NOUBROZI

N o u b r o z i

publié dans le numéro 1 du « Bord de l'Eau »

Semper clausus


Mesdames, Messieurs les Jurés, Noubrozi fut mon père et mon instituteur.


Trop père en classe, trop instituteur à la maison, est-ce pour m'avoir dans sa « classe unique » qu'il refusa toujours d’habiter la ville ?

- Ta mère n'avait que son Certificat d'Études mais c'était une bonne ménagère, me répétera Noubrozi.


Pourtant j'imagine mon père en victime.

Dès l’enfance, je dis : « Pauvre papa ! »

Il joue bien son rôle. Ma mère le persécute. Nous formons un triangle où chacun se croit persécuté par les deux autres.


Mon père s’agite au rez-de-chaussée. J’écris sur lui, sans documentation. Cette dernière est une entrave. Mais je ne veux ni mentir, ni inventer ; ni broder mes constipations sur l’œdipe du Père (prononcez Édipe, comme ma mère, bande d'ignares)… Depuis le temps, je n’ai que moi… Mon père, fruste, repousse l’analyse au cas où apparaîtraient des Sentiments.


Tu vis seul à présent. Tu n'en sembles pas souffrir, à moins de dissimulation.


Quatre frères et sœurs à chaque étage. De Maubeuge à Namur en passant par la Suisse.

Le berceau s'appelle la Meuse (Clermont – Stenay – Verdun).

Mon Père et moi n'avons pas besoin de langage.

Mon père s'appelle Roland, mon grand-père Eugène, le père d'Eugène Louis, Louis fils de Nicolas…

Or, la responsabilité se mue en hérédité, la scolastique freudienne se substitue à la Providence : j'ai repris à mon compte les névroses de mon père, pour les absoudre, les justifier, les vivre. J'endosse. Le fils garant du Père. Nous nous comprenons, nous nous emboîtons, enceints l'un de l'autre. Comme je n'ai pu être Moi, je serai Lui, mais pour le punir de m’avoir entravé, et Lui, comment pourrait-il en être autrement, sera Moi.


J'évoquerai les deux enfances conjointes (tant de zigzags, tant de reprises en taches d'huile, de retouches, de ponçages et de repentirs, pour parler de soi).

Mon père fut rejeté par sa famille. Sa mère prodiguait du martinet. Roland venait après une sœur morte et regrettée. Il y eut une autre sœur après lui, Raymonde II. Mon père eût n naître fille. Il fut un faux aîné, faux responsable, chargé de tout et accusé si les cadets tournaient mal. Au Cours Complémentaire de Vouziers il fut placé interne. Ses parents habitant la ville même, pendant la promenade des pensionnaires il tournait la tête vers la maison maternelle. Le surveillant le rappelait à l’ordre. Ses camarades s’étonnaient. Son frère Jean, externe, lui, venait porter le chocolat de quatre heures à l’enfermé. Il y eut des pleurs sur ce pain-là. Si j’étais biographe je pousserais plus loin la multiplication des faits.


Mon père accumula les bourdes pour se faire aimer-punir, avec cependant une épreuve terrible : soixante-douze (72) jours sans boire ni manger : péritonite, inversion du transit intestinal, exemple : vomir sa merde. À treize ans. Plus de deux mois sous perfusion. Il but une nuit l’eau du radiateur. « Il s’en sortira » dit le médecin.


Ne pas être en reste, moi. De ces parents me posant en victimes je fis mes bourreaux.

Je n’aimerais pas noircir le tableau. Mon père s’est toujours plaint de son enfance : misère matérielle, à elle seule rien de grave, mais sans le vouloir il a reconstitué autour de moi l’atmosphère d’anxiété, de carences affectives qu’il a subies : chacune de ses tentatives vers le monde extérieur s’est soldé par une torgnole. Telle fut l’enfance que je dois racheter avec talent, mon talent.

Quand je geignais (j’étais, je suis grand geignard) mon père m’assenait : « Tu n’as jamais manqué de rien. »

Noubrozi si.

En ce temps-là, Noubrozi menait paître la chèvre sur les remblais ; il usait en tiers les culottes de ses frères et les plats qu’il n’avait pas aimés lui étaient représentés tout pourris qu’ils fussent jusqu’à consommation complète.

« J’ai assisté à des scènes dont tu n’as pas idée » me dit Noubrozi. Mon père se vantera de n’avoir jamais bu, ni supporté de boire, ni fumé. J’ai de la chance : à soixante-seize (76) ans mon père semble fait pour durer.

J’ai de la chance : à soixante dix-neuf (79) il est mort. Bois. Bois donc. Et moi j’ai bu, je fume encore, le sang du grand-père, verrier à Buneos-Ayres en 1892 ; le sang du père, Grand Nerveux, se sont faisandés chez moi, en sang d’intello. Mon père a voulu m’épargner son enfance, coups et connerie, or, dès l’âge de six ans mes lunettes m’ont soustrait aux violences. Je n’ai vécu que de l’alcool des livres, et j’écris.


Je n’ai pas été frappé. On ne peut pas tout avoir. Mon père a longtemps dévoré ses remords (de guerre) : moi je n’ai RIEN fait. « Il vaut mieux des remords que des regrets » (refrain connu). Mon père a bu de l’eau de lessive (de la vraie), mon père est tombé dans la manchette d’alimentation en eau de la loco ; mon père a fait sauter « les plombs » de la gare avec une épingle à cheveux ; mon père a arrêté le Calais-Bâle en se suspendant au contrepoids du signal ; mon père…


Mes oncles, les frères de Noubrozi, ne se sont-ils donc jamais livrés à des sottises comparables ? Invariablement les récits de mon père s’achèvent par « J’ai reçu une bonne tournée ». Le martinet passé dans la ceinture de ma grand-mère Alphonsine n’a-t-il fonctionné que pour lui ?

Freud prétend quant à lui qu’un évènement n’a pas besoin d’avoir eu lieu dans la réalité pour impressionner à vie un enfant… Mon père n’a pas connu d’excès de tendresse. Il n’a pas plus regretté sa mère que moi la mienne.

Je n’ai pas regretté mon père non plus.


« Vous me gâchez ma jeunesse ! » Voilà ce que je répétais à mes parents.

Il y a comme ça des banalités transcendantes . Et j’ajoutais : « Je me vengerai. »

De fait je les abandonnai dans leur vieillesse. « Tu étais dur tu sais ! » J’étais devenu dur.


Pourquoi ma mère, gueularde éternelle, s’est-elle toujours traînée de maladie en maladie, dans un état de parfaite robustesse ? Non ; les malades ne sont pas coupables. Toute maladie procède de la névrose, et c’est aussi une punition. Toute mort n’est peut-être qu’un suicide.


Mon père vomit ses excréments. Mon père fut hospitalisé. On le nourrit de perfusions et de clystères. On lui ouvrit, on lui rouvrit l’abdomen. J’ignore à quoi il a pensé. Il en mourut soixante ans plus tard. De quoi mourrai-je ?

Les forces de résistance sont infinies. J’ai connu mon père desséché : « sombre et rêveur » (c’était son mot). Soudain il partait d’un rire puéril et vulgaire. Mon père criait beaucoup, par à-coups, sans raisons apparentes. La seule constante de ses gueulantes fut la haine des hiérarchies, de tout ce qui l’avait écrasé.


Que dire d’une réflexion qui se dispenserait de la chronologie ?

Les ouvrages d’Histoire Antique de Dauzat et de Piganiol ne font qu’allusion aux évènements. On les comprend mal. Tout mythe veut du mystère ; le père doit demeurer vénéré. Ce n’est pas qu’il faille jeter le manteau de Noé : nul ne serait plus ravi que moi d’apprendre des horreurs sur mon père. Non, c’est de moi que je crains de trop savoir.


L’Internat est mon sujet à présent : mot proche de « l’internement », connu par mon père en citadelle de Laon. Avant cela, jeune homme, il connut l’E.P.S. de Mézières (École Première Supérieure) et, dans une moindre mesure, l’École Normale de Laon.


« Quand j’étais à l’E.P.S. de Mézières » est devenu le sésame, la clé de la Saga du Père, bien avant la mort. Mon père hochait la tête : « Moquez-vous tant que vous voudrez, c’était quelque chose de terrible. »

Noubrozi n’avait pas fait Verdun ; il avait fait Mézières.

Ma mère le faisait taire, non tant par haine du radotage que par haine viscérale du passé. Elle en venait à détester tous les films « d’époque « .

- Regarde-moi ça, disait-elle. Quelle misère ! Quelle misère !

Il ne fallait pas lui parler du Passé. Uniquement de ses vertèbres (autre mythe) et de ses maux divers, d’un sphincter l ‘autre. On les rejetait, elle et mon père. Ils ont fini tout seuls par n’avoir d’autres sujets de conversation que Mézières et les vertèbres.


Il est étrange de se souvenir de son bonheur. Stendhal place son apogée de ses dix-huit à vingt-quatre ans. Mon père, lui, a sommité entre quarante-huit et cinquante-deux ans, à Tanger. Il n’en parlait jamais, comme honteux d’avoir joui quelques fois de sa vie. Il revient sans cesse sur Mézières, où il expia la faute essentielle et commune d’être né : « Vois Dieu des laïcs, je me suis racheté. N’oublie pas cela au jour de ma mort. J’ai subi les épreuves, j’ai couronné ma malédiction d’enfance. Ce châtiment me justifie. »

De tout cela naturellement mon père n’a pas conscience, mais l’auditeur, son fils, conserve consciemment un amalgame d’admiration et d’horreur : « Ce fut extraordinaire ; j’étais enfin tenu, puni, par tout un ensemble de professeurs, de Règlements ; ce fut atroce, j’ai beaucoup souffert. »

Je le poussais dans ses retranchements : des mots d’internat ordinaire, le froid, la nourriture, la puanteur et la promiscuité. Je souffris moins que lui, je fus renvoyé dès le mois suivant. Père Puni obtint plus tard un poste de surveillant à l’École Normale de Laon, à charge pour lui de préparer le Brevet Supérieur (nourri, logé, enseigné).

Cinquante ans plus tard mon père me présentait ses Maîtres comme autant de héros de l’Iliade. En ces casernes-forteresses, lui qui lisait peu, il s’imprégna avec avidité d’une petite manne de culture. Les Maîtres, Pères multipliés, savaient tout. Sévères et justes. JUSTES.

Plus de femmes. L’Ordre était Respecté. Il ressassait, il ressassait ses anecdotes, mises en scène, emphatiques. J’aime pousser mon père au noir, ça lui fera les pieds.

J’ai besoin d’un pèe malheureux, sinon, pour quoi l’aurai-je été ?


Mais il eut plus d’amis que moi. Premier en allemand Noubrozi, il découvrit l‘amitié, que plus tard je ne connus pas. L’amitié ne m’inspire pas : je ne comprends pas en quoi elle consiste.


Mon père et Doriot ne se quittaient pas.

Ce fut un autre ami (Thomas) qui lui apprit à jouer aux échecs.

Pendant les promenades d’internat Thomas et mon père, sur un petit échiquier tenu à deux mains, jouaient en marchant. Noubrozi m’apprit à jouer aux échecs. Jamais je n’ai battu mon père : je refusais tous les conseils, me vexant. Après qu’il eut soixante-dix ans ses facultés s’émoussèrent, je parvins à gagner quelques parties, mais ça ne « comptait » plus, il était trop vieux.

Noubrozi remporta le tournoi du Journal de l’Union en 51. Il aurait pu participer au tournoi des Ardennes, il aurait pu affronter les champions nationaux.

Moi j’évite l’amitié. D’un mâle, rien à tirer. Les amis me semblent des pédés, refoulés cela va de soi. Je hais tant les hommes que je crains de les désirer.

Les femmes ne font pas tant de manières.

Mes parents, surveillant étroitement mes fréqunetations, me poussèrent tant qu’ils purent vers l’homosexualité.

Frais émoulu de mes notions psychanalytiques, j’ai un temps placé les amitiés du père sous le signe de l’homosexualité refusée. Je n’étais pas sans avoir raison. Mon père se lamenta en levant les bras au ciel. Ma mère (de quelle complicité de faiblesse, de quel accord profond ne fus-je pas ce soir-là témoin et acteur ?) ma mère me pria de cesser.

Mon père est vieux à présent. Ma mère, valétudinaire, est morte : je viens visiter Noubrozi dans sa maison de Bergerac. Ce sont les mêmes conversations qui reviennent puis qu’il oublie. Tous les ans ce sont les mêmes thèmes, que je reprends avec indulgence, avec délectation ; avec amour. L’un d’eux concerne cette vaste période : « Quand j’étais à l’É. P. S. de Mézières... » ou « À l’École Normal de Laon, après le régiment. »

Il me reparle de ses camarades, de ses professeurs surtout. Les Ardennes continunet de l’attirer. Elles sont là, au bout de la route.

À présent qu’il est veuf (ma mère n’ayant fait que du lit au tombeau) il pourrait piquer aux Ardennes. Puis il est mort. Il n’y va pas. Il n’y trouverait personne.

Pourquoi, de toute sa vie, n’a-t-il pas eu l’idée de retourner là-bas ?


«  C’était terrible ».


Mon père est un velléitaire.


Mon père a décidé de m’aguerrir : il m’envoie en colonie de vacances pour voir si je m’adapterai bien à un éventuel internat : connerie, grossièreté, obsession sexuelle ; manie que les autres ont toujours de me prendre pour un khon.

Ma mère, dûment édifiée par les récits de son mari, s’était exclamée : « Je suis sûre qu’il sera malheureux ».


Jamais lingère d’internat n’avait vu si volumineuse valise.

« En colonie de vacances on vous tue de sports, on n’ouvre pas un livre. » Mal vu ! Je me suis enfui en pleine forêt, enfui pour lire, vite et n’importe quoi. La fille du directeur m’a prêté L’opale noire. J’ai lu. J’ai demandé ce que signifiait le mot « parcimonie ». Elle m’a renseigné en tordant les lèvres, comme si j’avais demandé la dernière des cochonneries :

« Comment, à ton âge, tu ne sais pas ça ? »


Toute la section m’a cherché dans le bois en braillant. Bien fait pour leurs gueules. J’en avais marre de construire des cabanes en bois pour jouer la Guerre des Boutons. Bande de connards.

« Ton père, il fait la classe aux oies et aux lapins » dit un colon.

Aussitôt je me suis forcé à pleurer, pour défendre papa. Désespéré bien sûr de ne rien éprouver.

Heureusement que la monitrice des filles ne m’a pas montré son cul. Elle m’a fait venir dans sa chambre : « Pourquoi dis-tu toujours trou du cul de poule, trou du cul de poule ?

Je ne connaissais que l’oiseau.

Elle me garda longtemps dans sa chambre, se recoiffant, se remaquillant. Je me suis ennuyé. J’ai fini par lui demander la raison de ses questions. Elle parut se raviser, et me renvoya. Elle fit bien : je caftais tout à mes parents. Belle affaire de pédophilie en prespective, et pour UNE fois, impliquant une femme. Les commentaires et réactions de mes parents m’auraient profondément traumatisé. Il se peut que de nos jours même, les réactions de l’entourage provoqunet au moins autant de dégâts que les attouchements d’une femme.

Quand Noubrozi est venu, le 18 juillet 54, il ne m’a pas repris avec lui. Il est resté parfaitement indifférent à la défense héroïque de sa personne et de sa fonction. Il ne m’a pas repris avec lui.

« C’est signé jusqu’au 30, tu reste jusqu’au 30 ».


Ma mère est morte le 30 juillet. Le 30 juillet 1984.

Je suis retourné en internat pour mes dix-huit ans. Mon père a pensé : « Il s’adaptera cette fois. » Mais non. Mêmes promiscuités, peur, crasse, ennui, rhume. J’ai laissé tomber les amitiés de ce temps-là. Cinq (5) de moyenne toutes les matières, à moi, le génie ! Viré pour indiscipline. Le chant du coq à cinq heures du matin, les hurlements devant la porte des appartements du directeur, les poteaux flagellés à coups de ceinture « Sale juif j’aurai ta peau », les autres taquinés, taraudés, laminés jusqu’à ce qu’ils explosent. Noubrozi renonça. Je ne pus ni poursuivre, ni expier ; je passai pour fou. Le proviseur le dit à ma mère. J’allais traîner dans le quartier aux Putes les jours de sortie. Des noms ? Le lycée Monaigne de Bordeaux.

Quant au service militaire il  me fut épargné. C’est toujours ça de gagné.


Ce que j’essaie de démontrer ? Que l’on est malheureux en internat ? Que mon père fut malheureux ? Qu’il m’a délégué une partie de sa vie ?

Je proclame, expie et rachète les péchés du père.

« A l’E.P.S. de Mézières » (en vérité je vous le dis) mon père obtint une compensation de taille : se hisser au premier rang de la langue allemande, et s’y maintenir.

Aimer l’Allemagne et les Allemands lui valut à la fin de la deuxième guerre une condamnation à mort, l’amnistie, et une kyrielle de séquelles où je fus partie prenante…



Dans l’Est, rien de plus ordinaire que d’apprendre l’allemand ; à Mézières donc, les garçons possédaient ou croyaient posséder un solide bagage de trois ans d’étude. Mon père, le nouveau, dut rattraper son retard. Ses parents payèrent des cours particuliers. Il suivit du fond de la classe, notant tout ce qu’il pouvait. On l’interrogea, et les autres : « Pas lui m’sieu, pas lui !… Il est nul ! » Le prof s’obstinaà interroger mon père. Il sut répondre parfaitement, passa en tête et s’y maintint. Ses condisciples lui passèrent la bite au cirage. Puis Noubrozi assura toute la correspondance allemande et féminine de ces messieurs.


Les Allemands, les vais, sont venus plus tard. Mon père les a reçus : des gens comme les autres, qui voulaient assurer l’unité européenne, qu’il avait vu entrer à Bruxelles au pas de l’oie, la botte à hauteur d’omoplate - des gens disait-il plus francs, bien nets, avec lesquels on pouvait exercer cette belle langue à cravache : mon père hachait l’allemand. « Pourquoi la France et l’Allemagne se font-elles la guerre depuis des siècles ? Hitler est un fou, à moins qu’on puisse un jour s’entendre avec lui. La paix reviendra…


« On n’était pas au courant de ces choses-là, tu sais…

La délation, les déportations…


« On mangeait des tomates du jardin ta mère et moi quand la radio a annoncé la déclaration de guerre… » Adieu ma mère la propreté des torchons.

Moi j’aurais crevé de trouille. Je me serais fait passer pour dingue-dangereux.


Mon père a menti.

Il décida d’obéir. Il fut secrétaire de mairie à Essises. Il l’était quand les Allemands sont arrivés. Il le resta.

« Monsieur C., vous établirez la liste des fermiers, de leurs biens et de tous ceux qui possèdent une chambre à réquisitionner.

- Jawohl !

Et Noubrozi de remplir les papiers : 3 vaches, 18 lapins ; trois chambes chez Pichelin (j’ai vu ce nom sur le Monument aux morts).

- Pourquoi n’avez-vous pas démissionné ?

- J’aurais dû.


Mon père avait trente-trois ans, treize ans de moins que moi écrivant cela.

Chez les couillus c’est l ‘âge adulte. Chez nous autres…


Mon père me raconta quil avait mangé le lapin en compagnie de l’occupant ; qu’il allumait Radio-Londres. L’officier posa la main sur le poste, le trouva chaud, et, regardant l’aiguille : « Ach… London ! » Il aurait pu faire fusiller mon père, que les Allemands étaient gentils. Qu’il était brave mon papa de balayer les merdes fraîches des vaillants patriotes sur les tombes allemandes de 14 – 18 !

«  Cest malin ce que vous faites! un jour à cause de vous on se fera tous fusiller ! »

Auprès des… euh… « tribunaux » F.F.L. mon père plaida qu’il dérobait des vélos « pour pédaler dare-dare chez les fermiers : Cachez tout ; ils arrivent. »

- Je faisais semblant de ne pas comprendre ce qu’ils disaient, et je fonçais sur mon vélo…

...Tu faisais semblant de ne pas comprendre l’allemand, Noubrozi ? Tu as fait croire cela aux tribunaux ; tu ne le feras pas croire à ton fils.

Mon père aussi volait des vélos par kleptomanie. Plus tard il essaiera de me convaincre qu’un kilo de beurre volé fut la seule et unique cause de son emprisonnement. Papa, tu as peu fauché, peu collaboré. Mais cela suffit amplement aux mépris de ma mère, de ton beau-père, de tous tes frères. Ach… les purs, ceux qui n’avaient RIEN fait. Et moi aussi, anch’io, en 44 je frappais si fort l’intérieur de ma mère tant j’avais hâte de cogner du Boche ! Pourquoi n’ai-je pas de médaille ?

Mon père fut condamné à mort. Il semble avoir supporté cette attente, en prison, avec cette indifférence des sages et des sots. Ma mère lui faisait parvenir des messages d’encouragement à l’intérieur des saucisson : « NOUS nous occupons de toi. » Noubrozi fut tiré de là par les Américains qui le lavèrent de l’accusation de traîtrise, mais retinrent les délits de droit commun. Les frères de mon père, glorieux résistants méconnus, condescendirent à témoigner en sa faveur. Puis, grâce à l’amnistie gaullienne, mon père réintégra l’éducation nationale, à l’échelon le plus bas.

Son goût de l’Allemagne et la Hiérarchie lui avait coûté son avenir.

J’étudiai l’allemand à mon tour. Je devins amoureux comme un enfant de mon professeur, un pète-sec. Je fus premier de la classe. Avec mon béret imposé, mes principes de peur, je devins proie rêvée du décor hitlérien. Le Pouvoir sur les foules me tint lieu de bien suprême.

L’idéologie nazie me convint, à l’exception du racisme, « une erreur ». Je lus tout ce que je pus trouver sur la période en cause, sans rien découvrir sur mon père bien entendu.

(Puis j’émigrai en Autriche sans me mêler à la Population, et je créai entre ma fille et moi un langage secret : l’allemand).


Surtout je ne manquai pas une occasion de minimiser, de dénigrer la Résistance.


J’héritai d’un complexe non répertorié de piédestalisation du Père et d’un tenace sentiment de persécution. Banal.


Mais il est absurde d’écrire sur la vie de Noubrozi sans parler de ma mère (Nnozi), et de leur union. Dont acte.


Mes parents se sont connus dès l’enfance. École et catéchisme communs, dans le village de G. Je ne sais ce qu’ils se dirent, ni s’ils furent amis. Plutôt deux camarades parmi d’autres, unis par une vague indifférence à mon avis.


Les familles ne se fréqunetaient point. D’un côté Gaston, contremaître, exploiteur-sucrier ; de l’autre Eugène, chef de gare de gauche, tous deux buveurs. Leurs enfants respectifs avaient passé vingt ans, lorsque la sœur de Noubrozi prit la chose en main : « Roland, dit-elle à mon père-Noubrozi, on ne te voit jamais avec une fille ! Est-ce que tu veux devenir curé ?

- Non, non.

- Pourquoi ne fréquneterais-tu pas la fille M. Elle est toute seule et bien malheureuse.


Je suppose que les choses furent ainsi. Comment ma mère et mon père se rapprochèrent-ils ? Comment se sont-ils convaincus ? « Nous marchions le long de l’Aisne sans savoir quoi se dire. »


« Tais-toi, tais-toi, dit ma mère, mourante, plus de passé, plus de passé !


Le jour des noces, à 24 ans, tous deux étaient vierges.

À présent tentons de résumer : pendant la Grande Guerre, mon Grand-père Gaston M. fut cocu. De Delphine l’infidèle naquit un enfant, un bâtard que ma mère soigna. Gaston divorça de Delphine, épousa Fernande mais se retira toujours afin de ne pas avoir d’enfant d’elle.

Nnozi ne put jamais revoir sa mère, sa vraie mère, Delphine vivante.

Delphine mourut à 38 ans d’urémie. « Elle est punie par où elle a péché » dit Gaston.

Pour ma mère un peu de son père demeure en moi. Il tomba de vélo et passa sous un camion de sa sucrerie, quatorze mois après ma naissance.


Quand nous revenions à G. pour les vacances ma mère s’enfermait à l’étage , dans la chambre de son père. Noubrozi et moi dormions dans la chambre du bas.


Mon père ne s’est ni découvert, ni levé pour la Marseillaise. Gaston parla de lui apprendre le respect à coups de pied au cul.

Gaston lisait les lettres d’amour de mon père à ma mère et les déclamait dans la cuisine : « Ange pur, ange radieux... »

Quand j’étais jeune, jamais je n’ai réfléchi à ce que pouvait être cette maison de G. : le lieu de vie de ma mère jeune fille.

Elle me rapportait tous les propos de son père. Ça, c’était un homme. Pas comme son mari. Quand l’opinion d’autrui ne lui plaisait pas : « Tout ça, c’est des opinions de pédé ! » Le seul rival de mon père fut un mort. Je l’ai échappé belle.

Où ma mère a-t-elle pris qu’on la méprisait ? Cela revenait dans les disputes : « On me l’a assez reproché de ne rien savoir ! »

Éloge de mon père après la mort de ma mère : « Elle n’avait que son Certificat d’Études ; mais c’était une bonne ménagère.

Elle avait été interne à l’école ménagère de Guny, dans l’Aisne. On y apprenait à tenir son ménage, à enfoncer son doigt dans le cul des poules pour les faire pondre. Le fin du fin pour les filles. Comme j’étais constipé, ma mère me mit le doigt au cul. Au pensionnat, il s’en passait, des choses. J’affectai la plus profonde répugnance : « C’est encore plus écœurant qu’avec des garçons ». D’autres fois ma mère me coupait :

« Jamais mon père ne m’a manqué de respect ».


Mon père justifia enfin la défiance du gros Gaston qui le tenait pour un freluquet:il chaparda, collabora, petitement, mais le paya. Toutes les portes se fermèrent. Ma mère le soutint, peut-être lui sauva-t-elle la vie. Si elle avait couché avec l’avocat, cela justifierait l’horreur qu’elle a toujours brandi pour l’acte sexuel :

« Vous en faites des histoires avec ça ! dans les livres, au cinéma ! C’est pourtant pas plus important que d’avaler un verre de vin ! »

Et toutes les amies de ma mère de faire chorus. Je n’ai jamais connu que des femmes comme ça pendant mon enfance. Avec de grosses paires de seins. Et dont la seule conversation était de dire du mal de leurs maris. « On n’a pas besoin de ça, nous autres ». « De toute façon ils ne peuvent pas grand-chose, allez... » Le petit garçon n’y entendait pas malice. « Oh les hommes, ça ne vit pas vieux vous savez ».

À 18 ans passés j’entendais encore des jeunes femmes bien en chair, dynamiques, revendicatrices : « On leur fait faire tout ce qu’on veut ! ...Il n’y en a donc plus un pour nous mater ? » Je cite. « Vous verrez, un jour il nous poussera une petite quéquette, à nous autres ! » Je cite encore.


*


...Ma mère sauva donc la vie de mon père. Mais ce fut pour mieux la lui faire perdre, ensuite, à coups d’épingle venimeuse. Elle ne perdit jamais aucune occasion de lui rappeler qu’il avait enfreint la loi. Mon père se jeta dans des remords excessifs et théâtraux. Et on se moqua de ses comédies. Ma mère ne cessa de le juger : ma mère imitait son propre père, qui condamna, punit, et bannit sa femme adultère.

Mon père trinqua ;


Jamais je n’excuserai l’ignorance de soi. Jamais je ne pardonnerai qu’on passe sa vie à se tromper de cible.


Je ne considère pas mes parents avec une nostalgie bienveillante ; la plupart des mémorialistes évoquent leurs « chers disparus ». Pour moi, mes parents sont des insectes dont je me demande comment j’ai pu descendre.


Notre famille est un triangle où chacun se croit persécuté par les deux autres.

Toujours je penchais vers mon père.


Il paraît que ma mère, avant ma naissance, était joyeuse, blagueuse, « boute en train », pour autant qu’on puisse appliquer ce terne à une femelle…

Ma naissance ? Une catastrophe !


Je suis né bien tard. Bien après les frasques de mon père. « Toutes tes histoires ! »

D’où vient que ma mère se soit oubliée à me dire (une seule fois) qu’elle avait éprouvé du plaisir ? Ce n’est pas toujours désagréable ! Toujours mieux que ma grand-mère : « Et pour finir, fallait encore aller donner à manger auxcochons ! Et des fois, à onze heures, la journée elle n’était pas encore finie ! »

Vive les femmes.

Toute une histoire antérieure me restera confuse, né que je suis dix ans moins quinze jours après le mariage. Gaston L. mourut sous un camion le 10 décembre 1945, trois semaines avant sa retraite. Mamère fut internée à l’hôpital Sainte-Anne, après que mon père eut signé son admission (autre grief…) en quelle année déjà ?

Ma mère ne s’est souvenue de rien.


Eugène mourut d’alcool au début de l’année suivante ; les frères de Noubrozi n’auraient manqué pour rien au monde l’occasion de l’informer que c’était lui, Noubrozi, « avec toute ses conneries », qui avait précipité sa fin.


Sans cesse ma mère allait rechercher le mot juste, le mot approprié, dans le coin le plus reculé. Pour qu’il ne fût pas dit qu’il avait été dit. Un acquit de conscience. Et mon père tonnait en s’humiliant.


Mes parents s’entendaient. Dans leurs névroses, uniquement. Le point d’accord : les Autres : tous des cons.

Des persécuteurs. Constatant ses échecs, Noubrozi s’écriait : « Mais comment font les autres ! comment font les autres ! » En levant les bras.


Il ne fallait pas « la ramener » avec mes parents.

Seuls les gens « simples » trouvaient grâce : « Ils ne sont pas fiers. » Le moindre bout de rôle, le moindre soupçon de « prétention », voire inventé, les trouvaient toutes griffes, tous sarcasmes dehors.


J’ai conservé une sainte haine des visites, à rendre et/ou à subir : « On ne va pas chez Louis XIV » (lorsqu’on m’habillait). Il faut bien se tenir, se montrer poli, terne jusqu’à l’extrême.

Les gens ne vous aiment que morts.


Nous ne recevions pas ; les logements de fonctionnaires sont exigus. Mes parents « tapaient le carton » ailleurs, et quelles fraternelles furies entre père et mère lorsque ceux du dehors s’efforçaient de passer à l’attaque : pétitions ou quelque autre hostilité. J’ai vécu d’exaltantes soirées, où l’air vibrait de l’ambiance incompréhensible des batailles ; on répétait les anathèmes, fourbissait les invectives : ceux du dehors ne savaient pas à qui ils avaient affaire !

J’étais heureux. Ils avaient trouvé un paratonnerre bien plus efficace que ma personne.


Pourquoi mon père, à la fin de sa vie, a-t-

il soigné et subi sans mot dire (sans maudire!) une valétudinaire geignarde et grognasseuse en inexorable effondrement ? S’agissait-il uniquement d’une habitude, d’une passivité ? Est-ce qu’il ne l’a pas consolée dans ses bras ?

Aurais-je mieux vécu dans leur amour ?


Je n’ai connu mon père « Noubrozi » que pendant la seconde moitié de sa vie. Tout fut consommé avant moi, il ne lui restait plus qu’à payer ce qui s’était joué alentour de la trentaine.

Ma naissance intempestive ne fut pas l’une des moins pénibles de ces circonstances (j’allais écrire « séquelles »).

Un linge sale, épais, entoure ma naissance, le 13 octobre 1944. Les évènements qui la précédèrent ou la suivirent furent tant de fois brouillés par les récits contradictoires ou évasifs, que je suis incapable d’en établir une chronologie.

Que l’accouchement fut long et douloureux, ma mère intransportable (dérobée en fait à la haine de tout le village) (« on recevait des pierres dans les volets) se tordant, traitant le médecin de boucher ; que le sang giclait sur les murs tandis que mon père maintenait la patiente de toutes ses forces (il me vit le premier, front en tête et criant fort avant d’être tout à fait né), tout cela me fut surabondamment répété, pour bien me convaincre de la catastrophe , de l’horreur que j’avais incarnées.

Mon père m’affirma cependant que de ce jour il ne vécut plus que pour moi. Mais je ne peux déterminer si ce 13 octobre 1944mon père sortait de prison ou s’il avait obtenu trois jours de permission des Américains qui le détenaient pour délit de droit commun, avant de l’absoudre.

J’appris que toute la famille s’était refusée à recevoir mes parents pour ma naissance, et que ma mère, pour fuir l’hostilité des habitants d’Essises, dut me mettre au monde dans une commune voisine. Les résistants m’auraient-ils étranglé ?

Je naquis, peut-être, chez une Mme Boudin.

Mon père prétextera toujours un trou de mémoire ou une fatigue subite – s’il était mort le premier, à ma mère, toute rancunière qu’elle fût restée envers celui qui gâcha son existence, j’aurais ajouté foi, d’office, à toutes ses révélations. Mais j’aurais tout pardonné.

Libéré, mon père fut interdit d’enseignement. Son frère Serge, qui avait faussement témoigné en sa faveur (affirmant que les vélos volés servaient à des actions de Résistance, qu’un soir mon père, pourchassé par la Gestapo, se serait réfugié chez lui) mon oncle donc, embaucha mon père comme pousse-chariots dans son usine à gaz de Lapalisse, dans l’Allier. À partir de quelle date ? La difficulté consiste à placer, dans tout cela, l’internement de ma mère à Sainte-Anne à Paris : fut-ce après la mort de mon grand-père maternelle, en décembre 1945 ?

À Lapalisse mon père pousse ses chariots, un compagnon de travail s’étonne et s’indigne en apprenant que Noubrozi est le frère du patron. Mais, qu’aurait-on voulu de plus ?

Quand je pêchais du balcon dans la rue, mon père, qui rentrait de l’usine, tirait la ligne, et je riais.

Le 13 juillet 1948, juché sur les épaules de mon père, je portais le plus beau lustre à lampions, formé d’un manche à balai et de tout un système de vergues. J’étais le symbole même du patriotisme.

Ma mère me tient sur ses genoux, pendant que je vois la neige s’étaler et les oiseaux s’y frotter.

Je suis opéré des couilles et de l’appendicite.

Je prends ma tête entre les barreaux du lit.

Je joue avec ma cousine dans le sable du Jardin Public.

Je tombe dans un nid de guêpes, je suis en larmes, on me frictionne.


On ne me parla plus de cette époque.


Nous habitons à présent à Marchais, dans l’Aisne. Mon père a été réintégré dans l’Enseignement.

Je me souviens d’un très long voyage en camion sur ses genoux, et de la lune dans la vitre latérale. Nous sommes entrés – ma mère tenait la clé dans sa main devant elle – dans une haute maison de briques.


Papa sera maître d’école.

Mon père m’apprendra à lire et à écrire.

Mon père, à la suite d’une terrible erreur, m’apprendre à ne plus chier ni pisser au lit : il existe un procédé infaillible pour déclencher une névrose, une dévalorisation définitive du Faire qui consiste à faire croire à l’enfant que son père éprouve un profond chagrin à l’idée que son fils reste sale. Ce qui fut fait.

Je me souviens qu’à cinq ans et j’ai hurlé. Mes parents décrétèrent que je restait « à quatre ans ». Ils n’en voulurent pas démordre malgré mes cris de désespoir. Un an plus tard : « Tu as six ans ».

- Non, cinq.

Ils se regardèrent. Ils me rendirent doucement mon âge, Encore aujourd’hui je conserve une multitude de souvenirs datant de mes « quatre ans ». Rien pour l’année suivante.

Dans un placard, je parlais à mon « poupon » - c’était un visage de porcelaine rose – enveloppé de fourrure blanche qui recouvrait, ensuite, tout le corps : « Ils me disputent tout le temps ».

Ce n’est rien, ce n’est rien. Bien nourri, pas battu ni violé, de quoi est-ce que tu te plains ?

De ceci: Noubrozi - Retiens bien ça du fond de tes 76 ans – (puis tu es mort) ON NE GUEULE PAS COMME ÇA SUR UN ENFANT.

Les cris sont des coups.


Sur ta vie à présent, un présent de narration, je ne peux plus m’apitoyer. Tu peux te déchirer tant que tu veux avec Madame la Collègue de l’École des Filles dont le mari – lui – fut VRAIMENT fusillé comme authentique Résistant, et qui assassine l’Inspecteur d’Académie pour qu’on la débarrasse de cet individu : TOI.


Un soir, ma mère m’offre un je ne sais quoi avant de m’endormir. Je dis « merci ». Elle rectifie, très aigre : « Merci mon chien » ? Je répète, docile :

- Merci mon chien.

Elle me hurle dessus, je suis un fils dénaturé, un monstre, je sanglote d’indignation, et la voisine institutrice cogne la cloison en hurlant à son tour.

- Tu vois ! gueule mma mère. Tu vois ce qu’elle pense de toi !

Les femmes, ça tend des pièges. N’en déplaise à mon éditeur.


Quand je suis énervé, ma mère me fait mettre nu sur les marches de bois, et me lance un grand seau d’eau froide sur tout le corps. C’est voluptueux. Un petit secret. N’en déplaise, etc.


Cependant, appuyé à la vite de l’immense premier étage, l’enfant regarde la cour de récréation pluvieuse et vide : « Je veux aller à l’école avec papa ».

On ne m’a pas battu : mon père m’a attaché à mon siège avec des tendeurs, une règle rouge entre les dent, comme un mors. Je bavais rouge ; je croyais que je saignais.

 Mon père n’était pas très fixé : laxisme extrême ou sévérité injustifiée. Enseignant à mon tour, je n’ai voulu, à aucun prix, ma fille dans ma classe. Elle me l’a reproché.

À cinq ans je sus lire couramment. Mon père m’envoyait « faire lire les petits » de sept et huit ans : je leur montrais les lettres au tableau du bout de ma baguette.

Mon père m’a donné les Livres : la prison et la clé…

Noubrozi était plus jeune que moi à présent – puis il est mort. Il jouait de la flûte traversière. La première note était toujours un do, puis l’oreille le guidait. Je l’écoutais, enchanté. Puis il cessa vite, à cause de je ne sais quels « maux de tête » de ma mère.

Tête idiote et recueillie de mon père quand il soufflait dans cette flûte. Engueulades.. . Engueulades…

Nostalgie.

On n’a pas découpé sous mes yeux mon petit hamster vivant, mais on a tué secrètement mon chien Bobby, mon chien que j’emmerdais pourtant comme la plupart des mômes qui font chier ce qu’ils aiment le plus. Bobby que j’allais promener dans les champs, qui m’adorait. On l’a tué et on m’a fait croire qu’il s’était enfui. On l’a tué parce qu’il maraudait les poules et que mon père avait peur des gendarmes après son « histoire de la guerre ».

Il avait reçu des menaces de plaintes.

Il a confié le chien à quelque fermier vindicatif, ou pire, indifférent avec mission de l’abattre pendant qu’il rongerait son os : « On ne peut jamais tuer un chien qui vous regarde dans les yeux » dit l’article vétérinaire.

Mes yeux à moi – je revois le soleil couchant – à travers un vitrail de larmes, et je hurlais FACE AU SOLEIL, et je ne voyais plus rien, que du verre brisé, du soleil éclaté dans mon œil à facettes.

Ensuite on m’offrit des lunettes, et je faisais entrer les mouches dans une petite maison imprégnée de Fly-Tox où elles mouraient.

C’était à Buzancy.

J’ai conservé un petit carré de mon jeu de lettres, la lettre « B », avec la marque des dents de mon chien Bobby gravée dedans.


Sujet : « Vous avez perdu votre petit chien ou un animal qui vous était cher. Racontez. »

Trois ans plus tard, mon père croyait-il que j’allais pouvor « narrer » cela de sang-froid ?

À genoux dans l’allée de la classe, priant et sanglotant je fus si misérable que Noubrozi s’est enfui jusque chez nous. « Je ne pouvais plus tenir, dit-il, un tel exhibitionnisme ! »

À cette époque, je ne savais pas qu’on l’avait tué, le chien.

« On va t’en redonner un.

Il n’est resté qu’une soirée. Il était fragile ce chien. Mon père gueulait : « Un chien c’est fait pour rester dehors. » Noubrozi tapais comme un sourd sur un cercueil pour bâcler une niche. Dehors !

Le chien est retourné chez son maître dans la nuit.

Il s’enfuyaient tous.

- Tu vois bien.

Après cela, une fois encore, que me font les péripéties de mon père, obligé de quitter Buzancy pour insuffisance de salaire ? Paie unique d’instituteur égale misère, si l’on n’y ajoute pas une gratification de secrétaire de mairie.

Nous avons déménagé à Condé (Aisne).


Je manquerais à ma fidélité si je me contentais de suivre chronologiquement les années et les postes où mon père a vécu. Je dois emprunter ses jours à lui pour m’estimer en droit de vivre. À présent c’est lui qui vient vivre à travers moi, à travers les innombrables avis que je lui donne sur la marche du monde. Il m’admire. Je suis son personnage principal.

Une immaturité définitive m’interdit de voir l’homme sous papa.

C’est lui désormais qui ne vit que par moi – puis il est mort.

Je suis sérieux, moi. Très terne. Je risque ma vie. Je risque le ridicule. j’exaspère. Les névrosés qui se prennent au sérieux, ça m’exaspère.

Autre anecdote sans intérêt :

Un jour une fillette me lança :  « On ne joue pas avec toi ; tu es fou. »

Je suis resté pétrifié.

(Nicole Duchêne. Ça ne la compromettra pas beaucoup).


Plus tard, dans les Vosges. Je veux me joindre à un groupe :

- On ne joue pas avec les cons.

À Guignicourt, le village de mes grands-mères, tous les enfants avaient pour recommandation expresse de ne jamais jouer avec moi : « Il est trop grossier ». 

Vous tenez vraiment à savoir pourquoi JE NE VOUS AIME PAS ?

...Condé-sur-Aisne : octobre 1951 – juin 1954. De sept à dix ans. Années d’élève à papa. L’apogée pour Noubrozi.

Moi, le jour de l’emménagement, je me suis pendu.

Je suis monté sur une petite table pliante, j’ai attaché une ficelle à un clou, et j’ai joué au pendu ; malheureusement la table se replia d’un coup. J’ai poussé un cri – étranglé. Noubrozi est venu me soulever de là. C’est dur, une petite ficelle toute mince sur un cou de sept ans! j’ai conservé plusieurs semaines une croûte circulaire.

« Je m’ennuyais ».

Pour mon père cependant persiste le combat sur trois front : la Femme, le Fils, les Parents d’Élèves.


À ma mère j’ai déjà réglé ses comptes et son compte. Puis elle est morte : elle est morte la première.

Elle jette une chaise à la tête de mon père : 2 décembre 1952.

Elle surgit dans ma chambre en criant «Au secours il veut me tuer » : 1er mars 1953.

Ce n’est rien. Ça vous forme un caractère.

Le 2 Décembre – celui-là – comme l’autre – devint légendaire, comme Austerlitz.

Pourquoi ma mère me fit-elle mettre à genoux sur le paillasson pour demander pardon à mon père ?

Mon père (sans me toucher) me repoussa d’un revers de bras.

Je ne savais pas ce qui se passait, ce qui était en jeu : tout était MA faute. J’avais attiré l’attention, tout était retombé sur moi. Je le voulais. Je n’en savais foutre rien.

Un soir, entendant le vacarme d’une dispute, je suis descendu en pyjama de ma chambre pour leur placer doucement la main dans la main, et je suis remonté avec le sentiment sanctifiant du devoir accompli. Ils ont baissé d’un ton.

Ils devaient parler encore de la guerre – huit ans de distance, que c’était peu !

Ma mère (à mon père) : « Tu m’a gâché la vie. »

Mon père (à moi) : « Tu lui feras verser des larmes de sang. »

Ma mère : « Tu viendras danser sur ma tombe. »

Que non il n’y dansera pas, que non !


Ma mère encore : Ssale bête, ssale bête », sifflant et cherchant le martiner (pas battu moi ?).

Noubrozi laissait faire. Bien heureux les nerveux, car tout leur sera permis.

Mon père était surtout mon père dans sa classe. Paradoxe. Quel embarras pour lui, par exemple : l’attachage au banc, la rédaction sur le chien.

J’étais expulsé sous le moindre prétexte. Dans le couloir j’étudiais les cartes que dessinaient les écailles du mur. Subrepticement je me refaufilais par le fond de la classe : mon père me refoulait aussitôt.

J’ai appris la vénération, mais ni le bien, ni le mal, ni le rapport de cause à effet.

J’ai appris la haine entre hommes et femmes : j’avais entrepris une « guerre des sexes » dont le projet achoppa bientôt : devais-je pousser au-delà de 15 ans le trucidage mutuel ? Je ne savais rien – ne voulais – rien savoir des Adultes. Mes parents, au fait de la chose, vouèrent mes brouillons aux gémonies : je commençais d’écrire.

J’aménageai la buanderie en bureau d’académicien. Je jouais l’inspiré. Mon enseigne représenta une plume, dessinée à la main, cernée de la devise : « Moi d’abord, les autres après ». Mes parents se regardèrent avec effarement.

De cette époque date aussi mon goût désespéré du perfectionnisme : tel Gatesby le Magnifique je rédigeais des feuillets intitulés « Comment devenir un bon élève », « Comment devenir un bon fils. » Suivaient de minutieux préceptes que je soumettais au jugement attentif de mon père. Il ne s’en inquiéta nullement.

Ce fut lui également qui contrôla mon cahier d’ «observations personnelles », que je tenais sur les menus évènements de Ma vie. Quand mon père m’infligea la note « 12 », je cessai d’écrire.

Mais Noubrozi avait également fort à faire avec les parents d’élèves.

Dès 1952, j’avais été contraint de ne plus fréquenter un certain monsieur Cardot, instituteur en retraite qui s’indignait de la rudesse incohérente avec laquelle j’avais été élevé, manié.


Cardot s’institua mon « parrain pédagogique ». Il m’admirait ; n’avais-je pas soutenu contre lui que Douala se situa non pas au Congo, mais au Cameroun. Il s’emporta, vérifia dans l’Atlas, et revint au comble de l’adulation : c’était vrai.

Seulement Cardot fomenta la Première Pétition contre mon Père, pour incompétence, ou collaboration, ou les deux. Oubliait-il que Condé-sur-Aisne avait gagné en 1944 le surnom de Condé-les-Loups, tous les villageois s’étant mutuellement dénoncés ?

« C’est ta faute aussi, avec tout ce que tu vas raconter partout ! »

Si l’on ne m’eût rien caché, peut-être me fussé-je dispensé de chercher des confidents douteux. « Que vos parents ne viennent pas la ramener ou je les reçois à coups de pied au cul ! »

Mon père, seul contre tout le village !

Et moi désormais, interdit d’amis,  suivant la coutume d’associer l’enfant aux parents.

Les instigateurs de la Pétition sont venus s’excuser.


Avec un litre de gnôle. Mon père se raidit.

Il fallut transporter nos pénates à Pasly.


En ce temps-là, sans voiture ni train, se déplacer de trente kilomètres équivalait à uen rupture totale.

Pasly ne fut qu’une dégringolade supplémentaire. Noubrozi y trouva un ramassis de fils d’ivrognes en banlieue soissonnaise.

Le jour où à force de les emmerder j’ai enfin reçu un pain en pleine poire, j’ai regagné l’étage du logement de fonction, et Noubrozi me conserva là-haut, avec abondance de devoirs. C’est ainsi que j’ai préparé, en vase clos, mon entrée en 6e.

Est-ce que ce n’était pas pour moi que mes parents s’étaient échoués dans ce patelin ?

Ajoutez à cela – je l’appris bien plus tard – que mon père s’approchait volontiers des cabinets pour regarder pisser les fillettes. Il en aurait tripoté quelques unes. À Françoise M., qui sortait de l’école en tenue négligée, il reprocha : « Ton tablier tombe.

- Si c’était ma culotte vous l’auriez pas dit », répliqua la délicieuse enfant.


En deux ans deux pétitions furent signées.

Pendant ce temps, confit de dévotion et de culpabilité, je préparais ma première communion.

Je ne m’endormais jamais sans avoir crié pardon, à tout hasard, à travers la cloison dema chambre. Ma mère, excédée, répondait Oui !

Comme chaque année les habitants de Pasly organisèrent « la Choule ».

C’était une coutume médiévale : du jeu de « soule » probablement, ancêtre violent du football. En 54 c’était devenu une procession travestie, où tout le village, complètement bourré, se déversait dans les rues en tapant (en tapant quoi du reste?) et soufflant.

La Choule s’arrêta devant les grilles bien cadenassées de la cour d’école et nous inligea, de loin, le plus aviné des charivaris. Collé aux vitres, je regardais avidement. Ma mère rageait : « C’est pour nous qu’ils sont venus ! »

- Penses-tu ! disait mon père d’une voix mal assurée.

Je pouvais cependant circuler dans le village sans recevoir de pierres ou de quolibets.


Du palier de notre logement de fonction, j’entendais Noubrozi se déchaîner contre la classe entière, et j’insultais les élèves (sans qu’ils m’entendissent) à travers les planchers : « Un jour, vous l’enverrez là-bas ! » et je tendais un doigt théâtral vers le cimetière. Puis je me couchais sur le sol, recroquevillé, rêvant avec volupté qu’un loup-garou me suçait la carotide : c’était mon père que j’abreuvais de tout mon sang.

Après Pâques il prit un congé.


De cette époque date le goût de l’isolement, du changement perpétuel de lieu , et surtout du mépris, incoercible, sans bornes, pour le peuple.

Je travaillai comme un égaré, afin de redonner au Père toute compensation. Le curé déconseilla le séminaire : « Une puberté agitée balayera tout ».

Eb 6e j’obtins le Prix d’Excellence. Toutes les huiles plastronnaient une dernière fois sur l’estrade, en toques et capes rouges. Mon père crevait. Le palmarès jauni traîne reliquairement chez lui, puis il est mort.

Mon nom est souligné en rouge treize fois.


Noubrozi fut nommé dans un village de 99 habitants. Il s’y reposa. Il y trouva le repos. Il y eut deux familles où taper la carte, une classe unique de quinze mômes sans cesse en fermeture imminente.


Un jour, j’avais treize ans, mon père m’emmena au spectacle, au chef-lieu, à scooter. Le cinéma ! c’était rarissime ! Nous allions voir Guerre et Paix, en technicolor ! - hélas : complet. Noubrozi eut alors l’excellente idée de nous payer, à Vorges, une représentation théâtrale : La jalousie du barbouillé. J’ai ri à tue-tête. Mais pendant le trajet du retour, l’horrible déception se réveilla comme une plaie, et j’ai sangloté sur le dos de mon père. Je me suis effondré sur le lit pour

pleurer encore.

Noubrozi en fut malade. Mes deux parents me traitèrent ce soir-là avec un luxe de précautions inouï. C’est une crise semblable qui m’avait déjà secouée retour du cirque : « Tu feras de la clarinette » avait-il dit. Il n’avait pu m’inculquer le solfège : je m’y étais montré irrémédiablement réfractaire. Ignorant d’autre part jusqu’à l’existence du répertoire classique, j’étais persuadé que la parade musicale du cirque constituait l’essence même de la musique ; on n’y entendait que les gros cuivres, et les bois, en queue de cortège, ne produisaient qu’un gazouillis dérisoire.

Je ne voulus pas apprendre la clarinette.

« On ne les entend pas ! »

C’était trop injuste.

X

Nous resserrâmes nos liens. Mon père s’obstina sur Onanisme et Folie. Sincèrement il craignait pour moi. Sincèrement… Faut-il encore que je veuille l’absoudre ! Lui qui poussa le vice jusqu’à demander audience auprès du Principal ! « S’il se masturbe, veillez-y ! »

Le pauvre homme ! Veillant à chaque porte de cabzingue : huit cents élèves ; huit cents garçons !

Fou mon père, fou.  Mon père.


Ce fut terrible. Ce fut sordide. J’essayai d’attribuer ces « taches » à des dégouttements de stéarine, car j’emportais la bougie aux cabinets de la cour d’école. Mais cela se renouvela. Bienheureuses les filles, qui peuvent se branler sans taches !

Sur le tapis de sol, en slip, je m’exerçais aux mouvements conseillés par ma tante : « Redresse tes muscles du dos ! »

Mes deux vieux penchés sur moi hurlaient à qui mieux, brandissant un slip maculé. Les questions se succédaient avec une telle hystérie que je pouvais à peine balbutier. Au comble de la terreur, je me suis roulé sur la mousse, mimant et vivant l’un de mes innombrables viols.

Merci, chers parents, de m’avoir préservé du gâtisme !

Toujours me figurer, avec la plus grande netteté, ces ignobles beuglements sur mon corps convulsé.

Quelle idée avais-je eue aussi d’avoir confié à ma mère que je m’étais proprement dépucelé avec ma cousine de deux ans mon aînée ?

Aux hurlements de ma mère je compris que j’avais accompli le plus répugnant des forfaits. Mon père se réfugia dans l’offuscation. Puis il est mort.


Noubrozi avait acheté le seul moyen de transport que lui permettaient ses finances étriquées : un scooter ; 710 DL 02.

Il me conduisait au bas de la butte, d’où je prenais le bus jusqu’au lycée. J’étais seul sur la banquette arrière, hurlant du rock and roll. Au retour, je dévalais la côte pour retrouver mon père.

Il fallait éviter les filles.

Un jour je suis tombé nez à nez avec trois d’entre elles.

Qui se sont foutues de mon air con, et de mon béret :

« Il a le saucisson en l’air !

- Avec ça ! j’ai gueulé.

Vexé, mais de la répartie.



...Je me souviens de ces trajets à scooter, mon corps contre son dos, cette étreinte éperdue, les poings serrés sur la poignée du siège, entre les jambes. Nous parlions en criant, protégés par le bruit du moteur, et les conversations roulaient sur les méfaits de la masturbation.

Nous traversions les villages à grands cris, et tous les soirs, les villageois entendaient passer à heures fixes, dans les nuits précoces de janvier, notre hurlant météore – la Chasse Infernale du Père et du Fils.

Chez la grand-mère Fernande ma mère couchait en haut, dans la chambre mansardée de son père mort. Mon père et moi partagions le lit du rez-de-chaussée.

Un soir je m’aperçus que mon père s’agitait de tremblements rythmiques. Sa main pinça mes fesses. Je me suis retiré au bord du matelas.

Le matin, il faisait semblant de dormir. Je lui épilais la barbe. La peau se soulevait autour de la racine, Noubrozi plissait les yeux, j’arrachais un beau poil bleu et raide.

Douze ans plus tard, dans les hôtels des Pyrénées, ma mère s’obstinait à réclamer un lit pour elle seule, tandis que je devais encore coucher avec mon père. Une telle gêne se déclencha que ma mère voulut nous séparer d’un matelas. Mon père s’outragea, j’y renonçai. Nous avons passé ainsi trois nuits sur le dos, sans bouger d’une ligne, et je sombrais dans un sommeil trop lourd.

À treize ans, j’ai dit à ma mère que mon père souffrait de tant d’abstinence. « Pour faire ça, il faut s’aimer », répondit ma mère.

Elle me confia plus tard qu’elle y avait renoncé en raison de l’égoïsme (abréviateur) de mon père. « Comme un lapin ». Il avait aussi la fâcheuse habitude de lui chercher querelle le lendemain matin.


En 1970, mon père m’avouait encore que ma mère poussait des cris d’écorchée chaque fois qu’il lui demandait « un petit service ».

Ma mère claironnant à tout va qu’elle « se débrouillait toute seule » sans que je comprenne des années durant ce que cela signifiait, je finis donc par admettre qu’elle avait passé tant d’années à se branler, et mon père aussi.

X

Tout homme trouve dans son métier un rempart efficace. Mon père (je l’ai assez dit) était instituteur. Ma mère n’avait eu droit qu’aux enseignements et aux gouineries de l’internat de l’École Ménagère. Noubrozi, même peuple et même village, s’était hissé au Brevet Supérieur.

Dans les querelles surgissait toujours, hors de propos : « On le sait, que tu me prends pour une imbécile ! »

Il n’y eut pourtant chez lui aucune condescendance à faire venir ma mère dans ses activités scolaires. L’inspecteur critiqua le fait que des cours fussent assurés par ma mère. Je la revois, penchée sur un tableau de moyennes, avec une règle d’alignement : de quel ton décidé n’annonçait-elle pas que Marcel avait 6,4 et Paulette 5,9 sur 10. C’était en décembre 1952.

Ma mère connaissait son apogée lors de la fête de fin d’année : sketches, danse, chansons. La fatigue me prend de toutes ces vieilles nostalgies ressassées en d’autres livres… Ma mère cependant, ex-comédienne scolaire fort appréciée dirigeait les acteurs, prenait tout en main. Revanche sur un mari dont elle ne manquait jamais de rabaisser la compétence professionnelle.

Ajoutons à cela que Noubrozi prenait aux épaules des « gamines » de quinze ans, leur tapait sur le ventre en s’enquérant grotesquement de leur futur mariage. Quoi qu’il fît, j’approuvais, dans la gêne. Mais je trouvais ma mère, Nnozi, odieuse. Mon père ?

Il pouvait bien tripoter toutes les fillettes qu’il voulait.

Dans cette comédie scolaire, j’aurais pu tenir le premier rôle, moi, le fils. Premier témoin, seul survivant réel. Que sont devenus les autres élèves, dans quelles couches sociales se sont-ils enlisés ? Nulle célébrité n’est jamais issue des classes uniques de campagne…

Le fils ne fut qu’un épisode, cinq années sur les trente-sept de la carrière du père. Pénible épisode ?

Je me voulais, je me sentais « enfant prodige », le meilleur élève du monde, et mes parents ne protestaient que mollement. Je prenais leur embarras pour une approbation. Lorsque j’eux vingt ans Noubrozi m’admirai encore, tartinant tout au long mes éloges à l’épicier qui n’en pouvait mais. On me rapporta tout cela sans malice, en souriant. Je n’aijamais su si ma présence dans sa classe avait entravé ou stimulé mon père. Nous n’avons jamais parlé de cette chose.

Avant l’entrée des élèves, mon père, en blouse grise et béret, avait tracé au tableau la morale du jour, que nous devions recopier, et qu’il ne commentait pas. Je lis aujourd’hui à mes élèves une citation tirée de mes carnets.

Puis il fallait répartir le travail entre vingt écoliers de niveaux différents. Reportez-vous à tant d’émouvants et médiocres mémoires d’instituteurs des années cinquante ; à tant de manuels pédagogiques de l’entre-deux-guerres. Ils sont devenus introuvables (La Communale, de Frapié).


J’ignore si mon père fut bon instituteur. Je rame sur les étangs de la mémoire », sans me souvenir de rien. Plus tard, à Avignon, je rencontrai deux frères, anciens élèves de mon père. Le premier me dit que Noubrozi avait le « génie de l’enseignement », le second, méprisant, exprima un avis contraire.

Mon père se souvint fort ien d’eux et ne parut surpris d’aucun des deux verdicts.

De l’époque où j’étais avec lui, je ne me rappelle que les cours d’histoire ; nous lisions le résumé du Lavisse. Mon père interrompait les ânonnements : « Oui... » et donnait les détails issus du chapitre. En octobre, tous les ans, c’étaient les Gaulois. Jamais nous n’avons dépassé Waterloo. La France, rien que la FRANCE, toujours victorieuse. Et Jeanne d’Arc, son idole. Il prononçait « Jeune d’Arc » .


À dix-huit ans, l’Histoire cessa de m’intéresser quand je m’aperçus de la dictature marxiste, invraisemblable, que faisaient alors peser les enseignants sur leur sujet (la Première Guerre Punique expliquée par les variations du cours du blé…), sans oublier le scientisme délirant, physico-météorologique, où se débattaient les cours de géographie…

Où donc étaient les cours de papa ?


Il était convenu que je deviendrais « savant »: je l’avais souhaité, publiquement, chez Albin-Michel, près du grand aquarium. Savant, mais aussi écrivain, M. Blanc, lecteur, m’avait reçu dans son grand bureau de lecteur ; il m’avait vouvoyé :

« Pourquoi n’écririez-vous pas des livres pour les enfants ? »

J’ai trouvé cela bizarre.

Les enfants, c’étaient les Autres.

Puis les années, les succès s’accumulant sans vocation particulière il fut convenu, tacitement cette fois, que je deviendrais professeur ; à l’abri des contingences, des ragots de village dont mon père avait tant pâti : « Ne sois pas instituteur », insistait Noubrozi. , « ne fais pas comme ton père », enchérissait ma mère.

Professeur donc, pour l’honneur !


Ce qui s’est passé s’imagine sans peine : une adultification jamais accomplie, un désir (assouvi, ô combien!) de déconner pleins tubes devant mes élèves, leur admiration, leurs mépris mêlés, des frottements infinis avec l’Administration et les chers parents, mais des rires, DES RIRES, et même, même des JOUISSANCES INTELLECTUELLES.

Je n’en veux pas à mon père. Je ne lui en voudrai jamais.

Rien n’est ta faute. Même situ prolongeais indûment les récréations sous les fenêtres de ma mère. Même si tu me virais dans le couloir plus souvent qu’à mon tour.

Mais un prof, moi ? Allons donc !

Je m’en suis expliqué par ailleurs:Vingt-Deux Dissertations plus une… Troisième tiroir à gauche.

Tantôt l’outrance, tantôt l’emphase mortelle, non;plutôt l’outrance. Le « cours spectacle » (cours de bateleur) dont je serai toujours fier, qui arrachaient mes « drôles », l’espace d’une heure, aux brimades des géniteurs et de certains collègues.

Jamais plus haut que papa, jamais plus loin. Je te le jure : jamais je ne t’ai dépassé. Un prof grave, sérieux, pondéré, potelé, sans faille et profond, qui t’aurait racheté, rédimé, exalté, honoré, surélevé, jamais, JAMAIS ! Arrange-toi avec ça.

Mais je ne suis toujours pas agrégé.

« C’est ainsi que certains professeurs, par ailleurs expérimentés, se sont vus sombrer dans le ridicule » (Rapport annuel des Agrégations)


1958. Coup de tonnerre : Noubrozi a obtenu sa nomination au Maroc.

Nous y passerons quatre ans. Jamais mes parents n’auront été plus heureux, ni moi plus abattu.


Ma guerre 14-18 : de quatorze à dix-huit ans !

J’allais projeter sur le monde extérieur mes schémas, mon filet, mes béquilles de CLOPORTE.


1958 : De Gaulle prend (on lui donne?) le pouvoir. Dans un petit village de l’Aisne, un instituteur, nommé en préfecture, ne parvenait pas à trouver un logement. Il n’avait pas du reste de quoi payer un loyer. L’institutrice remplaçante attendait notre logement. Ma mère collait l’oreille au mur, mitoyen, de la Mairie : « Le père Collignon, à mon avis, à mon avis à moi, à moi personnel, ben c’est un truand ! »

Mon père, un « truand » ?

...Les séances du Conseil Municipal,comme partout, étaient assez… arrosées.


Mon père, quadragénaire, frappa un grand coup. Puisqu’une nouvelle pétition le chassait, il pensa se faire nommer prof de maths à Digoin, dans l’enseignement privé. Rien n’aboutit, faute de diplômes.

Combien de fois Noubrozi n’avait-il pas voulu échapper à la malédiction de son département, l’Aisne !

Sitôt qu’il arrivait dans un nouveau village le maire décrochait son téléphone, obtenait sans tarder ce qu’il voulait savoir sur les Pétitions, la collaboration, et toutes les vieilles histoires. «Tes conneries... » disait ma mère.


Il lui fallait l’étranger, la « colonie ». En France, la Sarthe, la Seine-et-Marne, le Var, lui refusèrent « l’inéat », sauf s’il acceptait de recommencer au premier échelon, au plus bas de l’échelle, raffinement d’humiliation.

« L’exéat », en revanche, lui fut toujours accordé.


Nous passions des soirées tous ensemble, noyau persécuté, penchés sur une carte de Provence, supputant le meilleur poste entre Brignoles et Draguignan : Trans-en-Provence, le Muy. Mon père écrivit à ses lointains collègues, obtint des réponses.

Avons-nous rêvé sur tout cela, heureux d’être en butte au monde, suivant des yeux les routes, imaginant les taches vertes des bois, les rocailles !

Puis d’autres cartes firent leur apparition, avec des noms plus rudes : Oujda, Marrakech, Rabat.

Il était fortement question d’un monsieur Marin, l’ami de… Les mots couverts revinrent. Voué au secret, je chantais sur un vieux mur, d’un air significatif, une chanson arabisante.

« On le sait que tu y vas », me dit la mère Lesage.

Mon secret filtrait. Mais la mairesse ne put rien contre nous. Un jour dont je ne me souviens plus (peut-être étais-je en classe) un camion emporta tout. Je rompais avec mon enfance. Je le savais. Noubrozi, lui, rompait avec sa guerre. Et, enfin, avec la misère.

Ils étaient soucieux, mes parents, comme tous les persécutés, méfiants. Tout pouvait s’anéantir. Nous avions choisi nos postes, évitant Marrakech, trop chaud. Oujda, près de la frontière algérienne, nous paraissait préférable.

À présent, il fallait réunir les documents, déménager sur une échelle infiniment plus vaste ! Laissant mes parents se débattre, je jouissais de mon dernier 11 novembre sous les arbres de la place, à Presles.

Dernière neige.


En quittant mon dernier établissement d’études, j’avais secoué mes pieds devant la loge, en prononçant la formule sacramentelle : « Lycée de Laon, je secoue sur toi la poussière de mes souliers ».



TAPUSCRIT P. 48 REVUE P. 80

Puis ce fut Marseille. La tribu partait pour le vaste monde – non sans scènes de ménage : pour un porteur trop payé, pour une femme dont ma mère était jalouse (eh oui…)

Nous nous emmenions avec nous…

Nous avons mis le pied sur notre premier bateau, l’ «Azrou », de la compagnie Paquet. Nous avons longé l’Espagne. Et à Tanger, où Noubrozi avait été finalement nommé, nous avons vu des Arabes, des Arabes, des Arabes… Mon père a poursuivi, seul, jusqu’à Rabat, pour se présenter.


Je suis allé seul, au restaurant, seul à l’hôtel ; avec ma mère.


Vacances à Tanger. Mi-novembre. Nous étions, seuls, bras nus.

Noubrozi tangue et roule, parallèle à la côté. Sur le bateau, il signe le Manifeste des 431, pour la Paix en Algérie. Les Autorités le lui reprochent, Nnozi persifle, comme d’habitude : « Tu t’es encore laissé entraîner ! »


« À Rabat, dit mon père, l’Inspecteur m’a demandé : Vous avez eu des emmerdements en France ? J’avais envie de lui répondre : Vous vous foutez de ma gueule ? »

Noubrozi a nié sur un ton bonhomme.


Le dossier de mon père disparut. Merci aux confusionnistes de tout poil qui me permettent de présenter papa en victime. Ce n’était que l’âne des Animaux malades de la peste. Mais ce jour-là, son bât lui fut ôté.

Il nous rejoignit à Tanger (riche ellipse narrative) et nous logeâmes à l’hôtel « Andalucia », rue Tolstoï : cosmopolitisme oblige. Nous cuisinions sur un réchaud puant l’alcool.


Au lycée Regnault, je faisais connaissance avec la mixité, l’intensité de mes branlettes devint frénétique, en vue d’un passage à l’attaque qui ne vint jamais. Je ne savais pas encore que pour les filles, la branlette constitue le but ultime de la vie sexuelle, sans qu’elles s’imaginent même envisager quoi que ce soit d’autre. Certaines même se contentent de ça toute leur vie.


Mes parents, dès le premier jour, ne pensèrent qu’à leur maison de France, la maison qu’ils construiraient enfin pour se mettre à l’abri de leurs Persécuteurs. Nous ne fîmes aucun voyage. Nous vécûmes en colons, entre Français. Nous avons opté enfin pour tous les préjugés du groupe sur les Arabes : leur langue n’était qu’un patois en voie d’extinction. Je me souviens d’avoir tenu entre les mains un manuel de langue arabe. Un exercice, en particulier, consistait à traduire en arabe un document français sur le fonctionnement du corps.

De nombreuses notes en bas de page fournissaient au traducteur des synonymes simplifiés. Je crus de bonne foi que la langue indigène se caractérisait par sa profonde indigence :

« Écoute ! « L’estomac répartit les substances nutritives dans l’organisme par l’intermédiaire de la circulation sanguine : traduisez « Le ventre donne au corps ce qu’il faut pour manger » !

- Qu’est-ce que tu veux… ces gens-là… répondait Noubrozi.


...Une langue en voie d’extinction, en vérité… Noubrozi recruta un jeune adulte marocain de bonne famille, pour lui donner des cours de cette si belle langue française. Ma mère et moi assistâmes, chacun dans notre coin, à la première leçon :

« La langue française est une langue d’extrême subtilité... »*

Le jeune Arabe moustachu n’en croyait pas ses oreilles ; il n’aurait jamais soupçonné, lui indigne, qu’il s’enhardissait à pénétrer un tel sanctuaire de préciosité. Noubrozi prodiguait les inflexions distinguées, les marivaudages, les gloussements de dévotion. Jamais je ne l’entendis prendre à ce point les intonation de la plus pure pédérastie caricaturale, expression sans doute à ses oreilles de la plus parfaite distinction sociale.

Ma parole, il tortillait du cul dans la bouche.

Cela fut interminable. Ma mère et moi étions si écœurés que nous n’osâmes critiquer en quoi que ce fût la détestable exhibition de Noubrozi, visiblement fort satisfait de ses contorsions. L’étudiant, est-il besoin de le préciser, ne repassa plus jamais notre porte.

La guerre d’Algérie fournissait un prétexte commode au mépris :

« N’achetez pas leur lait : ils pissent dans les bouteilles ». Je me voyais pourchassés par des hordes d’Arabes sodomites. Je me faisais siffler.

Pour père et mère, nantis perdus parmi les 150 000 Tingitans, ce fut, malgré tout, le petit pactole. Les parents d’élèves, éparpillés dans la masse, ne constituaient plus aucun danger. Plus de danger à Tanger ! Les collègues de Noubrozi se serraient les coudes. Ils vivaient en pays conquis.

Mes parents recevaient peu, mais souvent nous étions reçus : tous riches (les autres), affables, joyeux. Père et mère ne demandaient pas beaucoup : conversations plates, repas, parties de cartes, la religion de la bonne franquette, et surtout, pas de grands airs !

Que pouvaient-ils bien se dire, tous ces adultes ?

Quoi qu’il en soit, mes parents sortent, rient dans la superficialité la plus béate. Comme ils sont heureux, comme je les méprise.


Le jour de ses cinquante ans, mon père reçut une chevalière à ses initiales, vite reléguée en raison de son poids. Je la porte, je ne la quitte plus, mais elle glisse sans cesse sur le côté : trop large.


Me voici parvenu en terre de grande perplexité.

Ma mère, jusqu’ici tenue à l’écart, acquiert un statut social autrement plus gratifiant que celui que lui conférait l’organisation des fêtes scolaires. Elle s’habille mieux, parle fort, tient sa place parmi les autres épouses, les Françaises, quelques Espagnoles.

De sorte qu’il m’est très difficile de distinguer ce qui, dans les brimades dont je m’estime toujours victime, revient au Père, revient à la Mère.

Ma mère, par peur du cancer, a subi la « totale ». Le chirurgien en profita pour l’exciser – à ce que j’ai voulu comprendre.


Fréquentant mon premier lycée mixte à l’âge de quatorze ans, je suis tombé amoureux de toutes les filles à la fois. Ou plutôt j’ai choisi la plus belle, la plus courtisée, la mieux pourvue ; mais c’en est une autre, pas mal non plus, qui me visite régulièrement – pour travailler.

Me voici moyen. Mes notes ont chuté. Mon père désespère. Ce sont « les filles », à coup sûr, et les « idées » qu’elles me mettent en tête.

Babette en fait les frais. Mon père tourne en vautour, pénètre dans la chambre qui me sert de bureau. Notre conversation Babette et moi doit être travail-travail-travail. Babette se fait virer dans les éclats de voix.

Je me rabats sur la branlette. Disons que je continue. On me fait consulter un médecin, qui agite la menace des pires infirmités. Comme je tripote la petite fille des voisins, comme je me branle à la fenêtre (sur cour), une fois de plus, « à cause de moi », mes parents déménagent.

En quatre années, quatre logements. Motif officiel : le bruit, ou un copain trop pédé. Mais la raison des départs, c’est MOI et ma queue indiscrète. Nous recommencions, nous la famille, sous l’arche tricellulaire, à fuir. Et masturbation ou pas (ma mère : « Souviens-toi Roland de ce que le docteur a dit : ne pas l’énerver ! ». Mon père : « Je m’en fous ! S’il continue, je lui coupe la bite ! » - inimaginable mauvais goût des dialogues réels) où j’estime que de ces années-là date la prédominance de Mère sur Père. C’est elle qui m’a fait condamner au feu, sur un balcon intérieur, tous mes cahiers ou à peu près de l’école primaire, « pour se débarrasser de toutes ces vieilleries ».

À compter de 1960, Noubrozi dit « amen ». Jusqu’ici il n’a fait que s’en plaindre, à présent cela tourne au vrai.

Qui l’entraîne ainsi de logement en logement ? Ma mère, Nnozi. Son hypocondrie prend de l’ampleur. Les pétitions lui manquent.

Peut-être que tu débandes, papa, ça tient à peu de choses, les nerfs d’une femme.

Voir que son fils pète de sperme il y a de quoi s’émouvoir !


J’étudie Freud : et si j’étais amoureux de ma mère ? Essayons : ça marche ! et maman s’en rend compte et va se mordre les poings au milieu de la cuisine. « Mais qu’est-ce qui se passe ici ? » Noubrozi ne comprend pas.

C’est ma mère Nnozi qui a insisté pour m’offrir un accordéon, dont je joue encore. C’est elle qui m’a poussé dans les bras de la bonne, chez D. Charmante. Je lui ai posé  les deux mains sur les seins. Elle m’a souri. Je n’ai pas osé continuer... on ne sait jamais, avec les femmes…

J’ai dix-sept ans. Je vais aux putes. Je vais aux putes parce que je ne sais pas m’y prendre avec mes camarades du lycée mixte. Je me redépucelle en novembre 61, debout contre le mur d’un terrain vague, les pieds arc-boutés dans les tessons de bouteilles. Encourageant…

La chasse aux filles va commencer.

Je veux dire qu’il faut les expulser. Pas d’hommes. Pas de femmes. Pas d’onanisme. Tu seras castrat, mon fils, et pas même. Tu ne fréquenteras que les bons élèves, c’est-à-dire, personne, et pour t’entretenir du bac, du seul bac. Tu fuiras celle qui te poursuivra dans la rue. Je n’invente rien. Je l’ai semée à la course. J’étais en proie à l’affolement le plus intense.

Méfie-toi de ce garçon, il ne pense qu’à se masturber. Ne regarde pas par la fenêtre, il y a un couple qui baise en face. Ne fréquente pas cette juive, on ne sait jamais ce qu’ils pensent, ils sont capables de prétendre que tu l’as déshonorée, ils te forceront à l’épouser.

« Qu’est-ce que tu viens de dire ? Répète ! Traduis ! « Amoureux » ! Encore des conneries ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Et arrête de crier. On n’est pas amoureux à ton âge ».


Trois ans plus tard : « Pourquoi veut-elle t’inviter cette prof ? Tu sais ce qu’on raconte sur elle ? Et si c’était pour (prenant son élan) KHOUCHER avec elle ?

Parfumée, nue sous sa robe de chambre, je laisserai la prof disserter.

Elle me laissera partir, ma prof de philo, complètement écœurée sans doute. Elle mourra en février de l’année suivante. « Elle te tourne la tête ». Emportée à 45 ans d’une tumeur au cerveau. Elle m’a appris Sartre, Brecht, Arrabal : on pouvait trouver pire.


« Il y a trop de filles dans tes classes ! Ta mère et moi sommes arrivés vierges au mariage, à vingt-quatre ans ! »

On voit le résultat papa ! -Vous voulez que je devienne pédé ? Eh bien je sors me faire enculer.

Voix toute blanche de mon père à mon retour : « Tu n’as pas fait de bêtises au moins ? »

Ce sera pour plus tard.

En attendant, je vais aux putes, je le confie à mon carnet, on me le confisque, on le lit. À table de préférence. Noubrozi : « Si je l’avais lu, je ne te le dirais pas ». Petit délicat…


Tanger : quatre années, 1958-62, mon 14/18. Quatre années de bonheur pour mon père. Quatre années terribles, où j’ai bien vu que « les filles » m’étaient barrées par volonté du Père.

Plus tard, l’interdiction sera intériorisée. Je ne saurais pas parler « aux » femmes, plus du tout, pour toujours. On n’était majeur qu’à vingt-et-un ans. Trois ans encore de broiement à tirer.

J’ai cassé la gueule à mon père/ Deux coups de poing dans l’épaule, comme il me le faisait souvent, comme cette fois-là.

Mais cette fois-là je les lui ai rendus. Ma père gémissait en se tordant les bras « Mon Dieu, mon Dieu, le père et le fils qui se battent ! »

Il ne m’a plus touché après cela.

Mais le lendemain il m’a demandé ma photo : un mauvais cliché de photomaton, de trois-quart, où je me suis donné une gueule de petite frappe. Il la conserve dans son portefeuille.

En 1962, avec les Pieds-Noirs, mais pour raisons privées, nous reprenions le grand bateau pour Marseille, direction Dordogne.

« Nous retrouverons les Lacombe ! »

Deux émotions profondes et comparables durent étreindre mon père au cours de son existence. La première, fut d’avoir recouvré une place et l’honneur dans la Société : ce fut lorsqu’il contempla, clefs en main, la haute bâtisse de Marchais, dans l’Aisne, portant le nom ÉCOLE sur son front. La deuxième fut de lever les yeux, quatorze ans plus tard, sur la lourde et solide maison payée comptant sur ses économies, d’où personne ne pourrait plus le déloger, lui, le proscrit.

Propriétaire, Noubrozi. Avec un jardin, jusqu’au remblai désaffecté du chemin de fer.

Il fallut m’interner, ou plutôt m’inscrire au Lycée M. de Bordeaux : « Tu t’habitueras, maintenant tu as dix-huit ans tout de même ! »

Rien du tout. Rhume perpétuel, indiscipline de taré, collection des dernières places. Ma mère, convoquée, s’entendit dire que je fréquentais le quartier des putes, que j’avais un « grain », que je ne ferais rien de rien. « Ça fait plaisir, disait-elle, d’entendre cela de son fils ! »

Le proviseur s’appelait Coula-Bartol. Procès ou non, je l’emmerde.

Je revins chez moi, exclu, dès Noël. Je dus suivre des cours par correspondance, ce que j’aurais aussi bien fait depuis Tanger. Mes parents étaient revenus pour rien !

Tout recommença. Les scènes reprirent, mon père refusa de m’apprendre à me raser. Chaque jour, quand la lame me racle la peau, j’y pense encore !

Nnozi, ma mère, se comporta de plus en plus odieusement. Faisant mes draps pour repérer les traces de « machin », - fouillant mes poches où je laissais pour qu’elle les lise des messages désespérés aux filles de Mussidan.

...Déjà, pendant l’été, mon air sot et mon incapacité à « sortir » avec une fille – oui, j’ai bien senti en 62 un ressort se casser définitivement, celui qui me faisait rebigler à toutes forces contre les empiètements.

Je conçus pour les flics et les prolos une haine inextinguible.

C’était trop tard.


Adieu les putes arabes de Tanger.


Mussidan ne m’offrait que des garces sardoniques, prêtes à flirter avec n’importe qui, sauf avec moi, élevé comme à quatorze ans, et faisant précisément cet âge-là. Un jour de slow où je ne bandais pas, Colette B. se sépara de moi en hurlant à l’adresse de l’assemblée : « Il est impuissant ! Il est impuissant ! »



Merci les filles.

Crevez.


    Les petits malins, ceux qui savent tout, penseront bien entendu que j’invente, que j’en rajoute… je vous connais par cœur…

En ce temps-là, je confondais encore le coït et l’amour. Fauate de mieux, et ostensiblement, j’accumulais mon argent de poche, enfin obtenu, augmenté de larcins dont je ne pouvais désormais plus me passer, dans une tirelire d’enfant, un tonneau de buis, que ma mère soupesait sans l’ouvrir, en nettoyant inexorablement ma chambre.

Sous un prétexte quelconque, je pris le train pour Bordeaux, sans avoir le présence d’esprit de regarnir la tirelire avec du papier. Direction, enfin, les putes.

Après ça, je m’en refus chez nous, ou « ma maman », qui ne crevait toujours pas, m’assena une vaste scène jocastienne, en termes choisis : j’avais pris l’argent pour « tirer un coup ». Mon père en chia tant par ricochet qu’il me condamna aux travaux forcés.

En punition de mes couilles vidées, circonstance aggravante dans un vagin, de pute qui plus est. Noubrozi me fit lever à cinq heures, et pousser la brouette avec lui, par-dessus le remblai du fond du jardin.


Je charriai mes caillasses sans mot dire, heureux d’être puni. Noubrozi ne me parla pas. Nous évitâmes de me regarder.

Puis plus rien. Mon père s’estompa.


Qu’il était devenu mou, mon papa, depuis que maman renforçait ses angoisses, même nocturnes !

Mon père la consolait, et je pensais : « Crève, la mère, crève. Elle criait : « Mon cœur... » et moi je pensais « crève ».

Ma mère fortifia son emprise, combien plus mortuaire.

Tu as craqué, mon père.

Que t’est-il arrivé ? Pourquoi nous as-tu abandonné aux débordements dépressifs de Nnozi, ma mère ? Même quand j’ai décroché mon premier flirt, Marguerite H., fille de flic, tu ne protestas que mollement.

C’était la mère qui répétait : « Ne va pas chez ces gens-là… Et pourquoi l’autre mère te tourne autour comme ça ? »

...Faisais-je un si beau parti ? La fille avait des boutons de varicelle sur la gueule. Elle me sautait au cou. Elle me vouvoyait :

« Ne tremblez pas comme ça ! »

Les ignobles ploucs, qui s’était foutus de moi parce que j’étais seul, se sont encore plus foutus de moi parce que je « sortais », cette fois, avec « la plus moche ».

Je hais le genre humain. Carrément.

Cet amour prit fin de lui-même. Maguy rompit, je dus la consoler. « Ne reviens pas trop tard… On ne sait jamais comment ça se termine, les consolations », me dit mon père, à mi-voix !

En quelque sorte son chant du cygne.

Mon père se trompait : je venais de passer vingt-trois jours avec Marguerite dans la chasteté la plus complète : je n’ai pas fait mieux depuis. C’est elle qui devait se branler à tire larigo. Comme toutes les filles. En fait elles n’ont besoin de nous que pour se branler.

Enfin : toutes seules…


À présent, celle qui deviendra ma femme va faire son entrée dans ma vie.

Nooubrozi, je veux retracer les soubresauts finals de ta glorieuse carrière. Tu me fais pitié, mon vieux, et ce n’est pas propre… On t’avait donc nommé, en premier lieu, à St-Médard de M. Il y avait une directrice, un directeur « conseiller pédagogique », bien en cour, parfaitement ridicules tous les deux : ils prononçaient l’an-née. Ils prononçaient aussi cours-z-élémentaire.

Nous avons pris un déjeuner chez eux. Les quatre parents nous ont expédiés, leur fille et moi, faire le tour du jardin. En ce temps-là, j’en gueulais automatiquement toutes les filles parce qu’elles étaient des filles : comment peut-on être une fille ?

Je ne me suis pas marié avec la fille des Directeurs de l’École primaire de St-Médard-de-Mussidan et Conseillers Pédagogiques. Sapés, la ramenant. Ils ont raconté sur toi des choses que les gens n’ont pas crues.

Tu t’es émerveillé.

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