C O L L I G N O N L E C L O Î T R E Il en était parvenu à cette satisfaction. Voyant autour de lui la vastitude des campagnes, les prés, les bois et tout ce qui s'ensuit (vaches, femmes dans les bourgs et draps sur l'herbe), il se sentait le possesseur, l'englobeur des choses. Ses poumons se soulevaient, il absorbait les champs, le val, un clocher sur Volsonne, et les fumées au loin vers Waldebourg. Son souffle passait sur les blés, les haies, les potagers : l'abbaye profitait de tout, la natalité galopait, la longévité longéviait. L'abbé Jean-Robert enrobé dans son embonpoint succédait à l'abbé Jean le Loup. Le successeur à présent régnait sur mille arpents de vignes, de villageois et de rivière, et s'appliquait volontiers l'ironie. Vingt ans auparavant, anno Domini quatorze-cent soixante-sept, il était entré là, par un sombre jour de neige ; il ne tombait du ciel qu'une grande grisaille de lumière ; le fils cadet du rempailleur n'avait pas suscité de miracle à St-Cloud-d'Ambervilliers. Les jeunes femmes ne l'amusaient pas, les vieilles non plus. En bref sa bite molle le faisait chier. Finalement il se sent fait pour des choses plus nobles. Plus longues, tiens, justement. À la mesure de ces bâtiments noirs, très lourds, avec des ardoises très noires jusqu’à mi-sol des murs, et des cheminées à rôtir des sarrasins. Il en habite un, au sommet d’un monticule sans excès, dont l’abbaye occupe tout le plateau. En dessous, dans toutes les directions, des vallonnements vachement fertiles. Sous la neige (c’est janvier) le Frère Ikselles, mort depouis, montre à l’impétrant 1) le réfectoire, 2) le cellier, 3) les dortoirs. 4) la bibliothèque et les commodités. Plus les parchemins attestant de la fondation de l’abbaye en l’an de grâce 909 (CMIX). Et très vite, vingt-huit ans à peine avaient suffi à Jean-Robert de Baume pour conquérir les têtes, les cœurs et les confiances, si bien que ses pairs applaudirent à sa désignation par le pape Léon VII : abbé de St-Cloud d’Ambervilliers. La vie de moine passe comme un jour, la règle empêche qu’on se voie mourir, empêche qu’on se sente vivre. Mais Jean-Robert de Neuzanville n’était pas un abbé ordinaire. Il parvint à se faire attribuer, en sus de son réduit réglementaire, le rez-de-chaussée d’une tour où s’ébattaient jusqu’ici volontiers les volailles – en bref un ancien pigeonnier où promptement s’aménagèrent trois étages. Les fromages se vendant, les aménagements intérieurs permirent à l’abbé une bonne retraite. Il n’était ni mieux chauffé, ni mieux nourri, mais pouvait ainsi s’appliquer la devise de Sénèque : Sanabimur, si separemur modo a cœtu - Nous serons guéris, à condition de nous éloigner de la foule. C’était un haut homme, puissant, sanguin, bien proportionné. Il lui fallait cet air des cimes, disait-il en riant, pour appliquer à son gouvernement la lucidité indispensable. Le jour où le Frère Ikselles intronisa ce nouvel homme en ces lieux, je me suis méfié. Les distractions sont rares dans les monastères, à moins de se réjouir de la régularité liturgique. Je me suis fait espion. Malgré l’interdiction j’ai tenu un journal où je notais tous les faits et gestes, et les pensées de Jean-Robert. Déjà, on l’a castré du Neuzanville. Puis il a demandé de lui-même à se faire instruire de la vie de saint Robert, Rien pour moi-même, tout pour les autres. Il a juré entre ses dents. Il s’est signé. Qu’a-t-il vécu dans sa vie « d’avant » ? Il n’est poussé par nulle vocation. Il aurait mieux caché ses réelles ambitions. Mais ses dents dépassaient aux commissures. Toujours à côtoyer le chef de notre communauté, à le narguer sitôt le dos tourné. Toujours à rudoyer le novice : gueuler sur le coupeur de bois, l’homme des seaux de lait, l’homme des vaches. Il a senti, très vite, que ça se voyait. Il s’est donc appliqué à la transparence, à la discipline et aux mortifications. Il avait parfois dans les yeux des lueurs, et du verdâtre au creux de ses joues. Certes, il n’était pas aussi rouge qu’aujourd’hui. Il ne soufflait pas en montant les escaliers. Je ne susi jamais arrivé à le trouver désagréable : Dieu aurait pu, s’il l’avait voulu, me créer à l’image de Jean-Robert ! qu’il me pardonne mes pensées sur mon propre abbé. L’abbé Jean-Robert s’éloigne de la fenêtre sur le vallon. Il s’installe sur un prie-Dieu, au milieu du cercle de pavés rouges. Dieu voit tout. « Je me souviens » pense l’abbé -peu enclin à penser en ce jour - « d’avoir été le seul depuis saint Jean le Loup à présenter mes intentions, dans un discours préliminaire : le rescrit. « Nous avions bien bu » poursuit-il. Du bon vin dans des brocs tout simples. Des discours, en latin, en allemand. Je m’en suis trouvé exalté. C’était aussi comme un grand puits de lumière, irradiant tout mon intérieur, canalisation divine, faille de tous et de chacun. Je pouvais à volonté ouvrir ou clore la plaie de tous mes amis et frères, au nombre de 72, 6 fois Douze. Ils m’obéirent tant, que j’en fus confondu. La Grâce est terrifiante. Enfin le puits disparut. » Jean-Robert priait peu. On le voyait soucieux, le vert au creux des joues. Il inspectait partout, redoutable. Il contrôlait qui se confessait, qui non. Muni de l’indult papal, il eût prospecté le secret des confessions. Puis il se renferma de plus en plus souvent. Et le renfermement ne va pas sans une extrême conviction que tout est Vanité. C’est assurément le but du moine : certains s’affligent, d’autres s’enflent d’orgueil ou de désespérance, mais les meilleurs sont tentés par l’absurde Vacuité du monde. Je peux vous en parler : ils m’ont renvoyé trois fois. Jean-Robert s’affligeait : n’être qu’un abbé, c’était du petit monde. Il avait inventé le recroquevillement d’Envie. Il se rabattit sur nos boutonnages et sur nos laçages, souliers d’hiver, sandales d’été. Ah ! c’était un drôle d’abbé. Jean-Robert s’infligeait des pénitences. Il se cognait la tête aux murs, ou de ses poings. Il restait à genoux des heures. Il ne s’agissait pas d’élancements mystiques. Juste une question d’organisation. Apparemment. Il humiliait à heures fixes sa chair abondante et gourmande. Avec méthode, il se flagellait quelquefois. Quant au frère Ikselles, il se chargeait des contacts extérieurs : Monsieur de St-Dié. Frère Ikselles n’eût jamais révélé ces bagatelles à quiconque. Au bout de trois minutes de flagellation, l’abbé Jean-Robert transpirait comme un fleuve. Il s’était appliqué à méditer sur Dieu, sur le Fils, saint Joseph ou Marie. Mais il eût estimé ridicule ou fâcheux d’atteindre l’extase. Il s’essuyait avec un gant de crin, et mangeait du poisson toute une semaine. Scrupuleux donc, à sa manière dure envers les autres et lui-même : à genoux sans coussin devant l’autel, soit ; jeûnes fréquents, soit. Mais ne jamais couler dans les excès de Remiremont, sous la cornette ithyphallique de Mère Cécile-Andrée de Bonnefont. Frère Ikselles était le seul à se souvenir des sœurs « bonnefontaines ». Cependant, cependant : La cellule du Père Supérieur Jean-Robert ouvre sur une Bibliothèque largement pourvue en exégètes de Bouddha. Il en a tiré une philosophie tout à lui, qui ne retient -de façon élémentaire ! - que « l’affirmation du néant, qui est Dieu ». Il vit profondément de cela. Il s’affine vers Dieu. Dans ses méditations paumes levées, il tente le Grand Sommeil, qui est connaissance suprême. Par la rupture avec le lien charnel, ca grand corps accède aux ciels purs. Quand il déplie ses jambes en lotus où passent les fourmis, Jean-Robert sent s’épancher au sommet de sa tête une insondable torpeur. Comme un coup de masse de bronze. Il se sent apaisé, descend donner des ordres d’une voix angélique et veille à tout son monde avec des effleurements de cristallier. Il s’efforce de voiler ses élans de fierté. Il relit les passages sombres de Job et de l’Ecclésiaste, et se retrouve chrétien comme devant. Rien ne lui semble plus important que l’étude de soi-même. Rien ne lui semble plus important que de le rejeter. Ne plus manger. Ne plus bouger. C’étaient les derniers temps de son séjour à l’Étage. Il aspirait, bloquait son souffle et répétait aum d’une voix caverneuse, tenue le plus longtemps possible. Ses entrailles cérébrales frémissaient. Il s’absorbait, tout de même, devant le Christ en Croix. Malgré ces macérations, les jeûnes et les privations de chauffage, il sentait persister en lui de vieilles attitudes, raisonnements vicieux, jugements erronés et attributions de beaux rôles. Ces stupides persistances, pourtant, lui étaient gages de sincérité : le Père Jean-Robert, immobile, croisées ouvertes, se sentait parfois satisfait de ses insatisfactions. * * * * * * * * * * * * ..Zachée, quant à lui, s’étourdissait de chasses. Rien de plus facile dans ce pays-là : au pied des montagnes, chaque vallée contenait de l’ours, du cerff et du faucon bleu. Ou bien du lièvre, des perdrix. Plusieurs fois par semaine, Zachée de Broisy sortait son équipage, chevaux, chiens d’Artois et bâtards. Il chargeait son dos de flèches, son poing d’une pique ou d’un épieu à l’ancienne. Comme dans la chanson, « la venaison garnissait les saloirs ». Bien sûr il s’ennuyait comme une bête, et les festins lui rappelaient avec remords les vertus de Jean-Robert, Prieur de St-Clothy d’Ambervilliers, dont la renommée avait franchi les 50 lieues qui séparaient le Mont Clovis de ses domaines. Surtout, Zachée de Broisy connaissait des difficultés sans mesure avec l’administration départementale du Jura, parce qu’on n’avait pas idée, en 1883, de chasser « à la médiévale », quand les meilleurs fusils étaient en vente partout, nom de D. ! C’est pourquoi Zachée de Broisy sanglotait in petto en considérant le vénérable Jean-Robert de St-Clothy, cousin par alliance de sa première femme. Zachée essuie souvent sa barbe, grasse, courte et drue, comme obscène, comme plaquée. Toujours humectée. Courteau, de joues renflées, rose et potelé des doigts, suffisamment agile pour jouer du serpent. Mélomane, lui faut-il vraiment renoncer à toute la boursouflure de la vie par désir d’amour divin, de Purification ? Les sons l’hallucinaient, il se composait des polyphonies, entre deux communions du dimanche. Il était bien le seul, à cent lieues à la ronde. Le pâté de sanglier communique une humeur bien robuste, on se sent plus près de Dieu quand on a bouffé du bon sanglier, le Dieu de Zachée semble n’avoir pas plus de consistance que celui de son lointain cousin. Ce cousin voit Dieu à huit heures précises, quand le soleil perce la verrière d’ogive, différemment suivant les saisons. Zachée, lui, sent son Dieu dans son oreille, ou dans son ventre. Jean-Robert le Cousin nage dans le bonheur de sa sainteté naissante, mais Zachée s’ennuie : trop de chasses, trop d’amis, trop de repas. Fils de putes ! s’écria-t-il un jour qu’il avait bu (ces jours sont très rares) : débarrassez la table, et me débarrassez aussi. Je ne ferai plus de vieux os, la goutte m’entrave et je ne pisse plus ». - Vous mangez trop de gibier, dit le serviteur. - Vous servez trop de gibier, dit Zachée. - Il semble que Monseigneur ne se soit pas déchargé depuis un fort long temps. - Je frise l’apoplexie, Nestor, je dépasse quarante-six ans. C’est un miracle que mon ventre soir resté plat ». Le serviteur le trouva vulgaire ; Zachée verrait sa maîtresse tantôt. Elle était dans la pièce voisine, attendant le plaisir du sangliophage. Zachée grimace : « Je ne pourrai jamais styler ce porte-plat ». « Contre la mélancolie » poursuit le serviteur, « le Sieur de Boisy lui-même n’a pas trouvé de remède . - On ne dit pas « le Sieur de Boisy ». Avec la bonne ecclésiastique, en service d’extra, ils le jetèrent sur un lit dela pièce voisine où la maîtresse en titre est venu sucer quelque gland vaguement baveux. Il ne pouvait plus s’agiter. Mais dès qu’il fut seul et ses mains torchées, il écrivit ce qui suit : « Cher ami cousin Jean-Robert, « Je suis le seul à pouvoir de traiter de ces titres. Curieuse destinée décidément pour nous autres, qui t’a mené à la tête d’un grand monastère, tandis que je me vautre à la ferme parmi les femmes et les dépendances. « Nous avons fait la Petite École ensemble, mais tu es monté à Nancy – qu’est-ce qu’on se sera donné tous les deux sur le plateau, chasses et galopades ! Tu ne refusais pas le cheval – j’ai dû pour ma part y renoncer cette année : des douleurs atroces, pour moi et pour la bête en raison de mon poids, et tu chassais, je m’en souviens bien, plus que je ne priais. « Puis nous allions basculer, non pas les belles au moulin comme nous le faisions croire, mais les sacs de farine dans le pétrin du boulanger. «  Tu as fait des pèlerinages pour voir du pays : Notre-Dame en Italie, tandis que je me charroyais de Marseille à Montpellier, où les gens comprennent mon patois latin. Je rapporte de la poussière et toi des bénédictions. À Béziers j’ai inventé les fréjolles de calmoutiers : des miettes de poisson, des cougourdes ; mêler à de l’ail, plus une piperade, un brin de lièvre, et c’est immangeable ». Plus tard : « Comment fais-tu pour vivre, ô cousin de ma première épouse ? sans manger ni dormir, ni presque boire à ce qu’on dit ? Dieu dans nos légumes, dans nos fruits ? je ne le trouve pas. Mon rêve est de me purifier de l’envie, par l’admiration, mais je me sens tout décapé de par dedans. Tu vois Dieu ? Cela doit te suffire. Toi, le Prieur, intercède ». « Prie-le d’alléger mes sauces, de rendre à mon rébec son efficacité soignante. L’acédie, ou l’ennui, est péché capital. Et Dieu à tout instant, sous ta verrière, ce ne serait pas de la gourmandise ? ...Jusqu’à mon admiration, qui ne te manque pas ». Plus tard : « Ce qui signifie, cousin d’alliance, que ne demandant rien tu obtiens tout. Prends garde au péché d’excessive satisfaction, sans même savoir si tu le commets. À ta place je le commettrais. Pourtant tu ne dis jamais de quelles grâces tu profites. Les autres disent : « Sa renommée a volé jusqu’à nous ». «Modeste et fier en même temps. « Dieu est silence », mais les mines que tu prends sont-elles du silence ? As-tu l’air extasié, ou absent, très froid ? Comment supportent-ils, en ton monastère de St-Clothy, que rien ne soit vraiment administré ? Ton second ; Ikselles, très vieux, n’a-t-il pas toute autorité en ton nom ? Il tremble de peur de mourir : n’est-ce pas une honte, venant d’un moine comme lui ? ...Tu pourrais voir Dieu dans une rivière, ou dans les poissons que tu pêcherais, comme il est dit dans la Genèse ? ...Tu t’élèves et parades au sommet de ta verrière, phénomène de foi. De foire. Si tu meurs, parlera-ton de « transfert en haut lieu » ? Seras-tu remplacé par une momie de cire blanche ? « Itinéraire d’un grand saint », « De la momerie à la momie »… - j’achète. Maître Zachée de Boizy, À vous toute autorité et salut. De par le Roi (que je suis), je vous apporte l’ordre et l’honneur de rejoindre notre bonne ville de B., dont je vous ai fait maire avec approbation de tous les échevins du lieu. Par toute la Comté il n’est question que du talent dont vous touchez et composez du luth et laissez faire à merveilles toutes demoiselles aux sacqueboutes. Vous êtes aimé. Il n’est jusqu’à Lyon qui ne résonne de vos louanges. Vous vous entendez en tous arts, voire en cuisine, mais de celui-ci en vérité vous faites trop état. Vous composez en vers ou prose, produisez force talentueuses comédies et parades. Vous n’êtes pas reçu à ma cour à proportion des inimitiés que vos conduites avaient engendrées en d’autres temps, ores sçavez que tous bons roys n’ont point coudées franches. Aussi vous enjoins comme de dessus que retourniez à B. de la Comté, afin que vous accomplissiez en icelle ville l’obligation la plus estimée, la plus enviée qui fust oncques, assavoir défendre nos plaines et plateaux de mon cousin le Roy de France Louys, onziesme du nom. » X X X Zachée de Broizy ou Boisy épousa le mercredi 26 avril 1476 Dame Athénaïs, grasse et plus âgée que lui, sans intérêt financier. Pour plonger plus avant dans la déréliction peccamineuse (« pour s’abaisser dans le péché ») par l’assidue fréquentation du trou des femmes, ou pour alléger son acédie, qui est «tristesse en présence de Dieu ». Mes frères, ce n’est ni l’un ni l‘autre. Voici un homme et une femme jusqu’ici confiants en Dieu et en leurs forces venues de Dieu. Quel besoin avaient-ils, l’un et l’autre, de s’embarrasser d’embrassements de compagne ou de compagnon, dont l’homme au moins pouvait trouver dans sa débauche une satisfaction complète de ses ruts ? Car, cher cousin Zachée, vous n’avez jamais dit, j’entends proféré, devant témoins, mot de votre épouse. Voici donc ses qualités : quarante années sont bien pesant fardeau pour les femelles. Il est à craindre qu’elle soit veuve et flanquée d’enfants difficiles de composition, voraces de complexion. Si les enfants s’étant départis d’elle engendrent un manquement, elle se sera soit prostituée car il n’est point de haute marche d’un état l’autre : c’est en vérité chercher l’abri des écus à l’orée du grand âge, qui vous fera grand déshonneur à moins que vous n’y voyiez bénéfice, soit vouée à grandes vertus, s’étant jusqu’à ce jour préservée par miracle divin, que vous auriez pu adorer sans vouloir par mauvaiseté flétrir de vos concupiscences. « Puisse-t-elle en ce cas vous convertir, ce que nous souhaitons de toutes nos prières et supplications ». Zachée admira comme il faut la prose balancée de l’Abbé. Il ne révéla rien à son épouse et la baisa comme un bûcheron. Le messager suivant apportait un vieux bref de Sa Sainteté. Il fallut régaler d’importance un si grand courrier. Zachée transporta donc son ventre en ses appartements. Se cala entre deux coussins et lut : la renommée du Comte-Abbé avait franchi le Jura et les Alpes, jusqu’à Rome ; l’excessive humilité engendre l’excessif orgueil, et ne s’abaisse pas à rechercher les sommets d’un monastère, mais trouve au contraire, dans la communauté des Frères, reculade et bénignité ; le comportement du Prieur de Saint-Clothy, aggravé par la consultation de certains livres des Indes et de Cathay, avait relégué le susdit monastère sous la tutelle d’un frère d’Ikselles, indigne par sa naissance de telles honorables fonctions. Et le courrier du Pape à Zachée, tout gros et valétudinaire qu’il fût, enjoignait de se mettre en route sans tarder afin de relever, cinquante lieues au nord, l’Abbé Jean-Robert. Zachée, frappé de la foudre, donna son accord sous pli scellé, après consultation de sa seconde épouse. « Qui prendra soin de mes domaines ? » gémit-il. - N’avons-nous pas Leamington mon fils aîné ? car elle était anglaise. * * * * * * * * * * * * * À cinquante lieues de là, Jean-Robert sortit de méditation et se frotta l’estomac. Cette sensation survenait plus souvent ces dernières semaines : il se sentait partir dans une extase, dont il n’aurait su dire si le Christ l’inspirait, ou quelque autre action : douleurs de la passion, sourire de Josaphat ou contemplation d’une croisée d’ogives. En ce moment précis où l’anneau cérébral se haussait lentement, une douleur l’atteignait à gauche sous l’épigastre. À la verticale du cœur. De même sa langue se gonflait, ses oreilles tintaient. Un voile passa devant ses yeux. Certains jours une nausée lui remonte du ventre. Il se figure que Dieu lui mesure sa grâce. Il  s’aperçut que tout bonnement il avait faim. Alors il s’est levé de son banc de prière en se frottant les genoux, qu’il avait larges et cagneux malgré les coussins. Il a vérifié les fermetures des fenêtres : toutes prennent l’eau ou le vent, dégoulinent des jointures et communiquent le froid. Jean-Robert le Moine, depuis des années, à travers les saisons, crève de froid, d’humidité, de faim ou de soif. Il offrit à Dieu tout cela. Ayant descendu quelques marches, il urina longuement dans un tuyau de plomb. C’était un perfectionnement, car il avait gagné des calculs déchirants ; des aigreurs à ne pas manger ; à ne pas boire, ces haleines indescriptibles. Voilà pourquoi Frère Ikselles avait pris tant de place : un moine qui n’était que moine, et qui de simple flair s’était improvisé Prieur. On allait voir ça. « Tadeo ! » Tadeo n’a pris ses vœux que de l’an dernier. Petit, jeune et jaunâtre, il ne présente aucune tare supplémentaire, et son seul titre au monacat est la Vocation. Il marche libre et droit. Il se laisse rudoyer sans perdre sa dignité. Il admire son maître, dont il approuve l’orientation mystique. Cependant, il ne s’y oriente pas lui-même. Aujourd’hui, les bras croisés, il contemple de ses cinq pieds de haut la chute prévisible de son maître dans les errances d’ici-bas. « Vous avez présumé de vos forces » dit-il. - Faites-moi parvenir un bassin d’eau chaude ». Tadeo hèlea un novice dans  l’escalier tournant. « Retournerez-vous aux turpitudes d’ici-bas ? - Je veux me débarrasser de Frère Ikselles. Il finira par me faire oublier. - Frère Ikselles est connu des frères fromagers, des fournisseurs de bure et des collecteurs de cuir, mais c’est auprès des clercs et chevaliers que votre renommée s’est confortée. Vous êtes toutefois moins connu que Dieu. » Ils se sont mis à rire, l’eau chaude fut apportée, le Prieur retroussé trempa ses chevilles et l’eau devint noirâtre. Il pensa qu’il ne renoncerait pas aux voies de la sainteté, mais par d’autres moyens. Il ne communiqua pas cette pensée. « Le dortoir », dit Tadeo. Puis, entre ses dents : « Première Étape ». Jean-Robert le Prieur contempla cette immense carène de pierre, où s’alignaient cent vingts corps bruns sur cent vingt couches – dont soixante dans la bure de part et d’autre, sous autant de soupiraux nichés au creux des voûtes. * L’abbaye cistercienne de St-Clothy s’enorgueillit de la plus belle toiture de Franche-Comté. Les nervures descendent à hauteur d’homme. Au mur du fond l’œil-de-bœuf centré sous une ogive. Un pavage luisant comme peau de chat. À droite, le baldaquin du Chef de Chambre où se succédaient les novices – naguère ; Jean-le-Loup y avait mis bon ordre. Triste épisode. « Tu admires l’arche, Prieur. Mais tu te livrais au désordre. Si tu reviens, le hasard sera ta loi. Nous serons plongés dans ton caprice. Les amoureux de la paix se rejoindront ici pendant le jour. Et le tourbillon reprendra. Car c’est le Diable de trop servir Dieu, comme tu l’as fait sous ta verrière ». Il garda pour lui ses pensées. Précisément sonnèrent les trois coups de l’Angélus du soir. Les formes sur les lits pivotèrent sur le cul et 240 pieds se posèrent sur le pavé. « C’est un bon exercice » dit le Prieur. - Passez encore inaperçu, chuchote Tadeo. L’unité s’émiettait. Les uns bâillaient, d’autres priaient, le dernier se grattait. Tous les corps se mirent à sentir. Quelques ablutionnaires clapotaient parmi les seaux de bois, de l’autre côté d’une cloison. Près d’eux poussaient les constipés. « J’avais oublié tous ces bruits » dit Jean-Robert. Les frères convers à présent ôtaient les literies, passaient les balais en fredonnant. C’était une belle communauté que St-Clothy, bien organisée, dont il fallait s’estimer très fiers. Même si les convers étaient exemptés des exercices de dévotion. Le dortoir fut bientôt net. Jean-Robert s’avança entre les deux rangées de couvertures brunes : 60 de part et d’autre, en comptant le baldaquin. L’air neuf circulait ; grâce aux ouvertures de la voûte. Le prieur palpait les lits : C’était donc là que se reposaient ou s’agitaient les frères commis à sa charge, tous ces vases humains si longtemps relégués sur les basses étagères… S’il se replaçait parmi eux, ils lui en sauraient gré. Mais il ne fallait pas que son lit personnel fût rop central, car une excessive familiarité lui semblait mortifiante ; le baldaquin Le baldaquin ne devait renfermer qu’un régent de dortoir : Jean-Robert ferait supprimer ce poste et cet insigne. D’autre part, une couche trop ostensiblement placé contre le mur ou tout près de la porte, exposée au vent des latrines, sentirait l’orgueil. Et Jean-Robert se décida pour une couche aux deux tiers du rang de gauche, quand son accompagnateur, lui touchant l’épaule, fit observer que les vœux de la communauté seraient suffisamment exaucés s’il rejoignait simplement sa Chambre de Prieur ainsi qu’il seyait à ses fonctions, fût-elle la mieux chauffée du bâtiment. « Ce n’est que justice » dit Jean-Robert, et nul n’y trouvera à redire. - Si, moi. Côté latrines, Ikselles venait d’apparaître. Son neveu l’accompagnait, noiraud, chafouin, les mains tremblantes. Les quatre religieux se dévisagèrent sans indulgence. Le vieil Ikselles ne tremblait point. Sous son cou les fanons demeuraient strictement parallèles, et ses yeux gris transperçaient la carrure du contemplatif repenti. Pour à Tadeo, il ne détachait pas son regard des mains du neveu, que ce dernier tentait en vain de dissimuler. « Je n’ai rien à dissimuler » dit Jean-Robert. Ikselles répondit que le Prieur n’avait rien à dissimuler ; qu’il reprendrait sa place après avoir bien reconnu de sa propre bouche qu’il l’avait négligée ; qu’il s’était envolé vers Dieu, mais qu’il le ramenait vivant, en sa propre personne », acheva-t-il. Les deux moins vieux se contemplaient à lèvres arrondies : Tadeo se sentait à son tour gagné de tremblements – il s’aperçut avec effroi que c’était de colère. Le neveu se réfugia derrière la haute taille du Frère Ikselles. « Là-haut je priais pour vous », articula Jean-Robert. - Puis c’est devenu de l’orgueil, dit le grand vieillard. - Et chez toi » - sa voix se raffermit - « de l’ambition ! tu m’as supplanté. » Les deux moins vieux s’agenouillent dans l’allée. Ikselles plie le genou devant l’abbé. Jean-Robert le bénit mon fils bien qu’il soit plus âgé que lui-même. Tadeo jure intérieurement : les mains des deux gands moines, à présent, se sont mises à trembler. Le chafouin releva subitement un œil plein de franchise. Mais Tadeo se refuse d’y voir l’action de la Grâce et se redresse le premier. Les deux jeunes gens, congédiés, disparurent par l’escalier, se tenant par l’épaule, comme le leur recommandait le confesseur. « Il n’y a pas de réconciliation » dit le vieil Ikselles en se relevant. Il se frotta le genoux. « Et qu’as-tu donc appris ? engrangé, de là-haut ? ...prions Dieu que ce nouveau discernement ne te lâche plus. » Il faisait froid. Chacun d’eux parcourut le dortoir dans toute sa longueur en sens opposés, refermant les vasistas en tête de chaque lit, par un système de poignée coulissante. «Je suis devenu sensible au froid » s’excuse Jean-Robert. Ikselles propose de se jeter une bière. Quand ils eurent bu et prié, ils s’accordèrent liberté de circulation. - J’en suis heureux, ironise Jean-Robert. * Lemmington, fils de l’Anglaise, a le cheveu jaune, l’œil indécis et le menton fuyant. On ne lui connaît aucune liaison féminine. Il appartenait à cette génération veule fournie par les monastères et les villes d’eau. Il avait donc vingt ans au remariage de sa mère Athénaïs. Il n’accompagnait jamais son beau-père, Zachée, dans ses chasses, mais chevauchait les bêtes les plus vicieuses. N’oubliez pas, mon beau-fils, de veiller à la rentrée des fermages. Le vieux Crut et les frères Charrit se font un peu tirer l’aumonière. L’architecte d’Arbois devait soumettre un devis pour les toits de Buvilly. Sans oublier les soins aux moutons. Leamington acquiesçait en français, fixant Zachée de ses yeux jaunes à travers ses cils d’albinos. Zachée a toutes les raisons de se méfier. Il a décidé de ne pas céder à son propre instinct, gardant en mémoire l’exemple d’Auguste et de Tibère son beau-fils. * Au grand repas d’adieu donné par les chasseurs, Athénaïs fut la seule femme. Ils s’étaient tous déguisés à outrance : cornes de Vikings, massues den carton, colliers de tétines de truie. Athénaïs avait quelque peu déliré, car c’était la veille du départ. Elle avait pressenti que son époux se ferait moine, elle en éprouvait du dépit. Au XVIe siècle, les guerres de Religion ensanglantaient maintes contrées, les papes avaient d’autres évêques à fouetter que de muter les supérieurs indignes. Que ferati-on de ce John-Robert ? un garçon de cave ? Les chasseurs bramaient en chœur, tandis que l’époux d’Athénaïs qu’on appelait à de nobles fonctions bavait sans honte dans sa barbe. Une certaine hérésie vint à l’esprit de Dame Athenaïs : les humains ne différeraient les uns des autres que par de négligeables : couleur de peau, papisme, anglicanisme… Elle considérait de près ces diverses trognes diversement grimées. La beuverie fut interminable. Le lendemain, Zachée, dégrisé sous l’œil ironique de sa femme, composa un itinéraire qui lui donna tous les tourments d’un motet. Il se décida pour un pèlerinage pédestre, à la mesure de la renommée du Mont Clothy, ne fût-ce que pour s’honorer d’un bouclier de réflexion. Athénaïs partirait avec lui. Nul ne peut se prévaloir de parcourir plus de cinq lieues la journée. Zachée choisit donc avec le plus grand soin ses points de chute, toujours en direction du nord, en tenant compte des prétendues fragilités constitutionnelles des dames. Pour se purifier, il passa la veille en chemise, dans sa chapelle. * ...Il existait dans la forêt de Chaux une restreinte communauté de laïcs, très adonnés cependant à tout ce qui semblait relever du divin. Ils vivaient de l’état de charbonniers. Ils reçurent Zachée ainsi que son épouse : ces deux seigneurs venaient de loin rien que pour eux. Les charbonniers se sont battus exprès à grand renfort de longues lattes et de tisonniers géants. Ils ont poussé des cris gutturaux. Ils ont dansé autour des tablées de cugneux, barbouillés de motifs à la suie. Leurs femmes ont revêtu des habits inattendus, se poursuivant comme des feux follets. Elles partageaient leurs jeux avec les enfants, car en forêt de Chaux les femmes ne doivent pas vieillir. Enfin on leur fit manger du porc et du fromage cuit, ils ont bu du vin de sureau, léger et pétillant. «Bon Dieu » dit Zache au réveil, « j’ai encore la gueule de bois ». Lui et son épouse alors se rendirent, tout cahin caha, dans un village nommé Boussières, au sud-ouest de Besançon. Jamais ils n’avaient franchi ces limites. L’autre fête s’est tenue dans une grange, un rès haut bâtiment de planches curieusement disposées à la verticale. Aux alentours de cette grange, les hommes burent tant dans le paillis que les femmes venaient les houspiller sans cesse : « Un quart d’heure ! disaient-elles ; et je rentre à la maison ! Il est une heure du matin, et tu t’obstines encore à boire ! - Ce n’est que le début de l’amusement ! répondaient les hommes. Elles brandissaient la Bible comme des démones, ce que jamais n’eussent fait les vraies croyantes de là-haut, en forêt de Chaux. L’une d’elles assomma son mari. C’était une belle Bible. Zachée s’endormit à même une botte de paille, souillé comme un malade. Son épouse, après avoir couché avec Dieu sait qui, revint au matin le réprimander : Damned, he said, encore la gueule de bois. - It’s the last time, répondait-elle. Athénaïs paraissait sincère et souriante. Elle rentrait le repentir tout au fond de soi. C’étaient deux beuveries successives, loin de leur maison ; la seconde avait amené l’épouse elle-même à la perdition : « Réveille-toi » répétait-elle dans les deux langues. Elle lui caressait les cheveux :  « Tu pensais t’ennuyer avec moi en voyage » ; qu’une femme n’a rien à faire en monastère d’hommes. Tu imagines m’abandonner en route à quelque communauté de femmes compatissantes. Et tu bois, because you think we're going to go our separate ways. C’est juste répond Zachée. - Aussi, poursuit l’Anglaise, nous ne devons pas nous hâter. Nous pouvons halter dans une auberge à Besançon, une noble et confortable auberge. Et je demande qu’alors nous réfléchissons les deux à tout cela. Tu auras besoin d’une nouvelle vie. Dans ton domaine à Buvilly, tu souffrais de la mangeaille. « Tu ne t’accordais pas à moi. Purifions-nous et soufflons. - Je veux remplacer Jean-Robert, moine. - C’est par envie. Depuis quand le commerce avec Dieu est-il une facilité ? » Ils arrivèrent à Besançon par grand temps de soleil. Ils choisirent une auberge qui ne serait pas tenue par un moine. Leurs gens tenaient toutes les chambres. Tout était cher et justement évalué. À l’étage le couple occupait la plus belle pièce, tendue de vert : quel apaisement ! Et trois fenêtres, un plancher propre ! « Laissons les domestiques s’empiffrer dans les communs. La fille d’auberge nous suffira. Fais-lui porter de l’eau, dit Zachée. Athénaïs accepta d’une petite fille en vert une grosse cruche. Il montait des communs, de l’autre côté de la cour, des rires gras et des obscénités de domestiques gavés de viandes. Comme il faisait chaud, Athénaïs et Zachée s’étendirent sur le même lit, habillés, sans se toucher. Lorsqu’ils se réveillèrent, le soleil baissait, la populace avait fait succéder au repas de midi les agapes du soir. Les hurlements s’étaient multipliés. Une pénombre d’été s’infiltrait dans la grande chambre, comme dans un sous-bois. Des effluves de mimosa flottaient : « Jean-Robert nous envoie son message », a soupiré Athénaïs. Zachée pensait quant à lui que la présence de son épouse entraverait sa Révélation. Elle s’était levée du lit, lui tenant le bras, tandis que la domesticité ivre, étonnée enfin de ne pas voir paraître son maître, le réclamaient irrespectueusement à travers la cour. Zachée priait dans la grande chambre verte. Cette sensation ne lui était pas revenue de longtemps. Il tenait la main de sa nouvelle épouse dont il faudrait se séparer. « Quelle joie, pensait-il, de sentir tout son ventre s’épanouir sous une infinité de petits doigts agiles et masseurs, qui broient doucement et expulsent la graisse. Il n’aurait avalé ni miette, ni goutte d’eau, de vin moins encore. Le gibier cesserait de s’agiter dans ses entrailles ; la goutte l’abandonnerait ; il pisserait d’abondance. Aucun doute ne prendrait d’assaut son âme. Et cela du simple jeûner. Athénaïs était de plus en plus laide, anglaise, intéressée. Zachée, ne mangeant plus, se remettait à croire. L’ennui ne cernait plus ses tempes. « Prie », répétait Athénaïs. « Prépare-toi à tes nouvelles fonctions. - Je n’aurai pas tant à prier, dit-il ; je ne serai qu’un abbé laïc. - Tu m’abandonneras dans un couvent à Épinal ou Remiremont. - Jamais, de ma vie. Et ils pleuraient dans les bras l’un de l’autre. Zachée se dégagea en s’écriant j’imposerai la présence de ma femme. « Et nous aurions la meilleure chambre dit Athénaïs. Cela il ne le faut pas. - Cet hypocrite de Jean-Robert, Prieur, passe la vie au dernier étage, sans nourriture ni chauffage. En récompense, Notre Seigneur lui octroie béatitude sur béatitude. - Tu blasphème. La prière ne suffit plus. Tu ne parviendras pas à la sainteté de John-Robert. - Qu’il se déchoie lui-même. Pourquoi Notre Saint-Père m’aurait-il envoyé ce rescrit ? - Il est moine informé que tu le crois. X Rejoignant seul les mystères du dortoir, Jean-Robert aspira les âmes sommeillantes ; de part et d’autre se levaient et flottaient les voiles blancs qu’on tirait pour la nuit. Jean-Robert s’accouda sur le bord d’une fenêtre. Sa carrure l’emplissait tout entière. La vue dominait le cloître. Il avait oublié de contempler la terre, au point qu(il pensa l’avoir sous ses yeux tout entière. Trois émerveillements lui vinrent à l’esprit ; d’abord, que le monde était grand : le cloître s’étendait aussi loin que les pas pouvaient le désirer ; à celui qui n’avait pour se dégourdir que les deux cents pieds carrés d’une cellule ouverte sur le ciel, un espace terrestre offrait l’évasion de quatre massifs verts délimités de larges allées, cernés de vastes et profonds déambulatoires. Ensuite, que le monde était beau : dans la verdure entretenue s’enchâssait une vasque parfaitement circulaire, et les arcades répétaient, sans monotonie, leurs ogives. Enfin, le Monde était bien fait : tout disait l’équilibre. Aucune aspérité ne troublait le déroulement clos des pensées libres. L’ombre et le soleil seul se mouvaient, sans qu’on en prît conscience. Jean-Robert descendit d’un pas dégagé. Il déambula. Il retrouva le Rythme. Et non côté d’appliquer aux flancs du cloître la symbolique héréditaire, il s’appliqua aux questionnements les plus vains et les plus féconds. Le côté nord lui rappela, par l’ouverture de la Salle Capitulaire, la vanité des pouvoirs ; mais il songe aussi que désormais Frère Ikselles avait voix prépondérante. L’est lui représenta le renouveau de la mort : souvent la main divine vous prend pour la nouvelle énergie de l’au-delà. Le sud en le longeant l’emplit de sérénité car le soleil est la plus humble des étoiles. Pour l’ouest qui longeait l’abbatiale, ce furent les flots de la mer, qu’il n’avait jamais vus, au-delà des flux de cantiques ; en effet, on y chantait à ce moment. Méditer menait à tout, c’est pourquoi il avait ressenti l’orgueil et le vide. Passons aux saints, dit-il. Les colonnes en présentaient huit par couples, soit quatre couples à demi engagés dans la pierre. Nous connaissons cela par la Colonne Dioclétienne. D’abord Côme et Damien. Cyrille et Méthode ensuite, au sud Hélène et Constantin son fils, à l’Ouest Augustin et sa mère Monique. Jean-Robert vint se placer devant chaque groupe et tenta de prier – en vain. Il se remémora les hauts faits de chacun, les Confessions de l’évêque d’Hippone (Annaba), les conversions de Monique ; Hélène et l’Invention de la Vraie Croix, Constantin conciliant pour les païens. Jean-Robert demande au vieil homme s’il prie le Saint-Esprit. Le vieillard grimace dans ses rides : « Je préfère le Simple-Esprit ». Le Prieur préférait redescendre sur terre. Il y retrouve de vieilles notions orthodoxes, telles que la transsubstantiation de l’hypostase. X Zachée. De son côté. Ne se presse pas. Il se réveille curieusement séché de ses larmes : un mauvais moment. Il considère son épouse à côté de lui dans le même lit, et s’ils ne cessent un jour de se lamenter, ce sera du propre. Lucide pour le quart d’heure, Zachée fait un point : même la débauche accordait volontiers de semblables répits… Il comprend qu’il ne peut rien hâter ; que son lointain cousin le Prieur Jean-Robert Hans Ruprecht est bel et bien redescendu de son piédestal. Et que se diraient-ils donc. « Beaucoup de choses, bâille Athénaïs. Tu parles à haute voix. - Je ne veux pas passer si vite, répond-il, d’une prison à l’autre, de la mangeaille à l’austérité. Zachée pense et ne parle plus. Rien de tel pour célébrer la liberté qu’une lancinante présence à ses côtés. « Hans-Ruprecht ne va que dans un seul sens. - Qu’en sais-tu ? rétorque Athénaïs. Elle congédie, à peine les deux pieds sur terre, trois servantes et un marmiton, qui retournent à leur point antérieur. Fin de la domesticité itinérante. On ne connaît les êtres qu’à la mesure de la séparation imminente. Le chariot à l’ancienne écrase, plus tard, les pierres du chemin. « Les draps de la nuit dernière étaient rudes et confortables » commente Zachée. - Tu t’ennuies moins, répond Athénaïs. Les serviteurs s’en sont allés. Le couple les a chargés de récompenses, même le « fidèle compagnon de débauche ». Au moment de prendre congé, dans la dernière révérence, Zachée délivre à ce dernier son âme de haut en bas dans ses yeux délavés : « Vous n’avez de trois jours pleins fait ripaille ». Il prononce ces mots avec une profonde tendresse. Zachée tient les ridelles. Le chariot parvient au bourg de S. Les habitants y fêtent l’exemption d’impôts décrété par celui qu’ils nomment « Le Moine de la Haute-Tour ». Ils ne connaissent pas son nom. Ce moine, à ce qu’ils prétendent, s’entretient avec Dieu depuis si longtemps que nul n’en a fait le compte. Ils exagèrent. Mais c’est des cons. Le Prieur Hans-Ruprecht redescend de son antre à colle-nuages pour épandre ses bienfaits sur les possessions de l’abbaye St-Clothy, dont ce gros bourg est le plus éloigné, mais il faut bien que le chariot avance. Vraiment le bourg le plus ignoré, le plus négligé. « Il a commencé par nous ! » Les bourgeois se réjouissent. « Jusqu’où n’ira point sa générosité, dont nous obtiendrons un surcroît de bénéfices. » Et partout dans les rues les cochons courent à ras du sol, poursuivis d’enfants maigres. Athénaïs et Zachée ne trouvent ni gîte ni couvert, mais tout le monde bouffe en tous lieux. Les habitants rotent à pleines fenêtres ouvertes, mais « il n’y en a que pour douze ». Coucher en quelque auberge, il ne fallait pas y songer. Le tout proféré en toute innocence, le sourire gras, le rire partout mais nulle part le sarcasme. Les impétrants de St-Clothy se prennent pour Joseph, et Marie. Deux nobles figurent se portent à leur rencontre. Ils ne les revirent plus par la suite, parce que la vie est mal faite. C’était un sodomite et son alter ego, le visage enchâssé dans une guimpe formant barbette en toile bise. Athénaïs et Zachée respectèrent leur manie. La fête de S. les tenait à l’écart, leur manifestant une politesse affectée. Les deux hommes proposèrent leur humble local, honoré par le jeûne, la prière et l’humilité. « Nous n’avons point pratiqué depuis cinq ans », dit l’un de ceux que rien ne distinguait de l’autre. « Cependant ils nous considèrent toujours comme des sodomites », ajouta le second. - Ne serait-ce pas en raisons de ces vêtements de femme ? interrogea la riche anglaise, car elle était l’une et l’autre. Le premier confirma qu’ils se considéraient encore l’un et l’autre comme d’authentiques sodomites. Ils passèrent tout quatre une nuit sans agitation, à l’écart du centre, en quatre chambres séparées. Les deux travestis furent des fils de bonne famille, et leur maison n’avait jamais connu de grandes attaques. Zachée fut tenté de demeurer là, maisAthénaïs, boursouflée d’ambition, persuada son nouvel époux de reprendre la route. « Une nuit encore » demanda-t-il. « Rien ne presse ». Et ce 26 octobre 1475, le drame survint. Il fut long et circonstancié. Unebande de pillard, se disant étudiants, avec un fort accent de Norvège, vint assiéger le refuge des sodomites, ainsi désignés par les braves gens. Accoururent à la rescousse les moines de Crycione, courroucés par les festivités de S. (bourg riche en porcs) – ils se battirent aussi bien contre les Normands que contre les sodomites, afin d’être les premiers à châtier ces derniers. La confusion fut )à son comble dès que surgirent les sergents de la prévôté, etc. Zachée priait, les deux sodomites se serraient aux épaules, inclinant de part et d’autres leurs jolies têtes en poussant des cris étouffés. Athénaïs, penchée à la fenêtre de son Premier Étage, déversait sur les assaillants toutes les injures anglaises dont elle avait perdu l’usage. Zachée la tira en arrière, barricada aussi la porte de l’escalier : toutes ces précautions le rafraîchissaient. Il s’élançait enfin contre le vaste monde, en éprouvait la vivifiante sauvagerie : le chasseur devenait gibier, il alternait les oraisons agenouillées et les transferts de coffres sous la poignée de l’unique entrée, unique sortie. Déjà l’escalier tremblait sous leurs pas, les poings furieux s’abattaient sur le bois, le tocsin finit au loin par retentir. L’animation dilatait les narines de Zachée, gras, barbu, soufflant, de la porte retentissante à la fenêtre pour tout fortifier . Ce jeu cesserait tôt ou tard. Bientôt il serait libéré, fuyant, passant à l’abri de Hauts Murs d’abbaye, et tous lui obéiraient. Les assaillants bruyants montraient trop d’ivresse pour l’emporter, sans force durable ni méthode. Les coups sur les planches, les hurlements s’espacèrent. De nouvelles voix poussèrent de nouveaux rires, parmi lesquels Zachée reconnut son nom. Il murmura, reconnaissant, que les siens l’avaient suivi jusqu’ici. Athénaïs, qui se croyait définitivement débarrassée d’eux, poussa le juron le plus répugnant qu’on eût jamais ouï en toutes les langues. Zachée débarricada l’unique porte, son ventre et sa barbe à la fois détendus d’un coup se portèrent à la rencontre des deux amants qui n’eurent que le temps de s’écarter l’un de l’autre. « Par Dieu », s’écria-t-il, « c’est une bien forte résolution de faire pénitence ; Mais voici bien trois jours que je bois de l’eau fraîche. » Voilà qui était bien suffisant. Il débarrassa l’épaisse porte et se précipita dans l’escalier, accueillis par de nouveaux cris de retrouvailles. Athénaïs, verte, calme et pincée, lança par dessus son épaule un Connais-toi toi-même dont il devait passer des mois à entrevoir la pertinence, en un tel lieu, en un tel moment. Puis elle se renferma sur elle-même et passa ses nerfs et son sexe sur les deux invertis, ce dont ils demeurèrent tous trois étourdis et satisfaits. Cependant, tous chasseurs et buveteurs entraînèrent Zachée dans une salle basse. Ils étripèrent des dames-jeannes. « Eh bien, Maître Zachée, s’exclama le plus gros, paraît-il que la lutte du bien et du mal n’est rien d’autre pour toi que celle de Cruche et Barrique ? Et tous de hurler de rire, à la Wiking : « Au tonneau, Domine Zachéa ! - En beuverie d’adieu, suggéra le plus gros d’une voix respectueuse. Il allait donc falloir reprendre femme. « Pas cela mes petits frères, gémissait Zachée, pas cela ! » Il ne s’ennuyait plus. XX Cependant les mains de Jean-Robert se mirent à frémir : il faisait son entrée dans la bibliothèque. La pièce n’était un boyau : long, blafard, garni d’échelles. Pas tant d’ouvrages,un savoir concentré, tassé, sans ouvertureexterne, à l’exception d’une haute fenêtre au bout, plaçant d’emblée le consultant à contre-jour. Des escabeaux aux pattes râpeuses, des tables en longueur au bois délavé plein d’esquilles. Une compacit rébarbative ; l’étude ne saurait devenir un jeu. Le moine ou le méditant n’obtiennent pas la science de Dieu mais au contraire une extrême méfiance, une multiplicité de paliers d’accès, etc. Jean-Robert s’enquit absurdement des nouveautés : le gardien, pâle comme un venin, leva son regard aux paupières caronculées, « la sciance de Dieu ne se renouvelait guère », « Dieu demeurait unfini », « Depuis votre descente, il ne s’est pass modifié ». - Quant à moi, se dit Jean-Robert, je demeurais dans l’éther, qui ne représente rien ». « Que se passait-il donc ici-bas ? » demanda-il à haute voix. « Qui est Empereur ? Quel duc, quelle république ? - Nous n’en savons rien, dit le nain verdâtre. - Où est le catalogue ? - Nous n’en tenons plus. Ce gardien-là résolument hostile. Par ce nain vert fut poussé un ricanement. Jean-Robert alors roula l’escabeau et se hissa au dernier niveau, des ouvrages les moins demandés. Il put se repaître de poussière, dénicher les vieux Grecs, tout près des voûtes. Tels étaient ses étonnements de jeune homme. Il redescendit chargé d’une épaule à l’autre, il étala le tout sur une table en bois. Il ouvrit les volumes tout droits sur leurs tranches, et ressentit une grande plénitude. Le gardien, qui n’avait pas quitté sa chaire, ne le quittait pas des yeux. Dans son vagabondage Jean-Robert évoqua la Vierge du Puy, les déjeuners de pâtisseries de sa vie précédente, les complies chantées à dix voix (dir. Ernest Eddison), sans poouvoir assembler suffisamment de mémoire du moindre des titres qui l’avaient accompagné. Ce n’était plus qu’un sentiment d’avoir  lu, un assemblage de réplétions éthérées. Il releva, de sur ses mains où il l’avait posé, son grand front blême aux lisières clairsemées. Le minuscule gardien vert descendit de sa cathèdre – Hean-Robert eût-l pu souhaiter fil d’Ariane plus repoussant ? « Voici notre allée de la Voie Orthodoxe », présentait le nain. «Frère Gaudriole » ! C’est bien vous «  - le nom lui était à présent revenu – quel rongement lui avait reverdi le teint, enchâssé le regard – comment le Bibliothcaire était-il devenu si boiteux ?… Le Prieur renouait avec ses hérésies. Jamais ses précepteurs jadis n’avaient entravé sonaccès aux livres pernicieux. Il avait digéré de tout. Il lui venait à présent un grand mal de tête, une avalanche de ces titres et les diatribes du Nain le plongeaient dans l’hébétude. Le Nain le guida de quelques pas de plus. « En quel siècle sommes-nous ? » Le Nain ne semble pas surpris. « J’avais pensé à 1873 » ajouta Jean-Robert. - Cela m’étonnerait » dit le Nain. « Nous n’éprouvons aucune des préoccupations de l’Église à cette époque. Nous sommes tout aussi éloignés des controverses jésuitiques. - Tu parles bien, Frère Gaudriole. Quelle poutre t’est tombée dessus ? Le Nain ricana. Il exhalait un relent de moisi. Les rayons de l’Imaginaire Humain ne manqua pas d’intriguer le Prieur : il gisait là quelques pauvres volumes dépenaillés et mal classés. « Tout est dans les Livres de Dieu ». - Imbécile. Le Prieur Jean-Robert pensa aux corps médiévaux tordus dans les affres du délice. Aux aspérités cornues de certaines miches de pain. Au vent dans la côte de Plancoët, aux alcools avalés très vite, aux menaces de l’hiver, aux portes grinçan, à ces bouordonnements d’oreilles qui surviennent dans les fièvres, aux propos échangés dans les grandes demeures sonores. Au paysan qui bêche et pioche.   Aux menaces qui cernent les chambres, aux plantes des pieds gagnées par le froid, aux plafonds qui s’écaillent, et tout cela portait un lien, et le Prieur quittait les salles de bibliothèque, le Nain se rasseyait sur son siège, et tout recommençait : une tête passait par l’embrasure d’une porte. Une petite tête chauve et bornée, puis une autre, une autre, diversement petites mais mangées de grands yeux bruns. Il reconnaissaut à présent tous ses frères et eux, surpris de le revoir, tenant la porte et s’effaçant, s’efforçaient de cacher leur stupéfaction, comme s’ils s’étaient vus de la veille, balbutiant en passant deant lui de confuses prières latines et finissant par se répandre autour des tables dans son dos comme un liseré fécal autour des tables rondes de lecture. Puis, pourvus de volumes, ils tournaient des pages, l’œil par dessous. C’étaient bien ces mêmes moines qu’il avait fini par fuir, intelligents, moutonniers et suspicieux. De ses élans vers Dieu. Là-haut. Sous la verrière glaciale. Il les regardait lire comme porcs, il s’écœurait au souvenir de leurs noms et ne s’estimait pas même digne de la Damnation. Ému, il repoussa la porte et demeura parmi eux. Ils ne levaient plus jamais les yeux des livres. De quoi rire en vérité. Rire de son temps à lui, de l’époque récente de son gouvernement. Jamais il n’aurait eu l’idée d’instituer des heures de lecture obligée. Ils s’étaient tous inscrits dans la section « Théologie ». Un panneau disait : « Silence ». Les deux panneaux pendaient au-dessus des têtes comme deux crocodiles empaillés. Les moines, souvent jeunes, lisaient comme à l’exercice, et tous, lentement, s’endormaient. Puis, peu à peu, les lecteurs vêtus de brun se détendirent, s’étirèrent, se levèrent et replacèrent leur ouvrage sur les rayonnages, les échangèrent contre d’autres, se penchèrent sur les épaules les uns des autres, s’égaillèrent sans parler vers les sections « Histoire » ou « Les Saintes Écritures », butaient alors sur la porte réelle et sur le Prieur, levaient les yeux, présentaient leurs excuses en grec et en latin,  repartaient vers les profondeurs horizontales. Jean-Robert éprouva un vertige, et se mit à penser : « Tu n’auras rien écrit, toi le Prieur. Et le plus mauvais grimaud compositeur de mauvais textes ateindra l’immortalité froissée des étagères, pour quelques commentaires moisis, obscurs et reliés. Les Créatures qui lui apparurent alors le souffletèrent de leurs ailes d’or et lui expliquèrent que « les premiers à retrouver leurs corps-de-gloire seraient non les liseurs, mais les auteurs. Puis ils partirent à tire d’ailes en éclatant de rire, et Jean-Robert entrevit cette prophétie : Ils nous ressusciteront et nous mêleront à eux, nous saurons tout ce qu’ils savent, et nous ne serons plus tous qu’un seul homme pour finir, et la fin des temps sera plus proche que jamais OSÉE, IV, 28 Mais la référence était fausse et le Prieur perdit connaissance. X X X DANS LE BOURG COCHONNIER DE S., les bourgeois se mettaient à se rendormir. Les banqueteurs, comme enterrés dans leur salle basse, ne firent plus un bruit. Au premier étage de la riche auberge, Athénaïs et ses deux Sodomites demeuraient soigneusement clos, se remettaient de leurs peurs. Le premier fourrageait dans ses cheveux roux, le second plissait ses yeux en amande. Pourtant nous n’avons rien risqué disait le Roux. Je n’en suit pas si certaine répondait Athénaïs l’Anglaise. « Vais-je perdre mon compagnon, et si un jour je dois le retrouver, me reconnaîtra-t-il ? L’homme aux yeux en amande se mit à la regarder : il existerait toujours, dit-il, un avenir pour chacun de nous, même le plus indigne. Il est écrit ajouta-t-il que tu ne restras pas avec cet homme. Athénaïs sentit qu’elle ne devait pas rester plus longemps avec ces deux-là, qui couchaient ensemble. Le Rouquin répondit qu’ils en avaient l’habitude, et de subir les sarcasmes des femmes. « Votre Zachée vous aura plantée là, et, s’il revient, ce sera pour vous arracher à ces lieux, à ces compagnons que nous sommes. Athénais répéta je ne puis demeurer plus longtemps avec vous. La nuit autour d’eux trois devint sournoise. De la salle basse sortirent des rumeurs confuses puis des cris, bien détachés de l’ensemble, tel homme, puis tel autre, avec de la menace dans la gorge, de brefs éclats de voix qui par les soupiraux partaient se perdre dans le bourg et plus loin dans la campagne. Puis cela revenait,  un raclement de gorge, un roulement de pierres, et les trois assiégés reconnaissaient la voix dans les airs et dans leur chair les accents de l’époux disparu. Ces échos se rameutaient de tous côtés, traînards, heurtant les murs de leurs mains, s’enhardissaient au point de se héler l’un l’autre, puis le tout buta sur un rire unique et bref, et tout, à nouveau, se tut. Les yeux des sodomites à l’étage étincelaient dans l’ombre et se portaient sans cesse de droite à gauche, suivant les lueurs des lanternes sourdes qui les cherchaient obstinément au sol, en attendant de s’aviser de leur petit étage. Lentement la maison se trouvait investie par un somnolent assemblage de fêtards mous. Athénaïs restait figée au centre de la pièce, à présent couverte de tissus noirs, qu’elle avait empruntés. Ses deux amis récents scrutaient la nuit de fenêtre en fenêtre, et pas un n’avait d’arme. Un Wach arme éclata. L’Anglaise pensa que son époux ne tenait pas l’alcool. Mais à cette distance encore, et à travers les murs, elle l’entendait, qui lançait des ordres. Le fue prit à un coin du rez-de-chaussée, courut le long du mur à ras du sol. Des cris s’élevèrent, enfin prolongés. On n’entendait pas beaucoup de vin dans ces cris-là, car c’étaient des hommes de main, expérimentés, qui s’étaient abstenu de boire. L’incendie fut pourtant long à prendre. L’Anglaise et ses deux sodomites se sentirent griller par leurs pieds. Ils n’y tinrent plus, colmatèrent les fenêtres, s’organisèrent comme à bord d’un navire. Les pensées flamboyaient sous leur crâne. Le long des murs apparurent enfin les premières fumées. L’odeur était celle d’un beau bois brûlé. Personne ne pressentit la mort. À l’extérieur retentirent des vociférations macabres en norvégien : Knull dine døde mennesker – où s’arrêterait la plaisanterie ? L’air se confinait, tendait à l’irrespirable. La lourde Athénaïs réagit peu : « Ils disent, traduisit-elle, « que je suis promise au vainqueur «  - forbered rumpa på den sterkeste! - « mon mari ne veut plus de moi, il délègue son pouvoir et ses droits – mais d’autres répondent « Zachée va venir la reprendre ! » (Sakkeus vil komme og ta henne tilbake!) - Cependant nous brûlons, répliqua le Roux en reniflant. - C’est une plaisanterie, s’obstinait Athénaïs ; ils n’ont rien assiégé par derrière. Ils veulent absolument que nous nous enfuyions. - Sans nous éliminer ? s’exclama le sodomite aux yeux en amande. - Ouvrez vite la porte arrière ! Un courant d’air aviva les premières flammes. « Courage Albert, dit l’homme aux amandes, c’est une petite couche de foin. Piétine, piétine ! » Ils s’élancent tous trois, l’Anglaise troussée jusqu’aux hanches, tenant chacun une planche enflammée, sans que nul s’en aperçût. Sobres ou ivres, incendiaires ou non, les assiégeants manquaient de but précis ; ils allaient et venaient nonchalamment, allumant ici, éteignant là, sur l ‘herbe réticente. Athénaïs et ses acolytes furent pris pour un des leurs. Folie molle, fumées âcres, crépitements et cantiques marmonnés. Dans ces nuages, Athénaïs rencontra sans hâte particulière un Goliard (c’est ainsi qu’ils s’intitulaient). La brume ambiante conférait à cet homme une taille immense : des bras, du torse, de la torche. Une apparition d’Odin, feu brandi. « Mais tu es une femme ! » s’exclama-t-il. « Je ne suis pas la fugitive » plaida-t-elle, en vain : «Femme, ils veulent te brûler, mais sans méthode », et l’Anglaise pensait « emmenez-moi sans discourir ». Enfin dans son dos les moins ivres pénétrèrent dans la chambre quittée, les sodomites en cavale s’éclipsèrent sans être vus. Avec l’aide de sa captive, le Goliard a foutu le feu, véritablement, à cet ancien refuge réfractaire aux flammes. Il n’y aurait désormais plus personne dans ce bouge. Juste un encadrement voûté plein-cintre, et quatre marches descendantes. Demi-tour. Fumées suffocantes. Longue table de buis qui s’enfoncent loin sous la voûte de pierre. Domestiques des deux sexes fuyant vers les improbables issues. Athénaïs et le goliard enflamment tout ce qui peut brûler franchement : siège, tentures, entassés sur les tables. D’autres Norvégiens sont venus les rejoindre, abrutis de vin, hagard et sans le moindre sens de leurs intérêts. Les bruits ronflent dans ce tuyau. Des volailles débouchent des cuisines adjacentes. Elles battent des ailes au ras du sol. Athénaïs et le Goliard enfin seuls repartiront vers le pays des fjords. Leamington, fils d’un premier mariage, empêchera tout retour en arrière, essayant de frapper Zachée dans le dos, mais ses incursions demeurèrent vaines. Mais bien avant que cette idylle ne fût conclue, les goliards persévérants et imbibés de bières diverses avaient fait le tour de leurs décombres, dans les recoins de leurs greniers ; sous les poutres de la charpente ; nulle odeur humaine, un pénétrant relent de bois roussi. Ils ont sacré, juré, mais Zachée, au fond de lui, s’est réjoui. Soudain du haut d’une fenêtre, un Norvégien désigne la salle basse, qui fume et brûle : « Cette garce infernale nous a joués, elle et ses sodomites ! Berserk ! » - tel était la clameur ancestrale du viol et du pillage. Zachée va courir un grand risque. Tous sur sa prairie le cernent et sous son nez agitent des brandons : « Ne veux-tu pas reprendre femme ? Est-ce toi qui ordonnait de nous enfermer comme des blaireaux ? - Mes amis, mes frères ! Je ne vous ai jamais quittés. Quand aurais-je pu diriger leurs bras ? - Il nous faut des responsables et des massacres. - Vous n’avez jusqu’ici fait que boire, et manger à ma table – je reconnais certains de mes vieux compagnons, d’où tenez-vous tous ces étrangers ? » Les goliards disent eux-mêmes qu’ils souhaitent faire de lui leur thrall, chef de horde. Ils l’ont vu enfouir son visage dans les bâfreries. Sa panse cache des trésors de force : « Un chef doit avoir sa femme ! Karl der Store s’est remarié trois fois ! Zachée répondit en écartant les flambeaux de son corps, vous êtes des puits de science. Êtes-vous venus m’arracher à mon épouse, et vous pensez trouver plus forte qu’elle ? » Parmi les cris, les torches et les buffleteries, Zachée redressa sa taille et son ventre : « Sa Sainteté le Pape m’enjoint de prendre mes fonctions à St-Clothy. » Les Goliards ont répondu qu’ils s’en contrefoutaient, qu’ils étaient venus tout mettre à bas, et le ton se faisait menaçant. Ils tâchaient de fixer Zachée à travers les fumées de l’ivresse, prêts à l’atteindre au corps, envoyé du pape ou non. « Tu nous as trompés» répétaient-ils parmi les crépitements, tu refuses de répudier cette femme indigne’ – « la laisser aller » reprenait Zachée. Elle a choisi pour toi Pour fixer en un point leurs vaillances, il les orienta vers le bâtiment d’église, ses ornements sacerdotaux et ses calices. Il répartirait le tout sur destination, comme Thrall et Chef de guerre. X X X Cependant Jean-Robert demeura quelque temps privé de connaissance et ne vit pas le Christ : cette lacune entacherait toute sa vie. Quand il se réveilla en infirmerie, le Prieur entendit les cloches en quintes du rite funéraire ; il se dressa d’un coup sur sa couche, lèvres sèches. « Ne craignez rien » dit le frère infirmier accouru en hâte. Ce n’est que Frère Emmanuel. Jean-Robert se leva en bousculant l’herboriste, pris ses ablutions et se rendit au chœur. Le soleil blanc diffusait par les vitraux une clarté où semblait fondre un montage de capes et de robes. Tous en étoffes claires, selon le vœu d’Emmanuel dit le Méconnu. Nul ne savait ce qu’il était, ni ce qu’il pensait. Seules étaient respectées ses dispositions ultimes. Et sous le son des cloches assourdies dans la nef, le linceul et l’autel, jusqu’à l’encens qui troublait les verrières, tout reposait dans un nimbe neigeux, où les voix diaphanes des frères s’effilaient en pures efflorescences, etc. Frère Emmanuel était le plus jeune. Jean-Robert allait disant C’est bien moi qu’on enterre. « Vous n’avez pas revêtu l’habit blanc ? Et Jean-Robert ne trouvait rien à répondre. Tous ces inconnus, dirigés par lui d’une main molle, se tournaient désormais vers la forme indécise au-dessus de l’ambon, où se dit l’Évangile ; d’où sortait aussi par la suite, au mépris de toute liturgie, le panégyrique de Frère Emmanuel : Ikselles couvrait son frère de compliments et de regrets. Jean-Robert pensait, seul dans ce cas, aux excès de louanges naissant de ses funérailles à lui, car il n’en méritait pas tant… ...Dirait-on de lui ce fut un grand médiateur, parfaitintercesseur de notre communauté… Les commentateurs omettraient, par charité, l’abandon où tous ses frères avaient été abandonnés, la distance ennuyée qu’il affichait, malgré lui,et l’orgueil débouchant sur le vide, à peine troublé par ce pincement au cœur de l’attendrissement sur soi-même. Pour la communion, - toute l’assemblée défilant à la Sainte-Table – il demeura seul, afin de ne pas longer le cercueil, à l’aller comme au retour, et surprit des regards obliques. À quoi bon tant de méditations ? il restait encore et toujours cette crainte de la Mort. Il récita la prière contre les superstitions, et qui les remplaçait toutes. Le corps fut soulevé par six moines de taille égale, précédés d’une baute croix de cuivre. Le chœur enfla ses voix égales, et tous processionnèrent sur deux files jusqu’au cimetière : un enclos de terre noire. Le vent poussait ses nuages bas. Le gnome de bibliothèque attendait auprès de la fosse, les bras musculeux appuyés sur la bêche. Le Père Ikselles récita l’absoute et le cercueil descendit. La bêche du nain avait creusé profond le sol couleur de houille, d’où pendaient vers l’intérieur quelques brins de chiendent blancs. Les cordes en remontant raclent profondément le cercueil de l’inconnu, tous les assistants lancent des poignées de terre païenne. Et quand ce fuit le tour de Jean-Robert en tout dernier, il fut pris d’un grand éclat de rire. Chacun pênse que ses prières insensées lui avaient perforé l’esprit, et non pas la douleur, car il ne pouvait regretter à ce point celui qu’il avait si peu connu. Non loin de là cependant un jeune homme en habit séculier se tordait de sanglots sur les avant-bras tendus de ses compagnons. « Je peux vivre ici, pensait Jean-Robert en reprenant son souffle, agoniser, mourir sans cesser de rire : ma communauté ne tient pas ses promesses, ni contre moi ni pour. À moins que je sois désormais incapable de ressentir les liens purement humains ». Le troisième jour, alors que sous la terre frère Emmanuel commençait sa putréfaction, le frère Ikselles agitait de nouveau les bras dans ses manches blanches récalcitrantes. La sacristie absorbait dans ses plinthes « à la serviette » les jurons du vieux moine, car il avait perdu son disciple préféré. Il le regrettait encore et s’en prenait à Dieu, aux plis irréguliers de son surplis et de l’amict. À l’assaut du perron il se prit des deux pieds dans le tapis et blasphéma en se rattrapant aux rebords de l’autel. Cette église de villains, excessivement humide, suffisait aux mariages et aux mises en tombe de Sagycourt-lès-Courtris. Las mariés sont de braves gens tout empêtrés dans leur endimanchement, l’homme en rouge et vert, le menton en galoche ; la fille tentant l’air pimbêche, le poil de tête queue de vache, et pas d’assistance hors témoins. Tout ce monde prend place à l’autel en grommelant. L’épousée ne veut pas communier, l’homme a omis de se confesser mais avalerait bien de l’hostie. La femme hoche la tête en « non », lèvres serrées. Ikselles remballe son Sauveur : « Si vous ne vouliez pas communier, pourquoi Diable avez-vous commandé une messe ? » Scène de ménage larvée. « Pourquoi, pense Jean-Robert, tout le monde se détourne-t-il sitôt que j’ouvre la bouche ? » Il ne pense rien d’autre : on le tire par la manche, les noces sèches sont finies, c’est le Nain de la bibliothèque méconnaissable sous sa coule. Se tient une conversation inaudible, à l’abri des manchons, sur le côté nord du chœur. Il y faut la longue habitude des repas silencieux. Les lèvres n’y remuent pas. Le gnome a ^pu se faufiler. « Il faut qu’il m’ait recherché », pense Jean-Robert. - Ne t’effraie pas, grand benêt de Prieur. - ...en pleine messe… - Tu n’es plus rien. Qui va à la chasse… - ...chasse de Dieu ! ...vulgaire… - ...qui chasse, gagne ! Le gnome a lorgné l’épouse. - Que veus-tu dire ? La mariée mord ses doigts de façon ostentatoire. - Ce n’est pas d’elle que je parle, souffle le gnome. Jean-Robert le Prieur écarquille les yeux. Ikselles hurle sous ses bras levés Faites eilence ! et, vers l’assistance : Orate fratres ! Les répons fonctionnent avec pleine ardeur. Les nouveauxs mariés sourient. C’est un beau mariage, les chœurs donnent de la voix xomme une meute. Partir d’ici serait une bonne solution réfléchit le Prieur à demi déchu ; « Je me profane ici de plus en plus Poourquoi ne pas courir après les novateurs les plus agréables aux peuples ? «  RegardeLaissant là son interlocuteur, et au mépris de toute liturgie, il passa devant tous pour regagner sa stalle à grands pas et s’y assoupir. Dans la pénombre du péché. Le lendemain, de son rasoir, il se fissura le menton : la Toussaint ! Nulle fête n’est plus populaire ici que la Toussaint ! Dieu soit béni qui nous envoie ses fêtes ! Il y eut grand-messe, foule à se perdre dedans, ne fût-ce qu’à même un pilier, moyennant Dieu sait quel repli d’étoffe sur la tête. Ce qu’il fit ce jour-là, l’autel resplendissant de son retable ouvert : le Jugement Dernier. Dans la nef défilèrent les échevins en apparat derrière le grand massier. Les cloches tourbillonnaient sur les voîtes, des mannequins tournaient sur le parvis : le Chinois, le Syrien, le Maure. Regarde cette grosse rousse. Ikselles fronça le sourcil depuis l’autel. Je suis reconnu. Je suis épié. Après l’office, le gnome entraîna le Prieur déchu dans la vieille ville, et Jean-Robert retroussait sans y penser son fric pour s’assoir plus commodement sur les bancs d’auberges. Mais sans l’avoir jamais vu, le peuple s’écartait respectueusement devant lui.

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