LECTURES 2043 A (Bède, Auguet, Editions de Minuit)
HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
JOSETTE PRATTE LES HONORABLES 44 01 07 1
Dura lex, sed lex. Ce qui ne plaît pas passe à la moulinette. Je n'ai pas d'autres critères ( fais-je croire) que mon goût personnel. En fait, le livre, le trop gros livre de Mme Josette Pratte, femme de Maurice Clavel : "Les Honorables", se prépare à subir une belle séance d'étrillage. Vous aurez économisé 129 francs. Double avantage ainsi, pécunier d'une part, sadique de l'autre.
Les honorables sont les juges du Québec, imitant sans doute en leur titulature les usages du bas Empire byzantin, où les fonctionnaires se voyaient attribuer des titres ronflants en proportion inverse de leur indépendance. Mais les magistrats du Québec sont indépendants, la scène, les scènes se déroulant dans les années trente finissantes.
Commençons donc (c'est la coutume) par les restrictions bienveillantes : il nous est toujours fort utiles, à nous autres continentaux, ayant abandonné nos cousins canadiens, de savoir comment ces gens-là se sont accrochés à leur langue, à leurs coutumes comme à une blessure bien aimée. Nous avons semé beaucoup de rancoeur chez eux, pour avoir laissé les Angliches prendre possession de ces fameux quelques "arpents de neige" vilipendés par un certain Voltaire, ce qui leur est resté sur l'estomac.
L'année du Traité de Paris, 1763, est restée gravée en cicatrice de feu dans le coeur de tous les Québécois, qui nous chérissaient et nous honnissaient à la fois. Il n'y a que De Gaulle qui ait compris le sens profond des revendications autonomistes de la Belle Province, De Gaulle et les curés : s'ils avaient en effet une telle influence, c'est qu'il sont été au cours des décennies les seuls garants de l'identité culturelle de notre peuple francophone exilé.
C'est un peu ce qui s'est passé avec l'Eglise de Pologne
face à l'ours soviétique. Là-bas, l'ours est anglophone, et plaise au ciel que nous autres Français du Continent soyons aussi soigneux de la préservation de notre langue que ces gens-là de l'accent duquel nous nous sommes abondamment moqués.
Très instructive aussi devrait être la peinture non plus des coureux des bois, trappeurs, chercheurs d'or et trafiquants d'alcool qui ont formé le peuple rude de là-bas, avec tout ce que cela comporte en matière littéraire de rabâchage sur les qualités de virilité des pionniers hommes et femmes, constructeurs de voies ferrées ou paysans de la glace.
C'est vrai : jamais ne sont mis en scène les bourgeois, les nantis de la vieille aristocratie bourgeoise si j'ose cette alliance, ceux pour qui le mariage avec un anglophone constitue une vraie mésalliance, à combattre à tout prix. L'héroïne du livre se bat ainsi pour son amour, pour le desserrement du carcan social, pour la libération de la femme dans un milieu d'un conservatisme religieux et macho à en devenir gâteux.
Parfait. Mais il faut tout de même, quelque intéressants que soient les thèmes abordés, un minimum de rigueur. D'une part l'on pourra objecter que la peinture des milieux bourgeois tout compte fait ne varie pas de la Suisse à la Hollande en passant je suppose par le Pérou. Mais surtout et de bien d'autres parts nous avouerons que le choix du vieux juge ne s'imposait pas, non plus que celui de sa petite-fille.
Nous avons droit à des débordements de gâtisme de la part de ce vieil honorable, qui profère des énormités à hurler, ainsi selon lui le cerveau de la femme est incapable de concevoir quelque chose de grand parce qu'elles ne sont pas capables de faire le tri entre leurs émotions et leur raison, et même, elles n'ont pas le cerveau structuré.
Ce n'est pas ce qu'il dit qui me révolte, un personnage s'exprime avec vérité ; mais c'est le ton de guimauve, les alanguissements d'une phrase toujours prête à toutes les facilités, la bonhomie et finalement la sympathie gnangnan dont l'autrice entoure ce vieillard - qu'on pense à l'agonie du père Thibaut de Roger Martin du Gard : niais certes, mais présenté dignement.
Tous les personnages d'ailleurs bénéficient de ce consensus mou, enfants, femmes, tout le monde est mignon, sans défaut, ou considéré avec l'indulgence d'une mamie grasse américaine. Tout le monde il est beau tout le monde il est gentil. Et tout le monde il est inutile. A un degré supérieur encore à celui de Bernard Clavel se révèle le parasitage de la structure obstinément narrative, qui nous empêche de goûter à leur juste valeur les apports docuimentaires sur l'attitude du Canada face à la guerre de 1940 par exemple.
Reposons-nous dans la fustigation et voyons : qui fallait-il secourir en 1940 ? Les sales Anglais qui nous avaient colonisés, réduits à la subordination, ou les sales Français qui n'avaient pas su nous garder et s'adressaient à nous en suppliants à présent qu'ils suaient sous le joug allemand ? Restons chez nous. Seul le fiancé de l'héroïne s'engage volontairement.
Heureusement nous est épargné le cliché de sa mort, mais c'est alors que l'héroïne, ayant raté l'amour de sa vie avec un anglophone, et sur le point de se marier après force chastes branlettes de longues fiançailles (il est vrai qu'elle a une amie bilingue, voyez la mauvaise langue), se sent monter les larmes aux yeux dans les dernières pages à l'idée qu'elle sera pour toujours Madame Machinchose, de la bonne société québécoise et coincée à tout jamais, catholique Bovary, dans un mariage de convenances.
Nous aurions aimé, ô combien ! trouver tout ce monde sympathique. Malheureusement l'autrice nous force la main par ce ton mi-distancé, mi-amusé, qui serait paraît-il à rapprocher de ces romancières anglaises, mis à part que Josette Pratte, elle, est incapable du moindre fiel, ce qui est bien utile dans la bonne société (elle-même descend d'une longue lignée d' "honorables") mais qui se révèle on ne peut plus ennuyeux en littérature, car rien ici ne relève le plat.
L'héroïne en effet se mêle de vouloir aider les hommes à gagner la guerre. Pour cela il faut fair en sorte que les ménagères usent moins de tissu : quoi de mieux, et de plus féminin au sens le plus fade du terme, que d'organiser un défilé de mode où l'on apprendra à ces dames élégantes l'art de se vêtir avec moins de tissu ?
De deux choses l'une : ou l'on ridiculise cette femme alors qu'elle agit dans le seul domaine où la société machiste lui laisse les coudées franches (encore qu'elle soit quasi obligée de faire semblant de laisser la direction des affaires à son vieux croûton de père, scène d'une grande finesse psychologique), ou bien on encense cette louable initiative avec tous les commentaires possibles pour rendre ces séquences sinon supportables du moins explicables historiquement, ou bien l'auteur considère que c'est décidément irrécupérable, et que toute cette agitation autour de quelques bouts de chiffon ne saurait intéresser que les mémères à chachat, et l'auteur, impitoyablement, abrège !
Qu'on nous parle de tempêtes psychologiques, de dilemmes, soit ; mais qu'on nous épargne les salons de thé, les dialogues, les "Vous êtes ravissantes" et autres fariboles ! l'autrice indignée dirait sans doute que rien de tout cela ne figure expressément dans son oeuvre, mais j'ai la fâcheuse manie de mentir, d'exagérer pour faire ressentir les choses. Et si cela ne figure pas dans le livre, je vous garantis que l'ambiance y est ; sinon la lettre, du moins l'esprit.
Nous ne pouvons pardonner non plus - puisque ce livre vaut tout pardonner à tout le monde, sauf l'antisémitisme à la mode même chez les catholiques canadiens en 1940, attribué plus à la bêtise qu'à la malignité, ben voyons - ce tic effroyable de décrire tous les gestes, les vêtements - encore l'obsession du chiffon - , de multiplier les scènes sans intérêts d'enfants qui jouent sur les prairies ou les dialogues de bonne entente familiale. C'est du feuilleton. C'est bon pour "Elle". C'est bien de se faire éditer. Rien de plus facile. Pour certains. Un pas de plus et l'on tombe dans Delly ou dans Harlequin.
Ne craignons pas de plonger dans les pages 47 et multiples de 47 de cette oeuvre à l'eau de rose :
"By God ! il n'avait pas que des défauts.
"Cependant, mus par une ardeur juvénile, ils ont atteint le bout de la terrasse. Passant devant les kiosques san ss'arrêter, sans ralentir même."
Ce sont deux hommes, qui ne resteront que des silhouettes de tout le roman. Que nous importe dès lors leur allure guillerette et ce sourire complice : "Je ne suis pas dupe de ce que j'écris". Je ne répéterai jamais assez que ce n'est pas parce qu'on est conscient de sa frivolité qu'on est moins frivole.
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Plus loin :
"L'eau vient mourir à petits pas. Au-delà, le fleuve roule ses immensités où serpentent des veines qui palpitent. Faut-il être téméraire pour se relancer !"
Le fleuve, c'est le Saint-Laurent. Celui qui glisse sur les rochers, c'est Maurice Boisvert, fiancé, mari immanquable.
Mais je refuse de m'attendrir sur ce gros nounours niais avec lequel mon Dieu une femme ne serait pas si malheureuse que ça. Il ne s'agit pas d'humour anglo-saxon, mais d'attendrissements de Mamy nauséeux.
Plus sérieux, la question de savoir su le Canada entrera dans la guerre ou non :
- Qu'on y aille si on tient à y aller, je suis d'accord avec toi, Adjutor.
"Ernest serre les poings et se retient d'intervenr.
- Mais qu'on ne vienne pas nous y obliger comme on a fait la dernière fois."
Exact. En 14-18, le gouvernement, après avoir juré ses grands dieux qu'on n'enverrait pas d'appelés sur le Vieux-Continent, s'y résolut, et tous ne furent pas d'accord pour aller se faire trouer la peau dans les tranchées. Mais qu'on nous épargne les Adjutor, Ernest, et autres personnages fantômes. Si au moins l'on avait un dialogue de la force de ceux de Cicéron!
La discussion,, 47 pages plus loin, porte encore sur le même sujet, et s'interrompt pour laisser place à des considérations météorologiques, pour bien montrer l'indifférence éternelle de la nature à tout cela.
"Fait-y beau un peu !
"Il file, il s'en va à grands pas, la gorge nouée, le coeur battant, fier de sa race et de son sang.
- Qu'est-ce qui se passe encore ? s'inquiète Eléazar Desrosiers en accrochant son manteau."
Il pourrait bien se gratter le nez ou ôter son chapeau. L'essentiel est que ça fasse vrai -et là je vais être féroce : recette Bernard Clavel, sans doute ? - mais ça fait surtout superflu. Cet Eléazar, "Honorable" juge, depuis le début, je m'en fous. Dommage. Plus loin, dans l'été 1942 :
"Il a bien choisi son jour !
- Dans la vie, il y a les bons et les mauvais jours, déclara Eléazar Desroziers en s'asseyant non sans peine, sur "son" tronc d'arbre. Les mauvais jours sont là pour faire apprécier les bons."
Ca peut continuer longtemps comme ça dans le chapitre "sagesse des nations". Jamais cet Eléazar borné n'a su capter ma sympathie. Désolé. Il est trop fabriqué. Ou s'il est trop vrai, ce n'est pas une raison de prétendre à l'exhaustivité documentaire pour me transmettre la moindre de ses sentences sentencieuses.
Nous abandonnerons tous ces braves gens parfaitement insipides au milieu de la messe :
"-Christe, eleison...
" Eh bien, nous voilà embarqués pour un bon trois-quarts d'heure..." se dit Daphnée en observant secrètement son père. Ah ! comme il est fier d'être catholique. Comme l'éclat de sa foi rend terne et misérable la foi distraite et monotone des autres..."
"Elle fermle les yeux, espérant trouver en elle un élan comparable à l'élan qu'elle a ressenti, il y a quelques semaines, lorsqu'on leur a appris le débarquement en Normandie."
Celui, raté, de 1942, bien entendu.
Nous allons donc laisser tous ces bourgeois fiers de leur race, de leur sang, de leur catholicisme e tutti quanti, contre lesquels Daphnée, l'héroïne, ne se sera du moins jusqu'ici que bien peu révoltée - car hélas ce genre de feuilleton filandreux appelle la suite comme une série télévisée, pour retrouver quelque peu de musique.
Et manquez, surtout manquez, l'achat des "Honorables" de Josette Pratte, je vous jure que cela ne créera aucun vide dans votre bibliothèque.
COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « LUMIERES, LUMIERES » 6
BEDE LE VENERABLE « HISTOIRE ECCLESIASTIQUE DU PEUPLE ANGLAIS » 14 01
Me revoici en terrain connu, terrain antique et médiéval, de ces choses que les marchands de soupe décrètent inutiles. Aujourd'hui, de Bède le Vénérable, Histoire ecclésiastique du peuple anglais, sans aucun rapport Dieu merci avec l'actualité contemporaine. Le ton est donné. Nous sommes au VIIIe siècle. Le vieux moine Béda prêche devant les herbes et les rochers ; en effet, l'un de ses moinillons ne lui a-t-il pas fait une farce, lui annonçant, à lui aveugle, qu'une foule considérable l'attend en telle prairie pour entendre sa sainte parole. Or, Bède a commencé un magnifique sermon. Et le moinillon, caché non loin, de trembler de honte. Car il n'y a personne. Et lorsque le vieux moine aveugle eut fini de prêcher, des herbes et des rochers s'éleva une foule de voix proclamant : Amen, venerabilis Beda. Tel est le genre d'histoires dont est truffé le livre de Bède dit le Vénérable, qui voyait comme ses contemporains l'action de Dieu partout, et maintes fois au cours de l'ouvrage nous sont relatés les miracles s'accomplissant par le broiement de poudre d'os de reliques, ou par attouchements de mains.
Combien de fois aussi tel ou tel grand et saint personnage, homme ou femme, n'a-t-il pas pressenti sa mort, ou sa guérison terrestre, ou celle de quelqu'un d'autre, et n'en a-t-on pas rendu grâce à Dieu ? N'y a-t-il donc que des légendes semblables dans ce gros volume ? direz-vous. D'une part je ne pense pas que ce furent là des légendes, car ils y crurent tous avec une telle foi que véritablement, cela s'est passé ainsi. Tous nos évènements en effet se passent dans nos représentations mentales. Et vous savez combien il faut respecter l'imaginaire. D'autre part, les écrits de Bède relatent également des tables de successions d'évêques tout à fait historiques, tous menant des vies pieuses et édifiantes ; de vies de rois, qu'il s'agissait de convertir, eux et leurs peuples.
L'Angleterre en effet se composait depuis l'abandon des troupes romaines de plusieurs
royaumes en guerre perpétuelle les uns avec les autres, de peuple à peuple – Bretons contre Saxons, Scots (c'est le nom que Bède le Vénérable donne aux Irlandais), Pictes (Ecossais), s'entrelardant d'attaques diverses. Et Grégoire le Grand envoya un autre saint Augustin pour convertir ces peuplades encore adonnées aux cultes païens et druidiques. Il fallait aussi que les peuplades les plus reculées reçussent les instructions de Leurs Saintetés les Papes, notamment en ce qui concernait la célébration exacte de la fête de Pâques, ce que l'on pourrait faire à n'importe quel moment de l'année – chacun sait que le Christ n'est absolument pas né à Noël, la naissance du sauveur étant célébrée le 1er mai en bien des contrées au Moyen Age – mais voyez-vous, en ce temps-là, chacun considérait ces évènements comme purement historiques, et il était de la plus haute importance que le dogme fût fixé afin de se propager, afin de ne pas déboucher sur un syncrétisme vague hors de propos, et totalement anachronique. Si un point du dogme était remis en discussion, tout le dogme risquati de s'effondrer. Il existe bien des tables d'évêques en fin de volume, mais le lecteur non spécialisé s'embrouille un peu, entre ces noms imprononçables et insolites, les Ceowulf, Bertwald, Egbert, dont on se demande s'il faut les prononcer avec l'accent anglais ou germanique. Bien entendu les dates des intronisations s'entrecroisent d'un évêché à l'autre en fonction des décès en odeur de sainteté ou des assassinats (rares : ce sont plutôt les rois qui y passent, même et y compris après avoir été convertis, car alors ils vont au Paradis tout droit), voire des dépositions et des retours sur le siège épiscopal.
Des rois fuient les uns chez les autres, se disputant des bouts de forêts ou de prairies... Mais parlons de charme : ce qui me charme dans de tels ouvrages (rappelons ici l'Histoire des Francs de Grégoire de Tours, qui relata lui aussi les événements funestes de son temps, utilisant un latin de haute fantaisie ignorante) : j'aime ces époques obscures car je m'y sens obscur également, perdu dans les généalogies, les lieux appelés autrement, les nuages qui se déchirent devant un accès subit de compréhension, les répétitions incessantes de témoignages de sainteté ou de cruautés ou de faits de guerre... J'ai l'impression aussi de pénétrer dans un monde interdit, où peu de gens accèdent – j'ai cette vanité ; où grouillent des ondes à peine pourvues d'un nom compréhensible, qui furent des êtres vivants, confits en prières, sans cesse méditant sur la mort et la vie éternelle, car s'il est vrai que la France fut faite par ses rois et ses évêques, la Grande-Bretagne le fut par ses moines.
Et je me dis qu'un jour nous pourrions aussi faire partie de ces époques où l'homme n'est qu'une brindille mal consumée s'élevant par-dessus une masse compacte de tourbe, faite de tout le matériel humain accumulé. L'ambition de l'homme est de conserver dans un innombrable musée tout ce qui s'est dit ou fait par les hommes, jusqu'au plus petit d'entre eux, et Bède le Vénérable à sa manière nous a aussi transmis de cette mémoire sacrée, de ces hommes qu'on se plaît à oublier de nos jours au milieu des ricanements. La lecture de tels ouvrages réserve également à ses lecteurs la joie de tendre la main, de siècle en siècle, à une chaîne ininterrompue de spécialistes qui se lavèrent peu et transpirèrent dans les vieilles bibliothèques en bois du milieu du vingtième encore : ainsi Pierre Riché, dans son ouvrage sur les Anglo-Saxons qui date de 1962, à présent la préhistoire ; il nous apprend que les arts libéraux, c'est-à-dire grosso modo les « matières » de nos études, n'avaient pas été christianisés dans ces pays : « Les Insulaires (les Anglais donc) ne reprennent pas la tradition patristique (c'est-à-dire des Pères de l'Eglise) d'une christianisation des arts libéraux. C'était pourtant ce qu'avaient fait Augustin, Cassiodore et Grégoire le Grand. » Ces noms me sont devenus familiers, et j'aimerais tant qu'ils couvrissent les affiches et les premières pages, car ils nous ont transmis le suc de la culture antique, enfermé dans les flacons chrétiens : toute notre véritable épaisseur... Ces lignes sont extraites de l'avant-propos de Philippe Delaveau, car l'un des charmes de ces ouvrages antiques est de ne pouvoir s'aborder qu'après une lente initiation appelée « avant-propos » : ce n'est pas un roman de Pennac où l'on entre comme dans un moulin, mais un sanctuaire où l'on ne peut accéder qu'après une longue prise en main et en intelligence.
Le texte sera difficile, malaisément abordable, et seuls ceux qui parviennent à la fin de l'avant-propos sont dignes en quelque sorte de manger la nourriture elle-même. C'est ainsi qu'Umberto Eco refusa de soustraire à son Nom de la rose les deux cents premières pages traitant des disputes théologiques du treizième siècle : ainsi, seuls les lecteurs véritablement intéressés pourront me lire, dira-t-il en substance. Même remarque pour cet ouvrage, Histoire ecclésiastique du peuple anglais, n'oubliez pas en effet que c'était la seule histoire qui valût, en ces temps où seuls, et par définition, les clercs (ou à peu près) savaient lire. Ce sont là les délices de l'élite, mal vues e-s. L'une des préoccupations majeures de notre moine Bède le Vénérable est la pureté de la religion, qui se transmettait Dieu sait comme, car les hérésies pullulèrent dès le début.
Bède le Vénérable est un fidèle porte-parole des conciles qui se succédèrent pour non pas se contredire comme l'affirment les tièdes de la foi mais pour approcher, par démarches successives, la véritable façon de considérer Dieu, de le prier : « Ainsi la foi demeura-t-elle pure dans ces régions, longtemps après, sans aucune corruption.
« Après cela, Germain se rendit plus loin encore, à Ravenne, pour négocier la paix en faveur des Armoricains : Valentinien et sa mère Placide le reçurent avec honneur. C'est de cette ville qu'il quitta le monde pour le Christ. »
Deux remarques : la conjonction extraordinaire du monde des derniers empereurs romains (les connaisseurs auront reconnu l'impératrice Galla Placidia dont le tombeau se dresse à Ravenne) et de ces sauvages touchés par la Grâce, qui cherchaient à rester en contact avec la mère italienne et chrétienne : à cette époque d'ailleurs les Romains entretenaient encore, je crois, des troupes sur l'île. Deuxième remarque : j'ai souligné cette dernière phrase uniquement parce qu'elle occupait tel ou tel rang dans la page. Je souligne en effet la première phrase de la première page, la deuxième phrase de la deuxième, et ainsi de suite, puis je reprends à un. Pourquoi cette puérilité ? Par amour du rite. Je peux ainsi lire, de page en page et de phrase soulignée en phrase soulignée, l'accomplissement d'un rite à la fois de brouillage et d'éclaircissement. En substituant au brouillage du livre (je ne suis pas en effet assez spécialiste pour m'y reconnaître) mon brouillage propre, en quelque sorte je me l'approprie, et j'en dégage également un sens inconnu, transversal, tenant compte du fait que les évènements relatés sont extrêmement répétitifs, à la façon de ces thèmes entremêlés dans les motets musicaux, présentant dans ces sortes de chant l'immobilité mobile et très difficilement déchiffrable des vitraux.
Et je lis ce livre de façon rituelle, puisqu'il est consacré à la pérennité du rite, car « nous autres civilisations » ne survivons peut-être que par la Divinisation de la Forme, et voilà comment l'enfant est le sage. Sauf les enfants du Nintendo. Voici donc le récit d'un martyre. Lisez-en un, vous les aures tous lus, mais la répétition est partie intégrante du rite.
« Il ôta ses vêtements et lui montra de combien de coups de fouet sa chair avait été lacérée.
« Le roi, extrêmement étonné, demanda qui avait osé infliger de telles plaies à un si grand homme. Lorsqu'il entendit que c'était pour son salut que l'évêque avait subi de telles soufrances, il fut pris de peur. Alors il abjura aussitôt les idoles qu'il adorait, renonça à un mariage illicite et embrassa la foi du Christ. »
Voilà où est l'émouvant. Voilà où réside la piété : c'est embrasser tout ce qui se rapporte au passé de l'humain, fût-ce légendaire, avec une extrême considération, une vénération. La piété, d'après Weininger – qui a dû le faucher à Nietzsche – c'est ce devoir de transmission – et c'est pourquoi dans L'Enéide on parle du « pieux Enée », c'es-à-dire celui qui transmet pieusement, avec respect, l'héritage du père, du grand-père, de l'arrière-grand-père. Mais je poursuis, car les reines ne sont pas exemptées du devoir de témoignage. A la note 255 (ah, la poésie de ces notes en fin de volume, double fond de la boîte au trésor !) j'apprends de l'une d'elles qu'elle « devait périr assassinée en 697. Son époux, dont le nom est effacé » (« Ethelred », c'est trop beau) « prit alors la tonsure. Il fut ultérieurement le père abbé du monastère de Bardney » - il y avait des rois qui renonçaient aux pouvoirs de ce monde !
Et « la reine des Merciens était également la fille du frère d'Oswald, c'est-à-dire d'Oswy, qui régna après Oswald sur le royaume, comme nous l'évoquerons plus loin. » Qui à présent abandonnerait le pouvoir pour la vie monacale ? et qui se souvient de ces merveilleux souverains de Mercie (le centre de l'Angleterre, heureusement, il y a deux cartes dans le volume) dans la généalogie desquels Bède le Vénérable se meut avec aisance, ne doutant pas qu'ils parviendront tout auréolés de gloire dans les siècles suivants et que tout le monde saura parfaitement de quoi et de qui l'on parle ?
Repartons en ambassade, vers Rome, foyer de toutes les civilisations en ces siècles dits obscurs :
« Ils envoyaient en même temps des cadeaux au pape apostolique, et de nombreux vases d'or et d'argent.
« Arrivé à Rome, dont Vitalien occupait alors le siège apostolique, il fit connaître le motif de son voyage auprès du pape apostolique susnommé, mais, peu de temps après, la peste qui survint emporta Wighard et tous ses compagnons de voyage.
Mais, après avoir pris conseil, le pape apostolique chercha soigneusement qui il pourrait envoyer comme archevêque des Eglises anglaises. Il y avait alors dans le monastère de Niridie, guère éloigné de la bille de Naples, en Campanie, un abbé du nom d'Hadrien, né en Afrique, très versé dans l'étude des Saintes Ecritures, ayant une grande expérience de la discipline ecclésiastique, et supérieurement habile dans sa connaissance des lettres grecque et latine. »
Il s'agit en effet de ne pas laisser vacant un seul poste dans cette toute nouvelle province excentrée annexée aux territoires de la foi du Christ. Et quel incipit pourrait concurrencer cette merveilleuse introduction : « Il y avait alors dans le monastère de Niridie..; » ?
Voici à présent des sœurs qui prient pour celle qui vient de mourir :
« C'est ce qu'elles firent pendant le reste de la nuit, et, au petit jour, des frères vinrent
du monastère, où Hilda était morte, pour annoncer son départ. Ce à quoi les sœurs répondirent qu'elles étaient déjà au courant. Expliquant alors comment et quand elles l'avaient appris, il s'avéra que son départ leur avait été manifesté à l'heure même où elle avait quitté ce monde.
« Ainsi, grâce à cette étonnante coïncidence, la volonté de Dieu avait-elle permis à l'un de voir son départ au moment même où l'autre prenait connaissance de son entrée dans la vie éternelle des âmes. »
Voyez comme l'on meurt vite, et voyez comme ce n'est là qu'une étape, « un départ », dit-on.
« Pourquoi es-tu venu ? Tu ne peux plus rien faire pour moi. Le roi répliqua : « Ne parle pas comme cela. Cesse d'agir comme un fou. »
C'est encore une histoire édifiante d'agonie ; la mort était alors au centre de la représentation du monde. Mourez moins, et vous aurez la foi. Si j'ose dire.
C'est ainsi que j'ai pris mon pénible plaisir à la lecture de l'Histoire ecclésiastique du peuple anglais par Bède le Vénérable, qui vivait au VIIIe siècle, avant Charlemagne, mais après Dagobert. Un plaisir à mi-chemin entre l'érudition, le rite de l'enfant très sage et les fumées du poète. Et je serais au comble de la reconnaissance si vous pouviez seulement feuilleter, dans la collection « L'aube des peuples », chez Gallimard, l' Histoire ecclésiastique du peuple anglais par le moine Bède le Vénérable – commentée par Philippe Delaveau. Ave, venerabilis Beda.
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VANDEKEEN « LUMIERES, LUMIERES » 13
ROLAND AUGUET « LES JEUX ROMAINS » 44 01 21
Me revoici parti dans mes marottes, puisque aussi bien à Bède le Vénérable je fais succéder aujourd'hui un ouvrage paru chez Flammarion en 1970, Cruauté et Civilisation – Les Jeux romains », et bien que je l'aie lu twenty years ago, il m'en reste encore d'assez bons et précis souvenirs pour vous en entretenir.
Adoncques le débat n'est pas clos, de savoir si les Romains ont apporté la barbarie ou la civilisation parmi nos peuplades conquises. D'aucuns évoquent la condition libre de la femme chez les Celtes, et concluent à un affaiblissement de l'égalité sous l'Empire Romain ; d'autres parleront de la politique de déportation et d'extermination systématique pratiquée lors de la pacification [sic] de la plaine du Pô en l'an 200 avant notre ère.
Il en est même qui ne se gêneront pas pour rapprocher les massacres de César en Hollande et les Oradour-sur-Glane (il y en eut plusieurs), et d'affirmer tranquillement que si Hitler avait été vainqueur, tous l'auraient encensé mille ans plus tard. Voilà qui sent le soufre.
Mais en effet cependant (beau triplement de connecteur logique à faire se pâmer d'aise un correcteur du bac), le prétitre Cruauté et civilisation – j'ignore si ce fut celui d'une collection avortée – reflète parfaitement l'embarras et la réprobation qui nous saisissent face aux distractions les plus cruelles des Romains : les combats de gladiateurs. L'ouvrage traite aussi des chasses en amphithéâtre et des combats navals sur l'arène inondée. De ces derniers d'ailleurs il n'y eut qu'un ou deux, en raison du coût considérable de l'opération.
Revenons aux gladiateurs : sachons que ce combat fut d'abord un rite étrusque, consistant en un sacrifice humain, deux guerriers combattant sur la tombe fraîche d'un roi afin de le nourrir dans l'au-delà par les infiltrations de sang dans le sol. Puis cela devint une distraction. Les Romains aimaient le spectacle : mais avaient-ils le sens du spectacle ? Il leur fallait le réalisme le plus scrupuleux : ainsi certaines crucifixion se terminaient-elles chez nous ou peut-être encore en Amérique du Sud par la réelle mise en croix de l'acteur. Il n'y a là aucune distance du spectacle et de l'acte, et la jouissance esthétique se trouve oblitérée par la
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jouissance exhibitionniste avec laquelle d'ailleurs elle se trouve en rapport exclusif : ce ne peut être que l'une, ou l'autre. Et l'on en vient à se demander si la règle classique des trois unités (unité de lieu, unité de temps en particulier), par son exigence de la vraisemblance, ne va pas précisément à l'encontre du sens du jeu... En revanche, l'exigence de l'unité d'intrigue irait dans le sens de la classification humaine. Dans l'ancienne Rome grouillaient les esclaves, que nous appellerions de nos jours prisonniers de guerre. Eh bien, tout esclave mâle en bonne santé avait la possibilité de se faire recruter par un instructeur gladiateur. Il n'y avait pas de convention de Genève, et l'on faisait ce que l'on voulait de son prisonnier.
Un homme dans la force de l'âge et bien musclé était un trésor, que l'on revendait fort cher. Ceux-là apprenaient à se battre, dans une caserne d'où l'on ne ressortait pas. Le jour du combat suprême, l'on devait se battre contre un compagnon d'entraînement et de misère, que l'on connaissait amicalement depuis des années parfois.
Et l'un d'entre eux devait mourir, mais proprement : car on huait copieusement celui qui fuyait ou qui mourait sans prendre la pose. Il y avait en effet des exercices où l'on apprenait à tomber dignement, à la manière d'une statue soudain figée sous les applaudissements : après tout, n'avons-nous pas oublié que la mort est aussi un spectacle ? Le seul qu'on se donne à soi-même. Quel petit public, et comme il était consolant et exaltant, selon la noblesse à l'antique, de mourir glorieusement, montrant ainsi son exemple à la foule sur les gradins ! Dans la mesure où selon le cliché la femme engendre et l'homme détruit, c'était même une école de haute virilité, de suprême philosophie : si c'est ainsi que meurent les esclaves (l'ennemi vaincu est en effet un esclave, que l'on ne doit pas respecter, sinon ne se serait-il pas fait tuer plutôt que de se rendre ?), si c'est ainsi que parvient grandiosement à se racheter un être auparavant inférieur, quelle leçon ne doit-il pas donner aux citoyens romains qui se pressent à son agonie !
Des femmes suivirent ces hommes-là, qui, s'ils survivaient, s'ils avaient tué un grand nombre de leurs amis, pouvaient, couverts de la gloire des sportifs, se retirer, prendre en main VANDEKEEN « LUMIERES, LUMIERES » 15
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l'épée de bois, et devenir entraîneur auprès des nouveaux arrivants, prêts à leur inculquer des leçons de noblesse et de mort. La mort était belle en ce temps-là, nous en sommes revenus, nous autres sensibles. Et ces femmes, sensibles aux muscles meurtriers de de ces héros avilis, descendaient aussi parfois dans l'arène, ridiculement, aux dires des satiristes. Car les gladiateurs avaient un statut social analogue en somme à celui des comédiens du Grand Siècle : adulés du public, mais malgré tout peu recommandables, et souillés par leur métier même.
Qu'un empereur descendît combattre dans le cirque (je pense à Domitien), et le scandale s'abattait sur lui. Les aristocrates et les gens d'esprit, un Sénèque par exemple, blâmeront ce goût des massacres codifiés tout juste bons pour la populace. Les derniers jeux se déroulèrent au Ve siècle, alors que la majorité de la population de l'Empire était déjà convaincue par le christianisme. Et nous avons encore nos courses de taureaux et nos suicides collectifs de sectaires. Je ne fais ici que suggérer des rapprochements, sans vouloir établir de parallèles hasardeux. Quoique... Risquerais-je une comparaison entre l'humanisme humanitaire bêlant contemporain et l'humanisme viril et massacreur de la Rome antique ? C'est fait. Et apportons notre rectificatif. Les esclaves enrôlés dans ces casernes étaient traités avec une dureté inouïe. Aussi peu de choix leur était laissé qu'aux marins recrutés parmi les ivrognes des ports anglais ou français, naguère. Et la révolte la plus terrible, dont l'écho retentit encore dans notre histoire, partit d'une caserne de gladiateurs de Capoue.
Son héros s'appelait Spartacus. Il fallut des armées, celles de Crassus et de Pompée, pour en venir à bout, car, évidemment, ils étaient rompus au métier des armes, au moins autant que des soldats de métier. Spartacus périt crucifié avec ses derniers camarades combattants. Ils auraient tous voulu rejoindre leurs pays d'origine. Le livre de Roland Auguet, Les jeux romains, traite de ces questions, mais nous conforte étrangement dans cette position d'émerveillement qui nous saisit face aux étrangetés du passé, que nous ne pouvons ni modifier désormais, ni, moins encore, juger. C'est ainsi que nous retrouvons nos émotions d'enfants instruits en revoyant défiler sous nos yeux les précisions sur les armements, sur la
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tactique, sur la condition de vie de ces prisonniers. L'armement était l'objet d'une débauche d'imagination. Le principe était d'opposer deux gladiateurs aux armements différant le plus possible, de par leur provenance ethnique : un Gaulois contre un Thrace, un Espagnol contre un Arménien. Mais aussi, l'armement présentait des manques pittoresques : l'un des guerriers combattant par exemple avec une armure ne lui couvrant que la moitié du corps, ou avec deux épées, mais sans bouclier, ou avec un trident et un filet – ce qui lui donnait, au rétiaire, le droit de fuir et de se réfugier sur un plan incliné, dominant ainsi son adversaire qu'il pouvait envelopper de haut. Mais le plus souvent, c'était l'homme au filet qui se faisait vaincre.
Il fallait pour pimenter que la lutte fût inégale. Et le cœur des parieurs battait pour le plus faible, le plus défavorisé par ses armes biscornues. Les spécialistes s'en donnaient... à cœur joie, pour démêler la tactique de deux adversaires aussi disparatement armés, aussi dissymétriquement avantagés. Il existait aussi une forme inférieure de combats : celle des condamnés de droit commun. A la pause de midi, car le combat était permanent, ce n'étaient plus les spécialistes entraînés qui se battaient, mais de pauvres condamnés à mort dont on faisait servir l'exécution au divertissement du peuple. On apportait son manger, et la bouche pleine on accablait d'insultes deux misérables qui ne savaient même pas tenir un glaive. Ils devaient s'entretuer, poussés par derrière par des bourreaux. Ils ne possédaient ni bouclier ni armure. Ils frappaient au hasard, mollement, et l'on devait les contraindre à porter des coups maladroits, qui provoquaient des blessures aussi horribles qu'inefficaces. Dans les gradins, c'était la joie la plus bouffonne. Nous rapprocherons ces divertissements, que les lettrés antiques tenaient déjà pour dégradants, des luttes entre animaux : l'un des amusements de ce peuple (formé d'autant d'étrangers que de Romains) était d'attacher par une patte deux animaux, un lion et un hippopotame, un tigre et un taureau, et de les voir tirer chacun dans sa direction, puis, voyant l'impossibilité de l'évasion, se retourner bêtement vers l'autre bête pour tenter de la déchirer.
Les plus bêtes assurément étaient les spectateurs. Et parfois les condamnés à mort
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étaient livrés aux bêtes, avant qu'il y eût des chrétiens. L'on poussa même le sadisme jusqu'à les livrer à des boucs et à des béliers, afin que ces animaux n'infligeassent que des blessures insuffisantes, et l'on mettait trop de temps à mourir sous ces coups. Et comme ce n'était ni beau, ni noble, cela n'eut lieu que rarement. L'amusant était encore de contempler, de haut, une forêt reconstitués dans l'amphithéâtre, par arrachages forcenés et transplantations hâtives d'arbres et d'autres plantes ; dans cette forêt artificielle erraient des bêtes féroces et des chasseurs. Depuis les gradins, les spectateurs suivaient les futurs adversaires dans le labyrinthe de verdure.
Inutile de dire qu'ils ne se privaient pas pour crier de fausses indications aux chasseurs. Quant à Domitien, cité plus haut, il se promenait à grands pas sur le sommet des gradins, et abattait comme au stand les bêtes qui erraient dans l'amphithéâtre. Les applaudissements étaient obligatoires, ce qui vous prouve bien qu'il n'y avait pas que Néron de fou. Le livre de Roland Auguet se recommande aussi par l'abondance des illustrations ; il est présenté de la même façon que les Châteaux fantastiques d'Henri-Paul Eydoux. Parcourons ces pages luisantes de sang séché, qui n'est plus que prétexte à rêveries admiratives. D'abord, voici l'illustration représentant un gladiateur trouvé à Lillebonne, Seine-Maritime : « Il porte le subligaculum, sorte de tunique en courtepointe, les jambières, et la manica au bras droit, celui qui manie l'épée. Le bras gauche et le torse sont protégés par le bouclier », respectant ainsi le principe de l'armement dissymétrique.
C'est au « Musée des Antiquités,
Rouen. Photo Ellebée, p. 48 Chapitre 2 : Dans l'arène – il faudrait tout lire ! Et l'auteur ne sait pas tout : « Là se bornent, nous dit-il, sur cette question, les conjectures vraisemblables. » Il poursuit, sur cette question des myrmillons, qui sont une catégorie de radiateurs : « L'origine des myrmillons n'est pas moins mystérieuse que la nature exacte de leur armement : il est possible que l'on ait appelé ainsi, primitivement, des gladiateur « Gaulois », dont le casque était surmonté d'un poisson et auquel le rétiaire » (l'homme au filet) « était censé chanter quand il prenait la fuite : « Ce n'est pas toi que je
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cherche à attraper, c'est ton poisson ; pourquoi fuis-tu, Gaulois ? »
« Nous en savons d'ailleurs encore moins sur d'autres types de gladiateurs dont les techniques semblent avoir été originales. »
Renseignons-nous sur les sociétés d'exploitation du marché des fauves : « Ces sociétés, plus ou moins liées aux propriétaires de haras, possèdent des ménageries qu'il leur est sans doute facile de constituer en échangeant avec des indigènes des confins des animaux contre des produits manufacturés et de la verroterie. A en croire B. Pace, certaines des peintures rupestres trouvées en Afrique du Nord et au Sahara auraient été laissées par leurs hommes aux soirs des étapes difficiles qui ramenaient lentement les convois vers les cités prospères ». Et je ne dis pas tout ce que l'on peut trouver dans ce livre. Page 188, l'on revient sur la possibilité de révolte des gladiateurs : « La surveillance était si bien organisée dans les écoles, qu'on ne craignit pas d'en installer en plein centre de Rome : le contrôle des armes d'entraînement était rigoureux, et des postes de garde se tenaient prêts à intervenir au moindre incident. Il n'eût d'ailleurs pas été, à cette époque, aussi facile de transformer en guerre civile généralisée une révolte de ce genre. « On ne s'échappe plus de cet univers en forçant les murs, mais par le succès. » Finissons par un peu de psychologisation : « Remarquons, par ailleurs, que le reproche formulé ici n'est pas celui de cruauté, mais de frivolité.
«Pline le Jeune renchérit encore sur les mérites incomparables de ces spectacles et des acteurs qui y participent : « On put voir ensuite un spectacle qui n'énervait pas, qui n'amollissait pas, incapable de relâcher ou de dégrader les âmes viriles, mais propres à les enflammer pour les belles blessures et le mépris de la mort en faisant paraître jusque dans des corps d'esclaves et de criminels l'amour de la gloire et le désir de la victoire. » A en croire Pline, le munus » (le spectacle de jeux) « serait en somme presque le contraire d'un spectacle, puisque ce dernier, dans la mentalité traditionnelle des Romains, se définit précisément comme ce qui énerve et amollit ; le munus exalte au contraire les vertus les plus hautes : le courage et le désir de la gloire. C'est là du moins ce qu'on semble retenir habituellement de ces textes. » Pour en savoir plus donc sur les jeux du cirque, procurez-vous Les jeu romains de Roland Auguet, chez Flammarion.
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Mes amis, quel enthousiasme ! Je viens de recevoir le fascicule concernant les parutions des Editions de Minuit pour les mois de janvier et de février : eh bien j'ai compris pourquoi elles me refusent sans cesse : je ne suis pas dans le moule ! Nos braves concepteurs de prospectus ont en effet eu l'idée excellente de joindre au document quelques pages de chaque roman édité, afin que l'on puissse s'en faire une idée.
C''est édifiant : les phrases pourraient passer sans difficulté d'un auteur à l'autre, d'une œuvre à l'autre. Il faut d'abord être banal. Le personnage doit être banal. On est en démocratie, coco, pas question de mettre en scène, je ne sais pas moi, un intellectuel – pouah ! Donc, le niveau spectateur de TF 1 :
« L'homme auquel j'aimerais donner ici quelque importance, banalement je l'appellerais Louis ». L'adverbe est dans le texte. Et d'autre part, si le héros est banal, vous observerez que Monsieur l'écrivain se trouve bien au-dessus de tout ça : il est omniprésent, omniscient, et il va, Mesdames et Messieurs, vous donner le spectacle de l'écrivain au travail, mais qui n'est pas dupe, qui sait qu'écrire n'est rien, que ses personnages sont imaginaires, et qu el'on va pouvoir, à son gré, en faisant semblant de jouer, proposer au lecteur souverain (on est en démocratie, re-coco !) le choix (le faux choix) entre plusieurs prénoms : « Ou Charles. Ou Julien. A la mi-journée d'un samedi » (donnons dans le cliché, second degré bien sûr), « donc, Louis, je crois que pour cette fois ce sera Louis » (il y a donc eu une autre fois, Monsieur l'écrivain est coutumier du fait), « je préfère Louis, marchait d'un pas forcément lent » (vu, la connotation durassienne avec le « forcément » ?).
Suivent deux pages de descriptions minutieuses et parfaitement chiantes où l'auteur (Christian Oster, Le pique-nique, « des- noms ! Des-noms ! » - vous les avez, Christian Oster, aux Editions de Minuit) où l'auteur dis-je, se prenant pour Simon, ou Rouault, resucée de
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Simon à la portée des classes moyennes, le Simon du pauvre, essaie de discerner en clignant des yeux, vous voyez, là, avec moi, cette nuance de feuillage, cette netteté floue et en même temps si nette, attendez, je crois que c'est net, non, plutôt flou, flou-net, voilà, je le tiens, je me la tiens et je me la gratte.
Le fin du fin est dans la syntaxe, cette fois référencée Angelo Rinaldi, vous savez, celui qui se prend pour Proust et qui n'arrive même pas au niveau d'un Michel del Castillo et de ses nègres – c'est dire ; vous savez j'insiste, celui qui se prend pour Théophile Gautier (« Il leva sur elle son poignard ; le poignard, richement orné » - suivent trois paragraphes de description ; mais c'est du Gautier). Non, Rinaldi, c'est plutôt l'accumulation filandreuse de propositions reliées les unes aux autres par associations d'idées, par jeux de mots, L'effet 'yau d'poêle, comme disait l'autre. Chez notre auteur, cela donne : « Découpe » - il parle d'une découpe... - « moins propre, certes, à identifier l'espèce concernée que ne le serait la feuille elle-même, souvent négligée au gré de la marche, mais assez singulière en l'occurrence pour se pénétrer de l'idée qu'ici, en forêt de Sénart, c'est le chêne qui domine, et l'emporte sans conteste sur tout autre feuillu ».
J'en fais mes choux gras – tout ça pour dire qu'il se promène en forêt de Sénart, qu'il y a des arbres – bizarre ! - et que ce sont des chênes. Passionnant. Notez le « certtes », qui prouve que, n'ayez pas peur, l'auteur est toujours là, il ne vous lâche pas, au cas où vous seriez tenté, grand sot ! de vous évader, d'y croire, niais que vous êtes – les maths, oui, c'est sérieux, les études de marché, c'est sérieux, rere-coco, mais la littérature, je pouffe !
Soyons lucides ! Soyons scientifiques ! « L'espèce concernée » ! « tout autre feuillu » ! soyons doctes : la feuille est souvent négligée au gré de la marche » - c'est vrai. « Comme tout cela est beau », disait déjà monsieur Jourdain à son maître de philosophie, et quelles profondes notations, agrémentées d'un rappel constant, absolument constant, de l'auteur pensant à votre place et auquel il serait sacrilège, lecteur lucide et dédaigneux, que vous échappassiez un seul instant : « en l'occurrence », « sans conteste ».
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C'était notre petit cours de préciosité pédante.
Mais alors mais alors mais alors, direz-vous, moi aussi j'ai mes références, ô spectateurs d'Ionesco, nous aurons peut-être plus de chance avec le roman suivant ? La télévision, de Jean-Philippe Toussaint. Cette fois vous le saurez tout de suite.
« J'ai arrêté de regarder la télévision ». Coup au cœur ! Quelle provocation ! Quel scandale ! Et le ricanement du lecteur complice, flatté (il faut toujours flatter le lecteur, le prendre pour un intellectuel, car celui qui ne regarde plus la télé est forcément (bis) un intellectuel, peut-être même un professeur, peut-être un professeur de français – j'en frémis).
Bref, d'emblée, on tombe sur le Courrier des Lecteurs de Télérama – eh oui, je le préfère encore au Figaro Littéraire. Donc, « j'ai arrêté de regardé la télévision ». Va-t-il en profiter pour se promener en forêt de Sénart, où entre parenthèses il y a des putes très bon marché en milieu de journée, on fait ça de dos pour la pute, contre un arbre. Eh bien non. Il va décrire, devinez quoi, oui ! le poste de télévision ! Non sans nous avoir assené entre temps quelques phrases au passé composé, pour bien marquer l'idée d'irréversibilité, sans hausser trop le débat : notre objet, n'oublions pas, c'est l'homme moyen. Qui dit « je ». Soyons honnêtes : ou nous parlons de nous-mêmes, ou nous restons l'Auteur derrière son personnage, prêt à le renier. Nous pouvons d'ailleurs jouer sur les deux tableaux. Vautrin ou plutôt son nègre (voilà, c'est lâché) – ne procède pas autrement. Tantôt lui, tantôt son personnage.
« J'ai arrêté d'un coup, définitivement, plus une émission, pas même le sport. J'ai arrêté il y a un peu plus de six mois, juste après la fin du Tour de France. J'ai regardé comme tout le monde la retransmission de la dernière étape du Tour de France dans mon appartement de Berlin, tranquillement, l'étape des Champs-Elysées, qui s'est terminée par un sprint massif remporté par l'Ouzbèke Abdoujaparov, puis je me suis levé et j'ai éteint le téléviseur. »
Cette fois-ci, variante : la phrase « tache d'huile ». Tout à fait l'exercice de grammaire. « Prenez une proposition, et ajoutez-lui successivement des compléments, tout en reprenant chaque fois la phrase complète. » On faisait ça autrefois en anglais ou en allemand. C'était
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chiant, mais cela constitutuait un excellent exercice de diction. Et de même que l'autre nous décrivait avec application les changements de feuillages dans le regard, celui-ci – tout le monde se prend décidément pour Nathalie Sarraute – est-ce elle qui est visée par Sollers, lorsqu'il déclare que « certains sont édités en Pléiade de leur vivant et ne le méritent pas ? - nous décrit sa télé. Moi j'ai bien aimé Le Planétarium, d'accord, mais je n'ai pas envie de remettre ça. Le Nouveau Roman, une œuvre par auteur ça suffit. Mais ici, ce sont les auteurs qui sont rigoureusement interchangeables. J'ai droit, à la sauce « Nouveau Roman », qui n'est plus nouveau du tout, à une description du geste de celui qui éteint, et, donc, du téléviseur :
« C'est un téléviseur classique, noir et carré, qui repose sur un suppport en bois laqué composé de deux éléments, un plateau et un pied » - passionnant ! passionnant ! - « le pied ayant la forme d'un mince livre noir ouvert à la verticale, » de 48,65 cm (non, là, j'en rajoute), « comme un reproche tacite. «
C'est vrai, ça, braves gens de la pensée unique, la télévision, ça empêche de lire ! Eh bien non. Notez que plus loin, assez piquant, nous apprenons que l'auteur vit avec Delon. Tiens, je ne lui connaissais pas ces tendances. Bien sûr qu'il s'agit d'un auteur homme. Sinon, ça fait longtemps qu'on aurait lu « plaisir », « orgasme » ou « ventre ». C'est fou ce que les femmes emploient le mot « ventre ». Au moins autant que les aveugles le mot « voir » - oh pardon – y a-t-il une frigide dans la salle ?
Je ne fais pas dans la dentelle. Nos auteurs non plus, qui appliquent tous la vieille recette – tous : mais y en a-t-il plusieurs ? - du détachement, de la distanciation (chez Brecht, certes, mais il ne s'agit que de Jean-Philippe Toussaint). Ne pas être dupe. C'est disait l'autre – un autre « autre » - « la maladie du siècle ». Mais comme disait mon éditeur et néanmoins ami, vient un moment où il faut choisir : en être ou n'en être pas. Dans le jeu, ou non. Cette phrase me turlupine, et je n'aime pas quand ça me turlupine. Il faut être un sacré éditeur pour tomber pile poil sur le « tourment existentiel précis » (T.E.P.) de sa créature éditoriale. Tandis que ce – comment déjà ? - « Jean-Philippe Toussaint » - tiens, il ne s'est pas fait appeler
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Orsenna, celui-là, ni Sinouhé, auteur de L'Egyptien, ah le gros futé, ou Vautrin (c'est sa fête aujourd'hui (c'est la Saint Con, non, pas de respect pour l'employeur de nègres, merde alors, j'ai bien le droit de me prendre pour Saint-Just) qui se prend pour un personnage du Père Goriot, tiens je vais me faire pseudonymiser Jean Valjean, et j'écrirai un bouquin appelé Cosette, si je me fais sucer, ça fera un succès e librairie, bref ce Jean-Philippe Toussaint, il fait chier simplement parce qu'il n'a rien à dire, parce que franchement, je n'en ai rien à foutre qu'il ait éteint sa télévision.
Même s'il habite à Berlin avec Delon, son chien probablement (ha ha ! on m'a déjà fait le coup). L'éditeur, qui a plus d'un tour dans son sac, me dira que je ne supporte pas chez les autres ce que je fais moi-même. Pardon, pardon : dans ma vie, ou dans cette émission, je joue celui à qui on ne la fait pas, qui se critique et qui critique sa propre critique tout en glosant à divers degrés afin d'éviter la critique, soit. Moi aussi, je manie le « certes » et le « soit ». Mais en écriture, mes frères, en écriture, il n'y a pas le moindre second degré, parce que nous en sommes abreuvés jusqu'à plus soif, avec Pennac et consorts. En écriture je ne plaisante plus, j'atteins ou je tente d'atteindre le tréfonds, et je ne confonds pas mon style avec celui d'un présentateur de télé, même pour cracher – apparemment – sur la télé, parce que Monsieur sera bien content d'y passer, mais c'est un autre débat, je sais que je suis démago, et je sais que je le sais, et que vous savez que je sais que je le sais.
Ce petit jeu n'a pas de fin. « La télévision n'occupait pas une très grande place dans ma vie. Non. » (ça fait « conversation, ce « non » intercalé ; très « la France au fond des yeux » de Giscard.). « Je la regardais en moyenne une à deux heures par jour (il se peut même que ce soit moins, mais je préfère grossir le trait et ne pas chercher à tirer avantage d'une sous-estimation flatteuse). » Lui aussi intervient. Il intervient même sur lui-même. Du vrai Michel Leyris, moins Michel Leyris, égale zéro. On dirait TRES exactement l'auteur précédent. Et le suivant ? C'est Yves Ravey ; professeur de lettres et d'arts plastiques. Un PEGC sans doute. Prof au rabais. Pardon. Et c'est reparti pour les procédés éculés : « Quand sa mère lui eut COLLIGNON HARDT VANDEKEEN «LUMIERES, LUMIERES »
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annoncé qu'il était devenu indésirable, Matt Arquette lui répondit qu'il avait espéré ce jour avec impatience où il disparaîtrait définitivement de la maison. » Vu l'intrusion au milieu du récit ? « Quand », passé antérieur – Jean Racine faisait très bien cela aussi : « Oui, c'est Agamemnon, c'est ton roi qui t'éveille », Iphigénie. « Oui, je viens dans son temple adorer l'Eternel », Athalie. Enlevez Racine, reste Yves Ravez, professeur.
Vu aussi la distorsion antécédent-relatif ? « ...ce jour avec impatience où il disparaîtrait » - ce jour où... Suit une phrase alambiquée, qui commence (ah ! Monsieur Rinaldi !) sur un thème et qui finit sur un autre, avec parenthèses, distorsions :
« Il ne serait plus, maintenant qu'avait cessé la progression de la maladie, forcé d'écouter les gémissements de son père dont le corps s'était réduit ces dernières semaines à une enveloppe de peau recouverte d'un costume de pyjama et dont les traits du visage boursouflé par les œdèmes étaient devenues ceux d'un monstre, se souvenait avoir pensé le jeune Matt qui ne connaissait de la vie pour ainsi dire que la mort ».
Le professeur prononce sûrement eûeûeûdème » pour faire bien, c'est un professeur, il ignore la prononciation d' « œ », il dit « Eudipe », « eunologie », « eusophage », mais foin des procès d'intention, admirez la phrase alambiquée, torturant la syntaxe, avec sa belle inversion, « se souvenait avoir pensé le jeune Matt », ne soyons pas dupe, surtout ne soyons pas dupe, c'est ce que pense Matt, et encore, « avoir pensé », sans doute ne le pense-t-il plus, ce petit crétin qui n'est après tout que mon personnage, attendez, je vais vous décrire sa veste, non, « dans le salon qui est (qui est ! plus lourd ! exprès !) contigu à ma pièce j'entends des pas », et en avant pour une autre phrase-gigogne, déjà la précédente était remarquable en ce que «pyjama » et « mort » y figuraient à la fois, ne soyons pas dupe, la mort est dérisoire, ne peut être que dérisoire, surtout pas sacrée ou solennelle, évacuez-moi tout ça on est en démocratie, on meurt en pyjama.
Bref le temps passe et je me suis exaspéré, d'autant plus que j'aurais bien envie de lire la suite, mais je m'en veux de me laisser piéger par ces procédés de trente ans d'âge et qui
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passent sans doute auprès des lecteurs des Editions de Minuit comme le fin du fin du dernier cri – jeunes, n'envoyez pas vos manuscrits aux Editions de Minuit, ou bien soyez vieux, la pipe au patron ne garantit rien en effet : trop de candidats. Je ne connais pas ce patron, c'est juste pour parler, mettons-nous à l'abri. C'était notre coup de sonde sur certains aspects de la littérature contemporaine, et ne me demandez pas pourquoi les textes français trouvent de moins en moins de traducteurs. Prenez la plume, écrivez-vous votre propre livre et faites-le relier pour l'étagère de vos chiottes, au lieu d'enrichir les maquignons de la littérature.
Je revendique pour la chronique faite à l'instant par moi une indignation et une colère pur jus, absolument premier degré.
COLLIGNON LECTURES
JAUFRE RUDEL « CHANSONS » 2044 02 18
De Jaufré Rudel, m'apprend le dictionnaire, « plus prisé en son temps pour sa musique que pour ses vers », il ne nous reste que six chansons. Il se croisa en 1147. Débarquant sur la place de Tripoli, celui du Liban actuel, il mourut de joie dit-on à la vue de sa bien-aimée, la Comtesse de Tripoli, qu'il avait chantée de loin sans l'avoir jamais aperçue. La Comtesse mourut aussi. Fort belle histoire d'amour, légendaire assurément, mais qui nourrit l'imaginaire des littérateurs d'Europe (Uhland, Swinburne, Heine). Ce qui motiva la formation de cette légende, ce sont quelques vers où se trouve célébré « l'amour de lonh », ce qui se traduit de l'occitan par « l'amour de loin ». Amour platonique, dira-t-on ?
Voire : l'amour recommandé par le philosophe Platon est celui d'une créature terrestre, masculine de préférence pour ce grand Grec, mais non dépourvu de réalisation physique. Simplement, il ne faut pas s'en tenir à l'amour d'une créature terrestre, si parfaite fût-elle, mais s'élever du reflet de la beauté de Dieu à Dieu lui-même, et, par conséquent, délaisser les beautés périssables, pour l'immuable. L'amour célébré par Jaufré Rudel est l'amour courtois, l'amour de cour, présentant avec l'amour platonique des différences notables. En ces temps féodaux, les nobles dames, lassées peut-être des mœurs amoureuses guerrières, incitèrent les poètes à célébrer l'amour de cour, celui des nobles seigneurs et des gentes dames, auxquel les vilains vilenant de vilenie n'auraient su avoir accès.
Il consistait en une adoration inconditionnelle d'un troubadour envers la femme légitime de son seigneur, voire celle du roi. C'est ainsi que Bernard de Ventadour, pourtant dit-on fils du boulanger du château de Ventadour en Limousin, éleva son ambition amoureuse jusqu'à la conquête d'Aliénor d'Aquitaine. Elle le reçut à sa cour et le traita fort bien. Est-ce à dire que le poète pouvait espérer autre chose que de pouvoir soupirer ? Difficile à dire. D'une part, n'oublions pas que les seigneurs et souverains du temps étaient peu enclins à la plaisanterie concernant l'honneur de leurs dames. L'exercice eût été périlleux. D'autre part, la
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noble dame ou la reine ainsi honorée se trouvait en vue de toute sa cour, et en position de domination sociale, consciente de son indulgence et de sa condescendance : on ne peut l'accuser de froideur sans injustice.
Qu'eût-elle pu faire d'autre ? Montrer à tous des signes d'affection compromettante ? Libre d'ailleurs au troubadour de soulager ses ardeurs peccantes en quelque lieu plus bas, malgré ses protestations de fidélité, de dépérissement ! Puis, qu'eût-ce été qu'une belle qui eût accédé aux désirs d'un admirateur ? La belle dame se doit d'être sans merci. Autrement, elle descend de son piédestal. Certains évoquent la possibilité d'une épreuve particulièrement difficile : celle de la nuit d'amour sans contact physique. La noble adorée, à supposer qu'elle eût été touchée, attendrie, accordait de partager sa couche avec celui qui la chantait, à condition que chacun, nu, s'abstînt de tout commerce charnel ou même de tout contact. Ensuite, plusieurs dénouements se présentaient, dont les plus fréquents étaient l'acceptation de l'acte d'amour la fois suivante, et aussi la vexation extrême de la dame, qui estimait ne pas avoir été tellement aimée pour que l'homme eût résisté à une telle épreuve.
D'aucuns, allant plus loin encore, font référence à certaines pratiques sexuelles où l'éjaculation ne se produirait point. Il se serait alors agi de la contamination de la pensée des troubadours par certains aspects de la mystique arabe et iranienne. Or la chose n'est pas si absurde, les troubadours étant des personnes cultivées, en rapport avec le monde musulman – car les Croisades et autres guerres n'ont jamais empêché de longs et fructueux contacts sur le plan intellectuel et littéraire. Les troubadours arabes – il en existait beaucoup – chantaient eux aussi la dame de leurs pensées ; mais il s'agissait souvent d'un amour mystique d'Allah, plus satisfaisant encore que l'amour d'une femme, plus exaltant ; quand il ne s'agissait pas du vin, boisson interdite par le Coran, mais dispensatrice d'extases mystiques...
Une autre influence, bien plus certaine celle-là, provient de la pensée cathare. Et précisément, cette hérésie proclamait que Dieu juste et bon n'avait pu créer que le monde spirituel, tandis que la création d'ici-bas était échue à Satan. Le monde matériel était maudit,
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JAUFRE RUDEL « CHANSONS » 2044 02 18
partant, la reproduction également. Il ne fallait donc pas que l'amant et l'amante se rejoignissent avec le risque de créer un homme supplémentaire, nécessairement voué au mal. D'où certaines techniques de coït réservé. Faire l'amour équivaut alors à une prière de grande élévation. D'où certaines théories hasardeuses mais ô combien séduisantes, exposées par Denis de Rougemont dans son ouvrage L'amour et l'Occident, où l'auteur prétend que les troubadours, sous leur langage d'amour, transmettaient le message codé en faveur de l'hérésie cathare, jusque dans les cours du nord de la France.
En fait, le message de « l'amour de loin » repose dans un premier temps sur une opposition entre deux conceptions de Dieu : le Dieu du Seigneur (on appelle Dieu « Seigneur » en raison de la transposition précisément de la société chevaleresque jusque dans le ciel), un Dieu partisan de la loi, du mariage, de l'ordre établi et guerrier, le Dieu de l'Ancien Testament si l'on veut, et l'autre, miséricordieux, indulgent à tout ce qui se commet au nom de l'amour, car Dieu est Amour, et c'est celui de l'Evangile. Profitons-en pour émettre des doutes sur l'identité de religion entre l'Ancien et le Nouveau Testament : la figure de Dieu s'y révèle en effet sous des aspects parfaitement contradictoires. Le Christ, muet jusqu'à trente ans, aurait pu accomplir un voyage ou une initiation auprès des mages persans, car il se trouve que l'enseignement des Evangiles est beaucoup plus éloignée de celui de l'Ancien Testament que de celui de l'Avesta persan... dont il est tout proche. Quant au mouvement cathare, il représentait bien moins une hérésie qu'une nouvelle religion ! En effet, prétendre que le Christ ne s'est pas véritablement incarné, qu'il n'a été crucifié qu'en idée, c'est nier le principe d'incarnation qui est le propre de la religion chrétienne.
Il s'agit bel et bien d'une autre religion, et voilà pourquoi elle a été combattue avec la dernière énergie... par le roi saint Louis... Mais revenons au parfait amant, qui, soumis à sa dame, exprime par là sa soumission au principe d'amour, et se trouve favorisé par le Dieu de pardon et d'indulgence. Il s'oppose à l'ordre établi, féroce et féodal. Cependant le Seigneur le tolère et l'ecourage, car il tient auprès de sa Dame le rôle d'ornement, et plus son épouse
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légitime est célébrée par un poète, plus elle obtient de gloire elle aussi, qui rejaillit sur son seigneur. Tout amour d'autre part, depuis Tristan et Iseut, se doit d'être malheureux : il consiste en une série d'épreuves, qui qualifient le soupirant : plus il en surmonte, plus il est digne d'estime et d'adoration.
Mais aussi, le mariage étant considéré comme le comble de l'oppression, il est nécessaire que l'union des deux amants soit sans cesse contrariée, afin que la passion se ravive incessamment. Et voilà pourquoi le prétexte de tous nos romans d'amour est de savoir si Untel obtient ou obtiendra les faveurs d'Unetelle. Jaufré Rudel est demeuré célèbre pour avoir trouvé ou utilisé la formule de « l'amour de loin ». Il serait difficile de déterminer en quoi il a pu se distinguer des autres troubadours du XIIe siècle. Son nom a été donné au lycée de Blaye, car il était prince de cette même ville. Mais en ce temps-là, chacun avait à cœur de reprendre les thèmes communs, et le culte de l'individualité n'était pas ce qui primait dans la personnalité d'un poète.
Seul un médiéviste pourrait apporter la réponse à cette question.
Encore les spécialistes en question sont-ils renommés pour la prudence et le caractère évasif de leurs conclusions, qui n'en sont pas. Denis de Rougemont s'en montrait déjà exaspéré.
L'édition n'est d'ailleurs guère accessible qu'aux spécialistes, malgré sa présentation bilingue, occitan médiéval-français. Elle présente un avant-propos, comprenant un chapitre "Vie et oeuvre du poète". "Les documents historiques sont absolument muets sur le personnage que les manuscrits appellent Jaufré Rudel ou Jaufré rudel de Blaye et que certains qualifient de "prince". Note 1 ( il y a toujours des notes en bas de page) : "Les rubriques donnent ces deux noms, sous la forme du cas-sujet ou du cas-régime, avec quelques divergences graphiques : Rudelh dans C, Jofre dans M ; la mention de Blaia est dans C N D 2, celle de "prince" uniquement dans la Biographie. "
Vous le voyez, l'on tombe très vite dans les discussions techniques sur l'établissement du texte. Mais pour qui s'en donne la peine, se révèleront des chansons d'amour et de raffinement, où sont évoquées aussi les préoccupations techniques du poète. Il se pourrait qu'il ait renoncé aux amours terrestres pour se consacrer aux amours célestes, mais qu'y a-t-il de vrai ou de convenu dans COLLIGNON LECTURES
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ces déclarations ? Voyons les vers de la sixième chanson :
"Nuils hom no.s mervill de mi
S'ieu am so que ja no.m veira,
Que.l cor joi d'autr'amor non ha
Mas de cela qu'ieu anc no vi,
Ni per nuill joi aitan no ri,
E no sai quals bes m'en venra, a a.
"Que nul ne s'étonne à mon sujet si j'aime ce qui jamais ne me verra, car mon coeur n'a joie d'aucun amour, sinon de celui que jamais je ne vis ; aucune autre joie ne le réjouit autant, et je ne sais quel bien m'en viendra, a, a
Une autre strophe :
"Ben sai c'anc de lei no.m jauzi,
Ni ja de mi no.s jauzira,
Ni per son amic no.m tenra
Ni coven no.m fara de si ;
Anc no.m dis ver ni no.m menti
E no sai si ja s'o fara, a a.
"Je sais bien que jamais d'elle je n'ai joui, que jamais de moi elle ne jouira, ni ne me tiendra pour son ami, ni ne me fera, à son propre sujet, aucune promesse ; jamais elle ne me dit ni vérité ni mensonge et je ne sais si jamais elle le fera, a,a.
Sont indiquées donc, dans le texte et la traduction, les modulations de fin de couplet, car n'oubliez pas que ceci devait être chanté. Nous recommandons aux amateurs de poésie médiévale, totalement par rapport à notre époque et Dieu merci, la lecture des Chansons de Jaufré Rudel, 50 pages dans la collection "Champion", éditées par Alfred Jeanroy. Nous vous souhaitons d'excellentes amours, mais de près.
COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « LUMIERES, LUMIERES »
GIONO "LE HUSSARD SUR LE TOIT" 25-2-2044
"Le Hussard sur le toit" de Giono a fait l'objet d'une adaptation cinématographique, et l'œuvre littéraire en a été je l'espère revivifiée. Ce n'est pas le meilleur Giono du moins pas celui que j'ai envie de lire, chacun veut lire son propre livre, dit Cocteau, afin de le critiquer : "Je l'aurais tellement mieux écrit !"
Mes livres, chez Giono, c'est "Que ma joie demeure" ou "Un roi sans divertissement". Mais "le Hussard" me plaît bien aussi, avec ses airs stendhaliens, son grand air pur sur fond de choléra, son pittoresque, son allure de primesaut, où le courage se dilue comme une succession d'actions très ordinaires. Rien de plus conforme à l'idéal d'un hussard, vide, jeune, beau peut-être ?
Giono n'en dit rien. Or je ne le vois pas beau, ce hussard. A vrai dire je ne l'incarne pas. Non plus que sa Pauline de Théus, rencontrée si tard dans le roman. C'est l'occasion une fois de plus d'instruire l'éternel procès des adaptations cinématographiques. Je ne veux pas que Binoche me gâche Pauline, ni Pérez (est-ce Pérez ? ) - le hussard.
Il est trop beau, dans le film. Trop apprêté, y compris dans sa barbe de quatre jour soigneusement retaillée avant chaque journée de tournage, et passée aux ingrédients du maquillage. Le vrai hussard puait de la gueule et du cul, parce qu'il était resté plusieurs semaines sans ôter ses culottes. C'est mis dans le bouquin.
Il rencontre un ami carbonaro sur une haute colline, à l'écart de Manosque infestée de choléra. Il se couche avec cet ami, avec une femme au milieu d'eux, servante de sa mère, jeune. Que se passa-t-il ? Rien. Sinon qu'il dut ôter sa culotte, et dormir à trois, entre frères et soeur. Il ne fallait pas se laver, savez-vous ? En 1832, l'eau était infectée. On attrapait le choléra en se lavant.
Il n'y avait pas d'antibiotiques. Plus on montait - plus le hussard montait, plus il voyait de morts. Il cherchait la frontière italienne, afin de poursuivre sa lutte pour l'Italie libre, et sans cesse le sort lui balançait dans les pattes des cadavres, des cadavres de paysans ou de
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GIONO "LE HUSSARD SUR LE TOIT" 25-2-2044
bourgeois français de ce côté-ci des Alpes, comme autant de symboles du Malin l'empêchant d'accomplir sa mission. Il n'y a pas non plus d'antibiotique, de nos jours, contre le démon de la guerre, et ç'aurait aussi bien pu être la guerre. Et le peuple trahissait : il mourait, les survivants s'assemblaient dans les villes pour écraser à coups de talons les têtes des prétendus empoisonneurs de fontaines. Et c'est pour cela qu'Angélo, le hussard - quel beau nom ! Angélo, l'Envoyé, empêché d'accomplir sa mission, devant fuir devant ceux qui refusent le message de sa beauté, j'entends beauté morale, décision, pureté - c'est pour échapper à la lâcheté des rats populaires, hélas ! en bande, qu'Angélo doit se réfugier sur les toits de Manosque.
Tout ce qui monte est sans issue, tout refuge en hauteur absolue est entouré d'abîmes, de rues à pic où l'on écrase les prétendus traîtres, où la maladie rôde et ne choisit pas en fonction des puretés ou des jeunesses. Sans issue également la quarantaine, où l'on entasse les pas encore malades en attendant qu'ils le deviennent de trouille, car on veut se créer un choléra, afin de devenir soi aussi un horrible cadavre bleu mordant le vide de ses dents retroussées de vampire.
Cette quarantaine-là est située dans un château, dans une forteresse gardée ô combien étroitement par des bonnes soeurs, toutes fières de n'être pas mortes ni malades et y voyant sans doute uen grâce spéciale de Dieu, mais qui enferment fort bien les suspects avec un luxe de précautions dignes des lapine et des poules du temps où elles étaient encore filles de ferme... C'est en bas qu'est le salut, dans l'épaisseur des murs, par des passages dérobés que Giono ménage toujours à quiconque veut s'enfuit, avec pistolets, avec ruse. Et Pauline, Angélo, fuient, à cheval quand il se peut, autrement à pied, toujours le maigre indispensable bagage sur le dos, toujours plus haut dans la montagne, car les hauteurs humaines, maisons, forteresses, sont des endroits où l'on tue.
En bas, dis-je, car sur les toits, jadis, Angélo rencontra, dans l'épaisseur d'un appartement nocturne, la belle Pauline de Théus qui lui offrit à manger, à boire, et il bâfra honteusement,
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et elle le regardait, rassurée de voir un affamé manger au lieu de mourir. En bas de l'âme encore ces ruses, ces menaces, ces barrages de bourgeois apeurés à franchir en tirant du pistolet en l'air, et tant d'épreuves, tant de tripes pourries.
C'est l'obsession. De la pourriture partout, mais au soleil, sans complaisances dans la description, une simple mention clinique incessamment répétée, le Mal absolu contre lequel on ne fonce pas de front, comme le Petit Français - ce médecin qui charge à la polonaise - les lanciers contre les chars - et qui se brise enfin, tordant les jambes au sol, contre la maladie.
Voilà ce qu'il aura appris, Angélo, car il s'agit d'un roman initiatique, de voyage aussi : qu'il ne faut pas lutter contre l'innommable avec les seules armes du courage et de la chance, mais qu'il faut, ce sera la nouvelle noblesse, fuir pour préserver ce qu'il y a de plus pur en soi, la santé, le corps, l'idéal, et même pas l'amour, qui n'est pas venu encore en ce coeur de vierge guerrier, mais seulement, par reconnaissance, dans celui d'une femme qu'il a sauvée au milieu de la tripaille en furie de pourriture.
D'ascèse en ascèse, de plateau en plateau, jusqu'aux cols des Hautes-Alpes, Angélo-Giono parvient enfin au château du Marquis de Théus, disparu, "faisant le fou" dans les vallées d'en bas. Angélo se sera nourri de cigares et de vin, de grignotages, évitant soigneusement tout contact avec la foule des mourants et des bavants, la foule des bas sentiments qui se réveillent comme autant de crapauds vermineux sur les décombres du corps.
Cette femme, il l'aura sauvée en camarade, il lui aura dénudé le ventre afin de la frictionner, en plein air dans le livre, avec des pierres chaudes autour du corps - c'est ce parfum de carbonade et de sommets provençaux courant sur les crêtes de l'oeuvre, bien plus que les relents de vomissures, qui imprègne la narine interne du lecteur.
La pureté. L'homme et la femme fuyant courageusement à travers les barrages de trouillards, les miasmes, les méchancetés, les dénonciations, les oiseaux carnassiers, les papillons suceurs des yeux, tous deux en camarades, remettant à plus tard, à l'improbable, à jamais peut-être, ced réenclenchement dangereux de l'amour, de la procréation, de la vie, de l'avenir, de tout ce COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « LUMIERES, LUMIERES »
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qui est vivant, palpitant, obscène - pas avant que le Mal, là-bas dans les vallées, ait fini de se déchaîner, et c'est pourquoi il ne faut pas que cette épidémie prenne fin, pas dans le temps, non, mais dans l'espace, et par la seule vertu non pas tant de la fuite en fait que du perpétuel nomadisme, de la perpétuelle remise en question de l'espace et du projet.
Rien de fixe, ou la mort. Ou le refuge suprême, le Potala propre de son propre Lhassa, au-dessus des remugles de l'humanité crevante, tel Jean Giono dans son Mercantour au-dessus de la mêlée, au-dessus du nazi à venir. Parvenu au château du vieux mari absent, peut-être mort, il reste à Angelo à franchir une ultime crête de montagne, pour rejoindre, dans la lutte, ses racines, sa justification de libérateur, sa Sanseverina, sa mère, ses racines, et n'oubliez pas que les derniers mots du livre sont :
"Il était au comble du bonheur".
Tel est le bien suprême qu'Angélo a su préserver au sein de ses épreuves : le bonheur, équivalent au sentiment d'exaltation que l'on éprouve devant le danger. L'abîme pascalien conjuré par cette exaltation paradoxale, absurde, qui est la force même de la vie : nous devons crever , soit ! mais plus tard, et pour l'instant, contre tout ce qu'il y a de redoutable, contre tout ce qui doit finalement vaincre, battons-nous, combattons proprement, le poumon surgonflé, débordant d'inutile orgueil.
Car il est un épisode qui n'est pas relaté - comme tant d'autres – dans le film : c'est celui où Angélo, descendu clandestinement et nuitamment de son toit, charrie pour le compte d'une nonne boulotte et ronchon des morts, des cadavres par dizaines, et les lave, et les brosse à la brosse à chiendent, au point que les peaux bleues résonnent comme un tambour, afin de fournir une grandeur à ces morts, en les en terrant dignement.
C'est en touchant le fond de l'inutilité, de la grandeur du courage sans recours, que l'on s'acquiert le droit d'arborer à nouveau son fanion intouché personnel.
Angélo, franchie la barrière alpestre, accomplira son ascension ultime, et c'est vers le ciel, comme son nom, qu'il semble devoir poursuivre à tout jamais une mission qui ne finit jamais. COLLIGNON HARDT VANDEKEEN « LUMIERES, LUMIERES »
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Voyez de plus comme notre hussard vit en nous, par la vanité, le noble souci de paraître qu'il incarne aussi bien que nous, avant que cela ne devienne sa grandeur et sa simplicité :
"Les morts des manoeuvres de division étaient simplement désignés dans le rang et marqués d'une croix de craie sur le dolman. Il s'était dit souvent : "Quelle figure ferais-je à la guerre ? J'ai le courage de charger, mais, aurais-je le courage du fossoyeur ? "
Plus loin, le voici dans une quarantaine, parmi les rats qui sont hommes :
"Pour rassurer tout le monde, Angélo jeta la serviette par une lucarne. Il vint donner un cigare à la sentinelle et il resta sur le pas de la porte à fumer le sien.
"Il était là depuis un quart d'heure et un peu ébloui par la lumière du grand soleil blanc, quand il entendit une sorte de brouhaha dans la grange."
Il voit les lâches, il s'échappe, il jure, le hussard :
"Il avait reconnu dans ces cas-là la haute valeur thérapeutique de ces mots simples.
"Ces bougres-là, se dit-il, s'efforceraient même de me mettre au pli à propos de ma fuite de tout à l'heure dans les rues. "Vous avez agi comme un conscrit", me diraient-ils. Il fallait leur donner du pistolet dans la gueule, mais pas comme un paladin ou Roland à Roncevaux, comme un maître, comme quelqu'un qui a sur eux droit de vie et de mort et les considère d'ailleurs comme de l'ordure. Ce qui importait était de les faire entrer dans le rang".
Plus loin, rencontre avec la nonne laveuse de cadavres :
"Deux griffes de petites moustaches noires agrafaient sa bouche de chaque côté.
- Qu'est-ce que tu veux ? dit-elle.
- Rien, dit Angelo."
Puis Angelo arrive sur la colline où l'attend son complice, Giuseppe, exilé comme lui en France. Il faut d'abord passer, de nuit, le long des feux qui brûlent les cadavres :
"Des feux s'allumèrent partout. C'étaient d'abord, tout proches, de hauts brasiers dont on voyait se tordre les flammes. Elles claquaient comme une danse de paysannes sur un parquet de bois."
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Au pied de cette colline :
"On avait recouvert les morts et bouché les fosses avec de la chaux vive. Ces fosses, d'ordinaire, bouillottaient évidemment sous le jus des cadavres mais, arrosées et baignées par la pluie maintenant, elles bouillaient à gros bouillons comme d'infâmes soupes. On en entendait le grésillement, on en voyait la fumée, on en sentait l'odeur."
Plus loin, le hussard demande son chemin :
"On va où on veut.
- Est-ce qu'elle ne passe pas par Chauvac, ou Roussieux? Est-ce que vous connaissez un pays qui s'appelle Sallerans ? "
Plus loin, les religieuses retiennent les suspects d'être malades :
"Vous seriez allés leur porter les occasions.
Ce qui était un pieux mensonge car les villages des environs avaient été dévastés comme les autres villages. Et d'ailleurs leurs morts étaient morts, tout compte fait, plus commodément que ceux de la quarantaine avec, parfois, le secours d'un médecin, ou bien des drogues, en tout cas dans des lits et souvent dans des alcôves sombres qui leur épargnaient les souffrances supplémentaires de la vive lumière si douloureuse à la rétine des cholériques.
"On avait déjà perdu plus de vingt malades. Il avait fallu se gendarmer brutalement contre les survivants, surtout ceux de la famille des décédés."
Enfin :"En tout cas, il fallait passer par Saint-Dizier, puis les Laures et enfin Savournon ; après, à en juger par la distance qui restait encore à parcourir, il n'y avait plus qu'à demander Gap.
- D'ailleurs, dit l'homme, à ce moment-là vous serez déjà dans les montagnes.
"La mouche du choléra ne volait pas, paraît-il, au-dessus d'une certaine altitude."
Discours final, qui vous prouvera qu'il est beaucoup moins question d'amour dans le livre (car dans le film, l'intérêt amoureux est plutôt disproportionné pour attirer le grand public, ce qui me fait maintenir que, quelle que soit la réussite d'un film, le cinéma est à la littérature ce que la chansonnette est à la symphonie), et qu'il faudrait plutôt chercher des correspondances entre "Le Hussard sur le toit" et "La Peste" de Camus, mais je n'en finirais pas si je voulais
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GIONO "LE HUSSARD SUR LE TOIT" 25-2-2044
mentionner tous les titres d'intérêt que j'ai sur l'œuvre de Giono :
"Toutefois, pour avoir une connaissance même approximative de ces somptueuses panathénées, il faut d'abord se familiariser avec les paysages dans lesquels ces fêtes se déroulent. Le foie, la rate et le gésier dont je parlais tout à l'heure, c'est vite dit, mais, qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce que c'est surtout avant d'être étalé sur le marbre des autopsies ? "
Il faut être Giono pour achever "Le Hussard sur le toit", cette épopée de la charogne et de la pureté forcenée, sur une tirade mystique et lyrique de la force de celle du pantagruélion de Rabelais...Bonne lecture, et longue, et fructueuse, et riche ! C'était notre dithyrambe partiel
mais enflammé à propos du "Hussard sur le toit", de Jean Giono, le livre, Folio 240.
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CIORAN « DE L'INCONVENIENT D'ETRE NE » 04 03 2044
L'une de mes élèves, suicidaire dit-elle, m'a demandé de lui prêter De l'inconvénient d'être né, par Cioran. Certains pourraient croire que lire Cioran pousserait plutôt au suicide. Personnellement, ayant eu entre les mains son Précis de décomposition, je commis la bêtise de le jeter à la corbeille. Or il existe une façon de lire Cioran qui vous incite au contraire à un optimisme lucide du meilleur aloi, et je ne pense pas avoir entraîné cette jeune fille au suicide.
En effet, c'est un lieu commun dans l'Antiquité ou à l'époque du XVIIe siècle qu'il vaudrait mieux ne jamais être né ; cette opinion fut reprise par un grand philosophe de notre temps, Coluche, qui s'exclamait : « Capotes Nestor, je suis pas né je suis pas mort ». Il est vrai que la vie n'est qu'une vallée de larmes, ou bien, comme disait le sapeur Camenber, « un tissu de coups de poignard qu'il faut savoir boire goutte à goutte ».
Cela dit examinons les choses avec lucidité : notre vie n'a aucun sens, que l'on soit croyant ou non, car s'il est un Dieu, alors pourquoi, nous sommes renvoyés au-delà de Dieu, et ainsi de suite. Pour le non-croyant, qui pense qu'après la mort nous rencontrons soit le Néant, soit le Grand Tout, ce qui revient au même puisque nous perdons notre conscience individuelle – je vous fais un vrai cours de terminales ! - la chose est encore plus convaincante. Or, devons-nous désespérer ? Non. C'est à nous de donner un sens à notre vie, même et surtout si cela ne sert à rien, suite du cours de philosophie. Mais Cioran pourrait faire sienne l'affirmation de Virgile, en substance : « Il y a espoir de vaincre pour celui qui a perdu tout espoir. » C'est précisément parce que nous ne sommes que néant, que nous n'avons aucune récompense, pas même en ce bas monde, à attendre, que nous devons d'autant plus aimer la vie et y faire le plus de bien possible.
Ça ne sert à rien ? Eh bien comme cela, nous sommes soulagés. Il n'y aura ni père fouettard ni distribution des prix. Dois-je vous dire que Cioran était le plus aimable des
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CIORAN « DE L'INCONVENIENT D'ETRE NE » 04 03 2044
hommes, toujours prêt à consoler ou à rendre service ? Dois-je préciser que Cioran prône l'absence de désir, comme le Bouddha, et la compassion universelle, comme icelui également ? Tel est le sens de l' « inconvénient d'être né », qui se présente sous forme de petits ou moyens aphorismes séparés par des astérisques. J'avais trouvé que les aphorismes ou maximes de Cioran manquaient de concision, ce qui est le comble pour une maxime. Or il faut respecter le pacte de lecture : Cioran est un bavard qui se restreint, et un fou qui se contraint à être sage.
Il n'assène pas de leçon, et ce qui le rend proche et applicables ses règles est le fait qu'il se soit trouvé, lui aussi, en proie à des rages parfaitement vaines; à des crises d'orgueil et de découragement, comme chacun de nous. Il y a dans ces affirmations que nous ne sommes rien une profonde aspiration à faire quelque chose parce que c'est absurde, et non pas malgré que cela le soit. Une bouffée d'oxygène, ayant balayé toute espèce d'idéologie, de justification. Ce qui pousse à l'action pour l'action. Débarrassé enfin de toute illusion. Il est malheureux de savoir parler si mal de ce que l'on aime le mieux, car véritablement Cioran est dans une large mesure mon maître à penser, encore que je n'y pense jamais : un moderne, ça ne fait pas sérieux.
D'autre part, il pense que nous devrions laisser tomber nos bras et ne rien faire, tout en s'étant malgré tout préoccupé de publier et de promouvoir ses pensées. Mais qui s'attarderait encore à de tels arguments ? Il s'est à lui-même lancé des flèches autrement plus dangereuses, en affirmant que son désir de démontrer la vanité de tout désir était encore un désir plus fort que les autres, et qu'il gisait encore dans cette fange d'où il voulait précisément tirer les autres... Il est évident que cela ne donne pas de pain à l'ouvrier, mais ce n'est pas à ce niveau que se situe le débat. Je voudrais simplement vous faire part de certaines de ces petites maximes, en vous avertissant de la manière de lire Cioran : lentement, phrase à phrase, pour s'en laisser pénétrer, pour bien se pénétrer de sa justesse.
Même si certaines semblent un peu trop symétriques ou systématiques, telles ces
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CIORAN « DE L'INCONVENIENT D'ETRE NE » 04 03 2044
phrases faussement aigres ou faussement sages où l'auteur renchérit sur le malheur d'être né, comme dit dans le titre.
« Quelle déception qu'Epicure, le sage dont j'ai le plus besoin, ait écrit plus de trois cents traités ! Et quel soulagement qu'ils se soient perdus ! »
Nous ne connaissons en effet d'Epicure que ce qu'on dit de lui ses disciples et ses adversaires, ces derniers l'accusant de n'accorder d'importance qu'à manger et à boire : en fait, il proposait de manger et de boire uniquement à la mesure de ses besoins. Surtout, il niait l'existence de dieux, au singulier ou au pluriel, qui s'occupassent de notre bas monde. Qu'un tel homme ait été bavard dans ses écrits tendrait à démontrer qu'il a éprouvé la vanité de vouloir répandre sa doctrine dans le monde grec tout entier. Que tout se soit perdu prouve que les Anciens, dans leur sagesse, n'ont pas estimé utile de le conserver pour les siècles des siècles, car nous connaissons la littérature antique essentiellement par des recueils de morceaux choisis... Et cela nous permet d'imaginer ainsi l'un de ces sages qui n'écrivirent rien par eux-mêmes, tels Socrate et Jésus-Christ, s'il a existé. D'imaginer aussi qu'il s'est aussi peu soucié de gloire humaine que de reconnaissance... divine. Ainsi donc Cioran peut-il façonner le grand Epicure à son image...
« Toute pensée vient d'une sensation contrariée ».
Que ne dirait pas un spécialiste en philosophie ! de quel sensualisme lockien n'exciperait-il pas ! contre quelle réduction de l'être humain ne protesterait-il pas, s'il était idéaliste ! or justement, Cioran s'élève contre tout idéalisme, comme contre tout mensonge. Il piétine « ces-idéologies-qui-nous-ont-fait-tant-de-mal ». Nos idées viendraient donc de nos sensations, et non de Platon sait quels concepts préexistants au sein de Dieu sait quel être... Parlons, précisément, de Dieu : « Ainsi occupons-nous le terrain vague qu'il nous a concédé par miséricorde ou par caprice. Pour que nous soyons, il s'est contracté, il a limité sa souveraineté. Nous sommes le produit de son amenuisement volontaire, de son effacement, de son absence partielle. »
VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
CIORAN « DE L'INCONVENIENT D'ETRE NE » 04 03 2044
Inutile de proclamer que j'ignore dans quelle mesure Cioran titille le paradoxe et la provocation : mais il lui plaît de souligner ces représentations théologiques traditionnelles. Si l'on admet en effet une création, il faut admettre un avant et un après, à moins de postuler que la création est consubstantielle au temps, et qu'elle a lieu à chaque instant. L'on voit à quel point la solution de la formule est supérieure à tout raisonnement, car elle nous laisse sur notre faim et fait fonctionner « l'imagination de notre intelligence ». Où se trouve démontrée une fois de plus la supériorité de la littérature sur la philosophie – j'entends bramer d'ici – eh quoi ! ne me sera-t-il pas permis à moi aussi de manier la provoc ?
Achevons donc provisoirement sur le sentiment de l'anéantissement de soi, qui est bien doux-du moins quand on s'est résigné à la mort :
«Quant on ne croit plus en soi-même, on cesse de produire ou de batailler, on cesse même de se poser des questions ou d'y répondre, alors que c'est le contraire qui devrait avoir lieu, vu que c'est justement à partir de ce moment qu'étant libre d'attaches, on est apte à saisir le vrai, à discerner ce qui est réel de ce qui ne l'est pas. Mais une fois tarie la croyance à son propre rôle, ou à son propre lot, on devient incurieux de tout, même de la « vérité », bien qu'on en soit plus près que jamais. » C'est bien ce que je vous disais, poursuis-je avec un aplomb imperturbable. Mais ici, l'auteur, Cioran, se démarque de son projet même : se débarrasser de tous les ingrédients, de toutes les sauces terrestres, afin d'embrasser l'exaltante vérité du néant, du nirvâna – qui est fixé ? - cette démarche donc de détachement est inefficace, parce qu'elle fut initiée dans un certain dessein ; or c'est l'idée même de dessein qui est un péché, même celui de démontrer qu'il ne saurait y avoir aucun dessein. Je crois que là tout de même je deviens aussi bon que Cons-Sponville... Cioran nous dit ce qu'il faut faire, puis, parvenu au sommet de l'échelle, il ébranle l'échelle et nous avertit que ces sommets qu'il nous proposait, que les sages nous proposaient, sont d'un air trop raréfié pour que nous puissions y respirer, y survivre.
Eh bien, restons dans nos illusions, restons humains et pitoyables. « Il manque la
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CIORAN « DE L'INCONVENIENT D'ETRE NE » 04 03 2044
grâce », dira un pascalien. Certes. Et pourtant combien j'obtempère à ceci : il m'est arrivé de souhaiter habiter tel quartier populaire, où le plus diplômé serait un marchand de légumes. Là, je n'aurais plus aucun souci de gloire, de frime ou de « solution » - tenez, ne serait-ce qu'à l'étranger. Je n'aurais plus l'obligation de faire qu'on parle de moi, tout serait vain, c'est-à-dire ramené à sa juste proportion. Et je découvrirais ainsi, au fond de Bali ou de Bornéo, qu'il est bon de Mourir pêcheur, comme dit Manset, et que le peuple, entendez tous les peuples, dans leur cadre limité, ont su trouver la véritable sagesse humaine.
Savez-vous d'autre part quel est le passionnant exercice que je viens de découvrir ? Exercice parfaitement irréalisable bien entendu : ne plus me faire remarquer. Accepter de devenir un illustre inconnu. Je suis sûr que seraient ainsi abolies toutes mes – toutes vos ? - souffrances imaginaires : savoir si j'ai bien ou mal fait, ce que l'on va penser de moi – rien du tout, rien du tout... Je ne serais plus obligé de me prouver, de prouver aux autres que je suis le meilleur, ou que je suis – ah mais ! - nettement moins con que j'en ai l'air, ou que ne laissent à penser mes paroles, mes précieuses attitudes et l'ensemble de ma personne dorée. C'est alors – par pur calcul... - que je pourrais vraiment devenir quelqu'un, en jouant au modeste, et en ayant réellement acquis cette modestie. Mais je m'égare et je truque le jeu.
Intéressant, non ? Mon Dieu, délivrez-nous du flic, mais, plus encore, du clown. Et quand la Mort tournera vers moi son nez-rouge, puissè-je – c'est solennel ! - après avoir bien lutté comme il se doit, éprouver enfin cet apaisement, cet abandon, ce soulagement, dont parle Prévert : « Merci Monsieur l'assassin, me voilà bien débarrassé », sentiment d'ailleurs parfaitement programmé dans mon développement cellulaire. Nous croyons en effet devenir sages, alors qu'il ne s'agit vraisemblablement que d'une évolution hormonale. C'est vrai, quoi: si je deviens modeste, si je deviens insignifiant, pas de raison pour que tous les grands hommes n'en fassent pas autant. Et si vous voulez vous laver la tête, avec pureté, mieux vaut vous plonger tout seul dans Cioran, par exemple dans De l'inconvénient d'être né, Folio-Essais, gratuit, quand c'est fauché à la librairie Calligrammes, à Cahors. Salut.
"LE TAMBOUR" HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
GÜNTHER GRASS « LE TAMBOUR » 44 03 11
Le Tambour de Günther Grass, vaste ouvrage en deux volumes au Livre de Poche nos 2614/2615, si toutefois le texte est véritablement intégral (n'achetez pas La Montagne magique de Thomas Mann, il manque je ne le répéterai jamais assez plusieurs chapitres de philosophie, jugés trop abstraits pour ces gros ploucs de Gaulois) – est digne d'inspirer respect et considération. Même si vous avez « vu le film » (air connu), vous trouverez des épisodes remarquablement développés. Trop développés. On ne sait pas se borner. C'est une œuvre de mauvais goût, foisonnante, geignarde, revendicatrice, baroque si l'on n'usait et n'abusait de ce mot. Vous connaissez donc tous l'histoire de ce jeune garçon de trois ans doué d'une précocité exceptionnelle, qui décide le jour de ses trois ans de se lancer dans un escalier de cave afin de retarder pour toujours sa croissance et de rester bloqué à son âge précisément.
Or son père, du moins putatif, lui a offert pour son anniversaire un bruyant tambour, en allemand Blechtrommel, c'est-à-dire un de ces horribles instruments plats de fer-blanc capable de produire le plus volumineux des vacarmes. L'Allemagne nazie astique ses buffleteries, la bêtise monte en flèche dans le peuple, et notre faux débile, Oscar, trouble de ses roulements de caisse les beaux ordonnancements de dignitaires hitlériens locaux. Il apprend sournoisement à lire et à écrire, évitant la promiscuité des écoles publiques, et subit la méchanceté des humains dès l'enfance. Et tant que ses aventures à ras de sol ne font que le mener dans son cadre familial, avant et pendant la guerre – voir le remarquable épisode de la prise de la poste de Dantzig par les nazis – cela va bien, le lecteur suit l'intention satirique, bien que lourdement germanique.
Mais ensuite commence ce qu'on ne voit pas dans le film, du moins selon ma mémoire. Le nabot retardé de croissance s'est senti grandir, atteint désormais 1m 22, et nous fait part de ses aventures avec tous ceux qui l'entourent. Et alors se révèle ce que nous soupçonnions : Le Tambour est une œuvre dingue. Trop longue, d'abord. Trop d'épisodes. Trop de personnages. « Trop de notes », disait de Mozart le bon Joseph II. Nulle harmonie mozartienne ici, mais
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GÜNTHER GRASS « LE TAMBOUR » 44 03 11
plutôt une cacophonie grinçante, Bartok par exemple. Des humiliations subies et réclamées. Des appétits dépravés d'infirme, à l'âme torturée comme un bonzaï. Des digressions sur un personnage dont personne ne voudrait assumer la destinée – identification impossible par conséquent, à moins d'être fâcheusement tordu.
Des longueurs, innombrables, des emplois incongrus de mots, des tournures alambiquées, rendues par la traduction (de Jean Amsler).
Et surtout, un foisonnement, vous vous en seriez douté, dont le seul fil directeur est la vie d'Oscar, moins nabot certes mais tout petit et bossu quand même, un Oscar qui parle de lui tantôt à la troisième tantôt à la première personne, et qui se met en avant, grince, fait des plaisanteries dont la lourdeur se téléphone des lignes à l'avance. Et pourtant, fasciné par le venin, par le ricanement de cet infernal gnome, le lecteur marche. Oscar est un personnage peu recommandable, l'infirmité, la sottise, la guerre, l'ont rendu méchant, aigre, narcisse, autodestructeur, persuadé de son immense importance et soudain s'attendrissant et nous attendrissant sur son misérable sort, méprisable et puant d'orgueil, sous son vernis de vedette. Oscar est devenu le meilleur tambour du monde, un numéro dirais-je unique, pour les vieux et vieilles de tous les pays, qu'il fait pisser dans leurs culottes en leur réinculquant leur petite enfance chieuse et méchante, perdue, le temps béni où l'on pouvait piquer des crises et se rouler à terre, et vivre à cru la jouissance de la rage et de la punition.
Oscar fait des tournées, salue en costume de gala, baise la main des dames et les saute très bien en s'aidant de son horriblement attirante infirmité, mais en dessous conserve son cœur méchant, et sa folie qui ne se rend que par un mot allemand, la Schadenfreude, qui est « la joie de faire le mal ». Il éprouve d'ailleurs aussi bien la joie de faire le bien et de se voir en porte-bonheur. Ce livre fou, dérangeant, échappant à tous les critères de bon goût et heureusement, procède à la fois du Pétersbourg de Biély et des fumeuses histoires de fou de Jünger, ou du Maître et Marguerite de Boulgakhov. Tout ce que l'on n'aime pas en France bien policée où l'on fait un triomphe aux petites crottes contournées des Editions de Minuit.
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GÜNTHER GRASS « LE TAMBOUR » 44 03 11
Et puis ça fait longtemps que c'est paru, et puis c'est de la plume d'un Boche, et puis j'ai déjà vu le film, voir plus haut. Eh bien ce livre qui éclabousse, qui projette les éclats de verre – je rappelle que notre Oscar, outre son talent tambourinant, possède le don de vriller les oreilles et de découper les vitres par un cri perçant dont il a seul le secret – nous allons nous y promener peut-être longuement : cela nous permettra d'apprécier sur pièces. Sachez donc que l'histoire commence à Dantzig avant la guerre 39-45, et que l'amant de la mère d'Oscar est polonais, tandis que le mari, et père officiel, est allemand bon teint, lourd et fasciste. Du moins pas encore, mais ayant toutes les prédispositions. Ce qui donne, à propos de l'amant de Madame Mère : « Jan Bronski émigra à la poste polonaise. Ce changement de bureau parut spontané. Pour beaucoup, le motif qui le déterminait à acquérir la nationalité polonaise tenait au comportement de maman. »
C'est vrai, ça. Il faut commencer par bien tout classer : les Allemands avec les Allemands, les Polonais avec les Polonais. Et la mère d'Oscar navigue entre les deux, étant de toute façon de sang kachoube, c'est-à-dire qui préexistait et aux Slaves et aux Germaniques. Inénarrable contact définitivement compromis avec la racaille puérile de l'école primaire. Que j'aime à voir maltraiter les enfants, moi qui ai appris depuis ma petite enfance à moi qu'il n'y avait rien de plus promiscuitaire, de plus rat et de plus lâche qu'une assemblée de petits morveux déjà vieillards et conformistes :
« Les mères des gamins massées contre le mur à l'opposé de la façade vitrée tenaient derrière leurs bras croisés les cornets de papier pointus et multicolores, fermés en haut d'un papier de soie, dépassant ma tête, accessoires traditionnels du premier jour de classe. Maman avait aussi apporté un cornet semblable. »
C'était notre séquence « on rigole on rigole à l'école primaire, et le premier qui ne rit pas sera puni. »
On est prié de s'amuser aussi à la plage. Oscar trouve tout moche, trouve tout aigre.
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GÜNTHER GRASS « LE TAMBOUR » 44 03 11
J'aime les enfants râleurs – dans les romans :
« Je ne voulus pas non plus me tremper dans la séduisante eau baltique, mais conserver mon pubis à l'abri dans le sable et pratiquer une politique d'autruche. Matzerath et aussi Jan Bronski avaient l'air si ridicules et si minablement déplorables avec leurs amorces de bedon que je fus content, tard dans l'après-midi, quand on regagna les cabines où chacun enduisit de crème son coup de soleil et enfila, oint de nivéa, son uniforme civil du dimanche.
« Café et gâteau à l' « Etoile de mer ». »
Nous précisons que Matzerath est le nom du père officiel, donc l'identité du jeune Oscar. Vous constatez que nulle grincerie ne nous est épargnée. C'est le « contrat de lecture »...
Oscar éprouve des émois métaphysiques. Ne serait-il pas, lui le gnome contrefait au tambour, la réincarnation du petit Jésus en sucre que l'on voit sur les bras des vierges saint-sulpiciennes ? Le voici donc à l'église catholique :
« Ils sont fichus, en répétant pour Pâques, de recouvrir avec leur boucan le premier fla reproductif, imperceptible, de l'Enfant-Jésus.
« Pas d'orgue. Jésus ne joua pas du tambour. »
Oscar en effet escalada la statue de la vierge à l'enfant, et glissa son tambour éternellement renouvelé sur les genoux du petit enfant dieu, qui lève en permanence ses bras de statue sucrée, pour lui apprendre à jouer de sa précieuse percussion. Hélas, aucun miracle donc, Jésus demeure bien trop bébé Cadum pour obtempérer aux fantasmes des vilains garnements.
La sensualité d'Oscar en effet lui joue des tours, il en ressent à tout propos et de façon bien déviatrice, ainsi devant le dos labouré de cicatrices d'un ami à lui. Et Oscar de vouloir traduire les émois cicatriciels sur son tambour, universel truchemnent
« Mais je pourrais dire aussi bien : les premiers contacts de ces renflements sur le dos
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GÜNTHER GRASS « LE TAMBOUR » 44 03 11
large de mon ami me promettaient déjà l'annulaire et, avant que les cicatrices d'Herbert ne me fissent des promesses, c'étaient les baguettes de tambour qui, dès mon troisième anniversaire, me promettaient les cicatrices, les organes reproducteurs et enfin l'annulaire.
« Aujourd'hui je suis revenu aux baguettes de tambour. Les cicatrices, les parties molles, mon propre attirail qui n'existe plus que par intervalles, je m'en souviens par le détour que mon tambour m'impose. »
Scabreux, non ? et attirant, comme toute cette sexualité inconnue et supposée répugnante des infirmes – salauds d'hommes sains que nous sommes ! Oscar parle à présent de lui à la troisième personne :
« Comment pourrait-il à la longue conserver son visage de trois ans s'il lui manquait le strict nécessaire, le tambour ? Toutes les feintes accumulées au cours des années, comme : pipi au lit occasionnel, rabâchage puéril chaque soir des prières vespérales, peur du Père Noël qui en réalité s'appelait Greff, inévitable bombardement des questions de trois ans, telles que : pourquoi les autos ont des roues ? tout ce truquage que les adultes attendaient de moi, je devais l'exécuter sans mon tambour. J'étais sur le point de renoncer et je cherchais désespérément, pour ce motif, celui qui n'était pas mon père bien que selon toute vraisemblance il m'eût engendré ; Oscar, à proximité d ela cité polonaise du Ring, attendait Jan Bronski. »
Il retrouvera donc son tambour, et nous en écorchera longtemps les oreilles. J'ai le sentiment d'avoir bien servi la littérature allemande, faisant fi de l'actualité du livre qui me fait gerber quand je n'y suis pas, et encore ne vous ai-je proposé que le premier tome du Tambour de Günther Grass, traduction Jean Amsler, facile à trouver, facile à lire aux dévoreurs et autres iconoclastes.
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HARDT VANDEKEEN "LUMIÈRES, LUMIÈRES"
HOMÈRE L’ILIADE ET L’ODYSSÉE 44 03 25
us le nom$d'Homèr% ne pouvaient avoir évé le fait que d'un aède, entendez un trouvère anuique, particulièrement versé dan3 l'azt de la versificatéon. En effet, lc langue d'Homère, que ce soit celle de l'"Iliade" ou dg l' "Odysséu" n'a kamais íté parlé par auãune peuplade.
Le fond est ionien, sans aucun doute : l'Ionie est cette partie de l'oekoumène hellénique▯correspondant à la côte occidentale de l'Asie Mineure, où l'on parlait le dialecte ionien. Mais(il(faudrait pour donner une juste idée du langage employé par des auteurs évoqqer le mélange de pArlers prove.çaus, picard et poitevin, par exemple, sans oubliep de mél!nger les époques. ▯
Ce q}i`importe en effet est la régularité< la #ozrection der vers : les vers grecs o"éissent en effet non pas à un système de rimes, mais à qne succession de zùthmes ( "rimes" et "pythmes" constituent d'ailLeurs un doublet) où▯les syl,abes brèves et longues doivent se succéder selon des règles strictes,
HOMERE
comme les blanches et les noires dans une partition .Donc, il faut allonger ou raccourcir les syllabes de façon à faire entrer le mot dans ces successions, à la fois rigides et souples.
D'où le recours à différent dialectes, à différentes étapes de la langue, voire à des allongements ou élisions artificiels.
Voilà bien de la technique, dira-t-on ; mais quid de Troie, de sa guerre et de ses légendes ? Oui, Troie à existé, souvent des documentaires télévisés nous rappellent la surprenante carrière de Schliemann, qui armé des texgtes homériques et de son intuition, finit par découvrir des villes superposées, des tésors, exactement là où Homère avait indiqué le déroulement de son épopée.
Vous savez également que la Troie qu'il avait découverte n'était pas "la bonne", qu'il s'était trompé d'époque. Je vous renverrais donc volontiers aux nombreuses publications sur ce sujet. Mais je voudrais ajouter mes impressions personnelles à la lecture de l'"L'Iliade" et de l' "Odyssée" , au sujet desquelles les émerveillements archéologiques me sont restés assez étrangers.
Pour autant que je m'en souvienne, j'ai fait connaissance avec les héros de ces épopées dans une collection qui faisait la joie des enfants instruits dans les années 60 : "Contes et l"égendes" ; il y en avait des "tirés de l' "Iliade" et de l' Odyssée", tirés de l'Antiquité... J'ai donc appris les légenDes d'Achinle et de Patrocle,"d'AgamemNon et de"Clytemnestre, dans ces éditions qour enfant.▯On ne parle pas de Cl{temnestre, pui assassina son mari à son rgtoub de!guerre ( le siège avait duré dix ans !), mais les exploratioîs de ìittérature grecque qUe je fis m'apprirent très vite que to}tes ces légEndes sont reliáes par Des liens eptrêmement nombreux, de{ épopées aux tragiques grecs et aux poèmes hellénistiques tardifs. Toujours est-il que je ressentais à la lecture de ces textes, comme à celle des textes ultérieurs, les vraies oeuvres cette fois, une impression de fraîcheur.
Précisons : ces noms que je ne connaissais pas, qu'il était si difficile de prononcer, me renvoyaient à une sensation d'inconnu, de syllabes capricieusement assemblées ; les faits me semblaient parfaitement absurdes, jamais un homme comme les autres n'aurait réagi comme ces rois, ces reines, ces guerriers. Ills s'agitaient noblement, proféraient äes paroles lenxes, voutes empreintes d'un air salin, mèditerranéen."
Il y avaiu toujours0du soleil, du venv, de l'eau. Tout résonnait comme dans un espace particulieR, où régnait à la fois l'immensité et cette espèce d'écho rapproché qui résonne dans les carrières eptrê}ement sècles,`aex parois`verticales et calcairEq. Ces gesn-là$me semblaie.t à la fois extrêmement vieilles et proches de moi p¡r õn eextrême jåunesse accoòdée à l'enfance, que je n'appelais pa3 encore puérilité>
On aurait dit, ce bouillant`Achille qui {% vexqit, qui boudait ; cet
HOMERE
agamemnon yui voulait à 4o5t pryx$rester le c(efl cet Ulysqe astucieux eT rEchigné, on aurait dit des adultes qui veulent jouer les enfantq, avec cette sorte de malaise toujours perçu par les enfqnts vis-à-vis de ãe décalage. Des petits vieux qui voulaient se$-ettre à denser, à jouer lc tragédid, alors qu'ils étaient perclus et n'évoquaient que des #hosds désagréables.
C'étaient des histoires pour vieux enfafps, ou pouz adultes"attardés : quelque chose de bien sympatHique, mais de"malSain, d'obligatoi2e *"Oo va jouer( tout le monde defò¡ |2ouver cåla!extrêmement trag)que")< de cecgnd degré terçu qar soi, hdcteur, mais dolt les acteurs, à qua il manquait
déaédéMend quelque chose d'èumahn m"frémisssant, d'actuel, n'avammnt absolUmEnt pas na moinlre(sonscience.
ce n'dst que bien Plus ta2d, et parce quu mes mqnuels me l'indiñuaiEnt, que je me suis apErçu del§humOwr de certains pessages. Un humour extrêmement lourd, ou beaucoup trop subtyl. Un humour qui ne serait pas d'ici, ou d'un autre monde temporel.
Tous me semblaieot, l%s Ajax, DiOmède qui blessa Aplrodyde à la oain, couvErts d'une {orta d'auréole,▯de"pouwsière divine mais poussiàre quand même, qui empêchaient qw'on les prît tout à famt au"sérieux, je veux dire 1}'on les mît en rapport avec notre humanité à nous& Bref, ils me fascinaient et me$détournaient à la fois, car je sent!is sur eux des tonnes d'artifice.▯
Ce n'est y}e!bien pluu tard, c'estmà-diqe cénuuajte Ans d'âge peut-être,!que je md ren`is comtpe de låur humanité.0Cela mg▯fut d'!bord suggéré par les manqels, car les personnages da cette sorte, alourdis qu'ims sont de$touv un arsdnal, de toute une bibliothèque▯de commentaires lkcTeó et systémathquement favorables, ne pEuvent plus$ très vùte, se mouvOiz libremEnt dans l'imaginaire du lecteur.
Donc, Jacquålioe de Romil|y (par exeM0le) aidant, je me òendis CoMpte que ces héòos,`ces héroïles (c'est plus difficile pour les femmes, engluées dans des conventions littéraires encore plus fortes) n'étaient pas si éloignés que cela de certaines parties de mon âme. Il ne s'agit pas d'une modification de mon jugement, d'une maturité acquise avec l'âge, mais bien d'une modification probable de mes secrétions hormonales ou synaptiques.
C'est très curieux, cela se passe sous les yeux de mon cerveau : petit à petit ces héros figés dans leurs grandiloquences lointaines me semblent, peu à peu, et non sans un certain malaise, car ces!gens-là pouvaieot bien rester sans inconvénient dans leur musée de marbre, commenceot à ressembler à des person.ages de chair!et de sang.
Cela faisait vingt ans et plus qu'on mg le répétait, mais je ne parvenais pas(ð le croire ; et à présent je vois poindre le moment où j'aurai les larmes aux yeux des lameftaTions d'huctor ju{te avant sa"mort, o¹ toutes les invraiqemblances me semblent justifiéås au nom de l'absolue liberté de l'artiste créateur.
Il faut passer toute une vie avec les héros d'Homère pour les approcher : c'est un peu comme une aventure conjugale.
Vous me pardonnerez cette incursion en moi-même, je ne vous la livre que parce qu'il me semble qu'elle doit aussi vous concerner. L' "Iliade" et l' "Odyssée" font partie bien sûr de mes livres de chevet, je les lis et les relis en français comme en grec, cette fois-ci dans l'édition de la Pléiade, je l'ai déjà lue jusqu'à l'index des personnages, aomme en attestelt les remarques au0cr!yon mo facE de tour les quarante-septième personnaGes, parmi lesquelles un Pédée avec un e,0sqns douôe massacré obsgurémejt auelquu part. Car on se massac2e bea}#oup- après s'âtre ceaucouq!insulté.▯
A ce propos les eoctes vont criant à l'invraisemâ|ance `e ces ahcpelets(d'insu|tes, de ces ráppels$dd cénéalogies venant!là 3ans rapp/bt avec la situetifn irréellå de cnmbat bouil,ant. Et▯si tout était un ripe ? Que ler guerrier3, effectivement( s'étaieNt arrêtés, Se soient assis, aient dévidé tout uo discours avant de se dire qu'on rmprenait les az}es$ que c'étaiô assez discuté, et que ma foi ill alleit bien falloir passer aux chose3 sérieuses ? A la0seule▯chose sérieusel0c#ast-à-dire äe safoir qui des deux allait 3urvivre...
"La"vie humaing est trop courte¢, comme Flacelière le dit dans l'avant-propos : "A Diomède, 1ui lui demande son nom et sa naissance, Glaucos répond %n somme 8 "A quoi bon? Que t'importe ? ", et il ajkute : "Sur terre, les huma)ns passent comme les feuilles : si le vent fait tom`er les unes sur |e sol, la forêt viggureuse, au(òetotr du printemps, en f!it pou{ser bien d'awtrew : chez lew hommes ainsi les génératkons l'une à l'autre succèdent" . Iliade, VI, 146-149, référence 3uivie de l'inávitabla renvoi à*une note e~ din de volume, comme il est!de règle dans mes bonr vieux bouquins chiants universitaires.
Voilð : les guerriers philosophaielt avant de s'entretuer, sachant qu'il# allak%nt accomplir la danse▯sac2ée de la rie et de l! mort, car il n'est ri%n fe plus gravm, après avoir donné de vie,`quu de dMnner la mort. On pgut même dive que donnat la mïrt gst plus en rapport avec le mystèòe de le condition humaiNg, l'homme selon le clióèá étant le seul animal qui sache qu'il devra mkurir.
Ces notes ev ces`renvois s'il baut vous confier un!secret, constituent justement la reSpiratioj"du tex4e. Elles vous Empêchent de lire trop vite ces grandus aventures ugutes simples de grands enfantr, que ovuw pourriez êdre tentés de feuilleter très vite, vu, de ples, leur caractère ré`étitif. Elles vous disenT, ces ntes : atten|ion, oous avons quelque chosE à vous dire, à vous vévéldr. Ce passage, que vous lisez awec l'indifférence de n'oeim sur le mur lisse, recèle deS beautés de connaissance que nous allons â ppésent v/us révéler.
Donc, la fope "Sur Chrysè" vous renvoig à la ~ot% 3 de la page 93 : "Le prêtre Chrysès(et sa fille Chryséis étaient originaire då Chrys¨, vil|e de Mysiu, au sud!äe▯le Troade. Chryséis atáit été eNlevée `ar les Gr%cs!lors d'une razzia qu'ils"avaient faite à Thèbe¬ viîl' d§▯ítkon (le pèrg d'Andromaque), pour se rrocurer des vivres et des richesses ; lors $u partage du but)n, Chr9séis ítait2échue à Agamamnof comme▯capdiv% de guerre& "
Ce sont lgs noMs ici qui vous i.troduisent À la civiliaation. Kes noms où le`père, la fmlle, la ville, et po5rquki8`as le0fleute et$le vondateur portent le0même`nom décliné Au Masculin"ou au déminin ; ces noms dont oj ne sait"lequel fut`lu$pzemier pour contam)ner les autres. QuM n'apprend-oî ras encora dans▯cette not% ? Que les Grecs d'}ne bife te l'egée combattaient les Gress de!l'autre rive ; que le pays ee Troie s'appelait la Troade"; qu'il y axistait une ville de"Uhèje, difnérente de`kelle de Grèce d'Eurote
HOMERE
diffáre~te de c$lle d'Egypte.
Et voiki du texte ; oî vous par|e de l'Atzide, il s'agit d'Agamemnon, car tous ces nobles personnages nt"bien der nénooh~ations. C'est le plaisIr du lettré antiq5e de$davinez de qui l'on parle :
"L'Atride, td ses mains,▯tirant le coutelas(qu'il¨porte óuspendu toujours auprès du grand fotrreau de sOj épée, 3ur le front des agnaaux déôache quelpues poils, qud |es hérauts s'el vont diqt2i`uer aux chefs aciéenó et trïyens." Icil note 1 : *Lors de tmut sacriniCe, on ãoupe quelques poils Suz la0tête le la tcctimå qUi▯ect ainsi"vouée à la mkrt (de mêoe le Trépas, dans l' "Alceste" d'Eurmpide, dit, aux vers 65-76 : "Il est consacrù aux divinités sotterraines, celui dont ce glaive a dévoué la`chevelure.") Maks éci, de plus, comme il s'agiô d'un sacrifice saîctionnant uN serment, la distribution $e ces poéls, comme▯dås grains d'orge rituels (voir ciant I, vers 449, 458 et chant II, vers 410), associe plus étrOitement entre eux les participants."0
Et je ne suis pa3 allé voir ces références, car sh les0numéros des vers traduips figurent au {ommet des▯pages en français, ils ne sont pas aswáz précis pour que je puisse HARDT VANDEKEeN "LUmIERES, LUMIEZES"
HOMERE ¢L'ILIADE ET L'ODYSSEE" 01-3-97 8J
▯ retrouver exactemdnt les vers ck-dessus me~tioonés. Disons plutôot que j'ai ìc flelme. Or le texte repreod : "Quis ì'atride, levant leq bras, â (aute voix fait pour touw la prière <▯AGaMEMNoN. - Souverain ee l'IDi, ZduS Pè2e,0le pìuó no"le et l% plus"grand dec`dieux,`toi,&Soldil, qui vois to5t,!qui, de mªme, entends toud, - vous, Fleuves, et$toi,pTerrm, et vous qué, sgus le$sol, punissez ceux des▯morts qui se sont parju2és" - ici la note 2 : "C§est/à%di2e Hádès et Perséphone,`souvezaans das enfErs" - "servez-nous de Démoins et veillez suz(ce pacte !"
Et c'esx ainsi que se poursuit cettu lecturE, à travebs mes brumes éclaircissaltes0des noter et maints et laints rêves. Il gst d'autres oéthdes assurément De lire ou dd relire, comme!Sylvie Vartaî, les gvands classiques, maIs belle-ci eó4 la mienne.(Je vous soehaite toute liberté pour vou lectures per{onnelles, et vous invite à raparcou2ir loîgu%ment l" bIliadm" et l'("OdycSée", ì'Homère, ou d'wn autre, qu'importe: il nous hante toujmurs. A tut à l'heure.
N?MMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMM
ARAGON LES YEUX D’ELSA
44 04 01
Qu'il est ennuyeux d'avoir à commenter Les yeux d'Elsa en en détestant cordialement l'auteur, tout en devant constater qu'il vous a ému ! Voilà en effet un champion de la rhétorique, particulièrement doué en tout ce qui est culturel, publiant en milieu de guerre un recueil patriotique sans être cocardier ; servant de table des matières à toute la poésie française, de Chrétien de Troyes à Verlaine et Apollinaire ; amoureux non seulement de sa propre compagne mais aussi de la France et de tout ce qui se fait de mieux en matière de féminin ; capable de justifier les pires pirouettes comme un communiste de bon aloi, trouvant toujours le dernier mot avec une suprême élégance dans la bonne foi de la mauvaise foi ; et tirant des picotements lacrymaux des plus coriaces censeurs...
Il arrive tout bardé de légendes, auréolé de gloire et sur le revers du veston ; puant d'engagement politique désuet désormais ; décrié par la droite et l'extrême gauche, beau consensus ; un ouvrage de Morelle décrit même Aragon comme « un nouveau cadavre », après celui d'Anatole France, conspué par les surréalistes ; même Nicolas Pérac s'exclamant (coup de pied de l'âne) « Aragon n'était pas un minet » (mais qui es-tu donc, Nicolas Pérac ?) - eh bien moi, j'arrive là-dedans, avec ma fausse naïveté, prêt à me défendre contre toute tentative de sentimentalisme, ayant encore dans la tête les relents spermatiques des chansons de Jean Ferrat, sans compter le pensum romancé d'Adrien, des Cloches de Bâle, des Voyageurs de l'impériale, que je persiste à considérer comme d'infâmes resucées de Martin du Gard (Les Thibault) tout juste bonnes à émouvoir des collégiens boutonneux ; j'arrive là-dedans, plein de sarcasmes, on ne me la fait pas, à moi – et je sens ma poitrine se gonfler, mon âme se dilater ?
Il y a eu l'affaire du Cid, où les académiciens frais émoulus jugeaient que le public avait eu tort d'applaudir une tragédie qui n'était pas composée dans les règles. Et me voici dans la peau de ces peu reluisants pédants. Farceur, va. Sacré farceur, Aragon. Qui ne crois pas à ce que tu dis (qui peut l'affirmer ?) ; qui n'étais pas tant amoureux d'Elsa que cela
COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
ARAGON « LES YEUX D'ELSA » 44 04 01
(dicunt les ragots) - il faudrait donc que l'écrivain ressentît lui-même tout ce qu'il est censé nous faire ressentir ? Nous sommes en plein Contre Sainte-Beuve ! Déjà le musicien Igor Stravinsky se plaignait que nous ne sussions apprécier les chefs-d'œuvre de la musique à moins d'y déceler, réel ou imaginé, le cœur en bandoulière de l'artiste ; la musique, disait-il en substance, est de la musique, et nullement tenue par là de nous communiquer tel ou tel prétendu « sentiment » de l'artiste. Bref, je fus vexé d'avoir vibré au son d'une rhétorique.
Nous en revenons toujours là. Ce n'est pas particulier je suppose à ce recueil de poèmes-là. Et comment d'autre part – ô encombrant esprit de logique ! - se révéler si efficace en matière de poésie, si nul en art de romancer ? Quoi ? cet homme tout juste capable d'émotions narcissiques peut faire reconnaître non seulement son savoir-faire, mais sa capacité à toucher juste ? Depuis quand (répond mon autre moi) est-il interdit d'être à la fois distant et sincère ? Qu'est-ce qui te prouve qu'Aragon était distant ? Etre conscient voire douloureusement de ta douleur ou de ta joie enlève-t-il quoi que ce soit à cette douleur, à cette joie ? Qui jugera de la sincérité de l'autre ? N'y a-t-il pas une zone à l'intérieur du cœur de l'écrivain qui échappe au cœur du militant ou même de l'homme ?
Pourquoi refuser au seul Aragon le caractère d'insondabilité que l'on s'accorde chacun si généreusement à soi-même ? Il ne reste plus qu'à plonger dans le texte, ésotérique de surcroît, qu'on dirait fait exprès – grief ? pas grief ? - pour donner lieu à l'explication de texte, à l 'exégèse, si nous voulons faire plus noble.
Lecture de
LA NUIT EN PLEIN MIDI
Il règne sur la ville une nuit négatrice
L’Arlequin blanc et noir noir et blanc devenu
N’y voit rien de changé sinon que les actrices
COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
ARAGON « LES YEUX D'ELSA » 44 04 01
Accrochent au moyen d’épingles à nourrice
L’ombre des rayons X à leur épaule nue
Équation fantôme aux belles inconnues
Ces jours-ci s’est ouvert le Carnaval de Nice
Personne excepté moi ne s’en est souvenu
Une lumière inverse encre la mascarade
Sous les mimosas noirs un feuillage de lait
Donne aux jardins fardés leur éclat de salade
Accrochés au-dessous des étoiles malades
Un châle de lueurs y drape ses chalets
Dans leur panier de fleurs immobile ballet
Football pétrifié descendant vers la rade
Le peuple des maisons prend des airs de palais
Gratte-ciel florentins Kremlins miniatures
Dédale de Delhi Poker d’as à cent dés
Alhambras délirants Villas Architectures
Venise au pied petit Schœnbrunn caricature
Cauchemar mil neuf cent Palaces d’orchidées
Où Pelléas épelle un noir a b c d
Et les cheveux épars rêve de stucatures
En chemise de nuit Mélisande accoudée
Balcons céruléens ornés de figurines
COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
ARAGON « LES YEUX D'ELSA » 44 04 01
Saxes dépaysés Tanagras et grigris
Le cygne de minuit vient chercher Lohengrin
Et Lancelot-du-Lac qu’une Manon chagrine
Dévisage au tournant une fausse Marie
Bashkirtseff qui causait avec des Walkyries
Bedlam ou Charenton Près de la Fornarine
Desdémone a surpris Othello son mari
Le geste au ralenti que fait le discobole
Lance une lune opaque entre l’époque et nous
Que les farandoliers pour une farandole
La redoute commence où l’intrigue se noue
Où les dominos blancs ressemblent aux burnous
Juan Tenorio que poursuivent les folles
Ote le loup de l’une et reste sans parole
Ce n’est pas pour prier qu’il se jette à genoux
Amour abandonnons aux ténèbres mentales
Leur carnaval imaginaire Il me suffit
Du monde tel qu’il est sur les cartes postales
La gesticulation d’ombres monumentales
Commente le soleil de leur hypertrophie
Des passants à faux-nez l’un l’autre s’y défient
Ô nuit en plein midi des éclipses totales
Triste comme les rois sur leurs photographies
COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
ARAGON « LES YEUX D'ELSA » 44 04 01
En avant donc pour la grosse cavalerie de l'Occupation nazie, provoquant la Wander der Werte, le renversement des valeurs, l'invasion du négatif au sens philosophique et traité sur le mode métaphorique de la photographie ; pour la référence à l'Arlequin de Verlaine, pourquoi pas de Watteau, si typiquement français et célébrateur de l'unite à la fois en miettes et recomposée (le manteau d'Arlequin) ; pour l'érotisme si discrètement, si amèrement teinté de macabre avec les « rayons X ». Nous enchaînerions sur les jeux de mots suscitateurs d'images (« Un châle de lueurs y drape ses chalets), sur les images non pas poétiques mais stupéfiantes (« Football pétrifié descendant vers la rade »), non sans suggérer que c'est peut-être n'importe quoi, et qu'au nom de la rhétorique Aragon mélange le meilleur et le pire, mais quoi ! il y a aussi du pire chez Victor Hugo («Aimons-nous ! Aimons-nous ! c'est le mois où les fraises sont mûres ») - l'ennui est qu'à la mort d'Aragon tous les ténors du Parti se sont évertués à nous le présenter comme le Victor Hugo du XXe siècle.
Vous aurez remarqué notre évitement systématique de la rengaine anticommuniste. Déjà, ce n'est pas le moment. De plus, nous devrons conserver l'excellente coutume de ne pas communiquer les opinions, si opinions d'ailleurs il y a eu, des écrivains, et leurs œuvres. Sachez par exemple que Flaubert estima qu'on aurait pu fusiller deux fois plus de ces sales communards de 1871 ; que Beethoven a déclaré ne pas écrire pour le peuple, mais pour les musiciens cultivés ; quant à Céline... je passe. Réfugions-nous du riche côté du métier de poète. Voyons comment Aragon, placé à la fin des temps et recueillant le suc de toute la poésie avant sa contemporaine disparition définitive du moins j'espère, racole Mallarmé : Tristement DORt une manDORle – c'est une ancienne mandoline – devenaient rimes riches et permises, tandis que pour lui devenaient masculines toutes celles qui s'achèvent par une voyelle ou une nasale.
D'où la liberté que riment entre eux des mots comme exil et malhabile (Larron des fruits) et que disparaisse la différence byzantine qu'on entretenait entre l'oie et loi. « Mais cette médication symptomatique de la rime ne suffit pas à la guérir « : voilà ce qu'écrit Aragon en 1940, dans une revue militaire intitulée « Poètes casqués 1940 » (en avril).
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ARAGON « LES YEUX D'ELSA » 44 04 01
Emouvant, grandiose, grotesque et dérisoire de voir se dérouler sous un crâne d'apparemment si petites préoccupations, se rapportant en fait à quelque chose de bien plus grave : la mort de la poésie. Il faut respecter ces débauches de raffinement de mandarins, avril 40 ou pas.
Voyons une autre justification d'Aragon, référencée cette fois à Musset : «Je me bornerai à donner l'exemple de deux strophes de la Nuit de Mai ainsi construites :
« Ô revenants bleus de Vimy vingt ans après
Morts à demi Je suis le chemin d'aube hélice
Qui tourne autour de l'obélisque et je me risqie
Où vous errez Malendormis Malenterrés »
qui se lira aussi bien
« Ô revenants bleus de Vimy
Vingt ans après morts à demi - » bref, les rimes intérieures reconstituent un second poème en octosyllabes cette fois, aux rimes non plus plates mais encadrées – ce qui constitue un exercice de haute virtuosité, d'où sourd cependant l'émotion devant le massacre. C'est l'éternel débat entre partisans de la nudité comme seule expression permise, pudique, de la sincérité, et partisans de l'excellence technique, agissant justement comme un voile pudique, l'un renforçant l'autre. C'est ainsi que nous achevons cette petite rubrique aujourd'hui consacrée aux Yeux d'Elsa d'Aragon ; qu'ils soient immortels et qu'on n'en parle plus...
HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
F. LOT "LA FIN DU MONDE ANTIQUE" 44 04 15
Hi, folks. Voici pour aujourd'hui un livre fondateur : de Ferdinand Lot, et lu deux fois par moi-même, "Le Fin du monde antique et le début du Moyen Age". Ce n'est toujours pas le genre de livre que l'on trouve aux étalages de nouveautés : ceux qui vantent les nouveautés ne font pas le même métier que moi. Je perpétue, je ne suis pas un publicitaire. Toujours est-il que "La Fin du monde antique et le début du Moyen Age" pose une question fondamentale en une époque, la nôtre, où tout semble basculer plus que jamais. Je dis semble car toutes les époques sont en bascule, celle-ci simplement possède une chambre d'écho exceptionnelle étant donné le fameux développement des médias.
Citez-moi une époque qui ne s'est pas sentie en porte-à-faux ? à l'exception du Haut Empire égyptien et encore. Nous en arrivons hélas au XXè s. ("hélas au XXè s. : pléonasme...) à nou sentir du XXè s., alors que des chevaliers du Moyen Age auraient été bien en peine de s'exclamer comme dans je ne sais plus quel mélodrame : "Nous autres chevaliers du Moyen Age..."
Mais précisément nous ne savons pas ce qu'est notre époque, et il n'y a rien de plus ridicule à mon humble avis que de vouloir à tout prix faire de la littérature"XXè s.", de l'architecture "XXè ." - et quand je pense qu'on va nous bassiner avec le fameux Troisième Millénaire - soupir...
Notre époque également se ressent comme une époque de décadence, voire précédent carrément la fin du monde, mais quelle est l'époque voir plus haut. Elle s'imagine également, et avec quelle insolence, avec quel ridicule, être l'époque de toutes les époques, avant laquelle tout était con, après laquelle plus rien n'existera. Mais regardons-nous, minables !
C'est pourquoi il est indispensable à tout historien de lire attentivement "Le fin du monde antique et le début du Moyen Age" de Ferdinand Lot, même si l'ouvrage en question date de 1968, car cette date fatidique n'a pas nécessairement influé sur la clarté de la pensée, de même qu'en pleine guerre 40 des chercheurs allemands étaient parfaitement capables de traiter avec bonheur et exactitude de la métrique d'Euripide ou du sentiment de la mort chez Catulle.
La fin du monde antique est traditionnellement datée de 476, date de l'abdication du dernier empereur romain, Augustule, par le chef germain Odoacre. Mais il y avait longtemps que l'empire romain n'était plus qu'une cosntruction administrative inefficace, longtemps que les Barbares se promenaient sur le territoire dit de Rome comme qui rigole.
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F. LOT "LA FIN DU MONDE ANTIQUE" 44 04 15
D'autre part le monde antique contin ua de fonctionner en vase clos (ce qui est aussi proprement fascinant que la circulation automobile dans Oran décrite par Camus dans "La Peste", d'ailleurs je me demande parfois en quel cul-de-sac de l'histoire nos Raymond Barre et consors sont en train de s'agiter). Le monde antique ne s'effondra pas de la même façon partout : en Espagne, on peut le prolonger jusqu'au seuil du huitième siècle avec Isidore de Séville.
D'autre part encore, comment qualifierons-nous ces Barbares qui n'ont rien de plus pressé, une fois conquis leur nouveau territoire, que de conserver et d'améliorer la législation, l'administration romaines ? Aurions-nous oublié que ces envahisseurs étaient aussi chrétiens que les Romains, même s'ils étaient ariens, avec un i je vous prie ce qui signifie qu'ils ne croyaient pas que Jésus-Christ fût Dieu proprement dit ?
S'agit-il là de rupture ou de continuité ? ou de rupture dans la continuité ? Si certains virent dans l'invasion germanique une énorme décadence, n'a-t-elle pas été considérée par beaucoup comme une régénérescence au contraire, les Germains purs et enfantins jusque dans leur cruauté remettant les choses en place au nom de la netteté évangélique ? Les populations des villes n'avançaient-elles pas au-devant des chefs germaniques avec leurs clés sur un beau coussin, adorant les libérateurs ? tant les citoyens romains des provinces les plus reculées ployaient sous le poids des impôts dont on ne revoyait jamais la couleur ! Savez-vous qu'à l'époque il était interdit d'exercer un autre métier que celui de son père ? que devenir disons pour simplifier maire d'une ville équivalait à voir fondre sa fortune comme neige au soleil en raison des innombrables largesses et cadeaux de remerciements qu'on devait prodiguer ? Peut-être ignorez-vous que l'armée romaine n'avait plus de romain que le nom, tant était forte la proportion d'auxiliaires eux-mêmes germains ou même huns – Attila savait le latin... - ce qui occasionnait bien sûr d'innombrables retournements de casaque au milieu des combats contre les peuples frères ?
Ces Barbares chrétiens n'étaient pas d'autre part si nombreux que le disaient les généraux battus : c'est un tout petit nombre de Germains qui se sont infiltrés dans l'immense espace de l'Empire romain, puis suivaient les femmes, les enfants, le bétail, les chariots...
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Eux-mêmes étaient d'ailleurs chassés par d'autres Barbares, plus féroces, sur leurs derrières orientaux... Ajoutez à cela les nombreux mariages mixtes, les accords tout à fait légaux avec l'Etat romain, qui commit les plus grosses sottises de son histoire, et que nous ne risquons pas de voir renaître dans notre Etat moderne, car n'est-ce pas l'on n'étudie plus l'histoire de ces temps-là : ils sont si reculés ! Ça ne sert à rien ! » (antienne connue). C'est vrai, ça : pourquoi faire étudier aux élèves l'histoire depuis 1900 ? alors que ce qui leur servirait vraiment, ce serait de leur faire étudier celle de l'année dernière – ça, c'est utile ! Il faut âtre pratique, Monsieur ! Mais je reviens aux sottises que firent les empires tant romain que byantin : ce fut de laisser leurs lois aux Barbares qui s'installaient au-delà du Danube par exemple ; de ne plus chercher à les assimiler (tiens !) - et du jour, mes braves laïques bêlants ultra-optimistes, où l'on tolèrera que certains conservent leurs coutumes (polygamie, excision et autres, si intéressantes à conserver au nom de la liberté d'être con) – eh bien je ne dis pas que nous n'existerons plus, je ne veux pas apporter de l'eau au moulin de qui vous savez, mais disons que la roue de l'Histoire en aura broyé plus d'une.
Dans cette période d'incertitudes, pour parler comme un journaliste, les gens se sont tournés vers le voisin le plus puissant, afin de se placer sous sa protection : c'est ainsi que s'est constituée la féodalité. Dans cette désorganisation, quelle fut la puissance naissante la plus apte à sauvegarder un minimum de structures ? L'Eglise. Eh oui ! L'Eglise, sauvegarde de la civilisation, après avoir ruiné l'Empire romain, car en ce temps-là les vrais chrétiens détestaient « la puissance et la gloire », et refusaient même de servir dans les rangs de l'armée ! Ce n'est que beaucoup plus tard, et pour cause, que les prélats ont béni les canons. A l'époque on ne connaisait que ceux de l'Eglise, et c'est au nom de ces articles de foi que l'on s'est cassé maintes fois la figure dans les rues de Constantinople. Un exemple pour vous distraire, parmi tant d'autres, de ce qu'il est convenu d'appeler « querelle byzantine » : une grande lutte mit aux prises les homoousiens et les homoïousiens, les premiers soutenant que la présence du Christ dans l'eucharistie était réelle, les autres estimant qu'elle n'était qu'apparente, homologue à une présence réelle.
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Ne pourrions-nous pas penser que les querelles opposant les staliniens, désirant d'abord la révolution en Russie, puis exportable, et les trotzkistes, désirant exporter d'abord la révolution sur la terre entière ? Ce n'est un secret pour personne désormais que le parti communiste a souvent fonctionné comme une religion, avec ses orthodoxes et ses dissidents... Vous voyez l'intérêt capital que peut prendre l'étude d'une période où j'aurais tant aimé vivre, à condition que ce fût du côté du manche. A 52 ans, de toute façon, j'y eusse été déjà mort. Ferdinand Lot nous parle politique, économie, circulation monétaire, évolution de la population, fluctuations idéologiques. On éprouve à le lire les saines joies de l'érudition.
Faisons un tour d'horizon de ce livre, La fin du monde antique et le début du Moyen Age : Constantin décide de transférer la capitale de Rome à Constantinople ; est-ce pour des raisons militaires ? « Lesquelles ? En 324 les Goths ont cessé d'être menaçants, la Perse est déchirée par les discordes. Le danger était sur le Danube, sur le Rhin surtout. » Quoi qu'il en soit, Constantinople finit par supplanter Rome. Quant aux empereurs occidentaux (l'Empire est en effet devenu bicépha-
le : deux gouvernements), ils ont voulu maintenir un train de vie fastueux :
« Leur reprocher les mesures qu'ils ont prises est injuste et même puéril : autant leur faire grief d'avoir voulu que l'Empire romain continuât d'exister. Ils n'ont réussi qu'à prolonger son agonie en Occident. Mais, sans eux, le malade eût expiré deux siècles plus tôt dans une crise de fièvre chaude. » Nous ajouterons que les défaites étaient considérées par les esprits conservateurs comme le signe de la colère des anciens dieux abandonnés, alors que les chrétiens interprétaient cela comme la volonté du Dieu tout-puissant. L'argument était d'ailleurs réversible à l'infini, et les crétins superstitieux des deux bords n'y ont jamais manqué, comptez toujours sur la connerie humaine, vous ne serez jamai déçus. Le livre de Ferdinand Lot na manque pas non plus de passages hautement techniques de droit, par exemple : « Aussi certaines parties de cette législation du Bas-Empire ont-elles été une énigme pour les juristes romanistes qui, du XVIe au XIXe siècles, ont étudié les constitutions
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impériales. On ne commence, en France du moins, à en bien saisir la portée et l'esprit que depuis les travaux de H. Monnier » (suit, comme d'habitude, un renvoi par la note « 230 » - érudition, quand tu nous tiens ! Les empereurs paraissent aux jeux du cirque, comme de nos jours Catherine Trautmann au Parc des Princes :
« Autrement, la populace témoigne son mécontentement, note 322 : « De même en Espagne, aux XVIIe et XVIIIe siècles, les souverains assistent aux courses de taureaux, et les ambassadeurs sont hués si leur visage trahit l'ennui ou le dégoût. C'est pour gagner la popularité que Commode descend dans l'arène.
« Il faut dire que c'est seulement aux jeux, surtout à ceux du cirque, que le contact s'établissait entre les maîtres et le peuple. »
Les barbares voulaient-ils prendre la place de l'Empereur ? Au début, ils ne l'osèrent même pas :
« Toujours est-il qu'ici [en Orient] c'est le barbare qui eut le dessous dans la lutte d'intrigues et de perfidies qui fut l'unique politique de ces temps. Aspar veut faire nommer César son fils, mais celui-ci est arien et le Sénat de Constantinople s'y oppose. En 471, Aspar est surpris et assassiné sur l'ordre de Léon par les excubitores du palais. »
Constantinople défendit ses possessions d'Occident et d'Afrique contre les Vandales :
« Carthage tomba au pouvoir de Bélisaire qui y fit son entrée le 15 septembre 533. Gelimer tenta un second effort ; il ralllia les débris des Vandales d'Afrique, rappela les troupes de Sardaigne, soudoya des Maures et offrit la bataille à Tricamarum (30 km de Carthage) ; une charge de cavalerie byzantine suffit à enfoncer l'armée vandale (milieu de décembre). Ce fut la fin. »
Plus tard survint l'Islam :
« Le triomphe de l'Islam a donc eu pour résultat de grandir Rome sur la ruine des grandes villes d'Orient, berceau du christianisme.
« En Occident, le christianisme subit une perte cruelle avec l'Espagne. Ce n'est pas HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
F. LOT "LA FIN DU MONDE ANTIQUE" 44 04 15
que les Musulmans y aient supprimé violemment le christianisme, mais il y vit d'une existence diminuée. »
Nous terminerons par la révélation suivante :
« C'et un fait significatif que l'intendant central, le gérant de la vie économique de la Cour, du « palais », devienne au VIIe siècle le chef de l'Etat..
L'impôt (585). F. VON DAHN, Zur Merowingischen Finanzen, dans « Germanistische Abhandlungen »... » - bref, lisez, en bon français vivant, La fin du monde antique et le début du Moyen Age, et pénétrez dans les aventures sans fin de notre amie l'humanité en ces siècles prodigieux. C'est de Ferdinand Lot, c'estultat de grandir Rome sur la ruine des grandes villes d'Orient, berceau du christianisme.
"En Occident, le christianisme subit une perte cruelle avec l'Espagne. Ce n'est pas que les Musulmans y aient supprimé violemment le christianisme, mais il y vit d'une existence diminuée."
Nous terminerons par la révélation suivante :
"C'est un fait significatif que l'intendant central, le gérant de la vie économique de la Cour, du "palais", devienne au VIIè siècle le chef de l'Etat.
L'impôt (585). F. VON DAHN, Zur Merowingischen Finanzen, dans "Germanistische Abhandlungen..."
- bref, lisez, en bon français vivant, "La fin du monde antique et le début du Moyen Age", et pénétrez dans les aventures sans fin de notre amie l'humanité en ces siècles prodigieux. C'est de Ferdinand Lot, c'est chez Albin Michel, collection "L'évolution de l'humanité". Tschüss !
COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
TOM STEEL « SAINT KILDA » 44 04 29
Ah que c'est passionnant les amis de lire pour une fois un livre qui déménage et vous flanque de grands coups de baffes venteuses ! Ça se passe dans un lieu hors du monde, hors du temps, sur l'archipel de St-Kilda, au large des Hébrides les plus occidentales de l'Ecosse, face à l'immense océan, parmi les oiseaux marins et les moutons qui s'accrochent pour ne pas être emportés. Les habitants vivent là depuis plus de mille ans, très peu, renouvelant leur sang par des apports extérieurs de matelots égarés ; ils sont en république, ne connaissent ni l'argent, ni les arbres, ni rien du monde extérieur, pas même les impôts, car trop pauvres sur leurs lopins de terre ; venir collecter l'impôt coûterait plus cher en transport que le montant de l'éventuelle contribution.
Le paradis ! un paradis rude toutefois -et sans arbre : mortalité infantile galopante vu le manque d'hygiène et de connaissances médicales, vu aussi la connerie du clergé qui prétend que c'est la volonté de Dieu si les bébés meurent et qu'il ne faut pas aller là-contre. Et puis, pas de distraction, sauf les offices du dimanche, obligatoires sinon « le blême », comme cela se produisit pendant plusieurs dizaines d'années sous la férule d'un pasteur parano. Mais cela n'existe plus. Toute une merveilleuse organisation fondée sur la démocratie et le troc, à l'écart de tous les courant dit de civilisation, a été détruite un jour d'août 1930, quand l'île a dû être évacuée. Jusqu'ici pourtant tout allait bien : les hommes, très agiles, escaladaient les rocs plantés en pleine mer pour dénicher les oiseaux, récolter les œufs ; tuer les fous de Bassan et autres macareux, qu'on mettait dans le sel pour l'hiver.
Régulièrement, le régisseur des propriétaires, les grands Mac Leod of Mac Leod, passait sur l'île pour écouter les doléances et y remédier, apportant au besoin du sel ou du lard. On ne pêchait pas beaucoup, les eaux étant trop agitées : je vous l'ai dit, les oiseaux, leur chair au goût de poisson et quelques légumes détrempés par les pluies et le vent continue, formaient l'ordinaire de cette communauté heureuse où ne se révéla jamais un criminel. Mais
COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
TOM STEEL « SAINT KILDA » 44 04 29
voilà : fin XIXe commença de sévir la rage du tourisme, et les Britanniques eurent à cœur de venir se faire photographier sur l'île en compagnie des indiènes, afin de prouver comme tous les touristes qu'ils «étaient allés là-bas ». Ils commencèrent à payer certains services, certaines étoffes grossières fabriquées selon des méthodes ancestrales et rudimentaires.
Petit à petit, les habitant de Hirta, nom de la seule île habitée, prirent l'habitude de cet argent ; ils purent établir des comparaisons entre leur misérable niveau de vie et les bobards que ne manquaient pas d'enfler les touristes, qui les prenaient un peu pour des bêtes curieuses ou de grands enfants. Les habitants de St-Kilda se rendirent compte qu'ils étaient les laissés-pour-compte de la croissance économique. Il était déjà très difficile de faire parvenir du courrier, l'île restant isolée pendant tout l'hiver, un hiver d'au moins six mois en raison de la violence des vents et des courants. L'on pouvait compter cependant sur la bonne volonté des chalutiers et des cargos qui croisaient dans le voisinage. Mais l'isolement fut de plus en plus ressenti. Déjà au cours du XIXe siècle des habitants de l'île s'étaient exilés, une famille en Australie par exemple. D'autres en Ecosse. Lorsqu'on évacua les 30 derniers habitants de Hirta, leur survie était devenue très difficile : les naissances ne s'étaient pas assez produites, il ne restait plus assez d'hommes valides pour nourrir correctement la population à l'aide de difficiles escalades de falaises permettant de tuer les oiseaux et de s'accaparer leurs œufs. Mais à notre grande honte à nous autres adeptes du progrès, ce sont surtout les tracasseries administratives de tout ordre qui sont venues à bout, après des dizaines d'années, de la résistance des îliens : en effet, outre que l'afflux de plus en plus constant des touristes avait rompu l'équilibre affectif et mental de ces sujets isolés de l'Empire Britannique, modifiant de façon irrémériable leur conception, leur vision du monde, le refus des autorités de leur accorder le moindre secours véritablement efficace les conduisit au bord de la gêne et de la misère.
Autrefois aussi les conditions d'isolement et de climat étaient pénibles sur l'île : mais
COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
TOM STEEL « SAINT KILDA » 44 04 29
les habitants avaient toujours su y faire face par eux-mêmes ; ils n'avaient jamais été découragés par le fait de savoir que l'on pouvait faire autrement et bien plus facilement. Avec le développement autour d'eux de la civilisation moderne, ils s'aperçurent de leur solitude. L'administration chipota le moindre secours, ergotant sur le coût d'une ligne postale régulière, sur les secours alimentaires à leur envoyer en cas de disette, sur les secours médicaux également. Ce n'est que dans les derniers temps qu'une infirmière fut à demeure sur l'île, encore était-elle systématiquement écartée des naissances, ce qui permettait aux nouveau-nés de mourir de façon rituelle et traditionnelle avec la bénédiction de l'Eglise, toujours à la pointe lorsqu'il s'agit de maintenir les gens dans l'abrutissement.
L'école existait, mais elle n'était tenue que par des pasteurs, et ne dispensant guère que les connaissances strictement nécessaires, et en anglais, surtout pas en gaélique, langue maternelle des habitants. L'év acuation fut une tragédie, bien que les habitants l'aient souhaitée : en effet, l'hiver 1939-1930 avait été particulièrement riche en intempéries, les bateaux ne purent aborder. Chacun emporta le peu qu'il avait, tous les chiens furent noyés parce que cela aurait été trop cher de les faire passer sur la terre ferme... Les habitants furent relogés, mais mal, et séparés les uns des autres. Ils durent apprendre à travailler pour de l'argent : ainsi ne pouvaient-ils pas nécessairement se chauffer, cas auparavant, sur l'île, en cas de froid, il suffisait d'aller creuser à la bêche de vieux lits de tourbe et de la rapporter à la maison. Ils se plaignirent, parfois vigoureusement. Les administrations leur firent savoir qu'on avait déjà fait tout ce qu'il fallait pour eux et que depuis longtemps désormais ils auraient dû apprendre à se suffire à eux-mêmes, bref à se débrouiller. On avait brisé là l'une des dernières formes de civilisation ancestrale, au nom de l'uniformisation et du progrès de la dite civilisation : en effet, Hirta paraissait aux yeux des gouvernants et de l'opinion publique une survivance archaïque d'un système de vie démodé, alors que le vingtième siècle et son « progrès » faisaient rage.
C'était comme pour les Indiens ou les Africains : on détruisait leur civilisation, mais
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c'était pour leur bien, pour les faire entrer de gré ou de force dans l'ère des lumières. Jamais il ne fut question sérieusement de repeupler l'île avec ses anciens habitants ou leurs descendants : cela aurait impliqué san doute tout un système d'aide qui eût coûté trop cher... Or, il se trouva que la guerre 1940/1945 attira l'attention des militaires sur ce bout de rocher abandonné depuis dix ans. Les maisons avaient été abandonnées. Les militaires installèrent une base, et les bidasses perfectionnés de nos armées occidentales remplacent encore là-bas les antiques bergers et chasseurs d'oiseaux. Le fonds de sauvegarde de la nature est parvenu à préserver tout ce qui pouvait l'être, mais le prix à payer est cher : destruction d'un mode de vie condamné mais dont on aurait pu se dispenser d'accélérer la décadence, absence définitive de l'âme, cette chose impalpable, au profit des gros bruits de bottes et des gadgets électroniques de guerre.
Et puis on peut toujours visiter, se soûler au « Puff Inn », bistrot pour soldats faisant jeu de mots avec « puffin », nom d'un oiseau de là-bas. Il est d'ailleurs écrit à l'entrée du bar que « cet établissement est réservé aux soldats de la base, mais que les clients extérieurs éventuels sont avertis que certains chahuts et certains écarts de langage peuvent être amenés à les choquer. » Delicious. Et vous pouvez toujours errer, en vous tenant par deux ou trois en cas de grand vent (180 km/h est une bonne moyene) – mais vous ne reverrez plus ces femmes aux cheveux soigneusement séparés en bandeaux par une raie médiane, ces chasseurs d'oiseaux aux pieds nus et à la barbe flottante, ces enfants au regard bon et borné.
Finalement c'est bien vrai qu'on les a faits progresser : au lieu d'une population malsaine, arriérée, nous avons de braves soldats qui ne feraient pas de mal à une mouche avec de belles armes et de beaux radars tout neufs. C'est ainsi que nous pourrions sauver les ours des Pyrénées en les mettant en cage, avec une belle autoroute à travers la vallée d'Ossau, à la plus grande satisfaction des connards de bergers. Quant aux habitants de St-Kilda – ce nom est une déformation de celui de l'île principale, Hirta, et il n'y a jamais eu de saint – ils laissaient leurs moutons divaguer ; ils vivaient en communauté autarcique idyllique, jusqu'à
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ce que notre civilisation vînt les diluer... Le livre lui-même présente bien des défauts, notamment ce tic de ne pas traduire les noms des associations anglo-écossaises sous prétexte qu'il n'y en a pas d'équivalent dans les associations françaises, ce qui fait que l'on a parfois l'impression de lire un infect sabir anglo-français rigoureusement imprononçable.
Mais nous apprenons une masse de choses bien classifiées, sur la mer, les terres, les oiseaux, la mort dans l'île, le choc de l'évacuation, le traumatisme de la population, la vie quotidienne, que nous pardonnons à ces travers. Un roman de Moâ; Omma, relatait la vie d'une île perdue au milieu des brouillards de l'Arctique : elle existait donc, mais bien plus paradisiaque, pour qui du moins aime les mœurs simples, que je ne l'avais imaginé. Cette île s'appelle St Kilda, son histoire fut rapportée par Tom Steel ; mauvaise traduction de Philippe Babo, éditions « Peuples du monde », maintes rééditions en Angleterre et en Ecosse à la fin des années 70, dont je n'ai pas décollé comme chacun sait.
Promenons-nous parmi ces vaillants primitifs pleins d'embruns et de sagesse :
« Les produits exportés par Hirta étaient très demandés en Ecosse, et l'île constituait une source de profit appréciable tant pour le tacksman (c'est le releveur de taxes) que pour le propriétaire. Selon Lord Brougham, qui écrivait en 1799, le tacksman acquittait 20 £ par an aux Mac Leod of Mac Leod et estimait en gagner lui-même deux fois plus. Ce système fondé sur le troc, cependant, profitait également aux habitants d'Hirta. »
Ce tacksman venait tous les ans sur l'île et recueillait des doléances des habitants, auxquelles on apportait remède à la visite suivante : il n'y eut jamais aucun conflit...
Quid des cultures ?
« Du fait de leur exposition permanente aux embruns, les pommes de terre qui pouvaient être sauvées avaient un goût d'ignames. L'orge et l'avoine, qui constituaient eux aussi l'un des aliments de base de l'alimentation des St Kildans, étaient également produites en très faibles quantités en comparaison des surfaces cultivées. L'avoine était généralement semée en abondantes poignées – entre vingt et vingt-cinq boisseaux à l'hectare – mais le
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rendement excédait rarement trois fois la quantité semée. » En fait, les habitants de St Kilda, que notre prétendu traducteur persiste à nommer les St Kildans, se livraient beaucoup plus à la chasse aux oiseaux. Voyons comment l'on apprenait à St Kilda : « Un garçon avait progressé jusqu'au second livre, et trois autres travaillaient sur le « troisième livre de lectures ilustré ». Un garçon et une fille s'étaient attaqués au quatrième manuel, pendant que le reste de la classe avait atteint ou dépassé le niveau du sixième livre. Outre la grammaire, les enfants des classes supérieures suivaient des cours de géographie, d'histoire, d'arithmétique et de composition, et l'unique garçon qui avait progressé au-delà du sixième niveau en anglais avait commencé à apprendre le latin – une langue qui avait été bannie de St Kilda sous la Réforme, et qui l'était restée par la volonté de la très rigoriste SSPCK. »
Sous ce sigle se cache je ne sais plus quel nom de société de développement des contrées défavorisées d'Ecosse. Parlons de l'isolement de l'archipel :
« Au mois de février de cette même année [1877], le Jackal avait rallié en catastrophe l'île pour ravitailler la population menacée par la faim, mais l'Amirauté avait rejeté la proposition de la « dame de Dunvegan » : « St Kilda étant la propriété d'une personne privée et relevant de la juridiction du Bureau Communal d'Harris », écrivit un fonctionnaire, « il n'entre pas dans les missions des navires de Sa Majesté de pourvoir aux besoins d'une population civile. » L'acheminement et la collecte du courrier de St Kilda étaient en effet soumis à de nombreux aléas. En mars 1878, l'inspecteur du GPO pour l'Ecosse signala à son supérieur de Londres que les lettres restaient souvent plusieurs mois en souffrance à Dunvegan avant d'être transportées à Hirta. »Et voilà pourquoi, de tracasseries en impérities, le sort de St Kilda fut lentement déterminé à l'abandon total, qui se passa le 30 août 1930, malgré l'émotion, trop tardive, de la population générale des îles Britanniques : le Progrès avait encore gagné. Je rappelle les références de ce livre : « St Kilda, l'île hors du monde » de Tom Steel, aux éditions « Peuples du Monde ».
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WALT WHITMAN « FEUILLES D'HERBE » 44 05 06
Dilemme, chers auditeurs, affreux dilemme : le cas se présente quelquefois ; un auteur qui ne correspond pas à ma précieuse personne, mais alors pas du tout, et le sentiment de se trouver en face d'un géant de la littérature, que cela me plaise ou non : j'ai nommé Walt Whitman et ses Feuilles d'herbe, préface et choix Bernard Delvaille, aux éditions Seghers.
Ce qui m'a nui est de ne lire ces poèmes admirables qu'en français : même si les traductions sont excellentes (signées Jules Laforgue, Renaud de Jouvenel ou Paul Jamati entre autres), je me suis bien aperçu que le texte original me manquait cruellement, ce qui repose le problème insoluble de la transposition en langue étrangère : le seul parti valable en matière éditoriale étant comme chacun sait de proposer une édition bilingue.
Mais en 1964, telle n'était pas la politique couramment appliquée. Le travail des traducteurs est remarquable en ceci : quel que soit le Français qui s'y soit attelé, aucune différence de style ne vient troubler le lecteur de France. Tout le monde s'est merveilleusement effacé devant l'auteur américain. Mais voilà, l'anglais demeure en filigrane constant, comme un manque, et je me suis surpris plus d'une fois à tenter de reconstituer le texte original.
Walt Whitman a connu son heure de gloire dans les années soixante / soixante-dix, dans la foulée de Kerouac, de Ginzberg, de Morrison, accompagnant les envolées libertaires de ces roaring years, de ces années rugissantes. Et puis le voici de nouveau délaissé : les grincheux sont au pouvoir, tiennent les leviers de commande des médias culturels, et comme il doit être de mauvais ton, une fois de plus, de célébrer cet hurluberlu dépoitraillé, affichant son optimisme, son goût de dévoration sensuelle. Et cela agace : à son époque déjà (Feuilles d'herbe paraît pour la première fois en 1850 et sera sans cesse réédité, renouvelé, augmenté jusqu'à la mort de l'auteur en 1892) les puritains de tout poil (et l'Amérique du XIXe siècle n'en manquaient pas) se hérissèrent, tombèrent à fiel raccourci sur cet obcène Whitman, coupable entre autres de célébrer le corps en gloire, jusque dans ses parties les plus intimes, horreur ! éjaculation comprise.
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Or l'éjaculation, c'est sale ; l'amour, ça donne des boutons. Surtout quand un homme en enlace un autre par le cou et l'appelle mon camarade : jusqu'où est-ce allé, cela, on vous le demande ? Whitman n'était-il pas – c'est affreux ! - homosexuel, copulant de plus avec des femmes ? Fréquentant les cochers, les dockers, les marins, ne dédaignant pas de se soûler avec eux, voyageant en plein air sur les impériales des omnibus ? Scandale ! Et les grenouilles de bénitier ou pasteurs en manque de se déchaîner, au point de lui faire perdre son emploi.
Dieu merci, Walt Whitman pouvait également compter sur des dévouements et des amitiés efficaces, il retrouva de quoi gagner sa vie, car les droits d'auteur d'un recueil même imposant de poèmes n'ont jamais bien enrichi le poète. Il mourut dans une gêne relative.
Mais avant de le faire mourir, revoyons plutôt cette existence d'Américain enthousiaste, véritablement patriote, ayant participé en première ligne à la Guerre de Sécession, du côté des Nordistes antiesclavagistes, du côté des infirmiers : déjà célèbre en dépit des envieux, il ne ménagea jamais sa peine et son engagement sentimental auprès de tous les blessés, les serrant dans ses bras et leur versant la totalité de son réconfort jusqu'à la fin de leur agonie.
Ce qui m'agace dans ses poèmes, et j'ose à peine le mentionner, c'est qu'ils comprennent tout: la nature de la vaillante Amérique; la foi non religieuse mais œcuménique et syncrétique, le doute aussi et le désespoir, la totalité de ce qu'un être humain peut ressentir de grand, de noble et de généreux, ce qui permet de prêter le flanc à la critique fielleuse et autres coups de pied de l'âne.
Comment voulez-vous prendre en défaut un homme qui se permet d'être à la fois corps et extrême intelligence, extrême sensibillité, extrême générosité, don de soi, lutte contre le vieillissement et la maladie, véritable légende ambulante, revigorant ses lecteurs, beethovénien pour tout dire, dynamique sans jamais verser dans le ridicule ?
Voilà en effet par où nous pourrions peut-être émettre quelques réserves : on a parlé
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du prosaïsme de Walt Whitman, de ses célébrations de tous les gestes d'ouvriers et de pionniers, un peu comme Saint-John Perse plus tard, mais en bien plus vigoureux, taillé à la serpe de conquérant de l'Ouest.
Le même âne que tout à l'heure pourra ironiser facilement sur les hymnes, sur le caractère prêcheur de certaines envolées, sur le réconfortant à tout prix, mais il sera facile de lui opposer les abattements et les désespoirs : le mieux serait d'y aller voir. Ajoutons tout de même dans notre impuissance admirative que Walt Whitman serait réduit de n'être présenté que comme un poète américain : il s'est imposé, non sans mal d'ailleurs, en tant que poète universel.
Il croyait en même temps à la puissance de l'individu et au pouvoir illimité de la démocratie, sa confiance en l'homme n'a jamais failli, il annonçait des lendemains radieux, une nouvelle ère : oh, comme nos rechignés de toute espèce qui se prennent très au sérieux – à ce propos, il ne m'a pas semblé trouver tellement d'humour chez Walt Whitman – vont lui retomber sur le poil, comme nos contemporains ne vont pas manquer de le trouver dépassé, en ces temps où nous avons tant besoin d'optimisme ! Combien ne lui fera-t-on pas grief d'avoir tonné comme tous les autres contre son époque, alors que tous les temps ont toujours vu le triomphe de l'argent, destructeur à ce moment-là (et en notre siècle) de tout ce qu'il y a de grand, de noble et de puissamment démocratique ! mais je m'emporte. Voici pour commencer un extrait du Chant de la grande route :
« Désormais je ne demande pas la chance, moi-même je suis la chance,
Désormais je ne pleurniche plus, ne remets plus, n'ai plus besoin de rien,
Finis malaises casaniers, bibliothèques, critiques maussades,
Fort et content j'arpente la grand-route.
La terre, cela suffit,
Je ne désire pas que les constellations soient plus proches,
Je sais qu'elles sont très bien où elles sont,
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Je sais qu'elles suffisent à ceux qui leur appartiennent.
(Même ici je porte mes vieux délicieux fardeaux,
Je les porte, hommes et femmes, je les porte avec moi partout où je vais,
Je jure qu'il m'est impossible de me débarrasser d'eux,
Je suis rempli d'eux, et je les remplirai en retour) - »
ici l'on passe à la section 6 -
« Maitenant si un millier d'hommes parfaits devait apparaître cela ne me surprendrait pas,
Maintenant si un millier de magnifiques figures de femmes apparaissait cela ne me surprendrait pas.
« Maintenant je vois le secret de la formation des plus fortes personnalités,
C'est de croître en plein air et de manger et de dormir avec la terre. »
Dommage véritablement qu'il y ait cette coupure de la partie 1 à la partie 6, décidément les enjeux éditoriaux ont bien changé, nous honnirions à présent un tel recours au saupoudrage, aux extraits, aux choix, il semblerait qu'en 1964 l'on jugeait les Français trop frileux, trop étriqués, pour ingurgiter un Walt Whitman à haute dose, avec ses imperfections, ses scories, en bref son excès d'oxygène : Monsieur l'Auteur n'est pas toujours de très bon goût, qu'est-ce que c'est que ce « je les remplirai en retour » ?
Nous confondons souvent générosité et ridicule.
Walt Whitman dans Feuilles d'herbe se célèbre, célèbre le monde qui passe à travers lui et à travers lequel il passe, non sans une énorme naïveté, une confiance en soi qui rejoint la conscience cosmique. Nous sommes des nains, et cela nous vexe, et le géant Whitman se penche sur les nains, leur tend la main et les encombre de sa générosité, de sa compassion.
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WALT WHITMAN « FEUILLES D'HERBE » 44 05 06
Il ne laisse aucune faille par où l'intellectuel au sens tordu de ce terme pourrait appliquer le scalpel de son doute ou simplement grincher, alors que la grinche est considérée de tout temps – depuis Rousseau soupçonnè-je – d'être la pierre de touche, la grinche, de la découverte de la vérité. Il réhabilite le corps, le gros travail des mains, la vie en plein air, il ne laisse personne sur le bord de l'avenue de la rédemption, il agace, il agace.
Mais quelle bouffée.
A la traduction de Paul Jamati, de l'extrait précédent, succède celle de Bazalgette, pour l'Adieu de Walt Whitman, qui nous demande de ne pas le sacraliser, de le considérer comme un homme, ni plus ni moins que nous ; car l'auteur des Feuilles d'herbe ne se prenait pas pour un héros. Il se paie le luxe intolérable de se montrer à la fois infiniment supérieur à nous et à notre très exact niveau.
Il nous montre ce que nous devrions tous atteindre, avec un peu plus de conscience, un peu moins de paresse assurément : et rien n'est plus insupportable aux petits, aux sans-grade, que d'apprendre que leur grandeur est entre leurs mains, et qu'en réalité ils ne veulent pas l'atteindre, car l'homme « est à la fois un petit-bourgeois et un dieu », comme disait uun Béjart fortement mâtiné de Nietzsche – et Dieu merci, moi aussi parfois je me sens dieu, mais il faut que ce soit seul et sans témoin – la parole à Whitman :
« (…) Sommes-nous bien seuls ici tous les deux ?)
« C'est mooi que vous tenez et qui vous tiens,
D'entre les pages je jaillis dans vos bras – la mort me fait surgir.
« Ô comme vos doigts m'assoupissent,
Votre souffle tombe autour de moi comme une rosée, votre pouls est comme une berceuse au tympan de vos oreilles,
Je me sens immergé de la tête aux pieds,
Cela est délicieux – c'est assez.
Assez, ô acte spontané et secret,
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WALT WHITMAN « FEUILLES D'HERBE » 44 05 06
Assez, ô présent qui fuit – assez, ô passé revécu ».
Prodigieux passage (il a passé, puis le voilà qui nous parle depuis sa vie de l'autre monde, décrivant les effets que produit notre adoration ou simple attention sur sa carcasse, puis revenant parmi nous juste avant sa mort, nous parlant du fond de son cerveau d'agonisant lucide) où se matérialise l'esprit de communication avec nous autres, avec moi-même, de part et d'autre de la frontière abolie : nous sommes en lui, il est en nous pour l'Eternité, il est le souffle du monde, il incarne pour toujours le souffle du monde.
Nous n'avons pas le droit non plus de tirer Walt Whitman du côté de l'idolâtrie, d'autres l'onr fait, puis d'autres ont bien entendu souillé l'idole ; contentons-nous pour conclure de réaffirmer le caractère inépuisable de WaltWhitman, et d'inviter à lire ce poète qui fait partie de ces grands monuments que l'on salue de loin par d'admiratives références éloignantes, mais que l'on visite toujours si peu : Walt Whitman, Les feuilles d'herbe, plus qu'une œuvre, un homme, attachant, viril, Américain, chiant, mon frère.
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EMMANUEL SIORAC « ECHARDE » 44 05 13
La chose est entendue : je n'aime pas la poésie, qui manque si souvent son but. Mais parfois quelques frémissements d'estime me viennent à l'âme. Je veux parler du recueil Echarde d'Emmanuel Siorac. Echarde au singulier, qui suggère une blessure intime bien plus profonde qu'un pluriel synonyme de simples égratignures.
Or nous n'apprenons que par allusions ce qu'est cette faille, sur laquelle ne vient s'apposer nulle étiquette biographique réductrice. C'est une de ces blessures inguérissables telle la plaie du roi Amfortas, d'autant plus incurable qu'elle s'accorde à la faille existentielle elle-même ; la transposition atteint nécessairement la vérité symbolique.
Observons la couverture qui représente, ou plutôt est censée représenter saint Paul, tenant une épée à double lame d'une main pour la défense de la foi et tenant en l'autre le lourd livre de la Loi Biblique : ainsi veut se présenter l'auteur, en tenue d'austère pèlerin d'une foi qui n'est pas nécessairement dans ce recueil la foi catholique, mais en recherche en tout état de cause d'u Graal, d'aucuns diraient d'une gnôse, mystique.
Le recueil se présente sous la forme de trois groupes de poèmes, Echarde proprement dite, Intimité, Avant une aube, ce qui implique un itinéraire laissant entrevoir un cheminement de la souffrance au repli, du repli à l'espoir d'une rédemption. Mon dolorisme m'a d'ailleurs davantage rendu sensible à la première partie, car je n'aime pas l'espoir, mais ceci n'est que mon histoire...
L'unité du recueil est assuré par une excellente tenue stylistique : bien sûr on a cédé au traditionalisme typographique consistant une fois de plus à mettre en relief trois ou quatre vers au sommet d'une page qui reste blanche, afin de bien dégager l'espace, la respiration du poème ; ce procédé n'est pas sans danger, car les lignes ou versets ainsi mis en relief, en exergue au silence, risquent de révéler d'autant mieux leurs insuffisances.
Rien de tel ici, mais une tension, une sobriété, une justesse dans la résonance sollicitée, qui pourraient évoquer le haïku, si cette dernière forme poétique n'était pas froide et ravissante comme la première neige du Japon ; nul orientalisme, fût-ce imitatif, mais au
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WALT WHITMAN « FEUILLES D'HERBE » 44 05 06
contraire une pensée essentiellement occidentale, puisant dans la souffrance, en particulier la blessure amoureuse (en deuxième partie), une vibration violoncellique typiquement duale : l'ambiguïté, c'est l'Occident.
Il nous faut ensuite parler de retenue, de pudeur, d'aristocratisme. Cela irait jusqu'au manque de chaleur, au manque de main tendue vers le public éventuellement compréhensif et consolateur ; nous ne comprenons pas très bien ce qui se passe à l'abri de ce repli. Sans doute moins d'amertume que nous n'aurions songé, et plus d'élan comprimé. Mais très peu s'en laisse paraître. Le poète suggère par le minimum, où chaque syllabe fut pesée à la délicate et forte balance de l'adéquation la plus exacte du son et de la résonance intime. Quelques notes égrenées, distillant leurs harmoniques aux échos multiples : apaisements, communions amorcées avec l'éternel, mystiques entrevues.
J'ai choisi le troisième texte de la partie Avant une aube – dont le titre suggère aussi bien la particularité d'une aube réservée à celui qui l'a suscitée, à celui qui seul pouvait l'atteindre, la mériter par ses ascèses – que l'éventualité, l'incertitude de cette rédemption personnelle in extremis. J'ai d'ailleurs été toujours fort surpris qu'on pût être sauvé par une femme : même, à vrai dire, désappointé ; sans doute me manque-t-il à tout jamais la dimension chevaleresque des anciens temps. Certes, la femme me semble inconsciemment cruelle, comme le chat sous sa patte de velours – mais surtout mortellement prévisible... Autant que l'homme pour tout dire, et j'en reviens toujours à ce mot excédé de Balzac : « Mon Dieu, qui nous délivrera de l'homme et de la femme ! » Passons...
« L'insidieuse, la captieuse veut la cruauté :
Un velours lacéré, un miroir.
« Dans le miroir tendu le sang d'un cilice... un calice. »
Et ce serait diminuer ces trois lignes pesées syllabe après syllabe que d'y
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WALT WHITMAN « FEUILLES D'HERBE » 44 05 06
vouloir introduire la réduction d'une symbolisation. Il y faut d'abord voir le travail sur la langue, sur le bruit de ciseau de la musique, sur le sifflement sournois et destructeur de « l'insidieuse », de la « captieuse » opposé à la soudaine crudité de cette « cruauté ».
Nous enchaînerions sans difficultés sur le raffinement féminin dirais-je de cette blessure du coup de rasoir dans le velours, au-delà des grossièretés d'une imagerie facile : c'est le son que j'entends, c'est le froissement d'acier d'une lame destructrice, joint aux suggestions du verre, du miroir si dur et si fragile. Le mot « miroir » est précisément repris en « miroir », au début du vers suivant, suggérant le sacrifice : telle est la rime, tel est l'écho manquant suivant « cilice » et – par un imprévisible autant qu'inévitable glissement de sonorité du « i » glissant à l'éclat du « a ».
On le voit par cet exemple peut-être pédant de ma part mais non inutile, ce qui se joue dans un poème, fût-il très court, et dans les marges, c'est tout ce qui n'est pas dit, tout ce qui ressort d'un simple assemblage de mots choisis, tout ce qui eût été superflu. La puissance de suggestion est l'essence même de la poésie.
J'aimerais ajouter qu'il n'est pas nécessaire de lire lentement : il existe aussi une première et rapide imprégnation résultant d'une lecture rapide à la fois et intensive : le fil du rasoir n'a pas besoin de s'immiscer lentement pour pénétrer, purifier jusqu'aux moëlles. Et peu m'importe d'apprendre qui est cette « insidieuse » et quel « calice », quel Graal de souffrance et de rédemption est ainsi tendu.
C'est l'iconographie chrétienne, mais cela le dépasse, ou passe à côté par chemins de traverse très personnels, tant il est vrai que rien n'a été plus adapté au questionnement occidental que la symbolique sacrificielle néo-testamentaire.
« Du fond des âges d'une vie unique tu viens d'un océan et tu pénètres chaque pore d'une glèbe tant amoureuse.
« Acte aimant ultime,
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WALT WHITMAN « FEUILLES D'HERBE » 44 05 06
« Paix.
Cette interpellation s'adresse plus qu'à une femme, mais aussi bien à une présence divine, du moins d'au-delà ; dépassé le simple amour humain, même si le poète s'exprime encore avec les mots du terrestre : il s'agit de plus encore que d'un acte charnel, mais d'une expérience transcendante, et la paix ici évoquée est celle que ressent le tourmenté en communin avec l'idée.
Cette idée s'appuie sur l'unité de la vie de tous les êtres, sur la compénétration des matières, terre et eau d'où fut tiré l'homme, être de glèbe et de peau. Et c'est au sein de la souffrance la plus bariolée, la plus héraldique, voire zodiacale, que la « fécondité invisible » conjure envers et contre tout la maléficité des puissances de mort : puisant dans cette accumulation de représentation même la force la force de substituer aux dragons de plume et de papier – la palpitation de la vie « invisible » et triomphale :
« Toi, la haine des choses de la joie,
L'insigne malice de tes maîtres :
Les grands meurtriers de l'âme
Le serpent mordoré,
Le scorpion signe de la mort,
Tu connais mieux que moi le puisatier spirituel
La fécondité invisible. »
Nous ne sommes que des signes sur une page. Nous ne pensons, nous n'imaginons que par signes : ce sont eux qu'il faut utiliser, puis abolir pour franchir la frontière de l'Etre. C'est ainsi que j'ai compris, en partie, la leçon, ou, rectifions, le témoignage, à la fois personnel et universel, d'Emmanuel Siorac dans Echarde, édité par l'Âge d'Homme, à Lausanne.
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P. BRUNEL « FORMES BAROQUES AU THEATRE » 44 05 27
Paru en mars 1996 dans la collection de la Bibliothèque d'Histoire du Théâtre, Formes baroques au théâtre, de Pierre Brunel, semble s'adresser aux spécialistes de l'art des planches. Cependant il n'est pas impossible à un semi-profane de recueillir une mine de précieuses indications, même s'il est difficile de les resituer dans une structure évidente.
L'étude est centrée sur trois pièces essentielles, Le songe d'une nuit d'été de Shakespeare, La vie est un songe de Calderón et Le soulier de satin de Claudel. Pourquoi Pierre Brunel s'est-il aventuré à faire entrer Claudel, de beaucoup postérieur à l'époque baroque, dans cette trinité ? Il s'en explique : Claudel n'a pas spécifié l'époque à laquelle se déroulait l'action de son drame.
Mais il s'y trouve une impossibilité chronologique en raison de l'échec de l'Invincible Armada datant de 1588, et cette incertitude temporelle, jointe à une quantité d'autres éléments foisonnants permet de conclure à une imprégnation de l'esprit par toute une époque. Ce serait, plutôt qu'un pastiche, une résurrection à l'identique de la mentalité de la Contre-Réforme, qui fut l'une des compposantes du courant dit « baroque ».
C'est aux mêmes concessions ou si l'on veut aux mêmes intuitions qu'obéit le choix, pour la couverture, d'une peinture de Füssli, mort au début du XIXe siècle, représentant – car n'en déplaise aux pontes du CAPC, la peinture représente en même temps qu'elle présente – le lutin Puck, habillé d'un collant de nu et muni d'une tête mi-asinesque mi-insectoïde, et volant dans les espaces intermédiaires.
Deux façons de montrer, après donc Le soulier de satin, que le courant baroque ne saurait se limiter aux bornes que lui assignent les historiens, soit approximativement de la fin du XVIe à la fin du XVIIe siècle, mais peut envahir tout esprit se référant à ses valeurs. Méfions-nous cependant de ne pas retomber dans les erreurs d'un certain d'Ors, ayant engendré une école dite « dorsiste » et rejetée depuis, selon laquelle toute œuvre présentant
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P. BRUNEL « FORMES BAROQUES AU THEATRE » 44 05 27
des aspects tant soit peu irréguliers ou « baroques » - « barroco » désigne en effet en portugais une perle de forme ou de structure irrégulière – pourrait incontinent être qualifiée de « baroque ».
On en viendrait alors à l'une de ces notions vagues, et qui ne veulent plus rien dire : n'en vient-on pas à parler d'un « certain » romantisme chez Corneille, d'un « certain » classicisme de Musset, voire d'un « certain » baroque des Rolling Stones... Ces approximations, utiles dans les vulgarisations, se révèlent malcommodes et finalement réductrices chez l'historien des arts et, comme ici, du théâtre. Il a fallu se borner à un cadre chronologique relativement précis, éliminant d'abord en amont une recherche de l'aigu et du contourné « à la manière » de Raphaël, remontant au XVIe siècle et plus justement appelée « maniérisme ». Eliminer aussi les manifestations postérieures, pendant le XVIIIe siècle, appelé de façon parodique le « rococo ». Ecarter enfin plus encore tout ce que le XXe siècle délicieusement décadent baptisa dans les années 60 de « kitsch ».
Mais s'il est facile de dire ce que le baroque n'est pas, il est moins aisé de déterminer ce qu'il est. Il semble qu'il faille retenir avant tout le thème de l'instabilité : dans un monde éminemment mobile comme le turbulent et violent XVIe siècle, l'inquiétude envahit les esprits pensants, et l'on voit dans le théâtre le thème de la métamorphose faire florès, la femme Rosaure se présenter sous des habits d'homme, ou les comédiens amateurs du Songe d'une nuit d'été revêtir des travestissements.
Correspondant à la métamorphose nous avons la métaphore, qui est l'art de transposer stylistiquement d'un domaine à l'autre les mots eux-mêmes, or de combien d'images métaphoriques ne sommes-nous pas assaillis dans l'œuvre de Calderón La vie est un songe – texte éminemment intraduisible, malgré les efforts de Bernard Sesé : là où l'espagnol vous éclabousse de son rythme et des pierreries de ses syllabes, le français vous traîne languissamment de coup de rames en coup de rames ) travers un océan de poussière...
De la métaphore au symbole il n'y a qu'un demi-pas, mentionnons pour les freudiens
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élémentaires celui du soulier de satin, et la tour de La vie est un songe, tour de souffrance, tour d'exclusion où croupit le prisonnier Sigismond. Le théâtre est aussi la forme privilégiée de la double intrigue où le spectateur ravi navigue, où les comédiens se livrent à d'abondantes sarabandes burlesques, comme dans Le songe d'une nuit d'été, où s'accentuent les contrastes au mépris heureusement de toute convention logique ou psycho-logique : la semi-bête féroce qu'est Sigismond au sortir de sa tour se ue en figure de l'ordre et de l'autorité royale, car le baroque, hanté par le désordre et en particulier le désordre duel (ce sont les termes qui s'opposent deux à deux) se préoccupe obsessionnellement du retour à l'ordre, en un balancement, en une vibration d'un pôle à l'autre.
Le baroque, dont le théâtre, instable par définition, et donnant le spectacle d'une incessante comédie, est le support privilégié, agite ainsi les problématiques de l'être et du paraître, des identités flottantes (ce perpétuel balancement entre le comédien et son personnage dans Shakespeare), des doubles, des miroirs : le deux en un dans le miroir, l'un en deux par le double. Il n'est pas jusqu'au bouffon de Calderón, Clarín, qui ne soit pris, paradoxe, pour son seigneur et maître, et qui n'en périsse, d'ailleurs, pris pour lui, donc, marquant bien par là l'équivalence du valet et du maître : le maître est le valet de ses ambitions... Et l'on arrive à l'inévitable fin du fin en matière de baroque et de théâtre – car le baroque est l'apogée du théâtre – c'est-à-dire de la représentation en pleine comédie : Hamlet nous en présente l'exemple le plus connu, mais également Le songe d'une nuit d'été, dont un des ressort de l'intrigue on le sait consiste en une représentation de Pyrame et Thisbé que les comédiens répètent, également aussi La vie est un songe, puisque le roi Basyle met en scène, en quelque sorte, la libération conditionnelle de son fils, tirant les ficelles de la destinée de ce dernier.
Reste un ouvrage riche, et touffu, truffé comme il se doit de références et de notes en bas de pages, suivant un plan très ramifié où le profane se perd quelque peu, car il faut avoir l'esprit analytique à la fois et de synthèse, bref posséder un cerveau d'universitaire pour suivre
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l'auteur, Pierre Brunel, à travers les méandres d'un sujet dont il est très familier. Reste aussi l'impression que l'on peut dire n'importe quoi sur n'importe quoi d'autre en matière littéraire, matière fluctuante s'il en fut, et où s'affirme précisément la nécessité de recourir à des notions extrêmement précise si l'on veut éviter l'impression de vagabondage : le baroque est une de ces notions justement victimes d'un effet de mode, et qu'il fallait réancrer dans une typologie sans concession, comme l'a fait Pierre Brunel dans Formes baroques au théâtre, en limitant volontairement le débat. Car le baroque est essentiellement une question de forme, et de théâtre. Parcourons-le rapidement, page 47 tout d'abord, où il est question de Claudel :
« Il est frappant que Claudel, quand il a voulu représenter dans Le soulier de satin, en le comprimant, l'âge baroque, a choisi, lui aussi, ce moment qui n'en finit pas, cette construction de Saint-Pierre du Vatican, dont il ne retient pas la forme achevée, mais les formes naissantes en attente. Dans la scèe 5 de la Deuxième Journée, nous voyons le Vice-Roi de Naples et sa suite dans la Campagne romaine, sur la Voie Appienne et on découvre « dans le lointain […] la basillique Saint-Pierre qui est en construction, tout entourée d'échafaudages » (p. 152). »
Inachèvement et références : que les universitaires sont baroques, eux qui demandent, pour être suivis, que l'on ait entre les mains l'œuvre de référence pour s'y reporter en éternels étudiants... Un appendice abondant permet tout de même, bien que l'auteur ait pourfendu ceux qui voulaient voir du baroque partout et à toutes les époques, de discerner sa permanence à travers des œuvres plus contemporaines : Pasolini a écrit une pièce intitulée Calderón : Brunet parle de la présence de l'auteur lui-même dans cet écrit peu connu. Qu'il en reste quelque chose, « on peut le soupçonner, quand, au début de l'épisode 10, Basilio se demande s'il n'est pas proche de lui, autre reflet dans le miroir
sono qui solo,
riflesso nello specchio. Forse, anch'egli riflesso
qui dentro, c'è con me l'autore.
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P. BRUNEL « FORMES BAROQUES AU THEATRE » 44 05 27
« Je suis seul ici,
reflet dans le miroir. A moins que l'auteur ne soit ici avec moi,
reflet, lui aussi. (pp. 111-75). »
La pièce reste, comme toutes les œuvres de Pasolini, le déploiement de ses fantasmes (en particulier du ragazzo, représenté par le rôle important et nouveau de Pablo). Elle est le lieu d'un duellum entre fascisme et antifascisme, bourgeoisie et révolution, mais aussi entre la foi révolutionnaire et le doute qu'il n'a pu s'empêcher de s'installer. »
Quant à la note 4, elle évoque en italien son Manifeste pour un nouveau théâtre. Ainsi jamais la scène, art de l'éphémère, ne pourra-t-elle jamais se déprendre de ses amours baroques. C'est pourquoi, amateurs de théorie théâtrale illustrée, vous lirez avec profit Formes baroques au théâtre, dans la « Bibliothèque d'Histoire du Théâtre », chez Klincksieck.
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SALLUSTE « LA CONJURATION DE CATILINA » 44 06 03
Salluste a mauvaise réputation : c'est en effet le réservoir de maintes versions latines particulièrement abstruses, où le pauvre lycéen, plus tard étudiant, se rend compte avec effroi que les conseils de ses professeurs ne lui servent à rien. A savoir, bien analyser la phrase, et traduire groupe de mots par groupes de mots. En effet, chez Salluste, tout est compris, et le sens demeure toujours aussi obscur, parce qu'il y faut de cette foutue intuition...
Mais nous avons la chance de posséder un fort volume de la collection Budé, où français et latin figurent face à face, tant et si bien que je puis aisément, ayant lu la traduction auparavant, me lancer dans un texte latin en comprenant, ou à peu près : une de ces jouissances bâtardes qui n'appartiennent qu'à moi, le non-spécialiste malgré ma profession.
Encore faut-il bien admettre que les extrêmes qualités du traducteur – son nom ne figure même pas sur la couverture, et c'est pourtant l'un de nos plus grands latinistes, auteur d'un dictionnaire étymologique de notre langue mère, auteur avec Thomas d'une syntaxe latine qui fait autorité, j'ai nommé Alfred Ernout, on le salue bien bas – ne donnent du texte original qu'un aspect bien enveloppé dans la belle prose. Qu'on en juge : « La fortune est maîtresse souveraine », c'est fort beau, M. Ernout ; mais le texte porte que « la fortune domine en toute chose ». « Les sénateurs exprimèrent l'avis » : que non pas, mais « il y en eut pour être d'avis que » - peut-être s'agit-il d'une formule officielle, transposé en français de formule officielle ? Et enfin, je prends au hasard : « la cupidité, servie par le pouvoir » : pas du tout, ou plutôt pas tout à fait : « la cupidité, jointe au pouvoir », où il n'est pas question que l'une soit ou non au service de l'autre.
On l'aura compris, M. Alfred Ernout appartient encore et Dieu merci serais-je tenté d'ajouter à cette ancienne et surbrillante école de traduction où l'on sait bien qu'il est inutile de vouloir serrer le texte et que mieux vaut une transcription, une translation, en bref a translation, une transposition. Tout à fait à l'opposé de ce brillant Chouraqui dont la traduction de la Bible ne peut guère paraît-il se goûter que le texte original à portée de main... et de compréhension.
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SALLUSTE « LA CONJURATION DE CATILINA » 44 06 03
De même avais-je parcouru telle traduction de l'Enéide où l'on s'était contenté de faire figurer chaque mot dans l'ordre du latin, ce qui donnait un charabia du plus bel effet exotique, ou si vous préférez la plus belle trahison massacrante de Virgile. Toujours est-il que nous sont présentées en un seul fort volume ponceau les deux principales œuvres de Salluste, La conjuration de Catilina et La guerre contre Jugurtha. Le premier épisode de l'histoire si troublée de Rome est plutôt connu par les Catilinaires de Cicéron, ensemble de discours prononcés au Sénat mais fortement remodelés pour la publication. Cicéron avait vaincu aux élections un certain Sergius Catilina, dont le programme politique tenait en un seul mot : redistribution. « Ils ont tout, vous n'avez rien », comme le dit un sous-titre de mon livre de Seconde. Excellent programme, compréhensible par tous. Mais les gens de bien, parmi lesquels Cicéron, veillaient avec leurs bulletins de vote, et Cicéron fut élu. Voilà mon Catilina en fureur, projetant de tuer Cicéron, d'égorger nombre de sénateurs, de mettre le feu à la Curie qui est le bâtiment où se réunissait le Sénat, et autres gracieusetés. Cicéron mit en fuite ce fauteur de troubles, exécuta sans jugement ses complices, et jura qu'il avait sauvé la République.
C'était vrai. Mais les rodomontades de Cicéron en exaspérèrent plus d'un, parmi lesquels César, qu'on avait soupçonné de fournir l'argent à ce trouble-fête de Catilina, et Salluste, avec lequel il s'entendait comme larrons en foire, et dont le livre sur la conjuration remet un peu les choses en place, ou plus exactement nous permet d'écouter un autre son de cloche. Salluste donc s'empresse de dissiper les soupçons qui couraient sur Césarn qui n'avait pas encore dans l' Etat la position que nous lui connaîtrons plus tard (il débutait juste sa carrière), et surtout s'empresse de ne pas parler de Cicéron, ou si peu, en tout cas de minimiser son rôle. De toute façon nous n'en saurons pas davantage, Catilina étant mort à la tête d'une armée de desperados, les armes à la main lui-même.
Nous n'avons en effet sur lui que des renseignements mauvais : le parti de Salluste et de César, comme celui de Cicéron, voulaient tous deux sa perte, ainsi que « les gens de bien »:
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nous ne savons donc sur lui que des choses extrêmement défavorables, car il est représenté comme un être pourri de vices, qui fit empoisonner son futur beau-fils de dix-sept ans afin de pouvoir se remarier avec sa mère... Certains historiens paradoxaux essayèrent donc de le réhabiliter, le présentant comme un révolutionnaire désireux de redistribuer les richesses de façon plus conforme à l'équité. Plus vraisemblablement, il s'agissait d'un agitateur d'une énergie exceptionnelle, se prétendant « du peuple » comme bien d'autres avant lui et en particulier Marius.
Or à l'époque les partis politiques étaient bien plus proches d'un assemblage d'intérêts particuliers, d'une camarilla. « Ville à vendre », s'était exclamé Jugurtha, second héros de notre volume. « Il ne manque qu'un acheteur ». Il repartait libre en effet de Rome, alors qu'on l'avait accusé d'avoir fait assassiner ses cousins pour s'emparer de leur trône, dans l'actuelle Algérie orientale, où aucun Arabe n'habitait encore, affaire donc purement berbère. Rome et son gouvernement l'avaient donc convoqué pour s'expliquer. C'était ainsi. On se s'occupait pas alors d'ingérence ou non dans la politique d'un pays ami. Du moment qu'il était ami, et allié, Rome s'arrogeait le droit, que dis-je, le devoir, de se mêler des affaires dudit pays. Et Jugurtha, roi de Numidie (sa capitale se situait pense-t-on à Constantine) narguait l'aurorité du peuple romain en déblayant le chemin du pouvoir devant lui, à coups de meurtres familiaux. Il défaisait les armées envoyées contre lui, achetait des consuls pour se laisser battre ou pour ne pas livrer bataille ce qui est encore mieux, achetait les juges, achetait tout le monde. C'est Marius qui lui infligea les premières défaites, mais on ne put venir à bout de Jugurtha le pourrisseur, de Jugurtha l'assassin sans scrupules, qu'en acceptant sa tête en cadeau.
C'est-à-dire qu'un des alliés de Jugurtha se retourna contre lui, coupa sa tête et l'envoya au llieutenant de Marius, nommé Sylla, pour lui faire une surprise. Cela se passait
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bien avant l'affaire de Catilina et sans aucun rapport avec elle. Telles sont les deux grands épisodes de l'histoire romaine que Salluste a voulu porter à notre connaissance. C'est pour lui l'occasion d'appliquer le programme exposé dans son avant-propos : l'homme, nous dit-il, a la tête en haut du corps et tournée vers le ciel afin de s'élever vers les idées supérieures, au lieu de tenir la tête penchée vers le sol d'où il brouterait sa nourriture, comme un vulgaire quadrupède. C'est pourquoi il doit vivre dans le désir de produire de belles actions dignes de mémoire, et c'est à cela que doit s'attacher l'hitorien : rendre compte de ces actions d'éclat.
Il va même jisqu'à mépriser les gens qui ne fonr rien pour demeurer dans la mémoire de leurs semblables, car, dit-il, « leur mort aura fait aussi peu de bruit que leur vie », et « ils auront vécu comme les animaux ». Belle et noble haine du commun, haute conception de la noblesse et beau coup de menton du côté de l'héroïsme. Seulement, notre Salluste fut un triste sire, impliqué dans maintes affaires de corruption, et qui ne dut sa tranquillité qu'à la protection de son ami Jules César, qui avait bien des magouilles lui aussi à se reprocher. C'est pourquoi nous devons considérer comme de beaux ornements à admirer de loin avec méfiance tous ces beaux discours moraux sur la corruption de la République, ayant perdu de sa pureté dès que la cupidité d'un petit nombre en eut corrompu la nature - suivez mon regard vers un certain pays que nous connaissons bien : Salluste est un vieux diable qui se fait ermite, un moralisateur dont l'un des seuls regrets fut de n'avoir pas amassé une fortune supérieure à celle, déjà considérable, qu'il s'était acquise en pressuran sans doute ses provinces ou ses gouvernements.
Aussi faudrait-il parcourir son œuvre, afin d'en admirer plutôt les qualittés littéraires et surtout documentaire. Dès l'avant propos d'ailleurs intervient le grand souci des éditeurs au sujet de l'orthographe très particulière de Salluste, une orthographe archaïsante correspondant à de certaines habitudes de prononciation, car on ne saura jamais très exactement quelle a été l'évolution de celle du latin : nous ne posédons pas encore d'enregisrement – cela viendra peut-être, si l'air, comme l'eau, a une mémoire – mais ne jouons pas les « Sciences et Vie » :
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« Les éditeurs de Salluste sont d'accord pour adopter une orthographe conventionnelle, archaïsante, dont les manuscrits nous offrent quelques traces.
Sans aller aussi loin que la plupart d'entre eux, je n'ai pas cru devoir refuser à cette convention ; je me suis toutefois refusé à admettre des graphies barbares comme minume, loquundi, ou à rétablir partout des gérondifs en -undus, amprs que le Sénatusconsulte de Bacchanales nous offre déjà des formes en -endus ; je n'ai pas cru devoir non plus adopter partout les graphies « étymologiques », conrumpere, conmeatus, subplico, etc. Nous savons que l'usage a toujours été flottant à toutes les époques ; et il n'y a pas de raison de considérer ces formes comme plus anciennes que corrumpere, commeatus, supplico. Nos manuscrits ont rajeuni sans doute l'orthographe de Salluste, mais les éditeurs l'ont parfois vieillie avec excès. »
Figurez-vous que je serais plutôt favorable pour ma part à l'orthographe minume, qui correspondrait à la prononciation « minüme », avec un « ü » à la française ou à l'allemande. Mais avec Ernout, j'ai toujours l'impression d'être comme Gros-Jean qui en remontre à son curé.
Parlons à nouveau de Catilina, qui aurait fait ses premières armes d'agitateur dans les montagnes italiennes :
« Vers la même époque, dans la Gaule cisalpine et transalpine, dans le Picenium, le Bruttium, l'Apulie, il y avait de l'agitation. En effet, les émissaires de Catilina dans ces régions voulaient inconsidérément, et dans une sorte de folie, tout faire à la fois. Par leurs réunions nocturnes, leur transports d'armes défensives et offensives, leur précipitation, leur branle-bas général, ils avaient fait plus de peur que de mal. Le préteur Q. Métellus Celer, agissant en vertu du sénatus-consulte, avait fait, après enquête, emprisonner un grand nombre de ces agitateurs; C. Murena avait agi de même dans la Gaule cisalpine, où il commandait à titre de légar. »
Suit l'inévitable note 5 en bas de page... Mais vous voyez que ce Catilina est présenté
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comme quelqu'un qui n'en était pas à son coup d'essai, afin qu'il fût bien normal de le faire chuter par la suite ! On n'a jamais pu vérifier ces dires de Salluste...
Dans l'apparat critique, je ne résiste pas à vous livrer quelques abréviations cabalistiques :
« Stat. Theb. I, 411 » / (Stace, Thébaïde ? Sans doute) // Pour la ligne 7 : « Quod dictum altius in pectus Bassiani descendit, AEL. » - pour « Aelius » ? Sans doute aussi : « et cette parole descendit aussi profondément dans le cœur de Bassianus »...
Elephantis et parti copiarum pedestrium Bomilcarem praefecit... » - partons dans le délire : « il confie à Bomilcar les éléphants et une partie de l'infanterie » - il s'agit du volume de la collection Budé consacré à Salluste, La conjuration de Catilina et La Guerre de Jugurtha. Ecoutons un peu de musique et nous nous retrouvons pour le feuilleton...
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HESIODE « LES TRAVAUX ET LES JOURS » 44 06 10
Revoici un exercice de haute voltige : chanter les louanges d'un livre sur lequel on n'a que de vagues lueurs. Il s'agit des Œuvres d'Hésiode, auteur grec, dans la collection Guillaume Budé : le grec d'un côté, le français de l'autre. C'est traduit par Paul Mazon, ainsi que je l'aurais parié : Paul Mazon est un grand spécialiste d'Homère. Il se trouve qu'Hésiode est classé parmi les auteurs homériques, ayant écrit quelques siècles avant leur modèle, et souvent anonymes.
Ils ont gardé les formes homériques, si souples que l'on peut les modeler à son gré pour qu'elles entrent dans la mesure du vers. Ses déclinaisons, avec une prédilection ici pour les formes doriennes et plus précisément béotiennes, puisque Hésiode nous apprend qu'il est d'Akkra, en Béotie. Trois titres : la « Théogonie », « Les Travaux et les Jours », « Le Bouclier ». Le dernier n'est sans doute pas de lui, car on y relève un nombre important de maladresses, dues plutôt à un imitateur balourd : c'est le thème bien connu de la description, de l' « ekphrasis », d'un bouclier immense, destiné à protéger un illustre personnage, ici Héraklès.
Le modèle en est chez Homère, qui décrit les sculptures du bouclier d'Achille ; on trouve d'ailleurs tant de choses sur ce bouclier que cela devient invraisemblable, à moins de considérer cette description comme un catalogue de tout ce que le monde peut renfermer : montagnes, rivières, activités humaines, de la moisson à la guerre. Mais, bref, cela n'est sans doute pas d'Hésiode. Plus mystérieuse est la « Théogonie ». Nous apprenons dans cet exposé comment les dieux, au commencement des temps, se sont engendrés mutuellement après une lourde série d'incestes. Les noms les plus prestigieux se mêlent à d'autres plus obscurs mais de non moins de poids. Il existe de ces théogonies dans nombre de civilisations dites primitives.
Il est émouvant d'entendre – car cela doit se lire à haute voix – le roulement de ces syllabes en cris d'hirondelles ou en grondement d'abîmes. Vous pouvez penser à ces interminables généalogies bibliques, ou à ces dénombrements de peuples dans les
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HESIODE « LES TRAVAUX ET LES JOURS » 44 06 10
« Nombres ». « Les Travaux et les Jours » et le premier almanach agricole de notre monde occidental. Ce qu'il faut semer, et à quelle époque ; à quelle saison il faut mener paître ou nourrir à l'étable les bestiaux. Tout cela en vers, car tout se transmettait par le biais mnémotechnique des vers, y compris la science. Mais ici nous avons plutôt affaire à des conseils pragmatiques, tirés de l'expérience, et sans systématisation. Ainsi Hésiode nous emmène-t-il des profondeurs du ciel et des Enfers à la simple surface terrestre, dans de petits champs en pente caillouteuse, où les propriétaires eux-mêmes s'attellent à la tâche et suent pour un maigre rendement, contemplés par les arides montagnes de Grèce. Mêlés à ces conseils pratiques, à ces recettes de bonnes femmes de paysans, Hésiode insère nombre de conseils moraux, au premier rang desquels ceux de modération à l'égard des dieux. Ces derniers sont jaloux, il ne faut pas s'attribuer le mérite de ce qui leur revient à eux. Loin de l'idée du paysan - ou de l'homme simplement – de vanter son travail, son obstination à labourer ou sa générosité d'âme : qu'il sache que ce sont les dieux et eux seuls qui ont ainsi ensemencé son âme. C'est grâce aux dieux que j'ai envie de travailler, que j'ai de la volonté... Défense de rouler des mécaniques, sinon la foudre, la maladie ou la mort ingnominieuse viennent mettre un terme aux vantardises des « Moi je ».
Et j'en suis personnellement bien convaincu. Ainsi que de la nécessité d'être généreux avec le pauvre ou le flemmard, sur qui s'abat la destinée. C'est dans Les travaux et les jours que se trouvent aussi d'étranges révélations, frisant la confidence, sur la situation personelle de l'auteur Hésiode, ainsi que sur son frère Persès, avec lequel il est en conflit à propos de lopins de terre ou d'héritage : « Respecte les dieux, pauvre sot de Persès », dit-il à peu près à son frère. Le grand péché est celui de l'orgueil, de la démesure, de l'hybris. C'est ici le modèl de tous les conflits personnels et familiaux qui divisent l'humanité : point de Caïn ni d'Abel en cette civilisation, mais deux frères qui se disputent un héritage appartenant à tous en toute fraternité : la terre sèche si difficile à forcer.
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HESIODE « LES TRAVAUX ET LES JOURS » 44 06 10
Voilà tout ce que je pourrais dire sur les Œuvres d'Hésiode, si je ne devais consulter que ma mémoire. Mais qu'il me soit permis une fois de plus d'exposer le plaisir bizarre que l'on a à lire une page en français, puis la correspondante en grec, et de sentir dans le heurt de ces syllabes millénaires passer de temps en temps des bribes de compréhension, à travers tant de siècles. La lecture devient alors un rite. Le défaut de cette approche que j'ai consiste à bannir tout commentaire véritablement érudit ou simplement sérieux. Il y a autant et plus d'écart entre une vraie étude et mes élucubrations qu'entre ces dites authentiques études universitaires et les aimables tripatouillages, aimablement vulgarisateurs, d'un Lacarrière.
Je ne suis qu'un grimaud des ondes ! Prenons p. 47 de la Théogonie. On y parle d'Hécate, déesse infernale, souvent confondue avec Diane. Il y aurait eu trois divinités, l'une au ciel, Diane, la lune ; je ne me souviens plus de la deuxième ; et la terrible Hécate, qui passe dans le ciel les nuits d'orage, avec son équipage de chevaux et de chiens de chasse squelettiques : vous aurez aussi bien reconnu la légende alsacienne ou normande, car ces thèmes sont communs à tous nos peuples indo-européens. Hécate, donc :
« Son lot est à la fois sur terre et la mer inféconde ; mais, en même temps, elle a part aux privilèges qu'offre le ciel étoilé, et elle est respectée entre toutes par les dieux immortels. Aujourd'hui encore, tout mortel d'ici-bas qui veut, par un beau sacrifice offert suivant les rites, implorer une grâce, invoque le nom d'Hécate ; et celui-là, sans peine, se voit suivi d'une immense faveur, dont la déesse a avec bienveillance écouté les prières. Elle lui octroie la prospérité, ainsi qu'elle en a le pouvoir ; car tous les enfants de la Terre et du Ciel lui abandonnent une part des privilèges qu'ils ont reçus ».
On ne saurait être plus clair : nous vivons, paysans et mortels, qui sommes les mêmes, sur une terre terrible. Nous devons nous concilier les dieux ; et de même que l'almanach des Travaux et des Jours nous communiquent les recettes de réussite paysanne, de même dans la Théogonie ne nous faut-il pas négliger d'honorer les dieux, afin que ceux-ci nous accordent, sur le plan tout matériel de notre passage en ce monde, la prospérité.
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HESIODE « LES TRAVAUX ET LES JOURS » 44 06 10
Noter aussi, dans Les travaux et les jours, le fort idéal de justice, dont Zeus est le garant. Le passage que nous allons lire est l'un des plus célèbres, en des temps où la justice était peut-être le moindre des soucis des gouvernements ambiants :
« Jamais ces droits justiciers ne sont suivis de la famine ni des désastres : ils jouissent dans les festins du fruit des champs auxquels ils ont donné leurs soins. La terre leur offre une vie abondante ; sur leurs montagnes, le chêne porte, à son sommet, des glands, en son milieu, des abeilles ; leurs brebis laineuses sont alourdies par leur toison ; leurs femmes leur enfantent des fils semblables à leurs pères , ils s'épanouissent en prospérités, sans fin ; et ils ne partent point en mer, le sol fertile leur offrant ses moissons. Ceux au contraire qui n'ont à cœur que la funeste démesure et les œuvres méchantes sont réservés à la justice du Cronide, Zeus au vaste regard. Souvent même une ville entière se ressent de la faute d'un seul, qui s'égare et trame le crime. »
Il n'est pas question de récompenses ou de châtiments dans une autre vue, ainsi que dans le livre biblique de Job, quelle que soit la façon dont on ait voulu triturer ce passage pour faire croire que les anciens Hébreux croyaient en une vie après la mort. Visiblement, ici non plus, il n'en est pas question : il est de l'intérêt immédiat, matériel, de l'homme, de bien se conduire. Pas de grands ni de nobles sentiments : si vous voulez être prospères, et riches, faites le bien autour de vous. Pas besoin de Déclaration des Droits de l'homme, mais une pensée pragmatique, immédiate. Les grands élans mystiques, quant à eux, attendront un degré de réflexion, de subtilité, plus élevé, à moins que la mystique n'ait existé de tout temps, et n'ait pas trouvé sa place dans ce poème appelé didactique : poème « qui apprend quelque chose », recueil de conseils indispensables. Tel fut le fondement de la morale : l'utilité, l'intérêt bien compris. Et non pas la révélation venue du haut du ciel. Du moins, si l'on s'en réfère aux Travaux et aux Jours d'Hésiode. Passons à une de ces ineffables « notes en bas de page » qui forment un des charmes masochistes des éditions universitaires, le charme de l'érudition. Dans Le bouclier, qui n'est peut-être pas d'Hésiode, il est question du casque
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HESIODE « LES TRAVAUX ET LES JOURS » 44 06 10
d'Hadès, dieu des Enfers : Ce casque magique, nous apprend Paul Mazon, permet à celui qui le porte d'être invisible » - on aura reconnu la Tarnkappe des Germains, car Grecs et Germains appartenaient à la même famille des Indo-Européens. L'appellation de « casque d'Hadès » semble due à une interprétation – contestable, mais courante dans l'Antiquité – du nom de Hadès, Άΐδης,comme formé de α et de ιδεϊν « voir », et signifiant « L'Invisible ».
Puis retour au texte traduit lui-même, qui dit : « Et Persée, fils de Danaé, fuyait à grandes enjambées – on croyait voir sa hâte et sa terreur – tandis que, sur ses pas, les Gorgones, images d'indicible épouvante, volaient, brûlaient de le saisir. Sous leurs pieds foulant l'acier pâle, le bouclier résonnait d'un horrible fracas, strident et sonore. »
Les Gorgones (Mégère, Méduse et Alectô) poursuivent donc Persée – comme c'est bizarre ! c'est également le nom du frère ennemi d'Hésiode – afin de le punir d'un méfait. Rappelons-nous que toute cette scène a été sculptée dans le métal d'un bouclier, avec un tel réalisme que ce dernier effectivement résonne de cette poursuite éperdue !
Tel est le volume de la collection Budé comprenant la Théogonie, Les travaux et les jours et Le Bouclier, regroupés sous le nom d'Hésiode, deuxième auteur le plus archaïque de la Grèce ancienne, classé parmi les « poètes homériques », et composant dans une langue n'ayant jamais été parlée, mais comprise par tous les écoliers de ce temps-là, qui recopiaient avec piété les sentences d'une des plus vieilles voix de l'humanité.
Lisez les auteurs antiques. Lisez Hésiode. Un petit effort. Ce que vous faites pour le cyclisme, ou l'alpinisme, pourquoi ne le feriez-vous pas pour des joies intello ? Ce n'est pas une honte d'être intello. N'est-ce pas, Léotard ?
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J. CELLARD « TRESOR DES NOMS DE FAMILLE » 44 06 24
Le 11 novembre 2037 à 11h. 12 j'achevais le t. 8 de la collection « le français retrouvé », consacré par Jacques Cellard au Trésor des noms de famille. Puis j'ai voulu le jeter, puis je l'ai retrouvé. Le jeter, car on ne trouve jamais son propre nom de famille dans ces recueils : l'auteur, Jacques Cellard, n'y a pas fait figurer le sien. Le mien, « Collignon », n'y figure pas davantage.
Mais retrouver ce volume publié chez Belin me fut d'un plaisir extrême, car j'y retrouvai l'une de mes préoccupations d'enfance, qui fut d'inventer le plus de noms de famille possibles, faisant en quelque sorte concurrence, à ma manière, à l'Etat Civil. Je me les récitais à mi-voix dès que je faisais une promenade. Certains verront là un questionnement inépuisable sur l'identité, car je voulais changer de nom, de patronyme, ce qui mène droit au complexe d'Œdipe, prononcez édipe, bande d'ignares.
En effet, gens : l'on ne se comporte pas de la même façon, qu'on le veuille ou non, selon que l'on s'appelle Lefèvre ou Ben Mohammed, ou Loukatchevski – mais aussi Dubois, Mortdefroid ou Montangeix. S'ajoute à cela une anthropologie du prénom, et d'autres ouvrages sont là pour vous parler de vos prénoms également – encore que les noms de famille, pour une grande part, dérivent de prénoms : « Collignon » signifie « petit Nicolas », ce qui me satisfait pleinement.
Déjà enfant donc, dans l'almanach Vermot, dont on ne soulignera jamais assez le rôle formateur méconnu, j'avais fait mes délices des notes marginales concernant les noms de famille expliqués. Ils étaient bien entendu accompagnés de caricatures, car nos ancêtres se montraient volontiers caustiques, et Lebel ou Lebeau furent sans doute de fameux laiderons, de même que Boileau doit s'honorer d'ancêtres qui précisément
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J. CELLARD « TRESOR DES NOMS DE FAMILLE » 44 06 24
buvaient plus de vin que d'eau... L'ouvrage de Jacques Cellard ne manque pas à la règle, et présente d'abondantes caricatures de Roland Sabatier, ainsi que de très brèves notices biographiques retraçant les vies de porteurs de noms illustres : Poulenc « la poule », Haussmann « l'homme de la maison » le bien nommé, Maurice Chevalier au patronyme transparent. La couverture présente d'ailleurs aussi, sous forme d'arbre généalogique – la passion des origines est très souvent concomitante de celle de la patronymie – une collection d'écussons correspondant à des noms de famille – chaque famille en effet, et pas seulement les nobles, peut avoir son propre écusson : l'on voit un moine, une tour, un forgeron – Lemoine, Latour, Schmidt...
Figurent également dans ce recueil les noms étrangers les plus courants, d'origine alsacienne ou bretonne par exemple, car l'Alsace et la Bretagne ne vinrent que tardivement dans notre giron de France.
Nos noms de famille ne se constituèrent de façon héréditaire qu'au cours du XVIe siècle voire du XVIIe pour les régions les plus arriérées, comme on ne dit plus : mentionnerai-je les Vosges ? j'ai osé...
Un grand nombre de nos patronymes ne veulent rien dire : entendez par là qu'ils se sont formés (c'est assez décevant) à partir d'une soudure de deux racines germaniques, remontant à une époque où les Germains étaient bien plus partie prenante de notre peuple impur que ne le sont les Américains aujourd'hui. Le prestige de notre langue ancestrale, mélange de bas latin et de germanique, était encore tel au XVIe siècle que les gens se choisirent un nom qui sonnât bien, sans se rappeler le moins du monde qu'il était d'origine franque : Frimbaud, de Frim + Bald, Lamblin, de « Land », « le pays », « Clouard », de « Ludwig ». Une autre catégorie de noms se rapporte à un prénom : Benoît, Nicolas, Patris en ses différentes orthgraphes.
A noter qu'il est faux que les noms de famille « n'ont pas d'orthographe ». Si vous vous appelez « Boullanger » avec deux l, il vous est interdit de modifier l'orthographe de COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
J. CELLARD « TRESOR DES NOMS DE FAMILLE » 44 06 24
votre nom pour Dieu sait quelle rectification. Le proverbe veut dire par là que les noms de famille ne respectent pas l'orthographe courante : vous pouvez très bien vous appeler « Chevalllier » avec deux l, ou « - lié ».
Troisième catégorie, les noms de métier : Boucher, Bariseel qui représente le juge en pays flamand, Lépicier.
A propos de Bariseel, permettez-moi de vous confier une anecdote très fréquemment transposable : bien des gens ignorent l'origine de leur nom de famille, ou lui en inventent une. Généralement glorieuse. J'ai connu une femme « Pantallacci », dont le nom dérivait évidemment du burlesque « Pantalone », et qui voulait absolument que son nom signifiât, avec recours au grec s'il vous plaît, « Pan-Thalassa », « Tout à fait marin » - et de s'imaginer toute une lignée de grands négociants ou d'explorateurs de par-delà les mers.
J'ai connu un « Soyer » qui se serait cru amoindri de descendre d'un ouvrier en soie, un canut, mais qui tenait à une déformation du germanique « Sieger », « le Guerrier », « le Vainqueur ». Toujours ce prestige de l'Outre-Rhin. Une « Lafran » qui tenait à son origine « africaine ».
Pour « Bariseel », que tous les ignares tenaient à prononcer à l'anglaise « barisîl », ce qui est ridicule, l'on s'imaginait que cela voulait dire « petit baril » - en fait, c'est une déformation du « bargello », désignant en italien le juge de paix d'une cité.
De digression en digression, j'ai bien envie de glisser une parenthèse fielleuse sur ces ahuris qui ne savent même pas prononcer leur propre nom de famille, tels ces Bastard qui tiennent à prononcer le « s », alors que le Bâtard d'Orléans s'enorgueillissait d'être, précisément, « Bâtard » ; ces « Soubzmaigne » qui tiennent à prononcer toutes les lettres de leur nom alors qu'elles ne furent ajoutées que dans l'orthographe, pour faire joli ou plutôt latin ; ces ignarissimes « Douxx » ou bien « Rouxx », qui prononcent d'ailleurs également « le plus », mais aussi « le moinss », amis plouks, bonsoir, sans oublier les navrants « Ouilfried », « Ouatteau » pour le peintre – entendu ce matin sur les ondes, non plus que l'horrible
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J. CELLARD « TRESOR DES NOMS DE FAMILLE » 44 06 24
« Remy », dont la famille ignore sans doute que le premier « e » d'un nom était toujours prononcé « é », même sans accent. Ces fautifs sont les plus crétinement défenseurs de leur erreur, au nom du droit de « faire ce que l'on veut ». O.K., appelez-moi Coyighnonn, à l'espagnole, et n'en parlons plus. Toujours est-il que nous avons ensuite la catégorie des sobriquets, qui n'est pas la plus fréquente, et qui, nous l'avons dit, fonctionne souvent par antiphrase, Legras n'étant vraisemblablement qu'une haridelle, et Malnourry ou Maunoury (président du Sénat) qu'un gros plein de soupe.
Et je ne sais plus quoi d'autre, mais pour plus de précision, reportez-vous au lexique de fin, où vous ne trouverez pas forcément le nom que vous recherchez, mais du moins quelque chose de voisin. Tiens, je ne sais toujours pas ce que veut dire « Chevènement » : champ de chanvre ? Ce serait drôle.
Pour finir, nous ajouterons que nous pourrions bien trouver stupidement limitatif la transmission patrilinéaire : en effet, bien des hommes n'ayant eu que des filles voient leur nom s'éteindre, et il semblerait que 80% des patronymes en usage avant la Révolution française aient disparu. Si vous portez un nom rare, faites des garçons. Ou bien, comme en d'autres pays, réunissez le nom de votre père à celui de votre mère. Hélas : tous les Espagnols semblent bien s'appeler Lopez-Garcia ou Fernandez-Rodrigo.
Les noms les plus fréquents sont Martin, Lefèvre et ses dérivés, plus Bernard. Le plus rare : Skrouplioplevski. Et fonçons dans l'exploration :
« La tradition rapporte qu'un certain LAMBIN, commentateur, au XVIe siècle, de Cicéron et d'autres auteurs latins, s'attardait dans ses commentaires à un degré irritant pour le lecteur ou l'auditeur. D'où lambin, « qui traîne », « qui s'attarde ». LAMBRECHT, et LAMBRICHS, sont les formes allemande et flamande du nom. La première peut être à l'origine de LAMBRET. »
Ou comment, à partir de nos noms, l'on peut reconstituer le trésor de nos vies passées.
« VICTOR est un surnom latin (Victor, le Vainqueur ) qui prit une valeur COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
J. CELLARD « TRESOR DES NOMS DE FAMILLE » 24 06 2044
spécifiquement chrétienne ; plusieurs saints ont porté ce nom. A côté de cette forme savante existait une forme populaire Vitour, d'où VITOUX.
« VIDAL et VITAL, du latin vitalis, Qui aspire à la vie éternelle, a été un nom de baptême mystique fréquent. »
On apprend toujours quelque chose dans ce Trésor des noms de famille. Cette science s'appelle l'onomastique. Ce livre est précédé d'une préface très accessible. Voici un homme célèbre ;
« C'est à Charles-Simon FAVART, 1710-1792, que nous devons la création de la « comédie musicale ». Ses succès lui firent confier la direction de l'Opéra-Comique, le long duquel une rue porte à juste titre son nom. »
Passons à l'autre extrémité de l'échelle sociale, avec ce sympathique dessin de l'un de nos ancêtres les plus fréquents : un faucheur.
« Le faucheur de foin était particulièrement apprécié dans les campagnes, pour son habileté et son endurance. D'où FAUCHEUX (quand le R final n'était pas prononcé), mais également FAUCHEUR, LEFAUCHEUR, FAUQUEUR, LEFAUQUEUR.
« Diminutifs : FAUCHET, FAUQUET. »
Poursuivons notre exploration, puisque le feuilletage est le principal agrément de ces livres-là :
« Du latin fons, fontem, source, l'ancien français a tiré dès son origine le mot fons, en général féminin. Il a formé de très nombreux patronymes, dont les plus fréquents sont LAFONT et LAFFONT, DELAFON et ses variantes graphiques. Avec la préposition de, DEFONT, DEFOND, DEFONTS. »
Vous aurez aisément compris que toute étymologie renvoie à de nombreuses formes voisines, en fonction essentiellement de la région d'origine. Voilà pourquoi il est très important de savoir de quelle région de France votre famille est originaire. Par exemple, si vous vous appelez LEPIRE, n'allez pas vous en faire un complexe :
« Dans le Nord, DUPIRE (de pire, « passage à gué », d'où aussi Pire, nom de lieu) ; DUPLOUY (Nord) ; DUPORT est le plus souvent d'un Port, un passage difficile dans la COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
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montagne (surtout pyrénéen, comme dans Portel, Portet, Port-de-Luchon, Saint-Jean-Pied-de-Port, « en bas du col » ; DUREUIL (Le Reuil, Bourgogne) ; DUREUX (Ouest), DUROULET (diminutif de Roule, nom de lieu assez répandu) ; DURVILLE (plusieurs Urville au Nord de la Loire, cf. le grand navigateur-explorateur DUMONT D'URVILLE, 1790-1841) ; DURY et DURRY (d'Ury) ; DUSSANCOURT (d'Ussancourt, Nord et Beauce) ; DUSSANE (d'Ussane, Auvergne) ; DUSSEL (d'Ussel en Corrèze) ; DUSSEUX (plusieurs Seux ou Ceu) ; DUTHEIL, DUTEIL, DUTHIL (d'une des localités nommées le Theil, ou le Thil mais aussi l'équivalent de du tilleul, voir page 253 ») - reportons-nous y, mais sachons que ces noms de lieu signifient aussi quelque chose, ainsi « Urville » signifie-t-il « la ferme à l 'ours », et « Le Thil », bien entendu, « le tilleul ».
« Le poirier est fréquent en nom de famille, sous la forme simple POIRIER, moins souvent POIRRIER ou POIRRIEZ, parfois DUPOIRIER avec la préposition. POIROT, petite poire, peut être un vendeur de fruits, ou un sobriquet. »
En tout cas, il ne veut pas dire « Hercule ».
Avant de vous mettre en route, n'oubliez pas le chemin : il est « bien représenté par le fréquent DUCHEMIN. Plus rarement, CHEMIN. Les formes méridionales (de camminum, latin populaire, transcrivant un mot gaulois, sont plus rares : DUCAMIN, CAMIN et DUCAMI, CAMI
ou CAMY. Les formes normandes-picardes sont DUQUEMIN, et plutôt QUEMIN ou QUÉMIN. »
Je vous souhaite de bien longuement parcourir ce recueil honnête, un peu étriqué par honnêteté parfois, mais qui laisse suffisamment de place au rêve, à travers les siècles et les syllabes de nos belles régions de France. A bientôt !
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JAMATI « WHITMAN » 44 07 01
Revoici Walt Whitman, cette fois-ci sous la houlette de la collection « Poètes d'aujourd'hui », chez Seghers. Le commentateur est le traducteur célèbre Paul Jamati. Nous avons droit, sous le regard profond de Walt Whitman en couverture, à une étude universitaire tout ce qu'il y a de plus approfondie sur notre grand poète américain. Le genre de poète qui prend la tête et l'enivre, au xpoèmes duquel, même traduits, le lecteur repense comme à un rêve qui l'a hanté.
Walt Whitman est un résumé de l'humanité, de tout ce qu'un homme peut ressentir et vivre. Il a eu toutes les expériences. Il s'est battu, il a soigné des blessés, a dirigé un journal, s'est compromis avec le peuple jusqu'à y ressentir les délices de la fraternité, s'est préoccupé de religion, de mysticisme et de fins dernières. Par la confiance qu'il manifeste en l'espèce humaine en général et au peuple en particulier, il est le digne prédécesseur de Jemingway, ayant quant à lui aussi bien le culte de la virilité que celui de la féminité, inclus et illustrés tous deux dans sa vaste carcasse.
C'est pourquoi il m'inspire autant qu'il m'agace, et réciproquement. Voilà un homme qui se permet de comprendre mes faiblesses, qui me dira qu'il les comprend et qu'il les consolera, mais qui de plus se permet de les éprouver. Et de le les chanter, et de se complaire un bref instant dans le désespoir, pour aussitôt rebondir. Comme je suis profondément mesquin, j'ai la nette impression, quand je reçois sa rude caresse, de n'être vraiment qu'un cloporte face à cette force de la nature et du cosmos. Preuve supplémentaire de mon petit esprit.
De fait, qui à présent possèderait le souffle nécessaire pour supporter la pléthore de vitalité de Wakt Whitman ? alors que nous sommes tous désormais recroquevillés sur nos souffrances nombriliques ! Whitman est égocentrique, il englobe, tel Rabelais, ou plutôt même Gargantua, le monde entier ; le macrocosme séjourne à l'aise dans son microcosme. Il est insolemment plein de santé, même son humilité est pleine d'insolence, car elle est irréfutable : il est tout, mais en même temps il se tue à nous dire qu'il n'est rien, ce qui est
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JAMATI "WHITMAN" 44 07 01
vrai, puisque l'homme n'est que poussière, n'est-ce pas. Mon Dieu que ces grands hommes sont encombrants. Ils vous renvoient sans cesse à la question fondamentale « Qui suis-je », y répondent pour leur part avec grandeur et noblesse, puis ils s'écrasent à leur juste valeur. Les grands hommes en définitive ne sont qu'une illusion d'optique, car il ne peut y avoir de grandeur dans la non-immortalité. Bref je m'en veux de le trouver excellent, parce qu'il se trouve aux antipodes de ma petite expérience. Il peut avoir eu celle de tous les cochers ou dockers de New York possible, il n'a pu séjourner dans ma pauvre cervelle enfumée racornie. Il n'a jamais ressenti « le drame de l'incommunicabilité » comme on cause à présent. Il est trop optimiste : voilà le hic. Il ressemble à cette collègue accablée sous deux deuils successifs, et qui a continué à vivre, retrouvant le sourire et le rire après ses épreuves.
Les esprits mesquins ne peuvent imaginer que sous cette vitalité – le faisait-elle exprès, d'éprouver cette vitalité ? non : il existe une âme sensible. Et voilà pourquoi les superwomen de ce siècle s'en font mettre plein la gueule par les machos misérable : « Vous voulez être libérées ? eh bien prenez ça, vous aurez de toute façon assez de vitalité pour récupérer. » Chacun, est-il dit dans le livre de Jamati, vers la fin, veut s'accaparer Walt Whitman, tant ses facettes sont variées. Les uns l'accablent de mépris pour impuissance, l'accusant de feindre et de bluffer ; les autres l'adorent comme un nouveau Messie, recueillant le moindre de ses mots comme un oracle. Et moi bien sûr je le tire du côté de mes misérables problèmes, ce qui est une preuve de plus de l'universalité du bonhomme.
Et nous devons penser au contraire, avec une noble lucidité, que les êtres vitaux et positifs éprouven d'autant plus de souffrance qu'ils ont en eux de capacité précisément à renaître...
Toujours est-il que cette étude de Paul Jamati, aux éditions Seghers, nous assène la
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JAMATI "WHITMAN" 44 07 01
traditionnelle analyse universitaire, d'où il appert que Walt Whitman était à la fois faible et fort, et entre les deux, ce qui est tellement plus enrichissant, américain, universel et entre les deux, de son siècle et du nôtre et entre les deux, ce qui est tellement plus enrichissant, dans le mensonge et la vérité et ainsi de suite. Ce sont les raisonnements, les emballages à la Cristo de ce genre qui font hurler les scientifiques au baratin dès qu'ils entendent parler de littérature, alors que les ambiguïtés n'apparaissent, en mathématique et en biologie par exemple supposè-je, qu'après de longues lignes droites de certitudes ; mais en matière littéraire, le marécage fécond vous englue dès les premiers pas. Pourtant je repense encore à de certains poèmes véritablement admirables, Captain o my captain, L'Ethiopienne, et autres symboles à l'inépuisable vastitude.
Même la vie quotidienne de Walt Whitman est aux antipodes exacts de ce que j'aurais pu vivre moi : suis-je devenu frileux ! C'est le modèle de Citizen Kane, ce mec : y a qu'à vouloir... Eh bien non ! N'est pas Walt Whitman, Hemingway, le gros mâle plein de couilles en féminin en plus à la Depardieu, qui veut. Et la rédemption fraternelle de l'encombrant Whitman m'agace. Elle est sans effet sur moi. Je suis de la race des Lautréamont et des Dupont-Durand, moi... Disons qu'il faut me parler autrement qu'avec grandiloquence. Car même lorsque Whitman est tout simple, tout prosaïque, on sent qu'il pourrait se remettre à prêcher d'un verset à l'autre : exactement comme la duchesse de Guermantes qui n'était si délicieusement simple qu'en faisant pressentir qu'après tout, elle aurait aussi bien pu ne pas l'être. Voilà en quoi Whitman n'est pas mon frère :
« Il en a assez des faubourgs, assez de le ville, petite ou grande. C'est de vraie campagne qu'il a besoin, d'arbres touffus, d'oiseaux, d'écureuils, de rivières. Et c'est tout cela qu'il va trouver, cinq ans de suite, aux environ de Camden, à la ferme de Whitehorse où il prend pension, pour des semaines ou pour des mois, dans la famille d'un jeune ouvrier imprimeur. »
Tout cela est très sympa, mais hugolien. Ce grand homme ne peut pas faire les choses
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JAMATI "WHITMAN" 44 07 01
simplement. Moi aussi j'aime la campagne. Je n'ai besoin pour cela d'évoquer ni les écureuils, ni les rivières. Un brin d'herbe, un morceau d'asphalte en bordure de route, me suffisent. Je suis un étriqué. Page 94, voyons les commentaires de Monsieur le Bel Universitaire : « Si Whitman célèbre le « moi », l'individu, la procréation » - beurk -, « les camarades » - beurk beurk - « c'est certes pour en arriver à la démocratie. » Beurk. Avouons-le, il serait tentant de classer dans les Feuilles d'herbe, à côté du « moi », thème premier, la démocratie, thème essentiel. Or non seulement aucun enchaînement proprement logique ne relie entre eux les grands thèmes whitmaniens, mais toute tentative de les ordonner suivant une quelconque hiérarchie serait à la fois vaine et fausse.
C'est sans doute contre un tel penchant au raisonnement que le poète met son lecteur en garde lorsque, dans la première de ses Dédicaces, il déclare :
Je chante le Moi, une personne simple et séparée,
Néanmoins je prononce le mot Démocratique, le mot En Masse.
Voyez aussi la façon qu'a la critique universitaire et universelle de manger à tous râteliers , tout en ayant raison : tout est dans tout et réciproquement ; nous disons cela, mais nous pourrions tout aussi bien classifier en sens inverse, ou ne rien classifier du tout ; aucune étiquette à notre héros !
Non décidément je ne peux souscrire à ce Whitman. Il est grand, mais étranger, irrémédiablement étranger. Il fut poursuivi pour obscénité, il en perdit son emploi (qu'on se rassure, il avait plus d'ennemis que d'ennemis et une autre place lui fut attribuée) : c'est qu'il est obscène. Non seulement en parlant de fesses et de sperme, mais aussi en étalant son moi. Je devrais lui emboîter le pas, je devrais le défendre. Voici précisément un extrait du « Chant de moi-même » :
« Les gars qui manœuvrent la pompe à incendie et les échelles de corde point inférieurs selon moi aux dieux des guerres de l'antiquité,
« Je prête l'oreille à leurs clameurs qui percent le fracas de l'effondrement, COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
JAMATI "WHITMAN" 44 07 01
« Leurs membres musculeux passent sains et saufs sur les lattes carbonisées, leurs fronts blancs surgissent des flammes entiers et sans blessures ;
« Auprès de la flamme d'ouvrier avec son enfant au sein, j'intercède pour tout être né,
« Ces trois faux qui sifflent à la file au temps de la moisson sont balancées par trois augustes anges à la chemise bouffante à leur ceinture » - etc...
Comme il était obscène en effet , et prosaïque, d'oser exalter les gens ordinaires du grand peuple de l'Amérique en construction enthousiaste, aussi fort et légendaire que les statures antiques ! Ah ! c'est qu'on n'aime pas l'enthousiasme, nous autres ! Non plus que cet appel destiné à je suppose libérer les Noirs de l'esclavage, à moins que ce ne soit en faveur de toute grande et noble cause (Whitman est irréductible) :
« Battez ! battez ! tambours !- sonnez ! clairons ! Sonnez !
« N'entamez pas de pourparlers – ne vous interrompez pour aucune remontrance,
« Ne prenez pas garde au timide - ne prenez pas garde à celui qui pleure ou qui prie,
« Ne prenez pas garde au vieil homme qui implore le jeune homme,
« Ne laissez pas entendre la voix de l'enfant, ni les supplications de la mère,
« Faites que même les morts soient secoués sur les tréteaux où ils gisent en attendant les corbillards,
« Tant vigoureusement vous pilonnez, ô terribles tambours – tant avec éclat, clairons, vous sonnez. »
Roulements de tambours, est-il indiqué en fin. Du pur Berlioz. Rien ne doit entraver l'élan vers la juste guerre de la liberté. Et il y est allé lui-même. Pas de reproche de ce côté-là.
Choisissez-vous donc votre propre raison d'aller vers Whitman, ne vous laissez pas prendre à mes restrictions de racorni du cervelet : Walt Whitman peut aisément s'aborder par le volume que lui a consacré Paul Jamati dans la collection « Poètes d'aujourd'hui », chez Seghers. Tentez le grand large. COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
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DE COSTER "ULENSPIEGEL" 44 07 08
Que veut dire "Ulenspiegel" ? Assurément pas "le miroir à la chouette", comme semblent l'indiquer les illustrations traditionnelles, mais la déformation de deux mots flamands signifiant "votre miroir", à en croire De Coster, qui a réutilisé le personnage. Notre bouffon belgo-international présentait en effet un miroir à chacun de ses interlocuteurs, tel un nordique Socrate, et prétendait révéler les gens aux gens.
L'ouvrage qui vous est présenté remonte au milieu du XIXe siècle, et fut écrit par De Coster donc, Belge bilingue, en mémoire d'un héros remontant au début du XVIe. Nous tous qui avons fait des études germaniques conservons en mémoire ce facétieux personnage, ne répugnant pas aux plaisanteries scato, mais plein de rires, de grivoiserie et de bon sens.
Bernant toutes autorités, médicales, religieuses, juridiques, recevant au besoin maints coups de bâton, mais avec les rieurs de son côté, toujours prêt à s'en tirer, même parfois vaincu, par une pirouette. Il n'est que de se rappeler le pari qu'il fit d'apprendre à un âne l'art de la lecture, puis menant sa bête devant un livre et lui montrant alternativement deux lettres, lui faisant braire "I-A, I-A". La farce peu fine où il fait goûter à des juifs (en toute innocence du XIXe siècle) des crottes qu'il prétend être des truffes conférant à ceux qui les mangent des pouvoirs divinatoires se retrouve dans l'ouvrage de notre Belge amoureux du passé. Mais c'est à peu près la seule de ce tonneau, et les nostalgiques de l'exactitude textuelle doivent se reporter aux illustrations de la collection "Récits" parue en 1956 (2003), introuvable, est-il besoin de le préciser.
Les premiers chapitres sur l'enfance (on dit en matière de légendes "les enfances") d'Ulen- spiegel nous réjouissent et nous agacent à la fois par la fraîcheur faussement retrouvée des légendes du quinzième siècle, si proches par leur ton du Roman de Renart. De Coster a su merveilleusement retrouver le parfum de cette langue, juste ce qu'il en faut pour que cela demeure compréhensible tout en restant dépaysant. L'agaçant consiste en ce parfum de déjà vu de toutes ces farces issues de fabliaux, en tous lieux et à toutes époques. Nous reconnaissons bien là les occasions de gros rires, qui ne nous arrachent plus que quelques sourires de commisération nostalgique.
Mais très vite le ton devient plus grave. De Coster en effet s'est servi de ce héros représentatif, commun à la Belgique, aux Pays-Bas et à l'Allemagne du Nord-Ouest, pour évoquer le difficile et cruel accouchement de la nation belge, de la nation belge. Il met aux prises le héros qu'il a confisqué pour la bonne cause avec la répression qui s'abattit sur ces pays-là sous les règnes finissant de Charles-Quint et commençant de Philippe II.
COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES" T. 12
DE COSTER "ULENSPIEGEL" 44 07 08
Vers les années 1570 en effet les souverains catholiques d'Espagne, possesseurs également des riches contrées de Flandres, n'entendaient pas que ces provinces fussent affectées par le mal nouveau du protestantisme. Il s'agissait d'ailleurs bien moins de religion que de soulèvement populaire, contre un prince étranger certes (encore que Charles-Quint fût issu de pays wallon) – bien moins de religion donc que de justice.
Les moines étaient en effet les agents de la tyrannie, aidant à prélever les énormes impôts et en retenant plus que leur part, semant aussi bien la terreur par leurs discours stupides concernant l'enfer et autres bondieusetés empoisonnantes. C'était la dictature : chacun pouvait dénoncer son voisin et empocher une partie de son héritage, le roi, d'Espagne s'entend, gobant le reste des biens du banni.
Les hommes étaientbrûlés, les femmes enterrées vives. Et tous torturés généreusement, au moindre soupçon. De Coster imagine que le père de son héros est dénoncé par un rapace, torturé ; que le fils, traînant déjà derrière soi un passé de joyeux luron fainéant et chapardeur, soit obligé d'accomplir un pélerinage, qu'il ne mènera guère à bien si ma mémoire est exacte.
Ce pélerinage lui sera prétexte pour continuer d'errer, et de prendre les armes, finalement, avec bon nombre d'habitants révoltés, contre l'occupant qui saigne le pays à blanc. Il a pour compagnon, tel Don Quichote, un personnage gras et sympathique, Goedzak (mentionné dans le titre complet de l'œuvre du XIXe siècle). Cela veut dire "Bonne Parole", ou peut-être "Bon Sac" ( à nourriture), bon cuisinier, chagrin d'avoir perdu sa femme qui l'a abandonné pour suivre un religieux.
Plus il a de chagrin, plus il mange.
Ulenspiegel vit d'expédients, fauchant saucisses et bonnes femmes consentantes, Goedzak se maintenant en état de chasteté afin de retrouver sa femme infidèle disparue. Mais ils risquent tous deux leur vie, servant d'agents de liaison entre les différents acteurs de cette révolte, où il faut distinguer les nobles, pas toujours sûrs, et les gens du peuple ou de la bourgeoisie, comportant aussi leurs traîtres.
Ulenspiegel possède une fiancée qui l'attend, telle celle de Peer Gynt, jusqu'à ce qu'il revienne de ses aventures, triomphant ou menacé. Je crois bien qu'il est exécuté, mais qu'il se redresse avec sa fiancée dans les bras, proclamant son immortalité dans les âmes et les cœurs belges. Peu importe. La vérité historique est cernée de fort près, l'indignation serre le cœur du lecteur à la vue de toutes ces injustices inévitables : tous les mauvais pressentiments se vérifient, les
religieux de ce temps-là ne sont que des bourreaux plus hypocrites que les autres. Comment ne pas se sentir plein de pitié pour ces femmes que l'on torture pour les avoir vues parler à leurs vaches, ce qui leur vaut d'être accusées de sorcellerie, parlant à des animaux ? Comment ne pas s'exalter à la lutte de ces consommateurs de foire, qui se battent à l'intérieur d'une auberge pullulant de traîtres ? Je pensais au Chevalier des Touches de Barbier d'Aurevilly... Toutes ces luttes se ressemblent.
Et cette littérature de soulèvement populaire comprend ses morceaux de bravoure, que l'on retrouve évidemment. Il n'est pas jusqu'au langage de la Renaissance, avec sa truculence convenue, qui ne finisse par lasser quelque peu. L'intérêt universel pour Till Ulenspiegel, bouffon mystique et de tous temps, tenant de Scapin et de Figaro (pour anticiper), le cède à l'intérêt historique, d'aucuns diront anecdotique et réducteur. Ou amplificateur, selon qu'il est considéré du côté belge ou du côté mondial. Toutes les luttes pour la liberté se ressemblent, assurément...
Notons toutefois que cette langue française du XVIe siècle est censée recouvrir un original flamand, dont certaines expressions sont habilement introduites par l'auteur, qui nous familiarise ainsi avec le baes et la baesine, "le patron et la patronne", ou le bruinbeer, qui est de la bière brune. Mais de l'avis des meilleurs flamingants, la traduction en flamand qui fut tentée n'est pas terrible, et possède beaucoup moins de verdeur que le français.
C'est simplement du français qu'il faut lire avec l'accent flamand, comme je m'y suis exercé pour les premiers chapitres.
Je fus donc souvent enthousiaste, parfois réservé à la vue de quelques longueurs, lorsque l'auteur se sent obligé (de fait, il l'est) de respecter son cadre historique et de mener le récit jusqu'au bout. Mais l'intérêt l'emporte, et de loin, Belge ou pas. Explorons ce riche volume :
" - Venez tous deux, dit le citoyen.
Ulenspiegel retourna chez le baes et lui dit :
" - Je viens de voir le doyen, il se portera caution pour les aveugles. Pendant que vous veillerez sur eux, que la baesine vienne avec moi chez lui, il lui répètera ce que je viens de vous dire."
Ma fois, je ne me souviens plus du détail de la duperie, mais nous avons affaire ici à un thème bien connu de la fable médiévale, qui est le bernage d'une troupe d'aveugles que l'on fait bâfrer, leur faisant croire à chacun que c'est l'autre qui possède l'argent du paiement. Il n'était pas cruel, en ce temps-là, de se moquer des aveugles. On trouve développées maintes farces de ce type
dans le "Lazarillo", ouvrage picaresque anonyme de l'Espagne du XVIe siècle. C'est dans la première partie, conformément à la tradition, de l'ouvrage de De Coster. Mais nous verrons ensuite comment on en vient à la politique et à la lutte armée d'Ulenspiegel et de son peuple, peu enclins aux spéculations sur les régimes, pourvu qu'ils respectent l'argent et la vie d'autrui :
"Il le fit, et l'hôte garda le chapeau.
"Bientôt il sortit de l'auberge, alla chez le paysan, monta sur son âne et courut le grand pas sur la roude qui mène à Embden. Les smaledyke broeders, ne le voyant pas revenir, s'entredisaient :
"Est-il parti ?"
Encore une fois donc, il est question de régler la dépense d'un festin, car les légendiers ne répugnent pas, et De Coster s'y conforme, à lire deux ou trois versions différentes d'une même ruse. Dès l'instant que l'on roule l'aubergiste, et les religieux, comme ici ! D'abord se nourrir, et la prime au plus malin : telle est la morale de cette première partie et de l'ensemble de la légende d'origine.
Un autre appétit doit aussi se satisfaire :
"Je n'ai, dit-elle, faim ni soif que de toi.
"Le roi cria encore sept fois terriblement. Et il y eut un grand fracas de tonnerre et d'éclairs, et derrière lui se forma un dais de soleils et d'étoiles."
Surprise ! Notre héros, qui jusqu'alors ne pensait qu'à satisfaire sa soif de boissons et de femmes, se voit investi par une longue vision d'une mission de délivrance. Une espèce d'apocalypse se révèle à lui, en un long rêve allégorique, et le voilà chargé de délivrer la terre de ses pères. Il devra "chercher les Sept" ; la solution de cette énigme importe peu : l'essentiel est qu'elle soit posée, fournissant le fil rouge d'une quête qui occupera désormais le corps du récit.
Ulenspiegel rencontre son premier "contact", comme on dit en matière de résistance : Simon.
"Ulenspiegel dormit au grenier, près des chats ; le lit de Simon était en bas, près de la cave.
"Ulenspiegel, continuant sa feintise ivrognale, monta trébuchant l'escalier, feignant de manquer de tomber et se tenant à la corde. Simon l'y aida avec de tendres soins, comme un frère."
Sans doute s'agit-il de mettre à l'épreuve la véritable fidélité de Simon à la bonne cause.
Ruse de guerre, encore une fois grâce à la boisson et à la mangeaille, lors de noces figurées : les trois appétits du monde au service de la libération :
"Et ceux qui étaient dans les chariots donnèrent tout leur vin aux soudards.
"Et ils furent par eux bien applaudis et fêtés.
"Le vin manquant dans les chariots, les paysans et paysannes se remirent en route au son des tambourins, fifres et cornemuses, sans être inquiétés."
Et c'est ainsi que les faux paysans purent pénétrer dans Maestricht assiégée, ayant traversé généreusement les lignes ennemies.
Autre ruse, dans la taverne où pullulent les traîtres et les traîtresses, comme nous l'avions vu tout à l'heure :
"Un sou par jour, crocodile, dit Ulenspiegel, car tu seras serve de ces quatre belles filles, tu laveras leurs cottes, draps et chemises.
" - Moi, seigneur Dieu ! dit-elle.
" - Tu les as longtemps gouvernées, vivant du profit de leurs corps et les laissant pauvres et affamées."
Et c'est ainsi qu'Ulenspiegel punit la mère maquerelle, toujours prête à livrer les révoltés aux autorités, tout en sauvant de ses griffes les braves filles publiques qu'elle emploie. Ce sont en effet à peu près les seules femmes qu'aujourd'hui encore je puisse supporter. Mais ceci est une autre histoire. Le Christ n'a-t-il pas dit après toout aux filles de Jérusalem (et le curé de nous faire croire qu'il s'agissait des jeunes filles pauvres et déhéritées ! brave curé...) "...vous serez toutes avec moi à la droite du Père" ?
Et toute justice se trouve accomplie à la fin, et même si littérairement le procédé est discutable, de quel soulagement ne sommes-nous pas possédés, nous autres lecteurs enfantins et sans malice, ayant retrouvé notre âme de jeunesse donc, et bien contents que tant de cruautés soient enfin punies – trop tard hélas :
"Katheline, regardant Joos Damman, dit bien amoureusement :
" - C'est l'heure de l'orfraie. J'ai la main d'Hilbert, Hans, mon aimé. Ils disent que tu me rendras les sept cents carolus."
Justice sera enfin rendue à cette pauvre femme rendue folle par la trahison amoureuse et par la torture...
C'est donc une œuvre pleine de bons sentiments que je vous propose de lire cette semaine, et qui vous prouve que la bonté peut fort bien se conjuguer avec la littérature, n'en déplaise "à certains esprits chagrins". C'est un grand livre belge et universel, cela s'appelle "La légende et les aventures d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak", ce fut édité en 1867, et c'est en vente dès que vous le commandez. Bonne lecture.
COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
LEUQUET (PAUL) "MONSIEUR DUBOIS" 44 07 15
Pénible devoir que de démolir un livre qui vous fut gentiment dédicacé, mais quoi, n'est-il pas indigne de paraître l'apprécier ? Je ne peux pas me taire non plus. Il s'agit de Monsieur Dubois ou les mémoires de mon ombre, de Paul Leuquet, aux éditions Opales. Il existe déjà un précédent, à Opales : "La nuit attelle ses chevaux", où déjà un Monsieur d'un certain âge nous faisait parts de ses fantasmes plus ou moins sexuels.
Ici; récidive : Monsieur Leuquet est sans nul doute un homme fort affable, cultivé, original et que je ne tiens pas à humilier, l'ayant déjà été suffisamment personnellement dimanche dernier. Cependant, malgré la culture du bonhomme (encore que des fautes de grammaire lui échappent parfois : l'expression restrictive "fût-ce" s'écrit en effet avec un accent circonflexe et non pas "f-u- 2s – e", ce qui la fout plutôt mal), malgré son désir de bien faire et son réel talent de poésie, son ouvrage m'a paru un interminable et fastidieux pensum.
Je m'explique : le surréalisme est une noble chose, très stimulante, permettant d'explorer avec délices les territoires de l'absurde, en particulier ; encore faut-il cependant obéir à certaines règles au sein même de la contestation. Commencer son récit par une rafale de références à des animaux est une chosefort sympathique et déroutante, mais les multiplier sous forme d'illustrations de caractères allégoriques en embrayant sans cesse d'un animal sur l'autre ne laisse qu'une pénible impression d'accumulation.
L'histoire (j'invente, mais l'esprit est là) d'une souris racontant l'histoire d'un éléphant qui raconte à son tour celle d'un kangourou faisant allusion à une abeille qui connaissait un crocodile me laisse particulièrement froid, de même que l'enterrement d'un bacille suivi par un lion, un canapé plus une chaise à porteurs garnie d'un anaconda me fait sombrement chier. Je sais, mes exemples sont inexacts : mais nul souvenir précis ne m'est resté ; vaut-il la peine que je replonge dans ces océans de platitudes ? Il me disait, l'auteur, de lire lentement : ce que j'ai fait, dame... Cela me perrmettait, entre autres, de goûter certains poèmes insérés dans une prose filandreuse, poèmes de facture classique de bon aloi, très évocateurs.
Mais cela ne suffit pas à effacer la pénible impression d'atroce patchwork où l'auteur se tortille en tous sens pour prouver son originalité. Comble de malchance, les animaux recouvrent parfois des hommes politiques ou tel ou tel comportement humain. Nous est alors assenée fort sympathiquement mais très naïvement une leçon de morale ou de bon sens sur la situation, économique ou morale, de notre pays. Un deuxième thème consiste dans les aventures de ce monsieur Dubois, accompagné de l'ombre de l'auteur. Ce Monsieur Dubois rencontre une Madame Ernest, support de tous les fantasmes sado-maso de l'auteur : voilà une femme qui fouette son personnage, qui le pompe cruellement, qui fait des turlutes même à Satan, d'où il sort de l'acide chlorhydrique, même à Apollon, qui en devient dyonisiaque – excellentes idées, mais qui ne suscitent qu'exaspération, car le lecteur a dû, avant de parvenir à ces petites perles, patauger dans des monceaux de fumier préalable. "Qui ne sut se borner ne sut jamais écrire" : malheureusement nous avons encore une fois - il y a tant de fois ! - affaire à l'un de ces ouvrages où l'auteur, ivre de son beau langage, a considéré qu'il ne fallait rien épargner de son inspiration à son lecteur, sans laisser la moindre chance à l'imagination de ce dernier.
J'ai donc bandouillé de çà de là – chacun ses obsessions et ses coïncidences - mais cela ne suffit pas. Madame Ernest représente une femme aux muscles d'acier, qui ligote, suce, épuise sans pitié, qui punit comme un éditeur, qui met aux fers, accompagnée peut-être – je n'ai pas tout compris – d'un chien nomme Arthur et qui parle – le fatras animalier nous poursuit en effet jusqu'au bout. Bref, Leuquet se prend pour Pauvert, ou plutôt Bataille, mais n'y parvient pas, et de beaucoup. C'est du délire sénile, très cultivé, très moraliste, très sentencieux, "surréaliste comme papa", s'imaginant qu'il suffit pour cela d'accoler n'importe quoi à n'importe quoi d'autre, ne suscitant que fatigue et boule de nerf. "Monsieur Dubois" très vite a fait partie de ces livres que je lis par fragments de deux pages jusqu'à ce que je les aie finis.
Je n'y ai rien compris ? Si. Je dis simplement qu'un tiers en moins, et un meilleur agencement des paragraphes, un certain liant, ou un certain décousu – il faut savoir choisir, or Leuquet ne choisit pas – s'imposant, une certaine structure, afin que l'on n'aie pas l'impression d'un interminable raclement de fond de tiroir, incohérent.
Nous passerons sur l'outrance constante de l'expression, c'est une des lois de ce mauvais genre, illustré par Thieulloy, Jean-Edern Hallier, le faux écrivain Vautrin qui se fait peut-être écrire ses livres, plus hélas Umberto Eco dans son "Île du jour d'avant", et tant d'autres qui entassent, en se prenant pour François Rabelais et André Breton ce qui n'a rien à voir. Voici par exemple Madame Ernest qui attend sa proie : bien évidemment, la référence au monde animal demeure omniprésente :
"Elle pouvait pouvait comprendre ce que ressentent les chiens quand les jarrets du cerf sont à portée de leurs crocs. En elle des meutes se formaient, prêtes à l'hallali. Elle entendait des sonneries de trompes, des hennissements, des abois." Excellentes idées que ces métaphores, Madame Ernest forme un condensé de toutes les forces de la nature, pourquoi pas ; l'auteur s'exprime à son sujet dans un style irréprochable. Mais tout cela se met au service d'une banalité sadomasochiste qui n'appporte rien de neuf. Lisons à présent un chapitre intitulé "Le combat".
"Un jour, exception qui confirma la règle, Madame Ernest fut confrontée à un problème au retour d'une de ses visites à à Monsieur Dubois. Pendant son absence, l'une des jeunes Filles-Serrures avait ramené un garçon rencontré dans un bal, qui lui semblait en mesure de vivre quelque temps au sein de leur communauté, d'en apprécier l'esprit. Le garçon n'était pas ce qu'il paraissait être. "
Evidemment, lue comme ça, l'œuvre de Paul Leuquet n'a pas l'air si méchante. Il faut une ou deux pages pour être rassasié. Notez l'existence de ces "Filles-Serrures", dont vous aurez compris le léger symbole. L'ennui est qu'elles en ont la forme et le comportement. Là où l'image devrait être légère, allusive, Paul Leuquet enfonde le clou, file la métaphore et emmerde son monde. Un parallèle entre chimère et sphinge :
"Nous allons vers cette bouche en quête du Graal.
"Nous voulons sous la chaleur de nos lèvres l'obliger à s'ouvrir, sentir passer le souffle, mais rien ne viendra ;
Sans doute est-ce l'une des grandeurs de l'esprit, de nous pousser à aller vers elle."
Je n'ai pas aimé ce syncrétisme entre la sphinge et le Graal ; ce n'est pas érudit, c'est macédonien. C'est de la macédoine.
Et voici un passage plus marqué de sottise : des sceaux (pour "sceller") qui servent une ombre ; il faudrait peut-être que Monsieur Leuquet se rende compte que le lecteur, quoi qu'on en pense, a encore besoin d'un certain support visuel ou du moins représentatif, pour entrer dans l'univers d'un écrivain...
"Ils allumaient son feu en hiver, coupaient son bois, préparaient les légumes de sa soupe, surveillaient leur cuisson sur le réchaud à gaz.
"Un Lézard m'a dit qu'il les avait vu prendre dans les nids de la Maison au bord de l'eau, un
peu de duvet. L'oreiller qu'ils confectionnèrent, un papillon aurait pu le porter."
Voilà un exemple typique de ce qu'il ne faut pas faire quand on n'est pas Henri Michaux : la métaphore incohérente des sceaux, l'ombre qui mange de la soupe, le Llézard qui parle, la Maison qui est une personne, avec recours aux papillons. Non, je ne joue pas l'Aristarque d'un homme puissamment imaginatif : je dis que le lecteur ici s'essoufle à travers un système de transposition excessif, d'un absurde qui ne signifie rien, même pas l'inquiétude, dont on sent qu'il est parfaitement gratuit, qu'on pourrait aussi bien remplacer les sceaux par des gants de toilette, le Lézard, majuscule ou pas, par un escargot (d'ailleurs il y a aussi un escargot), la Maison par la Tour Eiffel et mon ombre par mon cul sur la commode.
A ce moment-là je prends ma plume et j'en fais autant. Le cadavre exquis était composé par des gens d'esprit. Ou bien, si je n'ai rien compris, si je n'ai rien senti, l'auteur véritablement n'a rien fait pour m'y aider. Terminons généreusement par une note d'érudition, tant il est vrai que les jeunes analphabètes de nos jours ne savent plus qui est Louis XI, parce que ça prend la tête et qu'on ne l'a jamais vu à la télévision :
"L'homme qu'il éleva à la dignité cardinalice commence à entrevoir les chemins de la foi. Cela, n'en doutez point Monsieur le Cardinal, réjouira son cœur.
"Cette image, cette caricature, inscrite dans la mémoire, ne rend pas compte de la manière dont Louis XI assume le pouvoir."
Vous aviez reconnu le cardinal La Balue enfermé dans sa cage de fer, la "fillette" du roi. Et c'est cela, voyez-vous, qui m'exaspère : tant de culture, tant de tyle parfois, tant de sensibilité – au service d'un immense gâchis de galipettes de vieux, d'esprit de représentant de commerce et de phantasmes de puceau contracté. Jamais je n'aurais imaginé pareille catastrophe en voyant Monsieur Leuquet, si affable, si intéressant, si attachant.
Nous terminerons notre prestation, comme ne dirait pas Laurent Terzieff – par un appel à achat : en septembre et octobre pulluleront les ouvrages sur notre Papon national et international. Mais il existe déjà un ouvrage qui fait le point sur ce triste Monsieur ; il s'agit de Maurice Papon, de la collaboration aux assises, par Philippe Cohen-Grillé, qui vous initiera aux atermoiements de la belle justice fraçaise, lesquelles ont failli nous priver, par mort naturelle, d'un magnifique procès. Livre édité au Bord de l'Eau, en vente chez Mollat, Virgin Megastore, à la Fnac mais pas à la Machine à Lire, 856 F, premier de France, indispensable.
COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES" 44 07 22
SOLLERS "LA GUERRE DU GOUT"
En vérité je vous l'apprends, mes bien chers frères, par-cette-belle-journée-de-juillet-ensoleillée, nous sommes en guerre. Nous sommes en guerre et vous ne vous en doutez pas. C'est Philippe Sollers qui vous le dit dans son ouvrage La guerre du goût. Il ne s'agit pas de prendre une fois de plus la mine écœurée des lecteurs de Télérama ou du Canard Enchaîné : "Quoi ! encore ce vieux clown médiatique de Sollers !" Ecoutez : la guerre que nous menons est celle de la civilisation contre la barbarie, celle de Mozart contre le centre Beaubourg, de Piero della Francesca contre Buren et ses colonnes. Il existe un goût, il existe ce qui a un goût de merde. La culture est bourgeoise ? Bien sûr.
Ce n'est que le ventre plein que l'on peut s'élever. Celui qui prétend le contraire ne désire au fond que maintenir le peuple sous la domination de la faim : "Ne vous en faites pas les gars, crevez au boulot, vous avez bien assez de sens artistique pour transfigurer votre condition !" Pas du tout, pas du tout. Mangez, vous dis-je, renversez le patron, et acquérez le raffinement du patron. Ça n'engage que moi. Toujours est-il que Sollers préfèrera toujours Mozart au rap, parce qu'il y a plus de notes, parce que c'est plus compliqué, parce que c'est plus subtil. Le rap, c'est la trottinette ; Mozart, c'est le Concorde. Alors comme ça il faudrait priver les rappeurs de Mozart et de Concorde sous prétexte qu'ils seraient trop pauvres pour se payer l'un, trop cons pour apprécier l'autre ?
Il est vrai qu'on peut se passer de supersonique, et de Wolfgang. Il est vrai qu'on peut se passer de lecture aussi bien, et que si je conseillais aux banlieusards désœuvrés de se plonger dans un livre, on me traiterait peut-être de facho. En tout cas, rassurez-vous, plus personne ne lit. Y compris chez les fils de bourges qui se contentent de plus en plus de digests polycopiés, y compris leurs parents eux-mêmes qui se contentent d'allusions et de bribes ramassées çà et là dans le Figaro.Sollers constate cette situation avec le sourire désabusé qui est le sien, faisant fi des antisnobs plus snobs que lui. "Il a bien épousé tous les courants successifs", m'a dit en substance un ami vendômois.
Certes ; mais cette course à la modernité, au train en marche, est peut-être le garant de la survie. Il faudrait savoir si l'on nous reproche de trop suivre la mode, ou bien de croupir en notre tour d'ivoire. Bref de toute façon l'intello a tort. Et Sollers, comme Bernard-Henri Lévy, se revendique intello. Sensuel qui plus est. Et dilettante. Ecrivant des livres qui ne servent à rien, comme la peinture et la musique. Certain de tenir le bon bout du manche culturel. Qui parle encore du ska ? du jerk ? bientôt du rap – j'y tiens ? Effets de mode, désolé, effets de mode. Mais Mozart est éternel et vous passe au-dessus de la tête. Ah, je suis insolent. "C'est claiair", comme vous dites. La guerre du goût nous apprend à ne pas avoir honte de notre bon goût, à ne pas céder aux caprices de l'éphémère journaleux, non plus qu'à la dictature du vulgaire. Ne croyez d'ailleurs pas que tout fout le camp ; en réalité, il y a aussi peu de gens accessibles au goût qu'autrefois. Mais comme la prétendue démocratie est reine, on n'entend plus que les sirènes frelatées de la majorité. Or bien évidemment cette dernière se contrefout des musées, de la musique et de la lecture. Tout particulièrement de la lecture.
Les enfants ne lisent plus ? ils n'ont jamais lu, Monsieur Sollers. Dans les années 50, ils étaient même nettement plus brimés, nettement plus cons qu'à présent, et les filles à marier croyaient souvent encore que les bébés se faisaient par le nombril. Mais de tous ces enfants, de tous ces jeunes gens-là, on ne parlait pas, parce que le grand nombre, le peuple, n'intéressait personne. A présent, nous ne nous intéressons bientôt plus qu'à ces déshérités de la culture, qui proclament d'ailleurs haut et fort qu'ils en sont fiers et qu'il n'y a pas besoin de se prendre la tête (c'est leur expression favorite, avec ça sert à rien) pour vivre honnêtement et valoir tout autant que tout un chacun.
Il est comme ça, le peuple. Dont acte. Mais La guerre du goût, dont j'ai sans doute bien compris l'enjeu, s'adresse à cette catégorie d'hommes qui auraient bien eu envie d'échapper à cette obscure prédestination, au jour le jour de la sottise ; à ceux qui voudraient avoir de la conversation, échapper à la météo, à toutes les performances sportives ; à ceux qui ne se contentent pas de taper dans un ballon (pourquoi pas) ou de se payer des bonnes bouffes pour trouver le bonheur – pourquoi pas – tout est dans le "se contentent". A ceux qui pressentent que l'homme n'est pas seulement ce pauvre être qui geint ou jouit avant de crever, mais aussi le tremplin vers l'élévation, vers la prise de tête, le beau langage, l'émotion esthétique ou musicale, voire l'assomoption métaphysique, toutes choses que maints journalistes ras du sol ne veulent pas voir, vouent aux gémonies, ainsi que tous ceux qui leur emboitent le pas.
Pouvons-nous espérer que tous ceux qui se glorifient d'être incultes n'obéissent qu'à un réflexe de défense, et qu'au fond d'eux-mêmes ils aspirent à l'élévation ? ...ce livre de Sollers, La guerre du goût, agite en moi de troubles tourbillons. Il ne faut pas se pencher sur la masse, ou sur l'idée qu'on s'en fait, pas plus que sur le vide. Sollers, impérial, de sa lippe gourmande nous entretient de ses successives émotions esthétiques ; il réunit ces articles du Monde et tâche à les COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES" 44 07 22
SOLLERS "LA GUERRE DU GOUT"
condenser dans un livre de plusieurs centaines de pages faciles à lire cependant, quelle que soit la page où nous l'ouvrons, bien que l'auteur nous ait avertis d'un ordre, d'une progression subtile par lui respectés. Courage donc à vous, modestes intellectuels aux mines entendues, vous les sérieux, pourchasseurs de néant, qui par la conscience de nos insuffisances avez pensé trouver remède à nos insuffisances ; car tout clochar passant la porte d'un libraire avec ses deux pieds sales et sa gueule mal rasée surpasse de loin ces profs de fac bien propres qui savent tout croient-ils et le font bien savoir.
L'ennui, c'est que je n'en ai jamais vu de tels. De clochards. Et puis, cessons d'en vouloir à Sollers d'être Sollers : il nous avertit qu'il faudrait s'arrêter, en ce qui le concerne, de revenir à Sazinte-Beuve en recherchant toujours un homme derrière l'auteur. En ce qui le concerne, dit-il, nous devrions nous habituer au contraire : chercher, derrière un homme, un auteur. Nous en avons assez de ces gens qui croient avoir tout dit après avoir proclamé que Céline était un salaud antisémite : oui, c'en était un. Ce qui ne l'empêche pas d'être, avec Proust et Genet, le meilleur prosateur français du XXe siècle. Arrangeons-nous avec ça. Et avec Flaubert, qui déclarait que les Versaillais auraient dû fusiller deux fois plus d'ouvriers après le soulèvement de la Commune.
Avec ça aussi, nous devons nous arranger. Ah mais je m'énerve. Et je perds le sujet, ou plutôt je suis en plein dedans. Je dis lourdement, avec la subtilité du pavé de l'ours, ce que Sollers sous-entend avec une finesse aristocratique. Le grand mot est lâché. Il ne manque plus qu' "élite", voilà qui est fait. Le sujet, selon le code des gens de lettres, c'eût été de vanter chaque ligne, chaque paragraphe, chaque chapitre, de disserter sur ce qu'il y a vraiment dans ce livre. Mettons-nous y donc : à propos de Fragonard, peintre "libertin". Sollers à Bordeaux nous raconta comment des féministes américaines lui avaient demandé : "Pourquoi parlez-vous de ces choses dégoûtantes pour le corps de la femme ? Vous nous transformez en esclaves !" Plus quelques lignes sur les Contes de La Fontaine, avec coupures – encore un chaud lapin, ce La Fontaine, ce qui ne nuit pas au raffinement, bien au contraire :
"Quand le mot est bien trouvé,
"Le sexe, en sa faveur, à la chose pardonne :
"Ce n'est plus elle, c'est elle encore pourtant [...]" - ici, coupure ; notez que "le sexe" désigne au XVIIe siècle le beau sexe, qui, donc (j'explique) – consent à baiser pourvu qu'on lui présente sa ... requête avec la galanterie de mise... Et Sollers de poursuivre : "C'est dans La Fontaine qu'on apprend comment un chien de Fragonard est peut-être une fée métalorphosée ("Le petit chien qui secoue de l'argent et des pierreries") :
"Il entend tout, il parle, il danse, il fait cent tours ;
"Madame en fera ses amours [...].
"Comment, aussi, bien entendu, "l'esprit vient aux filles". Les aventures amoureuses sont des esquisses en cartons, des moments de peinture, des avant-tableaux, comme le disent les lavis de bistre, et les Goncourt ont d'ailleurs bien repéré, à propos des sanguines de Fragonard, cette bizarrerie chinoise : "Il semble qu'il ait en main son crayon rouge sans porte crayon : il le frotte à plat pour couvrir ses masses ; il le fait sans cesse tourner entre son pouce et son index en virevoltes hasardées et inspirées." Etc., etc. - voyez comment l'auteur convoque autour de Fragonard aussi bien La Fontaine que les Goncourt, établissant ainsi la règle que les artistes dialoguent entre eux de siècles en siècles, par-dessus les révolutions et les guerres, indiquant par-là que le bon goût, la grandeur de l'apparemment frivole, se donnent la main par-dessus les âges.
Nous sommes aux exacts antipodes de ces dictateurs de l'instant qui sévissent dans les médias, et nous persuadent pour nous abêtir que seule compte la mode et le chewing-gum présents et la soirée en boîte, avec interdiction absolue de "se prendre la tête". Prenons-nous la tête, tas de cons que nous sommes : nous n'avons que ça. Je me rénerve grave. Et je passe à la page 94 : on nous parle du vilain cul, qui paraît-il exite à la violence. Hélas ! pauvres moralistes que nous sommes ! "Jamais personne n'a fait grand mal le cul nu", c'est de Romain Gary. Et vu l 'atmosphère qui règne actuellement, l'on verra bientôt – je prends des paris – des flics à a sortie dérobée des bordels pour appréhender les clients, ces salauds qui viennent de souiller une femme.
Et défense de parler de cul. O.K. ? Or, Sollers nous parle d'une photo porno 1900, au temps où l'on savait – illusion d'optique, hélas – baiser en toute mauvaise conscience, où on le faisait...
"D'abord ils s'aiment beaucoup. Je veux dire qu'ils s'aiment chacun soi-même et qu'ils s'entendent à partir de là. Il faut avouer qu'elle est magnifique."
J'arrête là, car il me semble bien que ce couple auquel il est fait allusion fait l'amour sans se toucher beaucoup... Ce sera peut-être interdit par la loi un jour ? Je ne suis pas très bon en érotisme. Ni en De Kooning. C'est toujours une expérience déconcertante, lorsqu'on rencontre un ouvrage, un auxquels on adhère parfaitement, de buter sur de certains passages qui vous sont tout soudain étrangers : je ne connais pas De Kooning, et le peu que j'ai cru en voir ne m'a inspiré que de l'indifférence. Oh ! Sollers ! Comment se fait-il que tu te permettes, après m'avoir alléché, d'être aussi différent de moi ? Alors je tronque – bien fait :
"Sans doute, mais elle branle de partout. Ce n'est pas zen ? Et pas non plus la terreur ?"
Celle qui branle, c'est la foi : on dit bien "une foi inébranlable". Une fois qui n'est ni zen, ni terroriste (je glose). Je comprends seulement qu'il n'y a pas d'étiquette à cette foi-là. C'était celle de De Kooning. Qui échappe à toutes les catégories. Qui m'échappe.Echappons-nous. Terrain glissant, flagrant délit d'incompétence du commentateur. Ce qui me mène à ces quelques lignes sur Sartre et Genet – j'avais donc bien compris tout de même quelque chose : les critiques d'art, et Sartre qui critiqua Genet, voudraient bien coller des écriteaux sur les créateurs. Ils n'y parviennent pas. Les créateurs sont inclassables, ils ne font partie d'aucune "catégorie". Je cite Sollers donc à propos de Genet :
"Ou bien ceci, dans Miracle de la rose : "A peine ce souvenir des fleurs m'eut-il visité que se précipitèrenr aux yeux de mon esprit les scènes que je vais dire" (c'est moi qui souligne). Sartre souligne toujours l'ambition poétique de Genet plutôt que le romanesque de ses romans ("de faux romans") avec, pour finir, ce propos de taille : "Pourquoi voudrais-je, moi, l'enterrer ? Il ne me gêne pas." Mais bien sûr que si, Sartre, Genet vous gêne ; l'enterrement dans les formes est la grande obsession thérapeutique de votre vie ; la littérature est une névrose grave, elle a éloigné les meilleurs de la réalité historique (les familles pensaient de même, sauf qu'elles n'avaient pas le sens de l'Histoire) : il faut guérir rétrospectivement ces individus doués, comme vous avez su vous guérir vous-même".
Encore cette convocation, cet entremêlement, de Sartre à Genet à Sollers, les littérateurs se tendant la main, engageant le dialogue à travers la mort. Et ce qui se précise : la haine de Sollers pour cette époque qui voudrait que tout le monde fût bien rechigné, bien coupable, bien à plat ventre devant la seule réalité économique et sociale, voire politique, en éliminant tous ces parasites qui empêchent de rêver, de fonctionner, d'être un esprit, justement. Il faut être triste, il faut être sérieux, il faut être vertueux, pédant, chiant, américain, constipé, sartrien communiste – eh bien non : Sollers refuse cet embrigadement qui fleure bon les bonnes mœurs et l'armée du salut. Que s'il fut jadis peut-être embrigadé et embrigadeur, eh bien que voulez-vous il a changé d'avis, les auteurs sont des courants d'air où souffle l'esprit, et il n'existe qu'un seul auteur interchangeable ; enfin peut-être.
Et Sartre – haro sur les idoles ! - n'aura été qu'un de ces vitrificateurs de la vie intellectuelle, au nom d'une fausse idée du peuple, voir plus haut, beaucoup plus haut. Moi aussi je suis le peuple. Et tous ces braves gens, animés des meilleures intentions pour éliminer le mal, pour que tout enfin s'arrange définitivement, scrutent votre désir même afin de vous rendre heureux, normaux, intégrés, souriants, dans la belle société parfaite :
"Tout le monde, désormais, se propose de m'y inciter, " (au désir) "de m'y adapter, de me l'expliquer. Je suis harcelé quotidiennement de conseils, d'injonctions, de slogans, d'images, de bribes médicales ou chimiques, de suggestions surréalistes ou psychanalytiques reprises en publicité. Dans quelle situation suis-je ?"
En bref, la morale de Sollers, c'est "Foutez-vous la paix". Entre autres. Je voudrais terminer cette ébauche par une petite demande de prières à l'intention de Maurice Papon : petit Jésus, faites que le vieux Monsieur ne crève pas, afin que lui soi enfin balancé en pleine face son procès en Cour d'assises. Et je vous prierais aussi, chers auditeurs qui avez eu la patience de me suivre jusqu'ici, de lire aux Editions du Bord de l'Eau Maurice Papon, de la collaboration aux assises", par Philippe Cohen-Grillet, en vente à la Fnac, chez Mollat, chez Vrgin Mégastore, et pas à la Machine à Lire. Bientôt du reste une émission sur ce livre. Et vous, pour vos vacances, précipitez-vous voluptueusement sur La guerre du goût, de Sollers, Philippe, en collection Folio, pour ne pas bronzer idiot. Salut !
COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES" 44 07 29
HERNANDEZ "PANIQUE TA LANGUE" 44 07 29
Panique ta langue, cela donne "Nique pas ta langue." C'est du contrepet, c'est du verlan, ce langage qui consiste comme nul désormais n'en ignore à inverser les syllabes dans nos banlieues dites défavorisées. À noter que cette tendance existait déjà chez Stendhal, et à l'époque (qui est la sienne) de la Restauration, où les Bourbons, peu aimés, étaient appelés les "Bonbours".
De tout temps il a existé des langages secrets, des codes, depuis le langage des coquillards et des narquois de l'époque à Villon, jusqu'à l'argot d'entre-deux-guerres, qui fait à présent partie du langage courant. Car c'est bien le drame : on ne veut pas être compris, et les bourgeois, les joibours, par désir de s'encanailler, ou bien les flics, les keufeus, par nécessité professionnelle, percent très vite les arcanes dudit langage mystérieux, et force est aux marginaux de s'en reforger un sur-le-champ.
C'est ainsi que le verlan, comme les autres codes, se voit dans l'obligation d'évoluer très vite, car les Inconnus et autres comiques s'en sont emparés. En 2043, on ne dit plus "bouffon" mais "bouffe-merde" ou "leurbran" – je vous épargne la traduction.
Toutes ces considérations et d'autres figurent dans le livre de la jeune Florence Hernandez. Panique ta langue, comme elles figuraient à leur époque dans Balzac puis Hugo (de façon plus systématique) à propos d'un ou plusieurs chapitres des Misérables. Mais il serait dommage de s'en tenir à ces remarques sans grande originalité ; notre Florence, qui a étudié cette langue sur le terrain (elle a croqué, nous dit-elle, maints lapins, ecore une expression savoureuse passée dans la langue de tous les jours), nous en livre un véritable lexique.
Ce glossaire figure, dans l'ordre alphabétique, à la fin du volume, paru aux éditions du Rocher, c'est-à-dire par copinage à Monaco, où "la zone" me semble très peu développée, quelque part... Mais vous avez aussi des chapitres classés au gré des circonstances de la vie quotidienne, où les paragraphe se succèdent comme un manuel de conversation. "Au café" (au féca), "En boîte", "La drague" (le plus pittoresque et, vous vous y attendez, le plus grossier de tous, ruez-vous-y, "A la maison". Ce dernier chapitre présente une surprise : les phrases en "bon français" sont traduites en verlan... à la lettre près demeurée en français d'origine?
C'est plein d'humour, mec. Parce que le vrai français est celui que lesdits marginaux entendent tous les jours dans la bouoche de leurs parents. Or les susdits parents n'étant pas nécessairement des PDG ou des chefs d'entreprise, il y a fort à parier que le verlant ne constitue pas tant ni seulement une lange de déclassés (les parents le sont aussi bien) qu'un code malicieux de la
jeunesse, opposée comme toujours à toute codification morale. Ce code fonctionne parfaitement, et c'est volontairement que Kassovitz n'a pas sous-titré les dialogues de sa Haine, je parle du film, pour nous montrer que "ces gens-là" comme dirait l'autre sont en réalité des gens de chez nous, et qu'il ne suffit pas de les rejeter par des sous-titres. Ce sont des Français, si l'on veut parodier Pasqua.
Tous ces garçons et ces filles écoutent "Hélène et les Garçons" pour se marrer, parce que les jeunes aseptisés de ces séries-là leur semblent s'exprimer dans un français qu'ils comprennent parfaitement, qu'ils sont capables d'utiliser dans leurs rapports avec vous autres les bien élevés, mais qu'ils considèrent avec le même amusement que nous autres du bon côté les tournures surannées du Grand Siècle ; d'où leur hilarité devant les séries ci-dessus.
Donc, ils le font exprès. Donc, ils sont particutièrement intelligents. Et plus tard, ils parleront peut-être comme tout le monde, le tout le monde d'alors, mais après avoir enrichi notre langue de toute une série d'expressions pittoresques du plus haut comique. Ce serait même le seul moyen désormais d'enrichir une langue décriée par tous, sans recourir à l'éternel américain.
Mais vous attendez tous des exemples : en voici. Je ne garantis pas l'accent, car toute imitation serait prétentieuse et ridicule. A noter que le texte français se trouve souvent en argot de bourge, déjà pas mal dessalé, mais le verlan, c'est encore autre chose, un degré d'obsurité de plus. Non pas l'argot admis, et déjà rigolo en soi, mais une pudeur, un cache-misère.
"Ma grand-mère la pute si c'est pas vrai ! Comment elle m'a géman les gourdasses, la lopsa ! Elle m'a tout césu l'oignon !"
Là je commence très fort. Je me contenterai pour ne pas effaroucher les vierges et les enfants de parler de la case départ, en argot dit de bon ton, j'ai bien dit "dit" : "Elle m'a fait un aller-retour buccal, tiens, rien que d'y penser, j'ai le bois !" - quand je vous disais que la gaudriole était le chapter le most réussi – par la force des choses, keum !
Ces paragraphes alternés de conversation ont été suivis de considérations grammaticales et contestataires : à propos des verbes en effet, un élève de ces zones n'a-t-il pas déclaré un jour à sa maîtresse :
"Cé pas ma faute si je me trompê dans les auxiliaires m'dame, pourquoi ça serait toujours les mêmes qui disent Moi j'ai de la tune et toi t'es pauvre ?" Fofana, 12 ans. Textes d'enfants : "Ecrire une histoire en langage familier. Puis récrire la même histoire en langage courant."
COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
HERNANDEZ "PANIQUE TA LANGUE" 44 07 29 18
Nos maîtres ont là d'excellentes idées, dédramatisant l'écart des langages, prouvant qu'il provient d'une volonté délibérée et non d'une ignorance, et jetant les bases d'une étude linguistique à laquelle Claude Hagège, le grand linguiste, s'est livré de façon plus approfondie ; mais le livre de Florence Hernandez (et non pas de Boismortier de la Cousinière de la Couille en Bois) est surtout fait pour rigoler.
Pour être chébran (ce qui ne se dit plus tellement), apprenez aussi les différents courants musicaux formant le paysage culturel de ces groupes qui ne demandent qu'à être connus, car n'inversons pas les rôles c'est nous qui les rejetons :
"Les représentants (de la Dance) sont Corona, 2 Unlimited, Snap, Alex Party.
"En France : Brothers of Sound.
"LA TECHNO : inventée par les DJ's, cette musique très répétitive qui s'exprime uniquement grâce aux synthétiseurs et qui se décline sur 8 ou 16 mesures mises en boucles est une musique instrumentale."
Et ainsi de suite, avec la distanciation, car nulle part le livre Panique ta langue ne se présente comme une revendication politique ou artistique. Pas de message, du moins pas direct. Juste une injonction dans le titre : Panique ta langue, c'est aussi "Bouscule-toi un petit peu", ce qui est tout de même plus sympathique que le message obscurantiste du pape "N'ayez pas peur".
Et lors de la représentation mentale de cette brève émission d'été, je m'étais fendu de discours préalables dans la tête, avec amertumes diverses sur les jeuners qui refusent la lecture et Beethoven, des trucs de vieux ; je les ai assez radotées comme cela, ce qui m'est venu aujourd'hui en pyjama, ce sont des légèretés. Vous lirez donc sur la plage, en faisant attention de ne pas l'ensabler, le livre rouge de Florence Hernandez, une fille canon en quatrième de couverture, Panique ou "Nique pas" ta langue, aux Editions du Rocher. Plus, toujours valable comme recommandation, l'ouvrage du Bord de l'Eau (c'est l'édition), Papon, de la collaboration aux assises, par Philippe Cohen-Grillet.
Papon ? C'est aussi celui qui fit mettre à la Seine en 1961 quelques ancêtres sans doute de ces Beurs qui vivent chez nous, aussi céfrans que nous, et toujours pas acceptés. Pourvu qu'il vive ! Papon... attention à la ponctuation... Au Bord de l'Eau, par Cohen-Grillet, en vente dans toutes les bonnes librairies, et pas dans les mauvaises. De Domingo, salut.
COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
PLATON "LA REPUBLIQUE" 44 08 12 19
La République de Platon en plein mois d'août : l'entreprise est ardue, surtout qu'il s'agit là d'une de ces œuvres que l'on étudie parce qu'elle est au programme d'une licence ou d'une agrégation, et que l'on s'empresse d'oublier. Un de ces gros volumes précédés d'une importante et substantielle préface, escorté à la fin par une quantité de notes annexes et non moins érudites.
Nous savons que La République comprend le mythe de la caverne, qui nous démontre que nous sommes tous enchaînés dans une caverne, le dos à la sortie, et voyant sur la paroi du fond passer des ombres que nous prenons pour la réalité ; que si la philosophie nous délivre et nous emmène par la main sur le seuil, nous verrons les choses véritables et non plus leurs ombres, mais que nous aurons toutes les peines possibles à persuader les autres enchaînés qu'il existe, là derrière, un autre monde ; ils nous prendront pour des fous, alors que nous serons devenus sages.
La République évoque aussi le mythe de l'androgyne : nous aurions été, à l'origine, une boule humaine formée de deux moitiés, avec quatre membres et deux sexes : deux fois le masculin, deux fois le féminin, ou une fois chacun d'eux ; Zeus nous aurait séparés en deux d'un coup de foudre, parce que nous serions devenus trop puissants pour lui. Et chacun, depuis ce châtiment, cherche à retrouver son autre moitié, aussi bien homme que femme.
Je me demande aussi, dans mes souvenirs cette fois brumeux, si La République ne parlerait pas aussi de mythes concernant l'origine et la fin du monde, ce qui serait le mythe d'Er, que l'on crut mort, et qui raconta à son retour les dispositions et la géographie de l'autre monde, la survie des âmes et leur sort différent selon qu'elles ont été bonnes ou mauvaises pendant leur existence ; puis elles boiraient l'eau du Léthé, ou fleuve del'oubli, avant d'être réincarnées qui dans un bœuf, qui dans un guerrier, qui dans une courtisane.
Sont également incluses dans La République les lois constitutionnelles permettant d'élaborer la cité idéale, avec une juste répartition des tâches entre paysans, artisans, prêtres et philosophes, excluant sans pitié les poètes et artistes dont le but ne serait que distraire, ou de pervertir, car ces gens-là ont pour fonction d'exalter la bonne citoyenneté, et non pas d'inciter à rêver.
Platon, disent les bons élèves, aurait gagné avec sa petite taille le territoire du tyran de Syracuse, Denys, et lui aurait suggéré bien des aménagements politiques afin de faire ressembler le plus possible ladite Syracuse, en Sicile, à la cité idéale et parfaitement irrespirable qu'il aurait inventée. Voilà qui est bien passionnant pour celui qui ne connaissait pas La République de Platon, et bien superficiel pour les autres. En effet, ce livre fondamental fut repris, abondamment cité, commenté, glosé, comme une bible de l'antiquité, par une armée de chercheurs sincères et dévoués. On a loué l'imagination, l'abondance, la justesse de vue du philosophe Platon. Or je suis un indifférent, un iconoclaste. Peut me chaut de toutes ces légendes, et de cette application terrible de l'ordre philosophique au gouvernement des hommes. Cela sert toujours à placer dans la conversation. Encore s'agit-il là de l'œuvre la plus considérable à mon sens, mais aussi la plus compréhensible de Platon. La plupart du temps en effet, et bien des fois encore dans La République, l'exaspérant Socrate intervient pour couper les cheveux en quatre avec une rafale de questions apparemment niaises et agaçantes, mettant l'adversaire en contradiction avec lui-même, mais ayant définitivement égaré son lecteur qui ne sait plus, après tous ces détours et chicanes, où l'on en est : ce qui fait que Platon (nous le verrons plus tard avec son Protagoras) m'a toujours semblé un modèle de confusion par excès de clarté, excès de souci démonstratif.
Platon est un vieux grincheux qui me fait chier, n'en déplaise aux bras au ciel de Jacqueline de Romilly et autres. Il est d'un lassant superlatif ; je comprends, quand à moi, par intuition, et je n'ai pas besoin de ces recours à la stricte méthode mathématiques, desséchant tout ce qu'elle touche. Les mythes dont je vous ai entretenus plus haut sont les seuls qui éveillent en moi un sursaut d'intérêt ; mais je ne vois pas pourquoi j'irais me passionner à lire un manuel d'exercices d'algèbre.
Page 47, le lecteur en est encore à la préface. Elle suscite d'ailleurs un intérêt intellectuel vaguement ému, à l'idée de la chaîne humaine de commentateurs qui se succèdent depuis la nuit des temps, afin d'apporter sa pierre à l'édifice du commentaire platonicien :
"Cf. à ce sujet les sages remarques – j'adore l'expression "sages remarques" – de l'un des premiers traducteurs français de La République, J. de Grou : Préface de l'édition de 1762, p. XXII."
...A quel sujet était-ce donc ? celui de savoir si la constitution de Platon, purement théorique, se révélait applicable : assurément non au XVIIIe siècle, où l'on discuta longuement parmi les érudits pour se trouver un modèle de future république. En revanche, certaines je ne dis pas constitutions mais du moins certaines mentalités du XXe siècle exclurent toute fantaisie du message artistique ; l'art ne doit servir qu'à élever le peuple !
D'où la surabondance de calendriers des postes sans aucune valeur artistique, c'est-à-dire de recherche inquiète, , en Union Soviétique et en Chine actuelle. Certains estiment que notre philosophe n'eût pas désapprouvé certains aspects fort stricts du fonctionnement des régimes populaires de l'Est. La page 94 nous entraîne précisément dans l'un de ces fameux dialogues de Socrate, rapportés par Platon, où l'adversaire finit par succomber sous le poids de ses contradictions :
"Puis, réponds à ceci : ne dit-on pas toujours qu'un art se distingue d'un autre en ce qu'il a un pouvoir différent ? Et, bienheureux homme, (j'adore également ce "bienheureux homme") ne réponds pas contre ton opinion, afin que nous avancions un peu !
"Mais c'est en cela, dit-il, qu'il se distingue."
Voyez, las, comme en peu d'espace, dans ce dialogue rapporté, l'adversaire se voit contraint d'adopter le point de vue de Socate, titillé qu'il est par des ironies, sommé de ne pas se contredire, sous le feu, sur la sellette, et mené malgré lui, renaclant, freinant des quatre fers, vers ce dont il ne voudrait pas convenir ! Et de quoi, encore une fois, s'agit-il ? d'une apparence évidente : les arts, les métiers, se distinguent par leurs productions. Evident, non, et pas de quoi en faire un plat.
Mais d'évidence en évidence, Socrate parviendra à des conclusions audacieuses, et pour moi, pour moi sans plus, de la plus grande indifférence. Car à vrai dire, je lis toujours Platon en pensant à autre chose. Si je me concentre en effet, je me prends la tête au point de ne plus savoir où j'en suis, ce qui est très fâcheux pour une démonstration philosophique.
Surtout pour tomber sur de la morale à papa, comme quoi mieux vaut pratiquer la vertu que d'être méchant et mal élevé. Ce qui nous mène au non moins exaspérant dialogue rapporté de la page 141 ; et, comme ce dialogue est rapporté, le traducteur (Robert Baccou) ne met pas de guillemets aux propos, ni de tirets. Tout nous est en effet présenté à travers le filtre du récit, comme toujours chez Platon : il s'agit du récit d'un dialogue.
Ce dialogue est truffé d'expressions toutes plates et parfaitement intraduisibles, destinées à maintenir la fiction dite vivante du dialogue, les interlocuteurs de Socrate n'étant que des faire-valoir qui doivent bien de temps en temps émettre des grognements plus ou moins approbatifs, comme ce niais "Comment non ?", suivi par ce texte : "Or, pour la masse des hommes les principaux points de la tempérance ne sont-ils pas les suivants : obéir aux chefs" (ineffable...)", et être maître de soi-même en ce qui concerne les plaisirs du vin, de l'amour" (ineffable...) "et de la table ?" Note 131 : "Sur la conception grecque de la tempérance, voyez les textes réunis par Nagelsbach : Nachhom[erischen] Theol[ogen]", etc.
Mes sottes réflexions entre parenthèses vous auront démontré que rien n'est plus éloigné de nous que Platon, sauf le Moyen Age peut-être. Je me sens non pas tout petit, mais d'une autre espèce, carrément. Après tout, l'idéal tracé ici par le philosophe n'est pas éloitné de la vérité : les braves gens obéissent à leurs supérieurs en prétendant le contraire par conformisme d'époque (la nôtre, cette fois), ne se soûlent ni ne se droguent, et s'imaginent qu'il existe des excès d'ordre sexuel. Et d'une certaine manière, bien conformiste, mais qui ne l'est pas, ils vivent heureux. J'avais bien dit que je ne savais pas quoi dire en face de Platon. Le passage suivant traite de la similitude de l'organisation d'une cité avec les caractères humains. C'est le moment de voir une théorie des climats, non exempte de racisme, comme on ne disait pas encore :
"Aussi bien n'est-ce point d'ailleurs qu'ils viennent à cette dernière. Il serait, en effet, ridicule de penser que le caractère irascible de certaines cités n'a pas son origine dans les particuliers qui ont la réputation de le posséder, comme les Thraces, les Scythes et presque tous les peuples du Nord – ou qu'il n'en est pas de même pour l'amour du savoir, que l'on pourrait principalement attribuer aux habitants de notre pays, ou pour l'amour des richesses, qu'on prêterait surtout aux Phéniciens et aux Egyptiens." Note 251 : "En ce passage Platon s'inspire visiblement d'Hippocrate qui, le premier, observa l'influence des climats et des lieux sur le caractère des hommes et leurs institutions politiques (V. le traité De aeribus, aquis et locis, édition Littré".
Il faut en effet parfaitement connaître les systèmes de pensée qui se sont développés dans les siècles passés, afin de mieux savoir comment ils se sont formés, pour pouvoir éventuellement les combattre. Noter que les Grecs, fort généreusement (et fort exactement, avec le recul), s'attribuient le goût de la connaissance et du savoir. Bien différents en cela des peuples qui "ne voulaient plus savoir", diront plus tard les interlocuteurs de Zarathoustra, "mais qui veulent croire". Avis aux sectaires de tout poil de notre siècle si fier.
Noter aussi, ce qui nous rapproche de l'extrait suivant, que Platon ne reprend nullement à son compte les opinions émises sur les différents peuples qu'il mentionne. Il précise bien que c'est ce qu'on dit, sans plus :
"Et par conséquent, dit-il plus loin, l'opinion n'est ni science ni ignorance.
"Non, à ce qu'il semble, répond quelque niais de service.
"Est-elle donc au-delà de l'une et de l'autre, surpassant la science en clarté ou l'ignorance en obscurité ?"
Le renvoyeur de balles ne pourra que répondre non. D'où ceci : l'opinion du peuple n'est ni la voix de Dieu, ni la voix de la sottise. Elle est neutre. Tiens, j'ai appris quelque chose. Je vais COLLIGNON HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
PLATON "LA REPUBLIQUE" 2044 08 12 23
m'empresser de l'oublier. J'ai tort. Platon et Socrate ont pourtant mis le doigt sur quelque chose de fondamental, sans aucune haine : le peuple ne dit ni conneries, ni oracles. A méditer. Et défense, Messieurs les Politiques, de tirer la couverture à soi.
"Laquelle ?" dit l'interlocuteur p.282 (il s'agit d'une observation à faire)
"Chacun d'eux nous paraît également un doigt ; peu importe à cet égard qu'on le voie au milieu ou à l'extrémité, blanc ou noir, gros ou mince, et ainsi du reste. Dans tous ces cas, l'âme de la plupart des hommes n'est pas obligée de demander à l'entendement ce que c'est qu'un doigt, car la vue ne lui a jamais témoigné en même temps qu'un doigt fût autre chose qu'un doigt."
J'arrête là. Pour l'instant. Ce doit (drôle !) être l'un de ces raisonnements comme les affectionne Socrate, qui commence par des évidences enfantines (on le lui reproche souvent) et qui se terminent par des discussions byzantines avant la lettre où le profane se perd. Je me retrouve bien plus dans ces leçons de morale, sur le débauché par exemple :
"Alors, il est évident qu'il vivra du bien de son père, lui, ses commensaux, ses favoris et ses maîtresses.
"Je comprends, dis-je : le peuple qui a donné naissance au tyran le nourrira, lui et sa suite."
Et l'adversaire de Socrate, qui pour une fois a la parole, de conclure par ces mots :
"Il y sera obligé."
C'était notre petite dénonciation de la tyrannie, engraissée au sang du peuple. Et ce livre, La république, décidément inépuisable, nous amène à discuter de la narure et de l'immortalité de l'âme :
"Mais, repris-je, nous ne croirons pas cela – la raison ne nous le permet point – ni, par ailleurs, que dans sa nature essentielle l'âme soit pleine de diversité, de dissemblance et de différence avec elle-même
Que veux-tu dire ? Demanda-t-il.
Il est difficile que soit éternel – comme l'âme vient de nous apparaître – un composé de plusieurs parties, si ces parties ne forment pas un assemblage parfait (note 740)".
Pour achever notre patchwork sur La république de Platon, mentionnons, pour nous le rendre sympathique, son appréciation d'Homère, lequel n'est pas à mettre entre toutes les mains, car il ne parle que de mensonges ! mais à apprécier entre lettrés...
Lisez La république de Platon, certes – mais en ouvrant le livre au hasard, et en lisant de-ci, de-là – bref, feuilletez, et laissez-vous entraîner, si Zeus veut.
HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
MONDELO "DU MANUSCRIT AU LIVRE" 44 08 19
Ce n'est pas parce qu'on est en vacances que les langues de vipère doivent chômer. Il me passe entre les mains tant d'ouvrages non pas excellents mais qui indiffèrent pour ne pas saluer, en ce dix-neuf août de la nouvelle année, le livre de Mondela "Du manuscrit au livre" - sous-titré "ou comment publier ses oeuvres", et qui va me donner l'occasion d'un de ces étrillages dont je rêve.
Déjà le titre m'indispose furieusement, et me fait penser à ce dessin humoristique où l'on voyait un clochard de bonne facture présenter à la vente un bouquin qui s'intitulait "Devenez milliardaire en dix leçons". Ce livre de Mondelo n'ayant paz été, que je sache, vendu à des milliers d'exemplaires, on me permettra de douter de son efficacité.
Il m'a de plus tant indisposé que j'ai dû me forcer, à deux pages par jour, à en venir à bout : encore s'est-il écoulé un intervalle de plusieurs années entre le commencement de ma lecture et sa fin, tant j'étais découragé.
Il existe quelques bouquins de cet acabit : ils vous prennent le candidat auteur par la main comme un gros benêt, l'assomment de conseils ridicules ( soigner l'orthographe et la grammaire - notez que ce n'est pas tout à fait inutile, et telle écrivaine avec laquelle j'ai correspondu m'envoyait des pages où les phrases n'arrivaient pas à se finir correctement). Puis ils vous livrent la recette du bon livre : choix du sujet, choix de l'éditeur - toutes prétentions ridicules comme nous le verron s plus tard.
Et le fin du fin, dans ces ouvrages-centaures, dans ces pâtés d'alouette au cheval (une alouette-un cheval, une alouette-un cheval) consiste à faire croire au benêt ci-dessus que ça y est, c'est arrivé, c'est le grand jour, il a été édité, ses tirages sont pharamineux, et il peut se permettre de discuter avec gourmandise chaque ligne de son juteux contrat.
Mais on se fout de la gueule de qui, là ? Elevons le ton : comment un auteur assez débutant, assez con pour se faire dicter des conseils sur l'agencement de ses chapitres ou la longueur de ses phrases peut-il espérer décrocher dans l'année un contrat chez Gallimard ? Est-ce bien du même personnage qu'il s'agit ? Un écrivaillon du Maine-et-Loire s'imagine-t-il peut-être que sa prose cahoteuse est attendue par les gros producteurs de la capitale ?
Et l'instinct dans tout ça ? Lâchons le mot : et l'inspiration ? Croit-il vraiment, ce Mondelo,, que l'on choisit son sujet ? "Tiens, je vais écrire une belle histoire d'amour. Voyons voyons... Je commence par quoi..." Ou encore : "Je vais écrire l'histoire de Henri V, comte de Chambord ; il va me falloir telle référence, tel ouvrage"- mais ça va pas, non ?
On écrit un sujet si l'on en a envie. Si l'on en est hanté. On disait à ma femme "Pourquoi ne peingnez-vous pas des tableaux plus gais, avec des fleurs ? " Réponse :parce que ça lui venait comme ça. Pourquoi mes Grandes Oeuvres à moi sont-elles sinistres ? Parce qu'elles ont poussé comme ça dans mon cerveau. En dehors des conseils de tous les conseillers commerciaux.
En dépit de tous les créneaux porteurs, comme on jargonne dans les écoles de sponsoring. Faire croire qu'on peut écrire un livre intéressant comme on confectionne une omelette relève de la plus nulle imposture. L'écrivain ne décide pas de ce qu'il va produire. Il ne fait pas ce qu'il
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veut de ses personnages, ni de son intrigue. Parfois même ces choses-là se modifient en cours de route, ainsi du gardien de la décharge municipale dans "Les météores" de Tournier : ce gardien est devenu malgré son auteur un personnage de premier plan.
Mon éditeur me répète que la fiction ne se ven dplus : désolé cher éditeur, je ne sais faire que cela, le commerce repassera, et moi aussi. Je ne peux pas même écrire une histoire d'amour, ça me ressort par les trous de nez. Premier conseil donc aux écrivains : faites comme vous le sentez. Si vous ne sentez rien, commandez un livre à des étudiants, appelez-le "Henri IV", et signez Bayrou.
Deuxième imposture : le choix de votre éditeur. Commandez-lui un catalogue pour voiir ce qu'il publie, et gnagnagni et gnagnagna. Bon, vous commandez un de ses ouvrages. Bon, vous lui en envoyez un des vôtres, bien conforme à ce qu'il édite (vous aurez dumal ; car vous pourrez vous contorsionner tant que vous voudrez, si vous n'êttes pas tout simplement sincère, ç'aura été mauvais) - bien, admettons que votre sincérité ait pu miraculeusement coïncider avec la logique commerciale de l'éditeur.
...Et vous croyez, pauvre couillon, qu'il va vous éditer, comme ça, hop ? Pas du tout. Si c'est un grand, il n'en aura rien à foutre de vous. Mais alors rien du tout. Et si c'est un petit, il aura des difficultés financières et vous ne voudriez tout de même pas qu'il prenne des risques pour vous, alors qu'il a tant de copains, hautement talentueux cela va sans dire, à caser?
Celui qui veut pénétrer dans une petite édition, sachez-le, met la main dans un panier de crabes où personne ne voudra l'accepter. Si vous n'êtes pas ami d'enfance de l'éditeur, inutile d'insister. Vous êtes l'Intrus par excellence... Tous ceux qui y sont parvenus et ont prétendu que ce n'était pas le cas sont des menteurs patentés. Sachez en effet et définitivement, pauvres cloches, que ce n'est en aucun cas vous qui choisissez votre éditeur, mais lui qui vous choisit. C'est comme pour les femmes, mon vieux.
Mais alors, iil n'y a pas d'espoir ? Si : écoutez bien, je me prends pour Rilke, "Conseils à un poète", je dirais plutôt à un auteur, car si vous êtes poètes, autant vous torcher tout de suite avec vos textes. D'abord, soyez bien nés : chez des riches, bourgeois, parisiens ou sur le point de l'être. Un écrivain qui n'habite pas Paris à partir de trente ans est foutu. Ensuite, soyez homosexuel : ça aide vachement. Si vous êtes une femme, la vertu n'est pas de mise, surtout avec les autres femmes, ça ne vous coûtera pas beaucoup. Si vous désirez, Messieurs, conserver votre hétérosexualité, faites partie d'une mafia.
Si vous ne connaissez pas de mafia, créez-en une : vous vous mettez à plusieurs amis plus ou moins sincères, et vous vous faites tous les renvois d'ascenseurs possibles. C'est comme ça que le Castor Astral a commencé : tous plus nuls les uns que les autres, mai sorgueilleux comme des poux, se persuadant mutuellement de leur admiration sans borne, et jouant le jeu avec l'extérieur. Total, ils commencent à tenir leur place au niveau national, tout en étant toujours aussi nuls, mais il ne faut pas que ça se sache.
Un bon procédé est aussi de se lier avec votre meilleur ami et de décider de réussir ensemble.
Une autre chose : contrairement à ce que prétendent les manuels du parfait petit auteur qui réussit, on ne devient pas écrivain comme ça. Il ne s'agit pas de se dire "Tiens, je vais faire un livre", comme on monte un magasin de pull-overs. D'ailleurs, ça aussi, c'est risqué. Vous ne pouvez devenir un écrivain que si vous l'êtes déjà, si vous le sentez depuis l'enfance, si vous vous l'êtes promis.
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A ce moment-là, vous n'aurez plus besoin de conseils pour savoir si vous devez égaliser la propotion de personnages hommes et femmes, si vos phrases doivent dépasser cinq lignes ou non, si vous devez développer une thèse ou non : ça viendra tout seul, ou plus exactement cahin-caha, à la va comme je te pousse, mais sans règle. Chacun aura sa démarche, son itinéraire personnels, en général en opposition avec les règles
des autres, et en tout cas en opposition avec tous les conseils donnés.
C'est bien malin de dire après coup comment ont réussi tels ou tels. C'est bien simple, il sont fait un catalogue de toutes leurs erreurs, de tous leurs errements, et ils ont érigé ça en règles, et il sen sont tout fiers, et c'est rigoureusement intransmissible. Vous avez déjà fait l'amour avec un livre à portée de main, vous ? Moi j'avais autre chose à portée de main, bon, facile.
Et surtout retenez bien ce conseil de Jean Cocteau : Ce qu'on te reproche, cultive-le, c'est toi. SAUF si on vous reproche d'être banal, bien sûr. Combien de marins, combien de capitaines !...qui s'imaginent avoir trouvé la bonne histoire, le bon rythme, et qui ne se rendent pas compte, les pauvres, mais que l'éditeur a déjà lu cela cent fois ! et qui ne le croient pas ! et qui se fâchent !
Encore Cocteau : il dit en substance d'imiter autrui, et qu'on n'y arrive jamais tout à fait, et que c'est par les différences irréductibles constatées alors que l'on découvre, dans cet interstice, son véritable moi.
Encore autre chose : l'écrivain est un véritable solitaire. IL doit se dforcer pour parler. Il préfère écrire. Or, que voit-on ? La réussite de tous les salonnards, de tous ceux qui de toute façon parlent ou parleraient à tout le monde, qui réussiraient dans l'acriture comme ils réussiraient dans le modelage ou dans la confction d'escaliers : écoeurant. Ceux à qui tout est donné, et qui en plus récoltent l'estime en littérature, et qui en plus jouent les modestes.
Eh oui : la haine. Mais les haines littéraires ne durent jamais. Certains jurent leurs grands dieux qu'ils ne travailleront jamais avec telle librairie du centre ville parce que décidément il ssont trop cons, et on les retrouve quinze jours après en train de travailler la main dans la main avec ceux qu'ils méprisaient tant peu auparavant... Comprenne qui peu !A ce stade de ma parano, vous comprendrez aisément que les guides du parfait petit écrivain qui réussit, qu'ils soient signés Mondelo comme celui d'aujourd'hui, Kletzky-Pradères que j'ai assommé en son temps, ou Labarrière, paix à son âme, ne mentionnent absolument pas le quart de la moitié de ce qu'il faut savoir, parce que cela ferait scandale, et puis, n'est-ce pas, en notre période éminemment démocratique, ça la foutrait mal d'avouer que l'écriture, ce n'est pas à la portée du premier venu.
Je ne vous étonnerai pas, si vous m'avez suivi jusqu'ici, en vous disant que les jeunes, qui ne savent déjà plus lire, ne se bousculent plus tellement pour écrire, je parle des garçons naturellement. Il faut lire, lire, lire, lire sans cesse pour écrire, car c'est une activité qui ne sert à rien, à rien, à rien, et surtout pas à gagner du Hârgent.
L'écriture, Monsieur Tillinac, c'est une activité aristocratique, élitiste, qui se mord la queue, qui ne sert qu'à élever l'esprit, et à se familiariser avec des sommités comme Artaud, Bataille, Genet ou Shakespeare, qui sont tout de même plus enrichissants, n'en déplaise aux récalcitrants, que tel remplisseur de citernes mari de la belle-soeur Brigitte qui vient encore de dépasser ses cent kilos.
Disons que cela se situe sur un autre plan. Moi je n'aime pas les gens, c'est mon problème et je n'ai pas à vous emmerder avec ça. Mais je ne ferais pas de mal à une mouche, même avec des gants de boxe.
Bref ce livre, "Du manuscrit au livre", est d'une malhonnêteté
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superlative, d'une naïveté non moins superlative - mais si, ça colle très bien ensemble - et vous n'apprendrez rien de ce qu'i faut savoir. Nous allons tout de même le parcourir, car je dois dire que j'y ai appris une chose : c'est que si l'éditeur avec lequel vous êtes sous contrat vous refuse deux ouvrages de suite, le contrat se trouve par-là même rompu... Pratique, non ?
Tenez, écoutez une de ces indications parfaitement idiotes données par l'auteur - au cas où on aurait envie de chiper votre titre - pauvre minable ! tout le monde s'en fout, de ton titre ! et si on te le chipe, tu feras comment, pour te défendre ? Tu penses bien que si on te l'a chipé, c'est qu'on connaît mille moyens de tourner la loi, et qu'on réussira même à te démontrer, au cas où tu porterais plainte, que c'est encore toi qui es en tort, pauvre boeuf :
"Aucune autre formalité n'est donc nécessaire.
"Il est possible cependant de faire passer une annonce dans une revue professionnelle pour retenir un titre à l'avance. Cela permet d'avertir les professionnels de l'édition tout en prenant date."
Mais il s'en foutent de ton bouquin, les professionnels de l'édition, pauvre cloche en bois ! C'est juste pour te faire débourser ton pognon et te donner l'illusion de l'importance ! Tu ne sais donc pas, Mondelo, que c'est à la fin qu'on le trouve, le titre, pas au début, et que de plus si l'éditeur estime que ton titre n'est pas bon commercialement, il te le changera d'office ?
Et quel est le couillon qui va déposer son titre avant d'avoir composé le bouquin ? Vraiment ce livre s'adresse à des morpions, c'est se foutre de la gueule du monde. Autre imposture : on vous traite dès la page 94 comme si vous étiez déjà un grand ponte, Balzac au moins, alors que cinquante pages auparavant vous étiez tout juste capable de trouver un sujet :
"D'autre part :
"L'éditeur est tenu d'assurerà l'oeuvre une exploitation permanente et suivie et une diffusion commerciale, conformément aux usages de la profession." (article 57)Il faut donc que le contrat mentionne clairement que l'éditeur s'engage à assurer une diffusion réelle et permanente de l'ouvrage, sinon ce ne serait pas un véritable contrat d'édition. Attention au compte d'auteur ! (voir plus loin)."
Effectivement, là est le danger : l'éditeur fabrique vos livres, puis il les laisse dans le fond de ses caves, ou vous les envoie tels quels à domiciles, et démerdez-vous. Mais payez, cochon de payant. Seulement, ce que le beau bouquin de Mondelo ne dit pas, c'est que les circuits de distributions fonctionnent de façon dictatoriale ; si au bout de six semaines, j'ai bien dit six semaines, à peine plus qu'un numéro de "Elle", votre livre n'a pas été vendu, on le renvoie à l'éditeur, et il est interdit de vente.
On ira parler après cela du manque de liberté qui régnait dans les pays de l'Est ! c'est la même chose, tovaritch, sauf que l'on appelle cela, ici, la loi du marché. Ca, on se garde bien de vous le dire, des fois que vous auriez envie de vous révolter là contre ou de faire autre chose. Si l'éditeur a décidé que votre livre ne bénéficierait que du strict minimum de publicité, un écho dans "Le Petit Libraire de Libourne-les-Oies" par exemple, il est couvert, vous ne vendez pas, et dix ans de votre vie partent en fumée sur les rayonnages et sous les sarcasmes des professionnels de la profession... de marchand...
Toujours le même principe de "j'apprends la brasse sur le sable, et à la fin du manuel vous avez le règlement des concours internationaux", merci M. Mondelo, quelques conseils pour ceux qui tirent à cinq mille exemplaires, ce qui serait un record dans notre brave pays d'illettrés :
"Il est alors tiré un autre jeu d'épreuves qui seront, comme les
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premières, soumises à correction. Les épreuves mises en page sont appelées morasses en typographie, ozalid en offset ou héliographie. Ces épreuves sont alors comparées avec le double des premières."
Et un coup de bluff à la technique à présent ! vous parlez si je m'en fous de la technique ! je suis écrivain, moi, pas imprimeur ! ce n'est pas à moi de me mêler de ces choses-là ! je n'en saurai jamais autant qu'un imprimeur professionnel ! Ca permet juste de passer pour un gogol en sortant des termes que l'on comprend mal, pour faire bien. Un livre, c'est du cerveau et des angoisses : ce n'est pas de la technique !
Tout se passe dans le bureau de l'éditeur, si vous ne l'avez pas compris ; si vous êtes son ami, vous éditez n'importe quoi. Si vous ne le connaissez pas, vous n'éditez pas, et c'est tou, et vous verrez tous les petits couillons pédés mafieux passer avant vous. Suis-je assez clair ?
Et à supposer que vous soyez vraiment excellent, eh bien le système commercial vous étouffera, au nom de l' par les forces du marché.
Et pour couronner le tout et vous faire exploser dans votre petit ego, Mondelo vous apprend en fin de parcours (vous êtes devenu le roi des magouilleurs en 189 pages) l'art et la manière dont s'attribuent les prix littéraires. Comme si les grands de la profession avaient besoin d'un tel bouquin ! les écrivains et les trafiquants d'influences !
Bref un tissu d'impostures, flattant la vanité de celui qui l'achète. A la fin du livre, vous êtes gros Jean comme devant, il ne vous reste plus qu'à écrire enfin votre première phrase : "La marquise sortit à cinq heures..."
Et démerdez-vous, bande de gogos !
HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
RONSARD "LES AMOURS" 44 08 26
Il est urgent de faire une émission sur Pierre de Ronsard. D'abord, parce qu'il est plus de huit heures du matin et que je dois me trouver tout à l'heure au micro. Ensuite parce qu'ili faut retrouver nos véritables valeurs humanistes et païennes : humanistes par l'amour fou, celui qu'un homme porte à une femme ; païennes, parce que Ronsard nous parle bien plutôt de Vénus, des Ris et des Amours archers que de la bondieuserie en usage en ces temps et ès nôtres.
Ronsard fut amoureux, à 50 ans passés, d'une Cassandre Salviati, de quinze ans passés. Malgré la ressemblance entre fifteen et fifty, le succès ne fut pas à la mesure de ses espérances, et Ronsard en souffrit, et Ronsard en tira d'admirables paraît-il sonnets. Il fut aussi amoureux d'une Marie, et de bien d'autres : c'était un homme de tempérament.
Mais qu'importe l'anecdote ? Sur quoi repose-t-elle ? Ronsard n'avait-il pas de quoi se satisfaire auprès de maintes dames de la Cour ? à moins qu'il ne fût, lui aussi, rongé de dépression alternant avec des phases d'enthousiasme (enthousiasme : pénétration par le Dieu, Apollon en l'occurrence) ? Et qu'importe encore ? Demande-t-on à un chanteur s'il a réellement vécu les amours tourmentées dont il nous brame ?
Les femmes d'Etienne Daho sont-elles réelles ? sans parler des hommes de Dalida...
Bref il est à supposer que Ronsard emprunta, que dis-je, pilla, les procédés, lieux communs, fleurs de rhétoriques surabondants en tradition amoureuse scripturale, se montrant héritier en cela des flopées de troubadours médiévaux et autres élégiaques antiques (Properce, Tibulle, Théocrite et au jasmin). Mais il me semble à moi, et il sembla bien aux contemporains aussi, que Ronsard souffrait et aimait pour de bon.
Il imitait Pétrarque certes, et d'autres Italiens que mon ignorance me laisse ignorer, mais il aimait, du moins s'exaltait-il, du moins l'amour intarissable, toujours renaissant pour une autre dont il se parait, n'était-il rien d'autre que le tourment humain, appliqué à son extériorisation la plus compréhensible.
La femme aimée, c'est l'impossible, c'est la plénitude, la vie éternelle, la coïncidence du bonheur invivable, insupportable ; nous pourrions continuer à l'infini. C'est l'infini. Tout ce que l'on n'obtiendra jamais, sauf à en mourir - les torturés voient-ils l'éternité ? - tout ce que l'on essaye de construire, de structurer en nous afin au moins de se le représenter.
Et c'est là qu'intervient ce souci de la forme, de la mise en forme : elle s'effectue par le sonnet, aux règles strictes, imité de l'italien (en ce temps-là, quiconque ignorait l'italien eût été catalogué parmi les lémuriens de la dianétique) ; par l'emploi de métaphores traditionnelles jusqu'à en être usées : "Le premier qui compara la femme à une rose était un poète, le second était un imbécile" - voilà bien de nos préjugés modernistes.
Au temps de Ronsard, il n'est rien de mieux au contraire que de multiplier les signes de reconnaissance, par lesquels se voit, se distingue l'amoureux ; et toute femme qui n'évait pas été comaprée à une rose pouvait se demander, comme le ténia de la fable réclamant son fromage, où était son bouquet de fleurs traditionnelles. Il fallait parler aussi des feux de la passion, des glaces de la déception, glaces brûlantes, flammes glaçantes, flèches décochées par l'oeil, tout un attirail qui agaça prodigieusement les successeurs de Ronsard.
Boileau et les classiques l'enfoncèrent comme trop paysan (le "pipeau rustique") et maniéré à la fois, le XVIIIè siècle l'ignora, les derniers romantiques, à commencer par Hugo qui fut à la fois le premier et le dernier, le recommandèrent enfin : Hugo avait trouvé son maître en passions tumultueuses. Mais ce que l'on avait oublié pendant deux siècles, c'était les prestiges de la mise en forme.
Je reviens sur ce fait que l'ornement, les contrastes voulus, les oppositions forcées (on dit "oxymores", chez les potaches), l'attirail jugé plus tard encombrant de tout ce qui constitue déjà l'essthétique baroque, le code de l'amour écrit, exprime une réelle angoisse devant un monde mouvant, inquiétant, un monde où l'on aime, souffre et meurt très vite, un monde où la foi elle-même, déchirée par l'essor du luthérianisme et de tant d'autres sectes, ne constitue plus un refuge.
L'homme devient encore plus intelligent. Il découvre l'Amérique, il découvre le néant après la mort peut-être, il découvre, en un mot, l'extrême relativité de tout et de lui-même. Le voilà tout petit. Le seul accès à l'infini est l'amour. Il est barré par la nature seulement humaine de sa compagne, de l'idée qu'il se forme de sa compagne, par ses limites à lui-même.
Donc, suivant la pente naturelle de l'homme qui bâtit des contes, des romans, pour remettre un peu d'ordre dans tout cela, Ronsard et les élégiaques de son temps construisent des poèmes très structuré, pour tenter au moins de retenir entre les mailles dorées de ces filets formels illusoires tant soit peu de cette brillante éternité, qui luit du moins entre les maillons avant de s'échapper.
C'est ainsi que se résout, à mon sens, l'artificiel débat de la sincérité de l'auteur : et ceux qui veulent ici instaurer une absence de règles se mentent, car ils en suivent de nos jours de Plus invisibles, mais d'aussi fortes. La rhétorique de Ronsard est l'algèbre de l'amour, la formule d'accession à l'approche de l'éternité.
C'est pourquoi celui qui lirait, à supposer qu'il existe, les sonnets des "Amours" avec précipitation, manquerait l'effet, ne se sentirait pas transporté dans l'éternel des mots. Il faut, comme pour tant d'auteurs de l'ancien temps, laisser rouler l'expression sur le bout de la langue, au fond de la gorge, et se pénétrer de chacune de ces fleurs de rhétorique comme s'il s'agissait de leur toute première utilisation.
Voici une illustration parfaite : vous y verrez que la femme, étendue aux dimensions d'une nature entière, n'est que la première marche d'une élévation vers le Monde entier, dont on ne peut se lasser de se stupéfier :
Quand au matin ma Déesse s'habille,
D'un riche or crêpe ombrageant ses talons,
Et les filets de ses beaux cheveux blonds
En cent façons ennonde et entortille,
Je l'accompare à l'écumière fille
Qui or' peignant les siens brunement longs,
Or' les frisant en mille crépillons,
Passait la mer portée en sa coquille.
De femme humaine encore ne sont pas
Son ris, son front, ses gestes, ne ses pas,
Ne de ses yeux l'une et l'autre étincelle.
Rocs, eaux, ne bois, ne logent point en eux,
Nymphe qui ait si folâtres cheveux,
Ni l'oeil si beau, ni la bouche si belle.
Voyez comme il est impossible, et quel contresens ce serait, de référer une telle beauté aux mythologies chrétiennes ennemies de oute volupté : se mêlent dans un contraste aussi
HARDT VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
RONSARD "LES AMOURS" 44 08 02
délicieux que le chaud-froid des profiterolles cet élan vers la divinité d'Aphrodite naissant de son coquillage, voyez Botticelli, et les mots familiers, gaillardement paysans et précieux à la fois comme "entortille" ou "crépillons", sans oublier les adjectifs apparemment banals comme "beau" et "belle", retrouvant ici toute la solennité de leur première acception, jusqu'à la solennité phonétique de leur "b" initial...
Puisque vous voici à demi convaincu, prenez de cet autre: il est un eu plus relevé, puisqu'il nécessite la connaissance, au moins par ouï-dire (la mienne ne dépasse pas ce niveau) de l'Arioste - les noms propres sont tirés je pense du "Roland furieux", soit "Roger", et "Alcine".
Du feu d'amour, impatient Roger,
Pipé du fard de magique cautelle,
Pour refroidir ta passion nouvelle,
Tu vins au lit d'Alcine te loger.
Opiniâtre à ton feu soulager,
Ore planant, ore nouant sur elle,
Entre les bras d'une dame si belle,
Tu sus d'Amour et d'elle te venger.
En peu de temps le gracieux Zéphyre,
D'un vent heureux empoupant ton navire,
Te fit surgir dans le port amoureux.
Mais quand ma nef de s'aborder est prête,
Toujours plus loin quelque horrible tempête
La cingle en mer, tant je suis malheureux.
Je vous sens plus perplexe : l'auteur se réfère ici à des épisodes dont nous n'avons plus la clef ; il emploie un langage archaïque : la "cautelle" est la ruse, "nouer" sur une femme c'est y nager, et la nef qui "s'aborde" ne coule pas, mais au contraire est près d'aborder. Tout cela confère au sonnet précédent le charme de ces balades qui n'offrent à la compréhension que quelque vers par-ci par-là. Mais il fallait aussi vous présenter quelques obscurités.
Jamais deux sans trois :
Amour, quel deuil, et quelles armes feintes,
Et quels soupirs ma Dame allait formant,
Et quels sanglots, alors que le tourment
D'un teint de mort ses grâces avait peintes !
Croisant ses mains à l'estomac étreintes
Fichait au ciel son regard lentement,
Et larmoyant parlait si tristement,
Que les rochers se brisaient de ses plaintes.
Les Cieux fermés aux cris de sa douleur,
Changeant de teint, de grâce et de couleur,
Par sympathie en devinrent malades.
Tout renfrognés les Astres secouaient
Leurs rais du chef : telles pitiés nouaient
Dans le cristal de ses moites oeillades.
Ici encore, "nouaient" signifie "nageaient" ; or, si la belle en pleurs utilise encore ses forces d'oeillades, il ne s'agit, comme Ronsard nous en avertisssait au premier vers, que d' "armes feintes", et nous nous expliquons l'ironie de termes tels que "renfrognés" ou "en devinrent malades", et nul doute que cette beauté n'utilise ses larmes que pour mieux capturer celui qu'elle veut séduire.
Toujours, pour poursuivre, cette assimilation, cette extension de la femme à la nature, aux étoiles "drillantes", comme on dit "un joyeux drille", ce qui veut dire exactement "brillantes" :
"Quand à mes yeux les étoiles drillantes
Viennent la nuit en temps calme s'offrir,
Je pense voir ses prunelles ardentes,
Que je ne puis ni fuir ni souffrir.
Quand j'aperçois la rose sur l'épine,
Je pense voir de ses lèvres le teint ;
La rose au soir de sa couleur décline,
L'autre couleur jamais ne se déteint.
Quand j'aperçois les fleurs en quelque prée
Ouvrir leur robe au lever du Soleil,
Je pense voir de sa face pourprée
S'épanouir le beau lustre vermeil."
...Et ainsi de suite. Comment un ancien professeur a-t-il peu un jour déclarer qu'il en avait assez d'enseigner "Mignonne allons voir si la rose" ? Je ne me lasse pas de Ronsard. Si, à vrai dire, un peu. Un petit dernier, en alexandrins cette fois et non plus en beau vieux vers français décasyllabe :
Ne me suis point, Belleau, allant à la maison
De celle qui me tient en douleur nonpareille.
Ignores-tu les vers chantés par la corneille
A Mopse qui suivait la trace de Jason ?
"Prophète, dit l'oiseau, tu n'as point de raison
De suivre cet amant, qui tout seul s'appareille
D'aller voir ses amours : malheureux qui conseille
Et qui suit un amant quand il n'en est saison."
Pour ton profit, Belleau, que otn regard ne voie
Celle qui par les yeux la plaie au coeur m'envoie,
De peur qu'il ne reçoive un mal au mien pareil.
Il suffit que sans toi je sois seul misérable.
Reste sain, je te pri', pour être secourable
A ma douleur extrême, et m'y donner conseil."
C'est ainsiq u'après avoir critiqué les conseilleurs, l'auteur sollicite à son tour des conseils.
Je ne vous aurai donc pas disséqué les tourments
amoureux, me bornant à vous rappeler que tout recueil de poèmes, surtouit de la dimension de celui-là, "les Amours" de Ronsard, peut se lire de plusieurs façons : soit par ingurgitation forcenée menant à un état second de poésie, mais aussi bien à la réplétion émoussante, soit par petites doses savamment réparties, en goûtant vers après vers.
La transition sera difficile avec Maurice Papon, qui vient d'obtenir la condamnation de France-Soir qui a parlé de lui comme d'un coupable sans avoir respecté la présomption d'innocence du monsieur ; ce dernier a-t-il respecté la présomption d'innocence des Juifs qu'il a envoyés aux camps de la mort ? pardon : qu'il "aurait envoyés", n'est-ce pas...
Avant que les foudres de la justice ne se déchaînent, lisez "Maurice Papon, de la collaboration aux assises", par Philippe Cohen-Grillet, aux éditions du Bord de l'Eau. Achetez ça en vitesse. Et n'oubliez pas, selon "L'Album de la Comtesse", qu'il vaut mieux voir le vieux Papon dans un box, que le vieux Pape dans un boxon.
COLLIGNON LECTURES LUMIERES, LUMIERES
COHEN-GRILLET « MAURICE PAPON » 44 09 02
Après bien des tergiversations va enfin s'ouvrir à Bordeaux le procès de Maurice Papon. Les Editions du Bord de l'Eau ont sorti depuis le mois de juin l'ouvrage Maurice Papon, de la collaboration aux assises par Philippe Cohen-Grillet. La préface est de Michel Slitinsky, poursuivant de Maurice Papon, et instigateur de la chasse à l'homme qui s'est ouverte envers ce présumé – pesons nos mots – criminel contre l'humanité.
Nous avons dit « chasse à l'homme » ? N'est-ce pas plutôt Maurice Papon et tous ceux qui l'ont soutenu qui se sont livrés à la chasse à l'homme ? au Juif, pour être précis, qui n'était pas considéré à l'époque, par certains, comme un homme. Et il en est certains, les mêmes, qui considèrent que Maurice Papon est une victime, parfaitement, de l'acharnement judiciaire et politique. Notre pauvre victime de 87 ans vient de faire condamner France-Soir, dont on sait pourtant que ce ne sont pas les prises de position révolutionnaires qui généralement l'emportent, à une parution de rectification en première page pour « atteinte à la présomption d'innocence » !
Maurice Papon n'a pas présumé de l'innocence des Juifs qu'il a fait déporter, les arrachant même à leurs lits d'hôpitaux pour être déportés, sachant que la mort les attendait au bout des rails.
Mais tout cela, diront les bonnes âmes, nous le savons déjà. Vous connaissez le refrain : tous ont toujours tout su, et ce n'est pas la peine d'en faire tout ce plat, parce que jamais personne n'a rien fait ou dit. Bel argument ! Devrons-nous laisser les injustices se perpétrer sous nos yeux sans réagir ? Le cynisme des petits malins nous écœure. Tenez, parlons de Sud Ouest : le compte rendu sur l'ouvrage de Cohen-Grillet n'a suscité qu'un commentaire moue pincée : « Nous savions déjà tout cela, était-il bien utile de le reprendre ? »
Réponse : d'une part, Sud Ouest exerce une vengeance minable, car il aurait voulu obtenir l'exclusivité des articles concernant l'ouvrage, et l'éditeur a préféré confier la renommée de cet ouvrage à la presse nationale, ce qui fait qu'à présent il est mentionné dans France-Soir. Une fois de plus, le Bord de l'Eau refuse de jouer le rôle d'une brave petite revue régionale bien sage. Alors pour l'emmerder, on lui a confié l'espace le plus défavorable possible du salon du livre.
Bien fait.
D'autre part, bien sûr qu'il faut répéter sans cesse les exactions des criminels de guerre ou assimilés ! et la jeunesse, alors ? notre belle jeunesse qui paraît-il ne lit plus ? Même moi, qui ne suis plus jeune (53 ans aux prochaines pommes de terre), j'ignorais le détail de ce qui a été commis. Je sais bien que cela ressemble trait pour trait à tout ce qui s'est accompli comme crimes durant cette période ; mais il me plaît de l'entendre répéter.
Assez d'ouvrages vont déferler à point nommé dans les librairies, de la part des plus grands éditeurs, pour saluer l'initiative du Bord de l'Eau, premier de France, et de plus dans la région qui y a le plus intérêt, à ouvrir le feu. Je me fous de l'originalité ! Chaque crime a le visage de la victime. Savez-vous que c'est trop drôle : je surveille mes expressions pour ne pas faire l'objet d'une plainte : mais qui suis-je ? un grand COLLIGNON LECTURES LUMIERES, LUMIERES
COHEN-GRILLET « MAURICE PAPON » 44 09 02
média ? njon. Les plaintes de Papon ont été retirées. Il suffit que, pour faire impression, un grand titre de la grande presse ait été condamné : France-Soir. L'éditorialiste, Bernard Morrot, ne s'y est pas trompé. Il te vous a pondu un éditorial que je relis ici, « J'AVOUE. / J'avoue humblement que le rapprochement entre les deux mots « présomption d'innocence » et le nom de Papon m'a paru carrément obscène lorsque j'ai rédigé l'article qui a valu à « France-Soir » sa condamnation. J'avais tort.
« Je reconnais volontiers que les documents accablants rassemblés par ses victimes contre le fonctionnaire de Vichy m'ont semblé suffisamment clairs pour que je me dispense des précautions de style imposées par la loi à l'égard des personnes en instance de jugement. J'avais tort.
« J'admets avec gêne que les sanglots qui ont soudain noué la gorge, au point de l'empêcher de parler, du lecteur me racontant comment il avait été déporté à Birkenau alors qu'il n'avait que huit ans, on déclenché chez moi un accès de sensiblerie coléreuse. J'avais tort.
« Je concède sans hésiter que les termes employés par les juges de la chambre d'accusation de Bordeaux pour ordonner le renvoi de Papon devant les assises, puis par ceux de la Cour de cassation pour rejeter son pourvoi, m'ont laissé croire que la prudence n'était plus de mise envers un suspect sur qui pesaient d'aussi terribles accusations. J'avais tort.
« Je confesse sincèrement n'avoir pas vérifié assez minutieusement le nombre des juifs déportés entre 1942 et 1944 dans la région bordelaise et avoir cédé à une regrettable pulsion justicière en m'étonnant de l'impunité dont l'ex-secrétaire général de la préfecture de Bordeaux avait si longtemps joui. J'avais doublement tort.
« Je conviens tout à fait de l'incroyable désinvolture dont j'ai fait preuve en ne mesurant pas l'effrayante épreuve que constituait pour ce vieil homme la décision de le mettre sous contrôle judiciaire. J'avais tort.
« Je regrette amèrement d'avir anticipé sur le verdict des juges devant lesquels Maurice Papon doit comparaître en titrant ce 8 août : « Ce n'est qu'un début », ce qui pouvait laisser supposer qu'il risquait d'être condamné par les assises de la Gironde. J'avais tort.
« Je suis enfin bien obligé de présenter mes plus plates excuses à tous les légistes pointilleux qui, perchés sur le Code pénal, vont répétant qu'une personnalité soupçonnée de complicité de crimes contre l'humanité a droit aux mêmes prévenances qu'un voleur de camembert pasteurisé chez Auchan. Ils ont raison . »
Vous voyez que la Clé des Ondes ne risque pas grand-chose. Encore que...
J'en reviens à Sud Ouest, qui décidément en juin a eu tout faux : la fin de l'article fielleux (l'idée de Papon a en effet vraisemblablement été chipée à un rond-de-cuir de notre publication locale, qui avait bien préparé son dossier ronronnant, et s'en est vu piquer la matière par Cohen-Grillet, ou je me trompe?) - ne COLLIGNON LECTURES LUMIERES, LUMIERES
COHEN-GRILLET « MAURICE PAPON » 44 09 02
s'embarrassant pas de logique, reproche à l'auteur de montrer des points de vue trop personnels en fin d'ouvage. Ce qui fait que la publication du Bord de l'Eau présente le double inconvénient de manquer d'originalité, et d'avoir trop d'originalité. C'est bien de l'honneur que je fais au critique de notre baveux bordelais : disons qu'il me sert de tremplin. L'originalité de Philippe Cohen-Grillet consiste en effet à émettre des doutes (est-ce d'ailleurs une originalité, tant cela paraît évident...) sur l'honnêteté de tous ceux, gouvernement mitterrandien en tête, qui se sont permis de retarder le plus possible l'ouverture du procès : plus de quatorze ans, si ma mémoire est exacte.
Que faut-il attendre d'un ex-gouvernement qui attend que Touvier meure, et que Bousquet soirt assassiné, ce qui ne me semble pas un hasard non plus ? Je renvoie à l'ouvrage de Raspail Le Président, écrit satirique, je n'en dis pas plus. Nous n'avons pas fini d'apprende des choses sur de certains hauts personnages. Et c'est cela qui retarde le plus possible le début du procès : « Tous debout sur les freins », comme le titre France-Soir.
En effet, Papon a suivi vraisemblablement l'itinéraire de bien des Résistants de la onzième heure. Car, oui ! notre inculpé prétend avoir été résistant ! Combien, comme lui, ont su tourner casaque juste au bon moment, combien se sont fait accueillir dans les rangs d'une Résistance désormais à peu près triomphante et peu regardante sur le passé de tous ceux qui la rejoignaient in extremis !
Derrière Papon se profile en effet toute une armée de l'ombre nauséabonde, celle là, qui a bien su faire ses petites affaires, virer de bord quand il le fallait ! Certains hommes politiques ne seraient pas exempts d'éclaboussures. Je suis d'accord, il est facile de choisir son camp après coup. Nos propres pères ne se sont pas toujours montrés propres. Mais de grâce ! de grâce !
...Que toutes ces girouettes bien huilées nous épargnent leurs leçons de morale et de civisme ! que d'autres nous en donnent, les vrais morts en particulier, mais pas les réalistes, les pragmatistes ! qu'ils cachent sinon leur honte, du moins leur embarras, mais qu'ils ne fassent pas de discours sous leurs médailles ! Dans ce cas comme en d'autres, notre XXe siècle aura bien été celui de l'imposture.
Voilà pourquoi jusqu'au dernier moment, dans l'espoir que l'accusé mourrait avant l'ouverture de son procès – je prie personnellement le Dieu des incroyants pour que Papon survive en excellente santé – des obstacles ont été dressés dont je ne vous donne pas le détail, voir pour cela la deuxième partie de Maurice Papon, de la collaboration aux assises, jusqu'à inventer des travaux à effectuer au Palais de Justice, qui n'auraient pas été prêts à temps !
C'est à l'acharnement de Slitinski que l'on doit cette conclusion logique du tribunal : il a pu s'enfuir, lui, lorsque les policiers français sont venus rafler sa famille. Il avait dix-sept ans. Les policiers eux-mêmes ayant été relaxés pour n'avoir été en définitive que des hommes de main, il lui a fallu remonter jusqu'aux responsables. Il a trouvé leur identité lors de circonstances rocambolesques, elles aussi précisées dans le COLLIGNON LECTURES LUMIERES, LUMIERES
COHEN-GRILLET « MAURICE PAPON » 44 09 02 96
livre. Je ne déflore pas le contenu : contrairement à ce que disent les évincés, vous ne connaissez pas tout. Vous trouverez en queue d'ouvrage une bonne documentation, des photocopies d'actes portant la signature de Maurice Papon.
Philippe Cohen-Grillet met de plus en rapport les opinions, les actions des avocats de cette cause, avec leur choix de défendre Maurice Papon : on y trouve des membres du Front national, des défenseurs de la mémoire de Pétain, des royalistes qui n'hésitent pas à comparer grotesquement le bruit de la charrette menant Louis XVI à l'échafaud à celui des roues des trains vers Auschwitz, faisant un contresens historique total et malhonnête.
Des lecteurs pointilleux feront observer que de l'autre côté, celui des attaquants, il y a forcément beaucoup de Juifs, et que cela ne garantit pas non plus l'honnêteté de l'attaque. Pardon, pardon : le plaignant, c'est toujours la victime, non ? et puis, le nombre de ceux qui ont été conduits à la mort par les collaborateurs, dont les descendants aimeraient bien à présent falsifier l'histoire, est bien supérieur au nombre de collaborateurs justement punis.
Le live de Cohen-Grillet relate des histoires individuelles, peut-être déjà lues cent fois, mais qui on,t le mérite de rendre un visage et du sang à tous ces chiffres alignés pour compter les cadavres. Il s'agit ici des frères Zyguel, illégalement arrêtés :
« Dans la nuit du 5 au 6 août, Marcel et Maurice tentent de s'évader. Léon, âgé de quinze ans, est le benjamin, il a été séparé de ses aînés. Marcel parviendra à fuir, tandis que Maurice, lui, sera rattrapé et arrêté. Le jour même, la direction du camp de Mérignac transmet à Garat, Chef du service des questions juives, un « bulletin de recherche d'un étranger évadé du camp de Mérignac », comme en fait foi un document reproduit en annexe, n° 7 : l'ouvrage de Philippe Cohen-Grillet comporte en effet des documents en annexe. Il faut préciser que les frères Zyguel n'étaient nullement des étrangers, mais des juifs français, privés de leur nationalité par les décrets pétainistes.
Mentionnons que le camp de Mérignac se situait à Beaudésert, endroit toujours « riant »...
L'extrait suivant concerne une des nombreuses péripéties de la marche judiciaire du procès Papon : il y a aussi des magistrats qui n'ont pas peur de protester :
« A cette époque (début 95), l'instruction du juge Annie Léotin étant terminée, le procureur général, ainsi que l'avocat général, s'attelaient à la tâche délicate de rédiger les poursuites qu'ils allaient réclamer contre Papon. Lors d'une conférence de presse, l'avocat bordelais lança un nouveau pavé dans la mare dela justice.
« Dans une des déclarations fracassantes dont il a le secret, Gérard Boulanger révélait que le Parquet de Bordeaux était en train de rédiger deux réquisitoires - distincts – concernant Maurice Papon : l'un aux fins de non-lieu, l'autre aux fins de renvoi devant la cour d'assises. »
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COHEN-GRILLET « MAURICE PAPON » 44 09 02 97
Ainsi le Parquet attendait-il les ordres d'en haut, se préparant à toute éventualité. C'est bon de se dire tout de même qu'on a changé de gouvernement. Et qu'on ne me dise pas que « de toute façon, c'est partoput et toujours pareil ». Je ne dirai jamais à quel point les sceptiques, les réalistes de tout poil peuvent être nuisibles à la bonne marche de l'amélioration de l'homme, car nous en sommes là.
L'annexe 14 enfin nous rappelle que les questions concernant la spoliation des biens juifs pendant la guerre ne seront jamais réglées (à mon tour de jouer le pessimiste), la prescription étant passée par là. Il s'agissait de « déjudéiser » ces biens-là, et de les « aryaniser ». N'oubliez pas enfin que le massacre du 17 octobre 1961 à Paris ne sera pas évoqué non plus: nous nous penchons déjà sur des juifs, vous ne voudriez tout de même pas que l'on descende jusqu'aux Arabes, non ?
Maurice Papon, de la collaboration aux assises, de Philippe Cohen-Grillet, paru aux Editions du Bord de l'Eau, vous révélera croyez-moi assez de surprises, et vous remettra les choses au point de façon suffisante, pour qu'il soit nécessaure de vous le procurer. Au revoir à tous.
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ECO (Umberto) « L'ÎLE DU JOUR D'AVANT » 44 09 09 99
J'ai le regret, chers auditeurs et trices, de vous annoncer qu'Umberto Eco m'a fait chier. Sombrement chier. Effroyablement chier. Ce n'est pas à la mode, mais tant pis : j'ai cru crever d'ennui, lisant par toutes petites doses L'île du jour d'avant, tandis que de bienfaisants courants électriques rectifiaient la souplesse de mes articulations du pouce. Autant Le nom de la Rose m'avait ravi, autant Le pendule de Foucauld m'avait secoué les boyaux, autant cette « Île du jour d'avant » m'a semblé indigeste.
Le point de départ ne manque pas de séduire : un jeune homme aborde un navire abandonné, immobilisé, face à une côte. Il ne sait pas nager. Cependant, il ne se plaint pas, car ce navire du XVIIe siècle, qui est aussi d'ailleurs son époque, est pourvu de tout ce qu'il faut pour manger et boire. Descendant finalement à l'entrepont, le héros italien s'aperçoit que le navire transporte à son bord toutes sortes d'espèces d'animaux et de plantes, cultivées dans des espèces de serres.
Il se nourrit des fruits et des œufs qui viennent ainsi à maturité, mais se rend compte qu'une présence humaine mystérieuse modifie certaines choses dans l'ordonnancement de cette vie absurde. Il finit par découvrir un vieux moine, qui se déplace de nuit. Il fait connaissance de cet érudit qui parle un italien fortement mêlé d'accent et d'incorrections tudesques. S'ensuivent de fort obscures conversations sur l'art et la manière de trouver la longitude des navires.
Or, si les discussions concernant les hérésies du XIVe siècle me passionnent, mes connaissances scientifiques ne me permettent pas de comprendre grand-chose à ces calculs : comment déterminer la longitude exactement opposée au méridien d'origine ? celui de Paris, ou de Madrid, ou celui de Londres... Voilà un problème duquel je me contrefous, ainsi que la plupart des lecteurs sans doute, car les scientiques n'ouvrent jamais un bouquin de – pouah ! - littérature.
D'abracabrantes méthodes permettraient ce calcul de longitude : un chien est ouvert de façon très cruelle à Londres, mettons ; dans le style des vivisecteurs. Il faut sans cesse entretenir cette plaie en y versant régulièrement de l'eau salée, sans que le chien meure. Vous me suivez ? Un autre chien est entretenu de la même façon dans un navire, qui bouge aux environs des antipodes. Enfin je n'y ai rien compris.
Je crois plutôt qu'il n'y a qu'un seul chien, et qu'un prétendu savant, aux antipodes, astique une lame d'acier. La douleur se transmettant d'un bout à l'autre de la planète, l'heure où le fer est astiqué détermine l'heure où le chien gémit à l'autre bout de la planète, et il est donc à cet endroit-là 24h. de plus ou de moins – non, je n'ai toujours rien compris.
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ECO (Umberto) « L'ÎLE DU JOUR D'AVANT » 100
En tout cas, l'île que les deux passagers naufragés aperçoivent depuis leur rambarde se situe après la ligne de partage des dates. Eux deux sont dans le jour d'après, cette île dans le jour d'avant. Ne me demandez pas d'expliquer comment on passe d'une date à l'autre, je n'y jamais rien compris non plus.
Les deux hommes décident de se rendre dans cette île pour changer de date ; le moine, très Léonard de Vinci, invente une cloche à plongeur et s'embarque en marchant sur le fond de la mer, peu profonde à cet endroit, mais périt, la cloche s'étant vraisemblablement retournée. Quant à moi, je continue à me faire chier. Et le héros reste seul.
A compter de ce moment-là il délire, essaie d'apprendre à nager, seul, y parvient – il faut le faire – et n'atteindra jamais l'île du jour d'avant. Il était possible de faire quelque chose de buvable à partir de telles prémisses. Eh bien non. Umhberto Eco est très instruit, il tient à nous le faire savoir – il a d'ailleurs commis la regrettable Apostille au Nom de la rose, dans laquelle il s'admire puissamment.
Rien ne nous sera épargné des élucubrations du prisonnier en vue de la terre ferme. D'abord, de son passé – dommage : nous eussions aimé que ce Robinson d'un autre genre n'eût pour tout passé que le nôtre. Passe encore qu'il eût été un Italien engagé dans un siège de ville du Piémont. Mais il est amoureux. Soit, il écrit à sa dame, depuis le bateau. L'ennui est que l'on cesse totalement de s'intéresser à une anecdote devenue encore plus mince depuis la mort accidentelle du moine allemand.
La grande désolation du lecteur commence à partir du moment, qu'il a très vite découvert malheureusement car il est aussi très instruit, le lecteur, qu'Umberto Eco tient encore une fois à nous faire partager son érudition en matière de baroque, et nous l'inflige. Le baroque, car nul n'en ignore, s'ébahit de tout ce qui peut être double et contradictoire : à nous donc les considérations sur le caractère paradoxal de ce naufragé qui se trouve sur un bateau au lieu d'en être exclus.
Le baroque étant amoureux de tout ce qui est double, notre héros s'invente un frère, Ferrante, doué de toutes les qualités possibles de dissimulation, qui courtise la dame de son frère, laquelle dame est imaginaire. Les choses deviennent d'un comique inextricable quand on sait que ce frère essaie de se faire passer pour son frère, tout cela dans la pure et simple imagination du vrai frère qui n'a pas de frère et demeure prisonnier de son bateau. Les joutes oratoires entre le naufragé et son moine nous avaient déjà préparés à cela, mais le moine mort, tout empire. Les chapitres ne sont COLLIGNON LECTURES LUMIERES, LUMIERES
ECO (Umberto) « L'ÎLE DU JOUR D'AVANT » 101
visiblement rien de plus qu'un catalogue de tout ce que l'esprit baroque a pu penser sur tous les sujets : l'amour, la fin du monde, le mouvement des planètes, le paradis et l'enfer, et les chaussettes de ma tante. Tout lecteur avisé comprend vite ceci : dès qu'une opinion sera émise, dès qu'une hypothèse aura été lancée, aussitôt viendront se greffer à ces affirmations, à ces questions, les affirmations contraires, avec toutes leurs nuances, leurs références, leurs gloses et contregloses. Ajoutez à cela qu'Umberto Eco, féru de langues, se fait un malin plaisir pédant d'énumérer par exemple les parties de navire en italien, français, latin et flamand...
Umberto Eco a des notions de flamand. Vous m'en voyez ravi.
Pourtant Dieu sait si je prends habituellement plaisir aux éruditions de toute espèce : mais à ce moment-là, je vais les chercher dans des ouvrages érudits, et je n'irais sûrement point, par goût personnel, feuilleter des ouvrages de trigonométrie ou de géologie, encore moins d'alchimie – chacun ses goûts ; mais enfin il existe là-dessus nombre d'ouvrages spécialisés qui n'ont pas le besoin d'embrouiller les esprits avec une fiction anémique.
Ou bien, si l'on veut me bassiner d'érudition, quitte à me charrier, autant que ce soit avec humour, second degré. Le pendule de Foucault y était parvenu, et j'avais ma fois bien ri. Mais ici, Umberto Eco tient absolument à me montrer qu'il est sérieux comme un pape, et que c'est dans ce sérieux que réside le piquant de l'affaire. Croyant déboucher sur un second degré, qui est l'art de se payer sa propre tête, il parvient en fait hélas au troisième, qui est de s'imaginer se moquer de soi-même, alors que l'on se prend très, très au sérieux. Piège.
Et voilà pourquoi je me suis sombrement ennuyé pour ne pas dire plus. Les extraits que mon améthodologie vont nous fournir – à mon tour d'être pédant, camarade – ne me permettront pas de vous faire part de mon aversion, car c'est sur la longue distance que le charme soporifique agit.
«Qui a été soldat dans la guerre de Trente Ans (j'en parle à mon aise, mais ceux qui la vivaient alors ne l'appelaient pas ainsi, et n'avaient sans doute même pas compris qu'il s'agissait d'une longue et unique guerre où, de temps en temps, quelqu'un signait une paix) a appris à être dur de cœur. »
Chapitre suivant, n° 4 : le titre, « La Fortification démontrée ». Je cite : « Pourquoi Roberto évoque-t-il Casal pour décrire ses premiers jours sur le navire ? Certes, il y a le goût de la similitude, assiégé une fois et assiégé une autre fois, mais d'un homme de son siècle nous attendrions quelque chose de mieux. »
Roberto est le nom du héros ; il fut assiégé une première fois à Casal, ville du Piémont, et cette fois-ci, par la mer. Où l'on voit que l'esprit scolastiqe médiéval, qui n'est qu'un vaste esprit d'analogie, car en ce temps-là on ne raisonnait pas scientifiquement, mais par analogie, n'est pas si éloigné de l'esprit baroque, dont il est après tout l'un des pères. Poursuivons :
« Et il aurait continué, en ayant matière, si l'assistance ne l'avait arrêté d'un applaudissement. »
Fin de chapitre, n°10 suit :
« Géographie et Hydrographie réformée ».
Je cite :
« Roberto comprenait maintenant que le père Emanuele agissait au fond comme s'il était un disciple de Démocrite et d'Epicure : il accumulait les atomes de pensée et les composait de diverses façons pour en former nombre d'objets. Et, puisque le Prévôt soutenait qu'un monde fait d'atomes ne contrecarrait pas l'idée d'une divinité qui les disposât ensemble selon la raison, de cette poussière d'idées élementaires le père Emanuele n'acceptait ainsi que les compositions vraiment subtiles. »
Subtil, n'est-ce pas ? et tellement clair. A noter qu'il s'agit ici d'un souvenir de terre ferme, et que le père Emanuele n'est pas celui qui séjourne sur le vaisseau. Je réitère d'autre part mon désintérêt total pour tout ce qui est philosophie chimique ou physique de l'ancien temps, fût-elle signée Démocrite ou Epicure, qui découvrirent par intuition, si je me souviens bien, l'existence des atomes.
Mais les savants ne lisent plus Epicure, et ne lisent pas Umberto Eco, ils ne lisent que des polars et encore. Peut-être sera-t-il plus intéressant de suivre Roberto sur son berteau, à la reherche de l'intrus ?
« Le réduit prenait lumière d'un autre sabord et abritait des horloges.
« Des horloges. Des horloges à eau, à sable, des horloges solaires abandonnées contre les parois, mais surtout des horloges mécaniques disposées sur différentes étagères et commodes, des horloges actionnées par la lente descente de poids et contrepoids, par des roues qui mordaient d'autres roues, et celles-ci d'autres encore, jusqu'à ce que la dernière mordît les deux palettes d'une barre verticale, lui faisant accomplir deux demi-tours dans des directions opposées, afin que dans son indécent déhanchement elle impulsât un mouvement de balancier à une barre horizontale liée à l'extrémité supérieure ; des horloges à ressort où un conoïde rainé déroulait une chaînette entraînée COLLIGNON LECTURES LUMIERES, LUMIERES
ECO (Umberto) « L'ÎLE DU JOUR D'AVANT » 103
par le mouvement circulaire d'un tambour qui s'en emparait maillon après maillon. » Ça y est j'en ai trouvé un. Bien cataractéristique ce passage, où l'on énumère – et encore, pas exhaustivement – toutes sortes d'horloges, et où l'on vous décrit des mécanismes dont vous vous foutez, puisque vous n'avez jamais mis les pieds dans une horloge, dans un langage obscur à tout non-technicien, or les techniciens ne lisent pas. Essayez, pour voir, de vous représenter les mécaniques ainsi décrites ?
La mécanique m'emmerde. Point. J'aurai toujours appris une insulte nouvelle : « Va donc, eh, conoïde ! » - on ne peut pas me parler sérieusement.
Autre exercice on ne peut plus fastidieux de classification : celle-ci concerne des humains, c'est plus supportable ; il s'agit des passagers d'un autre navire, lors d'une navigation précédente :
« Ils se partageaient en trois groupes : ceux qui avaient compris que le vaisseau naviguerait vers le ponant (tels un couple de Galiciens qui avaient fait le vœu d'un pélerinage à Jérusalem par le chemin le plus long) ; ceux qui n'avaient pas encore d'idées claires au sujet de l'extension du globe (tels certains casse-cou qui avaient décidé de trouver fortune aux Moluques, qu'ils auraient mieux atteintes par la route du levant) ; d'autres enfin qui avaient été tout bel et bien trompés, tel un groupe d'hérétiques des vallées piémontaises qui entendaient s'unir aux puritains anglais sur les côtes septentrionales du Nouveau-Monde et ne savaient pas que le navire se dirigeait en revanche directement vers le Sud, pour une première escale à Recife. Lorsque ces derniers s'étaient rendus compte de la duperie, on était justement arrivé à cette colonie – alors aux mains des Anglais – et ils avaient en tout cas accepté qu'on les laissât dans ce port protestant par crainte d'aller au-devant de plus grands ennuis avec les Portugais. À Recife, le navire avait enfin embarqué un chevalier de Malte au visage de flibustier, qui s'était proposé de retrouver une île dont lui avait parlé un Vénitien et qui avait été baptisée Escondida ; il ne connaissait pas sa position et personne sur l'Amaryllis n'avait jamais entendu ce nom. »
Toujours cette débauche de détails oiseux. En d'autres temps, cela m'eût ravi. Mais tout cela manque d'unité, ou du moins elle n'est que scientifique, et la recherche scientifique me rase. Passons aux discussions que Roberto tient, sur son vaisseau échoué, avec le fameux moine germanique :
« - Nein ! le refrenait son maître. Tu crois que Dieu est aussi stupide comme toi ? Comment peut le premier jour de la Créatione à midi commencer ? ! »
...Et pourquoi pas mon brave moine. Tout est possible à Dieu. Il n'est pas forcé de se soumettre aux lois mathématiques ou cosmologiques. Et s'il veut, une pluie d'autobus peut aussi
bien survenir dans ce studio. Il y a là quelque chose de touchant à en hausser les épaules, à voir comment les grands esprits de ce temps essayent de justifier Dieu en lui posant les bornes de la connaissance humaine ou les lois de la physique. Dieu est illimité, et peut changer les lois, et n'existe donc pas, car qu'est-ce qu'un Dieu limité ?
Or voilà que moi aussi je tente de concilier la Bible et la science... Et le moine mourut, et Roberto se prit à apprendre à nager de lui-même :
« Ainsi, à cause de l'ignoratio elenchi du père Caspar, Roberto avait bu une autre cruchée d'eau salée.
« Mais maintenant il avait appris à apprendre. Il avait essayé deux ou trois fois de se retourner sur soi et compris un principe, nécessaire à tout nageur, savoir que lorsqu'on a la tête sous l'eau il ne faut pas respirer – pas même avec le nez : mieux, il faut souffler avec force, comme si l'on voulait expulser de ses poumons précisément ce peu d'air dont on a tant besoin. Ce qui paraît une chose intuitive, et pourtant ne l'est pas, comme il appert de cette histoire. »
Sur ce dernier joyeux éclat de rire, hahaha, je vous quitte car j'ai des haricots sur le feu et ma femme m'attend au lit. Ne lisez pas, ce n'est pas la peine, L'île du jour d'avant, par Umberto Eco. Merci pour lui. Et à tout à l'heure.
« LUMIERES, LUMIERES"
CARDINAL DE RETZ "MEMOIRES" 44 09 16
On croit faire très effrayant par la prononciation "Rèts", ainsi que par la mention que ledit cardinal contemporain de Mazarin comptait parmi ses ancêtres le fameux Barbe-Bleue, alias Gilles de Rais. Si le second point est exact, le premier doit être rectifié : on prononce, et le cardinal lui-même prononçait, Rais. Le pays de Retz est situé au sud de la Vendée, autour de Machecoul.
Quant au personnage dont il s'agit aujourd'hui, il défraya la chronique en ces peu glorieux débuts du règne de Louis XIV, où la noblesse pour la dernière fois voulut faire passer ses intérêts avant ceux de la France, en ce peu connu épisode nommé la Fronde. Le nom en est tiré, nous dit le cardinal, de ce jeu auquel se livraient les écoliers dans les fossés de Vincennes, s'enfuyant dès que survenait un régent à la férule rien moins que légère...
Un des épisodes de cette Fronde se déroula sur nos actuelles terres de Gironde, comme nous le relate Hélène Sarrasin dans une évocation historique intitulée "L'Ormée". C'est tout le royaume en effet qui fut secoué par une guerre civile, sous le regard des Espagnols qui nous envahissaient par le Nord via leurs terres de Belgique. Les nobles, les riches bourgeois autrement dit le Parlement de Paris tentaient de faire croire au peuple qu'ils voulaient son bien, par diminution des impôts et charges.
Et le peuple, en ce temps-là, croyait volontiers ce que lui débitaient les Messieurs, tout en conservant une indéfectible affection au principe de royauté, incarné en ce temps-là par le jeune Louis XIV et sa mère, la Régente Anne d'Autriche. Comment faire la Révolution sans détrôner le roi ? La monarchie était comme le fétiche de l'existence même de la France sous l'aile de Dieu.
La solution était de maintenir le principe royal dans un grand état de faiblesse, afin que seuls les seigneurs caracolassent de privilège en privilège ; il est évident que le vrai peuple pouvait continuer sans inconvénient à mourir de faim, pendant que les Grands se parageaient les dépouilles du Royaume. Bien entendu, ce qui nous apparaît à distance comme une simple lutte d'intérêts se revêtait des prétextes les plus beaux, de liberté, de noblesse de coeur et autres.
Tel est le milieu où se meut le cardinal de Retz, point encore cardinal, recevant à peine les ordres au début de ses mémoires. Mais il les reçoit sans y être préparé par une vocation. N'importe quel noble fauché se voyait octroyer les ordres, ce qui était un moyen de faire carrière, surtout quand votre propre oncle était archevêque de Paris. Très vite donc, le brillant neveu devenait coadjuteur de cet archevêque, un peu gâteux par l'âge, et remplissait en fait ses fonctions.
Ce fut un grand intrigant. Les volumes édités par les éditions Garnier-Flammarion s'ouvrent d'ailleurs sur une oeuvre de jeunesse dudit ecclésiastique, "La conjuration du comte de Fiesque", où il relate l'art et la manière de s'emparer du pouvoir dans la république oligarchique voisine de Gênes : dans ce personnage de Jeannetin, traduction de Giannettino, s'amorce déjà la carrière du futur touilleur d'embrouilles que fut le futur cardinal, jusques et y compris dans ses échecs.
Dans le personnage de la relation historique en effet s'annonce déjà la disposition à l'ambition, aidée par de puissantes capacités militaires et un goût du panache et de la provocation. Hélas ! quand le coadjuteur voulut plus tard se lancer dans les intrigues, la carrière militaire lui avait été interdite par raison de santé. Il ne lui restait plus que les dents longues, et il les avait à rayer le plancher.
La situation de la France y était favorable : un roi mineur, une reine qui paraissait sotte et ne faisait que la jouer, un ministre rusé (il prononçait "rousé", étant italien) nommé Mazarin, détesté parce qu'étranger et surtout parce qu'il obstruait la place des autres. Le coadjuteur aurait bien remplacé Mazarin. Il y échoua. Il échoua à tout, après avoir remué ciel et terre, le Parlement, le Grand Condé et Gaston, dit Monsieur, frère du Roi défunt.
Il se retira plein d'aigreur dans sa propriété de Commercy, en Lorraine, dictant très rapidement ses Mémoires, où il apparaissait que lui, coadjuteur, avait toujours eu raison, avait toujours bien tout prévu, avait tenu le premier rôle dans une affaire très embrouillée (où en fait il resta très secondaire, quoique de premier ordre pour ce qui est de jouer la mouche du coche), et bref se retrouvait en exil après une condamnation injuste, sans qu'on ait tenu compte de sa grande valeur.
Il faut suivre : la Fronde n'est que l'histoire de revirements successifs, les alliés d'hier devenant les mortels ennemis du lendemain, tout en cherchant à se concilier les bonnes grâces de leurs anciens ennemis, cherchant aussi à trahir leurs nouveaux amis. Le coadjuteur de Paris n'échappe pas à la règle, naviguant prudemment entre le Grand Condé, le frère du roi, le Parlement de Paris et la Cour à Saint-Germain, se levant ou se couchant à n'importe quelle heure, et toujours fort occupé de politique.
Il s'agit de rester ami avec tout le monde, sans confiance excessive, de considérer les ennemis comme pouvant tourner casaque aussi bien que vous, de ne se brouiller avec personne tout en affichant une haine débridée pour ce fugitif de Mazarin, qui reviendra, de multiplier les courbettes hypocrites, et de faire croire que l'on éprouve tel sentiment tout en en éprouvant un autre, sans oublier de faire croire à tel autre que l'on est parfaitement indifférent.
C'est intenable. Il est difficile de suivre tout cela, surtout que les tournures de phrases reflètent bien ces volte-faces aussi incessants que dépourvus de franchise : "il" ou "elle", dans ces phrases, renvoient à ce qu'ils peuvent ; les tournures alambiquées, courantes à l'époque (voir "le Roman comique" ou "les aventures de Francion"), ne permettent d'avoir que des lueurs vagues sur le sens de ce qui est dit.
Au lieu de dire qu'on peut faire une chose, les auteurs de l'époque trouvaient infiniment plus élégant et subtil d'affirmer qu'on n'aurait pu nier que cette chose n'eût pas été à faire, n'eussent été les empêchements et restrictions que n'eussent pas pu se dispenser de ne pas faire ceux qui auraient peut-être eu intérêt à faire croire que cela ne fût pas. Suis-je assez clair ?
Cependant surnagent de belles scènes d'agitation populaire (le peuple n'est là que pour se soulever au gré des vents qu'on lui souffle, sans rien comprendre), de beaux portraits (celui de Monsieur frère du Roi est particulièrement féroce, ce frère n'étant en définitive qu'une grande saucisse molle, comme son nez).
Les femmes ne sont pas en reste, se jetant aussi dans le coeur des intrigues. Le coadjuteur ne se dispense pas de leurs charmes, car il a bien dit que sa vocation étant plus que douteuse, il maintiendrait des extérieurs dignes, ne voulant pas éclabousser l'Eglise de ses scandales, mais ne se dispenserait pas de femmes discrètes.
Le tout se termine par des emprisonnements, car ces Princes et ces nobles remuants trahissaient tout compte fait le royaume et le roi, n'hésitant pas à combattre les troupes du jeune Louis XIV ou à solliciter l'intervention des troupes espagnoles : Turenne, La Rochefoucauld, Condé, n'eurent pas toujours à ce sujet les mains propres, et le cardinal se retrouva un beau jour dans une forteresse du côté de Nantes.
Puis il s'en évada, essuya des coups de feu, passa en Espagne, puis par voie de mer à Rome, où nous avons la joie d'assister à un conclave pour l'élection d'un pape donc : autre panier d'intrigues, où le cardinal en fuite veut jouer encore un rôle.
Surnagent aussi de beaux préceptes qui se veulent machiavéliques, sur le gouvernement, sur l'art de manipuler masses et individus, sur l'honneur et sur la morale.
J'ai failli jeter ces deux volumes après y avoir appété fort longtemps, puis je me suis laissé gagner par l'atmosphère si étonnante d'agitations passées dont il n'est rien resté, bien que la stricte discipline dans laquelle Louis XIV adulte voulut maintenir les nobles ait eu pour cause ces dernières agitations, ces derniers soubresauts mettant en cause le pouvoir royal, et que Louis XIV se jura bien de ne plus jamais tolérer.
L'idéal serait que je relise l'avant-propos de haute tenue universitaire comme toujours chez Garnier-Flammarion, qui me guiderait sur les perspectives de lecture que je pourrais adopter, au lieu de lire deux pages tous les trois jours, comme je le fis souvent.
Peut-être serait-il bon que je vous laissasse à présent parcourir quelques passages du texte et de son commentaire, afin de vous asperger du vieux parfum de ces temps-là...
L'inconvénient des grands avant-propos universitaires, c'est qu'ils vous donneraitn bien l'illusion d'en savoir tellement qu'il est inutile d'aller regarder le texte. Celui des "Mémoires" ne fait pas exception à la règle : écoutons ses incications.
"Ce n'est pas tout à fait exact, dit Simone Bertière concernant l'isolement de Retz. Parmi les amis fidèles qui ne l'ont pas abandonné dans la disgrâce, il y avait les jansénistes. L'histoire de ses relations avec eux, pleine de zones d'ombre, reste à faire."
Avis aux amateurs de thèses. Signalons pour mémoire que les jansénistes estimaient que Dieu savait dès notre naissance, forcément, si nous allions être damnés ou sauvés : doctrine sévère ! mais tellement vraie, à mon humble avis..
Curieuse conception de la part du cardinal de Retz, n'est-ce pas, lui que l'on s'attendrait à voir jouer les esprits légers... ce qu'il ne fut pas. Dieu seul sait.
Figurez-vous qu'à la page 94, l'introduction dure encore! heureusement, parce qu'elle, au moins, est lisible : elle nous livre quelques clés de la morale et du comportement du cardinal de Retz :
"S'il viole un commandement, ce n'est que pour mieux en respecter un autre : ainsi tente-t-il de transmuer les "vices d'un archevêque" en "vertus d'un chef de parti" et de déguiser en dévouement à sa fonction la satisfaction concertée de son penchant pour la galanterie note 4 : "Mémoires", respectivement I, pp. 315" - j'y cours donc : "Laigue se mit sur les lamentations de ma conduite, qui faisait pitié à mes amis, quoiqu'elle les perdît".
Nous touchons du doigt une ambiguïté parmi une multitude d'autres : les amis ont pitié d'une conduite qui les perd. Ils en éprouvent plus de pitié que de colère : chaque sentiment est mêlé d'un sentiment contraire, est pourri en quelque sorte de subtilité. Voilà tout le narrateur en un mot en effet...
Les volumes sont précédés d'une chronologie. Je lis page 141 :
"Déclaration royale entérinant la plupart des réformes proposées par la chambre de Saint-Louis (= toutes les cours souveraines réunies). Ici une note : 2 - 9 - 90, je me suis arrêté de lire à cet endroit à cette date, provisoirement... Poursuivons: "20 août. Victoire de Condé sur les Espagnols à Lens. 26 août", et ainsi de suite pour l'année 1648. A noter toutefois que ces grands capitaines, comme Condé, n'ont fait la plupart du temps qu'effleurer le grief de collaboration avec l'ennemi. C'est beaucoup plus pour entrave à l'autorité royale que pour trahison que les Princes, parmi lesquels Condé, se
sont à un moment donné retrouvés en prison.
La page 188 nous renvoie au lexique (il est souvent nécessaire), à propos du verbe "produire", qui signifie "Faire paraître au grand jour", exemple page 188 précisément, retournons-y : c'est dans "La conjuration du comte de Fiesque":
"...trouvé quantité de personnes qui ont possédé parfaitement les uns et les autres, et qui sont néanmoins demeurés toute leur vie dans le train d'une condition fort commune ; mais il faut remarquer si un homme de condition se trouvant dans des conjonctures extrêmement mauvaises, et dans un pays où une tyrannie se forme, conserve alors les semences des vertus et les belles qualités que sa naissance lui a données ; car, s'il ne les perd pas dans ces rencontres et s'il résiste à la contagion de ces maximes lâches qui infectent tout le reste du monde, et particulièrement les esprits des grands, parce que (et ici note petit a, je m'y dirige : variante, me dit-on : "parce que [l'on prend beaucoup plus de peine à les corrompre, comme ceux que l'on craint davantage ou desquels on se veut sservir plus fortement ; si, dis-je, un homme de cette sorte ne se laisse pas emporter au torrent, on doit juger que la sagesse divine le destine à quelque chose de merveilleux. Si dessus cette règle on peut appuyer judicieusement une pensée, je ne crois pas qu'il y ait jamais eu personne au monde de qui l'on ABCD" (entendez par-là que les manuscrits ABCD présentent cete variante), ] - et le texte reprend : ait pu attendre - retour à la page 188 : "les tyrans prennetn plus de peine à les corrompre, comme ceux qu'ils craignent davantage, alors on doit juger qu esa réputation sera un jour égale à son mérite, et que la fortune le destine à quelque chose de merveilleux. Cela étant, Monsieur, je ne crois pas qu'il y ait jamais eu personne de qui la République ait pu attendre avec justice de si grandes choses qu'elle en doit espérer de votre courage ; vous êtes nés dans Des temps qui ne vous produisent" - ici intervient le renvoi au lexique, verbe PRODUIRE.
Voilà comment je lis, voilà comment je transforme un plaisir en supplice raffiné. Mais voilà aussi comment j'apprends la permanence prestigieuse de Machiavel, de Salluste aussi, l'historien latin, pour qui le but de l'homme de qualité était l'honneur et l'élévation sociale par le courage et les exploits.
Passons aux "Mémoires" :
"M. le cardinal de Richelieu devait tenir sur les fonts Mademoiselle, qui, comme vous pouvez juger, était baptisée il y avait longtemps ; mais les cérémonies du baptême n'avaient pas été faites. Il devait venir, pour cet effet, au Dôme", note 2:" Le Dôme : la partie centrale des Tuileries, alors couronnée d'un dôme hémisphérique, d'où son nom, fut remplacée du temps de Louis XIV par un pavillon quadrangulaire." - et retour àa la page 235 : "...où Mademoiselle logeait, et le baptême se devait faire dans sa chapelle."
Passionnant, non ?
Que dire alors de la page 282 ! Après avoir appris que "disputer" voulait dire "débattre, discuter", nous voyons que le cardinal Mazarin est venu :
"Il vint lui-même dans l'assemblée porter parole de la restitution, et l'on se sépara sur celle qu'il donna publiquement de l'exécuter dans trois mois. Je fus nommé, en sa présence, pour solliciteur" - et renote, pour savoir ce que c'était qu'un solliciteur : renvoi à notre page...
C'est un oeuvre que l'on comprend par flashes mous, certains mots nous évoquent des choses : "grandes aumônes, par des libéralités très souvent sourdes, dont l'écho n'en était quelquefois que plus résonnant."
Chers
auditeurs, débrouillez-vous avec tout cela. Je reste sur ma faim.
Mais j'ai été bourré jusqu'au trognon, sans grande envie d'y
revenir avant une vingtaine d'années.
COLLIGNON LECTURES « LUMIERES, LUMIERES »
PLATON « PROTAGORAS » 44 06 18
Le Protagoras de Platon est un vieux compagnon pour moi, puisqu'il m'a servi à préparer ma licence de grec, en 1966, qu'il fut ensuite maintes fois repris, et enfin, terminé ce deux août, avec la mention : « Platon est un mathématicien constipé ». Comment parler de ce qu'on n'a pas apprécié ? Tout Platon est pour moi entache d'incompréhensibilité : ce grec-là, c'est de l'hébreu, entendez par là qu'à force d'être clair, Socrate (dont vous le savez Platon rapporte les paroles) me devient confus.
Quelle idée en effet de rechercher la vérité, n'y a-t-il pas plus de charme à errer dans l'obscurité féconde.
Bref : l'objet du Protagoras est de savoir si la vertu peut s'enseigner. Peut-on dire « Moi je suis vertueux, et modeste, et je vais vous enseigner à le devenir » ? Les premières pages, je m'en souviendrai : un disciple frappe à la porte de Socrate very soon le matinn et lui demande enthousiasmé de l'accompagner, « Protagoras vient d'arriver ».
Ce Protagoras était un sophiste, ce qui ne doit pas être pris déjà dans le sens péjoratif. C'est un rhéteur itinérant, suivi partout par des disciples, préfigurant des apôtres, et nourri par les riches qui se font un honneur de le loger, lui et sa troupe. Il apprend aux jeunes gens l'art de raisonner en toutes circonstances, et de démonter les arguments de quelque adversaire que ce soit.
Il est inutile d'être convaincu, ou de croire en une vérité : tout peut se démontrer, pourvu qu'on observe les lois de la rhétorique. Platon présente de ce personnage une vision légèrement caricaturale, soulignant sa bonne opinion de soi, et la flagornerie bien accueillie des disciples qui boivent ses paroles, car l'enseignement est oral.
Or, si j'ai bien compris, Protagoras, très habile au demeurant, prétend qu'il peut enseigner la vertu. Le tout est de savoir, l'enjeu du débat est de savoir si seuls les spécialistes peuvent définir et enseigner la vertu, ou si c'est à la portée de tout un chacun, pourvu qu'il soit lui-même vertueux. Le débat s'ouvre évidemment sur la question de savoir si tout citoyen est capable d'exprimer une opinion politique sur tout sujet, marine, relations internationales, sans l'avoir appris, ou si la chose doit être réservée à des techniciens, comme on le ferait pour des charpentiers ou des cordonniers.
Socrate, par une de ces séries de questions répétitives et soûlantes dont il a le secret, acculera Protagoras à la contradiction, et lui démontrera qu'il est des catégories de raisonnement générales pour lesquelles il n'est pas absurde de se fier à la raison et au sentiment humains. Il retombera dans ces leçons de vertu qui m'ont toujours exaspérées car elles consistent à laisser le monde tel qu'il est et à rester à sa place, qui sera bien sûr celle d'une obéissance et de la reconnaissance de son COLLIGNON LECTURES « LUMIERES, LUMIERES »
PLATON « PROTAGORAS » 111
infériorité. Pendant ce temsp-là, les malins gouvernent. mais quel est l'intérêt de gouverner, e tutti quanti. Voilà pourquoi je ne ressens pas la philosophie de Platon : c'est toujours "Chacun à sa place", ce qui aboutira au fascisme que l'on sait de "la République". Je ne peux adhérer à cette pensée calme et transparente, même si d'éminents romilliens me disent que c'est la première tentavive pour ordonner un monde jusque-là voué au chaos et à l'arbitraire du raisonnement, encombré de mythologies et d'obscurantismes.
Pas d'accord, il y a eu les présocratiques.
Mais tout ce joyeux monde ressemblent pour moi à ces brillants mathématiciens et physiciens de l'ENA qui t'expliquent le monde avec une calculette, qui te prouvent qu'un tel a raison, et donc peut écraser son adversaire comme il lui plaît, avec en plus l'humiliation suprême de l'épargner avec grandeur d'âme et modestie.
On m'objectera que Socrate a bien de l'humour, que les mouvements d'humeur des uns et des autres bernés par Socrate figurent autant de petites comédies, certes, mais cette ironie-là m'a toujours, à moi Béotien, semblé vieux jeu, et combien il est facile d'ironiser quand on a raison. Tous ces raisonnements si clairs qu'ils en deviennent emberlificotés pour en venir au bonheur que l'on éprouve à se priver de tout, à obéir à ses parents et à la tradition, à se priver de trop manger ou de trop boire, à ne pas commettre d'excès sexuels (notion qui m'a toujours semblée très conne), à respecter les lois (Socrate en est mort, d'ailleurs, ne voulant pas s'enfuir alors qu'il était condamné à mort) - est-ce la peine de les parcourir ?
Je vais vous fournir un exemple, tiré de la traduction d'Alfred Croiset et de Louis Bodin, dans la collection Guillaume Budé :
"Vous ai-je mal entendus ? Il me semblait que vous disiez que les parties de la vertu étaient entre elles dans des rapports de telle sorte qu'aucune ne fût semblable à l'autre?" Je lui dirais : "Pour le reste, tu nous as bien entendus ; mais où tu fais erreur, c'est quand tu m'attribues cette opinion : elle est de Protagoras, et moi je l'interrogeais." Si notre homme disait alors : "Est-ce vrai, Protagoras ? "
Voilà en quelques mots toutes les qualités et les défauts de ce dialogue, et sans doute d'autres : les politesses, l'animation du dialogue, chacun se comportant avec courtoisie, avec urbanisme, avec atticisme évidemment, multipliant les subtilités grammaticales de politesse dont la traduction ne donne de plus qu'une notion incomplète, vont embrouillant le raisonnement pour le Béotien.
Il s'agit en effet de prendre l'autre en défaut, une sorte de jeu du chat et de la souris : on feint de lui COLLIGNON LECTURES « LUMIERES, LUMIERES »
PLATON « PROTAGORAS » 112
attribuer des propos qui sont dans la bouche de l'adversaire. Mais de quoi s'agit-il ? d'une chose à mon avis parfaitement oiseuse, relevant de la manie classificatrice qui aidait considérablement la philosophie de ce temps-là, et peut-être celle d'aujourd'hui : l'on ne peut en effet discuter sans avoir parfaitement tout défini, et peut-être la philosophie est-elle avant tout une question de définitions.
La question est en effet de savoir si la vertu se divise en telles qualités, mettons le courage, la tempérance, le bon conseil, ou si elle est une faculté pratiquement divine chapeautant en quelque sorte l'ensemble des autres, et permettant de les acquérir toutes, pour différentes qu'elles soient ? Si les vertus sont séparées, comme elles le semblent (un grand capitaine peut trop boire, un homme de grand conseil peut se révéler lâche, etc) - alors, chaque vertu peut s'enseigner.
Mais si tout dépend d'une espèce de grâce, d'illumination, ou d'un bon sens généralisé, étayé sur le raisonnement, alors la vertu est la caractéristique des gens de bien, de façon tout à fait platonicienne ("Connais-toi toi-même", "Conforme-toi à ta nature" et surtout reste en bas si tu est d'en bas), et la vertu ne peut s'enseigner techniquement. L'exemple est le seul moyen de la propager, et l'imitation de la pratiquer.
Je ne sais même pas si j'ai compris. Mais je me suis rasé un max avec toutes ces circonvolutions, qui paraît-il font le charme des dialogues de Platon. Je laisserai ainsi les platoniciens sur leur faim, avec mes plus plates excuses, les ratiocination philosophiques ou se disant telles m'ayant toujours semblé vertigineusement éloignées de la réalité vécue, car il est excessivement rare que les philosophes indiquent clairement le point où leur raisonnement s'articule très pragmatiquement à la vie.
Excusez-moi encore. Navré. Ciao.
HARDT VANDEKEEN "LUMIERES,, LUMIERES"
GARCIA-MARQUEZ "ERENDIRA" 44 10 24 113
Tout le monde cultivé connaît l'histoire d'Erendira, cette petite fille de douze ans, qui fait brûler toute la maison de sa grand-mère, et qui se voit contrainte à la prostitution pour rembourser ses dettes. En fait , "L'incroyable histoire de la candide Erendira et de sa grand-mère diabolique" ne constitue que l'une des nouvelles réunies sous ce titre par les éditions des Cahiers Rouges de chez Grasset.
La traduction est de Claude Couffon, et je tiens à la ou le féliciter, car il n'est rien de plus difficile à mon sens que la traduction de l'espagnol : cette langue possède en effet une harmonie tellement particulière, un équilibre mystérieux et impeccable entre les différents éclatements de ses timbres clairs, ses "o", ses "a", ses roulements d'r et ses si subits et sensuels chuintements et sifflements - qu'elle en est presque intransposable en notre français si terne, si plat en comparaison.
Or, la traduction de Claude Couffon restitue au moins la richesse de la mélodie des phrases, l'exactitude évocatrice des mots et de leurs alliances, la puissance insolite des images. Chacune des nouvelles introduit dans un monde d'expressions à la fois insolites et familières, quelque chose de juste un peu gauchi pour devenir exotique, mais demeurant familier : le doux-amer du langage.
Garcia-Màrquez, dès les premiers paragraphes, excelle en quelques bouquets de phrases à vous flanquer d'emblée en pleine sensation l'univers, le décor, les personnages qui vont se mouvoir dans l'épaisseur translucide de vos rêves. Car rien n'est banal, mais le cadre est banal. C'est celui, que ses romans et nouvelles nous ont désormais rendu familier, du petit village colombien, perdu au bord de la mer ou d'un fleuve qui ne mène nulle part.
Les gens sont braves, pauvres, naïfs, aimant fantastiquer, se laisser rouler, pourvu qu'ils pensent, qu'ils imaginent, qu'ils se figurent vivre. Et l'on vit mieux dans les songes que dans la misère, fût-on candidat à la députation et prisonnier de son gros ventre et de son costume. Il serait illusoire de chercher une explication , une rationalisation : Garcia-Màrquez vous mène et vous abandonne au bord d'une pirouette de la raison, qui éclaire tout, à la façon d'une extase, mais qui rebrouille tout, à la façon, toujours, d'un éblouissement.
D'où est venu cet ange vieux (on s'imagine toujours les anges juvéniles), exténue, muet, sans message, ni noblesse, échoué comme un volatile à peine supérieur dans le coin d'une basse-cour crottée, ne faisant que cligner de l'oeil et se nourrir petitement de ce qu'on lui abandonne ? Un jour il s'envole face au soleil, toujours usé, toujours maladroit, sans réponse d'aucune sorte. Fin. D'explication point.
HARDT VANDEKEEN "LUMIERES,, LUMIERES"
GARCIA-MARQUEZ "ERENDIRA" 44 10 24 114
Ou bien, que dire de cet homme qui plonge dans l'océan jusqu'à des profondeurs incroyables, en apnée, découvrant des bancs de cadavres dérivant à des profondeurs variables selon la date de leur décès, les yeux fermés... D'où provient également l'odeur divine et si écoeurante qui monte pendant des mois de la plage, alors que nulle cargaison d'oranges pourries, par exemple, ne s'est déversée au large ?
Rien. Le dire, simplement. Faire évoluer dans ces situations incroyables mais si vraies de ces personnages guenilleux et grandioses, ou femmes bien propres du peuple, avec leurs nostalgies d'amour et leurs trente ans de mariage ; ces miséreux remplis de rêves et de grandeur humaine, respirant la volupté par tous les pores et la frustration de leur propre corps...
"Erendira", je parle de la nouvelle, frappa les réalisateurs en raison de la richesse anecdotique de son déroulement, avec sexe à la clé, mais si délicatement évoqué par l'auteur, intériorisé pour ainsi dire à la fillette - qui ne perd jamais sa croyance à l'amour ; qui fait trucider sa grand-mère par son beau jeune homme sauveur ; mais l'histoire ne s'arrête pas là, et je ne la dis pas ; mais c'est l'ange, quant à moi, qui m'a fasciné, et auquel je retourne.
Il est encore un monde fantastique dont je ne vous ai pas parlé, dont je vais vous lire un extrait : celui du "Noyé le plus beau du monde", rejeté un jour par la mer sans le moindre naufrage à mille lieues à la ronde. Il est plus grand que les autres. Il ne se putréfie pas. Toutes les femmes en sont folles et l'entretiennent, le massent, le frottent, le nettoient. Je ne me souviens plus du dénouement : il disparaît un autre jour, sans doute, ayant servi de révélateur à toutes les petites crises d'un village, crises d'amour rentré, d'envie de vivre butant sur la vie, comme toutes les situations inventées dans ce merveilleux petit livre :
"Il n'entrait pas dans les pantalons de cérémonie des hommes les plus grands, ni dans les chemises du dimanche des plus corpulents, ni dans les souliers des pieds les plus volumineux. Fascinées par ses dimensions exceptionnelles, les femmes décidèrent alors de lui tailler un pantalon dans un vaste morceau de toile à voile, et une chemise dans de l'organdi de mariée, pour qu'il pût continuer à assumer sa mort avec dignité. Tandis qu'elles cousaient assises en rond, admirant le cadavre entre deux aiguillées, il leur semblait que le vent n'avait jamais été aussi tenace ni la mer Caraïbe aussi anxieuse que ce soir-là, et elles supposaient que ces changements avaient quelque chose à voir avec le mort."
Stylen en plus - malgré la traduction - cela pourrait ressembler à "L'amour n'est pas aimé" de HARDT VANDEKEEN "LUMIERES,, LUMIERES"
GARCIA-MARQUEZ "ERENDIRA" 44 10 24 115
Bianciotti. J'ai bien dit, style en plus. Oh le vachard. Et qu'est-ce que c'est que ces bonnes femmes qui veillent leur mort avec un si sûr instinct de propriété sexuelle collective ? Est-il nécessaire de passer par les lourdeurs du symbole ? Erendira répond :
- Oui grand-mère, et dans ce "oui" passe plus que la résignation finalement aigre et assoiffée de vengeance de Cendrillon, qui se plaint et souhaite les semelles ardentes pour sa belle-mère ; Erendira, soumise, plus émouvante encore, dit simplement "Oui grand-mère", et celle-ci repart d'une façon extraordinairement sinon exotique du moins décalée : "Et donne à manger à l'autruche".
"Elle s'était assoupie", nous précise Garcia-Màrquez,"mais elle continuait à régenter, car sa petite-fille avait hérité d'elle la vertu de continuer de vivre en dormant".
Et qu'il m'arrive en effet une nuit cette grâce improbable et suprême de "continuer de vivre en dormant"... C'est sur le couple infernal et indéfectible formé par Erendira et sa diabolique grand-mère que s'achève le recueil : elle lui prédit la liberté, le bonheur :
"C'était là une vision nouvelle et imprévue de l'avenir. Par contre elle ne reparlait plus de la dette originelle dont les détails s'embrouillaient et dont l'échéance reculait à mesure que les comptes se faisaient plus inextricables. Pourtant, il n'y eut chez Erendira aucun soupir permettant d'entrevoir sa pensée."
Les grands-mères sont immortelles, vous le savez bien, personne ne meurt chez Garcia-Màrquez, et tel général s'est envoyé par la poste dans son cercueil à son héritière, si je me souviens bien de "Cent ans de solitude"... A vos pages, chers lecteurs, vous êtes le sel de la terre, et périssent les émissions de Nagui et d'Arthur, qui font que, même vivants, vous dormez. Garcia-Màrquez, "L'incroyable et triste histoire de la candide Erendira et de sa grand-mère diabolique", traduction Claude Couffon, les Cahiers rouges", chez Grasset.
HARDT VANDEKEEN LECTURES "LUMIERES,, LUMIERES"
CHARUA « VENDAYS - MONTALIVET » 44 10 31 116
Me voici à mon affaire : un ouvrage érudit, bien pesant aux yeux du profane, en fait plein d'esprit et de fautes d'impression, que j'ai mis des mois à achever, mais qui ne m'a produit aucun de ces effets secondaires d'endormissements. Il parle d'une bourgade du Bas-Médoc, c'est dans le titre, Vendays-Montalivet, connu par son camp de nudistes, parfaitement méconnu quant à son histoire et à ses traditions.
Plus on est âgé, plus on s'intéresse au terroir. Mme Charua née Davrinche, ce qui signifie d'Avranches en prononciation picarde, pourrait difficilement se ranger dans cette catégorie, tant il est vrai que les chiffres d'une carte d'identité peuvent être trompeurs : elle est d'une vivacité que n'atteignent pas bien des préretraités de 25 ans.
Elle a publié cela grâce à la Société Archéologie et Historique du Médoc, et grâce à son obstination de chercheuse, de fouilleuse d'archives ; elle a eu recours également, chaque fois que faire se pouvait, à la tradition orale des habitants du cru, qui lui ont confirmé à quel point le paysage humain de cette région a pu évoluer en moins d'un siècle. Sachons d'abord que le territoire de l'actuelle commune de Vendays-Montalivet ne laisse aucune trace écrite, c'est-à-dire historique, avant le XVIIIe siècle.
Ensuite commence de la part de l'historienne un travail assidu de décryptage des actes notariés et de tout ce qui peut se retrouver en matière d'archives, à la façon d'un historien et non d'un collecteur de légendes. Figurent là aussi bien des particularités qui n'en sont pas, que toutes les campagnes de France partagent avec le Bas-Médoc ; mais aussi tout ce qui différencie fortement ce petit pays des contrées environnantes.
C'est ainsi que les Landais sont déjà considérés comme des étrangers. Que les habitants des bords de Gironde, distants d'une vingtaine de kilomètres, estiment supérieurement ploucs les mi- sérables gratteurs de terre et piètres éleveurs de l'inrérieur. Quant au Verdon, c'est le bout du monde. Outre ces considérations que nous qualifierons de sentimentales, ou plutôt affectives, Mme
Charua nous offre des tableaux de variations de productions, de population, d'effectifs de bétail plutôt petit que gros, d'occupation des sols, dans la bonne tradition géographique et historique.
Mais là où elle diffère, c'est dans le ton. Partout la subtilité et l'enjouement, dans le jeu des appellations patoisantes, particulièrement fécondes en matière agricole : ainsi des carassons ou piquets de vigne ; dans les réflexions amusées sur les querelles de clochers ou de familles, sur les rivalités entre école publique et laïque, toutes les deux également considérées avec méfiance par la HARDT VANDEKEEN LECTURES "LUMIERES,, LUMIERES"
CHARUA « VENDAYS - MONTALIVET » 44 10 31 117
population, car coûteuses, surtout pour les filles... Les choses n'ont pas changé : encore maintenant, il n'est que de voir avec quelle répugnance les braves familles françaises confient leurs enfants à des étrangers, qui se prétendent professeurs...
Le tout soigneusement référencé, étudié dans ses moindres détails, sans qu'on ait jamais l'impression de la moindre sécheresse ou d'un esprit de système quelconque.
Pour apprécier ce plaisant savoir à sa juste mesure, je vais vous en révéler quelques feuilles, cum commnto la page 47 présente ainsi une carte cadastrale datant de 1832, avec des chemins effroyablemen larges pour l'échelle ; on dirait un gros organe hépatique, irrigué par toutes sortes de voies de communication. Nous y voyons la commune limitée au nord par le marais du Gat, longé par une digue du même nom.
A l'ouest s'étenbd le désert : les dunes et les lèdes « dépendant du territoire de Vendays » ; voyez comment cette contrée demeura longtemps isolée ; ces dunes et lèdes sont elles-mêmes flanquées par des contreforts naturels : Crouhot de la Saudine, le Petit Mont, Dune de la Rebecque... Et pas de pins ! ils sont venus beaucoup plus tard, il a même fallu faire venir des estrangers (entendez des Landais) pour s'occuper de ces fameux pins, qui n'ont pas été acceptés sans réticences.
A travers toute la commune s'éparpillenbt les lieux-dits : Maysnemasnin, Loc Bieil, Pigaou, fleurant bon le gascon. Qua nt à Mayan, où habite l'autrice, il s'y trouve déjà, entre Terrebeille et Périguey.
À la fin du XIXe siècle, « grâce à l'industrie forestière, le pays s'est enrichi ; grâce aux lois de 1881 sur l'enseignement gratuit et obligatoire, les Vendaisins sont devenus beaucoup plus savants que leurs aînés, ils écrivent, mais surtout ils lisent les journaux auxquels ils sont souvent abonnés. En 1897 le Conseil s'adresse une nouvelle fois à l'administration des Postes la priant de vouloir bien donner satisfaction au vœu unanime et si légitime de la population de Vendays en la dotant le plus tôt possible d'un bureau de poste et de télégraphe. Il consent à participer aux frais de première installation.
À l'époque, le progrès était encore une bonne chose, et tout était bon pour les populations isolées afin de se ressouder au reste de la France. Elles avaient enfin admis que l'accession à la communauté remuante et nationale était gage de l'élévation du niveau de vie et de conscience. Il était autrement plus formateur de recevoir des nouvelles des cousins que d'écouter les faridondaines HARDT VANDEKEEN LECTURES "LUMIERES,, LUMIERES"
CHARUA « VENDAYS - MONTALIVET » 44 10 31 117
d'Arthur. L'histoire de cette commune est menée jusqu'à l'époque strictement contemporaine, puisqu'un chapitre final est consacré à la « Politique Municipale » : Aux élections municipales, les votes sont sensiblement de même nature qu'aux élections législatives. Le Vendaisin apporte ses suffrages à un propriétaire dont la famille est depuis longtemps bien enracinée dans la commune. De nombreux aspects de cette étude ont été laissés sous silence : les affaires ecclésiastiques, ou les conflits éventuels de la population avec son curé ; l'administration, avec les lointains échos de la Révolution, une opposition à la monnaie de papier ou assignats, à la conscription napoléonienne, au boisement même qui réduisait les pâturages ; les réactions des Vendaisins au suffrage universel, fût-il dirigé comme sous le Second Empire.
D'autres études sur l'élevage donc, la pêche et la chasse, les artisans et commerçants ; les costumes, les croyances, les rites de mariage et de funérailles ; les routes et les chemins de fer ; la sylviculture, le gemmage, l'industrie du bois, et plus récemment du tourisme ; la vie scolaire.
Nous espérons que ces aperçus vous auront mis en bouche, et que vous saurez dénicher dans vos librairies et maisons de la presse l'ouvrage d'une Picardo-Normannde installée dans son jeune âge en ces contrées à peu près ignorées, et qui ne put s'en détacher, au point de lui consacrer parmi d'autres ouvrages celui-ci dont je rappelle les références : « Une bourgade du Bas-Médoc, Vendays-Montalivet », aux Cahiers médulliens, à l'Hôtel de Ville de Pauillac.
L'autrice s'appelle Andrée Charua – Davrinches, et recevait les estivants qui le désirent dans de petits appartements indépendants, non loin de la plage !
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BRENOT « LE GENIE ET LA FOLIE » 44 11 07 119
L'ouvrage dont je vais parler aujourd'hui (Le génie et la folie, de Philippe Brenot, aux éditions PLON), n'aurait jamais vu le jour, que nul ne s'en serait aperçu. Il est destiné en effet à fournir... des aperçus dits instructifs sur les deux notions de « génie » et de « folie ». A une époque où l'adjectif « génial » s'utilise aussi bien pour qualifier du papier toilettes, et où tout le monde est « fou », dès qu'il s'écarte de la normale tant soit peu, il n'était pas inutile de définir ce que c'était que le génie.
Un génie, c'est Beethoven, Van Gogh, Hugo, pour nous en tenir au XIXe siècle, celui où le terme de « génie » a été le plus volontiers employé : c'est l'époque des fortes personnalités, de l'admiration pour l'intelligence humaine, des interrogations sur les destinées individuelles. Mais toutes les époques ont connu leurs génies : Léonard de Vinci, Cicéron, Aristote.
Il a toujours existé, dans tous les pays, des listes de ces hommes hors du commun, de sexe masculin cela va sans dire. Mais toutes ces listes ne coïncident pas, et l'on observe chez les Anglo-Saxons une prédominence des génies anglo-saxons, et il en est de même chez les Italiens, et chez tous... Or, l'inconvénient de ces listes naïves, comportant parfois un classement de distribution des prix (Shakespeare est-il supérieur, égal ou inférieur à Goethe?) est de multiplier justement les êtres exceptionnels : c'est alors que maintes personnalités « de talent » se sont glissées parmi les « génies ».
De tout temps donc, l'on s'est préoccupé de savoir ce qui pouvait bien distinguer le « génie » du commun des mortels. La racine « gen- » nous entraîne du côté de la génétique, et avant l'apparition de cette science on s'est toujours demandé quelles étaient les facultés dites « de naissance » qui pouvaient favoriser l'apparition de tel ou tel « génie ». C'est ainsi que l'on a étudié à la loupe et au scalpel les cerveaux de Voltaire et d'Einstein, sans pouvoir prouver rien de probant. Cette théorie était d'autant plus séduisante que les génies sont souvent proches de la folie : le frère de Hugo était complètement frappadingue, sa fille Adèle également ; Nerval était mûr pour l'asile psychiatrique, Van Gogh et Artaud y ont fait des séjours fréquents ou prolongés. Et en avant, cher Philippe Brenot (c'est l'auteur) pour une analyse de ce qu'on entend par « folie ».
Le fou est celui qui s'écarte des normes, mais de quelle façon ? comme pour le génie, force est de constater l'extrême relativité de ces deux notions. En effet, depuis Freud (autre génie, décidément) et Searles (auteur de L'art de rendre l'autre fou) le lecteur avisé a fini par savoir que les fous, cela se fabriquait à l'intérieur des structures familliales endommagées...
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BRENOT « LE GENIE ET LA FOLIE » 44 11 07 120
Donc, pourquoi ne pourrait-on fabriquer aussi bien des génies ? Passons sur les élucubrations, hélas patentées par de soi-disant grands esprits, qui fait se branler les Nobel dans des éprouvettes (spectacle divertissant) pour leur permettre d'engendrer d'autres monstres sacrés. Mais n'y aurait-il pas des conditionnements, des comportements communs à tous ces gens qui ont la veine de croupir dans les dictionnaires ?
Derrière toutes ces questions se profile la seule interrogation véritablement angoissante : pourquoi lui et pas moi ? Qu'est-ce qui dans ma vie a fait que je ne sois pas devenu ce génie que tout enfant est démocratiquement à la naissance ? où est le point de basculement imperceptible, peut-être, où ma vie a commencé de s'écarter de la génialité en devenir, pour descendre sur des voies si banales ?
C'est pourquoi étant gosse j'enfilais vies d'hommes célèbres sur vies d'hommes célèbres, au cas où je m'y serais trouvé par anticipation, tel Lancelot soulevant la dalle de sa propre tombe. Au cas où je pourrais trouver un modèle : c'est ce que faisaient les jeunes gens romantiques : ils se fixaient le modèle « Napoléon » (comme Julien Sorel dans Le rouge et le noir), ou Chateaubriand comme Brizeux (« Je veux être Chateaubriand ou rien », mais qui connaît Brizeux ? Réponse : poète régionaliste breton du XIXe siècle).
Et je me reconnaissais, comme chacun des lecteurs de ce livre, tantôt dans tel trait de génie, tantôt dans tel trait de folie. De cette étude typologique il appert donc que les génies, ou prétendus tels, se caractérisent soit par un milieu extrêmement favorable : dynastie de musiciens, comme Bach, précédé par des générations de pousse-archet ; ou Coysevox, bon sculpteur issu de toute une famille lui aussi. Soit par un milieu extrêmement défavorable : Beethoven, fils d'ivrogne et neuvième enfant si j'ai bonne mémoire, encore que son père travaillât aussi dans la musique.
Soit une famille de huit enfants ravagée par l'alcool, sans ressources ; une neuvième grossesse s'annonce : êtes-vous pour l 'avortement ?
« Oui.
Bravo, vous venez d'avorter Beethoven. »
Dans le premier cas donc, l'on parlera d'imprégnation culturelle (et non pas génétique), et surtout, très important, d'amour de la mère. Un génie est aimé par sa mère, qui le survalorise. Mais dira-t-on, et Baudeaire ? Et Rimbaud ? Objection : Baudelaire et Rimbaud avaient tous les deux une remarquable maternelle ; ils ne pensaient qu'à elle, à travers elle. Ils en étaient obsédés, et ces HARDT VANDEKEEN LECTURES "LUMIERES,, LUMIERES"
BRENOT « LE GENIE ET LA FOLIE » 44 11 07 121
dames par leur fils maudit. Dans le second cas, nos génies ont eu à se battre contre une adversité telle, pauvreté, mille métiers, mille misères, que la plupart s'y sont perdus, sombrant dans l'ivrognerie et la clochardisation. Mais un sur mille s'en est tiré à la force du poignet, ou du poignet de Dieu si vous voulez brouiller les cartes, et là où un fils de bourgeois douillet devient notaire comme son père, un enfant trouvé devient un phare de l'humanité.
Une multitude d'anecdotes et de petits faits intéressants à placer dans une conversation émaillent cet ouvrage aimable, vulgarisateur dans le bon sens du terme (Le génie et la folie, de Philippe Brenot) : ainsi, les insomnies sont fréquentes chez les génies, comme chez les fous. Celui qui se couche tôt en revanche serait un conformiste (ah bon?).
Sont étudiés également tous les cas de précocité, en particulier chez les musiciens, les structures musicales se constituant en effet dans le cerveau avant même les catégories de l'entendement et du langage, comme le prouve la recherche médicale. Les moins précoces sont les écrivains et surtout les philosophes, car il faut que les mécanismes de raisonnement abstraits soient déjà bien assimilés dans le jeune esprit.
Vous avez tout de suite deviné que les restrictions seront nombreuses, de Minou Drouet à Roberto Benzi, à qui leur statut d'enfant prodige a valu plus de déboires que de gloire. Autre objection à la thèse de l'esprit dérangé d'une façon particulière, c'est que tous les fous ne sont pas des génies. ?
Bref, vous l'avez compris, tout dépend du sens que l'on accorde à ces deux mots, qui ont varié au cours des préjugés de chaque siècle. Et l'auteur en arrive à une conclusion horrible et obscène : est un génie celui que les autres considèrent comme tels. On ne peut pas se proclamer génie, n'en déplaise à Salvador Dali, qui d'ailleurs en est un ; le génie est quelqu'un que les autres proclament « génie ».
Franchissant un pas de plus, je n'hésite pas à dire, et d'autres l'ont fait aussi, que le génie est avant tout l'art de se faire connaître, de faire sa publicité : mais les avenues du génie se révèlent alors ô combien surencombrées ! Disons plus platement que nul, de nos jours, ne croit plus au génie, et c'est l'unique raison pour laquelle on n'en retrouve plus comme « dans le temps ».
L'auteur, Philippe Brenot, n'a pas cru devoir dépasser le domaine de la peinture, de la musique et de la littérature. Les matières scientifiques en effet ne s'abordent pas de la même façon : outre le fait que les découvertes sont à présent l'affaire de toute une équipe, ce qui explique les noms parfaitement inconnus du grand public, alors qu'émergent soudain des prix Nobel de physique ou d'économie, il semble exister chez les scentifiques une rationalité qui semble absente de nos grands poètes, peintres et musiciens apparemment plus intuitifs, aux facultés plus « innées ». Ces matières-là donc, peinture, musique, littérature, permettent également des développements plus accessibles que des paragraphes consacrés à la théorie des quanta ou au théorème de Fermi. Tant il est vrai que les sciences relèvent de la spécialité, et les arts et lettres, tout bonnement, de la culture – mon revolver, vite, vite ! En fait, ce qui attire dans cet ouvrage, Le génie et la folie, c'est précisément ce qui fait ses limites : il s'agit d'un ouvrage de vulgarisation dans le bon sens du terme, selon la formule consacrée.
L'auteur perd beaucoup de temps, mais il est indispensable assurément de perdre ce temps-là, à définir des notions dans le fond indéfinissables, « génie », « folie ». Il se perd dans les acceptions populaires, qui possèdent toute l'imprécision de ces mots-là, et pourrait en disserter des pages et des pages.
Il est de fait que s'il eût voulu approfondir ces notions il eût augmenté le volume de son volume d'environ 200 pages. Mais alors, seuls les spécialistes eussent été à même de comprendre. Cet ouvrage a peut-être d'ailleurs été écrit, à l 'usage des spécialistes, par lui-même et d'autres. Mais - je ne résiste pas à ce petit coup de pied de l'âne – Le génie et la folie, de Philippe Brénot, universitaire bordelais, montre bien les limites de l'ouvrage commandé par un éditeur pour compléter un catalogue, tandis que des œuvres géniales sont renvoyées à leurs auteurs : c'est de la confection, « pour tout le monde ».
En bref, je n'ai pas perdu mon temps, je me suis amusé, mais je ne me suis guère instruit ni renseigné, sauf à produire des anecdotes au dessert ; je les ai d'ailleurs oubliées. Sans doute voudrez-vous parcourir un peu plus cet ouvrage ? Considérons d'abord cet éternel débat de l'acquis et de l'inné, agité déjà par l'auteur latin Lucrèce :
« Dans son long poème sur La nature des choses, Lucrèce évoque la pondération des capacités naturelles par l'éducation mais précise que ces prédispositions sont si ténues que la force du travail et de la raison peut tout autant permettre d'atteindre la sagesse et le talent. Dès lors, et tout au long de la culture classique qui répète inlassablement des dogmes souvent peu fondés, vont s'opposer l'intuition et l'imitation, ce que l'on nommera encore le don et le talent.
« La croyance en différents niveaux de la connaissance est rappelée en 1513 par Nicolas Machiavel, dans le chapitre 22 du Prince, où il parle des secrétaires de Laurent de Médicis : «Il y a ainsi trois espèces de cerveaux d'hommes, l'un comprenant par soi-même, l'autre par l'enseignement d'autruy et le troisième qui ne comprend ni de lui-même, ni par démonstration. Le premier est excellentissime, le second excellent et le dernier entièrement inutile. »
Question : faut-il massacrer ou laisser périr les imbéciles ? Réponse : oui, à condition que je
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n'en sois pas. Pendant que j'y pense, voici deux autres définitions du gfénie : celui qui voit d'emblée entre les choses des rapports que personne avant lui n'avait pensé à établir ; deuxième définition, donnée par l'auteur en fin de son étude vainement typologique (entendez par là qu'il n'a pas réussi à donner une définition du génie, ou du fou : un génie serait quelqu'un d'essentiellement cyclothymique, tantôt en dépression profonde, pouvant aller jusqu'au suicide, tantôt en période de suractivité.
En effet, il n'y a pas que les déprimés, un fou surexcité est tout aussi dérangé et dérangeant pour l'entourage. Voir Vol au-dessus d'un nid de coucou. Mais le génie sera beaucoup plus souvent en période d'euphorie et de créativité extrême que dans une période de dépendance et de moustousserie. Voilà pourquoi votre fille est muette.
Page 94 : nous sommes en pleine psychanalyse de génies. Proust et Dostoïevski : le premier « a, combien de fois dans son œuvre, rappelé l'ombre de ce père qui venait s'immiscer entre sa mère et lui... On peut encore rappeler combien l'image du père dramatiquement disparu » (assassiné par ses paysans) «hante l'œuvre d'un Dostoïevski ; Fiodor avait dix-huit ans et son œuvre était à peine en germe. »
Pour être un génie, ne soyez pas écrasé par votre père. C.Q.F.D. Page 141, Philippe Brénot énumère nombre de créateurs géniaux atteints par cette extraordinaire cyclothymie, ou faculté de changer brusquement d'humeur :
« L'alternance maniaco-dépressive a été évoquée chez de nombreux créateurs ou personnages hors du commun, parmi lesquels on peut citer Balzac, Auguste Comte, Gérard de Nerval, Luther, Byron, Schumann, Géricault, Gary, Hemingway, Althusser » - dont on ne se souvient plus guère que de l'assassinat de sa femme - « Jean Rostand, Daninos, Frédéric Dard..., qui avaient eux-mêmes plus ou moins conscience de cette évolution. Certains, comme Schumann, jouèrent de l'alternance par une sorte de conscience bipolaire autour de deux personnages, Eusebius et Florestan, doubles ou pseudo, derrière lesquels il se dissimule comme le ferait un marionnettiste ; Eusebius est un poète nostalgique et Florestan le génie impétueux, l'un est mélancolie, l'autre exaltation. »
Ces dispositions sont bien sûr exaltées par l'hérédite :
« L'ensemble de ces éléments, tous concordants, suggère une association familiale entre créativité et troubles de l'humeur, et plutôt une meilleure créativité entre les porteurs sains de ce trait génétique, ou présentant une forme mineure qui ne gêne pas l'œuvre par des périodes pathologiques trop intenses. Il semble encore que la charisme et la créativité côtoient fréquemment ce que nous nommons trouble bipolaire II, et qui se caractérise par une possibilité de dépression majeure alternant avec une hypomanie, c'est-à-dire un surcroît d'activité presque permanent, une actitation
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des actes et des idées. Peut-être même existe—il encore des formes a minima de ce profil très particulier qui a le mérite de procurer une puissante concentration et une prodigieuse énergie à celui qui le possède. »
Voilà un bon mot de la fin. Suit un index de références. N'en sont pas exclus les génies mystiques tels qu'Abraham et Jeanne d'Arc. Bref : si vous êtes fou et que chacun crie au génie, vous serez un génie ; si vous êtes génial et que chacun crie au fou, vous serez un fou. Ce sont les autres, une fois de plus, qui détiennent la clé. Or les autres... pensent aux autres...
Le génie et la folie, par Philippe Brenot, chez Plon.
COLLIGNON «LUMIERES, LUMIERES »
ALEXAKIS « LA LANGUE MATERNELLE » 44 11 14 125
Je lisais à la piscine La langue maternelle de Vassilis Akexakis. Et je me disais : « Voilà bien de la littérature de piscine. De petites phrases toutes simples, bien planes, que tout le monde pourrait faire : sujet, verbe, complément, point. À l'infini, tagada pon, tagada pon. C'est ça, la littérature à la mode, le nouveau genre depuis 1960, des phrases toutes sèches, sans sentiments surtout, pourchassons le sentiment, montrons bien la déréliction de l'être humain, la sottise d'être sur terre, l'absence de toute motivation, ni Dieu ni maître mais plein de complexes, tagada pon. Exaspérant. Tagada pon. Et qu'est-ce qu'il dit, monsieur Vassilis Alexakis ? Qu'il est grec. On s'en serait douté.
Qu'il est venu dans notre beau pays de France très jeune, qu'il y a été journaliste – le beau métier ! - et qu'il y a parlé français, français, français. Tagada pon. Qu'il retournait en Grèce de temps en temps, et qu'il voyait comment ça tournait là-bas, ou plutôt comment ça ne tournait pas. Je ne me souviens même plus – jusqu'où ne va pas l'ingratitude ! - s'il a parlé de la dictature des colonels, où l'on traînait les jeunes gens derrière les camionnettes avec une corde dans la poussière, comme dans les westerns. Mais au début ça ne fait pas tellement grec, vous savez : tagada pon. Tagada pon. Juste le méchant style international et à la page, des cocktails, comment ça va et toi pas mal merci et toi, bref la faune de tous les pays, et on s'ennuie, et on boit, et on a des tourments métaphysiques ou existentiels tagada pon.
Plus le père qui devient gâteux, plus le frère qui a des ennuis sentimentaux, tout cela morne, morne morne morne, up to date, tagada pon. Exactement paraît-il comme la prose grecque contemporaine, qui te décrit un sac a clous clou par clou au nom de l'exactitude exhaustive, plus c'est ennuyeux plus l'homme est absent – l'homme, cette grande chiure parasite – et plus c'est profond, tagada pon. Et puis tout de même ça se décoince, à mesure que notre Grec renégat revient dans ses pas primitifs, se trimballe de l'Acropole à Delphes, où il médite sur le sens de cet epsilonn qui figurait au fronton du temple de la Pythie : chiffre 5, puisque c'est la cinquième lettre de l'alphabet.
...Ou bien « Il est », signe du Dieu unique ? Déjà Plutarque et tous les grands de l'Antiquité tardive s'y sont cassé les dents. Alors Alexakis... Deux choses, allez, méritent d'être sauvées pouor l'instant : déjà, la façon dont il échoue auprès des femmes nous le rend sympathique : enfin uun homme, un vrai, qui ne soupire pas sur ces salopes qui ne demandent qu'à venir dans votre lit, et si lassantes n'est-ce pas, parce qu'il faut en écarter des essaims qui ne pensent qu'à ça. Non. Alexakis, COLLIGNON «LUMIERES, LUMIERES »
ALEXAKIS « LA LANGUE MATERNELLE » 44 11 14 126
avec son style réaliste à la noix, se montre, justement, réaliste. Il sait que l'exercice préféré des femmes est la branlette, et qu'elles se foutent, mais alors qu'elles se contrefoutent totalement de sentir une bite dans leur derrière. Donc il échoue. Et il ne peut pas leur en vouloir, elles disent cela si gentiment, si ingénument, on ne peut que les croire, n'est-ce pas ! Car les femmes savent se refuser avec le sourire ! Deuxième centre d'intérêt, bien plus fécond celui-là : l'évolution de la langue grecque et la façon dont elle est enseignée chez nos chers Hellènes. Les Grecs vivent sur la fiction que leur langue est restée la même, identique, depuis l'Antiquité.
Or ils n'y comprennent plus rien, est-ce que nous comprenons, nous autres, un texte en latin ? comprendrions-nous un texte en gaulois ? Non. Mais les jeunes Grecs, eux, sont sommés, au nom d'une volonté politique, nationaliste, de comprendre, ainsi, instantanément, la langue de leurs ancêtres, comme s'il ne s'était pas écoulé, depuis, plus de 2500 ans. Total, comme le dit justement Alexakis, les lettres anciennes sont considérées avec répulsion, dégoût et culpabillité. L'on en vient même à le prononcer à la moderne, ce qui fait que Zeus se prononce Zebs, et « bêe, bêe », comme les moutons, « vî, vî ».
Et à qui ferons-nous croire que les moutons antiques bêlaient en faisant « vî, vî » ? la prononciation ancienne est très difficile à restituer, voyez en français de nos jours « ville » et « fille », « grosse » et « brosse ». Assurément, la prononciation érasmienne est ridicule et trop pointue, mais la prononciation démotique, c'est-à-dire grecque moderne, ne convient pas non plus, convient encore moins si possible. Mais les Grecs sont pourris de nationalisme, un bateau turc fait pipi dans la mer Egée, et c'est le branle-bas de combat. Alors, oser dire que les Grecs d'aujourd'hui n'ont plus grand-chose de commun avec leurs ancêtres, quel sacrilège ! Il est également sacrilège d'enseigner que pendant des siècles la Grèce fut sous la domination turque : l'histoire de ce pays s'arrête après Alexandre, pour ne reprendre qu'à l'époque moderne, et encore.
Ce qui fait que pour un petit Grec le Ve siècle avant J.C. est plus familier que le XVIIe de notre ère. Sous les colonels, c'est au nom du patriotisme qu'il était interdit de faire allusion à l'homosexualité triomphante de Socrate, Platon, et tous les autres. Tanbt qu'Alexakis me parle de son pays, je suis passionné. Mais s'il veut m'intéresser à ses histoires de famille, aux mornes déroulements des échecs amoureux de son frère, cela m'indiffère au plus haut point. Il veut aussi se rendre sur le tombeau de sa mère, qui lui apprit comme il se doit la langue maternelle. Il s'y résout tout à la fin, où le style bien sobre est le seul justement qui s'adapte à une telle scène, pour une fois. COLLIGNON «LUMIERES, LUMIERES »
ALEXAKIS « LA LANGUE MATERNELLE » 44 11 14 127
Et puis, petit à petit, ses phrases se sont assouplies, enrichies. Il nous a confié toutes sortes de choses, son désarroi dans un pays qui est le sien et qui ne l'est plus, qu'il ne verra jamais plus que de l'extérieur ; il cherche ses racines, se demande en quelle langue elles plongent ; si ses phrases sont monotones, c'est qu'il se sent monotone, c'est que les gens qui l'entourent ne lui semblent plus que des fantômes vivants. Il se montre sans prétention, et finalement fraternel. C'est un frère qui s'ennuie. Il semble plus vieux que moi, bien qu'il soit né sensiblement la même année. C'est qu'il a acquis plus d'expérience. On mûrit plus dans un journal que dans une salle de classe, derrière un bureau.
Il finit par devenir singulièrement attachant, avec sa petite musique tristette d'ocarina. Il obtint le prix Médicis en 1995, à la suite de Dieu sait quelles intrigues : je ne peux jamais me faire à l 'idée que tous ceux dont on voit le nom en public ont été capables de faire des ronds de jambe dans la société, d'être polis, d'être acceptés. Qu'est-ce qu'il y a comme gens qui acceptent la régler du jeu, nom de Dieu ! et qui peuvent aussi légitimement prétendre qu'ils sont dévorés de solitude et de singularité ! On trouve même des chanteurs qui se trimballent tout un staff d'imprésarios et trente tonnes de matériel, et qui gueulent sur une scène superéclairée leur profonde solitude, et il y a des gens pour les croire et avoir la larme à l'œil ! moi le premier d'ailleurs.
Mais ne faisons pas une fausse querelle à Alexakis : après tout, il a suivi cette fameuse règle du jeu. Chacun sait que hors du journalisme, à présent, il ne peut plus y avoir de littérature – pauvre Balzac, lucidissime Balzac ! Voyons ce que nous veut Alexakis : d'abord, le genre de confidences dont on n'a rien à foutre, parce que chaque écrivain, depuis Leyris, tient absolument à nous les faire connaître, ensuite parce que nous aussi, nous pourrions en écrire autant, et nous ne nous gênons pas – disons de plus que c'est passé de mode – non pas d'écrire ça ou d'écrire comme ça, mais les têtes ne pensent plus comme ça :
« J'écris au crayon Staedtler. De temps en temps je dessine dans la marge du manuscrit une tête ou un homme en train de courir. J'ai également dessiné un cube encadré par des cheveux de femme – un cube coiffé d'une perruque. »
Ça, c'est sa période « tagada pon ». Le genre de truc parfaitement inutile, qui se recadre ensuite très bien avec le « projet du roman », parce que cela montre bien la vacuité, n'est-ce pas, et tout ce qui s'ensuit. Mais je maintiens, on n'écrit plus comme ça, on ne pense plus comme ça, le lecteur se contrefout de savoir ce que l'écrivain – le démodé ! - écrit dans la page de son manuscrit, COLLIGNON «LUMIERES, LUMIERES »
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au lieu de tapoter son ordinateur comme tout le monde. On continue, car il y a mieux. Le voici à la bibliothèque, toujours blasé, toujours calamiteux, et ne croyant pas du tout, mais alors pas du tout, à ce qu'il fait. Il regarde ses voisins :
« Je me promène sans but à la surface des choses. Mes voisins travaillent sur un mémoire, j'imagine. Je ne sais pas sur quoi je travaille. « J'apprends », pensé-je. »
Première phrase très convaincante : « Je me promène sans but à la surface des choses ». Excellente devise. Mais tout de même, j'ai envie de dire à Monsieur Alexakis : « Eh, L'étranger, c'est fini, tout ça. Maurice Ronet, Bernard Frank, Les pianos mécaniques, c'est fini, tout ça. Duras a porté le genre à la superperfection. Maintenant tu fais un peu arrière-garde, Vassilis. » Il me répondrait : « Ta gueule ». Comment répond-on « Ta gueule », en grec ? non, il me répondrait par un blabla grisâtre, où évidemment il finirait par avoir raison en se donnant tort. Il doit encore faire partie de tous ceux qui aiment tout le monde. En revanche disais-je, ce qui me plaît bien ce sont les gamelles ramassées auprès des femmes, qui vous prétendent toujours être amoureuses de quelqu'un d'autre :
« J'irai l'attendre au terminus des autocars. Il est allé à Serrès, dans le nord, pour voir sa grand-mère », ai-je pensé. Elle connaissait Serrès. »
Et toujours morne, bien entendu. Prédépressif. Ça fait bien. Il devait l'être, d'ailleurs. Comment fait-il pour sortir de son asile, et voir des gens ? Il est allé en Grèce, il s'est abreuvé à la banalité de là-bas, aux enfants qui ne travaillent pas à l'école :
« Elle ne travaille pas. Elle a été à deux doigts de redoubler son année.
« Ils lui ont donné le nom de ses deux grands-mères, Maria au lieu de Marika et Eleni. »
Sa famille ressemble à la nôtre, aux prénoms près. Mais les albums de famille, même s'ils ressemblent comme deux gouttes d'eau à la nôtre, n'intéressent malheureusement que la famille en question. Notons cependant cette survivance de la tradition : une fille reçoit en effet les prénoms, en Grèce, de ses grands-mères. Voyons encore une petite tradition, et puis on s'en ira :
« Oui, a-t-elle dit. Elles étalaient une poignée de fèves sur la table. Elles reconnaissaient très bien chaque fève, à sa taille, à sa forme, à l'état de son enveloppe. »
Nous assistons à la fin à une représentation théâtrale, un peu paprodique, je ne me souviens plus de rien, vous pensez (tagada pon, tagada pon) :
« Nous avons eu un de ces rires irrépressibles qu'un rien suffit à relancer. La deuxième COLLIGNON «LUMIERES, LUMIERES »
ALEXAKIS « LA LANGUE MATERNELLE » 44 11 14 129
grande empoignade de la pièce, entre Clytemnestre et Electre, qui venait de commencer, nous a paru désopilante. Les gens autour de nous étaient exaspérés ».
C'est sur cette dernière note d'irrespect, de Grecs à Grecs, que nous terminons. Digne dernière note, pleine de désenchantement, d'interrogation morne sur le sens des cultures, e tutti quanti. Mais souvenez-vous toujours d'Alexakis : tagada pon, tagada pon. Allez, on te conserve quand même dans notre bibliothèque, après tout, tu n'es pas prétentieux, tu es peut-être un peu trop comme tout le monde, comme Nourissier, tu ne déranges pas trop, mais tu es un bon nounours bien sympathique. Moi aussi, si j'étais grec, et journaliste, j'en aurais fait autant. Ce sera enfin, particulièrement con, notre mot de la fin.
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CAMUS « LA CHUTE » 44 11 21
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VANDEKEEN "LUMIERES, LUMIERES"
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"L"horreur économique" de Viviane Forrester : tiens ? me serais-je reconverti dans l'actualité ? plus très fraîche au demeurant. Non, c'est que voyez-vous ce livre m'a été prêté par un de ceux dont je suis obligé de tolérer la présence, et qui depuis trente ans me ressort les mêmes fines analyses, qu'on n'est chômeur que si on le veut bien, pousse-toit de là que je m'y mette, chacun pour soi et que le meilleur gagne.
Bref, vous aurez reconnule gros méchant libéral, qui refuse l'intervention de l'Etat sauf lorsqu'il s'agit de matraquer éventuellement les camionneurs... Et comme ce Monsieur bien entendu n'a pas ouvert un livre depuis la sixième ("Ca ne sert à rien les livres, on peut vivre sans" et autres airs connus), il me l'a passé, avec un préjugé défavorable que je suis prié de lui confirmer.
D'ailleurs d'autres fins analystes s'étaient chargés de le lui démolir avant moi, avec les arguments bien connus : "C'est un livre polémique" - oui, et alors ? l'auteur ne s'en cache pas. "Il n'y a pas de solution", oui, mais page 75 l'auteur dit bien que ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de solution qu'il faut ne rien dénoncer. Bref tous ces contempteurs, tous ces détracteurs, n'ont pas dû lire le livre bien loin, se repassant l'opinion défavorable et très haineuse sans se donner la peine d'y aller voir.
Parce que tous nos décideurs pleins de pognon et toujours du côté des patrons ne vont tout de même pas prendre la peine d'ouvrir un livre, n'est-ce pas, il n'y a que l'argent qui compte et les marchés financiers, c'est bien connu. Hélas, j'ai donné raison à toute cette engeance dans un premier temps : je repérais en effet dans l'ouvrage de Viviane Forrester des contradictions, ou du moins des flottements dont voici un exemple, un peu gros tout de même : en substance, le chômage est une chose horrible, mais il devrait permettre à tout chômeur, dégagé de toute obligation, de devenir philosophe et de réfléchir, de dégager un sens à sa vie.
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Donc le chômage est une vilaine chose, mais en même temps l'état futur de toute une population, qui permettra d'entrer dans l'ère de la philosophie : pauvres oui, mais plus intelligents. Le travail est une valeur périmée, et nous serons bientôt comme ces citoyens grecs qui auraient tenu à déshonneur de travailler surtout de leurs mains, les seules véritables occupations dignes d'un citoyen libre étant la flânerie, la littérature, les bains et la politique.
Certes, certes. Mais tout de même, il y avait à Athènes plus d'esclaves que d'hommes libres. Et puis c'est bien embêtant tout de même d'être chômeur. Disons, si j'ai bien compris, que Viviane Forrester nous invite à ne plus nous en sentir déshonorés. Mais alors, il faudrait que nous ayons une allocation de subsistance, disons d'existence : tout être humain vivant aurait de ce fait droit à une pension, je dirais même d'indemnité, car ce n'est pas marrant d'être vivant puisqu'on doit crever.
Elle nous invite en somme à une reconversion des esprits, analogue à l'esprit soixante-huitard - nous y revoilà : on l'accuse aussi de cela, le "soixante-huitardisme dépassé" - qu'est-ce que c'est que ces idées qu'on dit "dépassées", mais qui n'en finissent pas de remonter à la surface ?
Moi je ne m'y connais pas en affaires, mais en éducation nationale. Or il se trouve que j'ai perçu avec un grand grincement de dents, et de façon bien plus palpable, les contradictions de Viviane Forrester au sujet de cette noble institution.
En effet, elle déplore à la fois qu'une partie importantissime de la populatin dite scolaire refuse les bienfaits de la culture bourgeoise embrigadante et amie de l'ordre - c'est un peu vrai - et aussi qu'il ne soit plus possible de transmettre les valeurs et l'héritage de notre culture classique par exemple.
Mais il faudrait savoir : ou bien on transforme les cours en initiation au karaoké ou au VTT comme nous y incitera bientôt notre suave ex-ministre M. Allègre, ou bien ou réaxe l'école sur la transmission de ce que j'appelle les savoirs réels, c'est-à-dire Mozart, Corneille et Léon Blum - parfaitement.
Mais on ne peut pas vouloir les deux à la fois. Et là, j'ai grincé : parce que de toute façon -c'est devenu une habitude - les profs ont tort : s'ils transmettent Molière, ils sont bourgeois et dégoutent les jeunes beurs en planche à roulettes ; et s'il font du karaoké, ils balancent la culture ancestrale. Ils ont tort, vous dis-je, ils ont tort. Et sans doute les hommes d'affaires ont-ils eux aussi tiqué puissamment devant des élucubrations de raisonnement aussi absurdes dans leur matière.
Cependant, on ne peut nier que Viviane Forrester n'ait mis le doigt sur des mensonges flagrants, colportés encore par Chirac et toute la clique : premièrement, aller dire que la France va à sa ruine m'a semblé une inexactitude calomnieuse:ce sont les patrons qui s'appauvriraient éventuellement, pas la France. Parce que si la France et ruinée, tas de cagots, qu'en sera-t-il donc de l'Albanie, je vous le demande ? et les deux Congos ?
Deuxième affirmation qui me ferait boyauter si j'avais encore envie de rire : "Les entreprises créent des emplois" ! Où est-ce que tu as vu cela, Chichi ? ¨Parfois je me désole de passer à la Clef des Ondes, où je m'adresse à des convaincus en un seul mot, et j'aimerais être l'éditorialiste du Figaro, pour faire roter les bourgeoises de travers, ça leur remettrait le stérilet en place.
Les entreprises font des bénéfices, engrangent les subventions à tant par camion, n'est-ce pas Nicole ? Notat, pour les attardés. Et plus elles font de bénéfices, plus elles licencient, afin d'augmenter leurs bénéfices ! Tout le monde sait cela maintenant ! Je vais même vous en dire une bien bonne : faisons comme à Athènes au Vè s. avant J.C. ; supprimons les salaires. Ca ira beaucoup mieux. Viviane Forrester nous le suggèrerait bien.
En effet : qu'est-ce que c'est que ces ouvriers qui se plaignent de gagner insuffisamment ? Quoi ! les ingrats ! on leur donne une dignité, le travail ; une dimension humaine, une raison de vivre, et ils voudraient en plus un salaire ? Alors que les deux tiers du monde crèvent de misère ? Salopards, va! Les salaires, c'est pour ceux qui travaillent, qui prennent des risques, les "forces vives de la nation", qui s'empressent de faire travailler le burnous ou le gnaquoué à l'autre bout de la planète ou de planquer son argent en Suisse.
Voilà des patriotes ! et non pas les ouvriers, d'origine polonaise ou pire. Les patrons, c'et ceux qui se présentent en costume cravate en face des camionneurs en cols roulés. Sans eux, l'entreprise n'existerait pas. C'est donc à eux de toucher le bénéfice. C'est comme le fils du mec cité plus haut : sans son père, il n'existerait pas ! eh bien, je propose qu'on lui limite le salaire à 400 euros, à ce petit salopiaud de 31 ans, tant que son père est encore vivant !
Bien fait pour sa gueule ! c'est le père, c'est le patron, c'est le chef, qui doit gagner l'argent ! Et puis tant qu'on y est, nous dit Viviane Forrester dès les premières pages de son livre, supprimons carrément les pauvres. Pas en faisant une guerre, on n'en est plus là, mais en les réduisant à quia et en les empêchant de se reproduire, comme naguère dans les pays scandinaves. Et là, elle charrie.
Elle charrie, parce qu'elle s'adresse à des gens qui ne peuvent pas la comprendre : en effet, elle fait de la littérature, et c'est là qu'elle est la plus faible. En effet, comment voulez-vous que des décideurs comprennent quoi que ce soit à la littérature ? Ils vont la renvoyer, Viviane, à ses métaphores. Ils ne la liront pas plus loin que les trente premières pages, parce
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qu'il y a du style, ça ne fait pas sérieux, ces gens-là ne lisent que des statistiques et des cours de la bourse, alors les paragraphes bien ordonnés, les énumérations, les images... Foutaises ! 59 10 09
D'autre part, comment voulez-vous que les intellectuels -puisque c'est à eux que cet ouvrage s'adresse, et entre parenthèses je suis bien content de voir qu'il y en a plusieurs dizaines de milliers en France - disons que les littéraires comprennent cet ouvrage ? Les affaires, l'économie, les fluctuations de marchés fictifs, ce n'est pas leur job non plus. Not their cup of tea.
Mais il y a une chose à laquelle ils auront été sensibles, avec moi : au-delà des effets de style pas toujours heureux, car répétitifs, engendrant le flou, c'est la générosité. Les cris d'alarme sur l'extinction plus ou moins programmée de la matière humaine et encombrante appartiennent à l'hyperbole littéraire, comem dans le film "Soleil Vert", et ne peuvent pas être prises en considération réelle.
En revanche, les morceaux d'éloquence consacrés à ces patrons sans âme -pléonasme, je maintiens - qui considèrent leurs employés comme de la mauvais graisse dont il faut "dégraisser" l'entreprise, me sont allés droit au coeur. Je dirais que Viviane Forrester a raison quant à l'atmosphère générale, de dénonciation sans ambage du retour au capitalisme sauvage du XIXe siècle présenté - comment disent-ils, déjà ? - comme "modernes".
Merci Marianne pour le procédé ironique que je viens de mettre en oeuvre. Marianne se fait l'écho cette nouvelle façon de penser, qui renvoie dans leurs choux tous ceux qui en raisonnant prétendent qu'il sont les seuls à détenir la vérité en matière économique et humaine. Mais il faudrait maintenant refaire ce livre, Viviane, ou le faire refaire par un économiste, un vrai, un distingué, pas Jean-Marc Sylvestre avec son nouveau râtelier.
Il expliquerait tout cela avec des tableaux de statistiques, des courbes de variations du commerce extérieur, et il y aurait deux ouvrages, pour chaque sorte de sensibilité : les maîtres de forges d'un côté, eet les adimrateurs de Victor Hugo de l'autre. Car lui aussi a lutté pour l'amélioration des conditions de travail de l'ouvrier.
Il est exact, qui le nie ? que depuis que la monnaie a fait son apparition, elle régit tout, que les échanges commerciaux sont la base de toute activité humaine ; soit. Mais il y a quelque chose qui remonte encore plus loin : c'est la merde. La survie de l'espèce humaine dépend encore bien plus du bon fonctionnement de ses intestins. S'il en est ainsi, pourquoi ne pas nous inonder de revues, de magazines, d'émissions radio et télé sur le fonctionnement des boyaux de tous ?
Quelle exaltation !
Passons au feuilletage, parlons des anciens et nouveaux pauvres :
"Notez la férocité de l'indifférence alentour ou, même, la réprobation dirigée contre eux. Et ce n'est là qu'un exemple parmi des multitudes d'aberrations barbares, géographiquement proches, voisines absolument. Etablies au sein même de nos minauderies."
Plus loin, Viviane Forrester me semble-t-il s'exalte un peu facilement, car il n'y a pas de quoi admirer, mais enfin, cela change du mépris :
"Mieux : que l'on devienne sourds, aveugles, inaccessibles aussi à la beauté que produit si souvent, dans cette horreur magique, l'héroïsme de la lutte menée par des humains, non contre la mort, mais afin de rater avec plus de ferveur l'étrange, l'avare miracle de leur vie. Leur aptitude merveilleuse à s'inventer eux-mêmes, à exploiter le bref intervalle qui leur est imparti. L'indicible beauté issue de leur
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ambition démente de gérer cette Apocalypse, de repérer, de construire des ensembles ou, mieux, d'élaborer, de ciseler un détail, ou, mieux encore, d'insérer leur propre existence dans la cohue des disparitions."
Voyez-vous, ce sont des passages comme cela qui nuisent au livre, parce qu'à la lettre, il sne veulent rien dire : c'est de la poésie, de la bouillie poétique plus exactement - on s'exalte, on s'exalte, et il n'y a là aucun exemple concret, ras du sol, la grande bourgeoise s'excite le cervelet littéraire devant la beauté des pauvres, et pendant ce temps-là, le littéraire cherche la beauté, je parle du texte, mais plus encore, et plus grave, l'économiste bâille eet se di t: baratin. Dommage.
Passons à plus concret ?
"Un financement de longue haleine, car, pour les licenciés devenus chômeurs de manière si arbitraire, il ne sera pas question de retrouver rapidement de l'emploi dans des secteurs géographiques professionnels ainsi sinistrés, et difficile parfois d'en retrouver jamais.
"Quant aux fuites de capitaux hors de tout circuit fiscal, elles priveront de ressources les structures économiques et sociales de l'Etat escroqué. Peut-être s'agit -il d'une illusion d'optique, mais on a comme la vague impression que les détenteurs de "richesses" évadées ne sont autres que... les admirables "forces vives" de "la nation" lésée !"
Oui : nos décideurs ne voient en effet pas plus loin que les intérêts à courts termes... Terminons par une dénonciation en règle de cette fameuse "pensée unique ":
"Mais partout aussi les mêmes leitmotive qui ponctuent ces discours, affirmant que ce dispositif mondialisé qui installe et fait s'enraciner un système économique autoritaire, indifférent aux habitants de ce monde - mais par nature antagoniste à leur présence à leur présence inutile, déjà proche d'être parasitaire, car désormais non rentable - que ces mesures manifestement néfastes ont pour but essentiel, cela va sans dire, de "combattre le chômage", de "lutter pour l'emploi".
"Leitmotive formulés avec une nonchalance croissante, de plus en plus mécaniquement, car personne n'est dupe. Chacun semble étrangement complice : et ceux qui ont la bonté de bien vouloir encore se donner le mal d'user de ces périphrases courtoises à l'égard de populations qui n'ont plus d'avis à donner, mais qui leur réclament ces promesses, supportent leurs parjures, et nbe demandent rien, après tout, que d'êtres exploitées ; et ces dernières, qui, tels des enfants réclament sans cesse la même histoire à laquelle ils ne croient pas mais font semblant de croire, car ils ont peur du silence et de ce qui n'est pas dit, qu'ils pressentent et ne veulent pas savoir."
Lisez sans tenir compte des préjugés "L'horreur économique" de Viviane Forrester. Nul n'est parfait, mais ça change de Madelin et d'Encornet, dont la seule préoccupation, le seul programme, est d'être contre le gouvernement, quoi qu'il arrive. Intelligent, non ?
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GIRAUDOUX ELECTRE
Electre de Giraudoux étant au programme de Première, je vais me faire un plaisir de vous en embarrasser. Non que ce soit une "mauvaise" pièce, mon Dieu non. Elle est même très habile, et suscite de nombreux applaudissements. Mais justement. Elle repose sur un vide considérable. En ce temps-là, qui était avant-guerre (1937), les auteurs dramatiques avaient à cœur de ressusciter les éternels thèmes antiques. Giraudoux lui-même n'avait-il pas lui-même refait un Amphitryon, pompeusement rebaptisé 38 ? Sans oublier donc Cocteau avec sa Machine infernale repompée sur Sophocle, Sartre auteur des Mouches reprenant le personnage d'Oreste, j'en passe. Mais le grand défaut de ces auteurs (rien ne s'est plus vite démodé que cette période, surtout en musique), c'est d''être superficiels, parisiens, bavards, frivoles, bref de n'avoir rien à dire ni à proposer.
On le voir avec Cocteau qui transforme Jocaste en dame du grand monde bourgeois. On le voit chez Giraudoux, qui transforme Clytemnestre en bourgeoise également des années 30, en train de se recoiffer devant sa psyché. Or Cytemnestre était une mère terrible : elle avait fait assassiner son mari, Agamemnon, afin de vivre avec son cousin Egisthe. Ingénieux certes, mais je ne vais pas m'y mettre moi aussi. Électre, fille de Clytemnestre, sait parfaitement tout cela ; mais en tant que fille elle ne peut ni n'ose attaquer sa mère. Elle compte pour cela sur son frère, Oreste, exilé après l'horrible assassinat. Il revient plusieurs années après, incognito : c'est lui qui va se charger de la vengeance, en tuant leur propre mère, et l'amant de celle-ci.
Tel est le sujet de la pièce déjà traitée dans l'Antiquité par Eschyle (Les Choéphores), Sophocle et Euripide (deux Electre). Or, pourquoi celle de Giraudoux leur est-elle inférieure ? Les raisons en sont multiples. La première d'entre elles provient d'un contresens sur la signification de la tragédie grecque : dans l'Antiquité, chacun connaît son sort. Électre sait parfaitement ce qui s'est passé dans la salle de bain où l'on a massacré son père à la hache. Il en ressort un grand air de destinée inflexible, de lamentation, d'inexorable, conférant aux sanglots des personnages grecs une profondeur de mystère insondable : en effet, l'homme y est grandi par son rôle de victime responsable.
Nous ne sommes que des jouets dans la main des dieux. Nous heurtons notre esprit aux parois de l'impénétrable. Or, Giraudoux transforme cela en adaptant la pièce à l'esprit moderne. Tant mieux, dira-t-on. Nous ne sommes plus au cinquième siècle avant J.C. Oui, mais, nos âmes sont toujours confrontées aux mêmes douloureux mystères, que nous le voulions ou non, qu'il y ait des dieux ou non. Et Giraudoux modifie les données de la pièce : il imagine en effet qu'Electre, pénétrée COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 44 12 12 138
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de sentiments haineux envers sa mère, en ignore l'origine. En bref, elle ignore que sa mère a tué son père. Plus énorme encore, Oreste, revenu chez lui incognito donc, ignore aussi les circonstances de la mort de ce même père, ce qui se conçoit à la rigueur. Et le gros de l'intrigue, du moins l'une de ses composantes, est que le frère et la sœur vont essayer de découvrir ce qui ne va pas dans la conduite de la mère et de son amant, ce qui ne va pas dans leurs propres têtes soupçonneuses d'ils ne savent pas très bien quoi au juste. Ce qui fait que la tragédie d'un frère, d'une sœur, d'un père assassiné, d'une mère meurtrière, au lieu d'être considérée du point de vue des insondables npoirceurs de la condition humaine, deviennent les ingrédients piquants d'une petite intrigue policière du genre Qui a tué Harry ? Dommage.
Plus encore. Le comique. Depuis Shakespeare, depuis les romantiques, les dramaturges renforcent l'intérêt de leurs pièces en y adjoignant du comique. Certes, certes. Mais le comique de Giraudoux, c'est celui de l'esprit parisien. Mélanger Sacha Guitry à Sophocle ne me semble pas le meilleur moyen de faire apprécier une situation tragique. Mais, dira-t-on, n'y a-t-il donc rien à sauver dans Electre, de Giraudoux ? Si. D'abord : s'il n'y a rien dans cette pièce, il s'agit donc d'un vide. Or, du vide, dans un mécanisme, cela s'appelle du "jeu", dans les rouages, par exemple. Et le vide, les trucs théâtraux montrés tels quels, représentent justement l'essence même du théâtre, de même que présenter sa toile et ses pinceaux, sans avoir peint, représente l'essence de la peinture.
Mais,; direz-vous, Giraudoux fait du théâtre ! il ne se dérobe pas, il nous fait rire, haleter, palpiter, applaudir ! Certes, recertes. Je fais ici l'effet de l'Académie à moi tout seul, qui blâmait le public de trouver excellente une pièce qui n'était pas bâtie selon les règles. Ce que vous ne pardonnez pas à Giraudoux, c'est d'avoir adapté un thème antique à la psychologie moderne. Justement, parlons-en. Dans l'Antiquité, tout le monde connaissait cette sombre histoire ; elle faisait partie du patrimoine culturel et national. Chaque personnage était donc l'emblème, la représentation, la carte à jouer ou la pièce du jeu d'échecs (double anachronisme) qui devait jouer comme ceci ou comme cela.
C'était un rite, une liturgie. Mais il n'en est plus de même de nos jours. Nos personnages se sont individualisés, ils jouissent de réactions psychologiques individuelles. C'est précisément ce jeu psychologique que nous récusons, déplorant que nous ne soyons plus capables de suivre une intrigue, de film ou de pièce, sans y avoir recours. Seulement, nous avons l'impression de voir et de revoir toujours les mêmes sujets : les polars, on connaît, même si ce sont les enfants qui enquêtent COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 44 12 12 139
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sur leur propre mère. Nous en avons assez de ces suspens sur commande. Sans oublier la graine de féminisme ou de machisme, je ne sais plus : ne voilà-t-il pas que Clytemnestre implore d'Electre, sa fille, un peu de solidarité du fait qu'elles sont toutes les deux des femmes ? que la mère indigne explose en parlant des manières de son mari, vaniteux, mal baisant (c'est fortement suggéré), bref trop masculin en dépit de son petit doigt en l'air, ce qui a suffi à le lui faire détester... Non, monsieur Giraudoux, vous n'êtes pas en train de mettre en scène le courrier sentimental des lectrices de Marie-Claire ; non, monsieur Giraudoux, vous n'avez pas le droit d'introduire des histoires de cocus bourgeois dans un noble thème ancestral : la femme du juge a couché avec tout le monde, y compris le cousin de la reine devenu le roi, et son mari de nous faire une scène à la Richard Gere dans le navet Lancelot ? Cela s'appelle le "psychologisme", c'est furieusement daté, c'est "Au théâtre ce soir", tout juste s'il n'y a pas un amant dans le placard.
Avez-vous aussi remarqué la misogynie d'entre-deux-guerres de Giraudoux ? Les femmes ne sont que de petits personnages attachés à leur confort, dans la tête comme au lit. Électre échappe à ces problématiques, mais c'est pour revêtir les oripeaux de la Détective au flair en alerte : eh ! que m'importe ! C'est le suspens qui gâche tout. "Votre espoir", comme dit Antigone, "votre sale espoir". Dépassé, le théâtre d'Anouilh ? sans doute. Mais au moins a-t-il réussi à mettre en scène un personnage de jeune fille révoltée en qui chacun ou chacune peut se retrouver ; mais Giraudoux ne nous offre qu'un personnage de théâtre. D'autant qu'il m'a toujours semblé incongru de représenter des femmes à la cuisse légère (je parle de Clytemnestre et de la femme du président), alors qu'elles me semblent plutôt, de toute éternité, avoir un cadenas dans la culotte, mais je m'égare, comme on dit près d'Athènes.
Voyez-vous, ce qui est sacrilègement introduit dans ce maladroit remake, c'est la notion de temps. Le temps implique l'espoir. Tandis que chez les Antiques, on se mouvait dans l'éternité. Nous sommes à présent non plus dans l'éternel, mais dans l'Histoire : un jour, le temps s'est mis en marche... Il ne nous reste plus que les apparences, et c'est sans doute cela, le théâtre, dira quelque défenseur. Le rien, les procédés, les mots, le style (magnifique il est vrai) : voilà tout ce qui reste. Il se trouve que cela ne me satisfait plus. J'ai besoin qu'on me parle, et non pas qu'on m'émeuve. J'ai besoin de sortir d'une représentation théâtrale autre que je n'y suis entré, d'être purifié par la catharsis d'Aristote ou bien souillé, mais pas de me dire : "Une pièce de plus ! allons prendre un pot avant de nous coucher." Voici à présent quelques procédés dramatiques utilisés : la rupture de la COLLIGNON LECTURES "LUMIERES, LUMIERES" 44 12 12 140
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ligne d'intrigue ; la rupture par le mot, par la tirade ; la parataxe, c'est-à-dire la juxtaposition de mots, de phrases, de sentiments, qui pique. La profondeur du vide. L'aléatoire considéré comme donneur de sens. Le sens dans le non-sens. Ce qu'il y a de plus théâtral, c'est la béance. Mais Giraudoux remplace la béance métaphysique par la béance formelle. Il n'y a plus que du signe, il n'y a plus de sens. Le mot pour le mot nous place au centre de l'agitation absurde qui s'appelle la vie. Le théâtre dans ce cas serait un drame, le drame de l'impuissance. On me pardonnera si je préfère l'impuissance métaphysique à l'impuissance des mots, celle du sens à celle du signe.
Le recours au texte nous permettra de voir des beautés de Giraudoux que nous n'avions pas mentionnées. Il n'en reste pas moins qu'il s'agit des beautés, et non de la Beauté... XXX 63 12 31 XXX
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Salut les noëlleux ! vous n'échapperez pas, avant vos agapes alcoolisées, au Dessous du volcan, bréviaire des ivrognes, par Malcolm Lowry, paru en 1959, traduit en dialecte français par Stephen Priel, Clarisse Francillon, avec la collaboration de l'auteur, pour la collection "Folio". C'est un chef-d'œuvre. Déjà nous en sommes avertis par le préfacier qui n'est autre que Maurice Nadeau. Déjà l'auteur lui-même nous avertit aussi, dans sa préface à lui, qu'il ne faut pas se borner à voir dans Au-dessus du volcan, la simple et tragique histoire d'un alcoolique récidiviste. C'est hélas ce qu'on dû penser les réalisateurs du film qui porte ce nom, avec Richard Burton.
La tête désespérée ou animale dudit Burton noyés dans les vapeurs de la tequila ne saurait en effet exprimer toute l'intensité du désespoir enveloppé dans les pages de l'ouvrage écrit : il en est presque toujours ainsi, question déperdition, dans les tentatives pelliculées. Le film présente sans doute de splendides paysages, autour du Popocatepetl, point culminant et volcan du Mexique. Mais les descriptions du livre, même fragmentaires, même reconstituées dans notre esprit, avec notre géorgaphie interne, suffisent à donner une juste impression du cadre : nous vivons au-dessous d'un volcan, dangereux comme il se doit, sous des nuées d'orage menaçantes, au sein de grondements de plus en plus féroces.
Autour de nous s'étendent des ravins, de vastes perspectives brisées, des cactus, une ville en plusieurs morceaux, avec des pans de routes qui montent, qui descendent, des pavés chaotiques et des bus cahotants. Bref un paysage à couper le souffle, même à quelqu'un qui ne boit pas. Un paysage qui fonctionne, nous dit l'auteur dans son avant-propos, selon une mécanique symbolique : nous ne sommes pas dans une géographique purement physique, mais au sein d'une forêt, comme on dit, de symboles : il n'est que de se reporter à la Divine comédie de Dante, ou à la Kabale juive, ou à tout autre système de représenation figurée de la destinée humaine. Et quelle est-elle ? De boire dans l'angoisse, pas nécessairement de l'alcool, mais de la névrose, à plein goulot ; de l'inquiétude, ou tout autre tourment.
Et tous, nous descendons les degrés concentriques, les gradins en entonnoirs, d'un gouffre infernal. Voilà : notre héros, consul à Cuernavaca (maladroite transcription du nom indigène de Cuahnahuac) se pinte, se raisonne, reboit, s'humilie, éprouve des exaltations alcooliques extraordinaires, aperçoit les causes des choses, puis retombe dans l'hébétude, lutte contre son propre démon. Il se trouve que l'auteur décrit sa chute personnelle, étant lui-même mort avant la cinquantaine de cette terrible et lucide déchéance. D'où l'effrayante réalité de telle scène, de tel COLLIGNON LECTURES LUMIERES, LUMIERES
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délire (on pense en particulier aux hallucinations constantes d'insectes ou de reptiles, caractéristiques du delirium tremens). Lui aussi a vécu au Mexique. Voilà de quoi ancrer sa réflexion, de quoi fournir matière au roman, avec un décor, des personnages, qui ne soient pas des abstractions : un ouvrage de pure théologie ou d'ontologie aurait vite pris une teinture assez rebutante. Il ne nous en faut pas moins, après en avoir joui, approfondir ce brillant folklore, pour apercevoir, chez notre frère en douleur, que nous ne saurions juger, tout être humain plus vulnérable qu'un autre, accessible aux affres du salut ou de la damnation : ce péon blessé agonisant dans la poussière, son cheval errant les éperons ballants, les chats, le jardinier placide qui taille sa haie, son frère lui-même, ex-révolutionnaire et courtisant sa femme.
La femme : tout est là. Yvonne, qui l'a quitté un jour, qui lui a envoyé un mot par la poste pour revenir sur sa décision, peut-être – un mot qu'il n'a jamais reçu... Elle revient, flanquée d'un amant français, et du frère de son mari donc, non seulement ex-révolutionnaire, mais aussi musicien raté, comme Lowry se sentait écrivain raté. Yvonne d'ailleurs est elle aussi une artiste de music-hall ratée. Tous ces personnages, riches oisifs jetés sur les routes poussiéreuses d'un Mexique pittoresque et crasseux, ont eu jadis une trop belle opinion d'eux-mêmes ; ils sont en proie à leurs limites, à leurs soifs inextinguibles d'ils ne savent trop quel absolu, ils en sont conscients, à des degrés divers, et tous entourent le consul ivrogne, qui leur sert d'abcès de fixation.
Au moins, ils ne sont pas comme lui ; au moins, ils n'en sont pas à ce point de déchéance ; ils ne se disputent pas, eux, avec des sous-officiers mexicains avinés qui vont jusqu'à frapper, du poing et du couteau. Ils peuvent se livrer aux doux plaisirs de la leçon de morale et des lamentations. La femme Yvonne elle-même peut promettre de revenir sitôt que son vicieux de mari aura cessé de boire ainsi. Et quand il meurt enfin, au terme d'une interminable descente, c'est d'un coup de couteau dans le foie, comme Prométhée se fit dévorer le foie pour l'éternité par un vautour envoyé par Zeus. C'est ainsi qu'il existe plusieurs niveaux de lecture, et j'aimerais relire ce livre dans quelques années, puisque mon abstinence me garantit quelques années j'espère encore.
Le lecteur passe en effet d'un niveau à l'autre au gré de ses humeurs, et voit tantôt une évocation de magnifique pays, riche et miséreux, tantôt une illustration de ses propres tourments, tantôt une fresque épique. Nous aimerions à présent non plus papillonner à travers l'ouvrage, mais vous présenter bien à fond la page 47 : l'amant d'Yvonne, le Français Laruelle, sort d'un casino : "La ville était presque juste à sa droite à présent et au-dessus de lui, car M. Laruelle n'avait fait que COLLIGNON LECTURES LUMIERES, LUMIERES
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descendre peu à peu la colline, depuis qu'il avait quitté le Casino de la Selva. Du champ qu'il traversait il pouvait voir, par-dessus les arbres à flanc de colline et au-delà de la sombre silhouette féodale du Palais Cortez, la roue Ferris en lente rotation, déjà illuminée sur la place de Quauhnahuac ; il crut percevoir le bruit de rires humains montant de ses nacelles éclatantes et, à nouveau, la griserie légère de voix qui s'en allaient chantant, diminuant, expirant dans le vent, à la fin inaudibles. À travers champs lui arrivait un air américain plein de découragement, "Saint-Louis Blues" ou quelque chose de ce genre, par instants molle houle de musique poussée par le vent, d'où giclait un embrun de caquetage, et qui semblait ne pas tant se briser que frapper sur les murs et les tours des faubourgs ; puis en un gémissement elle refluait aspirée au loin. Il se retrouva sur le chemin menant par la brasserie à la route de Tomalin. Il parvint à la route d'Alcapancingo. Une auto passa et comme il attendait, détournant la tête, que la poussière retombât, il se rappela cette fois qu'il longeait en auto, avec le Consul et Yvonne, le lit du lac mexicain, autrefois cratère d'un énorme volcan, et revit l'horizon estompé de poussière, les cars fonçant à travers les tourbillons de poussière en un souffle, les garçons frémissants debout à l'arrière des camions, cramponnés à mort, le visage abrité de la poussière sous des bandeaux (et il y avait là une magnificence, par lui toujours sentie, une sorte de symbole de l'avenir pour lequel un peuple héroïque avait, en vérité, fait des préparatifs tellement grands puisque, par tout le Mexique, l'on pouvait voir sur leurs camions tonnants ces jeunes dressés, leurs pantalons claquants sec, campés sur leurs jambes larges ouvertes, solides) et dans le soleil, sur la colline ronde, le peloton isolé d'une avant-garde de poussière, les collines près du lac obscurcies de poussière comme des îles sous une pluie battante. Le Consul, dont Monsieur Laruelle distinguait à présent la vieille demeure sur la pente au-delà de la barranca, avait alors semblé assez heureux lui aussi, se promenant à travers Cholula aux trois cents six églises et deux salons de coiffure, le "Toilet" et le "Harem", puis escaladant la pyramide en ruine qui était, assurait-il tout fier, la Tour de Babel originale. Qu'il avait admirablement caché ce que devait être la Babel de ses pensées !"
Voilà pour vous donner un aperçu, l'eau ou le mezcal à la bouche, peut-être. La lecture du passage est compliquée par le fait que, tandis que M. Laruelle fait une promenade tout seul, se superpose le souvenir d'une autre promenade qu'il a faite avec le consul et sa femme. Mais la dimension symbolique est là, avec cette roue de foire autour de laquelle semble s'amuser tout un peuple lointain de terrestres damnés, et qui semble bien évoquer la roue d'Ixion au plus profond des COLLIGNON LECTURES LUMIERES, LUMIERES
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Enfers, Ixion condamné à tourner sans cesse pour avoir osé désirer la femme de Jupiter, Junon elle-même… XXX 64 10 10 XXX
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Bonsoir. Dans le cadre de notre récente actualité littéraire, permettez-moi de vous entretenir de l'ouvrage d'André Schwarz-Bart Le dernier des Justes, qui vous parle de la Shoah. Il est donc vrai qu'on peut le rattacher directement à l'actualité la plus brûlante, grâce à notre ineffable Maurice Papon et à ses défenseurs, dont il faudra bien qu'un jour ils jettent le masque, et qu'au lieu d'alléguer l'irresponsabilité, ils éclatent enfin : « Oui, c'était une bonne chose d'exterminer la racaille juive. » Au moins ce sera franc, ce sera cynique, et nous saurons à quoi nous en tenir.
J'ignore tout du passé de monsieur Schwartz-Bart, et de la façon dont ce livre fut accueilli : mais au moins, en ce temps-là, en 1959 (2006), tout le monde était encore bien vivant, ou survivant, et personne ne songeait à prétendre que les cadavres vus dans les films américains étaient des mannequins hollywoodiens. Tout le monde avait encore l'horreur et la pitié au bord des lèvres, prêt à compatir.
Et c'est justement ce qui gêne et provoque dans ce livre, Le dernier des Justes. Qu'est-ce qu'un Juste, ou « Lamed-Waf » ? c'est un homme pénétré de religion, qui est là sur la terre pour justifier toute la souffrane qui s'y déroule. C'est lui qui la prend sur son dos et l'offre à Dieu, pendant toute sa vie et au moment de sa mort, qui est un martyre, un témoignage de la souffrance humaine. Le Juste, d'après ce livre, est celui qui présente tous les péchés du monde et qui demande à Dieu de racheter ce monde au nom de toute cette souffrance qu'il porte sur son dos. C'est une légende, qui se tranmet depuis la ville d'York, en Angleterre, depuis 1185 (1232). Et toujours, de génération en génération, dans une certaine famille Lévy en particulier, il se trouve un homme, modeste, mystique, misérable et courageux, prêt à tendre la gorge malgré lui au coutelas toujours levé de l'antisémite de service à travers les siècles.
Schwarz-Bart nous en avertit dès les premières pages : les fours crématoires du XXe siècle ne peuvent se comprendre, s'éclairer, qu'à la lueur des bûchers du XIIe siècles et des siècles qui l'ont suivi. Cela fait plus de mille ans que l'on persécute les juifs, car les Romains ne se méfiaient d'eux qu'en raison de leur culte contraire à la politique romaine, mais au même titre que les autres Barbares – il n'y avait pas de spécificité juive dans l'Antiquité, de « traitement spécial » comme on dira plus tard.
Il est bien entendu que l'Eglise joua le premier rôle dans ces persécutions, envers une religion concurrente, et l'Etat, y voyant de bons bénéfices à faire, lui emboîta le pas. En ce temps-là, l'Eglise et l'Etat marchaient main dans la main. Surtout contre les juifs. L'un des Justes n'a-t-il pas COLLIGNON LECTURES « LUMIERES, LUMIERES »
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été brûlé pour blasphème sous saint Louis, pour avoir osé proférer d'une voix douce ce qui semble d'une élémentaire évidence, à savoir que s'il est vrai que le Christ a été le Messie, on peut se demander pourquoi le monde ne présente pas un autre spectacle qu'un entr'égorgement perpétuel. Il fut condamné pour blasphème, vive l'Eglise, champion de l'esprit con.
C'est ainsi que Schwarz-Bart nous promène de Juste en Juste à travers les générations, de même que plus tard Marèk Halter nous racontera la saga millénaire de juifs pourchassés de pays d'Europe en pays d'Europe. Mais vient le temps du dernier des Justes. Sa vocation se découvre en lui dès l'enfance, en Allemagne, où ses parents ont trouvé refuge : en effet, en Pologne, dans le stetel, régnaient un peu trop souvent les pogroms, qui sont des massacres tolérés par l'Etat pour que les mécontents se défoulent. L'Allemagne, pays de haute culture et de haute civilisation, semble le meilleur abri contre la barbarie slave. En 1934, c'était vraiment le bon moment. Et notre petit garçon, Ernie Lévy, passe une enfance confite en dévotion et en humiliation.
Très tôt persuadé qu'il porte sur les épaules l'écrasant fardeau des péchés et des souffrances du monde, il prend donc cela au pied de la lettre, et cherche à souffrir le plus possible, ou à bien regarder sous le nez la souffrance des autres, afin de s'en repaître et d'en avoir pitié. Cela lui confère une tête à claques de première, et lorsqu'il regare attentivement son père en train de coudre, ce dernier, exaspéré, demande : « Tu atends que je me pique ? » et l'envoie en courses. Alors, par souci de ne pas effrayer une jeune fille battue par ses parents, il l'effraye encore plus par ses airs bizarres, et passe pour un exhibitionniste. Non pas exhibitionniste sexuel, mais ayant exhibé obscènement sa pitié.
Bref, il encaisse tous les coups durs, se faisant rabrouer par les petits garçons et par les petites filles des Jeunesses Hitlériennes, qui se font seconder par leur excellent professeur. Pourquoi tant de soumission ? parce que les juifs ont développé au cours des siècles une philosophie à la Amush, qui consiste à se laisser faire, à montrer l'exemple de la bonté, afin que les gens s'aperçoivent que non, « ils » ne sont pas si mauvais que ça, et même, qu' « ils » sont meilleurs que les autres. Un bon juif, un bon Noir, un bon amish, ne recourent pas à la violene, et tentent de raisonner les racistes, qui de toute façon, mais ils ne le savent pas encore ! ne sont pas accessibles à la raison, ni même au raisonnement – voir plus haut la réaction des braves évêques de saint Louis.
Nous serions donc tout disposés à compatir aux tribulations de cette petite victime, si l'auteur ne nous faisait rire, ne nous assommait sans cesse avec son ironie. C'est que, voyez-vous, COLLIGNON LECTURES « LUMIERES, LUMIERES »
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cette soumission conformiste et bêlante n'est plus de mise avec les nazis. Elle ne le fut à aucune époque, mais surtout pas à celle-là. Et quand on se soumet, et qu'on cherche à avaler au vol tous les crachats qu'on vous lance, eh bien, on n'est pas un brave petit garçon juif modèle, on est surtout le roi des cons. Schwarz-Bart réussit donc à nous faire prendre pitié de ce jeune garçon, puis jeune homme, pitié dans le sens où les jeunes banlieusards l'entendent désormais : « Tu me fais pitié », « Tu fais tièp », « Tu est méprisable ». Il est toujours en train de s'excuser d'exister, croirait-on, il incarne à lui tout seul le destin misérable et le comportement du peuple juif, il est grand, sa gandeur est dans son aspect méprisable justement, c'est dans son ridicule même que réside sa grandeur.
Et ses persécuteurs deviennent d'autant plus odieux, car contrairement à ce que croient les lepénistes, il est très laid de profiter de la sottise des gens. On n'a pas le droit d'écraser celui qui ne demande que ça, même si c'est pour se grandir à ses yeux : il est très justement observé qu'Ernie Lévy, le héros, se sent tantôt minable, tantôt immense. Recherchant toutes les occasions d'être en première ligne de la souffrance et de l'abjection, il ne trouve rien de mieux à faire que de s'engager volontaire dans l'armée française en 1910 (1987), se constitue prisonnier à Drancy, fait en sorte de parvenir dans les wagons à bestiaux (tout le monde n'a pas l'humanité de Papon) vers Auschwitz, jusque dans l'épaisseur de la chambre à gaz.
Et là, il ne s'agit plus d'ostentation, et tout le côté agaçant et grandiose de ce dernier des Justes nous remonde quasiment en sanglots à la gorge, car il a payé de sa vie, quelque imaginaire qu'il ait été, bien qu'il n'ait pas été précisément imaginaire. Car tous les juifs furent les derniers des Justes, et la nation juive fut chargée à travers les siècles, précisément, ; de tous les péchés du monde. Ernie Lévy est mort plusieurs millions de fois. Seulement la différene entre lui et un Juste, différence terrible, est qu'il a compris très tôt, et combien de juifs avec lui, qu'il n'y avait personne, là-haut, pour recueillir les larmes des persécutés, juifs, Belges ou femmes. Il n'y a pas de Rédemption, il n'y a pas de rachat, il n'y a pas de réversibilité : les mérites des bons ne se reversent pas sur les péchés des méchants.
La souffrance des humains ne sert à rien. Elle s'envole à tout jamais dans le ciel ; simplement, cette fois-là, elle est partie sous forme de fumée qui reste stagnante, étouffante, sousle ciel bas de nos mémoires. Et surtout, n'ayons pas de pitié, de déshonorante pitié : souvenons-nous, seulement. Mais alors, pourquoi Ernie est-il allé jusqu'au bout, pourquoi a-t-il fait croire autour de lui qu'il y avait un Dieu et un paradis ? pour ne pas les désespérer. Comme disait Aragon : « C'est COLLIGNON LECTURES « LUMIERES, LUMIERES »
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quoi, un professeur qui ne croit pas ? » Fidélité donc, jusqu'à la mort, à un peuple, à une ethnie, ou mieux, comme disait Memmi, à un imaginaire collectif, à un destin assumé coûte que coûte, au destin de l'Homme. Car le Messie est appelé « Fils de l'Homme », et nous finirons tous, nous aussi, juifs ou goyim, dans notre chambre de la mort personnelle. Mort pour l'Honneur, pour témoigner, dans la souffrance et la fierté, fût-ce devant le Néant. Avant de passer à la lecture de certaines pages que nous devons écouter debout tête nue dans notre tête, j'aimerais vous faire faire connaissance avec la mère de notre héros, lorsqu'il est né.
Cette mère était petite, pâle et effacée ; sa belle-mère, son beau-père, vigoureux, ne l'avaient pas toujours acceptée... Or, voilà qu'elle procrée : c'est l'occasion pour l'auteur Schwarz-Bart de laisser libre cours à ce fameux humour juif, mélange de mièvrerie et de férocité. Les juifs de Schwarz-Bart dans Le dernier des Justes nous sont en effet volontiers présentés comme des caricatures, comme s'il voulait se débarrasser de toute cette soumission collante. Et cela nuit aux bonnes consciences. Il ne s'agit pas en effet d'une leçon de morale. Ce livre ne prétend pas nous livrer un mode d'emploi de l'âme juive, n'est en aucune façon un porte-parole de communauté, mais n'est que l'expression de son auteur et de ceux, juifs ou non, qui lui ressemblent.
Or, là gît le malaise : nous ne parvenons pas à plaindre les juifs ; eh bien, tant mieux. Ils méritent mieux que cela. Et à chaque fois que nous serions tentés par un apitoiement facile, l'auteur nous met en face de notre larmoiement, en nous en montrant le ridicule, l'odieux et finalement l'insultant. C'est l'histoire d'un juif masochiste, ce qui est tout différent. Il y a de tout chez les juifs : même des masochistes. Même des voyeurs de la souffrance, même des obscènes, qui se repaissent des larmes de la victime en gros plan pour faire joli sur la conscience. D'où le malaise. D'où l'exaspération, la même que dans La vingt-cinquième heure : « Mais enfin, comment font-ils pour être aussi cons ? » Le dernier des Justes fait appel à toutes les ressources de notre intelligence, il n'est pas fait pour ceux qui se contentent des apparences, pour ceux qui supposent qu'il suffit d'y aller de sa larme pour être quittes...
Allons-y de notre ricanement, dans un premier temps ? La mère du futur petit Ernie, et d'autres petits enfants en attendant, toujours considérée comme une demoiselle Blumenthal, et mécontente de le voir ainsi promené et tripoté de bras en bras, comme s'il appartenait aux beaux-parents (Mardochée et Mutter Judith) et non plus à elle nouvelle accouchée, vient enfin de se manifester pour le réclamer à nouveau contre son sein.
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Page 141 :
« M.Benjamin Lévy exulta secrètement, tandis que Mardochée déclarait sur un ton de respect attendri :
Que Dieu nous protège, voici que nous avons une véritable louve à la maison.
« Mutter Judith se tut : tant qu'elle ne les aurait pas sevrés, Mlle Blumenthal resterait la mère de ses enfants.
« Le drame resurgit plus tard. Les enfants ne respectent que l'autorité suprême. Mardochée fut toujours assez sage, en leur présence, pour s'effacer devant M. Benjamin Lévy ; mais il n'en fut pas de même pour Mutter Judith qui devenait la mère en chef sitôt que les petits étaient en âge de lui obéir. Mlle Blumenthal se trouva ainsi reléguée à ses nourrissons. Elle finit par s'habituer à ces abandons successifs, elle y vit un destin inéluctable, Mutter Judith ne figurant à ses yeux que la première marche vers le détachement final de l'adulte, qui était pour son cœur de mère une montée au néant. Même, elle emprunta son autorité à celle de Mutter Judith ; et lorsqu'on ne lui obéissait pas assez vite, le cœur toujours un peu pincé, elle allait quérir la mère supérieure en personne. Elle ne se doutait pas qu'elle restait pourtant la vraie source, l'unique puits de maternité, creusé de façon mystérieuse dans le cœur de chacun de ses enfants. C'est à la cuisine, auprès de ses petites jupes, que les ingrats venaient s'asseoir lorsqu'ils étaient en proie à une tristesse sans raison, ou à l'une de de ces angoisses impalpables qui viennent du fond de l'être et ne s'apaisent qu'au son d'une certaine voix.
« Son mari ne différait guère du reste de l'humanité : manifestement, il la tenait pour quantité négligeable, ne lui adressant la parole que pour se moquer, comme si elle fût une enfant.
« Autrefois, sotte jeune fille, elle avait rêvé d'un homme qui aurait de l'importance, auprès de qui elle jouerait un rôle, si mince soit-il. »
Voilà quelle fut la mère d'Ernie Lévy. L'auteur, omniscient, nous la caricature avec toute la tendresse possible, infirmant au passage l'idée de la mamma juive possessive – il est vrai amplement représentée par la grand-mère, Mutter Judith. Quant au papa, Benjamin, il est aussi de cette catégorie de personnalités apparemment effacées, trop subtiles pour lutter. La mère se trouve ainsi coincée entre un mari qui l'ignore ou la prend avec condescendance, et des beaux-parents envahissants. C'est d'ailleurs le grand-père, discret
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dans ce passage, qui déterminera la destinée de son petit-fils Ernie en le gavant de passages talmudiques, en faisant de lui un petit homme fragile et trop réfléchi pour son âge. Quant à la mère, elle n'est là que pour pondre, pour procurer à la noble famille Lévy de quoi se perpétuer, de quoi produire des Justes jusqu'à la nuit des temps. L'auteur nous décrit cette situation familiale avec une grande justesse de ton, ironie mêlée de tendresse et de respect. C'est bien ainsi que de faux moutons traversent l'existence, répandant le bien autour d'eux sans le savoir. C'est bien de ces deux parents-là qu'Ernie tiendra cette douce obstination navrée, sa résolution.
Voici venu le moment, amis auditeurs, de vous mettre debout, ou de prendre l'attitude que vous voudrez : les avant-dernières lignes du roman Le dernier des Justes vous sont peut-être connues. Elles suivent le récit du départ des juifs vers la fumée, passant de l'état de Luftmensch à celui de Luft. « Je ne traduirai pas », dit l'auteur, qui poursuit : « Ainsi donc, cette histoire ne s'achèvera pas sur quelque tombe à visiter en souvenir. Car la fumée qui sort des crématoires obéit tout comme une autre aux lois physiques : les particules s'assemblent et se dispersent au vent, qui les pousse. Le seul pélerinage serait, estimable lecteur, de regarder parfois un ciel d'orage avec mélancolie.
« Et loué. Auschwitz. Soit. Maïdanek. L'Eternel. Treblinka. Et loué. Buchenwald. Soit. Mauthausen. L'Eternel. Belzec. Et loué. Sobibor. Soit. Chelmno. L'Eternel. Ponary. Et loué. Theresienstadt. Soit. Varsovie. L'Eternel. Vilno. Et loué. Skarzysko. Soit. Bergen-Belsen. L'Eternel. Janow. Et loué. Dora. Soit. Neuengamme. L'Eternel. Putskow. Et loué... » Là j'ai dû m'arrêter, car toute la classe pleurait.
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