Le Jeu des parallèles

 

COLLIGNON LE JEU DES PARALLÈLES


NOSTALGIE

« …qui devait s'affiner, filer à l'infini, vanish and disappear, Mylitsa, « l'un l'autre » « l'un pour l'autre », « je t'aime » en salade, tout ce paquet de lettres où nous ne cherchons plus rien.


Quel somptueux mariage Mylitsa, extrasmart assistance, les Prest, les Hampérus, Vautour, Volov de Berwitt, et tous les enfants. Cortège, lange Wagen, lents éclairs glissants sur les chromes, carillons, moteurs et trompes rugissants, caravanes enrubannées (poignées de portes, ailes et antennes garnies de ces petits papillons de tulle que huit jours de vapeurs d'essence suffisent à transformer en petits tampax endeuillés. Femmes, filles et garçons d’honneur porte-traîne, enfants de chœur, disposez bien les drapés sur la pelouse en transparence se devine la vasque et le cygne. Souriez.

Nous fûmes à notre tour rubiconds et bovariques, jusqu'à quatre heures on mangea puis il fallut, passé le dessert, témoigner de nouveau par le bruit notre joie dans la ville, vitres étincelantes. Et dans la dernière voiture, gréée de poupe en proue de rubans rose gras, médaillée comme un foie de porc et crucifiée de bandes roses à pompons, perdus dans le tulle sur le siège arrière, sous les plis finement repassés, tes yeux tristes. Chaque fois que je vois passer un mariage, que m’assourdissent

les trompes synthétiques etc. braillant aux feux rouges La Cucaracha, c’est la même marée qui me remonte du cœur à la gorge où la salive s’accumule puis sous les paupières – s’ils savaient mon Dieu s’ils savaient ce que personne ne veut savoir, cette lourde chose de la vie conjugale qui serpente et se replie entre berceau et lavabo, la tâche que c’est de tendre à bout de bras le jour en jour d’amour. Mystère dégradé en cérémonie vineuse. Je n’avais pu obtenir de faire taire un seul instant, rien que pour nous, la cacophonie des klaxons. Il faudrait marcher seuls, émus, méditants...

Le mariage reste en ce temps-là le Jeu où la vie se noue, sans rémission, inéluctable, etc.

Je m’unissais à une divinité, énorme dans sa robe, en un rite barbare, elle en blanc, moi en noir -

j’ai l’impression d’y être resté. Toi le soleil, le soleil, la bataille, et moi le plomb ; lourd, obscur, laborieux, fonctionnaire.

Tu es partie chez un vieil homme, sur une lettre absurde et enflammée. Cette ville a pour nom Théople. Je ne l’avais vue qu’une fois. Tu as déjà tout un passé. J’ai renié le mien, je te livre aussi mon avenir. Nulle aventure ne me tente, sauf celle du moine. Je monologue en allemand, je capte à la radio le Süddeutsche Rundfunk, j’ai un tiroir entier de documentation, München, Wien, Hamburg. Pour aller là-bas, me faire naturaliser, il faudrait me séparer de toi, le jour où je voudrais trancher – nulle décision ne te coûte, brusquée, vivante. Toi : tu ne te sens pas coupable de vivre.

« Qu’est-ce que c’est que ça ?!

« Je hais, j’envie, j’aime… te hais, t’envie, t’aime… il ne tient qu’à moi, naturellement » (« de... ») - nous en restons là pour le moment – 1000km, ce n’est pas le bout du monde » - Mylitsa, surtout : danse, choisis, pourchasse ! Tu n’as cessé de poursuivre tes rêves, ils pourraient sans surprise surgir tout armés au-dessus du monde. Pour moi ces briques que je vois, ce sol terne ont déjà trop de poids pour contenir autre chose qu’eux-mêmes. Plutôt que « tirer au clair », je voudrais refondre au gouffre la totalité de l’existence. Du réel, faire un rêve : ton exact contraire.

Une âme vide que le monde ne saurait combler.

Une âme comble que nul rêve ne peut aérer.

Tu projettes, j’aspire. J’ingère.

Ma chambre est cubique et close. J’écris depuis mon lit où tu n’as jamais dormi, où les deux corps d’un couple mort ont creusé côte à côte leur place. Je me mets sous le couvre-pied. Il fait déjà froid. Sur les murs un papier peint bleu, cru. Gros bleu dit Z. Le lit est immense et profond, craquant. Son cadre engloutirait plusieurs édredons. Mais THÉOPLE au bord de mer a de si hauts immeubles, clairs et si aériens ! Tu ne vois ni goudron ni galet ni la transpiration des gigolos sur les matelas de plage ni leurs corps moulés de blanc sur les trottoirs de la rue Jan- Mayen.

Nos rêves sont étanches. À propos, je bois beaucoup moins depuis que… Mon alcool à présent, c’est Proust. Mais j’y étouffe. Son monde est inassimilable.

Est-ce que tu me manques ? je te parle tout bas dans le creux de mon bras, ce qu’on appelle la saignée. Je sais à quoi je m’expose. J’aimerais changer de souffrance.

* * *


Joie, Halpérus !

Enthousiasme ! Énn Théô !

Ce n’est pas trop de sauter en l’air, de danser, car je danse, Halpérus ! Le Prince m’a inscrite aux Cours Internationaux de Sandra Greathiger ! Les soldats criaient THALASSA et s’embrassaient au milieu des neiges. Colomb criait TERRE : je possède à la fois la Terre et la Mer et la Ville ; ses collines plantées de pins, la ville où le béton même se fait harmonieux : clair, droit, volumes verticaux agrafant le ciel à l’eau - à propos de ce que tu m’écrivais la semaine dernière, je suis bien entendu d’accord : la situation doit se dénouer. Je ne vois pas pourquoi tu en fais un tel plat. Tu rumines, mon pauvre. Mais ici, il se passe des choses : THEOPLE est vivante, et tu es mort. Théople est immense, mon âme est à sa mesure.

Tu ne pourrais pas tenir ici. Ton âme à toi est à la mesure d’une chambre, d’une pantoufle. Peut-être gagne-t-elle ainsi sa densité. Mais la mienne passe à tous les vents.

J’ai une chambre vaste et somptueuse. Battants de fer forgé devant les glaces. Lustre en cuivre délirant, garni de chaînettes et de pendeloques. Fenêtre à impostes bulbées, fourrures, tapis, lit à colonnes. Partout du vert, du rouge, de l’or, des moulures en losanges. Toutes les chambres donnent sur un mezzanine, filles d’un côté garçons de l’autre – mais grâce au balcon... Il doit y avoir d’autres chambres plus haut, je n’y suis jamais montée. En bas c’est une espèce de salon, où le Prince quelquefois vient lire. Nous le regardons depuis la balustrade. Il ne monte jamais nous voir.

...Cette scène que tu m’avais faite, quand je t’avais dit mon intention d’aller là-bas ! « Exotisme de pacotille », « évasion de petit-bourgeois » ! Tu m’as traitée de midinette, de pétasse à romans-photos… Oui, Théople est laide, on n’y voit que des bâtiments, des magasins, pas de vieux quartiers – « le Queysset » vous dit-on d’un air dédaigneux mais c’est très loin – une circulation débordante, du soleil, des plages privées...Gratin décati… « Babylone de la connerie » disais-tu. Mais pour moi ! Quelle naïveté bien sûr, quelle provincialerie – à la rigueur, si je parlais d’expositions, de salons, de potins – on serait indulgent, on comprendrait. Il en est beaucoup même qui applaudiraient – où peut-on vivre ailleurs qu’à Théople – mais pour moi ce n’est pas ça.

...Les dessous, les tripotages, « sonder la corruption sous le masque », « les plaies secrètes » - c’est encore trop plat, trop attendu. Je ne suis pas venue potasser une thèse. Rien de répertorié. Je vois Théople à travers un prisme. Un long volume blanc percé de trous stricts à intervalles réguliers : le Centre Sandra Greathigher, sur la pente, domine la cité comme un phare – la liberté, la danse éclairant le monde. Et de l’espace où je m’exerce baies ouvertes sur la ville, mes battements de pieds frappent buildings et trottoirs pavés d’or, afin que seuls survivernt aux bords de mer les corps des androgynes aux longs flancs de sable, et l’esprit de la danse, jambes ouvertes, entre les rues vivantes et le soleil. Je vois Théople à travers un visage, des mains : le Prince est grand, noble et généreux. Mais nul ne partage son lit, qu’un petit gringalet blond, méprisé, toléré.

C’est grâce au Prince que le Centre subsiste ; il héberge chez lui son trop-plein d’étudiants. Ses yeux pénètrent et fécondent les bouges où mes désirs basculent ; percent les murs des salles où les matins me ressuscitent. Nous marchons et dansons dans les yeux du Prince. Et ses mains diaphanes tendues contre le ciel donnent aux rues la lumière, soutiennent et cambrent les tailles.

Je vois Théople au travers d’un diamant, qui serait mon cœur.

Théople… Ce nom que j’ai inventé, redécouvert sans doute, cent fois prononcé, cent fois oublié, grâce à moi désormais destiné à ne plus périr, grâce à l’éclat dont je l’aurai orné, moi seule. Ville des Dieux, Cité Divine -Théople aux syllabes légères et empesées claquant comme une aile dans le soleil ou constellation levée parmi les étoiles – Tino, Vera, Lavrontis – je crains de te sembler stupide ou frivole. Ton jugement m’importe plus que tu ne penses. Pour me regarder, sur qui puis-je me compter sinon sur toi ? Ces noms privés qu’ils sont de tout ce que j’ai pu rêver sur eux, privés de toute gloire et de toute aura, aussi mesquins et arbitraires qu’un drame ou un roman – moi seule rassemble les facettes qui les unissent – eux, les ignorent.

Tous ceux que je n’attendais pas ici, qu’une obscure volonté espérait à ma place, happés par moi, façonnés – mon monde à moi reste irréductible aux coulisses où les voudraient borner les malfaisants – mais comme les dieux en perpétuelle expansion. Théople, non plus  la plage aux starlettes mais lieu prédestiné de ma rencontre avec moi-même, dont la place géographique importe peu – dont les chorégraphies dessinent les preuves les plus évidentes de l’existence de THÉOPLE.

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VERA. Surgie des brumes et du soleil. À mi-hauteur des terrasses dallées d’où les buildings tendaient leurs nuques trempées dans l’or et les bancs de pourpre. Et moi, fascinée toute droite sur l’escalier de fer dévalant vers le portail ouvert en fer forgé et au-delà sur la pente jusqu’aux premiers flocons débordés de la mer où tout sombre – il remonte de tout cela lancinant le bruit vivant d’un moteur qui cherche et passe le dernier virage devant nous

VÉRA

HONDA 750

sortie des eaux Reptile de proie Bras crucifiés sur le guidon dans le soleil Ailes translucides combinaison claquante déployée en membrane de varan. Dans son sillage les brumes fendues J’ai poussé un grand cri

Centaure aux cuisses d’argent déchirant le puits du dernier soleil dormant au fond de son cylindres

dans les hauts vitraux sertis de fleurs de fer tremblent la coupe de verre et d’or – grand lustre suranné tintinnabulant dans l’essence et les coups de machine. Véra pousse le monstre renâclant sous l’escalier dont la bête contourne le pied puis se cabre et me flaire. À l’étage les portes battent en cercle au-dessus de ma tête – on se penche on m’enlève on salue de la main.

Nous plongeons dans le soleil couchant.

J’ai croisé mes mains autour de sa taille.

Je sens sur mes paumes le contact du cuir synthétique. Premiers réverbères sur l’avenue. « Tu viens d’arriver ? » demande-t-elle.

Halpérus je t’en prie essaie de comprendre. Il y a dans ma lettre bien des grandiloquences. J’ai même été tentée de tourner tout cela au burlesque. Je t’en laisse le soin. Véra, je la connaissais déjà. C’était toutes ces silhouettes furtives pourtant si lourdes , regard, taille et souplesse croisées sur les trottoirs et dans les trains.

...Tous les soirs depuis mon arrivée je sortais dans les rues de Théople. Jusque tard dans la nuit je me suis promené sous l’iris safran des réverbères à iode, le double ruissellement du Front de  Mer en feu, juste au-dessus des vagues cachées dans l’ombre. Ou bien, après une longue avenue où les voitures en veilleuse tatouaient les murailles de lueurs mortuaires – je prenais par la rue Jan-Mayen où les travelos me frôlaient en chuchotant des mots que je ne comprenais pas.

J’avais déjà rencontré Véra, par petites touches, dans ces quartiers-là. En moi aussi au gré des épisodes noyés, un angle du bras, un rictus dans la voix – ne va pas croire qu’ils surgissent de pied en cap, le petit rouleau d’aventures à la main – quelquefois ce visage sns yeux, cette chaleur indéfinissable. J’ignore si ces êtres existent sur une autre terre, si j’ai vécu leurs vies ou si je dois les vivre. Pour Véra, tout est allé remarquablement vite – prise à la bola, comme un cheval de pampa. Je me suis vue en croupe, dévalant vers les Quartiers Francs : douze rues coupées à angles droits, baignées d’un jaune chloreux. Froide Subhurre. De jour, respectabilité. Murs dallés de faux marbre. Enseignes flétries près des rideaux baissés. La circulation intense et stupide n’a pour but que de traverser, de violer ce lieu. Mais à dix-huit heures trente, au plus fort de l’assaut, les flics de la Spéciale s’élancent au milieu des rues, jeunes, vêtus de blanc à la façon des infirmiers ; de leurs képis s’échappent d’interminables mèches que certains se tressent. Ils s’établissent dans les carrefours. Il faut les voir disposer, en tournant sur eux-mêmes – arabesque – leurs plates-formes circulaires, les entendre rire très fort en s’interpellant d’un croisement l’autre, dans une langue ni hongroise, ni serbe ni roumaine.

Puis ils disparaissent, roulant leurs socles à l’intérieur du Quartier Franc. Ils quittent rapidement leur uniforme car je ne les revois plus. Que je te dise le nom des rues : Jan-Mayen, que u connais déjà, Virben, Thermopolis – à mon excitation tu vas penser que j’en suis devenue assidue, tu as raison de le penser, lourd Halpérus, Connais cependant ma fierté, car je ne me prostitue pas. À présent, accroche-toi dans tes pantoufles : rue Baudoyer, des Aurochs, Tangue-Lune, Sabatier, Califat : il existe un quartier derrière le précédent, qui n’est qu’une couverture. Plus vert, plus sulfureux. Petites rues en entrailles, croulantes, malodorantes, où je joue des coudes, où je me cogne aux murs, décors de studios où les sous-cinéastes s’imaginent reconstituer Montmartre.

Maquereaux clope au bec talon levé au mur comme autant de grues, têtes verdâtres qui s’étreignent vénalement dans le vert des réverbères – il n’est pas rare en vérité de heurter en

équilibre sur les hautes bornes les couples en action – exhibitionnisme ici dépourvu de toute vulgarité, outrance calme avec dans les yeux ces connivences et l’esprit persistant il semble que l’on parcoure les allées de carton parcourues de figurants désœuvrés prenant la pose en attendant le premier coup de manivelle. Ici croupissent cependant les menaces sourdes des crimes bon enfant, de ceux qui jusque dans les année 30 alimentaient complaintes et goualantes.

Le premier quartier se referme sur ses débordements ; il filtre au travers des impostes desmains bouffées de musique lourde. Un travesti parfois se tient en faction, hiératique ; le sexe est un rite. Les rues s’étendent sombres et veloutées, sans autre vie que ces pulsations qui se répondent de porte en soupirail : cantiques, bruissements d’orgue sur fond d’encens. On ne salue rapidement, aussi cérémonieusement qu’on peut. Hautes façades, rues larges mal éclairées. La brume hésite incertaine, dorée de ce côté-ci, passant au vert dès l’autre rive du Boulevard (simple frontière s’élargissant aux carrefours autour d’une fontaine). On passe aisément d’un bord à l’autre ; mais cela ne se dit pas.

Les mêmes gens se reconnaissent de part et d’autre ; mais honte à celui que l’on voit franchir la .frontière. On les voit nonchalamment flâner le long des vasques, les uns vêtus déjà de longues capes brodées, les autres en rase-pet et souliers de croco – détournant leurs regards les uns des autres.

Il faut changer non seulement d’habits mais de voix, de sourires, de rêves. Pourtant (c’est Véra qui m’apprit tout cela) l’opposition n’est pas si forte. Car tous, éphèbes en gandourahs, putains pavoisées, macs à braguettes et biches, ont en commun ce qui si cruellement fait défaut aux humains d’ailleurs : le sens du masque, du faux plus vrai que le vrai. Ils ont os être, ils le jouent avec un détachement, une étude de soi, une noblesse au-delà de l’humour. À des riens de l’épaule et du bras, aux frémissements de l’œil jusque dans son refus, aux terminaisons des ongles et des paupières, j’ai précisément reconnu ma voie et ceux qui la hantent, de part et d’autre de la Frontière.

Aux Quartiers-Francs.

Le sexe de Véra forme un étroit triangle, tranchant comme un profil de hache.Ou de coin. Et lorsque certains soirs fixés nous descendons aux Quartiers-Francs, les premières fusées d’artifice tracent de loin leurs arceaux contre le crépuscule. Nous entrons, et la rue s’emplit de rencontres. Ils viennent à nous mains ouvertes, androgynes aux voiles d’eau pâle, et nous laissons derrière nous se rabaisser leurs avant-bras bruissants comme un sillage. Des portails drapés battent pour nous sur des points d’orgue graves. Vera 750 défile à lente allure, je tiens sa taille entre mes bras. Le moteur murmure et la foule ne crie point. Aux quatre directions surgit le bref et rauque appel des Yamaka, Bushido, Kawasaki. Toutes convergent place Amalfi, se poursuivent lentement s’opposent botte à botte et tracent infiniment, s’approchant, s’écartant, de longs losanges fluctuant. Athlétisme du métal. Des haut-parleurs nous couvrent de leurs cymbales, les échappements bercent nos vertiges. Comme un ballon qui prend le large. Il en vient du Quart-Neuf, des Bauciers, du Haut-Bourg. Tassées au coin des ruelles des putes en vert s’écartent. Nous louvoyons.parmi des récifs de chair. Véra se dresse sur les cale-pieds – tous l’imitent, les ovations désordonnées retombent en ressacs. Par dessous nous vacillent les lumières de la Ville jusqu’au ciel. J’attrape au vol un des grands châles agités par les passagers, le fais tournoyer comme eux. Nous évoluons au centre d’un stade où s’élancent les scansions. Atmosphère de foule poussée là spontanément organisée. Nous ouvrons et fermons nos losanges pneumatiques. Les têtes maquillées qui se renversent, éclaboussées de phares, immolées aux bouquets de réverbères.

Visages encore ! Surgissent, s’accrochent, et s’évanouissent ; les saisir, les tirer à soi, les plaquer sur le sien, échanger nos forces et nos vertus. Départ d’une autre connaissance… Un visage d’homme aux yeux verts tombe à la renverse dans les mèches rousses. Les haut-parleurs diffusent Beethoven. Enlace au dos ce Véra je pleure à grandes secousses. Encore à présent j’ignore les signaux de cette folie je ne sais plus ce que la foule hurle de joie. J’étais je suis encore amoureuse de Véra et de moi-même, j’ai cru sans peine qu’elle avait entraîné le monde après soi. Elle s’est arrêtée devant l’arc abaissé d’un porche à judas.

EASYSOFT

La foule s’est éloignée. Dans l’air abandonné flottait encore un parfum d’huile refroidie. Bien sûr on nous a introduits tout de suite, à peine le judas soulevé. Le spectacle avait déjà commencé. Ça m’a donné envie très vite de monter moi aussi un spectacle, je t’en parlerai plus tard – j’ai même regretté que tu ne sois pas là – tu n’aurais pas apprécié – rien que des travelos. Une scène ronde illuminée dans uen salle obscure, on se heurtait aux tables, aux genoux, je tenais Véra par la ceinture, nous avons pris deux vodkas-orange. C’était une revue par tableaux, comme on en fait beaucoup : strip-tease d’un guerrier à dessous féminins, banquet funèbre grec aux éphèbes nus, Camille C. en Walkyrie – ma vie n’est que spectacle et je reste assise je connais tes refrains - en entrant là j’étais campagnarde, plouque sortie de sa bauge à ploucs – mais dans ce soir glauque, la main de Véra sur mon cœur, ce play-back véhément au-delà des visages, voix chevrotantes et passées, pucelle suspendue au mur ; bel canto étouffé en coulisse – tandis que sur scène, douteux, absents, se déchaînaient les travelos, dans ce creuset au bout de mes pincettes je les tenais, déjà toute la ville entre mes yeux, quintessence de Théople. Chaque numéro nourrissait ma nudité : depuis le guerrier médiéval tendant à bout de bras chaque pièce de son armure ; Agathon en bonnet de bain blanc, poulpeux, vautré sur les masques et les faux seins ; les sœurs Thomaï, toutes en genoux et hanches – jusqu’au final genre nigger bottom, où la troupe en folie, jambes nues, écartait d’un coup sec les faux visons sur des seins plats, épilés, poncés, talqués – s’empilait en glaçons frissonnants dans nos verres à double dosage, et je buvais, buvais des yeux et des lèvres entières, et les petites notes blanches, pudiquement retournées, s’accumulaient dans leurs petites pinces ; je n’y pris garde qu’à la fin, lorsqu’il fallut que je paye ma part.

Véra a de ces absences…

Après le spectacle les boys sont descendus en salle. On a fait tomber du plafond une lueur bleue de sous-marin ou d’ovni. Ils se sont répartis entre les tables. Sur un signe de Véra l’un d’eux s’assoit près de nous. Un homme celui-là. Costar années 30, cravate et gomina. Brillantine Piver Pompeia. Tanguero caliente. Des yeux immenses de lac argentin. Le nez large et ourlé, cheveux crépelés souvent effleurés de la main. Il s’appelle Damian, baryton à Milan voire Premier Sujet (deux remplacements à San Miguel) et s’incline vers elle votre peau de velours azur et le front d’un Rafaele – sonrisa ilimitada essayant de toucher ma main par-dessus le giron de Véra tandis qu’elle se reteient de rire ou de lui flanquer une claque.

Elle s’est contentée de me regarder en haussant les épaules. Puis elle a parlé de la troupe je connais bien Milan j’ai dansé deux saisons à l’Arcimboldi les voici qui s’échangent des nouvelles : de Stilbo, Canogli, da Ricci… Puis les décors du dernier Aïda, les frasques du chef décorateur… À ce moment j’ai sorti mon nez de mon gin : mon rêve de me placer décoratrice à l’Opéra, Vienne, Covent Garden and so on. Tu ne vas pas me croire (sauf si tu ne vois pas ce que ça peut bien avoir d’extraordinaire…) - le Damian ( j’ai entendu parler de lui dans « Jours de Danse » ; il est un peu sur le retour à présent) bref, il m’a proposé (dès que je lui ai montré des portraits de Véra – il faudrait que tu voies ça) – il m’a proposé de poser pour moi.

Aussitôt je l’ai trouvé bien plus éminent. Je me suis souvenue juste à point d’une foule d’entrefilets, qu’il buvait de ses yeux de volaille et de velours. J’ai seulement fait la gaffe de rappeler sa date de naissance – 1927 – il a tiqué mais c’est passé au milieu du reste.

Il habite un six pièces au Val de Luys à Sup-Théople (ou Super-Thé si tu veux), au-dessus de toute la baie  (Véra me fait un signe d’acquiescement ; je ne lui avait rien demandé) – je commence jeudi.

Tout cela ne m’empêche pas de suivre les cours de danse, trois heures par jour, je tiens avec un yaourt à midi ou presque.

Et voici le point délicat de la lettre : j’ai composé une pièce en un acte, très vite, en troisjours. Je te l’envoie par pli séparé. Combien peux-tu me faire passer ? il en faut pour le décor, les chevaux, les costumes surtout – je suis navrée, mais comprends-moi, tout m’arrive, théâtre, danse, peinture, tous les dons me coulent des doigts, je me baigne dans le Don, tu ne voudrais tout de même pas, toi qui es radin, laisser gaspiller tout ça faute d’argent ? Réponds vite, je t’embrasse,

Militsa

P.S. Le titre, c’est Lahire le Sodomite. Tu sais ce que Véra m’a fait remarquer ? Si tu mélanges les lettres, ça donne Soleil Hermaphrodite ! C’est drôle – de toute façon elle s’est trompé : il reste R, P et H.

Bises. CCP 986-44 S, NICE


X

X X

L A H I R E L E S O D O M I T E

pièce en un acte de

M I L I T S A J A N D R O V S K I



Décor : la forêt de Brocéliande

Lahire à cheval, en armure, lance au poing. Il chevauche quelque temps ; les frondaisons défilent en bruissant sur son casque, polissant les lueurs du soleil levant. Soudain, dans une mare, une forme retient son attention. Il tombe en arrêt, pointe sa lance. La forme se redresse, dégouttante d’eau et de vase : c’est un jeune homme en long bliaut de corps.

LAHIRE : Qui es-tu, jeune chevalier aux vêtements souillés ?


Le jeune homme est coiffé d’un chaperon de velours sale d’où s’échappent de longues mèches cendrées. Il porte un rebec en bandoulière.

LE JEUNE HOMME : Je suis Loÿs de Gréselois, de Rugne et de Tarcas.

LAHIRE : Tu trembles, noble homme ; monte en croupe avec moi.

Il se hisse.

LOŸS : Où irons-nous ?

LAHIRE : Où nous conduisent les destins.


Coup de gong, fin du premier tableau

(…)


P.S. On m’a déjà promis la salle des Augustins. Il me faut les acteurs. En chasse !

P.P.S. Je ne sais plus si je te l’ai dit : pense à m’envoyer de quoi payer décors, affiches, éclairage, etc.

CCP 986-44 P NICE


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X X

Cité L. (Agen), 12 10 2016ns

Mylitsa, tu débloques. Des conneries, j’en ai déjà lu, des épaisses, mais des comme ça, jamais. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de dingues ? Ce style torché dans les chiottes de Maeterlinck ? C’est ridicule au dernier degré. Ça ne tiendra pas trois jours. La scène va crouler sous les couilles de babouins tranchées au yatagan. Une histoire de pédés : bravo, c’est original ! Brocéliande, le Graal, salez, poivrez, servez chaud – la lance, vas-y Freud, perds pas tes sabots.

L’ange est le diable, l’amour purifie tout, « et rien ne pourra plus les séparer » passe-moi le P.Q. J’oubliais la sorcière, et le bourrin, qui « s’évanouissent dans les airs » - il va falloir un trucage – sans blague ? On n’a jamais rien fait de plus con de puis Pédéraste et Médisante. Un festival de perlouzes. Je te prédis un franc succès.

Comique.

À ta place je ferais chier le canasson sur scène.

Ci-joint le fric.

On ne sait jamais.

Ici je t’ai coupé de toutes relations. Tu n’as pas tenu. On n’est pas des moines !

  1. Moi si. Les Pierre, les Paul, les Jacques, ça me soûle. Leurs clés de garage, leur gauche à deux balles, et leur baratin – la vie, la mort, la Sécu, l’atomique… ma connerie me suffit, sans celle des autres. Moi aussi je tripote le truisme. Mieux que toi. Les autres, les « vivants » - il faut se les farcir jusqu’au bout – un bouquin, ça se balance. Oui j’ai peur. Non je ne veux pas changer. Ça me fait toujours un caractère. Les bouquins, tu leur parles. Quand je lis ça grogne, ça siffle, une baleine à bosse. Les écrivains me bousculent, mais sans gueuler, sans mauvaise haleine. Ça reste entre nous. Pas de témoins. Pas de « y a qu’à ». Toi tu changes. Moi je reste ». mais en aucun cas, mais à aucun prix, je ne modifierais l’Art de Vivre.

L’ont-ils fait ?

J’admire, en vérité, ceux qui descendent en flèche – les liseurs ; les non-engagés - « fossiles ! » - oui, nous avons été tout ce qu’ils ont dit , avec fierté, il le faut.

De mon côté je jette au loin les Bicepsus de l’Action

J’AIME PAS – LES COU- RANTS D’AIR

- excitation excessive. Plus tu t’entêtes plus tu pues

bientôt tu trépignes

veux pas monter sur le manège

peut-être pas dessus mais attaché déjà en contrebas comme un chiot

Te souviens-tu de ton vivant où tu essuyais sans envie les couverts et les imaginais en pièces détachées monotones près de ta mère – de soucoupes volantes martiennes, c’étaient autant de pendeloques, de volants qui servaient d’accélérateurs de Dieu sait quelle force centrifuge.

Les livres sont toute la vie tant pis (tant mieux) cela n’est plus guère qu’avec toi, par lettres, que j’en peux discuter… À la Bibliothèque, les collègues et moi nous passons des coups de fil. Chacun tient un Secteur. Moi c’est l’Histoire. En général les lecteurs choisissent leurs emprunts dans le même Secteur.

Mais si par exemple – imagine – que l’un d’eux veuille consulter, au hasard, Histoire et Socio : il vient me consulter, moi tout seul, et glisse ses trois fiches vertes sous le guichet ; aussitôt je contacte Z, Pilier 3 – mais tu ne m’écoutes pas je le sens – le lecteur recevra les 3 ouvrages en même temps.

C’est tout de même unique cette disposition, même à Théople vous n’avez pas ces cinq immenses salles vitrées, comportant chacune trois espèces de cages également vitrées glissant à la verticale sur trois piliers de verre – l’une monte, l’autre descend, et la troisième est immobile. Ou bien deux qui montent et l’une qui descend. Ou bien toutes les trois montent et descendent à la fois et c’est le plus impressionnant. Il existe un Niveau d’Arrêt réglementaire, mais nous préférons rester à celui du dernier livre Commandé.

Puis nous les expédions par le « vide-ordures » ; nous les voyons circuler vers les lecteurs, comme autant de de bols alimentaires à travers des cous de girafes transparents. Le client les emporte vers sa table de verre – une fourmi ses œufs, tout raplatis par la perspective ; car sous nos pieds c’est le vide, vert et déformant.

Derrière nous quatre étages de rayons vitrés où l’on nous voit d’en bas déambuler tout suspendus. Nos lecteurs préfèrent de plus en plus taper un code. Nous appelons cela « le téléphone ». C’est de cette façon que nous nous contactons entre collègues, au prix d’un perpétuel bourdonnement d’une cage de verre à l’autre – Le vieux Rolle est cocu, faites passer – à présent je ne connais plus personne - on dirait que je m’en plains…

Mes galeries superposées occupent tout un côté de la salle 3, plus un petit angle. Les rencontres sont rares, de part et d’autre d’une vitre, façon Palais des Glaces. C’est une impression assez désagréable.

Quand les livres ont disparu dans l’Ésophage avec un glissement râpeux, nous nous retrouvons à notre table.

Je lis tout ce que je peux, alerté seulement si le cadran se teinte en rouge. Douzet fait des mots croisés, Deoulif des problèmes d’échecs. Je les vois se lever dès que j’appuie à mon tour sur mes touches, au cliquetis pour moi cotonneux. Si je contacte les autres salles, je dois me contenter d’imaginer. À côté, elles sont trois : Naldi, Costan, Autignan – vu sur le tableau de service. En fait je me passe fort bien d’elles, pour l’instant, soyons prudent. Au début de l’année, j’allais bien prendre un pot et bâfrer un sandwich au Café des Églises avec les collègues. Mais vraiment ils sont trop chiants. Moi aussi sans doute. Je ne faisais rien d’autre qu’eux, après tout : affalé devant le café trop chaud et immanquablement amer, sans dire un mot, en attendant l’heure…. Alors, autant rester chez soi à midi me faire la bouffe…

Je ne suis pas trop difficile, d’ailleurs – pas le temps de l’être : riz-vitesse ; nouilles-vitesse, purée-express, en alternance ; les paquets sont sur l’étagère. Une languette de jambon, un triangle de fromage acheté en hâte juste avant la fermeture, ou un œuf-coque.

Tu penses peut-être que je m’ennuie à crever : pas du tout.

D’abord les voisins. Nous habitons les deux parties contiguë d’une maison de vieux, moi vers le fond, eux côté rue. À l’intérieur, il n’y a qu’une porte condamnée qui nous sépare. Ils s’appellent Stolarzyk – des Polaks : le père, la mère, la fille. Au début je leur faisais la gueule ; pour gagner ma porte à moi, je devais passer devant leur perron à eux. Et leur jardin à eux s’étend jusque devant ma porte à moi. Et ces Polaks, c’est des durs à cuire : toujours dans leur jardin, quel que soit le temps, le cul en l’air, à sarcler leurs patates, ou repiquer je ne sais quoi.

Tous les soirs en revenant du boulot sur ma Mobylette – on était encore en septembre, il faisait jour – j’étais sûr de le trouver, lui, en gros vêtements boueux, appuyé des deux bras sur la grille :

« Une bêlle jour-née », ânonnait-il. Je grimaçais un sourire contraint, et il se retirait pour me laisser passer avec mon engin que j’allais garer sous la remise. Puis je revenais m’enfermer dans ma salle basse en râlant : je ne pouvais donc pas profiter du soleil ? tout ça pour un gros lard toujours à patasser devant ma porte : la bonne femme en chaussons dans la boue, pof-pof-pof. Le type, une jambe après l’autre dans ses falzars de vidangeur ; il soufflait : pff-pff… Il était cardiaque, chauve, à bras courts. Tous les deux courbés, les fesses en arrière le bide en avant, à petits pas précipités, à la limite du déséquilibre.

La fille travaillait toute la journée dans une espèce de pièce sombre de la maison voisine, où une dizaine de vieilles assises en rond ravaudaient interminablement.

Au bout de trois semaines, le vieux se retirait de la grille et tournait ostensiblement le dos. Et sije voyais dépasser ses gros coudes, je m’arrangeais pour trouver je ne sais quoi dans le moteur ou le frein. Encore un mois, et on se tirait dessus. Ces jours-ci nous nous sommes lassés. Il a eu bien du mal )à me répondre sns prendre la peine de se retourner. Le lende:ain j’ai salué sa femme, qui tendait du linge en sabots. J’ai appris qu’ils repiquaient des patates. Plus trois rangs de salades à sarcler. J’ai même soupesé un manche de houe fait maison.

« Ah évidemment, question androgynes…

« À part leur sale bobine, je n’ai rien à leur reprocher.

Tandis que moi, je me suis loué un piano.

La hargne et le piano : deux distractions.

Deux heures de clavier par jour ; j’y tiens. L’après-midi ou le soir sans compter les improvisations (cinq ou six thèmes à la sauce espagnole). Passé seize heures, je pédale à fond sur la sourdine. En fait sur mon piano je ne sais quelle moisissure du velours donne au son une vibration profonde, sourde et souple, infiniment fondue dans un océan nostalgique.

J’utilise rarement la pédale forte : le fond « casserole » vire au bastringue : tout clinque et les échos s’embrouillent. Parfois je m’offre un petit « effet carillon ». Mais l’attrape du « sol » n’attrape rien du tout. J’ai disposé sous le marteau, en éqilibre, un gros carr de chocolat ; chaque fois que le marteau retombe, on entend toc – ré-mi-fa-sol toc fa-mi-fa-sol toc mi-ré-ré…

Tout cela reste bien frivole, anecdotique. Ta dernière lettre te montre exaltée, si sûre de plaire. D’une chiquenaude tes textes balayent mes brumes complaisantes et j’ai cru hien faire de t’imiter. Vois comment ton contact me serait néfaste : tu voudrais m’annexer, et j’obéirais, ou croirais obéir. Tu m’aérerais. Tu me battrais par la fenêtre comme un tapis. Et pendant ce temps sois certaine que j’aimerais mieux retourner cent fois dans ma bauge suspecte, pour y palper les pièces ternelles du jeu de ma déconstruction. Fini le temps des conseils qu’on quémande.

Ce n’est qu’au fond de son enfer qu’on trouve son salut. Coquille close, sans fissure ni souffle De ma bibliothèque à mon deux-pièces en descendant l’allée des Héliastes, je porte mes compartiments étanches.

Passée l’ultime réticence des voisins polacks, dès que se referme sur moi la porte vitrée, les rites de soirée s’enchaînent avec la précision d’un office à soi-même, non pas le classeur de livres et correspondancier, mais ce que certains nomment volontiers « le dieu en moi ».

De cette précision dépend le plaisir du masque plaqué sur ma face au point de la dévorer.

Cela n’est plus facile après une journée de travail stupide, qui en a favorisé l’explosion, comme le jet jaillit plus fort si la soupape a longtemps résisté.

Le moi ne peut se forger que sur l’enclume du quotidien, à l’intérieur de limites temporelles impérieuses. Les jours de repos sont trop lâches : jeudi, samedi après-midi, dimanche. Je les réserve aux errances. Je te dirai sans doute comment, par ces brèches irrégulières, je laisse entrer les aérations indispensables, ou, pour user d’une autre image, comment, par les créneaux à demi effondrés que sont mes journées libres (...etc.)

Ainsi l’œil du promeneur croit-il voir, dans les plantes qui s’épanouissent au sommet des murailles, une intervention de la fantaisie, alors qu’une longue-vue décèlerait aisément dans les emboîtements de cellules de chaque pétale une géométrie aussi implacable que les constructions, hasardeuses, des hommes. En revanche, ces pierres vaniteusement ajustées révèlent mille irrégularités, qui fait qu’une pierre taillée par l’homme différera plus d’une autre pierre qu’une violette d’une violette. Il en est ainsi de ces soirées si farouchement, si austèrement semblables, comme une enceinte dressée pierre à pierre entre soi et le monde, où la moindre variante, volontaire ou involontaire, acquiert le grain et la saveur d’une originalité distinctive profonde.

Vieillards, fonctionnaires, maniaques, provinciaux, se vengent ainsi des engluements.

L’argent que tu me réclames implique un horaire, un travail régulier.

Loin de moi l’idée de t’en accuser, puisqu’ils correspondent si bien à mes tendances. Je me pose parfois cependantla question de savoir si ce ne sont pas précisément les circonstances qui détermineraient nos dites tendances. Admettons que ce travail de bibliothécaire me procure une sourde satisfaction et de fait, l’épanouissement de mes soirées, comme la fleur, au bout de l’aloès, n’est qu’une efflorescence de cette vie d’austérité.

Donc,

je conduis par la main le vélomoteur à sa remise. J’ajuste, en me baissant, l’antivol. Tout peut encore se produire, puisque je suis encore à l’extérieur, et qu’une bouffée de vent ou de pluie peut chasser, sous moi, les brindilles ou la poussière. Mais déjà, accroupi sur la roue, mon corps se recueille.

Dès que j’ai refermé ma porte vitrée, j’allume la lumière, même s’il reste du jour. L’électricité crasseuse tombe sur les choses. Il me tarde que l’hiver supprime ces heures languides, retardant l’instant où le cône jaunâtre classe enfin chacun des objets. Ma possession devient alors totale.

À vrai dire j’ai tort de parler de rites et de murailles malaisément différentiables. Ne pas se représenter la vie comme intouchable, duquel on serait incapable de se déprendre. Tout d’abord il est curieux de constater avec quelle rapidité, depuis ces quatre semaines, je me suis habitué à mon logement, comme à ma coquille de toute éternité. Mais une rigueur des gestes, telle qu’indiquée, serait en vérité irrespirable. Avant de fermer le volet pour la nuit, j’ai pu, sans ampoule, lire ou rafistoler un volume des vieux-fonds qu’il m’est permis de retaper à domicile.

Par honnêteté pour le jour finissant, je prolonge le travail jusqu’à ce que, le nez sur les feuillets, il me soit matériellement impossible de poursuivre. Alors, la lumière se fait, le long volet se ferme.

Et aussitôt j’allume la radio, respectable cadre de bois, de ceux qui faisaient la gloire des dessus de buffet 1950, où brille un vaste cadran à lettres vertes. Plus bas s’éveille un œil glauque, déployant son iris autour d’une pupille frémissante. Le son s’affermit dans la cuisine avec tendresse. On ne fabrique plus de ces récepteurs douillets et majestueux où la voix et le chant prennent au creux du bois une plénitude perdue. Il n’est pas jusqu’aux parasites, sous lesquels le gros œil félin clignote douloureusement, qui n’apportent, par le témoignage de leur imperfection, un peu de chaleur précaire.

Les programmes de radio, comme tout ce qui procède d’un horaire strict, à la domination occulte de monde : tous les soirs, à 19h 20, je déclenche l’extraordinaire indicatif du Baromètre de la chanson : quatre trochées (une longue – une brève) à la basse. Une basse lourde, épaisse, saisie à pleine corde, qui retombe sur le ré avec obstination. Je ne puis mieux faire que de te la transcrire :

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(je ne suis pas très fort en clé de fa)


Imagine l’effet produit, dans le silence ouaté que trouble seule la respiration du récepteur, l’éclatement sourd, à ras de sol, de cette basse solitaire et sourde. Quand la section rythmique, guitare et caisse claire, s’y mêle ensuite, ce n’est déjà plus la même chose. Mais je me suis mis à danser en frappant du pied, c’est pourquoi je ferme le volet. Manquer ce moment-là serait pour moi comme de rater les trois coups du brigadier, aussi émouvant jadis pour le passionné que la représentation même. Ces coups de basse, si sauvages qu’ils soient, m’accueillent et me réconfortent, me confirment que rien ne changera jamais.

Ces cinq mesures m’ancrent avec décision dans l’engrenage où j’ai voulu vivre. Elles ont pour titre un prénom féminin simplement terminé par un « a ». Je danse. Puis, un peu essoufflé, car je lance mes bras sans compter, à la fin de l’indicatif, je dois préparer mon repas : nouilles, thon, jambon, rien de trop varié.

Pendant ce temps à la radio un jeune délégué explique d’une grosse voix hésitante ce que c’est que son établissement : CEG, Lycée technique ou Centre d’apprentissage. Aussitôt éclatent des acclamations forcenée : c’est « l’école » aujourd’hui qui juge les «tubes » ! toujours les mêmes, ou à peu près, d’une journée sur l’autre : Guy Dreux, Francis Watson, Gillette Lecoinde. Et tous d’applaudir, en faisant beaucoup de bruit, pour bien montrer que l’école est jeune, dynamique, pucelle et joyeuse. Ça m’est égal. Ils me font rigoler. Parfois une ovation plus forte me donne le frisson – il m’en faut peu.

Pour défouler ces braves jeunes gens, on leur livre un titre à démolir, sous la rubrique « Tempête ». C’est toujours Sheïla, dans Une vamp redoutable. Et tous hurlent et sifflent. D’ailleurs, à force de l’entendre, on finit par ne plus la trouver si mauvaise, et je danse dessus comme sur les autres. La même danse, à la même heure, sur les mêmes chansons – un petit bonheur tout simple, sans problème, un petit lyrisme en pantoufle. La météo. L’état des routes. À la minute, à la seconde près. Les informations. Le fric français se barre en Suisse, je n’y comprends rien mais ça me fait marrer.

Et pour le dessert, yaourt ou fruits blets, les faits divers, le sang, les pendus de Bagdad – horrible, sur le yaourt : les haut-parleurs qui hurlent, les spectateurs qui sautent pour tirer sur les pieds des corps qui se balancent, je les ai engueulés. Je les ai traités de tout. J’ai parfaitement dormi. Mais ce n’est pas tous les soirs comme ça. Je perds le fil. Une bonne soirée bien chaude.Heureusement le programme enchaîne sur le sport, ils sont très forts, eux aussi. Ironie toujours là, parce que j’écris, parce que je dois réfléchir. Tu t’étourdis bien, toi, penses-tu seulement à la misère du monde, à tes travelos qui ne sont pour toi qu’un décor, les preuves vivantes de ton monde intérieur – c’est toi, c’est moi, c’est nous, niveau Sheïla, nos égoïsmes sacrés dit Nietzsche séparés au lieu d’être joints.

Reconstitution

tout est là, tu m’as brisé, ma pierre besoin de mortier, de radio, de rites. L fçon de poser une casserole sur le feu. Le nombre de sucres dans le chocolat. Les gammes du piano. Un peu moi, tout moi en attendant. Ce qui solidifie. La fécondation scorpionne. Torpeurs merveilleuses, élancements de tout l’être, sous son couvercle. Le bien-être s’éprouve, se touche. Il pénètre le cœur et les poumons, s’agglutine au cerveau, s’y concrétise en cristaux nourriciers. Le moi que tu avais patiemment recouvert, étranglé, savamment sanglé, le voici peu à peu qui revit, lève l’œil et rebande. Réduire l’extérieur à sa portion congrue. Mon filon minier s’enfonce et diverge de toi sous l’anthracite au fond duquel se voit une sombre lueur – j’écoute en alternance chaque soir ou La France à la loupe ou bien Tribunal de l’Histoire. Quand le serpent concentre ses anneaux la loupe s’obscurcit d’abord, puis multiplie.

Et ceci n’est pas si obscur.

(Un soir se lavant à l’antique – bouilloire sur le feu puis devant la cuvette, et la radio avec son gros œil vert, dans un délire de bonheur, il a balancé l’eau sale sur le poste qui s’est mis à gueuler, il a mrché sur les murs, tapé sur le piano avec sa queue, foutu le feu, bouffé la chambre et ses tonnes de silence, gavé de réclusion jusqu’à ce qu’il éclate – enfin s’allonge en bas du lit, poussant des expirations bestiales en disposant ses quatre membres en croix. Il dort dit en riant la Polonaise du palier non je ne dormais pas).

Puis je me suis enfoui sous l’édredon, en imaginant la grosse fillasse, au-dessus de ma tête à 5cm près, s’écartant la graisse des cuisses pour se branler. Et j’ai lâché de grosses giclées à travers le gros édredon mou.


X


28 10 2016 n. s.


Halpérus, tu m’emmerdes.

Halpérus, tu fais chier.

Je ne vais plus t’écrire pendant quinze jours. Les-petits-zoiseaux-les fleurs, je t’en foutrais, des petits oiseaux. « Pucelle sans conséquence » : je vais te la montrer, mon envergure : j’ai baisé Damian. Et d’une. Cliché, je m’en fous. C’est facile à baiser, un mec : tu le mets par dessous, et tu enjambes. Vlouff. Jusqu’aux poils

29 10 2016 n.s.

Damian m’a baisée à son tour. Il m’a retournée à quatre pattes. Wieder-Wluff. Chaque fois que je le place derrière le chevalet, je vois la queue au lieu de la tête. Je vais finir par peindre une queue.

30 10 2016 n. s.

Oui. Finalement, c’est plus esthétique. J’envisage même toute une série de queues à l’huile. Mon sexe à moi je le connais par cœur, tel secteur, telle odeur – les dorures, les chatoiements, le museau humide en fond de cour e tutti quali.

Une queue ça pue ça pustule avec au bout ces teintes noires et jaunes de cadavre. Ça râpe ça se faufile ça tâte, vagin jusqu’aux amygdales. Ne pas oublier mes pastilles avant le coucher.

31 10 16 n. s.

Véra ne décolère pas. Il fallait s’y attendre. Au lieu de prendre son plaisir en nous regardant faire, elle nous a fixés d’un air stupide sans même décroiser les bras. Je suis sûre qu’elle s’enverrait bien le gros Damian, dès qu’il a juté je le ressuce, exprès. En trois fois il est cuit, il ronfle. Alors Véra fait la gueule et file un grand coup de pisse sur la toile – le visage avance, tout de même, il faudrait que Véra arrête de viser les yeux, c’est très délicat les yeux.

02 11 16 n. s.

Voilà mon vieux Halpérus. C’est bien toi le plus paumé. Et encore je ne te dis pas : Véra ne voulait plus me toucher. Mais elle a bien été obligée de remettre ça. La première fois qu’elle m’a réenjambée, j’ai cru que c’était le Déluge…

01 11 16

Assez baisé. Un vrai portrait cette fois. Sérieux. Si au moins il pouvait tenir la pose, au lieu de bander quand Véra se branle sur l’escabeau.

07 11 16

Il m’a promis d’acheter le panneau, « s’il est ressemblant ». Je vais le baiser pour 3000 balles. Véra est partie en claquant la porte : il ne bandait plus. Et ça ne l’a même pas réveillé. C’est ça mon « Androgyne » ? … l’Idéal bat de l’aile.

09 11 16

Il faudrait tout de même que je récrive à Halpérus : Damian ne veut plus du tableau et les vivres viennent à manquer ohé ohé.

Je ne suis pas près de remettre les pieds chez cet enfoiré.

s.d.

Brouillon d’une lettre non postée

Cher Halpérus,

Je poursuis moi aussi ma petite existence somme toute bien quotidienne. Monacale : à 8h, lever, cours de danse, repas léger. Après-midi : chez Damian pour le portrait (qui se précise) ; notre grand Ténor s’est fait cambrioler sa villa de Peymeinade, et ne pourra me payer à date fixe ; « des fonds » doivent lui parvenir « sous peu » de la Scala - c’est un être exceptionnel, plein de bonne volonté pendant la pose, d’une correction et d’un savoir-vivre un peu pommadés, mais exquis. Nous faisons cela sur la terrasse, d’où l’on domine tout le golfe de La Napoule. Véra nous prépare du café. Damian est beau parleur, il est presque dommage de l’interrompre pour la pose. Bref je suis débordée, aussi je ne peux que te demander un petit secours pour ma pièce de théâtre : juste un petit raccord de cinq mille francs pour quelques costumes à louer. Je t’écrirai plus longuement une autre fois.

Ton affectionnée,

Mylitsa Méthypoulos


15 11 2016 n. s.

Cher Halpérus, Blasius, Albertus, ou tout ce que tu voudras, dé-bor-dée je suis, débordée je reste. Quinze jours durant j’ai dû me farcir Damian, tu te souviens, le gros ténor, c’est toi qui l’a choisi me diras-tu, mais il faut se le coltiner, il baise comme un cabot, je peux bien te le dire, on ne se cache rien, c’était convenu. Bref, Monsieur refuse de passer la monnaie, j’ai laissé tomber, ce qui ne veut pas dire que j’en aie moins à faire. Juge plutôt : lever 7 heures, pipi-café-toilette avec ou sans Véra, cours 8 à 10 ; plage-dessin-promenade, écriture.

  1. À midi carotte et yaourt, et la corrida des cachetons : au Gardens on me refuse, au Sélect c’est trop cher, au Bougnoul « pas le genre de la maison », au Kapitol dans six mois, le Pied-Bot nous accepte mais le nom me débecte, le Tomahawk nous donne carte blanche, j’enchaîne les auditions sans pouvoir en finir une seule, vu trois nègres et deux jaunes, ça ne va pas du tout, Véra me ramène vraiment n’importe qui, on s’engueule devant les candidats qui se vexent comme des poux, pas une gonzesse valable. Le patron se casse en rigolant (pour l’instant), à 16h 15 re-cours jusqu’à dix-huit vingt—cinq, le soir gueuleton plus la tournée des boîtes pour prospecter, je fais des croquis à 20 balles ça marche un peu mais ça ne rapporte rien ; quand j’ai voulu monter à 30 on m’a dit ça va pas la tête ?

    ...Nous avons tout de même trois quatre candidats potables, il faudrait costumer tout ça, pas question que je couse ou coupe, Véra sait se servir de ses doigts mais c’est pour autre chose. Il me faudrait F5000 minimum pour louer des costumes de scène. Tu ne dépense pas grand-chose dans ton bled, tu as des revenus fixes, çz ne sera pas une mauvaise affaire pour toi : il y a des briques à gagner.

    Bien à toi, Mylitsa M.

C.C.P. 986-44 P. NICE


x


Ce soir il fait si doux qu’Halpérus est sorti de son trou sitôt le repas achevé. Il a placé le transistor contre son oreille comme cela se fait, tête baissée antenne haute, dans la nuit ; jamais il n’avait entendu Mahler, jamais senti son corps à ce point envahi, jusqu’aux extrémités qu’il sent s’assouplir, bientôt il danse, submergé, la nuit danse avec lui.

Longue muraille ininterrompue sur trois kilomètres, à sa gauche des toits assoupis dans le souffle enflammé des usines. Les hauts-fourneaux étincellent et chauffent par-dessus le mur immense, leur grondement lourd soutient de sa basse la fantastique architecture molle du Finale. On forge ici loin de la mer les hélices des paquebots. Les structures lumineuses palpitent sur la nuit. Au ciel, les fulgurations étalent par à-coup leurs discordances ; Mahler expire en longs tutti. Les cordes basses traînent un ultime roulement. Plus rien, que le ronflement des machines.

Le mur noir coiffé de ciel rouge s’élève ici en formes improbables, une chapelle prolongée vers les fours, d’où semble sortir un souffle d’orgues. Halpérus devine une lueur faiblement multipliée sur les vitres ternies d’une rosace de confection vous écoutiez… Concertgebouw… coupe le contact, pousse un vantail noir. La verrière incolore laisse passer de l’extérieur un demi-jour enflammé de brusques éclats. L’orgue s’épanche en longues méditations dans la rumeur assourdie des forges. Halpérus avance dans la nef.

Il écarte l’antenne et les bras, et se met à danser.

X

X X


« ...alors j’ai dansé. Pas à fond, pour commencer, mais par ondulations de bras, selon la mesure, comme un oiseau de mer.



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