Et une fois le calcul fait, l'administration, toujours inhumaine, s'aperçoit qu'il a totalisé assez de points pour se faire envoyer au bagne des soldats, au sud de la Tunisie, en un endroit appelé Biribi. Il n'a pas tué, il n'a pas volé, il n'a pas violé, il a simplement écopé d'un nombre administrativement suffisamment élevé de punitions pour faire partie des réprouvés, qui seront traités comme des chiens, des criminels, par des officiers et des sous-officiers persuadés d'avoir affaire à la lie de la terre, contre lesquels aucun traitement n'est assez punitif. Il s'y fait des camarades, fortes têtes comme lui, il effectue desmarches commandos, il repose sous des tentes où l'on a à peine la place de se glisser, avec défense de remuer, il reçoit des coups de bâton, il voit que l'on fusille sommairement pour des vétilles, il voit que les femmes, même prostituées, manquent absolument, que l'on crève de chaud, de soif, que les gardiens corses pour la plupart rivalisent de sadisme et de lâcheté. Ce n'est pas dans "Biribi" qu'il faut s'attendre à voir une vision souriante ou rose de l'humanité, les indigènes sont méprisés, les commerçants juifs sont méprisés, les Corses donc itou, les dénonciateurs par-dessous tout. De grands événements se détachent, comme la dénonciation pour mauvais traitement d'un soldat qui parvient à tenir tête à tous les officiers qui cherchent à l'intimider, à le menacer - tout cela parce que lui, Froissart, s'est permis d'adresser la parole à un gardien sur un sujet anodin, et que ce dernier, qui s'était promis de le coincer, a prétendu sous serment qu'il avait été insulté. Ceux qui ne peuvent pas marcher sur les cailloux du désert, fussent-ils agonisant de dysenterie, maigre à ne pouvoir se traîner, sont considérés comme des tire-au-flanc qu'il faut mater. ILs s'effondrent au sol ? C'est parce qu'ils le font exprès, rébellion, punition. La plus terrible est la crapaudine : pieds liés, maisn liées, rejoints dans le dos par une barre de fer transversale, avec un bâillon dans la bouche, des jours sans boire ni manger à se chier dessus. Certains sont jetés pieds et poings liés dans des cuves de sable en plein air, on leur jette la nourriture, et ils doivent ramper pour la bouffer dans le sable, quant à l'eau, elle s'est répandue, et ils devront s'en passer. Un officier regrette qu'un médecin ait fait supprimer cette punition, parce qu'un jour un puni s'était fait ronger le bas-ventre HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES" DARIEN "BIRIBI" 2047 12 08 104 tout vivant par des asticots de cadavre, et en était mort. Je crois bien que c'est le grand reporter Londres qui a fait supprimer Biribi après une virulente campagne de presse ; et l'on attend toujours la "repentance" de l'armée française. De toute façon, même de nos jours, nous pouvons être sûrs qu'il existe l'équivalent ailleurs. Mais on ne nous le montre pas aux informations, parce que ça n'intéresserait personne. Je suis devenu d'un pessimisme noir à présent. Darien, alias Froissart, ne tarit pas de malédictions sur le système de l'armée, à une époque, avant la guerre quatorze, où cette institution était vénérée, ainsi que les curés, ainsi que la morale sulpicienne. Car ces tortionnaires s'imaginaient redresser les âmes dévoyées, et fusiller les corps, c'était ouvrir à l'âme les portes du paradis. Pour ces martyrs-là de la férocité humaine, fasse d'ailleurs le ciel qu'il existe un paradis. Mais lorsqu'après de longues années Darien ou Froissart sort de là, que voulez-vous qu'il lui rest à faire sinon de maudire l'humanité avant demourir à même pas quarante ans. On peut bien pardonner l'emphase, car "Biribi" est un témoignage atroce et bouleversant, quelle que soit la banalité de mes adjectifs, sur les indignités commises au nom de l'honneur et de la patrie, quand ce n'est pas de Dieu. Ce sont les éditions du Serpent à Plumes qui ont redécouvert ce cri de guerre éternelle, dans un beau petit volume hélas difficilement classable dans vos rayons vu ses dimensions, par ailleurs fort voluptueuses, bien adaptées à la main. Page 60, tenez, car j'en reste court : je crois bien qu'il parle des colons de l'Algérie, des bistrotiers : "Pourquoi pas après tout ? S'il n'y a de sots métiers que ceux qui ne rapportent rien, celui-ci est assurément l'un des plus intelligents qu'on puisse exercer en Afrique. D'ailleurs, ils ont devant les yeux l'exemple de certains de leurs confrères d'Algérie, d'anciens honnêtes gens qui sont redevenus de très braves gens depuis qu'ils ont les poches pleines, que les gendarmes saluent très bas, qui arrivent à se faire nommer maires d'un village ou d'une bourgade et qui marient facilement leurs filles - grosse dot, petite tache de famille - à des conseillers de préfecture. "On ne peut sérieusement, n'est-ce pas ? désespérer du redressement moral d'un peuple quand des apôtres comme ceux-là ont entrepris sa conversion. Le fait est que, si les prédicateurs enseignent consciencieusement la foi nouvelle, il se trouve des gentils qui, de leur côté, y mettent du leur. Je ne parle pas, bien entendu, de ces vieilles bêtes affaissées dans les ornières de la routine, encroûtées au HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES" DARIEN "BIRIBI" 2047 12 08 105 possible, qui ne comprennent pas quelle utilité il peut y avoir à tuer le ver tous les matins et à faire précéder chaque repas d'un ou deplusieurs verres d'extrait de vert-de-gris. Raisonner avec des animaux pareils, c'est perdre son temps. Je parle d'une partie de la jeune génération qui commence à se laisser dessiller les yeux, à rejeter des doctrines surannées, à vouloir sérieusement rattraper le temps perdu. Ils n'y vont pas de main morte, ceux-là ! Ils chantent à plein gosier les louanges de l'alcoolisme ! Il y a des gaillards qui n'ont pas leurs pareils pour couper la verte et qui distinguent à l'oeil - oui, à l'oeil - le vrai Pernod de l'imitation. Au billard, ils vous en rendent dix de trente et gagnent à tous les coups. "Quant aux enfants - aux mouchachous - ils donnent les plus belles espérances. Ils vous disent "Et ta soeur !" en français - et vous taillent des basanes - en français. On en trouve même qui commencent par parler argot ; qui ne savent pas dire pain - mais qui disent : du gringle ; qui ignorent la viande, mais qui connaissent la bidoche - voire même la barbaque. "Oh ! ils apprennent très facilement. Il paraît même qu'ils retiennent bien. Que voulez-vous de plus ? - Ce que je voudrais, ce serait que le gouvernement fût un peu moins bête et un peu moins rosse. "Je me retourne. Celui qui interrompt les réflexions que j'ai fini par me faire à haute voix est un colon dont j'ai fait la connaissance il y a quelque temps. Ses concessions sont établies à une bonne journée de marche du Kef, non loin de la ligne de chemin de fer qui doit finir par relier l'Algérie à Tunis." Bref, ne vous semble-t-il pas, mes bien chers frères, entendre le Bardamu de Céline en Afrique ? ma foi oui, poujadisme en tête. Mais en tout cas, vive à tout jamais la dénonciation de l'armée, de l'alcoolisme et du colonialisme, et qu'on veuille bien tempérer quelque peu les couplets enthousiastes sur la mission civilisatrice de la France à cette époque - ou à une autre. Lisez donc, rencontrez Darien dans un de ses pamphlets les plus vitriolés, "Biribi", aux éditions du Serpent à Plumes. HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES" SIMONE FRAISSE "PEGUY PAR LUI-MEME" 47 12 15 106 Une obscure dame ou demoiselle issue des rangs de l'Université, Simone Fraisse, a produit chez "Les Ecrivains de toujours" un "Péguy par lui-même", outil indispensable aux étudiants et aux curieux. D'autant plus indispensable qu'en ces temps de chasse aux sorcières et de bien-pensance notre Charles Péguy a odeur de soufre. Il fut l'ennemi de Jaurès ("Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?...") - après l'avoir estimé, il fut récupéré par les extrêmes-droites après avoir payé de son sang la lointaine récupération de l'Alsace-Lorraine. Il serait peut-être plus que temps (et le futé Finkielkraut ne s'y est pas trompé, mais nous reparlerons de lui plus tard) de réhabiliter, du moins de réexaminer le grand poète et le grand penseur que fut le petit-fils de la rempailleuse de chaises d'Orléans. Prêcher la guerre 14, avoir le mauvais goût d'y mourir d'une balle en pleine tête, se faire encenser par le régime de Vichy (Péguy fut l'un des premiers à bénéficier de l'honneur d'une parution en "Pléiade"), quelle facilité ensuite de le ranger parmi les glorieux patriotes, défendant les Français de race pure contre les barbares allemands ! A gauche, même confusion : comment ! un défenseur de Dreyfus dans la fameuse affaire, qui refuse d'emboîter le pas au mouvement socialiste triomphant pour se ranger auprès des prêtres, ces noirs corbeaux de l'obscurantisme ! Traître aux forces de progrès par son ralliement au catholicisme, traître aux droitiers de tout poil par son engagement dans la lutte sociale, exaltateur de la boucherie paneuropéenne, il a fallu attendre Céline (dans une tout autre tonalité naturellement) pour entendre une telle quantité de conneries déversées sur la tête d'un écrivain. Nous allons donc reprendre patiemment, comme pour des enfants, comme pour des étudiants, à l'usage desquels existe précisément ce livre chez les "Ecrivains de toujours", les éléments de ce dossier "Péguy", toujours ouvert. Péguy, né du peuple, n'a jamais voulu renier le peuple ; et intellectuel, car il fut remarqué très tôt par son instituteur, il n'a jamais voulu trahir l'intelligence. Renier le peuple, ce serait par exemple renier la démocratie, renier la révolution française, qui fut pour lui la période la plus exaltante de l'Histoire de France et du monde. Ce serait accepter que les paysans et les ouvriers fussent encore esclaves sous la férule des seigneurs ou des industriels, qui sont les nouveaux seigneurs à la fin du XIXè s. Les premiers ouvrages qu'il signe, ou plus exactement les premiers articles, les premiers opuscules, sont des appels au socialisme, avec tout ce que cela comporte de généreuse utopie. HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES" SIMONE FRAISSE "PEGUY PAR LUI-MEME" 47 12 15 107 Renier le peuple, ce serait renoncer à la justice, qui veut que l'on soit jugé en fonction de ses oeuvres, et non en fonction des apparences, ou de son appartenance à telle classe sociale, par exemple l'armée, ou à tel groupe culturel, par exemple les Juifs : dreyfusard, Péguy le fut dès le début, viscéralement, à une époque où l'on risquait gros à s'opposer aux magnats de la politique politicienne. L'ennui, voyez-vous, c'est qu'une fois acquise la victoire de la justice, non sans longues vicissitudes (appel de Zola : "J'accuse !", avec des noms, internement de Dreyfus à l'île du Diable après dégradation publique), les triomphateurs se montrèrent immodestes. Ils furent si fiers d'avoir raison qu'ils se mirent à attaquer, bille en tête, tous les corps constitués qui avaient favorisé la condamnation de l'innocent capitaine : l'Armée, et l'Église. Je sais que circule actuellement une thèse visant à démontrer que l'affaire était bidonnée dès le départ, et que le capitaine Dreyfus s'est laissé condamner parce qu'il était un officier en mission secrète ; mais à cette époque-là, tous les braves contemporains avaient cru dur comme fer à l'innocence ou à la culpabilité du petit Juif à lunettes de fer. Et les triomphateurs donc, les socialistes en particulier, se mirent à conspuer, à traîner dans la boue les officiers, ceux d'entre eux du moins qui auraient préféré une injustice à un désordre, c'est-à-dire allez ne faisons pas dans le détail, tous les officiers, toute la soldatesque et hardi. Les socialistes seront donc antimilitaristes à tout crin, pacifistes à tout crin, et Jaurès, quelques jours avant la déclaration de la guerre 14, prêchait encore la paix et la réconciliation internationale au square du Chapeau Rouge dans l'est parisien, ce qui l'honore. Les socialistes ne se bornèrent pas à cela, mais vilipendèrent également tous les évêques, les curés, les moinillons, qui préférèrent aussi pour certains la condamnation d'un Juif à la remise en cause des piliers de l'Etat constitué, soutenu traditionnellement par l'Eglise, facteur de stabilité au nom de Dieu de bon Dieu. C'est ainsi que le petit père Combes put virer de France toutes les hordes de noirs corbeaux, Jésuites et autres bonnes soeurs qui transformaient l'enseignement des enfants en obscurcissement de leurs esprits, d'ailleurs, c'était déjà le père Hugo qui l'avait dit, dehors les curés. Or là aussi Péguy intervient. Halte-là crie-t-il aux antimilitaristes et aux anticléricaux, vous devenez aussi sectaires que ceux qui ont voulu entraver la justice, vous devenez raides, vous rendez le mal par le mal, ce qui était juste devient langue de bois et langage de commissaires du peuples. HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES" SIMONE FRAISSE "PEGUY PAR LUI-MEME" 47 12 15 109 La France, c'est la justice et la liberté, c'est la victoire des dreyfusards et des forces de vie. Mais ce n'est pas le reniement de mille ans et plus de respect pour l'Eglise. Le peuple de France (et malheureusement, Péguy emploie ici le mot "race", qui après lui, je dis bien : après lui, s'est chargé de connotations qui auraient fait horreur à Péguy s'il eût survécu), est celui qui a bâti Notre-Dame de Paris, Notre-Dame de Chartres et Notre-Dame de Strasbourg. Révolution française ou pas, nous ne pouvons pas renier tout notre passé. Les décapiteurs de statues aux porches des cathédrales n'étaient que des vandales. Si nous avons fait triompher les idées de justice et de liberté, non moins chères à Victor-Marie comte Hugo, c'est parce que nous avons découvert un autre aspect de la grandeur de Dieu, c'est grâce à Dieu, et non pas contre lui. La conversion de Péguy au catholicisme a pris tout le monde à contre-pied. Il n'y a aucune contradiction pour lui entre son appartenance à la mouvance idéologique socialiste, c'est même cette dernière qui l'a ramené à la religion. Voyez encore aujourd'hui à quels dilemmes se heurtent les catholiques de gauche. S'ils sont patriotes, voilà tout de suite sorties les accusations de lepénisme, de fascisme, que sais-je ? N'y avait-il pas tension entre la France et l'Allemagne à cetet époque ? Les puissances européennes ne cherchaient-elles pas à s'assurer de nouveaux débouchés en colonisant l'Afrique ? On n'aurait pas dû, chantent les pleureuses contemporaines. Certes, certes. Préparons-nous à devenir de beaux cons face aux générations du XXIIIe s. s'il existe, nous qui jugeons les anciens et leur disons à travers les décennies ce qu'elles auraient dû faire. Comme disait Clovis ou un autre, "Si mes bons guerriers francs avaient été là au pied de la croix du Christ, nous n'urions pas laissé faire, nous l'aurions délivré". Je suis sûr que Madelin aurait pu arrêter la guerre 14/18, et que Cohn-Bendit aurait pu négocier la libération des Juifs contre des tonnes de farine animale, c'st de bon goût mais c'est pour me foutre de leur gueule. Mais Péguy voyait le danger, ce n'était plus le moment de taper sur l'armée, ni de faire du pacifisme le fer de lance de la France, les armées allemandes étaient déjà à la frontière, on pouvait négocier, on peut toujours négocier, savez-vous que pendant toute la Deuxième Guerre Mondiale jamais les contacts diplomatiques ne se sont interrompus entre les nazis et Churchill? HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES" SIMONE FRAISSE "PEGUY PAR LUI-MEME" 47 12 15 110 On ne s'en est pas moins tapé sur la gueule jusqu'au bout. Bref, le procès de Péguy fait après coup par de petits sournois qui n'ont jamais mis les pieds dans les oeuvres dudit sauf par extraits soigneusement tronqués doit être révisé de fond en comble. Les gens se repenchent sur lui. C'est bon signe. Attendez-vous à voir fleurir les ouvrages, qui récupèreront notre irrécupérable et contradictoire héros. Croyant, mais indépendant : il n'a jamais approché les sacrements, sauf peut-être quinze jours avant sa mort, au front. Ses enfants ne furent pas baptisés, parce qu'il refusait de croire au dogme de l'enfer, parce qu'il refusait aussi bien le sectarisme clérical que le sectarisme anticlérical. Socialiste, mais mystique: pour l'amélioration du sort du peuple, pour les augmentations de salaire des instituteurs, ces "hussards noirs de la république", opposé à tout embrigadement athéiste, haïssant ceux qui veulent toujours avoir raison, pressentant les goulags derrière les agitations antitsaristes et les constructions utopistes. Contradictoire, généreux, humain. Exaspérant, avec sa façon de faire la morale, de répéter, de retourner la phrase et les mots sur le gril des significations jusqu'à ce qu'ils aient rendu tout leur jus, niais dans ses prières, confiant ses enfants à la Vierge Marie pour qu'ils guérissent et accomplissant le pélerinage de Chartres, se soumettant à toutes les périodes d'instruction militaire que les autorités requéraient alors de tous les hommes valides. Et poète de surcroît, doué d'un sens littéraire aigu, publiant Romain Rolland, André Spire à peu près ignoré de son descendant, Jérôme et Jean Tharaud dans ses "Cahiers de la Quizaine" ; ceux-là, il les a fondés pour avoir le droit de critiquer ses amis socialistes, qui voulaient contrôler tous les écrits pour s'épargner les critiques, déjà la censure. Alors forcément, il a dérangé tout le monde. Encore aujourd'hui, on bêle "Péguy-Fasciste" comme on bêle "Céline-Antisémite". Mais ses vers sont parmi les plus beaux de France, à notre époque où reprendre l'orthographe d'un mot dans une copie d'élève ou une faute de prononciation dans la bouche d'un prof équivaut à nier la liberté de l'individu et autres fariboles. C'est bien qu'il soit mort, Péguy. Tout le monde s'est réconcilié. On en a fait un héros, drapé dans le drapeau. Il s'en serait passé : "Heureux ceux qui sont morts pour une juste guerre", "Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre", heureux ceux qui sont morts contre la connerie, toujours il y aura des hommes qui pousseront par-derrière pour mourir ainsi, "Mourir pour la patrie est un si digne HARDT VANDEKEEN "LUMIÈRES, LUMIÈRES" SIMONE FRAISSE "PÈGUY PAR LUI-MÊME" 47 12 15 111 sort Qu'on briguerait en foule une si belle mort" disait Corneille, autre admiration de notre Charles Péguy. Maintenant vous faites ce que vous voulez. Vous avezles pièces du dossier en main. Elles sont rassemblées, expliquées, avec une clarté confondante et modeste par Simone Fraisse dans la collection "Ecrivains de Toujours". C'est en vente partout, c'est bien écrit, bien argumenté, bien illustré, avec des textes en fin de volume. Nous allons vous en lire un, justement, tiré au sort. Page 186, tout à la fin : la bibliographie ? soit : Cahiers de la quinzaine. "Toutes les oeuvres de Péguy publiées de son vivant - sauf quelques poèmes - ont paru dans les Cahiers dela Quinzaine. Sont disponibles en librairie les trois premières séries, reproduites pas Slatkine, Genève 1975 (diffusion H. Champion). Les Cahiers de la Quinzaine ont publié, entre autres : . Julien Benda : Dialogue d'Eleuthère, l'Ordination, Une philosophie pathétique ; . Robert Dreyfus, La Vie et les prophéties du Comte de Gobineau ; . Anatole France : l'Affaire Crainquebille ; . Daniel Halévy : Histoire de quatre ans, Apologie pour notre passé ; . Pierre Hamp : La Peine des hommes ; . Antonin Lavergne : Jean Coste ; . Romain Rolland : Danton, le 14 Juillet, Beethoven, la Vie de Michel-Ange, le Théâtre du peuple et toute la série des Jean-Christophe; . André Spire : Et vous riez ; . André Suarès : Visite à Pascal, Tolstoï vivant, Dostoïevski, De Napoléon, François Villon ; . Jérôme et Jean Tharaud : Dingley, les Hobereaux, Bar-Cochebas ; . Maxime Vuillaume : Mes Cahiers rouges (dix cahiers sur la Commune) ; .- et des textes de Georges Sorel, d'Edmond Fleg, de René Salomé, de Pierre Mille. Œuvres complètes de Péguy. HARDT VANDEKEEN "LUMIÈRES, LUMIÈRES" SIMONE FRAISSE "PÈGUY PAR LUI-MÊME" 47 12 15 112 Œuvres complètes de Charles Péguy, 1873-1914, Paris, Gallimard, édition de la "Nouvelle Revue Française", 1916-1955, 20 volumes. Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, "Bibl. de la Pléiade", 1941. Editions enrichies de nouveaux textes en 1948, 1954, 1962, 1975. Œuvres en prose 1909-1914, Paris, Gallimard, "Bibl. de la Pléiade", 1957. Nouvelle édition augmentée en 1968. Œuvres en prose 1898-1908, Paris, Gallimard, "Bibl. de la Pléiade", 1959. Collection blanche de la librairie Gallimard (la date entre crochets est celle de la première publication.) Jeanne d'Arc, drame en trois pièces [1897], 1948. De Jean Coste [1902], 1937. Notre Patrie [1905], 1915. Situations [1906-1907], 1940. Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc [1910], 1918. ..."Et ça continue, encore et encore..." - tout Péguy expliqué, commenté, intelligemment, dans "Péguy par lui-même", autrice, Simone Fraisse. HARDT VANDEKEEN "LUMIÈRES, LUMIÈRES" FLAUBERT CORRESPONDANCE T.2 2047 12 22 113 Le deuxième tome de la "Correspondance" de Flaubert fait l'objet d'une émission à lui seul pour l'excellente raison que jamais l'on ne peut prétendre avoir en sa possession la totalité des lettres de notre prolixe auteur. Certaines ont été détruites pour "indécences", d'autres sont jalousement conservées par les descendants des éditeurs, pour qu'on ne puisse pas les consulter, na. Le tome un nous laissait au retour des voyages en Orient, le second nous mène jusqu'en 1858. De cete immense masse, me reviennent seules à l'esprit les réfléxions faites à propos du coup d'Etat de Napoléon III, que Flaubert admirait. Il trouvait que c'était fort bien fait pour la canaille, le bas peuple, de s'être trouvé un maître qui menât la populace à la schlage, comme elle le méritait. Me reviennent également à l'esprit les innombrables démarches que dut affronter Flaubert pour se dépatouiller du procès Bovary. Nous suivons pas à pas ses inquiétudes, et surtout l'élaboration de son système de défense, qui nous semble à nous autres abracadabrant : il faut à tout prix prouver que "Madame Bovary" est un livre moral, éloignant définitivement les femmes de l'adultère. Cela rapelle absolument les élucubrations échafaudées autour de Renaud Camus, qui de nos jours s'est élevé aussi contre la chape de plomb de la bien-pensance. L'argument qui a eu le plus de poids est celui-ci - rendez-vous compte : M. Flaubert est bien connu des bourgeois de la bonne ville de Rouen, son père était médecin-chef des hôpitaux et jouissait avant sa mort d'une réputation morale inattaquable. Voilà le genre d'arguments auxquels ont dû se livrer les défenseurs de Gustave. Que dirait-il aujourd'hui où l'hypocrisie bourgeoise a atteint son comble... A donné dans le panneau du moralisme une brave dame de l'Anjou, Sophie Leroyer de Chantepie, célèbre uniquement pour avoir reçu des lettres de Gustave ; or, dans l'une d'entre elles, il déclarait "Mme Bovary, c'est moi", phrase qui a fait les délices de générations de potaches. Il y a quelque chose d'éminemment pathétique à lire sous la plume de cette digne dame une avalanche de compliments admiratifs, noyée à son tour dans un torrent de jérémiades. Cette brave Leroyer de Chantepie (des noms comme ça ne s'inventent pas) se trouvent en effet tourmentée par une incapacité de se confesser de fautes imaginaires, par un silence obstiné de Dieu, par un assaut perpétuel de toutes les maladies psycho-somatiques imaginables pendant un retour d'âge. La charité chrétienne lui impose par ailleurs de recueillir dans son château maints et maints pique-assiette, depuis une nièce infirme jusqu'à un musicien polonais chassé de son pays. HARDT VANDEKEEN "LUMIÈRES, LUMIÈRES" FLAUBERT CORRESPONDANCE T.2 2047 12 22 114 Et tout ce monde de la piller, et de faire croire à la châtelaine qu'elle est indispensable. Nos deux correspondants ne se verront jamais, Angers-Rouen constituant à cette je maintiens heureuse époque une barrière infranchissable, et la bientôt sexagénaire alléguant de multiples raisons de santé pour excuser son immobilité. Flaubert prodigue les conseils bourrus, de conduite, de lecture, compatit aux souffrances de cette Bovary plus vraie que son modèle, et dont l'unique distraction est d'aller au médiocre opéra de Nantes. Je suis depuis si longtemps plongé dans la correspondance de ce grand homme que je parviens mal à distinguer ce qui revient au tome un, au tome deux, au tome trois. Le succès de sa "Bovary" l'a propulsé au premier rang des célébrités, mais il poursuit son existence solitaire à Croisset. Il fait connaissance avec les Goncourt, dont je suis en train de lire conjointement le journal, avec plusieurs années d'avance toutefois. Il se met à fréquenter le salon de la princesse Mathilde, cousine de Napoléon III. Il feint de ne pas vouloir se rendre aux réceptions officielles, mais intrigue pour y entrer en sous-main. Et il se plaint de ne pas avancer dans "Salammbô", qui n'est pas en effet son meilleur livre, rempli de tripes et de massacres. On y patauge dans le sang. Il s'est rendu en Tunisie, mais ses lettres de voyage n'ont plus m'a-t-il semblé cette fraîcheur émerveillée de son premier voyage en Égypte et en Grèce. Page 145 : elle sera ô combien nécessaire pour suppléer à une mémoire défaillante : en vérité je m'en veux, et me fustigerais à mort pour manifester autant d'impuissance dans la communication de mon intérêt, en perte de vitesse sans doute. Voyez en particulier combien Mnémosyme m'abandonne - il s'agit encore d'une lettre à Louise Colet. Ces deux-là n'avaient pas encore rompu. Quel personnage en effet que cette Louise ! dite "la Muse" ! autrice d'ineffables vers de mirliton ! ayant couché avec tout ce que l'Académie encore capable de bander peut produire de cerveaux ! pleine d'arrivisme ! jouant les victimes, autrement dit les femmes, car elle croyait que cela se confondait ! cherchant, Dieu me damne, à se faire épouser, comme Louis Bouilhet mettait en garde Flaubert ! ...Est-ce qu'on épouse Flaubert donc ? Et ce dernier de lui affirmer qu'il a le coeur sec, de lui seriner qu'elle n'a pas à lui reprocher d'être ce qu'il est, et qui rompra par un billet resté fameux : Madame, je cite de mémoire, pour vous éviter les avanies que pourraient vous valoir vos insistances, HARDT VANDEKEEN "LUMIÈRES, LUMIÈRES" FLAUBERT CORRESPONDANCE T.2 2047 12 22 115 sachez que la dernière fois que vous avez sonné à mon appartement, je n'y étais pas effectivement, mais que la prochaine fois, pour vous, je n'y serai jamais." Mais en ce mois de septembre 1852, nous en sommes encore aux leçons du mentor à l'égard de sa disciple indocile : "Console-toi donc, et attends une autre pièce où tu seras chantée, mieux de toute façon, et d'une manière plus durable. - C'est une affaire convenue, n'est-ce pas ? "Si quelqu'un t'outrage là-dessus, (ici une variante : "et riait seulement [de la chose] entre crochets, entre chevrons, je n'ai jamais pu me souvenir de ce que signifianent ces signes cabalistiques pour les philologues), - je reprends - "comment répondre ? Il faut pour ces genres d'apothéoses une oeuvre hors ligne. Alors ça dure, fût-ce adressé à des crétins ou à des bossus. Sais-tu ce qui te manque le plus, à toi ? le discernement. On en acquiert en se mettant des éponges d'eau froide sur la tête, chère sauvage. - Tu fais et écris un peu tout ce qui te passe par la cervelle, sans t'inquiéter de la conclusion. - Témoin la pièce des Fantômes. " Note 1 : Voir ce poème à l'Appendice V, p. 938-940. Il semble que les critiques de Flaubert concernent une première version (voir sa lettre à Louise Colet du [9-10 janvier 1854], p. 502 (lettre autographe). L'idée de ce poème a été suggérée, je crois - nous dit le commentateur-, par les réminiscences d'Alfred de Musset : "Ses fantômes le paralysent", écrit Louise Colet dans un passage non reproduit à l'Appendice II des mementos de Louise Colet qui suit immédiatement la scène du fiacre du 3 juillet 1852 (musée Calvet, fonds Colet, 6416, f° 127). Fin de la note, retour à la lettre : "C'était une belle idée, et le début est magistral, mais tu l'as éreintée à plaisir. - Pourquoi la femme spéciale, au lieu de la femme en général ? Il fallait, dans la première partie, montrer l'indifférence de l'homme et, dans la seconde, l'impression morne de la femme. Si ses fantômes sont plus nets, c'est qu'ils ont passé moins vite. C'est qu'elle a aimé et que l'homme n'a fait que jouir. - Chez l'un c'est froid, chez l'autre c'est triste. - Il y a oubli chez l'un, et rêve chez l'autre, étonnement et regret. - C'est donc à refaire. Voilà que tu deviens homme. Ce qui t'est personnel est plus faible maintenant que ce qui est imaginé (tu as été moins large en parlant de la femme que de l'homme). J'aime ça, que l'on comprenne ce qui n'est pas nous.- Le génie n'est pas autre chose, ma vieille : avoir la faculté de travailler d'après un HARDT VANDEKEEN "LUMIÈRES, LUMIÈRES" FLAUBERT CORRESPONDANCE T.2 2047 12 22 116 modèle imaginaire qui pose devant nous. Quand on le voit bien, on le rend. La forme est comme la sueur dela pensée.Quand elle s'agite en nous, elle transpire en poésie. "Je reviens aux Fantômes. Je garderais jusqu'au § III et je ferais un parallélisme plus serré. Il faut aussi que l'on sente plus nettement les deux voix qui parlent. En un mot ta pièce (telle qu'elle est) est au début large comme l'humanité et à la fin, étroite comme l'entre-deux des cuisses. Ne te laisse pas tant aller à ton lyrisme. Serre, serre, que chaque mot porte. - La fin des Fantômes bavache et n'a plus de rapport avec le commencement. Il n'y a pas de raison avec un tel procédé pour s'arrêter. - Il ne faut pas rêver, en vers. Mais donner des coups de poings. "Je ne fais point de remarque marginale sur la seconde partie, parce que presque rien ne m'en plaît ; mais ce qui me plaît c'est ta bonne lettre de ce matin. - Tu m'as dit un mot qui me va au coeur : "Je ferai quelque chose de beau, dussé-je en crever." Voilà un mot, au moins. - Reste toujours ainsi, et je t'aimerai de plus en plus, si c'est possible. C'est par là surtout que tu seras mon épouse légitime et fatale." ...Où l'on voit que Flaubert avait beaucoup plus besoin d'une camaraderie littéraire que d'un amour. Il trouvera une femme à la hauteur dans George Sand, plus tard. Mais l'on voit déjà ce qui l'oppose à Louise Colet, qui l'opposera d'ailleurs aussi bien à George Sand : pas de sentimentalisme, pas de "féminité" au sens mièvre, mais de la vigueur. C'est lorsqu'il nous livre les secrets de son "art poétique" que Flaubert nous intéresse encore, ses admirables leçons valent encore aujourd'hui. Et l'on voit qu'il ne ménageait pas sa Muse, comme il l'appelait semi-ironiquement. Mais Louise Colet persista toute sa vie à faire passer son coeur et ses beaux sentiments avant ses soucis de forme littéraire. Elle se permit de caricaturer Flaubert, son successeur Musset, et bien d'autres, dans des ouvrages comme "Lui", où elle se donnait le beau rôle face à des mâles malotrus. Flaubert comme chacun sait trouvait incongru, inconvenant de faire passer dans ses écrits le moindre de ses sentiments ou ressentiments. Il l'a fait, mais c'est bien malgré lui. Pas de subjectivité, pas de message socialiste ou autre. Mais dans ses lettres, vous le trouverez tel qu'en lui-même - et si vous êtes passionnés par le sujet, le mauvais sujet même, il faut prendre l'éclairage oblique du "Journal" des Goncourt, où il se voit épinglé lui aussi bien souvent dans un fort joli costume bien taillé... HARDT VANDEKEEN "LUMIÈRES, LUMIÈRES" FLAUBERT CORRESPONDANCE T.2 2047 12 22 117 Restent les ineffables prolongations appelées "Appendices", où l'on toruve en particulier l'envers du décor, le memento de Louise Colet, où l'on passe de bien curieux paragraphes comme n'ayant pas trait directement à Flaubert : elle entre avec Musset dans un cabinet particulier, ici une lacune (cela ne concerne pas Flaubert !) - mais on la trouve en train de se rajuster... Sacré adaptateur, va... Qui nous livre les poésies de Louise, dont l'hymne à la colonie pénitentiaire de Mettray, où le jeune Jean Genet accomplit en effet un fort édifiant séjour, et les poèmes de Louis Bouilhet, honnêtes certes, mais sans plus, car il a toujours, lui, été obligé de travailler pour vivre. Mais Flaubert répondait à cela que nul n'aurait résisté à un travail pire que celui qu'il s'imposait de lui-même... Bref, la Correspondance de Flaubert ne cessera pas de sitôt de nous charmer : dès que j'aurai achevé le troisième volume de la Pléiade, je ne manquerai pas de vous en faire part.

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