LE CORBEAU DU PUCH

COLLIGNON LE CORBEAU DU PUCH 1. La nuit, la neige La neige durcie se boursoufle en dents de scie. Sales. Au pied du réverbère. C'est poreux, ça crève en bulles, le vent siffle. « Il va geler ». Vis-à-vis, sur le mont, entre les sapins : des lignes de neige. Comme le cuir, sous les cheveux. L'adolescent mains dans les poches, voûté. Il monte la pente. Un chien souffle sous une porte en bois. Jean-Pierre s'est appris à ne plus sursauter. Au sommet, la Tour du Puch, un banc dans la nuit contre la muraille, Jean-Pierre s'assoit pour surveiller la ville loin dessous. Des murs de lave, abritant les baises et les filles attentives, assouvies. L'adolescent les imagine. Elles ne le désirent pas. Il a des traces sur la peau. Il reconnaît d'en haut tous ses itinéraires, toutes les nuits, rue du Rouëre, des Chanoines, avenue Six-Moines, avec des lits, des entrepôts, chez lui. Le Puch, ville historique du Limousin- sans Histoire il veille sur les habitants du Puch. Les Puchéens. Les Puchéennes, les tabliers, les caniveaux. La Tour se visite tous les samedis, et le dimanche, 7 F50, il y est monté pour voir quelques hectares de plus. « Je suis curieux » dit Jean-Pierre. Le garde vit derrière ses murailles. Il se couche tôt. Il ne meurt pas. Il ne monte plus au sommet pour surveiller les visiteurs. Il dit : « Ne vous suicidez pas ! » Personne ne se suicide. Le vent forcit. Les aiguilles crissent : toutes les nuits le garde entend crisser les trois aiguilles sur le grand cadran lumineux. Jean-Pierre descend par le versant de l’ouest, la boue gèle et dégèle, ses pieds glissent sur les degrés, le crépi des murs lui racle le coude, les portes vermoulues donnent sur le vide. La pente casse net sur la place de l’Euse, un parapet donne sur la rivière qui bout très froide sous les lueurs bleues de la ville. Jean-Pierre se retourne, s’accoude au parapet. Face à lui la vitre jaune dépolie du Café-Bar, toute la menace de sa vie - « Trouve donc du boulot ! au lieu de traîner... » - des
Filles, des Jeunes, des Autres. « Je ne suis pas de ceux de mon âge. Sous lui l’écoulement de l’eau ; par devant, le bruissement de la vie. L’adolescent palpe dans son dos « ses amies les pierres ». Il fait de plus en plus froid. Jean-Pierre passe en revue les bisrots du Puch sans entrer ; de l’autre côté de ces vitre dorées, la musique, l’alcool (...) 2. Ma sœur – La rencontrer Mathilde l’attend pour manger - « ...au lieu de traîner ! » , comme elle dit. Jean-Pierre avise sur le trottoir une Jeune-Fille. Elle a de belles jambes. Fille, jambes, trottoir. « Mesdemoiselles, vous ne serez jamais inquiétées si vous montrez bien où vous allez. L’air décidé. Marchez d’un pas sec. » Jean-Pierre la suit, se glisse dans ses pas, sans bruit, sans rouler des épaules. Ils passent devant deux sapins déplumés, de part et d’autre de l’Hôtel de Ville – l’an dernier, on les a laissés là jusqu’en avril. La Jeune-Fille a des cheveux noirs. Jean-Pierre se demande s’il a l’air naturel. « Tout à fait naturel » dirait-elle en se retournant. Il lui demanderait : « Comment faites-vous mademoiselle en plein hiver pour aller en jupes courtes, moi je me gèlerais les… Les… Elle prendrait ça mal. Il pense encore : « Ce n’est pas que je n’ose pas. Je refuse. Voilà : j’ai renoncé aux femmes. L’émancipation de la femme, ça le fait bien marrer, Jean-Pierre. Ils sont passés devant l’affiche du cinéma : Le Puceau se déchaîne. C’est malin. Silence dans les rues. Juste les coups de vent par-dessus les murs ou qui se glisse dans un doigt. La Jeune-Fille monte trois marches vers la rue Bragard. Il pose sa main sur la rampe de fer qu’elle a touchée, embrasse le creux de sa main. Au-dessus de lui la fille s’est retournée : il a compté une marche de trop, son pied a claqué sur le trottoir. Il a mis un genou en terre et les bras en croix pour garder l’équilibre. « Tu ferais mieux de trouver du travail répète sœur Mathilde. Au lieu de bouquiner ! La Jeune-Fille est rentrée chez elle. Jean-Pierre court à sa porte. Les verrous claquent. Celui du haut, celui du bas. Un troisième, plus profond, en bout de couloir. Jean-Pierre s’approche, lit le nom sur la plaque en cuivre : M. et Mme BARDIN et leurs enfants « Et leurs enfants... » Jean-Pierre retient l’adresse. 3. Ma sœur - La peinture Chez lui, Jean-Pierre peint : des seins, des fesses, sur toute la surface de la toile. Des fesses vertes, au couteau. Il entasse des couches de blanc, de crème. « ...de chercher du boulot. Qu’est-ce que ça va te rapporter ta peinture ? - Bonjour sœur Mathilde. - Qu’est-ce que ça représente ? - Des culs. - Tu te crois malin. - Je ne sais pas ce qu’il y a dedans. - On mange dans cinq minutes. Et tâche de ne pas te faire attendre. Ton père est là aujourd’hui. - Pourquoi, ce n’est pas le tien ? L’atelier occupe un ancien garage. Il y fait sombre. Un palan, quelques clés, plates, à pipe. Jean-Pierre se place sous la lucarne, couverte de crasse. Il faudrait un couvreur, avec une grande échelle, pour la gratter. « Je ne vais plus rien voir ». « Je vais devenir aveugle ». Il se lève, jette un coup d’œil à sa toile : des chairs tordues en diagonale. Rose gras, blanc mou d’un corps sur l’autre, une purée de ventres, de seins ventripotents. - À table ! 4. Le père, la soupe Le père est là, c’est un petit chauve, tout gris, qui lampe vite son potage sans lever la tête. Jean-Pierre contourne la table pour l’embrasser. (Mathilde répète à son frère tu aimes ton père, toi). Jean-Pierre se sert en soupe en haussant les épaules. C’est rare que le Père mange ici, 3 rue des Moines. Mathilde porte lentement la cuillère à sa bouche, qu’elle ouvre grande, les yeux vagues, le geste grave et moi. Jean-Pierre n’entend que le sifflement intermittent du radiateur au thermostat. Tout est bien rangé. Elle file doux, la Mathilde. Le Père pousse son assiette, sans dire un mot. À cinquante ans, il fait déjà vieux. La Mathilde le ressert – il ne vit donc que de soupe ? « T’as trouvé du travail ? Jean-Pierre lui poserait la même question. « ...faudra s’en occuper, dit le Père. Ils prendraient son argent. La sœur et le vieux. « Toute sœur éprouve pour son frère un attachement inconscient, qui peut aller jusqu’à l’inceste » - «  Y aurait plus qu’à se flinguer ». - Tu dis quelque chose ? - Rien, rien. - Il se rendra fou avec ses lectures. Si t’étais occupé de tes mains au lieu de fainéanter. - Ça suffit Mathilde. Son père ne regarde jamais en face. « Écoute-moi bien Jean-Pierre… Je vais partir huit jours à Châteauroux... » Mathilde sursaute. « Tu vas me faire le plaisir de trouver du boulot. N’importe quoi. Tu m’entends ? » Châteauroux… Châteauroux… Qu’est-ce qu’il veut que ça me foute… M. § Mme BARDIN « Et leurs enfants » ……………………………. 5. Correspondance « Monsieur, J’ai à vous apprendre que votre fille... » - qu’est-ce que je peux bien lui apprendre sur sa fille ? Trois fois. Elle a tiré les trois verrous. Le dernier plus profond. « Monsieur, Votre fille, que vous croyez si chaste... » « ...si chaste et pure... » « Votre fille se… se... » - - il serre les dents. - Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce qui te prend ? Il a appris cela. Par intuition. Par déductions. Par enquêtes. Ce qu’il fait seul. Elles le font aussi. Elles le font toutes. Lui aussi le fait. Mais ce n’est pas pareil. « Pas pareil. » « Je ne fais pas la morale, moi. Je ne refuse personne. Elles me refusent. Elles refusent tous les hommes. Elles leur font la morale. Puis elles rentrent chez elles, et elles se… se... » Révoltant. C’est révoltant. « Elles croient toutes qu’on va les violer ». - Je vais dans ma chambre. - N’oublie pas ce que je t’ai dit ! crie le père. C’est une pièce encombrée de meubles et de tiroirs. - On les montera au grenier, un jour. En attendant, tous l es jours, Mathilde les astique, obstinément. « Tiroir 12. Enveloppes. «  Bardin, 23 rue Blagard. - Tous ces couillons qi prennent les filles pour des rosières... » Monsieur virgule (« Chère mémé virgule ») - c’est le vide ; soudain le stylo s’emballe, comme un grand trait de phrases qui s’ébranlent, ordurières, dérisoires, emphatiques. Précises. Anatomiquement très précises. « Signé M., chirurgien-dentiste » «  Signé C., noaire. » Il trace un grand « F » en cou^p de sable – le reste illisible. « Ça fait moins… ça fait moins anonyme ». Il place la lettre sous sa chemise, contre la peau du ventre. Il se voit traîné sur le Boulevard Laudry, dans une charrette, la tête et les poignets dans un carcan ; des gendarmes à cheval, en tricorne, qui l’escortent, le désignent aux outrages. L’écriture est nerveuse, régulière. Il ajoute quelques barres de « t ». 6. Tempête sous un pan de chemise. « Où vas-tu cet après-midi ? ...Mahilde adossée à l’évier ; les assiettes mal rincées qui sèchent sur l’égouttoir. - Chercher du travail. Mathilde pousse un ricanement. Jean-Pierre passe par le garage. La lucarne. Un file d’eau noirâtre a tracé une rigole sur la toile. « Bordel ! Je ne pourrai jamais rattraper ça. Il repousse quelques cadres à l’abri. Quand il se baisse, l’enveloppe lui gratte la peau, sous la chemise. L’air est cru, la Mob encrassée. Passé le mur d’usine, le froid vient vous trancher. Jean-Pierre respire largement. L’air glacé se faufile sous les vêtements. Seul point chaud,le ventre, sous l’enveloppe. « ...et si je cherchais vraiment du travail ? Jean-Pierre tend le pied à ras de sol, pour contrôler le verglas. Quant il était enfant, il aimait bien poser le pied sur une bouse à demi-séchée. La croûte séchait, le pied s’enfonçait, les mouches bourdonnaient – ça puait vachement ! Des hameaux. Des portes. Les boîtes aux lettres. Une fente, aux lèvres coupantes – étroites blessures du bois, du fer, du ciment – celles des garages, immenses, chromées, ou bien les boîtes perchées, frileuses, aux grilles des jardins. « C’est une honte ! » hurlerait la Jeune-Fille. Une fille normale. Qui ne pense jamais à ces choses-là. Qui ne sait même pas que ça existe. Au moment donc où la Jeune-Fille, ivre de bonne foi, serait sur le point de convaincre, où le père s’apprêterait à chiffonner la Lettre Anonyme, à ce moment-là, lui, Jean-Pierre Fargey, ouvrirait la porte d’un coup de botte ; la fille tomberait à genoux. Il se ferait sucer. « Merde ! » La mob qui zigzague. « Je trouverais du travail. Je me marierais. J’aurais trente ans. Il y aurait du soleil, une prairie, un enfant » - et soudain, sortant d’un petit bois rabougri, la plaine de neige grise – il va jusqu’à Saint-Vital. Des toits bruns, blanc sale. Un paysan passe en tapant ses bottes. Une boîte postale est accrochée, là, devant ses yeux, dans un virage. Une immense palpitation se déclenche dans sa poitrine – cela descend tout chaud tout moite au bout de ses doigts – comme lorsqu’il avait brisé un jouet, tué un chat – commis quelque chose d’irréparable ; il ne resterait plus qu’à attendre le châtiment, terrible, avilissant (…) Ses pommettes cuisent. Son cœur serré. Jean-Pierre a tiré l’enveloppe « Dernière levée, Mercredi 10h » - sa main s’élève vers la fente. Il ne regarde pas. La lettre est tombée. Aussitôt le sang revient frapper ses joues. Personne ne l’a vu. 7. La mère « Ta mère était une grande malade. Mathilde coud. Elle porte un tablier blanc. Jean-Pierre prend sur la table une paire de ciseaux. La pièce est trop haute, mal repeinte. La mère se plaignait toujours. Elle prenait des cachets. Des comprimés. Mathilde lui faisait des piqûres. Jean-Pierre se pique les doigts. « Rends-moi les ciseaux. - Tu as dit « ta mère ». - Ça s’est trouvé comme ça. - Tu l’as connue avant moi. Mathilde coupe le fil avec ses dents. « Qu’est-ce que ça fait, d’être fille unique pendant dix ans ? - Qu’est-ce qui te prend ? Mathilde lève la tête. Une grosse tête blême. Elle a dit que la mère était plus gaie, « avant » ; que c’était une vraie « boute-en-train ». « Dans les repas de famille, elle faisait rire tout le monde. - On ne fait plus de repas de famille, dit Jean-Pierre. Il demande : « Tu sais quelque chose, pouor Châteauroux ? » Mathilde range son matériel de couture sans répondre : « Épluche-moi des patates. » Il prend un torchon sur ses genoux. - Tu crois qu’elle est… - Partie. Je te l’ai déjà dit. Avec un gendarme. Elle vit avec lui. « Pourquoi me regardes-tu comme ça ? - Tu as son menton.  Exactement son menton. Jean-Pierre se lève le couteau à la main, il se regarde dans la glace au-dessus de l’évier. Traces de varicelle. - Aide-moi à mettre la table. » Les traits de Mathilde retrouvent graduellement leur expression de haine cuite. Les petits yeux de Jean-Pierre se rapprochent sous son front de papier mâché. Au transistor la musique est bonne. Ils évitent de se parler. 8.- Nigth Clube Le bar de la rue C. « rouvre ses portes après rénovation ». Nigth Club – le « th » anglais, sans doute. Je n’y mettrai jamais les pieds. C’est pourtant facile, Jean-Pierre : tu te faufiles dans un groupe. Tu t’assois là, près de la porte, sous les patères. Il entre, en ligne droite, jusqu’au bar : - Un café. Le barman a son âge. Il fracasse des bouteilles vides à ses pieds, dans une lessiveuse. - Plaît-il ? - Un café. Le barman se mord le pouce. Il s’est écorché. Bien fait pour sa gueule. Il se tourne vers le percolateur. Trois rustauds arrivent. Ils se perchent sur les tabourets. Le barman rigole avec eux. Jean-Pierre rigole. Tout le monde rigole. La nuque du barman forme un petit bourrelet. Le dos tourné, il répond aux railleries avec assurance. Il a monté l’affaire avec deux amis. Il vide les poubelles, il fait le ménage. Jean-Pierre dit : - Vous ne pouvez pas me servir quelque chose par là-bas ? Il désigne le plus négligemment qu’il peut une tenture à gros plis, derrière laquelle on devine un escalier qui descend. Le barman regarde sa montre, prend les autres à témoins : - Pas avant une heure ! Les autres approuvent avec ensemble. À travers les pans de vitres passe un petit courant d’air. Un enfant se dirige vers le flipper. Des apprentis se réunissent quelques minutes autour de trois canettes de bière. Jean-Pierre boit encore, observe les parois crépies, les appliques de plastique, le comptoir chromé. Vers le fond, des tables rustiques. Il se sent bien. Il n’a plus peur. C’était un jeu. Commander un lait fraise, un café, blaguer avec des inconnus – la Grâce, l’Instant. ...D’un coup, l’ouverture, tourbillon de rires, des femmes – de la neige – parfums – fourrures. - Salut ! - Salut ! Elles se jettent au-devant des baisers toutes frissonnantes, les épaules relevées. Jeannine, Laurence ou ce genre – les cuisses coupées par un galon de lapin. Des cuisses fortes, comme greffées ; elle se penche sur le bar – mollet tendu, couture du bas, bise au barman - « attention aux verres ! » Par derrière Jean-Pierre sent la pulsation du juke-box, le poids des pièces qui tombent, les hommes dans son dos pendent les manteaux, près de ses épaules, les battements de la porte jamais tout à fait fermée - Il commande une cerise. - Bonsoir Joël – Bonsoir Josy - ...Judy » - bises, bises, « permettez pour la chaise ? - MAIS BIEN SÛR. On lui a adressé la parole. On lui a adressé la parole. Il n’y a pas que les ennemis. Il y a aussi les indifférents. Les filles sont sympa. Les filles aux yeux vagues, blotties sur la banquette – la fierté apprise du regard – mâchoires fortes et cheveux gras – des jours au fond des salons de coiffure, des saisons au fond des magasins de chaussures – hinhin les rires niais, les lèvres retombantes - - Jean-Pierre, tu fais le difficile. Une demoiselle qui bat la mesure du bout de son soulier. Une demoiselle qui tourne la tête vers lui, vers les jeunes hommes si différents - J. F. bonne fam. Délurée, exc. éduc. ch. H. bien sous tous rapports - elle est ivre, un peu, et lui plaît,beaucoup^. Jean-Pierre a les yeux louchons, le nez tombant, le teint brouillé, les cheveux raides. Il ne se lave pas très souvent. Près de la grande fille blonde et flambant neuve, c’est une vierge terne aux yeux torves, aux dents fâcheuses, au nez...- on commence ? on commence ? On est dix, au moins ! » Derrière le rideau plissé une lueur rouge, très « boîte ». Au juke-box ont succédé des accents lourds, pleins, plus graves. Les autres se lèvent.Jean-Pierre leur emboîte le pas. « Vodka orange ». Comme les autres. Du rouge, du noir, le feu en plastique dans la cheminée, les filles, les voix – la musique – les autres qui dansent. Lent, rapide, lent. Spots rouges pour la batterie, jaunes pour les guitares, noir pour le silence – le bras par dessus la tête béat, béat, béat « ...et des sèches s’il vous plaît » Passé le cinquième verre je laisse tomber - Eh bien, le grand ? On ne danse pas ? La délurée vire déjà au bras d’un bellâtre. Il ne reste plus, assise, que la vierge grise, elle dit : « On y va ? » Comme à la piscine. Il la prend dans bras et gagne la piste – dadin, dadon – dandin, dondon – c’est le slow, le slow bien noirâtre. Il la serre, il la sent de très près sur le cuir chevelu, la musique joue, elle ne l’entend pas renifler que dire, que dire - « Allez, on le fait celui-là » - c’est le slow suivant – dadadon- dadindon – comment ça se tient, une fille ? Et pas moyen de bander. Paraît que ce n’est pas obligatoire. « C’est ma cousine ! crie la délurée. Toujours au bras du même. « Faites-en ce que vous voulez, mais surtout pas un petit ! C’est pas vrai. Non mais c’est pas vrai. Il se voit sur un chemin ensoleillé, tenant une fillette par la main – quelle publicité, déjà ? Ça sent le cuir chevelu. Ça sent l’humain. Voilà bien longtemps qu’il n’avait pas senti un être humain de près, il humagine dans le noir les racines serrées piquées sur le scalp blême, les « glandes sudoripares » - je te plais comme je sue ? Il ne peut pas l’embrasser sur le front ; elle est trop petite – mais que dire, que dire – j’ai trouvé : «Mais c’est notre cher Johnny ! » - la bouche en coin. Pas dupe. Elle dit oui. Par quel bout on commence d’habitude ? Si je ne flirte pas tout de suite… Que se passerait-il ? Ils se rassoient. « Tu veux une vodka ? » Non. Et rien à se dire. « On ferait mieux de se taire ».Il le lui dit. Chapeau. Chapeau. Des icebergs ans la tête. Il offre une cigarette. « Vous ressemblez à votre cousine », dirait-il. « Elle vous jette toujours dans les bras des types,comme ça ? ...vous couchez ensemble ? » « Boïng, boïng », dit la musique. « Ploc, ploc », font les spots. La fille se tait. À côté, sur la banquette, la cousine délurée s’est éméchée : - Si une fille tire un coup… Quand une fille veut tirer son coup… - Elle réussit son coup à tous les coups, dit le bellâtre. Jean-Pierre pense que de toute façon, les filles préfèrent rester seules. - Je me comprends. Il fume. Il boit. La fumée le soûle plus que l’alcool. La fille, de plus en plus raide, attend qu’il parle. - Je hais les timides. Les timides vous paralysent. Pas moyen de leur adresser la parole. Ils ne dansent plus. Les autres se lèvent, tournent sur la piste, reviennent s’assoir, leur passent devant – la cousine lui tombe sur la poitrine – Avec elle, ce serait plus facile. La vierge tire de son sac à main le calendrier du RCP : le Rugby Club Putéolien. « D’où tu sors cette horreur? »- c’est parti tout seul – il lui dit « D’où tu sors cette horreur » - son frère, son cousin joue dans l’équipe, elle est fière de lui - « C’est lui qui talonne elle dirait, c’est lui qui a droppé, qui a transformé « Ce n’est rien », dit-elle d’un petit ton contrit, ce n’est rien. Renfonce la photo dans le sac à main, après tout merde c’est sa faute, sa faute à elle, je ne sais pas, moi, quand on voit ma tête, on se doute bien que le rugby je n’en ai strictement rien à foutre – faut pas être sorcier – tandis que la cousine, là, elle doit être au moins je ne sais pas, moi, Secrétaire » - en tout cas bien bourrée, elle se jetterait sur lui, il resterait sans bouger parce que dans le fond ça lui serait bien égal. Elle se reculerait, le fixerait d’un air très intelligent : « T’es un type bizarre, toi. Elle ne serait pas fâchée. Peut-être bien qu’elle se mettrait à le respecter. La pucelle au nez busqué prend son courage à deux mains. Elle lui passe devant - « pardon »- pour rejoindre le Groupe, à présent de l’autre côté de la tenture, comme avant. Jean-Pierre regrette des choses vagues. Il va rentrer. On s’embrasse dans les coins. Le barman repasse les mêmes disques. ...une équipe de rugby… l’imbécile… Jean- Pierre repasse à son tour le rideau rouge. Rien n’aurai bougé depuis le début de la soirée. Un « type » se penche vers une « gonzesse » qui regarde Jean-Pierre en riant. - Ça a marché avec ton mec ? - Pas un mot. Il n’a pas dit un mot. Jean-Pierre prend son élan. Il s’exclame : « De cheval. Le « type » se lève, petit, bourré, méchant (aux autres : « une minute ») Qu’est-ce que t’as dit ? Jean-Pierre hausse les épaules : « De cheval. - Et qu’est-ce que ça veut dire, « de cheval » ? - Je disais ça comme ça. Une fille ricane mollement. «  Et pourquoi tu dis ça ? Est-ce qu’on te parle, à toi ? - Je disais ça comme ça, en passant. Dans le coin de la banquette, la conversation se poursuit. Tout à l’heure, Jean-Pierre a vu le type avaler le whisky au goulot : « Si t’a vais dit « deux chevaux »,encore, énonce-t-il gravement. - Oh ! alors, évidemment, acquiesce Jean-Pierre avec vivacité. - Eh bien passe ton chemin, vieux, passe, passe… - C’est ce que j’allais faire, concède Jean-Pierre. - Voilà. Tu t’en vas. Tu passes ton chemin, et tu t’en vas. Il l’a saisi par le bras, sans brutalité. Parfaitement ivre. Le type se rassoit. Jean-Pierre se dirige vers le porte-manteaux. Là-bas, on se marre. Il enfile son pardessus. Tiens, le revoilà. Le type s’avance en roulant des épaules : « Dis donc, tout à l’heure, tu ne voulais rien dire d’autre, par hasard ? Il le fixe de ses yeux jaunes fibrillés de veinules. - Mais non, mon vieux, j’ai dit ça au pif, pour dire quelque chose. - T’es bien sûr, au moins ? Il cherche à comprendre. - Sûr. Je vais me coucher. Laisse tomber.Tu ne vois pas que je dors debout ? L’autre est décontenancé. « T’es d’où, toi ? - De Bordeaux. - De Bordeaux ? - Oui. À Bordeaux c’est tous des cons. - Même pas. Jean-Pierre n’a jamais foutu les pieds à Bordeaux. Il prend la porte. À travers la portevitrée il le voit regagner sa place à pas lourds. Il fait très froid. Un jour Jean-Pierre sera beau. Fortuné. Il sera élégant. Il habitera une autre ville. Quelques ivrognes passent en chantant chacun pour soi. Au milieu d’eux il reconnaît celui de tout à l’heure. Ses camarades le soutiennent par les épaules. Question filles, ça n’a pas l’air d’avoir marché très fort pour eux non plus. 9. Cousines Le barman accroupi verrouille la porte d’entrée. Plus loin les cousines s’éloignent bras-dessus bras-dessous comme seules les filles ont le droit de le faire. Les types sont repartis par la rue Bleu-Fugières. Ils vont se séparer, ils cuveront leur samedi soir, tout seuls. « Un mec, un vrai, c’est celui qui emballe une fille, n’importe laquelle, au café, dans la rue – et qui se retrouve dans son lit une heure après. Les filles tournent rue Chaillonnet. Ça ne se fait plus, d’être cousines. On sait ce que ça veut dire. Elles se rattrapent l’une à l’autre dans la montée verglacée. La plus petite, la pucelle, a de grosses hanches et la jupe courte. Le chignon de l’aînée se défait lentement, de réverbère en réverbère. Le froid remonte entre les jambes. Soudain Jean-Pierre s’est heurté à elles. Il titube à reculons sur le verglas. La plus jeune ouvre une bouche hagarde ; sa lèvre inférieure tremble. L’aînée semble à peine surprise. « Bonsoir », dit-elle doucement. Elle sourit, introduit la clef dans une serrure. Elles ont disparu. Il les entend rire derrière la porte. Elles n’en peuvent plus de rire, elles se sont retenues longtemps. 10. Le beau style « Monsieur, Madame » - dès l’abord, le ton grave - « votre fille et sa cousine » - bon début, précis, sans risque d’erreur - « bien qu’elles se comportent de façon totalement opposée, ressortissent chacune au même diagnostic et à la même thérapeutique « Sans doute leur avez-vous inculqué les mêmes principes – or : si l’une d’elles a parfaitement assimilé ces louables doctrines au point d’être restée trois quarts d’heure assise à mon côté sans avoir proféré une parole, alors que ma réserve naturelle - « du Wyoming », ha ha ! - n’en laissait pas moins filtrer un désir pathétique de communication, l’autre, en revanche, tout aussi refoulée je m’empresse de le dire, s’affichant tour à tour avec tous les hommes » - mieux que « garçons » - n’a pas manqué de prendre prétexte d’un éthylisme suffisamment manifeste pour se raccrocher à toutes les parties de ma personne. « Monsieur, Madame, de deux choses l’une : ou vous bouclez vos filles, ou vous leur lâchez la bride. « Soyez sûrs qu’à l’heure où je vous écris, vos pucelles ou bien dorment ou bien se branlent avec frénésie, seules ou à deux, à grand renfort de soupirs et de pets. Vous collez juste l’oreille à la cloison ». Il ôte son slip trempé de sueur. Il se couche, ferme les yeux, se touche un peu et s’endort. * * * * * * * * * * * * * * Jean-Pierre a dormi cinq heures. Il relit sa période, dont l’enflure lui semble irrésistible.Il la déclamerait, s’il n’était pas sitôt. Il sent encore sur toute sa poitrine la douce pression de sa main, à elle. 11. Ennui Parfois l’ennui prend une ampleur, une densité qu’il n’eût pas imaginée. Il passe d’une pièce à l ‘autre, dévoile les miroirs, passe au garage devant sa toile où il s’attarde, sardonique. Dans la bouche un goût de ferraille. Jean-Pierre pose un doigt sur sa gorge : si la peau vibre, c’est que la voix passe : « Aah… aah... » - Qu’est-ce  qui te prend ? Mathilde râpe une rave : rrac vrac… rrac rrac vrac… Il semble à Jean-Pierre, s’il avait un piano ! - qu’il pourrait y improviser d’interminables valses langoureuses – mais il ne sait pas jouer du piano. Il s’endort sur la table – Tu t’ennuierais moins, si tu travaillais ! Tu rabâches,Mathilde, tu rabâches… Elle pose rave et couteau. - Je me suis bourré hier soir. - Je ne suis pas chargée de ta personne. - J’ai failli me faire casser la gueule. - Tu ne sais pas parler aux gens. - Justement, je n’aime pas ton maquillage. Elle le trouve très discret. Il ne la voit jamais avec un homme de son âge. Elle revient toujours à l’heure des repas. Régulière, grise. « Ton travail ne suffit pas à attirer les hommes. - Les hommes ! Les hommes ! sur quel ton il dit ça ! Le frère et la sœur éclatent de rire en même temps.  Mathilde agite son gros nez avec conviction. Mathilde dit : « Je n’aime pas le mot « homme ». Elle aimerait mieux « compagnon » ; « homme » : ça sent trop le sexe « Je le voudrais câlin, tendre – Jean-Pierre complète : et qui ne fasse pas l’amour. .Quand une fille veut tirer un coup – Jean-Pierre est intarissable. 12. Aveux. Folies. Jean-Pierre se masturbe. - J’ai trouvé du machin sur les broderies du drap de dessus… Du machin… Plus Mathilde prend l’air détaché, plus sa bouche en semble pleine. Jean-Pierre (ton détaché) : - Évidemment, pour vous les femmes, ça ne laisse pas de trace. Elle a drôlement encaissé, la Mathilde. Il savait ! Un homme savait ! Elles font cela par choix. Uniquement par choix. Nous, les hommes, par obligation. Parce qu’elles nous y obligent. Elles nous y poussent. C’est leur faute. Leur faute à elles - Tu ne cherches que la fesse, dit Mathilde. - Il ne faut jamais perdre la fesse. - Tu ne seras jamais qu’un homme Jean-Pierre déplace un couteau su la table. - Écoute-moi Mathilde : les hommes… - Tu n’as que dix-huit ans. - ...eh bien moi – moi je ne suis pas comme vous… - Qu’est-ce que tu sais de ce qui nous bouffe le ventre, à nous les femmes ? Elle le regarde avec une soudaine panique : « Tu n’as pas de viol en vue ? Jean-Pierre ! Il avait lu le Grand Larousse Médical : « On peut distinguer trois zones concentriques : pubis… grandes lèvres… (…) ...petit organe érectile et charnue placée sur la partie antérieure (…) - il est l’homologue considérablement réduit du pénis chez l’homme.(...) ». Jean-Pierre s’instruit. Jean-Pierre n’est pas étonné. Il éprouve un soulagement, comme si l’ordre des choses avait été rétabli pour lui seul – car il en est persuadé seule une poignée de spécialistes ou de curieux « sont au courant », et les femmes doivent bien rire à la pensée qu’elles ne sont somme toute que des travelos. La femme possède un pénis. On peut s’y retrouver. Jean-Pierre consulte souvent l’encyclopédie. Une photo de l’époque le montre en compagnie de son père, de sa sœur, avec la famille Z. - circonstance lointaine et exceptionnelle. Beau rang d’oignons. Jean-Pierre se tient sur la droite, flottant dans ses pantalons trop larges. Il sourit plus franchement que les autres. À leurs pieds, indifférente à l’objectif, une petite fille de quatre ans fait des pâtés de sable avec son seau, entre ses jambes écartées. Papa, tu sais ce qu’il me fait Jean-Pierre ? Jean-Pierre hâte le pas dans l’escalier. Une petite fille de quatre ans. Jean-Pierre ouvre l’armoire aux souvenirs. Toutes les filles, toutes les femmes qu’il a peintes- rangées, noyées, sanguinolentes. Il ne faut pas ouvrir les portes, Sœur Mathilde. - Jean-Pierre. - Mathilde… - Tu ne dois plus jamais parler de ça. Pas même à un prêtre. Tu ne devras jamais l’écrire, ni dans un journal, ni dans une lettre. « Ils » m’ont élevée plus durement que toi. Sur l’évier Mathilde racle les raves – rrac – vrrac – tic ! 13. Ohne Titel (« Sans titre ») «  Celle-là. Qui marche à ma rencontre. Les tibias raides sous le tailleur – tac – tac – l’étoffe «  tendue sur le giron, raide. Métallique. Loin du sexe – d’une bielle à l’autre, la jupe tendue – qu’un « ciseau – une lame – fendrait sec – avance donc – pose tes pieds l’un devant l’autre – tac – tac. « Domine, écrase – je suis là, crapaud, outre à fiel, pustuleux, inexorable, ramassé sur moi-même – «  tu souris ? Tu fais bien. Moi je reste en plein travers du trottoir – je fais celui qui cède le passage, « et qu’on retrouve toujours devant soi, parce qu’on s’est effacés du même côté. «  Regarde ma bouche, regarde mes yeux, regarde mes épaules, mon faciès veule, mon menton « pleurard… c’est là qu’il faut rire, bravo, tu devines bien ! c’est là qu’il faut tordre la bouche en « coin , comme vous faites toutes, et rouler des yeux – exaspérés. «  Qu’est-ce que tu dois te sentir supérieure dis donc, et fière, et intouchable, et tout. Tu peux rigoler. Allez dégage. Fous-moi le camp. Va ton chemin, va. Tortille ton cul sanglé. Ton cul harnaché. Tes mollets de fonte. Tac, tac. Béquille, béquille donc. La vitrine d’un bijoutier lui renvoie son image : thorax creux, jambes en cerceau. Ses yeux roulaient un tel mélange de morgue et d’apitoiement sur soi-même qu’il se trouva méprisable, et se plut. Des coins de sa bouche il a tant tiré vers le bas que ses lèvres, véritablement, se tordent en fer à cheval, enserrant son menton vultueux. Il faudrait toujours avoir sur soi un miroir, dans le creux de la main. 14 – Le rapport « ...de tels incidents se produisent souvent avec des individus de ce type. Ces esclandres « burlesques attirent l’attention amusée de la population, sans toutefois motiver l’intervention de « nos services. (…) « Du plus loin qu’il voit venir à sa rencontre une jeune fille, Jean-Pierre F. change aussitôt de « trottoir. Ou bien il se tourne contre le mur et attend là, planté entre deux vitrines, que le danger « soit écarté.  (…) « Le quinze courant, parvenu au milieu de la chaussée, apercevant également sur le trottoir « opposé une autre personne du sexe non moins opposé, il a imperturbablement poursuivi son « chemin, sans souci de la gêne apportée à la circulation.  (…) « Le vingt janvier, devant la librairie H., il a giflé sans raison apparente la jeune Marie-France L., « 15 ans. « D’après cette dernière, Jean-Pierre remontait à petite vitesse l’avenue d’Iram sur son vélomoteur ; «  Marie-France L. descendait la même avenue et se marrait avec une copine. « Jean-Pierre F., après un rapide coup d’œil de part et d’autre, a traversé l’avenue pour se garer à « leur niveau. Il est descendu, posément, de son vélomoteur, prenant le temps de caler la pédale sur « le rebord du trottoir, puis s’est précipité sur Marie-France en gesticulant. « Il l’a giflée à trois reprises de toutes ses forces, criant d’une voix suraiguë « qu’on ne rigol(ait) «  pas quand (il) passait, que « c’ (était) pas à (lui) qu’on (allait) apprendre qu’ (il) a (vait) l’air « con », et autres extravagances. « Il a également traité les deux jeunes filles de « pouffiasses », de « gouines » et de « mastars »(??). Puis il est reparti en zigzaguant sous le nez d’une 403 Peugeot. « La jeune Marie-France L. certifie qu’il ne sentait pas l’alcool. «  Des témoins ont affirmé avoir entendu Jean-Pierre F. crier « C’est bien fait pour ta gueule ». (…) « Le 28, à Douzillac… (…) - Jean-Pierre hante les bals de la région. Non pas ceux où l’on se bastonne entre bandes : il aurait trop peur ; mais les petites « surboums » demi-privées, où l’on peut s’introduire sans trop de difficultés. « ...Il a erré parmi les groupes, tâchant d’attirer l’attention, importunant les couples de danseurs, « cherchant à se mêler de toutes les conversations… Finalement, il a tiré de sa poche un « coupe- papier d’acier (25cm.), l’a présenté à tous en invitant bruyamment chacun à tâter, à « mesurer (les témoins n’ont pu s’accorder sur le caractère bouffon, ou menaçant, de ce geste. «  A reconnu porter sur lui ce coupe-papier en permanence depuis quatre (4) jours « sans intention de [s’] en servir » a-t-il précisé. Rapport circonstancié suit. O’LETERMSEN 15 – Chapitre quinze O’Letermsen : indicateur de police de province (Haute-Loire) Il se rend, au milieu de la nuit, dans une haute salle cylindique, où le bruit des pas s’absorbe dans une torpeur de citerne. Au centre de la salle trône un autel sans crucifix, où prie de dos à genoux une femme en voiles blancs. Lorsque O’Letermsen descend les trois gradins rouges qui cerclent la salle, elle se lève et se tourne. Jean-Pierre la reconnaîtrait. O’Letermsen présente à bout de bras un parchemin roulé, avec son ruban rouge et le cachet de cire : la lettre. « Je t’écoute » dit la femme. - Il est écrit ici, ma sœur, que vous ne dépareriez pas la troupe d’un bordel. - Cela se peut, mon frère. Elle ouvre ses lèvres écarlates. O’Letermsen rompt le cachet, déplie le parchemin avec un craquement d’insecte. - Il est ajouté, dit-il en désignant le parchemin, que défaut de paiement pour vous n’est point vice. - Assurément » répond la femme. Le frère et la sœur s’unissent au pied de l’autel ; pendant ce temps l’indicateur ne cesse de murmurer à l’oreille de la femme, qui sourit. Puis ils se lèvent, se rajustent, et Letermsen (nous emploieront aussi cette forme abrégée) confie le mal de chien qu’il a éprouvé à recoller « ce chiffon » sur parchemin. Edwige enfin y jette un œil : - Mais c’est une écriture d’enfant ! - De morveux, dit son frère. Des obscénités. Des fautes de grammaire. Edwige passe la langue entre ses lèvres, rend la lettre. O’Letermsen veut déchirer le tout. - Après t’être donné tout ce mal ? - Et que veux-tu en faire ? - Commissaire, dit-elle. - N’inquiétons pas ce débile, dit Letermsen, qui replie le message et le glisse dans sa manche, façon XVe siècle. Ce frère et cette demi-sœur ont besoin de façons, de mystères, pour accomplir l’acte le plus simple et le plus interdit. Jean-Pierre la reconnaîtrait : c’est la jeune personne qui s’est tant agitée la veille au soir, et qu’il a recueillie un instant sur sa poitrine. L’alcool, probablement. Mais la lettre n’est pas parvenue à « Monsieur Prigent » comme écrit sur la porte. Il n’y a plus de père Prigent – à supposer qu’il l’ait été – ni de père dans cette histoire. Depuis longtemps. Et c’est entre les mains d’O’Letermsen – petit indicateur de Haute-Loire – que le message a échoué. La cousine  - vous souvenez-vous de cette pucelle ? - surnommée Bisty – pourquoi ? - donne en famille le signalement de ce triste cavalier. - C’est lui, a dit O’letermsen. Il ne s’appelle pas du tout O’Letermsen. 16 – La grande scène du seize Le plateau froid sous la neige. Les arbres nus. La buée stagne au bas des vitres. Le Corbeau du Puch s’affale sur son lit et le fiel lui remonte. Bezet, père, Élie, Émile, beurra sa tartine en bras de chemise. Sa femme s’est levée à six heures, pour le poêle. - Quelque chose est tombé dans la boîte aux lettres. » La femme se dirige vers la porte. Le père Bezet lève le doigt : « Quand ça fait tic, c’est un prospectus ; quand ça fait tang, c’est une lettre. La fille Bezet, seize ans, est d’accord. - Ça a fait tang, c’est une lettre ; donne, dit-il à sa femme. Sa bouche est pleine, il regarde le cachet : - Ça vient d’ici. - J’ai pas regardé, dit la femme. - Y a pas de nom derrière non plus. De son doigt boudiné, Bezet déchire l’enveloppe : « Monsieur... » - il s’essuie les lèvres : « Monsieur, votre fille... » - il tourne la feuille : « Signé « F » - « ...votre fille est une pute – reste là, toi ! « mais de la pie espèce : celles qui ne font rien payer... » - sa femme tend la main : - Élie… - ...ferme-la ! et toi, sors de ce mur, on dirait que tu tapines ! Tu vas nous lire ça ! t’as compris ? tout haut ! La fille prend la lettre : - Je ne peux pas, je ne peux pas. - Nom de Dieu ! - « ...elle se frictionne...’- je peux pas. - ...puisque tu le fais tu peux bien le dire ! - « ...elle se fait... » - Plus fort ! (tourné vers sa femme) « T’as compris quelque chose, toi ? - Élie, arrête… - « ...bander dessus puis elle va se… se… - ...SE QUOI ??? - « ...branler... » - Parce que t’attrape des saloperies, en plus ? ...repasse-moi ça ! Il achève mentalement en fronçant les sourcils Faut qu’tu sois vachement au courant pour lire tout ça sans bafouiller – RÉPONDS NOM DE DIEU ! - Je ne comprends pas… je ne comprends pas… - Et ça, tu comprends ? et ça ? La fille vacille. - « Les doigts dans le con jusqu’au poignet », tu comprends pas non plus ? Le bol se renverse sur la nappe, la mère éponge - Tu f’rais mieux de surveiller ta putain de fille - C’est des mensonges crie la mère l’éponge à la main, des mensonges – le père se rassoit, la fille s’enfuit. Il repose ses mains sur la table, de part et d’autre de la Lettre tachée de café. «  Y a pas de fumée sans feu » profère-t-il. Puis il disparaît, d’un pas lourd. X « Ça n’a pas traîné » ricane O’Letermsen. Il tient à la main deux missives du Corheau, exac tement semblables à celle du père Bezet. La première est pour Edwige, sa propre sœur ; c’est elle que Jean-Pierre eût tant aimé conquérir, le soir du « de ch’val ». L’autre, à la Busquée – dite Bisty, - toutes deux, les deux lettres, glissées à même la fente postale – sans timbre. « Il prend des risques, grimace O’Letermsen. - Les mêmes formules, dit Edwige. Les mêmes phrases. - Il se lance dans la série, dit Letermsen. Il émet un rire de gorge très particulier, à bouche fermée : « Vous voici désormais toutes les deux marquées du Sceau infamant du Corbeau du Puch… La Busquée croise les jambes sur son fauteuil : « J’ai très envie, moi, de tout envoyer à mon père, le commissaire, ton chef. - N’effarons pas le Corbeau. Il faut le pousser au fond du sac. « Toi, Edwige, tu vas diminuer tes doses deVictan. Tu te feras filer, tu l’engluera. Tu le feras assoir là ». Il désigne l’autre fauteuil, rend les deux lettres et s’en va sans se retourner. Edwige et la Busquée se tenaient face à face, lettre en main, et Busquée se demanda comment cette femme pouvait coucher avec cet homme, son frère. « Regarde l’enveloppe, dit-elle : il a indiqué au dos son nom et son adresse. - Il est inconscient, dit Edwige (« L’Éméchée »). La Busquée hausse les épaules : - Tu ne vas pas te laisser attendrir par ce détraqué ? Ce soir-là, il n’avait rien trouvé à lui dire. C’était elle, la Cousine, la plus offensée. - Il veut que tu lui répondes, dit l’Éméchée. - Il nous traite de branlomanes ! Edwige secoue la tête : « Est-ce que tu y trouves la moindre erreur ? - Je vais montrer ça à mon père. - Laisse-lui une chance. - Je vais me gêner. - Bistigadroï, dit l’Éméchée, tu es vraiment dégueulasse. 17- « Le fond du sac » « Monsieur, «  Je croyais avoir souffert jusqu’ici tout ce qu’un jeune homme honnête et de bonne éducation peut souffrir des femmes ; or votre fille... » « ...salope, enculée, pouffiasse, gouinasse, branleuse, voilà, Monsieur, les mots qui conviendraient le mieux pour désigner votre fille, si je n’avais pas peur de me salir la bouche (...) » « Monsieur, « En tant que Pasteur de l’Église Réformée, je ne peux m’empêcher de trouver autrement condamnable et même scandaleuse la conduite de Mademoiselle votre fille... » « Monsieur, « j’ai si peur de ne pas être aimé comme un autre (…) Il les accumule au fond d’un tiroir sous son linge, il (…) Certaines sont bien soignées, d’autres griffonnées, d’autres, dactylographiées ; il les relis, les compare, ferme le tiroir, enfile ses chaussettes. « Tu ne peins plus ? demande Mathilde. On ne voit plus Jean-Pierre que le soir. Le lumignon de son garage répand sur les toiles un gris jaunâtre de trachome. Jean-Pierre tranche les femmes au couteau. Il fend la croûte sèche afin de voir suinter, par dessous, la peinture. Il retourne à son tiroir. 18 - ...À qui parler… - Se maquiller ? O.K. » Edwige, l’Éméchée, la Grande Cousine, se peint pour la guerre. Elle sent l’onguent, le parfum cher. Elle gonfle ses cheveux – les mèches d’Érynie. « Il trouvera à qui parler. Quand une fille veut tirer son coup… À ton tour, Edwige. Boucles d’oreille. Jupe fendue. Fesses jointes. Une bite. Un cervelet. Juste. «  - J’aime l’hiver, murmure Edwige en retraçant ses lèvres ; je me resserre, dans le fourreau, sous la fourrure. Le Corbeau sort à onze heures. Il faudra qu’elle parte. Limoges. Paris. Amsterdam. - Aucun homme ne veut de moi. Aucune femme ne veut du Corbeau. - O’Letermsen est très fort. Le Corbeau est petit, malingre. Son nez pend en tous sens parmi les éphélides ou taches de rousseur. Il marche vite. Edwige se laisse dépasser. Elle dit à sn frère : - Je n’ai pas pu le suivre. O’Letermsen fait un geste de la main : ce n’est pas important. Le Corbeau dit à sa sœur le lendemain, Mathilde, que deux femmes s’intéressent à [lui]. - La première est peite, grise avec un gros nez. Je l’ai toujours dans les pattes quand je sors. « La deuxième est rousse, avec un grand col de renard. Elle boit. Je l’aurai. Mathilde déplia ses doigts, se leva, s’essuya les mains ; elle ouvrit la porte du buffet et se fit une tartine de confiture. Essuya la table, claqua la casserole sur le réchaud et se brûla. Elle frotta les vitres sur le noir, tira les volets, ferma la fenêtre dans un bruit de tonnerre. - Ils finiront par t’avoir, dit-elle. Jean-Pierre se lève brusquement, s’enferme dans son bouge – il se heurte aux armoires, aux coffres, aux bahuts de toutes sortes – portes à diamants, portes à gâteaux, « à ronde bosse » du Lyonnais. Il se repasse les griefs comme un plat. « J’irai ». Il concentre toute son intelligence sur l’idée de blessure. Le voici à vélo qui monte une pente. La Tour du Puch est loin. La pente au verglas, après l’algarade du Nigth Club – encore plus loin. - Le temps s’accélère, dit-il entre ses dents serrées. Il a vu ce titre dans « La Montagne ». « Le temps s’accélère ». Devant lui, sous les arcades, une silhouette apparaît, disparaît – la Souris – la Busquée – la Grise qui droit – l’imbécile – jouer les appâts. Quand ils dansaient, le cuir chevelu de la petite cousine sentait le gras. Le suint. - Il me faut l’autre, la grande, la belle. La blonde. La Grise glisse entre les arcades et lèche les vitrines. Jean-Pierre la double vite – et soudain, sur le pas de la porte, verte à heurtoir – ils se heurtent tous les trois, le Corbeau, la Délirée, Cousine Gris Souris : la petite est en avance, l’autre en retard. Les regards vacillent, les haines flottent ; c’est la deuxième fois qu’ils se heurtent – moins de deux mois plus tard – moins de vingt ans. L’année restera irrémédiablement froide. Gris-Souris, seize ans, s’enfuit. - Oui ? Edwige l’Éméchée sourit, serrant son sac à main – des lettres, un mouchoir ? - Suivez-moi. Elle se tourne, fourre la clef d’or dans le panneau vert. - Entrez. Une table basse, en verre, entre eux deux. Les étagères sont garnies de livres – enfin les livres ont raison. Edwige propose à boire, une cigarette – le double écran de fumée s’élève à la verticale, et les genoux de biais de part et d’autre. - Alors, on drague ? « Vous avez l’heure », « Nous nous sommes déjà vus quelque part » - « Vous habitez chez vos parents » - ce n’est pas cela non plus ? Jean-Pierre s’agite. - Vous êtes puceau, peut-être ? Jean-Pierre se lève brusquement. - Faites votre numéro, dit-il. Sa voix est forte. - J’en ai un aussi, pas mauvais non plus. Il tire son portefeuille de son blouson. Elle suit ses gestes avec une attention de singe. - Quand j’ai envie de tirer mon coup comme vous dites… - Mais je n‘ai rien dit ! Jean-Pierre extrait un gros billet, quelques pièces tintent sur la table de verre. - ...je n’ai pas besoin de suivre des filles comme vous. - ...des filles comme moi ? Elle se redresse ; elle le domine. - ...je vais au bordel, dit Jean-Pierre – juste eu le temps de finir sa phrase avant la décomposition de voix. Silence. Une dernière pièce roule sur la moquette. - Au bordel, reprend-il en avalant sa salive. - Ne jouez pas au dur. Elle ajoute que ça lui va très mal. Jean-Pierre surveille ses muscles, ses épaules – très important les épaules – il pourrait se lever, l’insulter – lui arracher les boucles d’oreilles – il la prendrait par le cou - - Apparemment – dit-elle – les putes ne vous suffisent plus ? » Pause. « Mon vieux ». Elle souffle la fumée. Il dit qu’avec [elle], tout est foutu ». - Pourquoi ? Il renfonce le billet dans le portefeuille. Ses mains tremblent. Elle dit : «Pas cette fois. Pas aujourd’hui. Il répond qu’elle va encore [le] faire tartir. La femme se lève : - Si vous êtes si pressé – elle ouvre une porte – vous pouvez toujours vous branler dans la salle de bain. - Après vous. BIEN VU JEAN-PIERRE - Fous le camp. Il hésite. Il reste planté. Elle dit : « Le coup des lettres anonymes ça ne prend pas. Le Corbeau reste foudroyé. - Partez, partez donc ! Main crispée sur la poignée. Elle le pousse en répétant « Partez, partez ! Les vieilles putes s’impatientent. Le Corbeau claque la porte. Edwige passe en salle de bain. Se lave longuement les mains. Se masturbe trois fois de suite. Les lectrices enragent. 19 - ...À qui parler… (suite) Il bruine, les bordels sont loin, le portefeuille gonflé sur les côtes. Rue Chanoine, rue Frère – les rebords raboteux du trottoir, les caillots de goudron, les regards de gouttières – déjà le pincement de cœur sous les billets de banque - ne te laisse pas faire - il connaît ces instants - par une femme - il scrute lentement le sol et les façades: un insidieux cheminement le ramène, de rue en rue, vers la bonne rue, la pluie est devenue très fine, il voit les réverbères, sent l’odeur de suie, soudain, barrant tout le trottoir à trente mètres, un mur d’ombres masculines marche sur lui. Sensation désagréable : marcher à la rencontre de (qui que ce soit) – une demi-douzaine, ils se balancent, leurs jambes sont arquées. Il dit :  « Des jeunes ». Il ne peut pas les voir. Il est cerné sans y avoir pensé. Il reconnaît l’ivrogne au whisky de l’autre soir : « Qu’est-ce que tu viens de dire ? - Je n’ai rien dit. - Qu’est-ce que tu viens de dire à l’instant ? Ils se resserrent autour de lui : le petit du whisky, un grand prognathe, un gringalet. La Busquée fend derrière lui l’obscurité pour se placer tout contre. Elle serre son sac à main. « Nous, dit l’homme au whisky, on se balade tranquilles. Et toi là, tu passes, on ne te dit rien, et tu nous traite de cons. - Je n’ai rien dit. Le prognathe approuve avec une gravité chevaline. - Tu as dit, reprend l’autre, « Vise-moi cette bande de cons. » La Busquée prend la parole. C’est une voix frêle, nasale. Tous se penchent pour l’écouter : - Il n’a pas dit un mot. Il n’a pas voulu se battre. Il n’aurait pas choisi six mecs à la fois. Elle le suit depuis chez lui. Il n’a pas de secret pour elle. Le sac à main tremble sur sa poitrine. « Bats-toi » C’est le buveur de scotch. - Je ne me bats pas contre six. - Tu nous as tous traités de cons. Tous on t’a entendu. Toi, et toi, vous avez tous entendu ; Tu te bats avec le petit. Le gringalet boxe dans le vide. Il a une grosse tête de nain. - Il est tout petit mais il va t’en donner. Jean-Pierre hésite. - Allez chope-moi ! Allez hop-hop ! Le nabot boxe en soufflant par la bouche. - Tu te bats contre lui. Après t’es quitte. - Il est tout petit. - Tu me vexes là – hop – frappe – allez tu frappes - - Je ne me bats pas. Le buveur dit qu’il n’a pas de couilles, Jean-Pierre dit Contre six, non – Contre lui tout seul, le plus petit - - Hop hop ! hop hop ! - C’est vous qui me prenez pour un con. - Te bats pas, te bas pats ! - Faites taire la gonzesse. - C’est pas vous battre que vous voulez dit Jean-Pierre sinon il y a longtemps que vous auriez commencé. Il tire son portefeuille. Il dit qu’il aurait pu y penser plus tôt. Il demande qu’on lui laisse les papiers, «parce que pour les refaire c’est galère ». Ce mot lui répugne. Ils ont vu les larmes dans ses yeux. Le prognathe lui flanque le portefeuille par terre. Un autre met le pied dessus. Si je me baisse je suis foutu. Le buveur de whisky stoppe la bande du bras. - On n’est pas des voyous. Ramasse ça. Le prognathe ramasse le portefeuille et le rend. La bande se taille en silence. Jean-Pierre veut embrasser la Busquée, demeurée immobile durant toute la scène. Il avance les lèvres, il roule les yeux, il prend une tête de chien. La Busquée – la cousine grise – éclate de rire et part en courant. 19. La Queue et le Corbeau Le monde est un ramassis d’individus hostiles. Il bruine. Les bordels sont loin. Il scrute le sol, les façades – l’insidieux cheminement qui le ramène sous le porche où il allume – il pleut tout à fait – sa cigarette, formant un abri de sa main. Il marche sous la pluie tête basse, les chairs blanches des femmes à l’envers dans l’eau, le cœur lui pince – il pétrit le cul dans l’escalier sombre. «  T’as pas vu ma mère ? - Joue pas au con. Bonjour papa tu sors de là comme d’un pissotière comme ça d’un coup dans le couloir le père referme sa braguette à gauche d’une grande blonde au rictus souverain. Le Père referme la porte à clé – il a une clé – par-dessus le père et le fils les pouffes s’adressent une grimace et le père toussote. « Tu me le paies ce coup-là ? - Toujours pas trouvé de boulot ? - Non, dit le fils. - Si tu es monté, c’est que tu as le fric. La pute approuve. Le père demeure immobile sous le plafonnier. La grande blonde est redescendue, impériale. Un homme s’avance de l’autre bout du couloir. Une femme regarde sa montre. L’homme est grand, crépu, la peau grise. Il porte un gilet, une cravate fine. Deux rides font sur la lèvre supérieure un trapèze. Le père le salue. L’homme tire de sa poche quelque chose et le renfonce à la vue du fils. Tous deux s’éloignent de dos et tournent l’angle du couloir. - Ça vient ? dit la fille. - Tu le connais ? - C’est ton père ? Ça arrive. - Et l’autre ? - Il te reste cinq minutes. 20. O’Letermsen Mon père est un maquereau. On dit que leur hiérarchie est très stricte ; qu’ils respectent des rites au moins aussi élaborés que ceux des vaches en groupes. « Qu’est-ce que tu fabriques dans ma chambre ? - Je fais le ménage. - Ton balai, c’est ton… - Qu’est-ce que c’est que cette lettre ? - Tu fouilles mes tiroirs ? - Tu laisses tout traîner ! - Rends-moi ça. - Tu te rends compte de ce que tu écris ? - Tu le savais déjà. - «Le sexe féminin est complètement ravagé par la masturbation »,c’est vraiment ça que tu penses ? - Rends-moi ça. » Mathilde rend la lettre. Elle traite son frère d’obsédé. C’est pas comme ça que tu trouveras l’amour ; il répond Je m’en fous et toutes ces saloperies qu’on s’envoie quand on est en colère et Jean-Pierre crie « Ta gueule, t’es même pas ma sœur - Comment tu sais ça ? Un temps. Mathilde : «On parle d’un taré qui poste des lettres anonymes. - Pas au courant. - C’est dans le journal. - Mais elle est signée, la dernière ! j’ai même écrit l’adresse au dos ! » Mathilde recule, effrayée. « Tu es un malade, Jean-Pierre. Un malade. Elle ferme la porte en sortant. Jean-Pierre tire de sous le lit un annuaire. Il travaille à présent avec méthode. LE PUCH.- Chef-lieu du département de … (Massif Central). 26 975 habitants. L’hôtel de ville abrite des bâtiments gothiques.Textiles. Nef à coupoles côtelées (...=) Jean-Pierre adresse à l’Éméchée – la Grande Cousine – une demande en mariage. Elle a glissé la lettre sous un vase. Le Corbeau se tient devant elle : « Tu est malade. - Je ne me souviens plus de ce que j’ai écrit. - Vraiment malade. Jean-Pierre crache un noyau d’olive dans le cendrier ; ainsi baigné de cendre, on dirait une planète morte. « J’aime toutes les femmes. - Tu me prends pour ta psychiatre ». Il n’y a que deux psy pour toute la ville. Tous les notables de la ville savent que les deux psychiatres connaissent les secrets des notables. L’Éméchée croise et recroise ses longues jambes. « Le mariage, monsieur Fargey, n’est pas la question. Vous êtes fait pour l e mariage comme moi pour l’Archevêché. » Le Corbeau rougit ; Ange des nuits. Je voue ma vie à ta lumière. Tant d’obscénités lui brûle la peau. Edwige lui dit qu’il est doué pour la fidélité. « Je veux des femmes qu’on ne peut pas toucher. «  - Lucidité » dit-elle. Il tourne une olive entre ses dents, la mastique à petits coups. « Ta mère ? - Partie... » Le noyau tinte contre le métal. « Qu’est-ce qu’on bouffe comme olives… «  - N’est-ce pas ? » Il croise les jambes, demande «une blonde ». Elle dit qu’une femme devrait lui suffire. « C’est le boniment de ma sœur » dit Jean-Pierre. Il baisse les yeux. L’Éméchée se tient droite, sérieuse, dans sa robe rouge sous ses cheveux d’or. Rouge et Or « Il faudrait que je te fasse connaître quelqu’un – ne t’atends pas à ce que je te donne l’adresse d’une petite amie. Il murmure quelque chose qu’elle le force à répéter. « Exactement, dit-elle. La masturbation me suffit. Ça vaut mieux que de baiser avec un débile de ton espèce. « On ne baise pas quand on a une tête comme la tienne ». Coup de sonnette. Edwige se lève. Il reconnaît la voix de l’homme dans le vestibule. L’homme lui serre la main : Patrick O’Letermsen. Gilet, cravate de soie dénouée. Distingué, droit, nasal. Edwige et lui s’embrassent sur la joue. O’Letermsen feint de ne pas le reconnaître. Il tend ses doigts en spatules. Jean-Pierre se sent nu. L’homme et la femme se passent le bras sur l’épaule. Patrick boit debout, coude levé. Son dernier tableau est déjà retenu. Sa voix est sourde, profonde, sans la moindre intonation gaélique. « C’est un peintre » précise l’Éméchée. - Et vous ? dit O’Letermsen. Jean-pirre se sent rougir. - J’écris… quelques petites conneries… - Je sais, dit Letermsen. On se rassoit. Jean-Pierre déjà ivre raconte l’histoire de cette jeune fille dans le train qui racontait la mort de son père : « Il est tombé de sa chaise pendant le repas. Raide. Ma mère me dit : « Embrasse ton père pendant qu’il est encore chaud ». Et tout le compartiment s’était mis à rire. - Cocasse, dit Letermsen. Edwige le regarde avec effarement. O’Letermsen dit à Jean-Pierre : -Tu devrais écrire des choses comme cela. Il repose son verre. Peut-être en effet. O’Letermsen lui propose de passer le voir, un soir, au Café des Arts. - J’y vais très peu » déclare Edwige en écrasant une cigarette. 21. Apothéose Une salle immense. Au-dessus des banquettes jusqu’au plafond, des miroirs, qui renvoient de toute part l’image omniprésente d’une télévision au son éliminé. Une longue file de dossiers revenant plusieurs fois sur elle-même, ) angles droits, comme une grecque ou des dominos à hauteur d’épaules, transforme toute la droite du Café des Arts en une série de petits salons, de petites cases, où se tiennent d’interminables sessions d’étudiants, d’individus socialement vagues. La patronne pèse 105 kilos. Elle fume comme un pompier, « ce qui vaut mieux » répète-t-elle, « que de pomper comme un fumier ». La première fois que Jean-Pierre a fait son entrée, il l’a vu tendre à bout de bras des poids de 70 livres, sous les acclamations d’un public égayé. Il se passe toujours quelque chose au Café des Arts : une tuna qui improvise, une prise de bec entre serveurs, un clodo apostrophant la salle… Et même aux heures creuses, pour qui sait attendre, on voit arriver depuis la terrasse, répondant aux saluts d’un air absorbé, la haute stature d’O’Letermsen, qui gagne sa table d’un pas étudié. Il se place au fond, face à l’entrée. Chacun peut le voir. Il pense. Il manipule sa tasse, dessine sur la nappe en papier de mystérieuses géométries : c’est un artiste. - Il sait des choses ». Jean-Pierre vient droit sur lui et prend place ; le Maître – c’est ainsi qu’il se laisse appeler – lui paie à boire. Bientôt la cour se forme : C., le gringalet ; N., la blonde, « qui couche avec tout le monde » - « c’est vrai ? », Marie Toute-Plate, Jean-Claude – il y a toujours un Jean-Claude – Nouméa- il y a toujours un Noir , Hervéle-Péteux (« il les a toutes baisées » - « tu es sûr ? » - toute cette galerie tellement typée, qu’on a tous déjà vue quelque part. Pour Jean-Pierre, ce fut d’un coup la glooire. L’Intégration. Tous ces jeunes penseurs vautrés, jouant aux échecs – pas aux cartes -, accordant au réel ce coup d’œil condescendant que la crème des cafés dépose sur le monde – l’éblouirent. Bientôt, fort de l’appui du Maître à ses côtés, il put tenir sa place. Quand le Maître parlait, d’un ton oratoire aux nasales enflées - cela faisait rire – on se redressait quelque peu : « Dieu », disait-il, « lieu géométrique d’intersection des droites de l’Univers »;Ou encore : « L’abstractivisation des essences correspond à la néantification de l’absolu par la relativisation conceptuelle » - sans parler de la transsubstantiation de l’hypostase. La cour appréciait également ses autopastiches où passaient les accents conjugés des cymbales daliniennes et les bourdonnements souterrains des conférences ministérielles. Comme on levait la tête chaque fois qu’un propos semblait issu de ce Saint des Saints, et que Jean-Pierre se tenait constamment à la droite du Maître, chacun de ses bons mots se trouva rapidement auréolé de la même attention révérentielle. Les tyroliennes, grimaces et rimes ingénieuses qu’il plaçait à chaque détour de phrase, épuisant toutes les ressources du système pileux, l’égalèrent presque aux talentueuses démonstrations de son protecteur. Enfin, l’Élite. Enfin, les Hauteurs. Et lorsque O’Letermsen, traçant sur sa nappe des imbrications de sphères et de cylindres, proférait gravement une formule de physique transcendente, chacun se figurait, la bière aidant, que le monde entier, d’un coup, se concrétisait hors du néant. Jean-Pierre ne feignait même pas de s’intéresser à la géométrie métaphysique, qu’il trouvait fastidieuse, sans même s’encacher. Peut-être Patrick ne l’en aimait-il que davantage. Le Corbeau confessa au Maître ses problèmes de cul. LeMaître blâma son insistance : « J’ai résolu cette question. Qui d’ailleurs n’en est pas une. J’en suis revenu. Et comme Jean-Pierre, peu convaincu, déclarait qu’il eût préféré y être allé avant d’en être revenu, O’Letermsen lui désigna les cuisses glabres alignées en rang d’oignons sur les banquettes : « Choisis. - Je ne sais pas m’y prendre. Hervéintervenait : - Mais mon vieux ! Je ne sais pas, moi ! Comment tu te débrouilles ! « Dis-lui - - Dire quoi, Péteux ? On rit. - Mais enfin ! Tu n’as pas vu qu’elles n’attendaient que ça ? - J’ai essayé. - Essayé quoi ? - De lui prendre la main. Elle l’a repoussée. - Forcément ! Tu ne lui as rien dit. - Mais dire quoi, Nom de Dieu ? Hervé. Moi je. Y a qu’à. Modeste, en plus. « Leur parler. Leur sourire. Être naturel. » Pauvre con. Scène suivante. Discussion avec un ouvrier espagnol. Il y a toujours un ouvrier espagnol : - La condición obrera… Une main de femme pend le long d’un dossier. J’ean-Pierre l’a saisie, y plonge ses lèvres et quelques larmes. La femme le regarde. Il relâche la main et maintient ses yeux sur la table, entre les cercles tracés sur la nappe. Son visage, par bonheur, est resté magnifiquement froid. 22. Aphorismes « Dites-moi, cher Artaud » - c’est ainsi qu’il se laisse appeler - « ne croyez-vous pas que je vous entretiens depuis un certain temps ? Ne pourriez-vous rien offrir en retour ? » Voussoiement et solennité sont signes d’humour chez le Maître. Jean-Pierre se trouble et commande deux brunes. * « Qu’est-ce que tu écris toujours sur ces petits bouts de papier ? - Des idées. Pour mes tableaux à venir. - Mais quand trouves-tu le temps de peindre ? - Je peins la nuit. La lumière électrique « débloque mes cellules rouges ». Il n’ose pas lui dire qu’il peint lui aussi. * « Bien sûr, bien sûr… nous pourrions « coucher ensemble ». Je n’ai rien contre l’homosexualité. Mais vous pourriez, mon cher Artaud, utiliser des formulations moins triviales. Et puis cesse de prendre ces airs de chien battu, merde ! * « Tu te souviens de la première fois où nous nous sommes vus ? - On ne peut plus aller au bordel ? - Mon père… - Qu’est-ce que ton père vient faire là-dedans ? - Le type avec qui tu parlais… - Ton père ? ce cave ? 23. Cul, bite, cerveau Jean-Pierre découche. Il dort chez l’un, chez l’autre, baskets qui puent sur le plancher, chiffes pouilleuses en tas formant couchette – il dort, de préférence, chez une grande conne de Russe qui tient table ouverte, qui baisouillen de bric et de broc, sauf avec Jean-Pierre, cela va de soi : il n’avait qu’à ne pas demander la permission. Jean-Pierre fait circuler une caricature : Natacha vautrée, cuisses ouvertes, la main sur un gigantesque et phallique tube de valium ; et puis tous ceux de la Tribu, tous ceux des « Arts », bien typés, serviette, savonnette, en rang chacun son tour. À droite en bas, derrière une porte cadenassée, Artaud, bien reconnaissable, en larmes dans sa serviette, avec au fond une locomotive sous pression : QUE MOI ET LE TRAIN Jean-Pierre : « Le monde n’est qu’une irisation sur une bulle de savon » Natacha : « C’est prétentieux ». Jean-Pierre abandonne Natacha qui se doigte aussitôt. Bisty, la Busquée, refait son apparition ; elle entre un soir, au Café des Arts, et s’assoit, comme ça, entre le Maître et Jean-Pierre. Une bière. O’Letermsen : « Regardez : deux triangles inversés – le Sceau de Schlomo – que j’inscris en deux circonférences concentrique, soit, a), la création, b) l’instant créant , c) l’Harmonie des Sphères. Prout dit Jean-Pierre. - UN : l’Être. DEUX : conscience réflexive de l’Être ; TROIS : volition . QUATRE Volonté – CINQ – RÉSULTANTE Notre monde. - Moi aussi, intervient Nouméa, j’ai un tour de cartes pas mauvais. La Busquée dit au Corbeau qu’elle aime les illustrés. Qu’elle en a toute une collection. Qu’elle préfère La Fontaine à tout autre parce que sa morale est bien claire : Aux méchants la matraque, aux gentils la carotte. « La masturbation » dit le Maître « rien de plus normal. Mais le problème – cher Artaud – n’est plus là. Il faut aller plus loin : si l’on considère que  la somme des angles … ...la Busquée bâille. Tous la fusillent du regard. Jean-Pierre a découvert la femme de sa vie. Plus tard. Bisty soulève ses boucles à droite. Puis à gauche. Elle chantonne et tire de son sac un miroir, se refait les lèvres en rouge fatigué, foncé, craquelé. Sa chanson vient du fond des temps, d’avant l’avènement des Jeunes. Les yeux du Corbeau lui tirent, à la base du bec, les spectateurs ne remarquent rien, le couple passe aux autres tables au fond du bar deux laits fraise Bisty chante Un petit cordonnier Qui voulait aller danser les mains du jeune homme frémissent comme pour l ‘étrangler. Il a failli se passer quelque chose. Un autre jour nous vous lirons une autre scène bien plus véhémente, que j’ai réellement vécue. 24. Ça va chier « Voilà ». Jean-Pierre pose son casque sur le guéridon. Un beau guéridon avec un beau napperon. Plus loin le petit lit de jeune fille, en bois clair, et la lumière à travers le rideau. Sur un bureau, une abondance de revues d’enfant, couleurs vives, personnages décidés : la Busquée se tient devant lui, en volants de percale. J’ai toute uen collection de « Pilote » à te montrer, je les lis depuis le début. Il ne rit pas. La prend par le biceps – très mou : « Regarde-moi ». Elle bat des paupières, rougit sous ses taches de rousseur. « Tu crois vraiment à toutes ces histoires, « aux gentils la carotte, aux méchants la matraque » ? Elle écarte les lèvres sur une rangée de vilaines dents : - Penses -tu… ce n’est pas parce que mon père… - ...le commissaire ? - Moi aussi j’ai des idées de gauche… comme tout le monde… Son père l’interroge parfois. Elle sent sa tête qui se vide. « Qu’est-ce qui te prend ? dit-elle. Pourquoi es-tu tout pâle ? Jean-Pierre se raidit. Il lui demande comment ellele ait, si c’est souvent, de quelle façon. Elle se cabre. Ses yeux louchons s’enflamment. Toutes les femmes comprennent de quoi je parle. Pense-t-il. « Même pas avec une femme ? Il la fixe durement, entre les cuisses. - Mais je ne sais pas… ça me dégoûterait, pourquoi ? - Tu ne t’imagines tout de même pas – il s’interrompt – que j ‘aie enviede coucher avec toi ? - il s’interrompt – tu t’es regardée boudin ? - ramasse le casque, s’enfuit en bousculant le commissaire – un grand homme rouge - « Qui c’est ce type ? » Le cerveau de Bisty se vide, se vide… X Ne fais pas ça Artaud. Tu vas t’attirer des emmerdes. Les flics sont sur les dents. - Je me vengerai. - Fais-toi soigner. 25- Ça chie Le Corbeau peint dans son garage. Il se place face au tableau. Un grand nu de femme écorché vert et mauve. Balafré de couleurs vives. « Je t’aime ». C’est un exercice. C’est très drôle. Mon amour. Mon trésor. Un sanglot sous les côtes. Des larmes intérieures, piquantes. Il voit par la porte ouverte son beau message sur le couvre-pied : « Le métier de ton père… […] ...je m’ennuie… avalanche de cendres […] - ma bouche mon cœur ma tête - [ …] [ce que je soupçonne] je suis incapable d’aimer (« prends ma main la première ») - je suis fou ». Il répète : « Je suis fou ». Quelle femme pourra résister à l’appel du Corbeau du Puch ? Les mots d’amour sont obscènes. Jean-Pierre se hérisse de terreur à la pensée des autres lettres- réellement postées. Ses yeux touchent la toile. « Je suis amoureux de la fille du commissaire ». Voilà qui est fait. « Je n’en parlerai pas à Letermsen ». Erreur. 26.- Mondanités - Monsieur le Commissaire. - Monsieur Letermsen. - J’ai demandé à vous voir. - Vous me voyez. - C’est au sujet d’Armand. Le père de Jean-Pierre. - Ce cave ? - Il vous est bien utile. - ...nous est bien utile. - Surtout à vous, monsieur le Commissaire. - Appelez-moi Nestor. Vous êtes agaçant… Vous lui voulez quoi exactement, au géniteur de ce petit con ? - C’est de vous que je veux quelque chose. - Écoutez, An tUasal O’Letermsen : ón le laisse tratiquer. On laisse même son fils poster ses couillonnades. La dernière fois douze lettres d’un coup. C’est lourd. - Pendant cé temps-là Armand vous tuyaute. - Il mé file du pognon, aussi. - Surtout depuis l’affaire des lettres. - Mais sí vous les interceptez, ces lettres – Nestor – c’est tout de même grâce à moi. - 40% du fric d’Armand. C’était convenu. - L’ennui, monsieur le Commissaire, c’est que vous les avez renvoyées vous-même, ces lettres… - Cinquante pour cent ? - Vous plaisantez. C’est moi qui file Jean-Pierre, moi qui note les adresses. C’est moi qui suit les destinataires, qui leur remets les messages en mains propres… qu’est-ce qui vous fait rire ? - ... »En mains propres... » - Et si c’étaient les parents qui les recevaient, ces lettres ? - Tu me fais la morale, Jockey ? - Et les filles dans le bureau, porte fermée ? - Tu voudrais que je te fasse entrer ? - « Mon petit, sans notre intervention, c’est tes parents qui les auraient reçues, ces lettres ; mais si tu es compréhensive... » - Vous écoutez aux portes, O’Letermsen ? - J’ai des micros, Nestor B. - Où çà ? - Ne t’énerve pas, cow-boy ; et ne cherche pas ton colt dans le tiroir. - Je te fais virer. - Je te fais descendre. - Fumier. - À ton service. - Qu’est-ce que tu veux ? - Tout. - Demande au père Armand. - Et tu me fais buter. - J’arrête le Corbeau. Fin du film. - Fin des renseignements, Commissaire. - Plus d’oseille, Letermsen… Écoute… on connaît tes goûts… j’ai une mission pour toi… Tu l’aimes bien, ton Corbeau… - Si on veut. - Tu vas le protéger – baisse ton arme. - Je savais bien qu’on s’arrangerait, Commissaire… - Tu te dégonfles comme on pète. C’est pour ça qu’on s’entend bien, Pat O’Lett. - Letermsen. 27 .- Contresens Jean-Pierre est inquiet. O’Letermsen est inquiet ces jours-ci. J’ai posté trop de lettres d’un coup. Les lettres d’amour surtout – c’est ça qui me baisera. Il se demande depuis combien de temps il n’a pas revu son père. La valise est ouverte sur le lit ; jamais il n’a fait ses bagages tout seul. C’est Mathilde qui s’occupe de tout. « Je n’ai jamais voyagé ». Mathilde a fait son entrée. - Jean-Pierre ? ...à qui tu parles ? - Je croyais que personne m’entendait. Qu’est-ce que j’ai dit ? * Combien je te mets de slips ? - Je ne vais pas loin. - Je t’ai apporté cinq mille francs. - Le père est au courant ? - Qu’est(-ce que ça peut lui faire ? Soudain on frappe au rez-de-chaussée. Il rafle l’argent. Des pas précipités montent l’escalier. 1. - N’y va pas, Jean-Pierre, n’y va pas ». C’est la Busquée. Bisty. Hors d’haleine. 2. «On t’a pas dit d’entrer. - Jean-Pierre c’est très grave. 3. - Tu vois bien que je pars. 4. - Je ne suis pas aveugle. 5. - Tu sais où je vais ? 6. - J’ai volé ta convocation sur le bureau de mon père. 7. - C’est toi qui m’as balancé. 8. - Jean-Pierre, ils ont des preuves plein un tiroir. 9. - ...alors c’est ta putain de cousine. 10. - C’est toi qui a écrit ton adresse au dos de mon enveloppe. Si tu pars tu te fais descendre. 11. Jean-Pierre lâche le bras de la Busquée. Il referme lentement le couvercle de la valise. Mathilde rapporte quatre slips. 12. - Tu m’apporteras des bananes dit Jean-Pierre. 28.- Porfyrion Efimovitch, en beaucoup moins bien Devant le porche une longue automobile noire, chauffeur assorti. Jean-Pierre ouvre la porte arrière et s’assoit. Trois kilomètres de campagne, terre d’avril, prairies grasses. « C’est juste pour vous montrer, monsieur. - Montrer quoi ? Les revoici au centre ville. Un immeuble noir et haut. « Porte D, monsieur ». La voiture s’éloigne dans son dos, brûlant les feux, le long de la plus longue avenue de France. COMMISSAIRE DIVISIONNAIRE Il n’éprouve ni honte ni joie. « Je préfère rester debout. - À ton aise. Un commissaire bien ordinaire, chauve à lunettes, les bras de part et d’autre d’un plateau de bureau métallique, à joncs chromés. Jean-Pierre apprend alors : - qu’aucune des lettres composées avec autant de soin n’est parvenue à son ou sa destinataire, à l’exception des trois premières. - que toutes les autres ont échoué ici, sur ce bureau – le Commissaire le frappe du plat de la main. - que lui-même, Commissaire Divisionnaire – et le Corbeau écoute avec une attention redoublée – renvoyait ces mêmes lettres à d’autres jeunes filles de sa connaissance à lui. - que le père du jeune Jean-Pierre Fargey, ici présent, recueillait auprès de ces autres jeunes filles de l’argent qu’elle soutiraient à leurs clients, lâches et pleurnichards – le Commissaire se renverse soudain sur son siège en criant de rire, sans quitter Jean-Pierre de ses petits yeux soudain porcins. Il pousse vers lui un paquet de liasses et un revolver : « ...et ma fille en mariage ! » - il hoquette, il ne veut que le bien de son hôte, qu’il a pris en affection. Redevenu sérieux d’un coup, le Commissaire dit : « Choisis ». Jean-Pierre empoche les billets, va pour saisir le revolver – STOP – la patte du Magistrat s’abat sur la griffe blême – Tu triches, Corbeau. Voilà dix minutes que nous discutons. Nous reconnaissons les faits. Tu viens d’avoir dix-huit ans. Et c’est moi qui peux te coffrer – j’ai réfléchi. « Écoute-moi bien. Tu reprends ta valise. Tu te laisses oublier quelque temps. À CLERMONT par exemple. - … À Clermont ? - Rentre chez toi. Ne t’étonne de rien. Et dégage. 29.-?ovissima verba Le Corbeau fut libéré. À cette heure-ci, l’autocar du Puch est vide. La portière s’ouvre dans un chuintement de soufflets. J.P. Fargey s’affale sur la banquette du fond. Rapidement, les virages lui montent le cœur en neige. Titubant d’un siège à l’autre, il se rapproche du chauffeur ; sur la vitre latérale on lit Made in Belgium. Sa valise est retée sur le lit. À partir de cet instant il n’a plus cessé de penser. P A R A B A S E Au beau milieu des tragédies antiques, un acteur, souvent l’auteur lui-même, se sacrifiait pour déclamer en avant-scène ses conceptions de l’art, éclairer les intentions de sa pièce,,au cas où le public n’aurait pas bien compris. En fait, il disait n’importe quoi. Aux premiers mots, les spectateurs protestaient. Mais les plus avisés tendaient le doigt : » Attendez ! » - et l’on riait, parole de moine, on riait. On appelait cela unz P A R A B A S E. Je me suis mis tout entier dans cet ouvrage. Certains me l’ont reproché, cachant leur dégoût sous des accusations de « banalité ». Mais je ne choisis pas mes sujets n’importe comment. Ce puceau-là, ce malade mental, c’est moi. Les lettres, je ne les ai jamais envoyées. Un autre s’en est chargé à ma place. Il s’est fait prendre. Il s’est suicidé au Puy, Haute-Loire, à 19 ans, enno Domini M CM LXXI. Cet ouvrage lui est dédié. D E U X I È M E P A R T I E E R R A N C E S Délire Nous avons voulu élever nos personnages au-dessus de la convention psychologique ou policière, afin de les transférer dans une autre convention. Nous estimons souhaitable qu’ils se tourmentent, et passent des épreuves. ...et à perte e vue, hagards, déchiquetés, les bras grêles, engloutissant l’espace, emplissant le ciel, mes Fous, mes Fous serpentent au ras de l’horizon, heurtant leurs fronts, dans l’aube apeurée _ entrechoquant leurs têtes pierreuses - Ce que dit le graveur « Cimetière des fous. Tout le monde descend. Dépêchons – en rangs – glissez-vous sous la terre – ôtez-moi cette dalle – virez-moi ces fleurs : une croix suffira, petite, noire, portée devant soi. « Bien alignées, les croix – qu’on les arrache aux anciens corps – ils seront dépotés plus tard. « Par date de décès, je dis ; comment voulez-vous qu’on s’y retrouve ? comment je vais graver le nom sur la plaque de zinc ? 20 juin, 25 juin, 3 juillet : nous y sommes. On vous l’avait caché. Vous ne vous y attendiez pas – juste derrière le mur d’enceinte. On n’allait tout de même pas vous prévenirque ça se terminait comme ça ! La rangée d’ifs, en perspective, c’est pour rassurer le cortège : « Nos morts sont bien tenus ! » On ne vous laisse que votre croix d’emprunt, réglementaire. « C’est à vous seuls, gentils fols, qu’est réserve ce privilège : la vraie mort, la mort sans apprêt, la mort propre : 62cm sur 40... » Alors, humblement, les fouis ont sauté sous ses yeux, les fous ont garé leurs os, remonté les épaules, se sont sagement enfouis. Ont ramené sur eux leur bure de glaise, et pour quinze années pas plus, étendu leurs tibias perclus, cimentés de cancers. « ...et pas d’affolement ! pas de vagissements, pas de cris. On est dans un endroit sacré, ici, Nom de Dieu ! ayez le respect des morts. » Sur eux les croix se sont tassées un peu – d’arbre en arbre – le temps de faire son creux. « Et n’allez pas me faire croire que vous attendez une visite. On ne vient jamais, ici. On aurait trop honte. » Délire, suite Jean-Pierre : « Fous, mes frères, vous que j’ai failli être, ou que je serai, vous seuls dignes d’être appelés frères, vous qui faites souvenir que la seule prière qui puisse être décemment monter aux lèvres c’est le Kyrié éléisson – Gott erbarme Dich – Señor tién piedad – Gospoda, pomilouyi – de peuple en peuple, in excelsis – je suis venu à vous, courbé sous le crachin, ou écrasé de soleil – vous seuls dignes d’être aimés, en vos faces alignées, ravagées, rongées sous mes talons _ « Cimetière étriqué où tiendrait toute l’humanité, immense et mesquin, entre ses quatre murs sans herbe (…) « aplati entre ciel et terre, comme entre deux feuillets d’un registre d’écrou (…), « Quand je te vois, te hume (…) terre impénétrable, ventre insolent Tombes enceintes sous le poids des murs d’asile Murs barbelés, surplombés de Haut-Voltage et de projecteurs (...) » - C’est à Cadillac, Gironde, que sont entreposés les fous les plus dangereux, les criminels, celui qui castra son amant d’un coup de dents – les maçons haussent le mur. Ils sifflent, ils pètent de santé dans leurs bleus de travail « Avec ça putaing, les dingues y risquent pas de s’évader, cong… Alors un flot d’acide se presse à mes lèvres Liberté Liberté même si ça n’a aucun rapporte Liberté pour Nerval et Nietzsche Gérard et Frédéric Artaud, Van Gogh et tous les autres et Toi, Camille et la petite excisée de Mauritanie engraissée de lait jatte après jatte sous la menace du bâton « Il n’y a pas de liberté il n’y a que la mort il va bien falloir que je l’aime- et c’est pourquoi nous visiterons les cimetières, tous les cimetières « Nous suivrons sur les cartes les routes jaunes, les lourds méandres des nationales écarlates et les chemins blancs pointillés non revêtus avec de place en place le rectangle marqué d’une croix cimetière et dans le cachou noir des agglomérations ce cercle blanc des églises et c’est pourquoi nous visiterons les églises, toutes les églises. Dédicace Aux goîtreux. Aux tubards. Aux châtrés, aux polios, à tous ceux que les flingues ou l’alcool (…) Aux trop bons dit Letermsen (« à tous ceux que la poursuite absurde de la vie détourne irrévocablement des travaux de la mort ») - A vous, dit le Corbeau, femmes fourrées, pudibondes, closes, femmes sans un mot ni façade, sans pardon (se peut-il envérité qu’il y ait tant d’humains, quand un Abge sous l’arbre m’avait murmuré « tu es seul, tu es tout » - les autres – se peut-il vraiment qu’ils existent) M… C.. TR.. D. C.. B….. - rien de plus cru désormais que la litote. GLORIA IN EXCELSIS HARDT VANDEKEEN LE CORBEAU DU PUCH Jean-Pierre Fargey dit Le Corbeau et Pat O’Letermsen, indicateur de police congédié, s’évadent sur les routes de ce qu’il est convenu d’appeler le Massif Central. L’espace et le temps s’emparent désormais de leur dimension perdue/ La dévorante précipitation de nos capacités de communication, tout ce comportement bas et banal de l’inconsistante humanité, ainsi que ses instruments, ici ne sont plus de mise. Il n’y a plus pour l’homme et son double que les fécondes ténèbres de la reptation. Si vous êtes parvenus jusqu’à ces pages parmi les ferronneries que nous y avons forgées, si vous avez franchi la barrière de nos discrimination - je plaisante. O’Letermsen établit un programme d’errance. Ce programme abolira les critères du déplacement. Les distances en particulier seront considérées comme bien plus vastes et longues, bien moins faciles à percer qu’en vos perceptions. Il faut s’imaginer des êtres se mouvant à l’intérieur d’une matière très visqueuse et entravante. De même, les moyens de transport obéiront à la lenteur, et le dépaysement sera sensiblement plus accentué qu’en nos espaces communs. Le programme propose également la mécanique obsolète du déplacement double ou filature parallèle : quel que soit le manège adopté par le Corbeau – train, motocyclette à faible cylindrée) l’indicateur déchu O’Letermsen l’accompagnera parallèlement par étapes, à petite distance. Je serai dit-il en tierce au-dessus de toi, vers le nord. Jean-Pierre Fargey, dit le Corbeau du Puch, se sentira physiquement, définitivement, libre. Rituel Morts Liberté Départs (c ‘est le titre) Comprenons-nous bien : le départ, « l’Envol du Corbeau », ne saurait se concevoir sans une certaine solennité – sans un rite. Je ne veux pas choisir – dit Jean-Pierre- je suis un porche à tous vents - « et mon cul vibre à tous les dirigeables », ce qui ne veut rien dire – plus tard, Corbeau, quand le craquement granulé du pédalier (…) plus personne n’écrit comme ça – tous les noms du Grand Atlas Bordas je les ai tous cherchés dans la table alphabétique Le Corbeau ne voit que les yeux faux des filles au bord des routes, le liseré des slips en danseuse au-dessus de la selle il voit dans Clermont des Morts défiler des gueulards avinés au son de L’Internationale et du Horst Wessel Lied manifestations pouilleuses aux lèvres veules, torchées de fureur Jean-Pierre est devenu fou Sa roue est son étoile son grand chemin vers les Parfums de Femmes et autres interdits sans raisons

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