CETTE RUE-LA

C O L L I G N O N C E T T E R U E – L À chercher "décider" p.1 on repasse tout sans édulcorer cette fois. Cette rue-là. Ma rue. Non que j'y habite mais que je parcours à peu près tous les jours. Commence à cinquante pas de ma maison bancale et s'achève place Cabarrus où se retrouvent poste, café, boulangerie. J'entreprends à mon âge ce que la société ne publie pas. Les Lettres de Rilke à un jeune poète relèvent dans un certain sens de la pure malhonnêteté intellectuelle - argent, gloire, femmes : qu'importe. N'est-ce pas. Mais se décider. Vite. Virage dans le book-business : d'abord un emploi, n'importe quoi, le pied dans la porte, et un jour, ou peut-être une nuit, le Sort, après maintes patientes intrigues (pour ces dames, on vous le publiera votre manuscrit, et même on vous le rédigera, des pieds à la tête - n'importe quel fond de tiroir fera l'affaire – la solitude ! le martyre ! les vieux viols) mais si vous vous figurez une seconde, messieurs, que vos puceauteries de couilles sèches vous ouvriront l'accès à la moindre page de publication ! - grotesque... tous les créneaux sont occupés, mon frère, jusqu'à la moindre meurtrière tu ne vas tout de même t'amener comme ça devant l'usine à yaourts avec ton petit pot personnel (je cite). Le "Comité de Lecture" ? ...le "Manuscrit envoyé par la poste" - cette ignoble légende qui fait se boyauter jusqu'au dernier sous-directeur de collection - ...tant qu'il restera un con pour le croire et un salaud pour le faire croire... jusqu'entre les pages des livres scolaires. J'ai assisté, moi qui vous parle, aux Comités de Lecture. Un mec sort la première phrase avec l'accent belge au suivant avec l'accent arabe suivant japonais-pédé-bègue (à la fois – impressionnant !) - suivant suivant suivant ... ...Non, ce qu'il vous faut, jeunes gens, c'est juste d'être bien dans sa peau, de bien faire savoir que "l'écriture y a pas que ça qui compte", "l'important c'est de parler avec les Aûûtres" – timides, laissés-pour-compte, laissez tomber. Se faire bien voir et bien se faire voir, avoir bien négocié le virage (le cirage) des 20-25 ans, choix du métier choix du partenaire – c'est mon choix qu'ils disent – ô professeurs, chers inénarrables et couillons de profs, chers boy-scouts, ce n'est pas vous qui faites l'avenir, mais ce redoutable, ce si bref instant où le Jeune commet ses premières et irratrapables bourdes, qu'il défendra bec et ongle parce que c'est son choix. En vérité je vous le dis, si vous n'avez pas dès le début intégré la profession du livre ou du journal, de la télé ou du ciné, vous n'y parviendrez plus jamais, tout sera pour vous perdu, si vous n'avez jamais connu un de la mafia avant – car le premier commandement qui leur est fait à tous, dès leur intronisation, c'est de ne jamais, plus jamais accorder leur amitié, exactement comme les femmes mariées se seraient crues jadis déshonorées si elles avaient révélé si peu que ce fût sur la sacro-sainte Nuit de Noces, à savoir une ignoble bite fourgonnant sauvagement dans un pauvre conillon tout meurtri. Et aucune jeune fille de ce temps-là n'en a jamais rien su. Les femmes ont bien tout verrouillé. Bref, je ne me suis pas fait admettre parmi les milieux littéraires, je n'ai pas rencontré André Breton (il n'avait que ça à foutre, André Breton : se balader comme ça sur les trottoirs pour pistonner les débutants) – "mon succès, je le dois à mes rencontres !" - soigneusement arrachées, lesdites rencontres, même au sein de la Mafia, au terme de longues, farouches et tortueuses négociations - "il rencontre Marcel Bénabou, il devient documentaliste au Collège de St-Mergue-aux-Bois". X Liste des sites dignes du souvenir : - les Blot – la Doctoresse – le vieil Arménien du pressing et son fils – l'ancien garage – la bicoque rénovée en fausse meulière ; chez Barcelo – la pharmacie – le petit labo : encore la rue Mazaryk (nous étions deux vieux dans l'histoire, la femme et moi – la rue d'Allégresse se compose de pavillons sans relief. * * * La rue d'Allégresse joint l'avenue Gindrac à la rue du Niveau. Gindrac est un stade tout vert, où parfois les Minimes de Cingeosse affrontent SPTT Junior à grand renfort de projecteurs et de haut-parleurs. Le Niveau, c'est l'emplacement de l'octroi, d'une grande bascule au ras du sol où s'effectuait la pesée des fardiers, tirés par leurs grands limoniers. La rue d'Allégresse monte en petite. Fier-Cloporte habite plus à l'est, après la place triangulaire toute malcommode : au 5 Avenue François-Joseph, "Empereur d'Autriche et roi de Hongrie" (c'est sur le panneau) – 1830-1916 – pourquoi ici une Avenue François-Joseph ? pourquoi rue d'Allégresse ? une de ces dénominations d'ancien temps, le naïf, le grandiose, où les faubouriens de Liège s'en jetaient un petit au zinc "du Commerce et de l'Industrie", au coin pourquoi pas de l' "'Impasse des Fraternités". Dès les premiers pas le piéton passe au droit des panneaux "Résidence Allégresse", "Propriété privée", "Voie sans issue", superposés. Je n'entre jamais. Prenons tous les jours ou presque, seuls ou en couple, la direction de ces petits commerces Place Pérignon ou "Jean Jaurès" puisque "Jean Jaurès" il y a, mort en 1914. Trottoirs de terre battue, perspectives plates et pavillons sans grâce. Les Mousquet s'y sont promenés jusqu'en 97 où le mari est mort chez lui 'une chute au réveil ; lorsque les secours ont passé la civière entre les battants de la fenêtre un jeune infirmier lui a répété en boucle faut pas vous en faire PAPY ce n'est rien puis la veuve y passa sur ses jambes en poteaux, chaloupant son abdomen octogénaire sans une plainte. Ils ont bite au fond du jardin une bicoque insalubre, vue imprenable sur la clôture, télé à fond je l'allume pour avoir du bruit loyer payé recta bouclant mes fins de mois du proprio, j'envoie mon épouse toucher le chèque, ce sont vingt minutes de commérages. Derniers mots de Feu Papy n'oublie pas le gros lapin pinpin dans son clapier rue d'Allégresse au bout à gauche. Imbécile et grandiose. Ce qui vaut bien Du haut de ces Pyramides jamais jamais dit par Buonaparte. Voilà ce que l'on trouve rue de l'Allégresse : de ces renfoncements secrets avec un lapin tout au bout, des couloirs extérieurs prenant sous une porte puis se rélargissant en cours, sentier, prairie, petits carrés bien bêchés en herbes folles. Derrière des façades sages d'une rue à l''autre, de clôture en passages dérobés. Pour la Veuve Mousquet il faut passer sur un sentier cimenté sous les retombées de glycines ou de lauriers. Ce passage s'appelle, en matière foncière, une servitude, qu'il incombe à mes soins d'entretenir, en le débarrassant de toutes branches, feuilles, cailloux, noyaux de pêche et excréments félins, sinon le propriétaire devra payer pour le col du fémur, le fauteuil, l'hôpital et les obsèques. Beaucoup reste à construire ici. Les prix s'envolent, mais qui achètera la parcelle où vivote une aïeule de nonante-et-un ans ? Non, la rue d'Allégresse n'émet aucune atmosphère particulière. Une rue vide tout au plus avant travaux, sans densité ni parfum. Tel ce triangle de trottoir au tiers de sa longueur devant paraît-il un ancien garage, d'où déboulent sur trois tricycles trois gosses dérapant sur le sable-et-gravier non coulé. Juste un fragment de temps. Les passants conservent cette allure nonchalante. "Chez Grigou, escaliers, menuiseries" allée privée (trois maisons cossues ; où habite monsieur Grigou ?) - les trois gendres de Mme N. un jour pourraient bien apprécier cette petite porte de jardin entre ma plate-bande et l'espèce de terrain vague salement planté qui donne "un certain charme" dit-elle. Souhaitant qu'elle n'aille pas se casser la binette un jour sur ces 18 morceaux de bois mal assemblés, tout spongieux, tout verdâtres, qui grincent dans les coups de vent. La Nona dit qu'elle "tiendra bien autant que moi" "mais peut-être bien madame Mousquet (jamais "Mamy") vous nous enterrerez tous. Elle et son portillon. Façades fermées, jardins secrets – rien ne passe des habitants - qui se soucie des habitants... Je n'ai que les habitants moi. Je ne suis pas Perec. Rien à foutre des gens. Sauf quand ils m'encombrent le fond du jardin en me payant le loyer. Je ne vais tout de même pas imaginer un destin par bicoque dans le quartier. Bien assez de la mienne. La rue de l'Allégresse ne me rappelle rien. Du tout. Impersonnel jusqu'au délire. Je ne me souviens que d'un mort. Juste aujourd'hui Nommé Maroulis, avec sa ceinture, ses bretelles, son chef-d'œuvre Jardin Public rebaptisé Les Îîles Faults qu'on ne sait même pas prononce - un bon lainage, un beau roman, puis la mort. Celle de Fralle aussi, par association d'idées, Véra Fralle, dont les passants détournaient les yeux pourvu qu'elle ne me voie pas, bavasse somme elle est j'en aurais pour 3/4 d'heure "cadavérée" Zao sans problème, on remettra plus ample connaissance une autre fois. Nous mourons tous sns avoir pu parler. Sur sa tombe une gerbe rouge à même le sol ces derniers temps elle n'avait plus que la peau et les os, j'ai parlé de moi de l'autre côté des fleurs du bon côté de la terre - À ma meilleure amie Nicole – tu savais, toi, qu'elle s'appelait Nicole ? ..."Cité d'Allégresse" donc à gauche, brèche incongrue en tête de rue, loyers bas "tout confort" le monde entier pour l'occupant puis la rue qui commence en vrai entre deux trottoirs mal alignés comme des molaires en stade terminal où les enfants trébuchent "en équilibre" s'il y a des enfants. Plus loin les vieux piétinage et radotage ("sont les apanages du grand âge") – où boitillait le père Mousquet mari de la même. Un jour des cons l'ont bombardé de marrons, il s'est retourné en gueulant des syllabes édentées, ils ont pris la fuite. Et moi je n'ai pas réagi pour ma bordée de pétards entre les pieds jambes sans trembler d'une ligne. parole il est sourd ! Je hais tout ce qui pue le jeune avec la même connerie que je détestais tout ce qui passait 40.... Elle m'avait beaucoup frappé la nouvelle (Buzzati) où un vieux vitellone '53 trucide son père avant de se regarder dans la glace - à présent, c'est lui, son père. Le vieux Mousquet fut enterré aux drapeaux comme ancien pompier. Ses deux petits-enfants concoctèrent une petite oraison parfaitement ridicule par faute du curé, qui n'avait rien rouvé de plus endeuillé que de respecter religieusement leur charabia, inconscient de révéler, sous couvert de libéralisme grammatical, un indescriptible mépris du peuple. L'Église crève d'avoir voulu "faire peuple". La veuve Mousquet n'en écouta pas moins la messe télévisée, par la fenêtre ouverte jusqu'à novembre, sans désemparer, Bon pied bon œil, souriante et ravaudant les nippes des vieilles, en va-et-vient sur notre allée de servitude. À 8h chaque matin, d'hiver ou d'été, elle claque ses volets que nos maigres budgets ne permettent pas de retaper. Souvent nous lui téléphonons pour ne pas retrouver son corps un de ces jours "en décomposition avancée" comme dans les journaux. Puis elle gagne clopin-clopan, sous son béret, le bout de la rue d'Allégresse. Elle reviernt avat de prendre chaud ou froid. Le jeu consiste à éviter la vieille. Sans jet de marrons. Du plus loin qu'on l'aperçoit, vacillante et trapue - changement de trottoir interdit, histoire de ne pas froisser. Bonjours, considérations météorologies en mode enjoué, chacun poursuit sa route. Elle a pris l'habitude de ces manières peu causantes. Mon mari était comme lui. Je mène (c'est son mot) une vie "retirée". Exact. Je reçois peu. Consultant ma montre dès le début des visite. La plus grande satisfaction est de passer tout le jour sans l'avoir vue ni sortir ni rentrer. Je m'efforce d'abord de ne jamais croiser personne : du plus loin qu'on aperçoit quelqu'un, changer de trottoir. Que faire en effet ? baisser les yeux ? lâcher bonjour au dernier pas ? Décrire à présent l'endroit précis où se situe la scission entre les deux moities de rue. Cela se fait en biais, sur un angle de 20°. Le côté gauche présente une riche demeure, avec pelouse, un balcon où l'on accède par un escalier plaqué, une plaque cuivrée Le Scouarnec - qui n'ont de breton que le nom : drons sur ces "Scouarnec", qui n'ont de breton que le nom (changer les noms – les éditeurs doivent désormais faire face à une certaine catégorie de fous furieux prétendant se reconnaître dans les romans : "délit de ressemblance"). Les Scouarnec habitent Grande Avenue, et tiennentt par alternance un magasin de nettoyage, en français un "pressing". Qui se rattache donc, géographiqument parlant, à la place Pérignon. Le côté droit montre en cet endroit, avec un léger décalage, deux ou trois indistinctes masures ; elles font encore partie du "côté de chez-moi". Ce n'est qu'après le renfoncement triangulaire, annoncé par ce petit aloès piquant (il faut descendre sur la chaussée) que s'amorce le climat de la place – déjà imperceptiblement (difficile de découvrir où passe la limite entre les deux côtés), la vibration de l'apogée – aller-retour : boulange, pressing, bistrot : il se passe quelque chose. Trois sortes de cahutes dans la rue. Première : les antiques. Taudis inchangés depuis la guerre. Une brave madame T., foulard autour du cou, roquet en laisse. Quarante-deux ans d'Allégresse. Jamais posé de questions. Ni moi ni elle. Quand elle est morte, tant de secrets avec elle. Je ne pourrais pas. J'en prends le chemin. 99% dès leur plus jeune âge n'aspirent à nulle chose (un petit-fils est du nombre) ne conçoivent pas d'autres aspirations que de rester collés dans le petit km² fixé par le sort. Au lieu du Vaste Monde. "À qui ne veut pas voyager, on devrait lui crever les yeux". "Pour trouver du travail, il faudra vivre en Estonie" - plût au ciel que l'Estonie m'eût offert sa langue à balbutier - kuidas sul läheb? Quoi de plus bas-de-gamme. Ceux qui sont nés quelque part ! "Volem viure au païs de l'air ! Du large ! ...Pénétrant dans la chambre je souffre, j'étouffe – à mon âge si proche de rien, sans plus d'horoscope que l'historique de sa rue – qu'importent ces cloportes dont rien ne nous distingue ! Compost, tôle, canards – qu'est-ce qu'ils mangent ? pourquoi connaître absolument ces animaux ces hommes qui n'obserent que l'intrus dans les immondices ? Un jour les gendres sont venus assécher ces strates de boîtes et de bocaux de boutons qui peuvent toujours servir. Par miracle ni rats ni mulots ne s'y sont reproduits. Un entassement d'emballages et de planches pourries, sans compter un toit de plastique ondulé menaçant de tomber, attention les carotides, au choix droite ou gauche. Le lendemain après la grande vidange l'octogénaire contemplait pensivement, de profil, le champ de bataille. Restait encore au sol une couche gluante, pour la prochaine immolation. Et comme je félicitais la vieille pour ce bon turbin de jeunes, elle exhala un gros soupir : "Ça avait tout de même un certain charme". Ce fut le mot qu'elle employa : "charme". Ce qui en a moins pour nous, en revanche, ce sont ces récipients rouillés qui recueillent l'eau de pluie, berceau idéal pour les moustiques et autres vermines. D'autres maisons de la rue, mieux enretenues, conservent les anciens aspects de la campagne qu'elles avaient maçonnée. L'une d'elles en particulier reste close, avec de hautes grilles et un étage, exceptionel ici. Une deuxième rue Kolisch, où vit toute une famille : un dessinateur de 55 ans, peintre qui tient son chien très serré pour ne pas nous saluer ni même nous croiser. Il vent une partie de son demi-hectare, à bâtir. Nous empoisonner volontiers sa famille afin de confiisquer accaparer la bâtisse qu'il accapare. La troisième demeure, sise rue François-J. fut sauvagement assassinée : la "Maison Usherr", piquant ses trois pignons dans la nuit, comme à Pasadena Meridian Avenue, étageant ses pièces abandonnées. David et moi nous y sommes introduits. Les meubles étaient restés là, juste en l'état : pick-up et disques éparpillés, revues effondrées telles que les avaient abandonnées trouvées les brancardiers. Nous n'avons pas risqué de nous aventurer plus loin, crainte que le plancher ne s'effondrât, nous avalant sans retour – plats incrustée de crasse, cartes grasses à même le linoleum– quelle tragique insouciance avait soudain vidé de toute âme ces lieux si pleins d'autre chose. Ils emmènent votre sorps et personne ne vient ranger derrière vous, sans fermer volets ni paupières . Le lendemain même de notre intrusion (Victor avait douze ans, et son grand-père guère plus) la clôture fut rageusement rétablie DÉFENSE D'ENTRER. Et qu'il soit bien entendu surtout de racheter, à supposer que nous en ayons eu les moyens voire la simple intention ; le vieux possesseur en effet, large nonagénaire, une fois mort et bien mort, sa stupide engeance s'empressa de la jeter bas comme insalubre, dont la ruine imminente nous faisait frémir à les longer la nuit, pour édifier en fond de jardin bien rasé la baraque livrable clés en mains sur catalogue : gros toit rose typique, piscine et rires vulgaires d'enfants, car à notre époque, même les enfants peuvent être vulgaires. Notre bicoque, rue François-Joseph, est la plus moche et la plus recroquevillée de toutes : son pignon penche, on est venu nous inspecter nos combles, redescendant en catastrophe serrant du poing une boule de bois piquetée de termites tout juste tirée de sa poche ; si nous ne déboursions pas illico unesomme pharaonique, la toiture nous cherrait immanquablement sur la gueule. D'ici trente ans au plus. Ma foinous nous en avions bien nous-mêmes pour autant, et nous nous contrefoutions du reste. Nous n'avons plus revu Monsieur Termite-et-Capricorne – et, mon Dieu ! le bien que ça fait. Nos voisins les Sigmann auront bien pronostiqué la démolition à venir de nos deux masures (la nôtre et celle de la vieille au fond) puis sa reconstruction par le successeur d'une ra-vis-sante maison neuve pimpante en diable. À l'emplacement de notre plate-bande pelée j'imaginais déjà les grossiers ébats de toute une génération de vivants bien incapables de distinguer Wagner de Vivaldi, incollable en ordinateur, que je ne me fatiguerais même pas à hanter. Ils seront là dans l'air que je respire, à hauteur de mes pas. De quelles scènes, de quels divorces ou petits-déjeuners niaiseux ne seront-ils pas les figurants ? La soixantaine au mois d'octobre, au train où vont les terrains, tout reluira bientôt de neuf. Ce que nous avons acheté à grand-peine a pris 200%. X* L a rue Godin franchie, rue de l'Allégresse (à plateaux), face au Toubib's Office, la mère Plâtreux rénove son pavillon, style XVIIIe. Six semaines durant la camionnette à mortier a bloqué le trottoir et la moitié de la rue. Transistor et gueulantes en patois de Porto. Et moi qui passe peigné comme Clovis. Ça se porte encore à Lorient, et encore. Les maçons ne se privaient jamais de m'envoyer des vannes de tarlouzes. Em francês. Même sur le trottoir d’en face. Toujours est-il que leur activité s’est bornée à élever un revêtement de briques bien creuses em longueur type C, recouvertes d’une espèce de stuc acrylique. Du bandeau Louis XV bon marché. Engageons-nous une fois de plus Rue de l'Allégresse. À plateau. À droite à l'angle, allée de maronniers. Cinq dans chaque file, noueux, immenses. Avec des racines trébuchantes en pleine allée. Des marrons où kicker à l'automne. Au début côté est, les traces métalliques d'un butoir en fer : un portail se dressait là. À l'autre extrémité, de biais, l'Allégresse. Il existait donc là, sur la route publique, tout un ensemle de maisons de maître, une gentilhommière, un château, que nos masures ont éliminé. Pour revenir de la poste, toujours passer par-là, dans l'herbe sous les marronniers. Nous allons jouer : nous serions les propriétaires. Au bout nous attendraient nos gens. On nous demanderait, en nous tirant nos bottes,si "ces Messieurs ont fait bonne chasse". Mais nos ne faisons rien d'autre aujourd'hui, que de déboucher, en biais, sur la rue des Jardins, où plus rien ne se laisse deviner : les anciens alignements eux-mêmes ont disparu. Tout va de guingois. Exit castellum. Pourvu à présent qu'on ne les rase pas, nos arbres. Ils ont bien souffert de la bourrasque du vingt-cinq sept cinquante-deux. Il y aurait un rond-point, un antre à blaireau supplémentaire. Longtemps la branche en fourche est restée suspendue, mais vous avez chez vous la même allée. Alors... Entre la chute et le croc-en-jambe au ras de sol jusqu'à centenaire, cordages sourdant de terre comme une veine sur la main de vieux, nous devrions les voir battre, énormes, sourdement, au rythme de notre propre sang. Les mêmes marrons qu'aux temps de nos enfances. Les marrons sont fascinants. Ils ne servent à rien, sans autre valeur que leur présence. Aussi les enfants les thésaurisent-ils, jusqu'à leur complet dessèchement. Des marrons. Des accumulations de marrons. Beaux, luisants, parfaits de forme. Les enfants tirent des marrons sur les vieux. Les vieux se retournent de tout le corps et profèrent des malédictions édentées, inarticulées. Ne pas devenir vieux.
Plutôt mourir. Sans blague. Buter sur les racines est une chose. "Jusqu'à nos derniers souffles" en est une autre. Ce complément de temps qui retranche du temps – mourir n'est rien, mourir ici est doule peine. Car nous ne changerons plus jamais de lieu. Je sais où je dois mourir, et je sais que ce doit être ici. On ramènera mon corps ici. Quand mon esprit n'y sera plus. Le corps en tremblements. Une si belle allée de marronniers, courtaude, pacifique. Pour rentrer chez soi, aujourd'hui vivant. La vie de vieillesse ressemle à s'y fondre à ces fameuses joies qu'on lit dans les mémoires d'enfance. Les enfances des autres fascinent. On y parle de sensualité. Colette. Sarraute. Mille autres. Jamais au grand jamais je n'ai senti de sensualité de toute l'enfance. Strictement rien. La peur, l'impatience, la révolte : oui. L'injustice. Mais palper un marron ? Ça ne m'aura jamais fait plus jouir dans mon enfance qu'à présent même. Au portail supposé de l’ancien Château, là où subsiste incrusté dans la terre un fermoir en fer, se trouvent de nos jours deux conteneurs en plastique où l’on trie les déchets. En poussant sur les anus caoutchoutés, je précipite à l’intérieur les vieilles bouteilles : on presse le goulot sur l’opercule, tout disparaît dans un clapotis caverneux.

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