ELIAS FELS

BERNARD COLLIGNON ELIAS FELS Veuillez trouver ci-joint sur Elias Fels (1714-1785), musicien allemand, une recension de documents. Ils sont restés fragmentaires. La biographie dudit musicien s'articule à la découverte, vers ma vingtième année, de la musique dite baroque, avant sa vogue ultérieure. S’ensuivit donc en juillet 2013 n.s. en pompeux « Avant-Propos » où l’auteur tentait laborieusement des parallèles plus ou moins convenus entre certaines recherches contemporaines, sommairement qualifiées de sérielles ou dodécaphoniques, et les œuvres obscures et prémonitoires d’un certain musicien brémois du Siècle des Lumières (Zeit der Erklärung) : ELIAS FELS. Dans l’esprit de la résurrection d’Antonio Vivaldi, l’auteur attribuait à son ectoplasme un décès suffisamment précoce (1785) pour éviter les poncifs des épisodes biographiques prétendument révolutionnaires, susceptibles toutefois de laisser présupposer quelques effluves de la sensibilité nouvelle. Voici donc cet Avant-Propos, intitulé  En guise de Préface, auquel nous nous en voudrions de retrancher la moindre ligne. « Dire que le musique contemporaine corsète ses élans au sein d’une cacophonie énigmatique, était le leitmotiv des bien-pensants voici quelque trente ans, et l’est resté pour le commun.Ce dernier dut se contraindre à subir sans broncher, pêle-mêle, les gargouillis d’un Berrio ou d’un Globoka désormais bien délaissés ou autres grincements très précisément aussi mélodieux que du verre pilé au fond d’une lessiveuse. Le public ne tousse pas, pour Luigi Nono. Moins qu’à Beethoven. En tout cas bien moins que pour Buxte-Hude, lorsqu’à la fin du premier mouvement de sa 4e sonate pour cordes en ut dièze mineur augmenté l’instrumentiste remet un peu d’huile goménolée sur son archet pour le maestoso gomenolo (rires). « Loin de moi le projet d’infliger au lecteur, en tête d’un ouvrage sérieux, la sempiternelle démonstration de la relativité de la notion mélodique, et des relations plus qu’étroite associant « admiration » et « accoutumance ». Nous nous contenterons donc d’affirmer que tous, qu’ils se plient à la mode ou se lâchent la bride, recherchent malgré tout, derrière les chatoiement hiéroglyphiques de la polyphonie voir de la dodécaphonie »- le gros mot est lâché - « ce qui demeurera, par delà les lubies, l’essence de la musique : les pulsations d’une âme et d’un corps » .(vifs applaudissements). «  C’est, après un siècle tumultueux où un Berlioz, un Schubert, un Brahms, se sont catapultés au firmament des gloires musicales, le virulent, l’insidieux – l’intolérable retour en force d’un traditionalisme qui, depuis Schlickenstock, semblait révolu. Dans les arcanes contrapunctiques de Bach ou d’un Bodin de Boismortier, nos contemporains ont trouvé matière à de nouvelles recherches, insolites – ou horripilantes – de Boulez, de Ballif, œuvres aussi parfaitement structurées que rigoureusement incompréhensibles puisqu’il n’y a rien à comprendre – voire inaccessibles (vives réactions ; une vieille dame s’évanouit ; on l’emporte). « Regain d’intérêt pour le XVIIIe siècle. On redécouvre Corelli, on déterre Vivaldi, on saute sur Tartini. Enfin l’oubli honteux baisse son glaive obscur (murmures admiratifs) « Dans les combles d’une abbatiale, sous le froc d’un moine » (« C’est un scandale ! - Chut !! »), dans les archives d’un hospice, en Lombardie, en Bavière, on découvre des manuscrits, empilés, froissés, balafrés, on déchiffre des portées à demi délavées. Les ventes de la Deutsche Grammophon, de l’Archiv Produktion, montent en flèche (applaudissements) « Et voici qu’il y a trois mois, une nouvelle révélation s’est faite au grand jour ; Karlheinz Stockhausen, qui parmi les premiers a étudié Fels, a exprimé sa stupéfaction admirative d’y découvrir, avec deux siècles d’avance, des formules que seul Sravinsky dit-on eut l’audace d’appliquer:structures poly- ou atonales, emploi percutant des percussion – sans pour autant désavouer une tradition directement puisée dans le giron schützéen. « C’est ainsi qu’Elias-Théobald Fels, embrassant quatre siècles de musique, de 1590  à nos jours, lance le pont suspendu entre la Renaissance Italienne et la Nouvelle Renaissance que les esprits éclairés de notre temps s’efforcent de susciter (vifs applaudissements – rappels – intense émotion – des larmes coulent). Un second avant-propos, sans doute postérieur au premier, présupposait chez le lecteur une indifférence, voire une hostilité, qu’il s’agissait d’épointer. « Le lecteur sans pitié », commençais-je, « lit pour s’instruire ; quinteux, l’œil torve, il considère le jeune Elias sans aménité : cheveux blonds en copeaux, frais, le regard vif ; plus tard, l’abdomen alourdi ; le verbe haut, et prisant dru ; vieilli enfin, rhumatisant, gravissant d’un pas lent ses derniers échelons, séduira-t-il davantage ? (…) tu liras, comme tu le crains, des épisodes vertueux, mais aussi du pathos (...) » et l’auteur de poursuivre : « Tandis que les paysans meurent de faim autour du château, notre compositeur aligne ses ritournelles à faire pâmer les marquises. Que si les marquises t’indisposent, il te faudra brûler Haydn, qui composa pour les Esterházy ; Haendel, qui composa pour les puissants de Londres ; brûler Mozart, pour Mgr Colloredo, archevêque de Salzbourg. Baptisé le 5 mars 1714… mais avant tout nous le verrons mourir : cela satisfera ton goût du document. » Et l’auteur d’ajouter qu’il suffisait alors, éventuellement, de « refermer le livre ». I Le récit commençait donc par la mort du héros, dans le même style que précédemment : le compositeur Elias Fels, âgé de 71 ans et couvert d’honneurs, gravissait péniblement l’escalier en colimaçon, comme il se doit, menant au buffet d’orgues de la Jakobikirche de Lübeck. Son aide, un jeune garçon, le précédait dans cette ascension, où le vieil homme s’essoufflait. Le ton de cet ouvrage se voulait sérieux, et l’ironie ne transpirait qu’à peine. Toujours est-il que l’acolyte gagnait la soufflerie, d’où il pédalerait comme un damné, dans une cage d’écureuil peut-être, d’où l’auteur s’imaginait que partait l’air destiné aux tuyaux : il ne s’était pas documenté, estimant que la documentation nuirait alors à la narration (la grande évidence, pour un écrivain, était avant tout de narrer) – l’aide actionnait en réalité d’énormes soufflets sur une surface plane à grand renfort de muscles des cuisses. Le maître Elias Fels gagnait la pièce contiguë pour s’installer aux claviers, maniait les tirasses et se lâchait dans un « grand jeu » ébouriffant. Et l’auteur d’échafauder les métaphores, transposant tant bien que mal ses impression musicales en termes littéraires. Soudain c’était une délirante cacophonie qui se déclenchait sous les voûtes de la Jakobikirche. L’assistant se précipitait,toutes les notes se chevauchant, sonnant à la fois. Le chapitre suivant se présentait comme suit, dans sa flamboyante maladresse : « Octobre 1785. La Marienkirche de Lübeck » - celle de Buxte-Hude, plus glorieuse encore - « pleut de toutes ses briques » [sic]. « La bruine suinte du porche sur un homme gris, voûté, perruque plate. Sa main cherche la serrure d’une porte rouge, dans un coin du narthex. Le loquet cède. Dans ce réduit imprégné de ranci s’amorce l’escalier de tribunes, qu’Elias entreprend de gravir. Les degrés conservent le creux des pas une poussière crissante. « Elias souffle souvent, reprenant sa respiration d’asthmatique sur la rampe de fer. Parvenu à la marche palière, il pousse un battant : l’orgue gît là, luisant, touché par la lumière d’un quinquet. Penché par dessus la nef, Elias, accoudé sur des balustres, sent monter vers lui le cri muet,la froide haleine encensée de ce gouffre d’où sourd, lointain, le reflet rouge du tabernacle » (quand il s’apppuie « aux balustres »,soudain « la nef s’éclaire », le jour court « sous les nervures des voûtes » ; au-dessus d’un « buisson de cierges » se met à « palpiter » la statue d’un apôtre, etc.) « Elias remonta les trois marches qui le séparaient des claviers. Une suffocation le couvrit de sueur, le contraignant à une longue station. » Plus loin : « Le garçon l’attend au soufflet. Elias prend place sur le long tabouret de velours rouge. Le souffle de l’instrument s’éveille, comme une douleur comprimée. Alors, « d’un geste de prêtre » [sic] la main droite d’ Elias se pose sur le « bas clavier » [re-sic]. Quelques notes étouffées de la main gauche émettent un douloureux discord « submergeant par les basses » ; de cette masse » se détache une « guirlande fuguée » sur trois notes sans cesse reprises et combinées. » La substitution entre crochets du présent de narration à ce pompeux passé simple ; les guillemets encadrant les expressions mal venues, les « sic » par lesquels nous avons voulu ménager la susceptibilité du bon goût ainsi que la disposition des lignes en « espace 1 » auront suffi nous n ‘en doutons pas à signaler à nos lecteurs les réserves que n’auront pas manqué de signaler à nos lecteurs les réserves que suscitent en nous des lignes si juvéniles. Il me fallait toujours commencer deux fois les choses ; à moins qu’il ne s’agît plus simplement, plus rudimentairement, d’éliminer un frère aîné que l’auteur n’a jamais eu, avant que le Héros ne volât de ses propres ailes. ÉLIAS FELS, ROMAN, s’ouvrait ainsi sur des funérailles, celles d’un principicule germanique évoqué in La vie quotidienne dans les cours allemandes du XVIIIe siècle de l’immense et regretté Pierre Lafue : obsèques grandioses, pages définitivement perdues, à tout jamais. Ce fut un carrousel nocturnede cavaliers dadouques porte-flambeaux, s’éloignant, se frôlant, dans une cavalcade infernale (détaillée longuement). À la faveur de cet enterrement du Père s’enfuyaient ÉLIAS & ÉLIPHAS , qui avaient tout à perdre du changement de règne ; privés, déjà, des gratifiantes funérailles. L’aîné s’était assurément attiré quelque méchante affaire àla Cour du Feu Roi, redoutant le cul-de-basse-fosse. Or dans cette fuite vers une frontière nécessairement proche, ÉLIPHAS en personne tomba de sa monture et, de sa flûte à bec passée dans sa ceinture, se perça l’abdomen. Il agonisa longuement, recommandant à son cadet de retourner malgré tout faire son chemin parmi la cour : Que ma disgrâce ne passe pas sur toi. Par un second retour en arrière appelé analepse, nous montrons le jeune frère « jouant folâtrement de la flûte » à la fenêtre ouverte du petit pavillon qu’il partageait avec ÉLIPHAS, tandis que ce dernier le surprenait, le désignait en cachette (Voyez ce jeune Faune) à son Kapellemeister attitré. Jamais le cadet n’était quitté des yeux, ne fût-ce qu’un instant, fût-il même avachi dans un fauteuil. ÉLIAS fut-il satisfait de la mort accidentelle de son Big Brother ? c’étaient là des pages d’une immortelle fraîcheur. Ce maître de chapelle donc, Herbert Rogmann, appartenait à Sa Majesté Karl-Eugen, pas encore Feu, roi de Souabe, invention pure. Éliphas (reprenons la typographie usuelle) se trouvait déjà, en sa vingt-cinquième année, en position de disputer la place au Kapellmeister lui-même ; avant de mourir si misérablement, c’était un excellent musicien. À la mort de Rogmann, Éliphas lui succéderait, chose réglée. « Il n’est jamais agréable de connaître son successeur » disait le titulaire, « fût-on encore loin de la mort ». L’ignorance des usages de cour entre subalternes autorisait à supposer que Herbert Rogmann pouvait se faire conscience et scrupule de venir donner à son successeur (d’aucuns disaient « recevoir ») une leçon bimensuelle en son pavillon, « ne fût-ce que pour lui rafraîchir la hiérarchie » : « Les flancs de sa lourde stature » lit-on dans le manuscrit « s’adaptent si bien à la porte que celle-ci ne laisse plus passe la lumière : seule se découpe une tête mafflue, nimbée de contre-jour ». L’ombre du Maître vient se découper sur la partition d’ÉLIPHAS Fels. Voici sa titulature : Noble et Puissant Seigneur Herbert Rogmann Graf von Hützeldorff und Barstatt-Mandegen. La chose est dépourvue de toute vraisemblance. ...Comment un personnage si hautement titré, etc. (« eût-il pu se contenter d’une simple charge de Kapellmeister, et s’abaisser à visiter un Eliphas Fels «en son pavillon particulier » ? ) - la Vérité, rien que la Vérité : J’avais épinglé sur la porte A – A –1, la mienne, en deux mille cent dix, cette identité usurpée, sachant que devait me visiter un Père Noble, afin que je dispensasse à sa fille une série de cours particuliers d’allemand ; il avait manifesté son étonnement de voir ici loger, en cité universitaire, un Comte ! Une fois mise cette innocente supercherie sur le comPte de la fantaisie, nous avions ri tous les deux. C’est ainsi que pour trois francs de l’heure j’eus l’honneur et l’avantage de consolider les connaissances germaniques de Mademoiselle sa fille, avec le secours d’un indémodable Bodevin-Isler. J’appris par la suite qu’elle me trouvait « amusant » (« ridicule », disait Balzac) - - ...bref : Je trouvais réjouissant que ce maître de chapelle, au XVIIIe siècle, s’affublât d’une identité aussi extravagante. « Sa Calvitie tente un sourire » (Frédéric Dard) « Et la mer sur son front en dunes se figeait » (Ezéchiel, 8, 14) . « Une lave écarlate cuirassait ses joues couënneuses ». «Il s’avançait, grave et potelé, tendant à Eliphas « dont le violon pendait à bout de bras » une main « rondouillarde, rosâtre et moite ; parfumée, aux ongles taillés en rond ». Répétons, cher ami, voulez-vous ? disait-il. Le gros beurré portait, comme une chaloupe au flanc d’un navire, un étui de bois verni où se voyait, comme un enfant dans un cercueil, capitonné, un stradivarius. Eliphas répond Bien Maître. Rogomus (c’est son nom) levait son violon en aspirant la poussière du lieu (le petit pavillon du fond de parc), jetant un coup d’œil réprobateur sur la pagaïe universelle. Calant l’instrument sous sa bajoue gauche, il pinçait les cordes. Précisons qu’Eliphas l’Aîné est gaucher, bien qu’il n’existe pas de succession de cordes spécifique pour cette catégorie de musiciens. « Eliphas » mentionnais-je « conserve parfois, après jouer, cette inclinaison de la tête et du cou » - Eliphas en ce point ressemblant au jeune Alexandre. Les deux violonistes interprètent un duo de Rogomus écrit contre son gré. Eliphas avait dit à qui voulait l’entendre que Rogman faisait bien « Vieille-Souabe » (alt-schwäbisch) (qu’il en tenait encore pour Jean-Sébastien Bach ou Schütz) et dirigeait bien digestivement (en français dans le texte) sa formation (en ce temps-là le premier violon guidait lui-même ses collègues). S’il commandait, lui, Eliphas, l’orchestre de Sa Majesté, « l’on entendrait assurément bien d’autres choses ». C’est ainsi que Rogomus, « encore Kapellmeister, verdammt ! et pour longtemps », avait concocté ce chef-d’œuvre poussif, une Sonate pour deux violons d’une originalité de bon ton ( « les auditeurs aiment à être surpris par ce qu’ils connaissent déjà »). Eliphas tient le second violon. « Les dix premières mesures à l’unisson, Herr Fels, puis je prends les dessus » - mais Eliphas pique son thème de suraigus, de pizzicati, etc., « Zezi n’est bas dans le texte » - Je pimente, maître, je pimente - « Bas de bimentatsiônn Bitte schön – bref Eliphas présente sa variante, et bien entendu c’est deux fois mieux. Rogomus hoche la tête, la place se rend bien. Le texte était plus long dans la première version, Eliphas objectait que « la partition n’[était] qu’une pâte molle, à quoi « plusieurs cycles de répétitions ne lui [avaient] pas encore appliqué le sceau de l’immuabilité (der Unveränderlichkeit) « mais le public aujourd’hui veut du Sobre. Nos lecteurs n’a plus le temps de s’attacher à de fines notations narratives, à des dialogues (« ...Simple suggestion, Maître : si nous reprenons à la 38, nous avons par exemple... » ) - qu’est-ce qu’il en a à f…, le lecteur, des « reprises à l’octave », « à la douzième » (!) avant de retomber « sur le thème ». ...Rogomus dit « Je réfléchirai », sans accent, c’est lui qui va signer (Herbert Rogman, Graf von Hützeldorf une Barstatt-Mandegen) – nous avions composé une petite scène légère et bien réaliste, avec le gros qui s’essoufflait à presser la cadence, qui se plantait dans les impro (on disait, justement, « la cadence ») et qui s’exclamait Tenez, fous êtes drop fort bour moi ! - tout le monde parlait français en ce temps-là. Bien la peine vraiment de faire dans la psychologie à deux balles, de bichonner le beau rythme (« Le Kapellmeister transpire, baisse les yeux avec componction, se berce sur son violon ; s’assoit ; Eliphas l’imite, et les eux musiciens de s’essuyer le visage en soupirant). C’est que j’y ai cru, moi ? J’écrivais « faux naïf », je montrais le gros Herbert vautré sur son fauteuil crapaud » - « première apparition fin XIXe, c’est fou ce qu’on s’instruisait dans le Robert). Le Maître de Chapelle (c’est Kapellmeister en moins schleuh) jetait un regard sur « l’éboulis de meubles houssés » qui les coinçait là – juste la place pour remuer les coudes entre porte et fenêtre plus un petit clavecin de Cristofori quand même… Eliphas suit son regard vers les housses et (humour) les soulève l’une après l’autre voyez, Maître – aussi facilement que les jupes de femmes ! - Oh! les femmes ! suffoquait le gros homme (« partagé », précisais-je, entre « l’indignation » et une terreur « d’apoplectique ». Là-dessous une bergère, là un fauteuil, une table de jeu, un bourdaloue gueulait Eliphas - « vase de nuit en forme oblongue, utilisé par les dames, dans le fond duquel étaient parfois peint un œil » - le Grand Robert est soupçonné d’avoir brodé sur la stricte défiition. Bref notre musicien [qui va mourir] déploie tout son talent, et feint de découvrir « sous un pan de tissu » des pêches, que le gros Rogomus (« il dégrafe son col ») accepte volontiers. ...Les deux hommes assis face à face, cuisses ouvertes pour éviter les taches de jus, avec des mouvements très-précieux, puis recrachant les noyaux, en visant bien, dans le bourdaloue. « Mais comment », intervient Rogomus en découpant sa phrase, « supportez-vous – de vivre – dans un tel capharnaüm ? » Il soupire, accablé de chaleur, suggère qu’il faudrait une femme, en effet, à « son indiscipliné disciple », « ne fût-ce » joute-t-il « que pour vous mettre du plomb dans la cervelle » - Eliphas Fels n’est pas mort d’une balle mais d’une flûte. « Pour ce qui est des femmes, je connais mon affaire. » (voix de fausset) (falsetto) mais je ne les ramène pas à la cour. ». Les maritornes de Rogomus, stipendiées, y produiraient en effet le plus fâcheux – effet. Rogomus se rengorge en pouffant et tourne subitement la tête : sur le gravier de l’allée fiochouille (fâcheuse précision d’onomatopée) la galopade du jeune frère, ÉLIAS, qui survivra : il fait son entrée tumultueuse, « les boucles argentées retombant sur son visage poupin ». Il porte une perruque poudrée « à frimas », trébuche sur le tapis ; se jette hors d’haleine sur un fauteuil déhoussé. Pour empêcher de fuir le Kapellmeister, Eliphas l’Aîné lui presse le bras, tandis que le cadet s’enroule dans le fauteuil au mépris de ses poumons : « Je ne sais même pas pourquoi je courais » il halète. Rogmann le fixe. Eliphas le fixe. Le cadet subit le regard de l’aîné. Ce sont des yeux lointains et terrifiants, une tête triangulaire, première et dernière indication physique. D’un signe Eliphas indique au Kapellmeister qu’il reprenne avec lui la Sonate à deux Violons, et premiers accords de couiner. « Voyez-vous » dit le gras homme, « je suis parvenu à l’âge respecté de soixante ans (sechzig Besen) et j’en suis encore à me demander / après tant et tant d’années / à quoi ça sert de vive et tout / à quoi ça sert en bref d’être né François Béranger. » Le jeune frère ne voyait d’Eliphas que les épaules et le bout de l’oreille pointant sous la perruque. Soustrait à ses regards, le cadet revivait. Mais l’admiration décoinça une jambe de sous ses fesses, « et se fit jour dans son âme subalterne ». L’Aîné joue admirablement. C’est une chose acquise, un point d’appui dans la volatilité de l’existence. Et les duettistes, à l’issue de l’allegro, se saluèrent en mutuelles congratulations : Rogomus raide et guindé pour masquer son respect, Eliphas… parodique. Ici s’introduisent quelques réflexions convenues sur les jeux sociaux, et un retour sans grand à propos sur le malaise d’Elias : pendant que les Grands jouent, le petit pense aux yeux d’Eliphas, «attentifs aux altérations », précédant immanquablement (battements de cils, pincements de lèvres) le jugement sans considération. L’adolescent se trouvait ainsi dans un mouvement permanent de contorsion, où s’entrelaçait l’aspect le plus naturel possible voyez comme ce petit singe prend toujours des attitudes bizarres. Rogmann aux inexprimées pensées accentuait son expression scandalisée ; dès qu’il cessait de violoner, il exposait un air scandalisé : c’était sa façon. « Rendons-nos à la chapelle, Herr Kapellmeister. ; je tiens au bout des doigts une espèce de madrigal au clavier, je serais très heureux d’avoir votre sentiment. » Le pas des deux musiciens décroît sur le gravier. Elias se lève d’un bond, rafle une flûte traversière toute raide - « cataleptique lézard de mercure » - sur le buffet de clavier – se plante devant un miroir. Qu’est-ce qu’ils me trouvent tous ? Il faut se regarder soi-même afin de déjouer les pièges. Position de jeu Quelques grinçûres pour trouver le souffle. Quelques grimaces. À présent le son juste, velouté, griffé de tendresses. Quand ELIAS FELS rencontre au-dessus de l’argent son regard brun (Jean-Jacques Rousseau de Ramsay) il lui vient une moue frémissante, et si les femmes aimaient les hommes elles aimeraient celui-là. Elias suspend son haleine, et fixe pour sa vieillesse le premier jet de ses quinze ans. Dans un secrétaire il conserve roulée serré une copie de Moreau le Jeune Marsyas rivalisant avec Apollon. Description Le Faune assis sur un roc de théâtre gonfle ses joues moricaudes et semble, de toute la force de ses pupilles, puiser le suc de la Terre Inspiratrice. Apollon, lyre négligemment posée sur la hanche, attend la première défaillance pour écorcher (apodéreïn) son rival aux basses branches d’un figuier. Morale et Comédie Elias à tout jamais prend parti pour le Grand Satyre, qui a pu se mesurer au Dieu : vaincu mais dans la gloire. Il conserve avec soin quelques œuvres dissimulées portant en bas de page le paraphe ténu qu’il a imaginé pour Marsyas… Aujourd’hui je te serre de près, Apollon ! Il se campe abat son instrument comme un fléau d’argent – trilles de tierce, renversements ; thèmes ébauchés, délaissés, repris – poncifs – poncifs – reprise de souffle. Réussi. Muse, gloire ? son nom sur les lèvres des princes ? - une ligne prometteuse, un porté sans faille – mais c’est – le Concerto ! Je savais bien que j’en serais capable ROGMAN même m’engagerait – sans mon frère (« Kapellmeister ou rien », usw.) Elias Fels 15 ans cesse de jouer, jette un long regard sur l’allée qui file en perspective entre les « bibelots floraux » du jardin, repose la flûte et regarde sa main – s’il y découvre une étoile, même toute petite, il sera marqué par le destin. Secoue la tête. Frappe du pied, fredonne – flûte et clavecin, timbales et la grand-bande des violons – tutti – dernier accord – ovation – bouquets – bravos - (« les - le penseur, plongé dans la rêverie où l’a jeté l’artiste ; se réveille pour applaudir en rattrapant son lorgnon, se mouche d’émotion, se tartine de morve ; - le critique fait la moue, lève le sourcil, ride le front, mais il encense, pour finir (à la chevaline) : « de la bonne avoine, de l’excellent avoine ...ce petit, tout de même ! » (aux voisins) « ça vous a quelque chose dans le ventre ! » - l’enthousiaste : Elias se renverse dans la bergère à même la housse, trépigne à briser les ressorts, jette alentour des regards furibonds ; - la mère, salivante : Cher Henfant – cher Maître ! …que je vous embrasse ! » Elias s’enfuit. La salle se vide. Le cortège s’éloigne., avec lui le jeu. Elias sur sa housse froissée se rattrape aux nuages qui s’effilent, se lève et passe au clavecin, les Cis clapotent, les échos grêlés s‘étouffent dans les tentures. Un rire acidulé soudain Qu’est-ce à directement C’est SINKEL, c’est la petite sotte à la fenêtre, Elias se précipite, la fille est déjà loin, il a devant lui la longue allée sablée, la cime des frênes « qui griffent les nuages ». Le 25 mars 1740, le Roi mourut. Il semblait ne jamais vouloir finir. Trente années de règne. Eliphas, frère aîné, a frémi. Logé au bout du parc dans un pavillon d’angle, à l‘écart, encombré, jalousé, il évoque ces soupers déshabillés où le feu Roi paraissait au dessert, entre les sucreries et les ribaudes ; l’aspect compassé du feu roi Gerhard contrastait avec ses mœurs nocturnes. Pour ces soirées-là, c’était au musicien qu’il s’adressait. ELIPHAS craint par conséquent : - de réintégrer l’internat de l’orchestre - de se faire bastonner pour ses insolences - ou même emprisonner pour avoir en son temps conseillé si l’on peut dire telle ou telle pucelle au roi donc conclut-il nous partons sans assister aux funérailles de sa Majesté. Eliphas a déjà le chapeau sur les yeux Dans la remise attenante il prend son manteau bleu jeté sur sa livrée , ce qui jure. Le jeune frère s’inquiète à la vue d’un plumage nouveau, annonciateur d’exil et de tempêtes. Eliphas vide devant lui l’armoire sur le sol. ELIAS se redresse sur le fauteuil, une jambe pliée l’autre tendue. « Deux jours qu’il est mort, dit Eliphas, deux jours que je vais tête baissée ». Il retrousse les housses, jette à terre habits, manuscrits ; chausse des éperons par-dessus ses souliers de Grand Laquais. Il est très résolu. Ses éperons cliquettent sur les tommettes. « WILHELMINA ressort rt de sa taupinière – tu te rends compte ? » Elias ne dit rien. L’aîné repousse du pied la partition. Enroule un seul manuscrit autour de sa Blockflöte, qu’il enfouit dans sa poche (un Requiem) - « Haha ! Je donne à la cour six mois pour grouiller de Jésuites ! » En se retournant, il ne peut s’empêcher de sousire : ELIAS, dans son dos, s’est doucement mis sur ses jambes , et devant son petit secrétaire empile avec soin son linge, ses cahiers de portées, sans oublier la gravure de Marsyas le Satyre. « Non ELIAS, fait l’aîné doucement, il faut laisser tout cela ; crois-tu donc qu’un carrosse nous attend à la porte ? Nous partirons sur nos chevaux… un peu empruntés… - Et les brigands ? - Les brigands sont à la cour. Nous partons, c’est deux de moins. Elias ne sourit pas. Eliphas lui pose les mains sur les épaules : « Écoute. Nous partons pour Hülstedt – à 3 lieues par les bois ; Maxim nous attendra, pour nous faire passer en Autriche – et puis... » - il fait sauter de sa poche un pistolet de bonne taille – Elias sourit faiblement - « sais-tu où ils seront, cette nuit, les brigands ?. Aux funérailles… on y boira, ou y banquettera gratis pro Deo, on y coupera bien des bourses… - Pourquoi n’y allons-nous pas ? - Deux bons argousins, la main au collet… Eliphas repasse devant le clavecin, effleure les touches noires pour un accord d’adieu – tire brusquement du bas d’une armoire une bourse garnie qu’il lui lance : « Ta part ! …à présent vite… Les chevaux. Le portail en ruine. Au loin le canon funèbre. Soudain, au détour d’une allée vingt fois descendue, la branche horizontale à hauteur d’homme et le cri étouffé par le sang d’Eliphas, abattu sur l’herbe et poitrine craquée, l’aine poignardée par la flûte en bois. À intervalles réguliers le canon tonne. Les factionnaires devant le perron du palais. Une double haie de gardes sinue de part et d’autre de l’allée jusqu’au sommet du tertre funéraire. De part et d’autre des marches à double révolution se massent dans la pénombre les cavaliers de l’escorte. On devine plus sombre le char tout attelé. Déjà sur les chevaux s’enflamment quelques torches dans le noir poisseux. Toujours le canon. Les lueurs blêmissent le premier rang des gardes ; les baïonnettes luisent suspendues au-dessus des têtes jusqu’à l’orée des taillis. La résine grésille et les chevaux renâclent. Et sur un coup de canon la façade entière s’embrase. Montrant à l’intérieur une foule de serviteurs tenant chacun sa torche, qui dévalent des deux côté le grand escalier pour se poster autour du char funèbre. Au commandement les cavaliers enflamment à leur tour leurs flambeaux – droits sur leurs selles – de proche en proche, jusqu’au sommet du tertre. Le cercueil paraît en haut des marches. Porteurs et Cercueil descendent le plan incliné entre les deux hélices, accompagnés de musiciens de part et d’autre – tambours crêpés, trompes, cordes, tous en grande livrée, puis le clergé s’écoule par la porte palière. À droite du corps vient à l’amble l’alezan porte-timbales ; quand elles commencent à rouler, la symphonie fait silence, le vent se lève, le canon passe sur la foule hagarde, puis monte du clergé les prières des morts. Tous les gens de cour alors descendent à la suite le double escalier ; il envient encore du haut des marches quand la tête du cortège atteint déjà les grilles de Solitüdenschloss. Autour du cortège englobé dans un étui vivant, la cavalerie mouvante des porte-torche se met en mouvement, l’épée au clair. Lorsque le dernier homme quitte le palais illuminé, le timbalier de tête frappe quatre coups et tous entonnent le Requiem d’Eliphas Ferls, absent. Le canon tonne et des cris sont scandés. Les chevaux manœuvrant cernent tout le cortège d’une double ellipse galopante de flammes - double Phlégéton – montant, descendant, si bien qu’on entrevoit les yeux et les fronts blêmes des cavaliers, de l’ombre à la lumière et de la lumière à l’ombre (derrière eux, les paysans guenilleux, « les yeux écarquillés » ; avec leurs enfants sur l’épaule) (et les bourgeois contrits) (et tout le Wurtemberg pour voir passer le Roi) (La Mort le Roy). Noter que le Wurtemberg ne fut un royaume qu’en 1806 ; auparavant, ce n’était qu’un duché. Noter que sous la voûte des arbres le spectacle se fait effrayant, l’ombre des cavaliers bondissant parmi les ombres, serpentant sur le sol. Que sur un commandement les torches à bout de bras frôlent le flanc des bêtes et chevaux de hennir (wiehern) (gerbes d’étincelles, odeur de crin roussi). Coupant le chemin du cercueil avec-le-Roi-dedans les chevaux se croisent, cabrés, puis reprennent leurs cercles concentriques – ventre à terre parmi les brindilles en feu (à placer : « sentier sinueux » , « écheveau d’Apocalypse ») (les cavaliers ne crient plus) (placer aussi « martèlement des sabots, « branches foulées », « timbales ») [encore]). Les courants de feu s’apaisent, on prend un petit trot régulier, obsédant sous la pluie fine, qui s’est mise à tomber sur les torches grésillantes. « Un cercle immense se forme, le fossoyeur parut, l’assemblée s’immobilisa sous les torches mouvantes, et c’était chose horrible et respectable que ce spectacle de cinq mille paires d’yeux dans les ténèbres, fixés sur ce seul acteur voulu le plus déguenillé possible et qui creusait avec recueillement, dans le silence. (« les soldats, tout le long, formaient une garde d’ombres ») - ...C’était bien chiadé tout de même… ii Mon frère, mon frère ! ELIAS saute à bas, ELIPHAS gît contre un arbre, buste droit reins cassés, sourit péniblement, sa sueur luit sous la lune. Sa main tombant a rencontré du sang.:la flûte brisée dans les chairs du bas ventre ; paume ouverte sur le sol. « Je suis sûr de mourir » dit-il. ELIAS ne pleura pas. Il était trop jeune. Cette prétention à mourir lui sembla une préention incongrue. - Veux-tu un médecin ? Le blessé secoue la tête. La forêt, les étoiles : le monde autour de soi, mourir ? « Prédis-moi l’avenir » dit Elias par bravade. Les mourants savent l’avenir. C’est dans Homère. « Tu as toujours rêvé de m’égaler, ELIAS, prends garde ». Elias ne voit que son œil dans l’ombre, mais il comprend que c’est lui, le vivant, que le mort regrette. Il en éprouve une honte. - Pourrai-je entrer dans l’orchestre ? » « Je travaillerai », ajoute-t-il aussitôt (par exemple, il ne tombera jamais amoureux). Les deux frères demeurent un instant dans le silence. Elias sent que la paix s’agrandit, comme avant la première mesure. De lointains frémissements passèrent dans l’espace. L’air s’emplit de sabots, de cris et de rafales ; puis ce fut de nouveau le silence. - « Les portes du ciel tournent sur leurs gonds de bronze ». - Non répond ELIPHAS. C’est un combat qui s’éloigne ». Ce sont les funérailles du Roi. La rumeur reprit avec le vent. Le mourant parla des cohortes célestes. Elias répondit Tu n’as jamais été fervent chrétien. - Place-le sur ma tombe répliqua son frère. - Bientôt tu ne parleras plus » (Elias). (Eliphas) Toute ma vie je te parlerai. » Peut-être ne savaient-ils plus quoi se dire, comme il arrive dans les circonstances cruelles. Eliphas haletait faiblement . « Je voudrais mourir avant que la douleur ne devienne trop forte ». Il y eut encore un silence. « N’est-ce pas le canon que j’entends ? - C’est le sang dans ta nuque, mon frère. - Tu ne me trompes pas. » Un temps. « Je t’aimais, Elias ; je t’en voudrai toujours de ne me l’avoir fait dire que maintenant. - Souffres-tu ? - Oui. Il régna cette fois un très long silence. Cela n’en finissait donc pas ? Qu’attendait-on pour remonter en selle ? Le canon s’est tu. Eliphas vit encore. Elias demeure accroupi près de lui ; il se sent dans la jambe de forts élancements, et l’autre, tendue sous la botte, s’accrampit à son tour. Sous les voûtes irrégulières des arbres passe de loin en loin quelque souffle égaré, comme une âme, ou le sang, peu à peu, épanché sous les branches. Par un trou de branches la lune à présent bosselle des nuages d’étain. Une superstition d’enfant : aussi longtemps que je veillerai – mon frère vivra – tant qu’Elias vit avec intensité, pour rien au monde il ne manquera, pour quelques bribes de mauvais sommeil, la mort du frère. Elias ne s’impatiente plus. De son genou en terre monte un élancement. Il soupire. « Qu’as-tu donc ? dit le blessé en souriant – Je veux souffrir avec toi. « Je parie » dit Eliphas « que tu envie de pisser. - Mais toi ? - Je fais sous moi, Elias. Elias se lève d’un bond sous l’effet de la crampe. Il éprouve une grande honte. Eliphas, brûlant de fièvre, continue de sourire sous la lune avec une expression étrange que son frère croit anticipée, car on ne la voir, pense-t-il, que sur la bouche des morts. « Il ne faut pas que tu dormes, Elias ; tu dois voir la mort jusqu’au bout. » Elias se force à le fixer. Il compta, dans la bouche entrouverte, au souffle court, les reflets allumés sur les dents maladives. Elias songea aussi aux arbres, à la nuit, aux chevaux qui broutaient doucement le talus. Soudain une pensée lui vint : « Eliphas, je ne pense pas revenir à la cour. - Tu le dois, dit le mourant. La musique tient lieu de tout ». La mort Elias fut déçu. Il attendait un dernier mot plus solennel. Mon frère emporte mon avenir avec lui ; il ne m’en constitue pas l’hériier. « Prends ma main »dit le blessé. Elle était gluante. Elias baissa les yeux en frissonnan, vit pour l a première fois la blessure de l’aine et se mit à pleurer. « Il faut pleurer,  Elias. Mais il faut aussi que ce soient tes dernières larmes. » Le canon retentit nettement. Eliphas se rejeta soudain en arrière. Le sang hésita sur ses lèvres. Son frère le saisit par la taille. Je veux faire connaissance ! criait-il. Je veux faire connaissance ! Le corps d’Eliphas roula au sol. FIN DE LA RELATION TRAGIQUE FRIVOLITÉS Incipit ...Depuis la mort de Gerhard le Sec, au diable l’étiquette : révérences, préséances - repas cérémonieux, solennelles beuveries de six-vingts couverts, où les princesses bâillent au rythme lent des plats de venaisons. À présent, dès que la cloche, à six heures, a retenti, les fenêtres à la française s’ouvrent sur la terrasse de plain-pied. L’on s’égaille en devisant parmi les tables savamment dérangées, chacun comme il le souhaite. Et l’on sort de sa poche, en retroussant le pourpoint, le jeu de cartes. Si l’on n’est pas d’humeur à jouer, l’on prodigue au moins des conseils ; les spectateurs debout s’accoudent aux dossiers, imposant aux nuques leurs souffles lourds. D’un peu d’air expulxé de leurs narines, ils ponctuent les revers, les bons coups. Si quelqu’un derrière eux demande le passage, ils redressent majestueusement leur derrière en basques gaufrées, puis demeurent bras croisés, sombres et l’œil fixe ; la victime peut enfin s’adosser. D’autres font le tour des parties,  se balancent d’un pied, se faufilent, retournent indiscrètement les plis, multiplient les mimiques indéchiffrables – pour certains. Mais il en est qui, pour leur part, seraient bien empêchés de taper le carton : dès que les valets ont ouvert les baies donnant sur le jardin, ils sont tous entrés, en caravane de cafards, par la porte du fond : les musiciens. Ils se placent debout, derrière keur balustrade. Ils ne joueront pas avant sept heures : une heure d’attente, parce qu’un article antique stipule roidement que « dès la sixième heure, les musiciens de Sa Majesté devront, en livrée... » - ils s’entassent donc, se parquent, se coincent entre les balustres et le mur dépourvu de tout recoin charitable – comme à Versailles, il est vrai, et ceci console de cela. Les voici donc tout emboîtés comme les pièces d’un jeu de patience, à grand renfort de pieds pilés. À sept heures, les valets dressent au centre de la salle des tréteaux, où sont présentés les services. Alors l’écuyer tranchant servira Messieurs les joueurs, dans des plats recouverts d’une serviette chaude, et l’orchestre attaquera le Tintamarre ou la Tafelmusik de Telemann. ELIAS s’est faufilé au premier rang, d’où l’on voit tout. Derrière lui, l’étagement des confrères, au sommet duquel trône, enflé, Rogmann – l’orchestre, paradis des ambitions – le cor tousse comme un sauvage, le basson a du poil aux oreilles - le nez de ce violon frotte sur la chanterelle : Tetzel louche, il joue deux fois la même ligne. Le trompette a les doigts goutteux, Anton a mauvaise haleine et Bernakel pue des pieds. Bernakel évite l’haleine d’Anton, Anton le coude de Bernakel, et tout l’orchestre renifle les pieds de Bernakel. Des yeux mornes, Des lippes serviles. Des échines. Le Meister pèse sur tout cela comme une citrouille sur un tas de pommes de terre. Elias en trois mois n’a pu se brouiller avec personne. Il n’en est pas peu fier. Heureusement que le roi m’a laissé dans mon pavillon. La vocation viendra plus tard (à son âge Telemann, Haendel et d’autres avaient maintes compositions à leur actif, messes, motets, sonates). Elias regarde partout. Luxuriance et profusion des images aussi grandes au troisième mois qu’au premier jour. Le détail et le règlement des funérailles de son frère, bien moins solennelles assurément, l’ont passionné au point qu’il n’a pu pleurer de deux nuits. De la tribune où se trouve l’orchestre, il voit distinctement les silhouettes détachées sur les allées de sable, où l’on s’attend mutuellement pour ne pas arriver en avance. Mais d’où sort dond Michaël Hüls- de sous une table ? De ce recoin. En avance. Un poitrail sanglé de rouge à brandebourgs verts – les musiciens se poussent du coude ce qui n’est pas difficile - « En avance ! Rouge et vert ! Impatient ! Comme il se colle aux vitres ! ...Prussien ? niais ? espion ? « Les trois » ricane Bernakel. ELIAS ne sourit pas. Michaël est jeune : vingt-deux ans. Son visage est gris, comme ses lèvres, dédaigneusement flétries vers le bas, prolongées en deux rides amères. Les premiers noblaillons font leur entrée. Menu frein. Il faut jouer. Elias prend la mesure. Ses yeux restent fixés sur l’autre – l’Autre, dit-on, c’est le Diable. Michaël Hüls se tient à la porte comme un laquais. Il salue chaque couple. Bientôt il tendra la main. À présent il s’éloigne, plein de morgue – un coup de tête ci et là – écrasant du regard les Simples Barons. De gigue en sarabande, le vicomte le cède au comte, aux marquises « Jouez-vous ? » « Après vous ».L’orchestre s’évertue. Soudain le brouhaha, pour le Roi, Favorite et le Duc ambassadeur – vite l’Hymne ! Cheveux dressés sous les perruques : on n’a reçu les partitions que la veille. Elias rajoute tous les geincements qu’il peut. Favorite pépie avec insolence en agitant son aigrette, virant sa petite tête d’oiseau. Le jeune roi invite à se rassoir mais l’Exellencc ducale salue en levant les mains : certains se redressent, confusion. Comme à la messe. On se fait des présentations, des fronts s’inclinent. Des bras s’arrondissent. L’ambassadeur accepte les compliments avec condescendance, comme si Friedrich eût déjà régné à Stougard. L’orchestre, à court d’hymnes, recase la Tafelmusik. Autour de Favorite Icka et de ses dames d’honneur, envol des galants, révérences et baise-mains, et comme elle se pique de rire, chacun prépare sa fadaise. Exmples de fadaises « Voyez-vous dit-elle ce grand violon, plus sec que son archet ? » On rit. « Le diable à coup sûr est caché dans sa boîte ; comme il lui donne la saccade ! » On rit. Un vieux beau chuchote. On rit de lui. Favorite Icka fait sonner le rouge de ses fards, volubile jamais je ne l’ai vue si enjouée flûte un quinquagénaire – et Mgr l’Évêque qui se fait sermonner, Son Excellence si vite clouée du bec mais quel ambassadeur se fâche si le Roi souri ? « Vrai, quelle reine de tête et de cœur nous aurions ! » Suite, même jeu Cependant la foule afflue. Par les portes-fenêtres c’est à présent un va-et-vient. Autour de sa table de dés pipés, le baron Wilhelm incline un cercle de braillards. Souvent l’ensemble des perruques relevées en gerbes poussent jusqu’au plafond d’épaisses gaietés. À l’autre extrémité Sa Majesté sourit enfin au Ministre de Prusse, qu’il entraîne par le bras : commerce des peaux, tarif des douanes. Parmi les dames trône la Reine-Mère. C’est elle qui donne le branle au blâme et rien n’est jamais de son goût. Tous les yeux des femmes suivent et enserrent les itinéraires sinueux de Favorite Icka Wienstein, confiscatrice des hommages. Les meilleurs partis s’y agglutinent pour le plaisir de se voir décocher à bout touchant ses plus fielleux quolibets. C’est inconvenant. Derrière ses balustres, Elias est éreinté – les cordes lui scient la pulpe des doigts. Voici qu’éclosent sur le seuil deux petits vieux étayés l’un à l’autre, le nez plein de tabac (les babintes empétunées), les chausses défraîchies. Ce sont de ces Diogènes de cour, dont le dédain des convenances force le respect. On dit en souriant « C’est le vieil Elfenbein » 1 ou « Le vieux Ebenholz »² – puis on parle d’autre chose. «Voici nos antiques ! » s’écrie impudemment Icka von Wienstein. Ils se fraient un chemin, louvoyant de conserve. « Ebenholz, mon ami, quelle presse ! - Cette maudite goutte m’entrave furieusement. - Notre table est assiégée ! - ...assiégée est le mot  - de quel droit se prévaut ce rutilant postérieur ? » 1. « Ivoire » 2. « Bois d’ébène » C’est l’Homme Rouge qui cherche à s’immiscer. Mais nul ne lui adresse un mot. Un mouvement de foule amène au pied d’Elias l’obstacle de son dos. L’étoffe de l’habit se moule sur le muscle, Elias en distingue la trame et le grain – et derrière les épaules, les plis du cou grisâtre, la chevelure noire et grasse mal resserrés sous la perruque. Si l’archet était une flèche, je le piquerais sur le cul. « J’ai apporté » dit Ebenholz « mes pièces d’échecs. - Dans ce vacarme ? » Ebenholz extirpe une à une les pièces de ses poches gonflées, et, pour finir, tire les deux Reines de son jabot. L’autre les dispose au fur et à mesure sur la table, où la marqueterie figure en échiquier d’excellente tenue. « Aurons-nos le emps ? - D’ici vingt minutes, je vous ferai tâter de mon bois.» À Elfenbein les noirs, à Ebenholz les blancs. Ils commencent à jouer, dans la cohue. Juste derrière Elfenbein, un hautbois enragé cacarde à contretemps, vaporisant par intervalle une salive pléthorique ; Elfenbein perd un pion et jure par les saints. « Vous êtes distrait ! - Foutu hautbois ! - Rogmann a bien perdu la main – dites-moi, qui diable est cet escogriffe qui agite ses ailes de vautour au-dessus de son violon ? Eliphas Fels peut-être ? - Vous perdez la tête ! Il est mort en mars dernier. - Si ce n’est lui, cher Elfenbein, c’est donc son frère ? - Perdu ! Le frère, c’est ce petit doucereux du premier rang… - L’aîné me semblait plus inoffensif… - Hum ! soupire Elfenbein (Dame f4) ; celui-ci cache son jeu – avez-vous repéré au fond de l’allée où Pitz range ses râteaux, un petit pavillon branlant ? - Eh bien ? Votre fou, mon cher… - C’est là qu’ils s’encageaient, l’aîné et le cadet, refusant toute société. Et je te violine et je te clavecine, jour et nuit, nuit et jour… - Quoi ? pas une maîtresse ? - Il habitait, vous dis-je, avec son frère. - C’est absurde. Vous vous en laissez compter. Ebenholz observe un silence perfide. « Pouah ! dit Elfenbein ; sitôt qu’un homme manque à s’afficher avec une quelconqu emaritorne, on en conclut en toute hâte que… - Ttt, ttt… - Sottises, mon cher ; il avait quelque femme dont vous étiez jaloux. Parez-moi plutôt ce coup-là. Les deux vieillards se livrent alors à une furieuse empoignade pour la possession des cases centrales. Ebenholz, d’un revers de manche, frotte son nez rougi par l’attention ; quand la tornade adverse eut jeté bas ses deux cavaliers, il se renversa sur sa chaise : « Cependant, Elfenbein, ces lieux semblent bien propices aux ébats ! Elfenbein lève la tête avec stupéfaction. « ...Un pavillon isolé – un parc attenant – une nuit – par derrière… Elfenbein répond d’un rire gras. « Vous ne m’entendez pas, dit Ebenholz. C’est par derrière en effet que, par de bonnes nuits sans lune, votre violoniste s’échappait à cheval, frère en croupe, vers Dieu sait quels sabbats ; ils en revenaient dit-on au petit matin, couverts d’épines, perruques en biais… - ...et l’autre ? ce grand flandrin rouge ? - ...un benêt. » Juste comme Elfenbein, sourire aux lèvres, empochait la reine de son adversaire, l’orchestre cessa de jouer. Tandis que les officiers de bouche usaient de tout leur savoir-faire pour placer leurs tréteaux ; les musiciens, évacués par une porte basse, s’empressèrent aux cuisines pour attraper de l’eau. Mais ELIAS est demeuré seul, devant le dos inamovible, écarlate, parcouru d’imperceptibles frémissements ; il en suit chaque ligne et découpe des yeux chaque couture, une à une. D’autre part Elias n’a pas pu ne pas remarquer – sans perdre de l’œil les réactions d’une assistance à l’indifférence de laquelle il n’a jamais pu se résoudre – les mimiques du Graf Elfenbein : au mépris de tout respect humain, ce dernier l’a désigné du menton ; Ebenholz a multiplié de la main les avertissements excédés , dont l’effet n’a pas manqué d’être rigoureusement opposé… ELIAS s’incline devant le dos de velours, à toucher le bas de la nuque, blafarde : il crispe son doigt sur la corde – odeur fade du tissu, odeur du corps - les petits vieux regardent toujours – et tire soudain de la chanterelle un glapissement sauvage - les épaules tressaillent, la tête se tourne – Ebenholz et Elfenbein écarquillent les yeux – l’homme décidément s’est retourné, tabatière aux doigts, boucheo ouverte : « Il faut » dit Elias « que Monseigneur soit de quelque  talent pour nous avoir goûté avec tant d’esprit ? » L’homme rouge mâche un compliment malhabile. MICHEL HÜLS ignore qu’un courtisan ne saurait s’adresser directementà un quelconque violoneux. L’accent de Ravensburg fleurit sur ses lèvres grises un enrichi rustaud, vite fourni d’habits et poudré à la hâte). « Il faut plus d’insolence, Monseigneur » dit ELIAS en français. L’autre le prend de haut : « J’ai mes entrées ! Je suis déjà venu cinq fois. - Cinq fois, en vérité ! Voilà donc d’où vient tant d’élégance à Monseigneur ! » L’homme se cabre : «Recevez, mon ami, ces cent vingt-six thalers. Vous direz qu’ils proviennent du comte HÜLS von BIEGNIS ». Elias s’incline jusqu’au niveau de sa balustrade. Ses compagnons musiciens reviennent se presser sous les chandelles. Le Comte Hüls s’éloigne. « Messieurs, Sol-La-Ré-Fa… Elias a pris du retard. Le cœur n’y est plus. Le Comte Hüls le lorne à la dérobée.Les petits vieux marmonnent en le fixant - n’est-ce pas làbas le Roi, et sa maîtresse en personne, qui le désignent, lui, Elias Fels, au Duc Ambassadeur ? « Venez voir mes musiciens » propose le Roi. Ils s’avancent vers les balustres aux mollets dorés. L’ambassadeur, compassé, offre le bras. « J’ai civilisé ma fanfare » dit le jeune Roi. « Croiriez-vous que mon Feu Père avait là quatre cors, en place de violons ? » Le Duc ambassadeur se récrie poliment. « J’ai envoyé toute cette sonnaille à la queue de mes chiens ». Les musiciens cessent de jouer. Ils baissent protocolairement les yeux. Elias ne le peut pas. La maîtresse du roi sourit dans le vide, les yeux fixés sans y penser sur le front d’Elias FelsL Le Comte Hüls est venu se mêler, impudemment, au groupe ; Ebenholz et Elfenbein le dévisagent d’un œil soupçonneux. Fredericka, maîtresse royale, serre très fort la main de sa suivante. Dans un mouvement qu’ils fotn pour se retirer, la Maîtresse et Hüls se trouvent face à face et leurs regards se plantent l’un dans l’autre ; Fredericka bat des paupières, mais HÜLS n’a pas cillé ; prenant le regard de la femme, il le mène, comme par la main, directement dans les yeux d’Elias Fels. Qui peut bien être ce Comte Hüls, se dit Elias, quej ‘ai traité si légèrement ? Puis le groupe s’éloigne sans un mot. Fredericka ne tourne plus la tête, ne rit plus aux éclats. La chose est véritablement impossible, mais il est non moins impossible à Elias de ne pas le remarquer. Le violoniste, le grand sec aux épaules de vautour, fixe lui aussi Elias Fels. Vivre, c’est être regardé. C’est ne pas échapper aux regards. Ses gestes reflétés en une centaine d’yeux. Les yeux même d’Eliphas sont sur lui. Ils le suivent dans l’allée jusqu’à son pavillon désert ; sur sa poignée de porte ; sur les murs de sa chambre devenue trop vaste. À l’intérieur de ses paupières. Elias resté seul se met à crier. Il ne guérira jamais. III Vers le bas du parc, le sable est piqueté de touffes vertes ; souvent le Comte Hüls von Hützeldorf vient s’y promener à pas lents, poussent du pied un éternel caillou. Puis il s’assied, entre les deux statues de Neptune et de Cupidon. Il pense que, voici trois ans, il ne savait ni lire ni écrire ; il pense qu’il a servi comme palefrenier, sanglant la bourrique de la Reine Mère. Toute la cour se ligue pour le lui rappeler. Il hausse les épaules, se relève sous le ciel nu, sur le sable crissant. Le poids de ses nouveaux titres, de sa seigneurie, de ses tares et des avanies dont il paie tout cela, suffoquent le palefrenier Hüls. Il se revoit naguère, à l’abri de son exiguïté : la fourmi, sous la botte, trouve à s’abriter sous un gravier. « Et le gilet brodé pleura sur la livrée ». Le Comte von Hützeldorf aime chasser. Au milieu des chiens, au sein de la meute, il retrouve un peu d’estime : dans l’odeur des chevaux, le froissement des halliers. Il place la chasse sur la bonne voie, court la bête au devant des barons, et les morgues s’assouplissent, on vaut avoir son mot, c’est honneur de le suivre – au Palais, tout retombe. Ce jour-là FELS rabâche quelques études ; fenêtre et porte laissent entrer la tiédeur de juin. Soudain, conre le mur, un cheval s’ébroua. Pourtant, se dit Elias, la chasse est passée depuis longtemps. Heureux de la diversion, il délaisse son clavecin pour tenter quelques pas au dehors. Il voit l’allée rectiligne, le sable roux, Neptune avec son trident… Longeant le mur blanc, Elias écarte un fourré : le cheval est là. Sur ce cheval, des bottes. Un homme dans ces bottes. Et déjà perdu dans les feuilles, ka casaque emplumée inclinée sur les yeux ELIAS le econnaît bien cette fois, le petit Michel qui un jour, àla campagne, avait bouchonné – contre pourboire – la vieille rosse de Rogomus. Miehcl à ce jour comte Hüls von Hützeldorf und Barstatt-Mandegen. Celui sur qui daube à l’envi la petite cour de Stougard. Hüls ne peut pas ne pas l’avoir vu. Par bonheur le cheval, qui a le sens des situations pénibles, fait trois pas en avant. « Monseigneur a perdu la chasse ? ...ou bien Nemrod vient-il débusquer Euterpe en sa retraite ? Elias mêle sans vergogne la Bible et le Parnasse. - C’est plutôt la chasse répond Hüls qui n’a pas pu me suivre ». Le cheval débouche au pas sur l’allée incendiée de soleil. Le Come Hüls saute à bas. On laisse le cheval se pétrifier à l’ombre d’un bosquet. Hüls et Fels pénètrent dans le pavillon, où l’on s’étouffe. - Désirez-vous de quoi vous rafraîchir ? ELIAS découvre descerises, des fraises, des pommes de saint-jean, au hasard des housses soulevées, à l’instar d’un prestidigitateur. Hüls : « Rien qu’une sonate ». Fels reprend place au clavecin. Hüls reste perché sur un accoudoir, les pieds parallèles. Dans l’intervalle des pauses et des soupirs, on entend Wallenstein frotter sa gourmette. « J’ai uncheval à moi, à présent », pense Hüls. Elias joue, multipliant les trilles, accouplant les claviers – le coin de l’œil vers le public. Hüls ne semble jamais à son aise, où qu’il se trouve ; les plus moëlleux fauteuils lui sont des carcans : il se tient là comme supplicié, les épaules montées, le regard sans consistance. « Le voilà comme un bécasseau » pense Elias. « Cette espèce-là n’attire pas le jupon. » « J’intitule cela L’exilé de Füchsen dit-il à haute vois. « Füchsen ? » répète Hüls, rembruni. C’est là que la Reine-Mère consumait son exil personnel, sous le règne précédent ; c’est là qu’il avait pansé lui-même certains mauvais chevaux d’un certain… mauvais orchestre – quelle joyeuse bande avait ces jours-là secoué les dévotions de la vieille Wilhelmina ! ...Par quelles danses sur l’herbe s’était achevée la visite ! Et E lias, ou peut-être un autre, sautait plus haut que quiconque par-dessus les barriques… Hûls se force à rire. Elias plaisante : « Monsieur Hüls, vous voici donc Graf von Hützeldorf ? und Barstatt-Mandegen ? C’est une réussite ! dois-je vous envier ? »  Ils rient tous deux. « Au diable le panache ! » s’écrie Hüls en se découvrant. Je ne serai jamais gentilhomme. - Ni moi non plus. - Tu es mieux logé que moi ! » Moue dubitative d’Elias, désignant de la tête son amoncellement de meubles… « ...plus spacieusement du moins ; j’ai dû me contenter d’une soupente, que ce vieux grigou de Kovasz me fait payer cher. - Je n’entend que le vent, et la chasse qui passe, déclame Eliasen faisant gronder aux basses un appel de cor (feuilles mortes, rameaux secs, mélodies imitatives) – Tu es plus libre que les autres musiciens, - pourquoi ? - Qui sait de qui j’étais le fils ? ...le Diable aura mené mon père en bien des alcôves… Es-tu amoureux, Monsieur Hüls ? » Hüls relève pesamment une face déjà grise. Il fixe Elias de ses yeux vieillis. Elias demeure interloqué. L’autre désigne sur le mur une image sainte dit-il, une estampe, qui réprésente un démon ridicule ; Elias hausse les épaules : « Nous avons trouvé cela en nous installant ici. - Celui qui gardera mon image en sa demeure que sa demeure soit bénie. - Tu blasphèmes. » Hüls ricane : un diable bien tourné ma foi, menaçant, mais impossible à prendre au sérieux, et c’est peut-être là sa force, au Diable… Elias un jour lui a brûlé des cierges, de l’encens, chipé à la sacristie - « ...mais d’où vient donc une odeur si bizarre ? » avait dit Rogomus en reniflant – et le Diable agitait doucement les cornes derrière les flammes… IV La Chapelle On se trouve là comme au fond d’nn puits. À l’abri de grands coups de vent mouillé giflant comme des linges. Les buis taillés oscillent avec raideur ; Elias s’est vissé de travers sur son banc – les pieds vers l’autel, la tête vers la lumière du porche. Il croti prier. Il entend les cris rythmés des bateliers. Un chien qui aboie. Un enfant qui appelle. ELIAS laisse aller son bras derrière le dossier. Les jappements éclatent, tout proches. Caracolant dans le soleil, le chien dégringole les degrés, se précipite dans la nef ; il court en cercles brouillons, bouscule les sièges, les escalade, s’arrête net, arc-bouté sur ses pattes avant, et clabaude sous le nez d’Elias. Wild ! Au pied ! Une fillette surgit, trempe sa main dans le bénitier sans interrompre son galop, Wild pivote en patinant, l’efant plonge pour l’attraper, renverse un prie-Dieu que l’échine esquive, Elias éclate de rire, la bête sur le point d’être happée serpente, s’infiltre et se coince sous le banc d’Elias qui le crochète par la peau du cou. « Wild n’est pas méchant » dit SINKEL, haletante. Le chien sourit, tire une langue d’une aune, les échos flottent sous les voûtes. SINKEL est la fille d’un baron, qui l’a oubliée ; la reine-mère a eu la bonté de s’embarrasser d’une idiote de treize ans. Sinkel est laide, même quand elle sourit : louchonne, et boutonneuse. Sinkel, qui a couru, tirerait bien la langue elle aussi – du reste, elle le fait : les bras écartés, les pieds en dedans, elle respire fort. « C’est toi, le musicien ? » - car dans l’esprit de Sinkel, il ne peut y avoir qu’un musicien, celui qui vit à l’écart, celui qui ne parle pas. Le chien Wild [vilt], du bout de la truffe, poursuit autour des piliers son rêve de chien. « Fais voir ta main » dit-elle. Elias tend la main. Si elle me lit dans la main, j’y croirai. Elle regarde ses paumes, puis les clés de voûte, le vitraux – l’orgue. « C’est à toi ? » demande-t-elle sans lâcher prise. - C’est au curé, dit Elias ; veux-tu que je te joue quelque chose ? L’enfant acquiesce. « Lâche ma main d’abord. Ils montent à la tribune. Un jardinier désœuvré jette un regard dans la chapelle ; Elias le hèle doucement, le convainc d’actionner la soufflerie. Elias joue, jette un coup d’œil : « Tu aimes cela ? - Oui. Sinkel s’enhardit, appuie sur les touches, s’assied sur la banquette. - À ton tour, Sinkel. Il lui place les doigts, chantonne à son oreille. La main de la fille est large et blanche, ses doigts courts et bien écartés. L’enfant se serre contre ses genoux. Elias se trouble. Sinkel joue, s’interrompt, joyeuse : J’ai du bon tabac ! du bon tabac ! Il replace les doigts. « Veux-tu ajouter la main gauche ? Entends-tu comme c’est plus joli ? Le jardinier souffle. Sinkel s’applique, sourit. Elias baisse la voix : « Tu devrais toujours sourire. » Comprend-elle ? Du bout des phalanges, toujours fredonnant, il effleure, redresse, rectifie. Il sait qu’il touche à quelque chose de très fragile. Mais il n’ose lever les yeux de cette main, crabe albinos sur la plage articulée du clavier. Il doit parfois lui ceindre les épaules pour atteindre la main gauche. Si les étoffes se frôlent, Elias se retire ; il essaie d’un autre air, une chanson que Sinkel doit bien connaître. Elle se redresse, ferme la bouche. Déjà elle hésite moins, les doigts se posent plus fermement. Tu n’es pas idiote, Sinkel. Ce sont les gens qui disent cela. Montre-moi tes genoux, Sinkel, montre aussi tes mains. Tu les tiens trop à plat. Le jardinier souffle toujours dans son réduit. « Peux-tu me rejouer cela ? les doigts souples, Sinkel, regarde les miens. Vois-tu mon petit doigt, comme je peux le retourner ? Cela te fait rire. Tant mieux. Comprends-tu au moins ce que je te dis... » À sa grande surprise, tournant vers lui la tête, l’enfant répond d’une voix rauque : « Je comprends. Tu aimes bien que je rie ». Et elle pousse un petit rire forcé. Visage ovale sous les cheveux lisses, cheveux symétriquement divisés. Elias s’est assis. Le jardinier dans sa boîte souffle toujours. Sur le velours de la banquette, à deux doigts de distance, la jupe blanche écume. Une mèche se détache sur la tempe. Elias la replace. L’enfant fait une fausse note. Il ne lui déplaît pas de la sentir indifférente, comme un petit animal. Une bête imprécise, douce et fabuleuse, fourrée au dehors, au dedans riche et primitive. Elle s’assied sur ses genoux. Il sent le bassin maltraité par l’extension de l’échine. Il sent l’arc de ses épaules sur tout le creux de sa poitrine. Il déroule, applique sur elle son bras tentaculaire. Leurs membres supérieurs à présent se recouvrent, s’épousent. Après es correction, Elias replace sa paume sur l’épaule de Sinkel, demeure à cramponné. Son coude se place en V entre les frêles omoplates de la joueuse immobile, telle en effet qu’il la souhaite si sa mère la baise. Elias regrette qu’on ait alourdi d’oripeaux humains ce rejeton des poulinières de Weil. Il voit les jambes étrangères balancées au-dessus des basses, tandis qu’au creux de son bassin pèse le corps de l’enfant, et que le jardinier pédale et souffle dans sa boîte. Sinkel s’agite et jette un coup d’œil intrigué sur ces tringles vernies, qu’elle ne peut atteindre. Et se laissant glisser Sinkel applique sa paume sur la jambe du précepteur. Veux-tu apprendre les dessous Zinkel ? Le pédaleur souffle et peste. Elias lève et baisse alternativement les genoux sous les frémissements des paniers. Sinkel écarte le pied, le jeu se trouble et se précise à mesure que l’homme ou l’enfant déchiffre. Passe au dehors le roi et cinq ou six des jeunes courtisans écoutez dit Gerhard et les pas s’immobilisent sur le sable laissant parvenir la mélodie de l’orgue – le roi ni ses compagnons n’interviendraient dans le jeu mélodique effilé jusqu’aux voûtes – et le soleil survenu d’un coup baigne de sa poussière et fige le groupe immobile – seul le Roi porte un chapeau. Il dit Messieurs couvrez-vous. Sinkel s’empale sur une bite, la repousse ; se tourne pour la disposer mieux, revient au clavier, déplace, replace – Éloignons-nous ajoute le Roi : « C’est Apollon qui souffle dans la chapelle – ou le Diable ! Les Ducs approuvent en riant, car non loin, dans un vertige de chaleur, un bosquet leur promet son ombre. Couverts ou pas. Dès qu’ils se sont retirés, les dissonances s’accentuent. Si Sa Majesté ne ralentit pas, les ducs pourront toujours s’aérer la perruque. Le groupe empanaché s’éloigne encore. « J’ai fini » dit Sinkel. Qui retire sa main. Qui rappelle son chien. « Tu sais siffler, Sinkel ? » Le chien accourt. « À qui souris-tu, Sinkel ? - À moi. » Le jardinier-souffleur reçoit un solide pourboire. Il fait une tête en biais. V ELIAS n’a pas connu sa mère. Quant au père, il a longtemps craché le sang, puis ne s’est plus relevé. ELIPHAS s’est tué dans le bois d’Herzwiller, voir plus haut. « Et toi Elias, sais-tu comment est mort mon père ? ...Pendu… Il a tué, il a volé. Ma mère m’a tout raconté. Toutes ses grimaces, elle les a comptées ; maintenant je les porte sur la gueule ». Michel HÜLS se tait. « Tu ne voudras plus me parler. - Si, répond ELIAS. - ,,,suspendu dans la cage de fer, au-dessus du Neckar, sous une immense potence au bras tendu. » Elias et Hüls restent longtemps sur les fougères, côte à côte ; ou bien sur le lit, tout bottés, quand le soleil cuit derrière les vitres hermétiques. Je ne crois pas en l’amitié pense Elias. Trop de silence entre cet homme et moi. Lorsqu’ils tournent la tête sans hâte, comme par négligence, leurs yeux les trahissent, retombent - « Tu tiens ma vie entre tes mains » dit Hüls – non pas pour cette histoire qu’ Elias est seul à ignorer. Les voici habillés de noir, la chaleur se fait accablante et la sueur humecte l’intérieur des cuisses. Au mur l’image de Satan. Car Elias joue à adorer Satan : il suffit de se signer de la main gauche, de brûler du soufre et de s’étendre sur la couche avec l’Ami – jusqu’à poser la main l’un sur l’autre. Le plafond s’assombrit, le fenestron ne s’ouvre pas. Puis dans la fumée des porcelaines on aurait vu les larmes scintiller. Parmi les distractions de cour on compte aussi, à présent que l’été s’allonge, les séjours à Louisbourg, à Solitüde, à Grünewald : le palais se vide à la suite du Prince et Roi, dans les châteaux bâtis par feu Gerhard I er. On retourne aussi à Füchshausen, où les paysa viennent danser pour l’imposante Wilhelmine. Elias et Hüls ne se quittent plus. Il se trouve encore quelque croquant pour offrir ses civilités à l’oreille de Monseigneur Hüls – mais le mauvais plaisant s’en retourne, et le soir, sur la clairière où se dresse l’estrade, Michel bouscule les paysannes au rythme des violons d’Elias, et plus souvent du hautbois. La cavalière s’efforce de suivre, ses amies lui voient s&jà fortune faite, mais c’est en compagnie des musiciens que pour finir Miehel reprend son souffle, et c’est avec Elias qu’il vide son vidrecome. Les paysannes se retirent au bras de leur promis. Michel Hüls, dans la nuit qui pâlit, secoue la rosée des branches sur le cou d’Elias. « Ta barbe pousse, Michel. - Tu crois ? (il se gratte le menton). Dans la forêt, on se promène à cheval. Seulement de nuit. Elias déclame : « Je suis le Songe, enfant de la Nuit ! » S’il fait clair de lune on galope. Mais il n’est pas moins âpre de fouler, au pas, les écorces tombées, les mousses sèches – et l’on ne parle plus jamais d’accident de cheval. Un soir Hüls manque pleurer. Dans la journée, la Reine-Mère l’a fait appeler. Elle se trouvait avec le vieux Friedrich. Et tous deux, avec de grands ménagements, lui avaient dit d’être courageux, que Minna, sa mère, était morte. «Elle s’est suicidée, Elias. Elle ne reposera pas en terre sainte. Friedrich m’a promis de prier pour elle ». L’été continue. Ils s’allongent au pied des arbres, sous le ciel et quelques feuilles loin dessus. Quand ils se relevèrent, les chevaux n’étaient plus là. Sur quelque distance, ils suivirent des rameaux brisés, des traces de fer sur l’argile. Ils appelèrent en vain. Tant pis. L’escapade s’ébruiterait. Peut-être les chevaux reviendraient-ils à leur rencontre, miraculeux fantômes, couronnés de viornes… Ils en ont ri sous les arbres. Ils ont osé se prendre les yeux dans la pénombre. « Elias, tu as la beauté des seigneurs. - Herr von Hützeldorf est un plaisantin ; je lis dans ses yeux une malignité proprement satanique. - J’aimerais mieux que le diable existât ; cela simplifierait les choses. - Que ferais-tu, Michel, si un ami te trahissait ? » Un lézard s’enfuit sous les herbes. - Je dirais peut-être, répondit Hüls, qu’il a voulu s’attacher à moi, pour toujours. » Elias pensa soudain à la petite SINKEL, et se tut. Ils revinrent au matin, crottés jusqu’aux jarrets. Ils retrouvèrent leurs chevaux, sains et repus, à l’écurie ; le petit palefrenier, à la vue des deux cavaliers démontés, partit d’un rire inextinguible. VI (Vaste) retour en arrière ...Du fond de l’horizon déferle la boue, le carrosse ahane, tous ses ais craquent. Les nuées pèsent, la nuit tombe, le ciel et la terre se referment. Les pierres savonneuses impriment aux chevaux de hasardeux dérapements. À l’intérieur, la corpulente Wilhelmina, se fait tenir ses comptes ; avec sa servante, la voici qui revient d’une visite de charité : la Reine-Mère veut mettre en ordre sa conscience et sa bourse. Elle suppute ses mérites. Elle conserve la vision de ce corps verdâtre sous la toile que tend le tibia, et l’obligatoire orphelin pleurant doucement pour ne pas chagriner la Reine-Mère. « Ces toits de chaume protègent-ils vraiment de la pluie ? » - et la liste civile est bien courte. Wilhelmina veut tout vérifier, approche le registre des vitres tressautantes où dansent les derniers reflets. Chaque fois qu’un cheval bronche, le livre lui échappe. Les rameaux surchargés de pluie frottent contre les planches, longuement, et ne les quittent qu’à regret. Soudain la servante se fige – une ombre plus insistante, une face humaine court le long de la portière. Il semble que l’homme veuille accrocher ses pommettes mêmes au cadre de la vitre, s’écorche. Wilhelmina heurte la lucarne du cocher : « Arrête ! » L’homme, déséquilibré, tombe en avant. Wilhelmina ouvre la portière. J’ai déjà lu cent fois cette prose. Il est à quatre patte, levant le visage ; ses mains sont garrottées dans le dos. Hors d’haleine, il implore. Un coup de tonnerre s’étrangle dans le ciel. Les sergents d’arme ont arrêté leurs chevaux, dont les flancs concentrent les dernières pâleurs : « Madame, cet homme a dérobé un cheval aux écuries de Sa Majesté ». Une large goutte humecte la pommette du coupable, juste sous l’œil. Son regard effaré capte celui d’ELISA, recroquevillée de terreur. Les narine du fugitif aspirent par saccade le parfum de bergamote des coussins fessiers. Sa bouche avale avidement cette noix de luxe égarée sur les chemins, entre la boue du ciel et celle de la terre. « Nous le connaissons, Madame. Il a déjà… - Tais-toi. Allez dire au juge Eppermann que Michel Hüls, fils de Minna, se trouve désormais sous la protection de la Duchesse Wilhelmina. Monte ! » Le jeune homme lève les bras vers le sbire, qui détache les menottes, puis, se haussant sur les étriers, salue en faisant reculer sa bête. Les deux représentants de la loi tournent bride et disparaissent, courbés sous les rafales. Michel se précipite sur le marchepied, passe d’un bond devant la Reine-Mère et retombe sur le siège. À cet instant éclate un formidable coup de tonnerre et le carrosse démarre d’une secousse. Hüls se tient droit. Sa présence dans ce boudoir roulant procède du plus haut incongru. Son contact à lui, manant et voleur, boueux jusqu’aux arcades, provoque chez ses distinguées compagnes le même recul qu’un reptile. Dans cette semi-obscurité chahutée, seul paraît en clair, découpée sur le ciel, la vitre avant, occupée aux deux tiers par le postérieur du cocher, assis sur ses basques. Hüls ressent à cet instant ce qu’il faut entendre par « condition passée », ce qu’il a obscurément convoité en s’emparant, justement, du cheval – ce qui se lit dans les arabesques végétales représentées sur la tapisserie de la cabine, où l’on voit comme en plein jour, c’est un miracle. « Je serai ministre » pense Hüls. Wilhelmina se tient à son côté sur la banquette ; déplaçant imperceptiblement le regard sur sa gauche, il peut voir sa haute chevelure tressauter sur la vitre latérale (admettons que l’horizon se soit découvert, comme souvent après un orage de soirée) – les Grands tressautent, eux aussi. Wilhelmina qui se tait commence à concevoir enfin de l’inquiétude, il se penche également, ils se sont détournés d’un seul coup, la Reine-Mère a senti croître son malaise, tandis que Michel Hüls croisait à l’opposé le regard dilaté d’ELSA, et qu’il en fut mortifié. Le vent forcit, les chevaux prennent el galop pour attaquer la côte droite. Sous la pluie battante, les deux garçons en livrée poussent de tout leur poids sur les vantaux du portail. Le carrosse s’élance en tournant sur les pavés, à l’instant où la foudre retardataire jaillit des toitures. Un cheval se cabre net ; le carrosse violemment déporté donne sur la croupe des autres bêtes qui retombent l’une sur l’autre. Le timon s’est brisé, les gens accourent, relèvent le cocher, secouent la Reine-Mère qui s’enfuit sous un véritable dais de capes. Alors, tout droit, sort de la voiture effondrée Michel Hüls tenant dans ses bras ELSA sans connaissance. Derrière eux un petit laquais tient une dérisoire ombrelle au-dessus de sa tête de plouc. Hüls gravit le perron. Dans une salle sombre se tord un feu au fond de l’âtre, Hüls aperçoit par l’embrasure les derniers flots d’une robe montante sur un escalier : ce sont les suivantes conduisant la Reine-Mère en grand besoin d’être changée. Hüls ne sait où placer son fardeau évanoui. Derrière lui un grand homme allume les appliques. Hüls sursaute. Puis trois jeunes filles se bousculent à la porte pour le libérer. Il livre le corps de la femme qu’elles disposent sur un divan ; l’une frottant les tempes, l’autre surélevant la tête. Par les brèches de leur rempart humain, perception par HÜLS du sein d’ELISA (concert d’imprécations dans la cour : on abat le cheval, le sang coule par une large blessure). Michel à l’intérieur s’est reculé, il voit tout, il a les bras ballants, les épaules hautes. L’allumeur d’appliques le toise de haut, dans une flaque d’eau qui s’agrandit à ses pieds sur le pavé. L’orage décroît, sans chaux. Élisa se dresse et congédie ses compagnes, mais le laquais, sec, veille : pas de tentayive d’approche . Élisa fixe les flammes, évite les regards enflammés que HÜLS lui lance. Le grand laquais émet un ricenement de nez. ÉLISA sourit enfin à son sauveteur, puis se reprend. La REINE-MÈRE est revenue, toute de blanc propre vêtue. Fin de l’idylle. ÉLISA n’apparaît plus dans cette narration. « Szelenkowiec, dit WILHELMINA, assieds-toi ». S’entendant appeler du nom de son père, MICHEL recule en trébuchant sur un escabeau où il retombe assis. « None t’avons pas oublié. Ta mère assista au supplice de son amant, au milieu de la foule. C’est moi qui ai secouru ta mère ». La REINE-MÈRE s’adresse à lui en dialecte (Mundart), ce qui le mortifie. Quant au souvenir de sa mère, il le touche peu. « Mais on ne l’a plus retrouvée poursuit Wilhelmina. Pouvait-on s’attendre à aute chose de la part d’une maîtresse de Tzigane ? » Ainsi, pense HÜLS, c’est sur ce ton que les Grands lui parleront désormais. Il soutient par dessous le regard de la REINE-MÈRE, sans avoir desserré les lèvres. « Eh bien, Monsieur... sans doute est-on bien fier d’avoir volé un cheval ? une bête errante à la nuit tombante – je saurai qui néglige ainsi son service – il vous tente – personne – on l’enfourche – et l’on se prend déjà pour Cartouche ? » (…) « Apparemment, Monsieur Hûls se penserait déshonoré d’adresser désormais la parole à d’autres qu’à des brigands ? » Et comme Hüls s’obstine à se taire : « Moritz ! » Le laquais se présente à la porte. « Conduis ce mamant à la garde-robe. Choisis une livrée à sa taille ». Les deux hommes disparaissent, l’un guidant l’autre. «Madame, y songez-vous ? souffle ÉLISA, revenue par la fenêtre ; il a le mauvais œil. - Sornettes ». Lorsqu’il revient, le visage de la REINE-MÈRE s’éclaire : ‘Voilà notre détrousseur ! Tête droite, bien dégagée – joliment attifé ! N’est-ce pas, Élisa ? Cheveux poudrés, menton sec… Gilet cintré, mais belle taille ! » Michel Hüls, empesé, s’incline. Sous l’ironie, ses traits font alterner la bile et la franchise, Wilhelmina n’en saurait trancher. « Comment as-tu échappé aux gendarmes ? - En me débattant, Votre Altesse. - Mais tu portais bien des menottes… et le cheval, comment… ? » Hüls, par sa mimique, exprime son indifférence : parti, Dieu sait où, le cheval… Wilhelmina s’abstient de dire qu’il aurait pu s’en procurer un, de son rang, par de l’argent honnêtement gagné. Michel aurait eu beau jeu de répliquer ce sont les riches qui font la morale. Mais WILHELMINE d’rn fût échauffée, rétorquant qu’elle se trouvait ici aussi mal logée que la dernière baronne du royaume. « Je ne suis pas un paresseux, Majesté. J’aide autant qu’un autre dans les fermes depuis l’exécution de mon père. Mais parfois passe un carrosse aux armes de Wûrtemberg-Hohenzollern, en grand équipage, et ses laquais » - désignant sa livrée – sont mieux vêtus que les paysans. Devoir trimer toute l’année, tandis qu’ici… - « Ici » ? achève ! Hüls balbutie : On mange dans des plats d’or, dont le moindre aurait suffi… - À payer un cheval ? - ...à acheter les pendeurs de mon père. - Parfait, Maître Hüls, parfait ! mon Dieu… Une telle lassitude se peignit sur le visage de la Reine-Mère que Hüls perdit contenance et cessa de la fixer. Au hasard elle a demandé s’il avazit des complices. Le silence de tous pensa Hüls. « Non » dit-il. Wilhelmina, au laquais : « Qu’il dîne à l’office. Vous serez de mes gens, Michel. Que cela vous détourne des vilaines voies. Nous nous reverrons. » VII Dans ce chaoitre, nous retrouverons le temps où le jeune ELIAS FELS vient de prodiguer à SINKEL, qui joue les simplettes, une leçon d’orgue et d’anatomie. La scène se passe chez SINKEL. La cuisine sent le cheval. Une mèche de lampe file et charbonne. Le père de SINKEL décrotte ses bottes. BERNARD COLLIGNON ELIAS FELS Veuillez trouver ci-joint sur Elias Fels (1714-1785), musicien allemand, une recension de documents. Ils sont restés fragmentaires. La biographie dudit musicien s'articule à la découverte, vers ma vingtième année, de la musique dite baroque, avant sa vogue ultérieure. S’ensuivit donc en juillet 2013 n.s. en pompeux « Avant-Propos » où l’auteur tentait laborieusement des parallèles plus ou moins convenus entre certaines recherches contemporaines, sommairement qualifiées de sérielles ou dodécaphoniques, et les œuvres obscures et prémonitoires d’un certain musicien brémois du Siècle des Lumières (Zeit der Erklärung) : ELIAS FELS. Dans l’esprit de la résurrection d’Antonio Vivaldi, l’auteur attribuait à son ectoplasme un décès suffisamment précoce (1785) pour éviter les poncifs des épisodes biographiques prétendument révolutionnaires, susceptibles toutefois de laisser présupposer quelques effluves de la sensibilité nouvelle. Voici donc cet Avant-Propos, intitulé  En guise de Préface, auquel nous nous en voudrions de retrancher la moindre ligne. « Dire que le musique contemporaine corsète ses élans au sein d’une cacophonie énigmatique, était le leitmotiv des bien-pensants voici quelque trente ans, et l’est resté pour le commun.Ce dernier dut se contraindre à subir sans broncher, pêle-mêle, les gargouillis d’un Berrio ou d’un Globoka désormais bien délaissés ou autres grincements très précisément aussi mélodieux que du verre pilé au fond d’une lessiveuse. Le public ne tousse pas, pour Luigi Nono. Moins qu’à Beethoven. En tout cas bien moins que pour Buxte-Hude, lorsqu’à la fin du premier mouvement de sa 4e sonate pour cordes en ut dièze mineur augmenté l’instrumentiste remet un peu d’huile goménolée sur son archet pour le maestoso gomenolo (rires). « Loin de moi le projet d’infliger au lecteur, en tête d’un ouvrage sérieux, la sempiternelle démonstration de la relativité de la notion mélodique, et des relations plus qu’étroite associant « admiration » et « accoutumance ». Nous nous contenterons donc d’affirmer que tous, qu’ils se plient à la mode ou se lâchent la bride, recherchent malgré tout, derrière les chatoiement hiéroglyphiques de la polyphonie voir de la dodécaphonie »- le gros mot est lâché - « ce qui demeurera, par delà les lubies, l’essence de la musique : les pulsations d’une âme et d’un corps » .(vifs applaudissements). «  C’est, après un siècle tumultueux où un Berlioz, un Schubert, un Brahms, se sont catapultés au firmament des gloires musicales, le virulent, l’insidieux – l’intolérable retour en force d’un traditionalisme qui, depuis Schlickenstock, semblait révolu. Dans les arcanes contrapunctiques de Bach ou d’un Bodin de Boismortier, nos contemporains ont trouvé matière à de nouvelles recherches, insolites – ou horripilantes – de Boulez, de Ballif, œuvres aussi parfaitement structurées que rigoureusement incompréhensibles puisqu’il n’y a rien à comprendre – voire inaccessibles (vives réactions ; une vieille dame s’évanouit ; on l’emporte). « Regain d’intérêt pour le XVIIIe siècle. On redécouvre Corelli, on déterre Vivaldi, on saute sur Tartini. Enfin l’oubli honteux baisse son glaive obscur (murmures admiratifs) « Dans les combles d’une abbatiale, sous le froc d’un moine » (« C’est un scandale ! - Chut !! »), dans les archives d’un hospice, en Lombardie, en Bavière, on découvre des manuscrits, empilés, froissés, balafrés, on déchiffre des portées à demi délavées. Les ventes de la Deutsche Grammophon, de l’Archiv Produktion, montent en flèche (applaudissements) « Et voici qu’il y a trois mois, une nouvelle révélation s’est faite au grand jour ; Karlheinz Stockhausen, qui parmi les premiers a étudié Fels, a exprimé sa stupéfaction admirative d’y découvrir, avec deux siècles d’avance, des formules que seul Sravinsky dit-on eut l’audace d’appliquer:structures poly- ou atonales, emploi percutant des percussion – sans pour autant désavouer une tradition directement puisée dans le giron schützéen. « C’est ainsi qu’Elias-Théobald Fels, embrassant quatre siècles de musique, de 1590  à nos jours, lance le pont suspendu entre la Renaissance Italienne et la Nouvelle Renaissance que les esprits éclairés de notre temps s’efforcent de susciter (vifs applaudissements – rappels – intense émotion – des larmes coulent). Un second avant-propos, sans doute postérieur au premier, présupposait chez le lecteur une indifférence, voire une hostilité, qu’il s’agissait d’épointer. « Le lecteur sans pitié », commençais-je, « lit pour s’instruire ; quinteux, l’œil torve, il considère le jeune Elias sans aménité : cheveux blonds en copeaux, frais, le regard vif ; plus tard, l’abdomen alourdi ; le verbe haut, et prisant dru ; vieilli enfin, rhumatisant, gravissant d’un pas lent ses derniers échelons, séduira-t-il davantage ? (…) tu liras, comme tu le crains, des épisodes vertueux, mais aussi du pathos (...) » et l’auteur de poursuivre : « Tandis que les paysans meurent de faim autour du château, notre compositeur aligne ses ritournelles à faire pâmer les marquises. Que si les marquises t’indisposent, il te faudra brûler Haydn, qui composa pour les Esterházy ; Haendel, qui composa pour les puissants de Londres ; brûler Mozart, pour Mgr Colloredo, archevêque de Salzbourg. Baptisé le 5 mars 1714… mais avant tout nous le verrons mourir : cela satisfera ton goût du document. » Et l’auteur d’ajouter qu’il suffisait alors, éventuellement, de « refermer le livre ». I Le récit commençait donc par la mort du héros, dans le même style que précédemment : le compositeur Elias Fels, âgé de 71 ans et couvert d’honneurs, gravissait péniblement l’escalier en colimaçon, comme il se doit, menant au buffet d’orgues de la Jakobikirche de Lübeck. Son aide, un jeune garçon, le précédait dans cette ascension, où le vieil homme s’essoufflait. Le ton de cet ouvrage se voulait sérieux, et l’ironie ne transpirait qu’à peine. Toujours est-il que l’acolyte gagnait la soufflerie, d’où il pédalerait comme un damné, dans une cage d’écureuil peut-être, d’où l’auteur s’imaginait que partait l’air destiné aux tuyaux : il ne s’était pas documenté, estimant que la documentation nuirait alors à la narration (la grande évidence, pour un écrivain, était avant tout de narrer) – l’aide actionnait en réalité d’énormes soufflets sur une surface plane à grand renfort de muscles des cuisses. Le maître Elias Fels gagnait la pièce contiguë pour s’installer aux claviers, maniait les tirasses et se lâchait dans un « grand jeu » ébouriffant. Et l’auteur d’échafauder les métaphores, transposant tant bien que mal ses impression musicales en termes littéraires. Soudain c’était une délirante cacophonie qui se déclenchait sous les voûtes de la Jakobikirche. L’assistant se précipitait,toutes les notes se chevauchant, sonnant à la fois. Le chapitre suivant se présentait comme suit, dans sa flamboyante maladresse : « Octobre 1785. La Marienkirche de Lübeck » - celle de Buxte-Hude, plus glorieuse encore - « pleut de toutes ses briques » [sic]. « La bruine suinte du porche sur un homme gris, voûté, perruque plate. Sa main cherche la serrure d’une porte rouge, dans un coin du narthex. Le loquet cède. Dans ce réduit imprégné de ranci s’amorce l’escalier de tribunes, qu’Elias entreprend de gravir. Les degrés conservent le creux des pas une poussière crissante. « Elias souffle souvent, reprenant sa respiration d’asthmatique sur la rampe de fer. Parvenu à la marche palière, il pousse un battant : l’orgue gît là, luisant, touché par la lumière d’un quinquet. Penché par dessus la nef, Elias, accoudé sur des balustres, sent monter vers lui le cri muet,la froide haleine encensée de ce gouffre d’où sourd, lointain, le reflet rouge du tabernacle » (quand il s’apppuie « aux balustres »,soudain « la nef s’éclaire », le jour court « sous les nervures des voûtes » ; au-dessus d’un « buisson de cierges » se met à « palpiter » la statue d’un apôtre, etc.) « Elias remonta les trois marches qui le séparaient des claviers. Une suffocation le couvrit de sueur, le contraignant à une longue station. » Plus loin : « Le garçon l’attend au soufflet. Elias prend place sur le long tabouret de velours rouge. Le souffle de l’instrument s’éveille, comme une douleur comprimée. Alors, « d’un geste de prêtre » [sic] la main droite d’ Elias se pose sur le « bas clavier » [re-sic]. Quelques notes étouffées de la main gauche émettent un douloureux discord « submergeant par les basses » ; de cette masse » se détache une « guirlande fuguée » sur trois notes sans cesse reprises et combinées. » La substitution entre crochets du présent de narration à ce pompeux passé simple ; les guillemets encadrant les expressions mal venues, les « sic » par lesquels nous avons voulu ménager la susceptibilité du bon goût ainsi que la disposition des lignes en « espace 1 » auront suffi nous n ‘en doutons pas à signaler à nos lecteurs les réserves que n’auront pas manqué de signaler à nos lecteurs les réserves que suscitent en nous des lignes si juvéniles. Il me fallait toujours commencer deux fois les choses ; à moins qu’il ne s’agît plus simplement, plus rudimentairement, d’éliminer un frère aîné que l’auteur n’a jamais eu, avant que le Héros ne volât de ses propres ailes. ÉLIAS FELS, ROMAN, s’ouvrait ainsi sur des funérailles, celles d’un principicule germanique évoqué in La vie quotidienne dans les cours allemandes du XVIIIe siècle de l’immense et regretté Pierre Lafue : obsèques grandioses, pages définitivement perdues, à tout jamais. Ce fut un carrousel nocturnede cavaliers dadouques porte-flambeaux, s’éloignant, se frôlant, dans une cavalcade infernale (détaillée longuement). À la faveur de cet enterrement du Père s’enfuyaient ÉLIAS & ÉLIPHAS , qui avaient tout à perdre du changement de règne ; privés, déjà, des gratifiantes funérailles. L’aîné s’était assurément attiré quelque méchante affaire àla Cour du Feu Roi, redoutant le cul-de-basse-fosse. Or dans cette fuite vers une frontière nécessairement proche, ÉLIPHAS en personne tomba de sa monture et, de sa flûte à bec passée dans sa ceinture, se perça l’abdomen. Il agonisa longuement, recommandant à son cadet de retourner malgré tout faire son chemin parmi la cour : Que ma disgrâce ne passe pas sur toi. Par un second retour en arrière appelé analepse, nous montrons le jeune frère « jouant folâtrement de la flûte » à la fenêtre ouverte du petit pavillon qu’il partageait avec ÉLIPHAS, tandis que ce dernier le surprenait, le désignait en cachette (Voyez ce jeune Faune) à son Kapellemeister attitré. Jamais le cadet n’était quitté des yeux, ne fût-ce qu’un instant, fût-il même avachi dans un fauteuil. ÉLIAS fut-il satisfait de la mort accidentelle de son Big Brother ? c’étaient là des pages d’une immortelle fraîcheur. Ce maître de chapelle donc, Herbert Rogmann, appartenait à Sa Majesté Karl-Eugen, pas encore Feu, roi de Souabe, invention pure. Éliphas (reprenons la typographie usuelle) se trouvait déjà, en sa vingt-cinquième année, en position de disputer la place au Kapellmeister lui-même ; avant de mourir si misérablement, c’était un excellent musicien. À la mort de Rogmann, Éliphas lui succéderait, chose réglée. « Il n’est jamais agréable de connaître son successeur » disait le titulaire, « fût-on encore loin de la mort ». L’ignorance des usages de cour entre subalternes autorisait à supposer que Herbert Rogmann pouvait se faire conscience et scrupule de venir donner à son successeur (d’aucuns disaient « recevoir ») une leçon bimensuelle en son pavillon, « ne fût-ce que pour lui rafraîchir la hiérarchie » : « Les flancs de sa lourde stature » lit-on dans le manuscrit « s’adaptent si bien à la porte que celle-ci ne laisse plus passe la lumière : seule se découpe une tête mafflue, nimbée de contre-jour ». L’ombre du Maître vient se découper sur la partition d’ÉLIPHAS Fels. Voici sa titulature : Noble et Puissant Seigneur Herbert Rogmann Graf von Hützeldorff und Barstatt-Mandegen. La chose est dépourvue de toute vraisemblance. ...Comment un personnage si hautement titré, etc. (« eût-il pu se contenter d’une simple charge de Kapellmeister, et s’abaisser à visiter un Eliphas Fels «en son pavillon particulier » ? ) - la Vérité, rien que la Vérité : J’avais épinglé sur la porte A – A –1, la mienne, en deux mille cent dix, cette identité usurpée, sachant que devait me visiter un Père Noble, afin que je dispensasse à sa fille une série de cours particuliers d’allemand ; il avait manifesté son étonnement de voir ici loger, en cité universitaire, un Comte ! Une fois mise cette innocente supercherie sur le comPte de la fantaisie, nous avions ri tous les deux. C’est ainsi que pour trois francs de l’heure j’eus l’honneur et l’avantage de consolider les connaissances germaniques de Mademoiselle sa fille, avec le secours d’un indémodable Bodevin-Isler. J’appris par la suite qu’elle me trouvait « amusant » (« ridicule », disait Balzac) - - ...bref : Je trouvais réjouissant que ce maître de chapelle, au XVIIIe siècle, s’affublât d’une identité aussi extravagante. « Sa Calvitie tente un sourire » (Frédéric Dard) « Et la mer sur son front en dunes se figeait » (Ezéchiel, 8, 14) . « Une lave écarlate cuirassait ses joues couënneuses ». «Il s’avançait, grave et potelé, tendant à Eliphas « dont le violon pendait à bout de bras » une main « rondouillarde, rosâtre et moite ; parfumée, aux ongles taillés en rond ». Répétons, cher ami, voulez-vous ? disait-il. Le gros beurré portait, comme une chaloupe au flanc d’un navire, un étui de bois verni où se voyait, comme un enfant dans un cercueil, capitonné, un stradivarius. Eliphas répond Bien Maître. Rogomus (c’est son nom) levait son violon en aspirant la poussière du lieu (le petit pavillon du fond de parc), jetant un coup d’œil réprobateur sur la pagaïe universelle. Calant l’instrument sous sa bajoue gauche, il pinçait les cordes. Précisons qu’Eliphas l’Aîné est gaucher, bien qu’il n’existe pas de succession de cordes spécifique pour cette catégorie de musiciens. « Eliphas » mentionnais-je « conserve parfois, après jouer, cette inclinaison de la tête et du cou » - Eliphas en ce point ressemblant au jeune Alexandre. Les deux violonistes interprètent un duo de Rogomus écrit contre son gré. Eliphas avait dit à qui voulait l’entendre que Rogman faisait bien « Vieille-Souabe » (alt-schwäbisch) (qu’il en tenait encore pour Jean-Sébastien Bach ou Schütz) et dirigeait bien digestivement (en français dans le texte) sa formation (en ce temps-là le premier violon guidait lui-même ses collègues). S’il commandait, lui, Eliphas, l’orchestre de Sa Majesté, « l’on entendrait assurément bien d’autres choses ». C’est ainsi que Rogomus, « encore Kapellmeister, verdammt ! et pour longtemps », avait concocté ce chef-d’œuvre poussif, une Sonate pour deux violons d’une originalité de bon ton ( « les auditeurs aiment à être surpris par ce qu’ils connaissent déjà »). Eliphas tient le second violon. « Les dix premières mesures à l’unisson, Herr Fels, puis je prends les dessus » - mais Eliphas pique son thème de suraigus, de pizzicati, etc., « Zezi n’est bas dans le texte » - Je pimente, maître, je pimente - « Bas de bimentatsiônn Bitte schön – bref Eliphas présente sa variante, et bien entendu c’est deux fois mieux. Rogomus hoche la tête, la place se rend bien. Le texte était plus long dans la première version, Eliphas objectait que « la partition n’[était] qu’une pâte molle, à quoi « plusieurs cycles de répétitions ne lui [avaient] pas encore appliqué le sceau de l’immuabilité (der Unveränderlichkeit) « mais le public aujourd’hui veut du Sobre. Nos lecteurs n’a plus le temps de s’attacher à de fines notations narratives, à des dialogues (« ...Simple suggestion, Maître : si nous reprenons à la 38, nous avons par exemple... » ) - qu’est-ce qu’il en a à f…, le lecteur, des « reprises à l’octave », « à la douzième » (!) avant de retomber « sur le thème ». ...Rogomus dit « Je réfléchirai », sans accent, c’est lui qui va signer (Herbert Rogman, Graf von Hützeldorf une Barstatt-Mandegen) – nous avions composé une petite scène légère et bien réaliste, avec le gros qui s’essoufflait à presser la cadence, qui se plantait dans les impro (on disait, justement, « la cadence ») et qui s’exclamait Tenez, fous êtes drop fort bour moi ! - tout le monde parlait français en ce temps-là. Bien la peine vraiment de faire dans la psychologie à deux balles, de bichonner le beau rythme (« Le Kapellmeister transpire, baisse les yeux avec componction, se berce sur son violon ; s’assoit ; Eliphas l’imite, et les eux musiciens de s’essuyer le visage en soupirant). C’est que j’y ai cru, moi ? J’écrivais « faux naïf », je montrais le gros Herbert vautré sur son fauteuil crapaud » - « première apparition fin XIXe, c’est fou ce qu’on s’instruisait dans le Robert). Le Maître de Chapelle (c’est Kapellmeister en moins schleuh) jetait un regard sur « l’éboulis de meubles houssés » qui les coinçait là – juste la place pour remuer les coudes entre porte et fenêtre plus un petit clavecin de Cristofori quand même… Eliphas suit son regard vers les housses et (humour) les soulève l’une après l’autre voyez, Maître – aussi facilement que les jupes de femmes ! - Oh! les femmes ! suffoquait le gros homme (« partagé », précisais-je, entre « l’indignation » et une terreur « d’apoplectique ». Là-dessous une bergère, là un fauteuil, une table de jeu, un bourdaloue gueulait Eliphas - « vase de nuit en forme oblongue, utilisé par les dames, dans le fond duquel étaient parfois peint un œil » - le Grand Robert est soupçonné d’avoir brodé sur la stricte défiition. Bref notre musicien [qui va mourir] déploie tout son talent, et feint de découvrir « sous un pan de tissu » des pêches, que le gros Rogomus (« il dégrafe son col ») accepte volontiers. ...Les deux hommes assis face à face, cuisses ouvertes pour éviter les taches de jus, avec des mouvements très-précieux, puis recrachant les noyaux, en visant bien, dans le bourdaloue. « Mais comment », intervient Rogomus en découpant sa phrase, « supportez-vous – de vivre – dans un tel capharnaüm ? » Il soupire, accablé de chaleur, suggère qu’il faudrait une femme, en effet, à « son indiscipliné disciple », « ne fût-ce » joute-t-il « que pour vous mettre du plomb dans la cervelle » - Eliphas Fels n’est pas mort d’une balle mais d’une flûte. « Pour ce qui est des femmes, je connais mon affaire. » (voix de fausset) (falsetto) mais je ne les ramène pas à la cour. ». Les maritornes de Rogomus, stipendiées, y produiraient en effet le plus fâcheux – effet. Rogomus se rengorge en pouffant et tourne subitement la tête : sur le gravier de l’allée fiochouille (fâcheuse précision d’onomatopée) la galopade du jeune frère, ÉLIAS, qui survivra : il fait son entrée tumultueuse, « les boucles argentées retombant sur son visage poupin ». Il porte une perruque poudrée « à frimas », trébuche sur le tapis ; se jette hors d’haleine sur un fauteuil déhoussé. Pour empêcher de fuir le Kapellmeister, Eliphas l’Aîné lui presse le bras, tandis que le cadet s’enroule dans le fauteuil au mépris de ses poumons : « Je ne sais même pas pourquoi je courais » il halète. Rogmann le fixe. Eliphas le fixe. Le cadet subit le regard de l’aîné. Ce sont des yeux lointains et terrifiants, une tête triangulaire, première et dernière indication physique. D’un signe Eliphas indique au Kapellmeister qu’il reprenne avec lui la Sonate à deux Violons, et premiers accords de couiner. « Voyez-vous » dit le gras homme, « je suis parvenu à l’âge respecté de soixante ans (sechzig Besen) et j’en suis encore à me demander / après tant et tant d’années / à quoi ça sert de vive et tout / à quoi ça sert en bref d’être né François Béranger. » Le jeune frère ne voyait d’Eliphas que les épaules et le bout de l’oreille pointant sous la perruque. Soustrait à ses regards, le cadet revivait. Mais l’admiration décoinça une jambe de sous ses fesses, « et se fit jour dans son âme subalterne ». L’Aîné joue admirablement. C’est une chose acquise, un point d’appui dans la volatilité de l’existence. Et les duettistes, à l’issue de l’allegro, se saluèrent en mutuelles congratulations : Rogomus raide et guindé pour masquer son respect, Eliphas… parodique. Ici s’introduisent quelques réflexions convenues sur les jeux sociaux, et un retour sans grand à propos sur le malaise d’Elias : pendant que les Grands jouent, le petit pense aux yeux d’Eliphas, «attentifs aux altérations », précédant immanquablement (battements de cils, pincements de lèvres) le jugement sans considération. L’adolescent se trouvait ainsi dans un mouvement permanent de contorsion, où s’entrelaçait l’aspect le plus naturel possible voyez comme ce petit singe prend toujours des attitudes bizarres. Rogmann aux inexprimées pensées accentuait son expression scandalisée ; dès qu’il cessait de violoner, il exposait un air scandalisé : c’était sa façon. « Rendons-nos à la chapelle, Herr Kapellmeister. ; je tiens au bout des doigts une espèce de madrigal au clavier, je serais très heureux d’avoir votre sentiment. » Le pas des deux musiciens décroît sur le gravier. Elias se lève d’un bond, rafle une flûte traversière toute raide - « cataleptique lézard de mercure » - sur le buffet de clavier – se plante devant un miroir. Qu’est-ce qu’ils me trouvent tous ? Il faut se regarder soi-même afin de déjouer les pièges. Position de jeu Quelques grinçûres pour trouver le souffle. Quelques grimaces. À présent le son juste, velouté, griffé de tendresses. Quand ELIAS FELS rencontre au-dessus de l’argent son regard brun (Jean-Jacques Rousseau de Ramsay) il lui vient une moue frémissante, et si les femmes aimaient les hommes elles aimeraient celui-là. Elias suspend son haleine, et fixe pour sa vieillesse le premier jet de ses quinze ans. Dans un secrétaire il conserve roulée serré une copie de Moreau le Jeune Marsyas rivalisant avec Apollon. Description Le Faune assis sur un roc de théâtre gonfle ses joues moricaudes et semble, de toute la force de ses pupilles, puiser le suc de la Terre Inspiratrice. Apollon, lyre négligemment posée sur la hanche, attend la première défaillance pour écorcher (apodéreïn) son rival aux basses branches d’un figuier. Morale et Comédie Elias à tout jamais prend parti pour le Grand Satyre, qui a pu se mesurer au Dieu : vaincu mais dans la gloire. Il conserve avec soin quelques œuvres dissimulées portant en bas de page le paraphe ténu qu’il a imaginé pour Marsyas… Aujourd’hui je te serre de près, Apollon ! Il se campe abat son instrument comme un fléau d’argent – trilles de tierce, renversements ; thèmes ébauchés, délaissés, repris – poncifs – poncifs – reprise de souffle. Réussi. Muse, gloire ? son nom sur les lèvres des princes ? - une ligne prometteuse, un porté sans faille – mais c’est – le Concerto ! Je savais bien que j’en serais capable ROGMAN même m’engagerait – sans mon frère (« Kapellmeister ou rien », usw.) Elias Fels 15 ans cesse de jouer, jette un long regard sur l’allée qui file en perspective entre les « bibelots floraux » du jardin, repose la flûte et regarde sa main – s’il y découvre une étoile, même toute petite, il sera marqué par le destin. Secoue la tête. Frappe du pied, fredonne – flûte et clavecin, timbales et la grand-bande des violons – tutti – dernier accord – ovation – bouquets – bravos - (« les - le penseur, plongé dans la rêverie où l’a jeté l’artiste ; se réveille pour applaudir en rattrapant son lorgnon, se mouche d’émotion, se tartine de morve ; - le critique fait la moue, lève le sourcil, ride le front, mais il encense, pour finir (à la chevaline) : « de la bonne avoine, de l’excellent avoine ...ce petit, tout de même ! » (aux voisins) « ça vous a quelque chose dans le ventre ! » - l’enthousiaste : Elias se renverse dans la bergère à même la housse, trépigne à briser les ressorts, jette alentour des regards furibonds ; - la mère, salivante : Cher Henfant – cher Maître ! …que je vous embrasse ! » Elias s’enfuit. La salle se vide. Le cortège s’éloigne., avec lui le jeu. Elias sur sa housse froissée se rattrape aux nuages qui s’effilent, se lève et passe au clavecin, les Cis clapotent, les échos grêlés s‘étouffent dans les tentures. Un rire acidulé soudain Qu’est-ce à directement C’est SINKEL, c’est la petite sotte à la fenêtre, Elias se précipite, la fille est déjà loin, il a devant lui la longue allée sablée, la cime des frênes « qui griffent les nuages ». Le 25 mars 1740, le Roi mourut. Il semblait ne jamais vouloir finir. Trente années de règne. Eliphas, frère aîné, a frémi. Logé au bout du parc dans un pavillon d’angle, à l‘écart, encombré, jalousé, il évoque ces soupers déshabillés où le feu Roi paraissait au dessert, entre les sucreries et les ribaudes ; l’aspect compassé du feu roi Gerhard contrastait avec ses mœurs nocturnes. Pour ces soirées-là, c’était au musicien qu’il s’adressait. ELIPHAS craint par conséquent : - de réintégrer l’internat de l’orchestre - de se faire bastonner pour ses insolences - ou même emprisonner pour avoir en son temps conseillé si l’on peut dire telle ou telle pucelle au roi donc conclut-il nous partons sans assister aux funérailles de sa Majesté. Eliphas a déjà le chapeau sur les yeux Dans la remise attenante il prend son manteau bleu jeté sur sa livrée , ce qui jure. Le jeune frère s’inquiète à la vue d’un plumage nouveau, annonciateur d’exil et de tempêtes. Eliphas vide devant lui l’armoire sur le sol. ELIAS se redresse sur le fauteuil, une jambe pliée l’autre tendue. « Deux jours qu’il est mort, dit Eliphas, deux jours que je vais tête baissée ». Il retrousse les housses, jette à terre habits, manuscrits ; chausse des éperons par-dessus ses souliers de Grand Laquais. Il est très résolu. Ses éperons cliquettent sur les tommettes. « WILHELMINA ressort rt de sa taupinière – tu te rends compte ? » Elias ne dit rien. L’aîné repousse du pied la partition. Enroule un seul manuscrit autour de sa Blockflöte, qu’il enfouit dans sa poche (un Requiem) - « Haha ! Je donne à la cour six mois pour grouiller de Jésuites ! » En se retournant, il ne peut s’empêcher de sousire : ELIAS, dans son dos, s’est doucement mis sur ses jambes , et devant son petit secrétaire empile avec soin son linge, ses cahiers de portées, sans oublier la gravure de Marsyas le Satyre. « Non ELIAS, fait l’aîné doucement, il faut laisser tout cela ; crois-tu donc qu’un carrosse nous attend à la porte ? Nous partirons sur nos chevaux… un peu empruntés… - Et les brigands ? - Les brigands sont à la cour. Nous partons, c’est deux de moins. Elias ne sourit pas. Eliphas lui pose les mains sur les épaules : « Écoute. Nous partons pour Hülstedt – à 3 lieues par les bois ; Maxim nous attendra, pour nous faire passer en Autriche – et puis... » - il fait sauter de sa poche un pistolet de bonne taille – Elias sourit faiblement - « sais-tu où ils seront, cette nuit, les brigands ?. Aux funérailles… on y boira, ou y banquettera gratis pro Deo, on y coupera bien des bourses… - Pourquoi n’y allons-nous pas ? - Deux bons argousins, la main au collet… Eliphas repasse devant le clavecin, effleure les touches noires pour un accord d’adieu – tire brusquement du bas d’une armoire une bourse garnie qu’il lui lance : « Ta part ! …à présent vite… Les chevaux. Le portail en ruine. Au loin le canon funèbre. Soudain, au détour d’une allée vingt fois descendue, la branche horizontale à hauteur d’homme et le cri étouffé par le sang d’Eliphas, abattu sur l’herbe et poitrine craquée, l’aine poignardée par la flûte en bois. À intervalles réguliers le canon tonne. Les factionnaires devant le perron du palais. Une double haie de gardes sinue de part et d’autre de l’allée jusqu’au sommet du tertre funéraire. De part et d’autre des marches à double révolution se massent dans la pénombre les cavaliers de l’escorte. On devine plus sombre le char tout attelé. Déjà sur les chevaux s’enflamment quelques torches dans le noir poisseux. Toujours le canon. Les lueurs blêmissent le premier rang des gardes ; les baïonnettes luisent suspendues au-dessus des têtes jusqu’à l’orée des taillis. La résine grésille et les chevaux renâclent. Et sur un coup de canon la façade entière s’embrase. Montrant à l’intérieur une foule de serviteurs tenant chacun sa torche, qui dévalent des deux côté le grand escalier pour se poster autour du char funèbre. Au commandement les cavaliers enflamment à leur tour leurs flambeaux – droits sur leurs selles – de proche en proche, jusqu’au sommet du tertre. Le cercueil paraît en haut des marches. Porteurs et Cercueil descendent le plan incliné entre les deux hélices, accompagnés de musiciens de part et d’autre – tambours crêpés, trompes, cordes, tous en grande livrée, puis le clergé s’écoule par la porte palière. À droite du corps vient à l’amble l’alezan porte-timbales ; quand elles commencent à rouler, la symphonie fait silence, le vent se lève, le canon passe sur la foule hagarde, puis monte du clergé les prières des morts. Tous les gens de cour alors descendent à la suite le double escalier ; il envient encore du haut des marches quand la tête du cortège atteint déjà les grilles de Solitüdenschloss. Autour du cortège englobé dans un étui vivant, la cavalerie mouvante des porte-torche se met en mouvement, l’épée au clair. Lorsque le dernier homme quitte le palais illuminé, le timbalier de tête frappe quatre coups et tous entonnent le Requiem d’Eliphas Ferls, absent. Le canon tonne et des cris sont scandés. Les chevaux manœuvrant cernent tout le cortège d’une double ellipse galopante de flammes - double Phlégéton – montant, descendant, si bien qu’on entrevoit les yeux et les fronts blêmes des cavaliers, de l’ombre à la lumière et de la lumière à l’ombre (derrière eux, les paysans guenilleux, « les yeux écarquillés » ; avec leurs enfants sur l’épaule) (et les bourgeois contrits) (et tout le Wurtemberg pour voir passer le Roi) (La Mort le Roy). Noter que le Wurtemberg ne fut un royaume qu’en 1806 ; auparavant, ce n’était qu’un duché. Noter que sous la voûte des arbres le spectacle se fait effrayant, l’ombre des cavaliers bondissant parmi les ombres, serpentant sur le sol. Que sur un commandement les torches à bout de bras frôlent le flanc des bêtes et chevaux de hennir (wiehern) (gerbes d’étincelles, odeur de crin roussi). Coupant le chemin du cercueil avec-le-Roi-dedans les chevaux se croisent, cabrés, puis reprennent leurs cercles concentriques – ventre à terre parmi les brindilles en feu (à placer : « sentier sinueux » , « écheveau d’Apocalypse ») (les cavaliers ne crient plus) (placer aussi « martèlement des sabots, « branches foulées », « timbales ») [encore]). Les courants de feu s’apaisent, on prend un petit trot régulier, obsédant sous la pluie fine, qui s’est mise à tomber sur les torches grésillantes. « Un cercle immense se forme, le fossoyeur parut, l’assemblée s’immobilisa sous les torches mouvantes, et c’était chose horrible et respectable que ce spectacle de cinq mille paires d’yeux dans les ténèbres, fixés sur ce seul acteur voulu le plus déguenillé possible et qui creusait avec recueillement, dans le silence. (« les soldats, tout le long, formaient une garde d’ombres ») - ...C’était bien chiadé tout de même… ii Mon frère, mon frère ! ELIAS saute à bas, ELIPHAS gît contre un arbre, buste droit reins cassés, sourit péniblement, sa sueur luit sous la lune. Sa main tombant a rencontré du sang.:la flûte brisée dans les chairs du bas ventre ; paume ouverte sur le sol. « Je suis sûr de mourir » dit-il. ELIAS ne pleura pas. Il était trop jeune. Cette prétention à mourir lui sembla une préention incongrue. - Veux-tu un médecin ? Le blessé secoue la tête. La forêt, les étoiles : le monde autour de soi, mourir ? « Prédis-moi l’avenir » dit Elias par bravade. Les mourants savent l’avenir. C’est dans Homère. « Tu as toujours rêvé de m’égaler, ELIAS, prends garde ». Elias ne voit que son œil dans l’ombre, mais il comprend que c’est lui, le vivant, que le mort regrette. Il en éprouve une honte. - Pourrai-je entrer dans l’orchestre ? » « Je travaillerai », ajoute-t-il aussitôt (par exemple, il ne tombera jamais amoureux). Les deux frères demeurent un instant dans le silence. Elias sent que la paix s’agrandit, comme avant la première mesure. De lointains frémissements passèrent dans l’espace. L’air s’emplit de sabots, de cris et de rafales ; puis ce fut de nouveau le silence. - « Les portes du ciel tournent sur leurs gonds de bronze ». - Non répond ELIPHAS. C’est un combat qui s’éloigne ». Ce sont les funérailles du Roi. La rumeur reprit avec le vent. Le mourant parla des cohortes célestes. Elias répondit Tu n’as jamais été fervent chrétien. - Place-le sur ma tombe répliqua son frère. - Bientôt tu ne parleras plus » (Elias). (Eliphas) Toute ma vie je te parlerai. » Peut-être ne savaient-ils plus quoi se dire, comme il arrive dans les circonstances cruelles. Eliphas haletait faiblement . « Je voudrais mourir avant que la douleur ne devienne trop forte ». Il y eut encore un silence. « N’est-ce pas le canon que j’entends ? - C’est le sang dans ta nuque, mon frère. - Tu ne me trompes pas. » Un temps. « Je t’aimais, Elias ; je t’en voudrai toujours de ne me l’avoir fait dire que maintenant. - Souffres-tu ? - Oui. Il régna cette fois un très long silence. Cela n’en finissait donc pas ? Qu’attendait-on pour remonter en selle ? Le canon s’est tu. Eliphas vit encore. Elias demeure accroupi près de lui ; il se sent dans la jambe de forts élancements, et l’autre, tendue sous la botte, s’accrampit à son tour. Sous les voûtes irrégulières des arbres passe de loin en loin quelque souffle égaré, comme une âme, ou le sang, peu à peu, épanché sous les branches. Par un trou de branches la lune à présent bosselle des nuages d’étain. Une superstition d’enfant : aussi longtemps que je veillerai – mon frère vivra – tant qu’Elias vit avec intensité, pour rien au monde il ne manquera, pour quelques bribes de mauvais sommeil, la mort du frère. Elias ne s’impatiente plus. De son genou en terre monte un élancement. Il soupire. « Qu’as-tu donc ? dit le blessé en souriant – Je veux souffrir avec toi. « Je parie » dit Eliphas « que tu envie de pisser. - Mais toi ? - Je fais sous moi, Elias. Elias se lève d’un bond sous l’effet de la crampe. Il éprouve une grande honte. Eliphas, brûlant de fièvre, continue de sourire sous la lune avec une expression étrange que son frère croit anticipée, car on ne la voir, pense-t-il, que sur la bouche des morts. « Il ne faut pas que tu dormes, Elias ; tu dois voir la mort jusqu’au bout. » Elias se force à le fixer. Il compta, dans la bouche entrouverte, au souffle court, les reflets allumés sur les dents maladives. Elias songea aussi aux arbres, à la nuit, aux chevaux qui broutaient doucement le talus. Soudain une pensée lui vint : « Eliphas, je ne pense pas revenir à la cour. - Tu le dois, dit le mourant. La musique tient lieu de tout ». La mort Elias fut déçu. Il attendait un dernier mot plus solennel. Mon frère emporte mon avenir avec lui ; il ne m’en constitue pas l’hériier. « Prends ma main »dit le blessé. Elle était gluante. Elias baissa les yeux en frissonnan, vit pour l a première fois la blessure de l’aine et se mit à pleurer. « Il faut pleurer,  Elias. Mais il faut aussi que ce soient tes dernières larmes. » Le canon retentit nettement. Eliphas se rejeta soudain en arrière. Le sang hésita sur ses lèvres. Son frère le saisit par la taille. Je veux faire connaissance ! criait-il. Je veux faire connaissance ! Le corps d’Eliphas roula au sol. FIN DE LA RELATION TRAGIQUE FRIVOLITÉS Incipit ...Depuis la mort de Gerhard le Sec, au diable l’étiquette : révérences, préséances - repas cérémonieux, solennelles beuveries de six-vingts couverts, où les princesses bâillent au rythme lent des plats de venaisons. À présent, dès que la cloche, à six heures, a retenti, les fenêtres à la française s’ouvrent sur la terrasse de plain-pied. L’on s’égaille en devisant parmi les tables savamment dérangées, chacun comme il le souhaite. Et l’on sort de sa poche, en retroussant le pourpoint, le jeu de cartes. Si l’on n’est pas d’humeur à jouer, l’on prodigue au moins des conseils ; les spectateurs debout s’accoudent aux dossiers, imposant aux nuques leurs souffles lourds. D’un peu d’air expulxé de leurs narines, ils ponctuent les revers, les bons coups. Si quelqu’un derrière eux demande le passage, ils redressent majestueusement leur derrière en basques gaufrées, puis demeurent bras croisés, sombres et l’œil fixe ; la victime peut enfin s’adosser. D’autres font le tour des parties,  se balancent d’un pied, se faufilent, retournent indiscrètement les plis, multiplient les mimiques indéchiffrables – pour certains. Mais il en est qui, pour leur part, seraient bien empêchés de taper le carton : dès que les valets ont ouvert les baies donnant sur le jardin, ils sont tous entrés, en caravane de cafards, par la porte du fond : les musiciens. Ils se placent debout, derrière keur balustrade. Ils ne joueront pas avant sept heures : une heure d’attente, parce qu’un article antique stipule roidement que « dès la sixième heure, les musiciens de Sa Majesté devront, en livrée... » - ils s’entassent donc, se parquent, se coincent entre les balustres et le mur dépourvu de tout recoin charitable – comme à Versailles, il est vrai, et ceci console de cela. Les voici donc tout emboîtés comme les pièces d’un jeu de patience, à grand renfort de pieds pilés. À sept heures, les valets dressent au centre de la salle des tréteaux, où sont présentés les services. Alors l’écuyer tranchant servira Messieurs les joueurs, dans des plats recouverts d’une serviette chaude, et l’orchestre attaquera le Tintamarre ou la Tafelmusik de Telemann. ELIAS s’est faufilé au premier rang, d’où l’on voit tout. Derrière lui, l’étagement des confrères, au sommet duquel trône, enflé, Rogmann – l’orchestre, paradis des ambitions – le cor tousse comme un sauvage, le basson a du poil aux oreilles - le nez de ce violon frotte sur la chanterelle : Tetzel louche, il joue deux fois la même ligne. Le trompette a les doigts goutteux, Anton a mauvaise haleine et Bernakel pue des pieds. Bernakel évite l’haleine d’Anton, Anton le coude de Bernakel, et tout l’orchestre renifle les pieds de Bernakel. Des yeux mornes, Des lippes serviles. Des échines. Le Meister pèse sur tout cela comme une citrouille sur un tas de pommes de terre. Elias en trois mois n’a pu se brouiller avec personne. Il n’en est pas peu fier. Heureusement que le roi m’a laissé dans mon pavillon. La vocation viendra plus tard (à son âge Telemann, Haendel et d’autres avaient maintes compositions à leur actif, messes, motets, sonates). Elias regarde partout. Luxuriance et profusion des images aussi grandes au troisième mois qu’au premier jour. Le détail et le règlement des funérailles de son frère, bien moins solennelles assurément, l’ont passionné au point qu’il n’a pu pleurer de deux nuits. De la tribune où se trouve l’orchestre, il voit distinctement les silhouettes détachées sur les allées de sable, où l’on s’attend mutuellement pour ne pas arriver en avance. Mais d’où sort dond Michaël Hüls- de sous une table ? De ce recoin. En avance. Un poitrail sanglé de rouge à brandebourgs verts – les musiciens se poussent du coude ce qui n’est pas difficile - « En avance ! Rouge et vert ! Impatient ! Comme il se colle aux vitres ! ...Prussien ? niais ? espion ? « Les trois » ricane Bernakel. ELIAS ne sourit pas. Michaël est jeune : vingt-deux ans. Son visage est gris, comme ses lèvres, dédaigneusement flétries vers le bas, prolongées en deux rides amères. Les premiers noblaillons font leur entrée. Menu frein. Il faut jouer. Elias prend la mesure. Ses yeux restent fixés sur l’autre – l’Autre, dit-on, c’est le Diable. Michaël Hüls se tient à la porte comme un laquais. Il salue chaque couple. Bientôt il tendra la main. À présent il s’éloigne, plein de morgue – un coup de tête ci et là – écrasant du regard les Simples Barons. De gigue en sarabande, le vicomte le cède au comte, aux marquises « Jouez-vous ? » « Après vous ».L’orchestre s’évertue. Soudain le brouhaha, pour le Roi, Favorite et le Duc ambassadeur – vite l’Hymne ! Cheveux dressés sous les perruques : on n’a reçu les partitions que la veille. Elias rajoute tous les geincements qu’il peut. Favorite pépie avec insolence en agitant son aigrette, virant sa petite tête d’oiseau. Le jeune roi invite à se rassoir mais l’Exellencc ducale salue en levant les mains : certains se redressent, confusion. Comme à la messe. On se fait des présentations, des fronts s’inclinent. Des bras s’arrondissent. L’ambassadeur accepte les compliments avec condescendance, comme si Friedrich eût déjà régné à Stougard. L’orchestre, à court d’hymnes, recase la Tafelmusik. Autour de Favorite Icka et de ses dames d’honneur, envol des galants, révérences et baise-mains, et comme elle se pique de rire, chacun prépare sa fadaise. Exmples de fadaises « Voyez-vous dit-elle ce grand violon, plus sec que son archet ? » On rit. « Le diable à coup sûr est caché dans sa boîte ; comme il lui donne la saccade ! » On rit. Un vieux beau chuchote. On rit de lui. Favorite Icka fait sonner le rouge de ses fards, volubile jamais je ne l’ai vue si enjouée flûte un quinquagénaire – et Mgr l’Évêque qui se fait sermonner, Son Excellence si vite clouée du bec mais quel ambassadeur se fâche si le Roi souri ? « Vrai, quelle reine de tête et de cœur nous aurions ! » Suite, même jeu Cependant la foule afflue. Par les portes-fenêtres c’est à présent un va-et-vient. Autour de sa table de dés pipés, le baron Wilhelm incline un cercle de braillards. Souvent l’ensemble des perruques relevées en gerbes poussent jusqu’au plafond d’épaisses gaietés. À l’autre extrémité Sa Majesté sourit enfin au Ministre de Prusse, qu’il entraîne par le bras : commerce des peaux, tarif des douanes. Parmi les dames trône la Reine-Mère. C’est elle qui donne le branle au blâme et rien n’est jamais de son goût. Tous les yeux des femmes suivent et enserrent les itinéraires sinueux de Favorite Icka Wienstein, confiscatrice des hommages. Les meilleurs partis s’y agglutinent pour le plaisir de se voir décocher à bout touchant ses plus fielleux quolibets. C’est inconvenant. Derrière ses balustres, Elias est éreinté – les cordes lui scient la pulpe des doigts. Voici qu’éclosent sur le seuil deux petits vieux étayés l’un à l’autre, le nez plein de tabac (les babintes empétunées), les chausses défraîchies. Ce sont de ces Diogènes de cour, dont le dédain des convenances force le respect. On dit en souriant « C’est le vieil Elfenbein » 1 ou « Le vieux Ebenholz »² – puis on parle d’autre chose. «Voici nos antiques ! » s’écrie impudemment Icka von Wienstein. Ils se fraient un chemin, louvoyant de conserve. « Ebenholz, mon ami, quelle presse ! - Cette maudite goutte m’entrave furieusement. - Notre table est assiégée ! - ...assiégée est le mot  - de quel droit se prévaut ce rutilant postérieur ? » 1. « Ivoire » 2. « Bois d’ébène » C’est l’Homme Rouge qui cherche à s’immiscer. Mais nul ne lui adresse un mot. Un mouvement de foule amène au pied d’Elias l’obstacle de son dos. L’étoffe de l’habit se moule sur le muscle, Elias en distingue la trame et le grain – et derrière les épaules, les plis du cou grisâtre, la chevelure noire et grasse mal resserrés sous la perruque. Si l’archet était une flèche, je le piquerais sur le cul. « J’ai apporté » dit Ebenholz « mes pièces d’échecs. - Dans ce vacarme ? » Ebenholz extirpe une à une les pièces de ses poches gonflées, et, pour finir, tire les deux Reines de son jabot. L’autre les dispose au fur et à mesure sur la table, où la marqueterie figure en échiquier d’excellente tenue. « Aurons-nos le emps ? - D’ici vingt minutes, je vous ferai tâter de mon bois.» À Elfenbein les noirs, à Ebenholz les blancs. Ils commencent à jouer, dans la cohue. Juste derrière Elfenbein, un hautbois enragé cacarde à contretemps, vaporisant par intervalle une salive pléthorique ; Elfenbein perd un pion et jure par les saints. « Vous êtes distrait ! - Foutu hautbois ! - Rogmann a bien perdu la main – dites-moi, qui diable est cet escogriffe qui agite ses ailes de vautour au-dessus de son violon ? Eliphas Fels peut-être ? - Vous perdez la tête ! Il est mort en mars dernier. - Si ce n’est lui, cher Elfenbein, c’est donc son frère ? - Perdu ! Le frère, c’est ce petit doucereux du premier rang… - L’aîné me semblait plus inoffensif… - Hum ! soupire Elfenbein (Dame f4) ; celui-ci cache son jeu – avez-vous repéré au fond de l’allée où Pitz range ses râteaux, un petit pavillon branlant ? - Eh bien ? Votre fou, mon cher… - C’est là qu’ils s’encageaient, l’aîné et le cadet, refusant toute société. Et je te violine et je te clavecine, jour et nuit, nuit et jour… - Quoi ? pas une maîtresse ? - Il habitait, vous dis-je, avec son frère. - C’est absurde. Vous vous en laissez compter. Ebenholz observe un silence perfide. « Pouah ! dit Elfenbein ; sitôt qu’un homme manque à s’afficher avec une quelconqu emaritorne, on en conclut en toute hâte que… - Ttt, ttt… - Sottises, mon cher ; il avait quelque femme dont vous étiez jaloux. Parez-moi plutôt ce coup-là. Les deux vieillards se livrent alors à une furieuse empoignade pour la possession des cases centrales. Ebenholz, d’un revers de manche, frotte son nez rougi par l’attention ; quand la tornade adverse eut jeté bas ses deux cavaliers, il se renversa sur sa chaise : « Cependant, Elfenbein, ces lieux semblent bien propices aux ébats ! Elfenbein lève la tête avec stupéfaction. « ...Un pavillon isolé – un parc attenant – une nuit – par derrière… Elfenbein répond d’un rire gras. « Vous ne m’entendez pas, dit Ebenholz. C’est par derrière en effet que, par de bonnes nuits sans lune, votre violoniste s’échappait à cheval, frère en croupe, vers Dieu sait quels sabbats ; ils en revenaient dit-on au petit matin, couverts d’épines, perruques en biais… - ...et l’autre ? ce grand flandrin rouge ? - ...un benêt. » Juste comme Elfenbein, sourire aux lèvres, empochait la reine de son adversaire, l’orchestre cessa de jouer. Tandis que les officiers de bouche usaient de tout leur savoir-faire pour placer leurs tréteaux ; les musiciens, évacués par une porte basse, s’empressèrent aux cuisines pour attraper de l’eau. Mais ELIAS est demeuré seul, devant le dos inamovible, écarlate, parcouru d’imperceptibles frémissements ; il en suit chaque ligne et découpe des yeux chaque couture, une à une. D’autre part Elias n’a pas pu ne pas remarquer – sans perdre de l’œil les réactions d’une assistance à l’indifférence de laquelle il n’a jamais pu se résoudre – les mimiques du Graf Elfenbein : au mépris de tout respect humain, ce dernier l’a désigné du menton ; Ebenholz a multiplié de la main les avertissements excédés , dont l’effet n’a pas manqué d’être rigoureusement opposé… ELIAS s’incline devant le dos de velours, à toucher le bas de la nuque, blafarde : il crispe son doigt sur la corde – odeur fade du tissu, odeur du corps - les petits vieux regardent toujours – et tire soudain de la chanterelle un glapissement sauvage - les épaules tressaillent, la tête se tourne – Ebenholz et Elfenbein écarquillent les yeux – l’homme décidément s’est retourné, tabatière aux doigts, boucheo ouverte : « Il faut » dit Elias « que Monseigneur soit de quelque  talent pour nous avoir goûté avec tant d’esprit ? » L’homme rouge mâche un compliment malhabile. MICHEL HÜLS ignore qu’un courtisan ne saurait s’adresser directementà un quelconque violoneux. L’accent de Ravensburg fleurit sur ses lèvres grises un enrichi rustaud, vite fourni d’habits et poudré à la hâte). « Il faut plus d’insolence, Monseigneur » dit ELIAS en français. L’autre le prend de haut : « J’ai mes entrées ! Je suis déjà venu cinq fois. - Cinq fois, en vérité ! Voilà donc d’où vient tant d’élégance à Monseigneur ! » L’homme se cabre : «Recevez, mon ami, ces cent vingt-six thalers. Vous direz qu’ils proviennent du comte HÜLS von BIEGNIS ». Elias s’incline jusqu’au niveau de sa balustrade. Ses compagnons musiciens reviennent se presser sous les chandelles. Le Comte Hüls s’éloigne. « Messieurs, Sol-La-Ré-Fa… Elias a pris du retard. Le cœur n’y est plus. Le Comte Hüls le lorne à la dérobée.Les petits vieux marmonnent en le fixant - n’est-ce pas làbas le Roi, et sa maîtresse en personne, qui le désignent, lui, Elias Fels, au Duc Ambassadeur ? « Venez voir mes musiciens » propose le Roi. Ils s’avancent vers les balustres aux mollets dorés. L’ambassadeur, compassé, offre le bras. « J’ai civilisé ma fanfare » dit le jeune Roi. « Croiriez-vous que mon Feu Père avait là quatre cors, en place de violons ? » Le Duc ambassadeur se récrie poliment. « J’ai envoyé toute cette sonnaille à la queue de mes chiens ». Les musiciens cessent de jouer. Ils baissent protocolairement les yeux. Elias ne le peut pas. La maîtresse du roi sourit dans le vide, les yeux fixés sans y penser sur le front d’Elias FelsL Le Comte Hüls est venu se mêler, impudemment, au groupe ; Ebenholz et Elfenbein le dévisagent d’un œil soupçonneux. Fredericka, maîtresse royale, serre très fort la main de sa suivante. Dans un mouvement qu’ils fotn pour se retirer, la Maîtresse et Hüls se trouvent face à face et leurs regards se plantent l’un dans l’autre ; Fredericka bat des paupières, mais HÜLS n’a pas cillé ; prenant le regard de la femme, il le mène, comme par la main, directement dans les yeux d’Elias Fels. Qui peut bien être ce Comte Hüls, se dit Elias, quej ‘ai traité si légèrement ? Puis le groupe s’éloigne sans un mot. Fredericka ne tourne plus la tête, ne rit plus aux éclats. La chose est véritablement impossible, mais il est non moins impossible à Elias de ne pas le remarquer. Le violoniste, le grand sec aux épaules de vautour, fixe lui aussi Elias Fels. Vivre, c’est être regardé. C’est ne pas échapper aux regards. Ses gestes reflétés en une centaine d’yeux. Les yeux même d’Eliphas sont sur lui. Ils le suivent dans l’allée jusqu’à son pavillon désert ; sur sa poignée de porte ; sur les murs de sa chambre devenue trop vaste. À l’intérieur de ses paupières. Elias resté seul se met à crier. Il ne guérira jamais. III Vers le bas du parc, le sable est piqueté de touffes vertes ; souvent le Comte Hüls von Hützeldorf vient s’y promener à pas lents, poussent du pied un éternel caillou. Puis il s’assied, entre les deux statues de Neptune et de Cupidon. Il pense que, voici trois ans, il ne savait ni lire ni écrire ; il pense qu’il a servi comme palefrenier, sanglant la bourrique de la Reine Mère. Toute la cour se ligue pour le lui rappeler. Il hausse les épaules, se relève sous le ciel nu, sur le sable crissant. Le poids de ses nouveaux titres, de sa seigneurie, de ses tares et des avanies dont il paie tout cela, suffoquent le palefrenier Hüls. Il se revoit naguère, à l’abri de son exiguïté : la fourmi, sous la botte, trouve à s’abriter sous un gravier. « Et le gilet brodé pleura sur la livrée ». Le Comte von Hützeldorf aime chasser. Au milieu des chiens, au sein de la meute, il retrouve un peu d’estime : dans l’odeur des chevaux, le froissement des halliers. Il place la chasse sur la bonne voie, court la bête au devant des barons, et les morgues s’assouplissent, on vaut avoir son mot, c’est honneur de le suivre – au Palais, tout retombe. Ce jour-là FELS rabâche quelques études ; fenêtre et porte laissent entrer la tiédeur de juin. Soudain, conre le mur, un cheval s’ébroua. Pourtant, se dit Elias, la chasse est passée depuis longtemps. Heureux de la diversion, il délaisse son clavecin pour tenter quelques pas au dehors. Il voit l’allée rectiligne, le sable roux, Neptune avec son trident… Longeant le mur blanc, Elias écarte un fourré : le cheval est là. Sur ce cheval, des bottes. Un homme dans ces bottes. Et déjà perdu dans les feuilles, ka casaque emplumée inclinée sur les yeux ELIAS le econnaît bien cette fois, le petit Michel qui un jour, àla campagne, avait bouchonné – contre pourboire – la vieille rosse de Rogomus. Miehcl à ce jour comte Hüls von Hützeldorf und Barstatt-Mandegen. Celui sur qui daube à l’envi la petite cour de Stougard. Hüls ne peut pas ne pas l’avoir vu. Par bonheur le cheval, qui a le sens des situations pénibles, fait trois pas en avant. « Monseigneur a perdu la chasse ? ...ou bien Nemrod vient-il débusquer Euterpe en sa retraite ? Elias mêle sans vergogne la Bible et le Parnasse. - C’est plutôt la chasse répond Hüls qui n’a pas pu me suivre ». Le cheval débouche au pas sur l’allée incendiée de soleil. Le Come Hüls saute à bas. On laisse le cheval se pétrifier à l’ombre d’un bosquet. Hüls et Fels pénètrent dans le pavillon, où l’on s’étouffe. - Désirez-vous de quoi vous rafraîchir ? ELIAS découvre descerises, des fraises, des pommes de saint-jean, au hasard des housses soulevées, à l’instar d’un prestidigitateur. Hüls : « Rien qu’une sonate ». Fels reprend place au clavecin. Hüls reste perché sur un accoudoir, les pieds parallèles. Dans l’intervalle des pauses et des soupirs, on entend Wallenstein frotter sa gourmette. « J’ai uncheval à moi, à présent », pense Hüls. Elias joue, multipliant les trilles, accouplant les claviers – le coin de l’œil vers le public. Hüls ne semble jamais à son aise, où qu’il se trouve ; les plus moëlleux fauteuils lui sont des carcans : il se tient là comme supplicié, les épaules montées, le regard sans consistance. « Le voilà comme un bécasseau » pense Elias. « Cette espèce-là n’attire pas le jupon. » « J’intitule cela L’exilé de Füchsen dit-il à haute vois. « Füchsen ? » répète Hüls, rembruni. C’est là que la Reine-Mère consumait son exil personnel, sous le règne précédent ; c’est là qu’il avait pansé lui-même certains mauvais chevaux d’un certain… mauvais orchestre – quelle joyeuse bande avait ces jours-là secoué les dévotions de la vieille Wilhelmina ! ...Par quelles danses sur l’herbe s’était achevée la visite ! Et E lias, ou peut-être un autre, sautait plus haut que quiconque par-dessus les barriques… Hûls se force à rire. Elias plaisante : « Monsieur Hüls, vous voici donc Graf von Hützeldorf ? und Barstatt-Mandegen ? C’est une réussite ! dois-je vous envier ? »  Ils rient tous deux. « Au diable le panache ! » s’écrie Hüls en se découvrant. Je ne serai jamais gentilhomme. - Ni moi non plus. - Tu es mieux logé que moi ! » Moue dubitative d’Elias, désignant de la tête son amoncellement de meubles… « ...plus spacieusement du moins ; j’ai dû me contenter d’une soupente, que ce vieux grigou de Kovasz me fait payer cher. - Je n’entend que le vent, et la chasse qui passe, déclame Eliasen faisant gronder aux basses un appel de cor (feuilles mortes, rameaux secs, mélodies imitatives) – Tu es plus libre que les autres musiciens, - pourquoi ? - Qui sait de qui j’étais le fils ? ...le Diable aura mené mon père en bien des alcôves… Es-tu amoureux, Monsieur Hüls ? » Hüls relève pesamment une face déjà grise. Il fixe Elias de ses yeux vieillis. Elias demeure interloqué. L’autre désigne sur le mur une image sainte dit-il, une estampe, qui réprésente un démon ridicule ; Elias hausse les épaules : « Nous avons trouvé cela en nous installant ici. - Celui qui gardera mon image en sa demeure que sa demeure soit bénie. - Tu blasphèmes. » Hüls ricane : un diable bien tourné ma foi, menaçant, mais impossible à prendre au sérieux, et c’est peut-être là sa force, au Diable… Elias un jour lui a brûlé des cierges, de l’encens, chipé à la sacristie - « ...mais d’où vient donc une odeur si bizarre ? » avait dit Rogomus en reniflant – et le Diable agitait doucement les cornes derrière les flammes… IV La Chapelle On se trouve là comme au fond d’nn puits. À l’abri de grands coups de vent mouillé giflant comme des linges. Les buis taillés oscillent avec raideur ; Elias s’est vissé de travers sur son banc – les pieds vers l’autel, la tête vers la lumière du porche. Il croti prier. Il entend les cris rythmés des bateliers. Un chien qui aboie. Un enfant qui appelle. ELIAS laisse aller son bras derrière le dossier. Les jappements éclatent, tout proches. Caracolant dans le soleil, le chien dégringole les degrés, se précipite dans la nef ; il court en cercles brouillons, bouscule les sièges, les escalade, s’arrête net, arc-bouté sur ses pattes avant, et clabaude sous le nez d’Elias. Wild ! Au pied ! Une fillette surgit, trempe sa main dans le bénitier sans interrompre son galop, Wild pivote en patinant, l’efant plonge pour l’attraper, renverse un prie-Dieu que l’échine esquive, Elias éclate de rire, la bête sur le point d’être happée serpente, s’infiltre et se coince sous le banc d’Elias qui le crochète par la peau du cou. « Wild n’est pas méchant » dit SINKEL, haletante. Le chien sourit, tire une langue d’une aune, les échos flottent sous les voûtes. SINKEL est la fille d’un baron, qui l’a oubliée ; la reine-mère a eu la bonté de s’embarrasser d’une idiote de treize ans. Sinkel est laide, même quand elle sourit : louchonne, et boutonneuse. Sinkel, qui a couru, tirerait bien la langue elle aussi – du reste, elle le fait : les bras écartés, les pieds en dedans, elle respire fort. « C’est toi, le musicien ? » - car dans l’esprit de Sinkel, il ne peut y avoir qu’un musicien, celui qui vit à l’écart, celui qui ne parle pas. Le chien Wild [vilt], du bout de la truffe, poursuit autour des piliers son rêve de chien. « Fais voir ta main » dit-elle. Elias tend la main. Si elle me lit dans la main, j’y croirai. Elle regarde ses paumes, puis les clés de voûte, le vitraux – l’orgue. « C’est à toi ? » demande-t-elle sans lâcher prise. - C’est au curé, dit Elias ; veux-tu que je te joue quelque chose ? L’enfant acquiesce. « Lâche ma main d’abord. Ils montent à la tribune. Un jardinier désœuvré jette un regard dans la chapelle ; Elias le hèle doucement, le convainc d’actionner la soufflerie. Elias joue, jette un coup d’œil : « Tu aimes cela ? - Oui. Sinkel s’enhardit, appuie sur les touches, s’assied sur la banquette. - À ton tour, Sinkel. Il lui place les doigts, chantonne à son oreille. La main de la fille est large et blanche, ses doigts courts et bien écartés. L’enfant se serre contre ses genoux. Elias se trouble. Sinkel joue, s’interrompt, joyeuse : J’ai du bon tabac ! du bon tabac ! Il replace les doigts. « Veux-tu ajouter la main gauche ? Entends-tu comme c’est plus joli ? Le jardinier souffle. Sinkel s’applique, sourit. Elias baisse la voix : « Tu devrais toujours sourire. » Comprend-elle ? Du bout des phalanges, toujours fredonnant, il effleure, redresse, rectifie. Il sait qu’il touche à quelque chose de très fragile. Mais il n’ose lever les yeux de cette main, crabe albinos sur la plage articulée du clavier. Il doit parfois lui ceindre les épaules pour atteindre la main gauche. Si les étoffes se frôlent, Elias se retire ; il essaie d’un autre air, une chanson que Sinkel doit bien connaître. Elle se redresse, ferme la bouche. Déjà elle hésite moins, les doigts se posent plus fermement. Tu n’es pas idiote, Sinkel. Ce sont les gens qui disent cela. Montre-moi tes genoux, Sinkel, montre aussi tes mains. Tu les tiens trop à plat. Le jardinier souffle toujours dans son réduit. « Peux-tu me rejouer cela ? les doigts souples, Sinkel, regarde les miens. Vois-tu mon petit doigt, comme je peux le retourner ? Cela te fait rire. Tant mieux. Comprends-tu au moins ce que je te dis... » À sa grande surprise, tournant vers lui la tête, l’enfant répond d’une voix rauque : « Je comprends. Tu aimes bien que je rie ». Et elle pousse un petit rire forcé. Visage ovale sous les cheveux lisses, cheveux symétriquement divisés. Elias s’est assis. Le jardinier dans sa boîte souffle toujours. Sur le velours de la banquette, à deux doigts de distance, la jupe blanche écume. Une mèche se détache sur la tempe. Elias la replace. L’enfant fait une fausse note. Il ne lui déplaît pas de la sentir indifférente, comme un petit animal. Une bête imprécise, douce et fabuleuse, fourrée au dehors, au dedans riche et primitive. Elle s’assied sur ses genoux. Il sent le bassin maltraité par l’extension de l’échine. Il sent l’arc de ses épaules sur tout le creux de sa poitrine. Il déroule, applique sur elle son bras tentaculaire. Leurs membres supérieurs à présent se recouvrent, s’épousent. Après es correction, Elias replace sa paume sur l’épaule de Sinkel, demeure à cramponné. Son coude se place en V entre les frêles omoplates de la joueuse immobile, telle en effet qu’il la souhaite si sa mère la baise. Elias regrette qu’on ait alourdi d’oripeaux humains ce rejeton des poulinières de Weil. Il voit les jambes étrangères balancées au-dessus des basses, tandis qu’au creux de son bassin pèse le corps de l’enfant, et que le jardinier pédale et souffle dans sa boîte. Sinkel s’agite et jette un coup d’œil intrigué sur ces tringles vernies, qu’elle ne peut atteindre. Et se laissant glisser Sinkel applique sa paume sur la jambe du précepteur. Veux-tu apprendre les dessous Zinkel ? Le pédaleur souffle et peste. Elias lève et baisse alternativement les genoux sous les frémissements des paniers. Sinkel écarte le pied, le jeu se trouble et se précise à mesure que l’homme ou l’enfant déchiffre. Passe au dehors le roi et cinq ou six des jeunes courtisans écoutez dit Gerhard et les pas s’immobilisent sur le sable laissant parvenir la mélodie de l’orgue – le roi ni ses compagnons n’interviendraient dans le jeu mélodique effilé jusqu’aux voûtes – et le soleil survenu d’un coup baigne de sa poussière et fige le groupe immobile – seul le Roi porte un chapeau. Il dit Messieurs couvrez-vous. Sinkel s’empale sur une bite, la repousse ; se tourne pour la disposer mieux, revient au clavier, déplace, replace – Éloignons-nous ajoute le Roi : « C’est Apollon qui souffle dans la chapelle – ou le Diable ! Les Ducs approuvent en riant, car non loin, dans un vertige de chaleur, un bosquet leur promet son ombre. Couverts ou pas. Dès qu’ils se sont retirés, les dissonances s’accentuent. Si Sa Majesté ne ralentit pas, les ducs pourront toujours s’aérer la perruque. Le groupe empanaché s’éloigne encore. « J’ai fini » dit Sinkel. Qui retire sa main. Qui rappelle son chien. « Tu sais siffler, Sinkel ? » Le chien accourt. « À qui souris-tu, Sinkel ? - À moi. » Le jardinier-souffleur reçoit un solide pourboire. Il fait une tête en biais. V ELIAS n’a pas connu sa mère. Quant au père, il a longtemps craché le sang, puis ne s’est plus relevé. ELIPHAS s’est tué dans le bois d’Herzwiller, voir plus haut. « Et toi Elias, sais-tu comment est mort mon père ? ...Pendu… Il a tué, il a volé. Ma mère m’a tout raconté. Toutes ses grimaces, elle les a comptées ; maintenant je les porte sur la gueule ». Michel HÜLS se tait. « Tu ne voudras plus me parler. - Si, répond ELIAS. - ,,,suspendu dans la cage de fer, au-dessus du Neckar, sous une immense potence au bras tendu. » Elias et Hüls restent longtemps sur les fougères, côte à côte ; ou bien sur le lit, tout bottés, quand le soleil cuit derrière les vitres hermétiques. Je ne crois pas en l’amitié pense Elias. Trop de silence entre cet homme et moi. Lorsqu’ils tournent la tête sans hâte, comme par négligence, leurs yeux les trahissent, retombent - « Tu tiens ma vie entre tes mains » dit Hüls – non pas pour cette histoire qu’ Elias est seul à ignorer. Les voici habillés de noir, la chaleur se fait accablante et la sueur humecte l’intérieur des cuisses. Au mur l’image de Satan. Car Elias joue à adorer Satan : il suffit de se signer de la main gauche, de brûler du soufre et de s’étendre sur la couche avec l’Ami – jusqu’à poser la main l’un sur l’autre. Le plafond s’assombrit, le fenestron ne s’ouvre pas. Puis dans la fumée des porcelaines on aurait vu les larmes scintiller. Parmi les distractions de cour on compte aussi, à présent que l’été s’allonge, les séjours à Louisbourg, à Solitüde, à Grünewald : le palais se vide à la suite du Prince et Roi, dans les châteaux bâtis par feu Gerhard I er. On retourne aussi à Füchshausen, où les paysa viennent danser pour l’imposante Wilhelmine. Elias et Hüls ne se quittent plus. Il se trouve encore quelque croquant pour offrir ses civilités à l’oreille de Monseigneur Hüls – mais le mauvais plaisant s’en retourne, et le soir, sur la clairière où se dresse l’estrade, Michel bouscule les paysannes au rythme des violons d’Elias, et plus souvent du hautbois. La cavalière s’efforce de suivre, ses amies lui voient s&jà fortune faite, mais c’est en compagnie des musiciens que pour finir Miehel reprend son souffle, et c’est avec Elias qu’il vide son vidrecome. Les paysannes se retirent au bras de leur promis. Michel Hüls, dans la nuit qui pâlit, secoue la rosée des branches sur le cou d’Elias. « Ta barbe pousse, Michel. - Tu crois ? (il se gratte le menton). Dans la forêt, on se promène à cheval. Seulement de nuit. Elias déclame : « Je suis le Songe, enfant de la Nuit ! » S’il fait clair de lune on galope. Mais il n’est pas moins âpre de fouler, au pas, les écorces tombées, les mousses sèches – et l’on ne parle plus jamais d’accident de cheval. Un soir Hüls manque pleurer. Dans la journée, la Reine-Mère l’a fait appeler. Elle se trouvait avec le vieux Friedrich. Et tous deux, avec de grands ménagements, lui avaient dit d’être courageux, que Minna, sa mère, était morte. «Elle s’est suicidée, Elias. Elle ne reposera pas en terre sainte. Friedrich m’a promis de prier pour elle ». L’été continue. Ils s’allongent au pied des arbres, sous le ciel et quelques feuilles loin dessus. Quand ils se relevèrent, les chevaux n’étaient plus là. Sur quelque distance, ils suivirent des rameaux brisés, des traces de fer sur l’argile. Ils appelèrent en vain. Tant pis. L’escapade s’ébruiterait. Peut-être les chevaux reviendraient-ils à leur rencontre, miraculeux fantômes, couronnés de viornes… Ils en ont ri sous les arbres. Ils ont osé se prendre les yeux dans la pénombre. « Elias, tu as la beauté des seigneurs. - Herr von Hützeldorf est un plaisantin ; je lis dans ses yeux une malignité proprement satanique. - J’aimerais mieux que le diable existât ; cela simplifierait les choses. - Que ferais-tu, Michel, si un ami te trahissait ? » Un lézard s’enfuit sous les herbes. - Je dirais peut-être, répondit Hüls, qu’il a voulu s’attacher à moi, pour toujours. » Elias pensa soudain à la petite SINKEL, et se tut. Ils revinrent au matin, crottés jusqu’aux jarrets. Ils retrouvèrent leurs chevaux, sains et repus, à l’écurie ; le petit palefrenier, à la vue des deux cavaliers démontés, partit d’un rire inextinguible. VI (Vaste) retour en arrière ...Du fond de l’horizon déferle la boue, le carrosse ahane, tous ses ais craquent. Les nuées pèsent, la nuit tombe, le ciel et la terre se referment. Les pierres savonneuses impriment aux chevaux de hasardeux dérapements. À l’intérieur, la corpulente Wilhelmina, se fait tenir ses comptes ; avec sa servante, la voici qui revient d’une visite de charité : la Reine-Mère veut mettre en ordre sa conscience et sa bourse. Elle suppute ses mérites. Elle conserve la vision de ce corps verdâtre sous la toile que tend le tibia, et l’obligatoire orphelin pleurant doucement pour ne pas chagriner la Reine-Mère. « Ces toits de chaume protègent-ils vraiment de la pluie ? » - et la liste civile est bien courte. Wilhelmina veut tout vérifier, approche le registre des vitres tressautantes où dansent les derniers reflets. Chaque fois qu’un cheval bronche, le livre lui échappe. Les rameaux surchargés de pluie frottent contre les planches, longuement, et ne les quittent qu’à regret. Soudain la servante se fige – une ombre plus insistante, une face humaine court le long de la portière. Il semble que l’homme veuille accrocher ses pommettes mêmes au cadre de la vitre, s’écorche. Wilhelmina heurte la lucarne du cocher : « Arrête ! » L’homme, déséquilibré, tombe en avant. Wilhelmina ouvre la portière. J’ai déjà lu cent fois cette prose. Il est à quatre patte, levant le visage ; ses mains sont garrottées dans le dos. Hors d’haleine, il implore. Un coup de tonnerre s’étrangle dans le ciel. Les sergents d’arme ont arrêté leurs chevaux, dont les flancs concentrent les dernières pâleurs : « Madame, cet homme a dérobé un cheval aux écuries de Sa Majesté ». Une large goutte humecte la pommette du coupable, juste sous l’œil. Son regard effaré capte celui d’ELISA, recroquevillée de terreur. Les narine du fugitif aspirent par saccade le parfum de bergamote des coussins fessiers. Sa bouche avale avidement cette noix de luxe égarée sur les chemins, entre la boue du ciel et celle de la terre. « Nous le connaissons, Madame. Il a déjà… - Tais-toi. Allez dire au juge Eppermann que Michel Hüls, fils de Minna, se trouve désormais sous la protection de la Duchesse Wilhelmina. Monte ! » Le jeune homme lève les bras vers le sbire, qui détache les menottes, puis, se haussant sur les étriers, salue en faisant reculer sa bête. Les deux représentants de la loi tournent bride et disparaissent, courbés sous les rafales. Michel se précipite sur le marchepied, passe d’un bond devant la Reine-Mère et retombe sur le siège. À cet instant éclate un formidable coup de tonnerre et le carrosse démarre d’une secousse. Hüls se tient droit. Sa présence dans ce boudoir roulant procède du plus haut incongru. Son contact à lui, manant et voleur, boueux jusqu’aux arcades, provoque chez ses distinguées compagnes le même recul qu’un reptile. Dans cette semi-obscurité chahutée, seul paraît en clair, découpée sur le ciel, la vitre avant, occupée aux deux tiers par le postérieur du cocher, assis sur ses basques. Hüls ressent à cet instant ce qu’il faut entendre par « condition passée », ce qu’il a obscurément convoité en s’emparant, justement, du cheval – ce qui se lit dans les arabesques végétales représentées sur la tapisserie de la cabine, où l’on voit comme en plein jour, c’est un miracle. « Je serai ministre » pense Hüls. Wilhelmina se tient à son côté sur la banquette ; déplaçant imperceptiblement le regard sur sa gauche, il peut voir sa haute chevelure tressauter sur la vitre latérale (admettons que l’horizon se soit découvert, comme souvent après un orage de soirée) – les Grands tressautent, eux aussi. Wilhelmina qui se tait commence à concevoir enfin de l’inquiétude, il se penche également, ils se sont détournés d’un seul coup, la Reine-Mère a senti croître son malaise, tandis que Michel Hüls croisait à l’opposé le regard dilaté d’ELSA, et qu’il en fut mortifié. Le vent forcit, les chevaux prennent el galop pour attaquer la côte droite. Sous la pluie battante, les deux garçons en livrée poussent de tout leur poids sur les vantaux du portail. Le carrosse s’élance en tournant sur les pavés, à l’instant où la foudre retardataire jaillit des toitures. Un cheval se cabre net ; le carrosse violemment déporté donne sur la croupe des autres bêtes qui retombent l’une sur l’autre. Le timon s’est brisé, les gens accourent, relèvent le cocher, secouent la Reine-Mère qui s’enfuit sous un véritable dais de capes. Alors, tout droit, sort de la voiture effondrée Michel Hüls tenant dans ses bras ELSA sans connaissance. Derrière eux un petit laquais tient une dérisoire ombrelle au-dessus de sa tête de plouc. Hüls gravit le perron. Dans une salle sombre se tord un feu au fond de l’âtre, Hüls aperçoit par l’embrasure les derniers flots d’une robe montante sur un escalier : ce sont les suivantes conduisant la Reine-Mère en grand besoin d’être changée. Hüls ne sait où placer son fardeau évanoui. Derrière lui un grand homme allume les appliques. Hüls sursaute. Puis trois jeunes filles se bousculent à la porte pour le libérer. Il livre le corps de la femme qu’elles disposent sur un divan ; l’une frottant les tempes, l’autre surélevant la tête. Par les brèches de leur rempart humain, perception par HÜLS du sein d’ELISA (concert d’imprécations dans la cour : on abat le cheval, le sang coule par une large blessure). Michel à l’intérieur s’est reculé, il voit tout, il a les bras ballants, les épaules hautes. L’allumeur d’appliques le toise de haut, dans une flaque d’eau qui s’agrandit à ses pieds sur le pavé. L’orage décroît, sans chaux. Élisa se dresse et congédie ses compagnes, mais le laquais, sec, veille : pas de tentayive d’approche . Élisa fixe les flammes, évite les regards enflammés que HÜLS lui lance. Le grand laquais émet un ricenement de nez. ÉLISA sourit enfin à son sauveteur, puis se reprend. La REINE-MÈRE est revenue, toute de blanc propre vêtue. Fin de l’idylle. ÉLISA n’apparaît plus dans cette narration. « Szelenkowiec, dit WILHELMINA, assieds-toi ». S’entendant appeler du nom de son père, MICHEL recule en trébuchant sur un escabeau où il retombe assis. « None t’avons pas oublié. Ta mère assista au supplice de son amant, au milieu de la foule. C’est moi qui ai secouru ta mère ». La REINE-MÈRE s’adresse à lui en dialecte (Mundart), ce qui le mortifie. Quant au souvenir de sa mère, il le touche peu. « Mais on ne l’a plus retrouvée poursuit Wilhelmina. Pouvait-on s’attendre à aute chose de la part d’une maîtresse de Tzigane ? » Ainsi, pense HÜLS, c’est sur ce ton que les Grands lui parleront désormais. Il soutient par dessous le regard de la REINE-MÈRE, sans avoir desserré les lèvres. « Eh bien, Monsieur... sans doute est-on bien fier d’avoir volé un cheval ? une bête errante à la nuit tombante – je saurai qui néglige ainsi son service – il vous tente – personne – on l’enfourche – et l’on se prend déjà pour Cartouche ? » (…) « Apparemment, Monsieur Hûls se penserait déshonoré d’adresser désormais la parole à d’autres qu’à des brigands ? » Et comme Hüls s’obstine à se taire : « Moritz ! » Le laquais se présente à la porte. « Conduis ce mamant à la garde-robe. Choisis une livrée à sa taille ». Les deux hommes disparaissent, l’un guidant l’autre. «Madame, y songez-vous ? souffle ÉLISA, revenue par la fenêtre ; il a le mauvais œil. - Sornettes ». Lorsqu’il revient, le visage de la REINE-MÈRE s’éclaire : ‘Voilà notre détrousseur ! Tête droite, bien dégagée – joliment attifé ! N’est-ce pas, Élisa ? Cheveux poudrés, menton sec… Gilet cintré, mais belle taille ! » Michel Hüls, empesé, s’incline. Sous l’ironie, ses traits font alterner la bile et la franchise, Wilhelmina n’en saurait trancher. « Comment as-tu échappé aux gendarmes ? - En me débattant, Votre Altesse. - Mais tu portais bien des menottes… et le cheval, comment… ? » Hüls, par sa mimique, exprime son indifférence : parti, Dieu sait où, le cheval… Wilhelmina s’abstient de dire qu’il aurait pu s’en procurer un, de son rang, par de l’argent honnêtement gagné. Michel aurait eu beau jeu de répliquer ce sont les riches qui font la morale. Mais WILHELMINE d’rn fût échauffée, rétorquant qu’elle se trouvait ici aussi mal logée que la dernière baronne du royaume. « Je ne suis pas un paresseux, Majesté. J’aide autant qu’un autre dans les fermes depuis l’exécution de mon père. Mais parfois passe un carrosse aux armes de Wûrtemberg-Hohenzollern, en grand équipage, et ses laquais » - désignant sa livrée – sont mieux vêtus que les paysans. Devoir trimer toute l’année, tandis qu’ici… - « Ici » ? achève ! Hüls balbutie : On mange dans des plats d’or, dont le moindre aurait suffi… - À payer un cheval ? - ...à acheter les pendeurs de mon père. - Parfait, Maître Hüls, parfait ! mon Dieu… Une telle lassitude se peignit sur le visage de la Reine-Mère que Hüls perdit contenance et cessa de la fixer. Au hasard elle a demandé s’il avazit des complices. Le silence de tous pensa Hüls. « Non » dit-il. Wilhelmina, au laquais : « Qu’il dîne à l’office. Vous serez de mes gens, Michel. Que cela vous détourne des vilaines voies. Nous nous reverrons. » VII Dans ce chaoitre, nous retrouverons le temps où le jeune ELIAS FELS vient de prodiguer à SINKEL, qui joue les simplettes, une leçon d’orgue et d’anatomie. La scène se passe chez SINKEL. La cuisine sent le cheval. Une mèche de lampe file et charbonne. Le père de SINKEL décrotte ses bottes.

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