FLEURS ET COURONNES

CONFRONTER le « Hautetfort » dans « Diffusion écrite » et le « Hautetfort » dans « Textes 1 ». Sélectionner dans chacun d’eux ce qui se rapporte exclusivement à « Fleurs, couronnes, etc. » et l’ajouter tout à la fin du fichier « dernier état ». chercher «surprennent» p. 65. Stabbs est toujours vivant et prend soin de Noëldieu qui l’a pourtant blessé. nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn NE PAS OUBLIER QUE DT. EST DANS LA MAISON DES SŒURS ET AUSSI DANS LE PAVILLON AU FOND DU JARDIN. DÉBUT 2 À la mort de son épouse, Detlev ne fut pas accablé de chagrin. Il demeura près du corps, assis, répétant : « Ce n’est pas possible ». Les haut-parleurs en sourdine diffusaient Good bye strangers. Murs verts, corridor pavé, serpillière en action. Plus loin les chambres, d’où viennent des bouffées de déjections et de désinfectants. Trois niveaux de couloirs : portes feutrées, salons, pièces d’usage imprécis, rumeurs de chariots et grommellements de soignantes. Sur le lit gisait Myriam, en peignoir, tête calée sur un coussin de glace. Ses lèvres avaient pris l’aspect de fines cordelettes mauves. « Je ne veux pas rester au Vieillards’Home » dit le veuf. - Vous occupez notre meilleure chambre. - Pourquoi m’avez-vous séparé de Myriam ? - Son travail de mort vous aurait troublé. - J’adore les agonies. Claire glissa dans l’ étui ses lunettes fumées. Un bref éclat de la monture éblouit Stavrov. « Myriam » dit-elle. « Morte », répond-il. Puis « Claire ? je ne veux pas mourir ici. » Good bye stranger fait 7mn 26 : claviers, voix de fausset, tierce et sourdine. Odeur de violette. LA GLACE ! hurle une soignante – en plein mois d’août ! Les cubes qui s’entrechoquent, bruit de cocktail, tête qu’on replace. Stavrov pose la main sur un bras tiède, celui de Claire : « Montez le son ». Les soignantes le fixent comme un demi-fou - un jour trouver ton / paradis – martellement feutré désormais indissolublement lié au visage de Claire, aux méplats de son profil. X 3 Stavrov et Claire à titre d’avertissement visiteront cinq domiciles. 2 Dans un premier vit une vieille fille parcheminée : « Cache tes doigts. - Là n’est pas l’essentiel, Paniei Detlev » – mobilier envahi de bibelots et de napperons blancs j’ai reverni les meubles 26 Rue aux Juifs ma bibliothèque Saramago - Eça de Queiroz « La circulation » dit-elle « me gênait puis je m’y suis faite, à présent l’été je laisse la fenêtre ouverte et j’ai fleuri la terrasse sur cour… La vieille dame se lève et sort d’un tiroir une lettre récente, où la propriétaire se plaint d’un gendre chômeur, d’une fille aux études coûteuses – et une “Sommation de Déguerpir”. Claire secoue ses boucles blondes : “À présent Mlle M. s’ankylose, comme vous le voyez, dans une pièce meublée d’un lit, d’une table. Plus une chaise, une coiffeuse à deux rangées de lampes nues. - Les toilettes se trouvent au fond à droite, précise la locataire ; Claire la dissuade de se soulever “pour montrer”. “Il ne s’agit pas d’une spoliation, Paniei Detlev ; mais d’une simple application de la loi. Tout propriétaire est en droit de réagir ainsi.” Fin du premier avertissement. Detlev croit aveuglément tout ce que dit Claire. Elle n’a que 23 ans. Blonde pâle, pommettes écartées ; que pèse une vieille Lisboète, rue aux Juifs ? ...Detlev reçoit l’assurance de quitter bientôt le Vieillards’ Home. Le lendemain, Claire dit : « Tu n’aimes pas les femmes seules. - Je me comprends. - Fermez bien votre porte à double tour ». Claire ne se décide pas entre vous et tu. « Eh bien, Detlev, restez donc hanté. R. 4 Detlev digère mal son expulsion programmée. Deuxième visite “Chez Léger. Passe devant.” Qui est-ce ? Le battant se referme et se rouvre, derrière sa chaîne. “Nous ne pouvons loger personne”. Les voix sont âgées. « Pas de migrants ! » « Service Social » répond Claire. Ce qui est faux. Pierre Léger a le cheveu crépu, le teint basané d’un quarteron. Menton lourd, 60 ans ; son épouse Reinette, longiligne, porte une jupe blanche doublée satin. « ...cas sociaux » murmure Claire. - Nous avons nous-mêmes bâti cette maison. - Trésor, que dis-tu là ? c’est toi qui l’a construite. - Pour toi, et nos futurs enfants. » Le mari reconnaît qu’il n’avait nul permis de construire. Un beau jour, les hommes de loi sont venus, pour tout remettre en l’état. Démolir. Maison longue et basse, murs crevassés où l’on passe le doigt. Pierre Léger est à la retraite. Reinette n’a jamais (ce qui s’appelle) travaillé (sé timoun-la c’est pas boulot). Longère hypothéquée – à leur âge, plus rien à souhaiter qu’un point de chute au Vieillards’Home : 24m² pour deux, dont les enfants règleraient le loyer. « Ça alors », commente Detlev, visiblement au comble de l’indifférence. « Tout sera vendu - vous verrez, Detlev ! » Le vieux Detlev ne sait pas ce qu’il verra. Ils ressortent ensemble du pavillon, Pierre derrière eux bouche ouverte et le front couvert de sueur. « Je ne vois rien qui me convienne », dit le veuf. Dehors : « Tout est fait pour me distraire de Myriam empaquetée sous terre. Je n’arrive plus à la revoir en vrai ». Voici en troisième visite un nouveau couple Antillais. L’homme est tout le portrait de Pierre Léger : un quart de sang noir, la tête plus massive, le regard moins niais. « Il va nous emmerder », dit Detlev avec grossièreté. « Tout est fait pour me distraire » etc. («Eh bien Detlev, écoutez les autres ») ; Detlev répond qu’il connaît cela par cœur. R. 5 Quarte porte Il y eut un jour, et il y eut une nuit. Claire tire une fois de plus Detlev de sa torpeur. Le nouveau locataire en péril, homosexuel quarteron dit « Solange », commence sa litanie : « ...pwivé de logement » -  ...encore ! s’écrie Detlev - « ...par les manœuvwes de ma femme…  Ne me pawlez plus des femmes ! » Claire laisse échapper un geste de lassitude. Le quarteron quitte son accent. C’est un ancien bijoutier. Il a tout perdu. Il n’a pu satisfaire son ancienne épouse, qui le hait à fond, et le dépouille de son capital. Même le matériel, « les outils », elle les a vendus. - À soixante ans... poursuit Solange. - ... il n’a plus pour ressource, Panie Detlev, qu’un dossier d’admission au Vieillards’Home , où lui seront servis trois repas par jour. - Il me restait quelques diamants, dit-il. De tout petits diamants. » ,nnjhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh Un jour sur deux, Claire et Detlev ont inspecté les sexagénaires du crû. Les scènes se sont déroulées à Troyes. « Je croyais que vous seriez triste, Vieux-Detlev. - Myriam reviendra, répond-il. Claire se rajuste une mèche. « Ces gens qui doivent me remplacer, dit Vieux-Detlev, n’ont pas la moindre personnalité. Je ne peux pas leur ressembler. - Qui vous le demande ? - Eux-mêmes, Biche. - Ne m’appelez plus jamais Biche ». Elle rajuste sa mèche. - À la cinquième porte, l’homme se présente : « Evguéni Lokinio. - Alphonsine Turc, épouse Lokinio. - J’étais chef de gare, et ivrogne. - Nous avons eu six enfants, je suis une incomprise, je bois du Guignolet-Kirsch ». Vieux-Detlev demande s’il va falloir aussi s’apitoyer sur ceux-là. Evguéni précise : « Nous avons bu tous nos revenus. Pourtant j’étais autoritaire, et nos enfants nous respectaient. - Vous les avez, dit Vieux-Detlev, détruits jusqu’à leur quatrième génération. - Deux suffiront, ironise Alphonsine. R. 6 Il n’est pas nécessaire dit Claire. Alphonsine s’emporte : « Nous nous passons de vos sermons. » Bouche pincée, nez en couteau. Vieux-Detlev se tourne vers Claire : « Est-ce que les curés parlent encore de la Bible ? - Seulement de ce con de Jésus. - Insultez-moi, et je porterai ma croix » psalmodie Evguéni. - Vous entendez ? Sit Alphonsine. Trente-cinq ans que ce chef de gare se prend pour un pasteur. Et ça boit… » Elle reprend son souffle : « Autrefois deux autres vieux vivaient en fond de jardin, les Mazeyrolles, plus vieux que vous encore ! ...en fond de jardin, derrière la petite maison,   occupée par des quadragénaires. Clair et Detlev ne laissent rien paraître. - C’est bien jeune, objecte Detlev. - Ces jeunes ont engagé une procédure, dit Claire, pour expulser les vieux Mazeyrolles, tout au fond. - On n’expulse pas les vieux, profère Detlev. - Détrompez-vous. Les Lokinio-Leturc, ces ivrognes, ont martyrisé leur troisième fils. Battu chaque jour, sans laisser de traces. Lui ont fait porter les vêtements de ses frères aînés. Ils l’ont placé en internat dans la ville même. Ils se sont opposés à son mariage. - Bien traités, les fils aînés ? - Oui. Mais ils n’auraient jamais dû s’acharner sur le troisième ». Claire ajoute que ces ivrognes aux traits secs avaient tout englouti, que la vente à bas prix de leur logement couvrirait à grand-peine les frais du Vieillards’Home. X Les yeux de Claire fascinent Detlev ; il le lui dit. Il ajoute que sous la peau de son visage, si parfaitement limitée par le muscle, s’est incarnée toute la vertu du monde. - La vertu, Detlev ? - La justice. L’égalité. Le droit. » Claire se met à rire : «Regardez bien, Vieux-Detlev : nous voici, aujourd’hui, tout à côté de chez Myriam – votre femme ! vous habitiez là tous les deux, Myriam et vous ! ...dans le temps !… À présent deux plus vieux que vous les habitent, encore ! c’est en fond de jardin, derrière une autre maison. Celle de devant est occupée par des quadragénaires. - C’est bien jeune, dit Detlev. - Ces jeunes ont engagé une procédure, dit Claire, pour expulser les vieux. - On n’expulse pas les vieux , émet Detlev. - Dix-sept ans de séjour aux Vieilles Habitations ! ...dans le jardin – sur la friche – entre les deux maisons, vos voisins Mazeyrolles, entassaient leurs ordures : deux gazinières, quatre batteries déchargées… Ils disent : « Notre Fils viendra dégager tout cela par camionnette » mais les jeunes – les Acquatinta – n’y croient plus. Ils ont tout fait virer, d’office : encombrants, déchets… - Mais, le vieux Mazeyrolles est le cousin de Myriam !… - D’abord, les Acquatinta leur ont doublé le loyer, car ce sont les propriétaires. Puis les Acquatinta, les propriétaires, les ont persécutés. - Comment cela ?’ Vieux-Detlev ouvre de grands yeux. - Pour gagner l’extérieur, sur la rue, les Mazeyrolles devaient emprunter une servitude. Les Acquatinta, quadragénaires, pleins de soleil, déjeunent en plein air ; les Mazeyrolles saluent humblement les Acquatinta, les quadragénaires ne répondent pas, ou, s’ils y consentent, c’est d’un air on ne peut plus condescendant. Voire excédé. - La Marie-Thérèse Mazeyrolles n’a plus qu’une dent sur le devant. La lippe qui pend. Les cheveux peroxydés. « Coquette. Hideuse. - ...ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue ! - Son mari s’appelle Robert. Trapu, voûté. Il traîne des pieds. - C’est bien lui ! tout à fait lui !… XXX Après chaque visite, Vieux-Detlev et Claire prennent un lait fraise et un diabolo menthe au bar L’Érection. Le garçon grogne : « c’est des boissons de gonzesses ». Vieux-Detlev se fait tout expliquer, répéter, rétaler. Ces Mazeyrolles, anciens voisins, aujourd’hui, de nouveau, mitoyens, aussi crasseux qu’avant. Il se fait préciser leur ancienne adresse : aux Vieilles Habitations, sur un vieux plan. Demande combien d’armoires, ici, sont venues se réentasser dans cette nouvelle installation. S’il est bien vrai que là-dedans, ils ne possèdent plus qu’un petit écran qui fonctionne, juché sur un plus grand irréparable. « Je parie » dit encore Detlev « qu’ils sont devenus sourds et se crient dans les oreilles en occitan». R. 8 À quelques jours de là, Evguéni et Alphonsine recommencent à se battre. Ils empestent l’alcool au premier mouvement. Pour Evguéni, c’est le Ricard. Deux infirmiers surgis d’une camionnette les entraînent sans égards. À travers la porte arrière on entend Alphonsine qui  gueule où y a Evguéni y a pas de plaisir. - Ils n’étaient pas méchants, commente Detlev. R. 9 « Regardez bien, Vieux-Detlev : nous voici, aujourd’hui, aux Vieilles-Habitations, juste à côté de Myriam – vous habitiez là, tous les deux. Dans le temps. Maintenant c’est des plus vieux que vous qui les occupent, encore et toujours ; toujours en fond de jardin, derrière les Acquatinta, dans la quarantaine. - C’est bien jeune, dit Detlev. - Ils ont expulsé tout le monde, les crasseux, les soûlards. Detlev reste impassible : on n’expulse pas les vieux. - Dix-sept ans de séjour ! ...dans le jardin – sur la friche – entre les deux maisons, ils ont entassé des ordures : deux gazinières, quatre batteries déchargées… « Notre Fils viendra dégager tout cela par camionnette » mais les jeunes – les Acquatinta – n’y croient plus. Ils ont tout fait virer, d’office : encombrants, déchets… - Mais, ce sont des cousins de Myriam ! Eh bé ! Eh bé ! - Les vieux Mazeyrolles ne l’ont pas supporté. - ...Des cousins de Myriam ! - D’abord, les Acquatinta leur ont doublé le loyer - par exemple ! devenus propriétaires ! - Puis les Acquatinta les ont persécutés. - Comment cela ?’ Vieux-Detlev ouvre de grands yeux. - Pour gagner la rue, les Mazeyrolles devaient traverser le jardin. Les Acquatinta, quadragénaires, pleins de soleil, déjeunent en plein air ; les Mazeyrolles saluent les Acquatinta, les quadragénaires de même, d’un air condescendant. Voire excédé. - La Marie-Thérèse, c’était la fille de… ‘ ...elle n’a plus qu’une dent sur le devant. La lèvre qui pend. Les cheveux peroxydés. « Coquette. Hideuse. - ...ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue ! ...longtemps ! - Son mari s’appelle Jean-Paul. Trapu, lourdaud, avec les épaules arquées. Il traîne des pieds. - C’est bien lui ! tout à fait lui !… Après chaque visite, Vieux-Detlev et Claire reprennent un lait fraise et un diabolo à l’Érection. Detlev est stupéfait. Il se fait tout expliquer, répéter, rétaler. Ces Mazeyrolles l’intriguent. Il se fait désigner leur ancienne adresse sur un plan de ville. Demande combien d’armoires s’entassent dans cette pièce où l’on ne peut plus mettre un pied. S’il est bien vrai qu’ils ne possèdent plus qu’un petit écran de télé qui fonctionne, noir et blanc, juché sur un grand irréparable Claire éclate de rire, montre ses dents jaunes. Claire lui apprend que ces soûlards aux traits secs ont tout englouti, que la vente à bas prix de leur logis des Vieilles-Habitations, à supposer qu’ils trouvent des acquéreurs, couvrira tout juste les frais de leur hébergement au Vieillards’Home, s’ils s’avisaient d’y prétendre. Detlev interrompt : « J’aime tes yeux. Sous la peau de ton visage, si harmonieusement pourvue de muscles, s’est incarnée toute la vertu du monde ». - La vertu, Detlev ? - La justice, le droit, l’égalité. » Quinte visite.Passe d’armes - Comment va pépère aujourd’hui ? Il a fait un gros crotton le pépère ? il veut ouvrir les rideaux le pépère ? - Faites chier. - Pas poli le pépère ! - Je t’ai vouvoyée ». Detlev ne supporte pas que Claire Mazeyrolles. cousine lointaine de son épouse, use et abuse du badinage. L’amour pour lui se définit par et dans la contemplation. Ni vieux, ni actif. Ils retournent chez les vieux Mazeyrolles, en compagnie tierce de Johanna Mazeyrolles, associée de sa propre sœur aînée. Se marier ne semble dans les projets ni de l’une, ni de l’autre. La plus jeune a les yeux et les cheveux noirs. Le menton et le nez insolents (on disait « mutins »). X R. 11 Retour chez les vieux Mazeyrolles, aux Vieilles Habitations. Claire, debout, prend des notes. Johanna, en retrait, les toise. Derrière eux s’entassent les armoires, combles, béantes, comme les bornes raides de toute une vie ; le soleil joue sur les battants. Les Mazeyrolles apprennent leur imminente réinstallation. Thérèse Mazeyrolles demande : « Il faut trouver un nouveau logement ? L’homme : « On nous promet un rez-de-chaussée, même prix, même rue. Les deux sœurs se sont montrées froides et administratives, sans soupçon de la moindre compassion. Au retour, hors de leur présence : « Déplanter nos grands-parents, c’est les tuer » conclut Johanna. X - Encore un peu de bouillon, Pépère ? ...Vieux-Detlev ! On se promène tout seul dans les couloirs à huit heures trente ? Extinction des feux ! » Detlev se fait rabrouer. Mais le règlement n’est plus ce qu’il était. « Même ici, Grand-Oncle, couvre-feu ! » Chez les deux Sœurs, on est contre les restrictions. Mais qu’il est bon de les appliquer. X R. 12 1. Claire et Johanna occupent non loin du centre-ville une vaste demeure, aux chambres profondes : l’une d’elle reste inoccupée. La ville connaît le bâtiment sous le nom de Großhaus, en fâcheuse mémoire de la Kommandantur. Les sœurs trouvent les Mazeyrolles « plaisants », « sympatiques ». Leur déménagement se fait dans la sobriété. Johanna vient en visite, elle boîte bas. Detlev ne l’a jamais remarquée à ce point. Il ne l’en aime que davantage. C’est une femme jeune, droite, conservant son mystère. « Bouche grande, bouche close ». Ce pourrait être un proverbe.  Même quand elle marche, on dirait qu’elle danse . Detlev ne l’aura jamais autant observée. - Cela fait dix-sept ans que nous vivions ici, dit Marie-Thérèse Mazeyrolles. Johanna s’éloigne. Les deux soignantes inspectrices et le vieux couple portent le même nom de famille. Detlev les admire. Laquelle susciterait le plus en lui d’admiration ? Il aimerait désirer l’une et l’autre. Petites-filles du vieux Mazeyrolles, cousin de Myriam. Rien d’interdit par la loi. Son signe à lui est le Sagittaire (24 novembre) xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx Les Mazeyrolles déménagent. D’un fond de jardin à l’autre. Exactement semblable. Il ne faut pas dépayser les vieux. Ils pourraient en mourir. Le lendemain Johanna est revenue. Plus éloquente, prenant soin que son visage reste lisse, impénétrable, même en riant. Son débit s’affermit, ou bien se précipite. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent à nouveau dans un taudis. Leur papier peint se détache en copeaux. Sur la télévision j’ai aperçu tout un poulet à dégeler (rire). La planche à repasser reste au milieu du salon. « Les reloger une autre fois ne donnerait rien. Ils transportent avec eux leur taudis, comme deux gastéropodes. » - Comment se fait-il, dit Detlev, que toute jeune déjà vous aimiez tant l’ordre ? Elle ne répond pas. Leur nouvelle friche sert de nouveau dépotoir. Elle a trouvé quatre grille-pain rouillés, d’autres armoires en plein air cette fois, et rongées sous la pluie. «  Ce sont aussi des cousins de Myriam. » Detlev n’y voit pas d’objection. Myriam, les vieux Mazeyrolles et leurs soignantes sont donc apparentés. « Tous cousins » conclut Johanna .  X Detlev prend bien garde de conserver son territoire, fragment du second pavillon ; il en fixe rigoureusement les frontières. Juste à côté des Mazeyrolles donc, en mitoyenneté, presque chez eux. Il répète sans cesse du bout des lèvres deux ou trois prénoms sans lassitude. Seul ici aussi bien qu’ au Großhaus. Et ça sent le foin quand il tourne la clef : entre laine de verre et souris crevée. Chez lui dans le Pavillon. Detlev est ressorti cette nuit. La lune sortait des nuages sur les murs. Il longea la « Maison Usher », froide et murée. Detlev sans avoir bu ballotte doucement d’un trottoir à l’autre : « ...mes chambres sont à moi ; elles me les ont données - une arrière odeur de rats cependant, au fond du jardin. Je soupçonne les Mazeyrolles d’élever des rats ». Courage petit poète de la IVe dynastie  X LE GROßHAUS Une cloche en cuisine : Oncle René, fils d’Alphonsine et abstinent, appelle à table. Vieux-Detlev se lève ; il parle volontiers de tout avec insignifiance, passant de table en table. Claire n’est arrivée que pour les pâtes ou le hareng, casque auditif en tête : Good bye stranger - Good bye Mary, good by Jane, lancinante mélopée dont les paroles bien comprises nous étreindraient d’une incurable mélancolie « Gruyère pour tout le monde ! » braille le grand escogriffe. X Detlev respire plus lentement. Ne s’en tire pas trop mal. Sa demeure est vaste et sobre, il n’en connaît plus d’autre et n’en sort plus qu’à longs intervalles. Myriam en souvenir de fond, morte jadis au Vieillards’Home. lotissement blafard et négligé où plus rien ni personne ne passe. Presque abandonné. À l’ouest. Claire et Johanna donnent toute liberté à l’intérieur du Großhaus, toutes chambres individuelles fermées ; puis Detlev revient de son antre. Il erre pieds nus dans le couloir frais de la Grande Maison. Ces alternances forment tout le charme d’une existence insouciante. « Je devenais fou au Quartier des Hommes ». Il parcourt les revues aux toilettes communes, se hasarde jusqu’au prunier à mi-chemin de son autre logis : plus au fond, derrière la haie, près de leur masure, passent les ombres des vieux Mazeyrolles, successeurs des Lokinio-Turc : l’homme voûté, silencieux – Marie-T. édentée, volubile à se parler seule. Mais Detlev conserve près d’eux, là-bas au « pavillon », une pièce à lui seul. Lorsqu’il a poussé jusque là, il s’assoit dans son salon aux meubles rapportés, face aux cendres de l’âtre. Ses oreilles se dégagent lentement, et sa raison revient à mesure. Il passerait des heures à écouter se défriper sa tête et ses tympans. Puis il revient manger à la Grande-Maison, que l’on nomme aussi Großhaus, pour faire allemand. Durant tout le repas commun règne en bout de table la télévision. Detlev cache mal sa déception ; au moins peut-il se purifier des anciens miasmes du Vieillards’Home et, le soir, contempler à loisir le profil de Claire, nimbée de marbrures. « Nous serons un jour débarrassées d’eux » pensent-elles en moulant le café. « Pourquoi passez-vous, demande-t-il, votre vie à épier les vieux ? vous les achevez, ici comme avant. » X L’oncle René, fils d’Albertine, apporte et remporte les plats sans un mot. «Ne vous apitoyez pas, Detlev », chuchote Claire. L’oncle René approuve de la tête ces mots qu’il a surpris et repart en cuisine. « Nous avons brûlé toutes les armoires au centre du jardin ». Les Mazeyrolles avaient contemplé une première mise à feu : emballages et meubles hors d’âge ; Detlev se revoyait, à la fenêtre, Myriam à ses côtés ; les grands-parents montaient dans l’ambulance, accablés, têtes basses ; ils auraient donc ainsi vécu, dix-sept années, entre débris internes et déchets externes. Cela recommençait. Il n’avait rien vu cette fois-ci . Des voisins s’étaient attroupés. Les crépitations retentissaient sur fond de Rita Mitsuko – une autre époque, à présent veuf. X Les rapports d’oncle René et de sa mère Alphonsine constitueraient un grand sujet d’étonnement ; nièce Claire et nièce Johanna, Detlev lui-même gendre Mazeyrolles, n’en laissent rien paraitre. Alphonsine se la joue vieille et charmante. Sa lèvre supérieure est cependant striée. Taciturne parfois, stricte et déjetée sur sa chaise, elle dépend tout entière de son fils René, escogriffe jaune et quadragénaire. Il la soutient avec des précautions de conservateur. Il lui ôte les pierres du chemin. Les humains, s’il pouvait. * Ce soir où Detlev célébrait sa nouvelle occupation plénière, ils occupèrent tous le long côté des tables ; Alphonsine et fils René se comportèrent sans faillir, poussant à égalité la nourriture dans leurs gosiers. La vieille Alphonsine s’endormit toute droite entre deux bouchées. Son fils lui avait coupé le pain, désossé la viande, essuyé le coin des lèvres. Detlev jouissait de sa nouvelle autonomie, libre, derrière sa haie. À présent, Claire à sa gauche et Johanna sur main droite, en profils silencieux. Plus d’autres convives inconnus. Après les agapes il serait tout à fait chez lui. Définitivement. Parfois les deux Sœurs lui tendent de part et d’autre un verre, un sourire, un pâté, puis répondent aux invités qui les flanquent ou leur font face. Juste devant Detlev, deux vieilles excursionnistes déglutissent à tour de rôle. Plus loin donc Alphonsine Turc et son fils, désormais raides, assoupis et le nez pendant. Detlev lorgne son plat sitôt vidé par pur désœuvrement. Il se lève à pas feutrés le long de la desserte à chips, tourne sur les hors-d’œuvres et revient côté quiche. Il se bourre. S’occupe. Tout le passé qui reflue. «Mort de Myriam ». Detlev n’en peut plus d’observer. Il fait, défait connaissance. Un docteur aux paupières bordées de bacon : « L’essentiel, chez un vieux, c’est les jambes ». Il reprend son circuit, revient sur ses proches parents. Qui mâchents paupières basses. René guette le pain par-dessous, la cuillère, la sauce Mère - qu’y a-t-il pour votre service ?  15 Lorsque la vieille Alphonsine Turc a plongé d’un coup dans son plat, le nez en avant, le fils a sauté de son siège, retourné le corps, essuyé la sauce, Claire et Johanna se sont exclamé Mon Dieu. Les convives ont jailli en tous sens, on n’a trouvé qu’un téléphone disponible. Oncle René revient en hâte du récepteur, serre Detlev dans ses bras. Chacun sait les 3 façons dont s’agitent les convives d’un mort : avaler, se dresser, vomir. Detlev est sorti sans précipitation marcher de long en large dans sa portion de verdure attitrée, devant la haie des Mazeyrolles. Il s’est demandé pourquoi ces deux sœurs l’avaient recueilli, lui, Detlev ; ce qui leur avait pris. Cette ivrognesse d’Alphonsine qui s’abat d’un coup. Quand Detlev revient s’assoir, un médecin à teint jaune - « Poutzi ? » - assène le diagnostic : « Anévrisme ». Sa voix est nasillarde - s’il en est lui-même conscient ? s’il s’étudie la voix dans ses oreilletted ? Deux infirmiers ôtent le corps, avant qu’il ne perde sa souplesse. Certains convives crient encore. Le fils ne vivait plus que pour cette infirme. Saurai-il en retrouver une ? « À l’asile, j’étais bien » se dit Detlev. Tout s’est passé si vite. Quand l’assemblée s’est dispersée, lit d’AVC et ventre garnis, Detlev pousse un soupir. Il sort, de nuit, dans les rues désertes, entre les pavillons à reflets blancs, de bonne carrure. Il rentrera bien assez tôt : dans un domicile honorable. Il est bon d’atteindre 70 ans marmonne-t-il. Répéter deux ou trois prénoms de femmes. « Enfin logé. Dignement . Seul si je veux. » Et l’odeur de foin de sa maisonnette en tournant la clef : laine de verre ou rat crevé. La lune passe sur les murs en sommeil, sur la maison Usher hélas maintenant murée. Detlev vacille doucement d’un trottoir à l’autre. Tout est dû aux vieux. Il se parle enfin seul, débarrassé d’humains. Detlev regagne son plafond convexe à ras de crâne (lattes vernies en cabine, cognac au fond du buffet venu de la maison du père). X Vieux meubles, vieux os. Pleins et déliés ...Myriam gagnait à être connue… Myriam n’aura pas traîné – huit jours, huit ans… La tête de Detlev décroche. Somnolence. Tu es paresseux dirait Claire. Quand il s’aperçoit qu’il écrit à Myriam, il déchire la lettre. Les deux Sœurs et Detlev se sont installés devant Le Prussien, l’histoire d’un veuf apparemment indifférent, que les héritiers agglutinés traitent comme une bûche ; à l’enterrement, comme il marche péniblement, les autres le dépassent, il parvient bon dernier sur la tombe. Veux-tu devenir ma femme. Un relent d’amour dense comme du malt. Detlev : « Si on ne devient pas fou dès le premier choc, on guérit à l’instant. «  Voyons Vieux-Detlev, étiez-vous amoureux de votre femme ? - Non. - Pourquoi voudriez-vous l’aimer davantage ? - Je me moque !» répond-il. Johanna bat des mains. - Parlez-nous de Myriam, reprend l’aînée. Johanna : «  Nous pourrions nous détacher de vous. Ces vouvoiements inattendus l’indisposent. Ce n’était pas dans nos conventions. « Quelles conventions ? dit Johanna. Elle regrette déjà de l’avoir en partie relogé dans le pavillon Mazeyrolles » - Mais nous sommes tous des Mazeyrolles. » Sur le retour du cimetière, après séparation, Claire dit : « Dommage pour Detlev . Nous ne voulons pas le brusquer. Mais il faut le rapatrier en Grand-Maison. Sous tutelle immédiate. ** CONFÉRENCE À QUATRE Une conférence à quatre rassemble Claire, Noëldieu fils putatif, Stabbs, ancien amant, blanc et roux, et Johanna. Detlev Starovski a découvert ce que chacun savait avant lui : la liaison, anciennement brisée, de Claire et de Stabbs. Ce dernier n’est qu’un petit Anglais, crépu et maladif, maniéré mais sujet à de soudaines grossièretés. Il parle haut, dans le nez Détache les syllabes. Sa petite taille accroît son côté péremptoire. Il aimait Johanna, s’est rabattu sur Claire ; mais tout a cessé d’aller pour le mieux entre Claire et Stabbs.   Johanna, belle-sœur de la main gauche, contemple Stabbs, échappé à son emprise, plus souvent qu’il ne convient : brune elle-même, la lèvre délicate et l’œil fendu. Le corps souple. Stabbs, maladroit, courtise encore les deux sœurs ensemble. Nul ne sait jusqu’où vont leurs audaces, « Qu’attendons-nous ? » (Stabbs). (Johanna) ). Johanna et Stabbs ne se cachent plus, et reflirtent ouvertement, comme avant. Également présent, après longue enquête intrafamiliale, Noëldieu, qui se prétend fils de Detlev et de défunte Myriam ; il se trouve, dit-il, très affecté par la mort de sa mère, Myriam. Sa taille, dépliée, atteindrait les deux mètres. Le nez plus long et la tête dépassant du complet-veston comme d’une braguette. Une voix de caveau. Il ne lui manque plus qu’un chien (il les attire dans les rues). Il demande ici, chez les Sœurs, asile (un de plus) et protection, ce qui est impossible. « Suis-je le gardien de ma mère, morte? » Il pense par livres et par rêves. Il apprit le décès au hasard des raccrocs. Craint la paralysie, à brève échéance. Finira cloîtré comme les autres. Dialogue : « Nous ne te jugeons pas sur tes actes... - Tu ne veux rien faire. - ...ni sur tes intentions. - Tu regrettes insuffisamment ta mère. Noëldieu s’affirme inconsolable. «  - Claire, pourquoi traînes-tu Detlev, de vieux expulsés en vieux expulsés ? - Il aime les distractions que je lui donne. Le fonctionnement de Detlev m’intéresse. - Sa maladie. - Quelle maladie ? Noëldieu intervient, hoche le nez de haut en bas : « Ne chassez pas Detlev mon père. Ne chassez pas Stabbs ». - Qui parle de me chasser ? dit Stabbs. Noëldieu poursuit : « Tout homme doit être récompensé, du fait même d’avoir vécu. Stabbs ajoute, sans vouloir comprendre : «  Où irait Detlev ? - Dans une boîte à dingues, a dit Johanna. - ...dans les puanteurs de cantine », poursuit Stabbs. « ...de pisse et de mort prochaine… à guetter les premiers spasmes de la main… des grabataires pour tout spectacle. Gâteux, morveux. - Je suis son fils, dit Noëldieu. - Nous le gardons au Pavillon d’Arrière, propose Claire. Il ne dépassera plus notre haie, ni en hauteur, ni en largeur. - Cependant il dérangerait, dit Johanna. Les deux sœurs, à présent, plaident à fronts renversés. Stabbs, lui aussi, inverse la vapeur, pour complaire à Claire : « Le spectacle de sa décrépitude doit nous être épargné ». Noëldieu semble céder : « Il se fout de la mort de Myriam. » - Je ne l’ai jamais vue manifester, dit Claire, la moindre crainte de la mort » 19 - Il se fout de tout ! renchérit Johanna. - Il acceptera donc l’expulsion, dit Claire. X De fait, les mains de Detlev tremblent. Ses jambes flageolent. Il se mouche bruyamment. « Sa femme devait porter culotte ? » On murmure qu’il se laissait battre. Cocufier ? non : il ne mérite plus de vivre. « Quel désert, soupire Stabbs. Les voici tous à ruminer : ce débris de Polonais leur en impose. Ils se découvrent eux-mêmes inconstants. La scène se tient autour d’une table basse, dans la partie du Großhaus où Detlev, le tremblotant, n’a pas encore plein accès. Revenu après conférence dans la salle de séjour du pavillon, sans tapis ni chauffage, Detlev rêve mal sur sa première expulsion, celle du Vieillards’ Home. Il échoue ici même, plus près des deux Sœurs. Il importe d’autant plus à ces dernières d’être définitivement débarrassées de lui-même. Un revirement reste possible. Cette manie du jeu. À la table de conférence, l’alcool s’invite : une bouteille de cognac, une autre de gin. La marque importe peu. Au-dessus d’eux court un réseau de poutres torses parfumées au Xylophène ® - Votons. Maladroitement, Claire apporte un melon d’homme mort. Johanna sort du tiroir à couverts deux paires d’enveloppes vides. Vainement, l’œil rivé sur son voisin, chacun dépose en se dissimulant son bulletin dans le melon. Le vote dit NON - Detlev exclu par trois voix contre une : celle de Claire ; elle s’est dévoilée pour purifier la situation. Pour masquer son incohérence elle agite ses boucles blondes sans aucun effet désormais. Défait le bouton du haut de son corsage. Rien. Tire alors de son sac à main une lettre de Detlev : Garde-moi avec vous. La pâleur de tes joues prouve la divinité. Stabbs pour le coup éclate de rire : « Je n’éprouve aucun remords » dit-il « au départ de Panie Detlev Stavroski  ». - Il ne savait rien encore, dit Claire : Ma thurne regorge d’ennui..» « sa thurne » ! - « regorge » !) - lisant la suite : quand vous n’y venez pas ; songez que je suis veuf  21 - Il n’y songe plus lui-même ! dit Johanna. - Veux-tu oui ou non l’épouser ? réplique Noëldieu. - Qui veut lui annoncer l’expulsion ? demande Stabbs. - Toi-même, dit Johanna . - ...à quel titre ? - Nous en trouverons », dit-elle. -  Certains pourtant pourront trouver bizarre qu’un Stabbs, blanc, roux, britannique » - Noëldieu le toise - «.s’avise de revendiquer un pavillon sans chauffage, en fond de jardin. Nous irons à tour de rôle évoquer son expulsion. Tout en parlant de choses et d’autres. - Il sera vite convaincu, dit Claire. Reste à tirer au sort l’ordre des intervenants. Johanna demande pourquoi ce ne sont pas les hommes « qui s’y collent ». Claire : « Les hommes, jusqu’à leur retraite, sont très occupés ». - Qu’est-ce qu’il faisait, le Starovski ? – Pâtissier, tapissier, menuisier. Quelque chose en -ier x x x « Que faites-vous là, Detlev ? - La cuisine, pour moi et les chats. » Ces derniers n’appartiennent pas à la maison ; ils font la tournée des gamelles du coin. Detlev tient une râpe cylindrique ; il serait étonnant que les félins apprécient le gruyère. Claire s’assoit : elle ne peut le sommer de partir tant qu’il râpe. Il introduit la pâte dans le tambour, la presse au-dessus par un petit levier, puis tourne la manivelle : il en sort de beaux copeaux blonds. Dans l’évier la vaisselle forme deux tas : le propre, qui sèche, le sale, anarchique. Une goutte frappe obstinément un fond de poêle. « Vous vous êtes bien adapté, ici. » Médiocre entrée en matière. - Oui ! (voix volontairement vieillie) - c’est surtout le jardin qui me plaît. » Ce n’est qu’une bande de terre entre deux rebords de ciment, coinçant un rosier rabougri, un hortensia rose et deux aloès. « Il faudra que j’arrache les mauvaises herbes. - Secouez les racines. - Mam to w dupie „rien à foutre » en polonais. Plus un pêcher de deux mètres 50 à sept fruits l’an, gâtés avant d’être mûrs. Et deux appentis en tôle ondulée. « Vous n’avez pas d’insectes ? - J’ai des oiseaux dans la haie, ça croustille. - Non, ça gazouille. - Croustille, Claire, croustille. 22 Detlev si tu touches mon cul ce sera le bon prétexte. Mais il paye son loyer. Un chat se faufile entre les planches verticales. Claire déteste cette palissade. Elle va la démonter, dit-elle, « avec Stabbs « mon ex». - Ce langage n’est pas le vôtre. - Parole je me prends pour Johanna ... - J’en doute. Sous l’auvent s’étale un établi crevassé couvert de bocaux à ras bord de vis et de boulons. Detlev traîne des pieds. Il ne partira pas. « Votre quotidien n’est guère exaltant, Detlev ; moi, je travaille ». - ...vous visitez les expulsés. - Nous y voilà ». Detlev évoque ses rêves : « Le jour est morne; la nuit je me suis promené au troisième : ses murs blancs, ses couloirs, des greniers. Des portes qui ne ferment plus - le rez-de-chaussée de la Grand-Maison fait hôtel - « ...du café ? » - ...Ce sont vos rêves, Detlev. Vous ne comptez pas un jour sortir d’ici ? - Cadeau repris, cadeau volé.  - Et le monde extérieur ? - Je viens d’arriver, Claire. » (...dans ces cauchemars hôteliers, Detlev est poursuivi ; monte quatre à quatre les escaliers. Entrevoit de grands lits défaits. Le pourchasseur lui crie : Loyer ! Loyer ! «...j’arrive essoufflé » dit-il « aux toilettes pour femmes – c’est un labyrinthe, je vois de l’intérieur les chevilles des secoueurs de portes, partout des fuites d’eau - j’arrive ensuite dans un cimetière... - ...ou bibliothèque… - ...ma tombe n’a pas de nom, juste un cadre de planches, de champ dans le sable, qui s’écoule par-dessous » - Detlev reconnaît, de rêve en rêve, l’entrée du haut, prêt de la route à quatre voies ; l’entrée du bas, entre deux gros piliers, dans un virage urbain – arrivé là dit-il je ne suis plus poursuivi - Je venais vous parler des vieux Mazeyrolles, occupants de vos autres pièces… - ...du moment que je ne suis plus à  l’Asile… - Pour eux c’est pire que de mourir, Vieux-Detlev. - Ne m’appelez plus comme ça. - Nous avons visité dix expulsés. - Je n’entre jamais chez vous, dans le Großhaus, sans y être invité. - Vous ne nous convenez plus. - C’est trop brusque. - Vous n’avez pas cherché à savoir ce qui attend les Mazeyrolles, vos proches parents ? d’abord, les Lokinio, pour ivrognerie, puis eux-mêmes, pourtant parfaitement sobres ? ...deux expulsions en si peu de temps ? - Du temps des Lokinio, les premiers, l’air était irrespirable. Les Mazeyrolles, ensuite, étaient répugnants ; ils avaient reconstitué leur taudis des Vieilles Habitations, en un rien de temps. - Indécrottables. - Mais à moi, dans le Pavillon, juste à portée de leurs ordures, vous n’avez accordé que deux pièces. Nous avons obtenu, en supplément, deux pièces bien séparées, les Mazeyrolles et moi, dans votre Grande Maison. - Et Myriam ? elle était dégueulasse, Myriam ? - ...Vous changez de sujet dit Detlev. Nous avions cessé toute relation intime ». Claire imagine des scènes. - Au Vieillards’ Home, c’était Myriam chez les femmes, et moi chez les hommes. On se donnait rendez-vous aux toilettes, seulement aux toilettes. - C’était pour vous dégoûter l’un de l’autre. - Nous faisions déjà chambre à part autrefois. Dès notre 55e anniversaire. Mais au Vieillards’Home, nous aurions voulu retrouver notre lit complet. - C’est dégoûtant! » s’écrie Claire - Vous y viendrez, Claire. - Pourquoi pas,  Detlev… Parlez-nous des raisons de votre mariage. - On ne se marie pas pour des raisons… Johanna demande  s’il a des enfant - Les enfants sont la plaie du couple ! » Detlev en frémit. Pense-t-il à Noëldieu ? « Rentrez vos yeux voyons ! Paniei Stavroski !Noëldieu ! Detlev grommelle : « Un garçon. Jardinier. Boucher. J’aurais voulu qu’il devienne quelque chose de bien paisible. - « Paisible » ?! - Pas beaucoup d’impôts. - Boucher, «pas d’impôts » ?… - Commis boucher. - Paniei Stavroski, qu’est-il devenu, ce fils ? - Professeur de littérature américaine à l’Université de Montréal. - Eh bien ! Paniei Stavroski ! - Ni bonjour, ni bonsoir ! Les études ! ni femmes ni bistrots ! Eugène Lokinio était chef de gare, ivrogne et asthmatique. Vos six oncles et tantes sont morts ou en retraite. - Ce ne sont pas des professions. - Il ne faut pas faire d’enfants. - Trop tard. Votre fils, Noëldieu, vient de blesser au couteau mon Stabbs.. - Ce n’est pas mon fils ». Suite à cet entretien, Detlev reste un pied dans chaque maison. Situation stable. * * * * * * * * * * * * * * Au mois de septembre les deux sœurs ont reçu huit pêches : tavelées, chlorotiques - arbre rongé par la cloque. Goût de bergamote. Se pèlent aisément. Les sœurs remercient. « Je garde six autres pêches pour moi seul» dit Detlev. Il gratte la terre, déracine des touffes d’herbes, dites « adventices », en les cognant sur un tuteur. «...une vie de feignant, dit Claire. - ...de nonchalant », corrige Detlev. Plus tard, ce sont des noisettes qui tombent : deux branches contiguës dépassent au-dessus du mur. * * * * * * * * * * * * * * Detlev conserve sa portion de son logis, en fond de jardin. Il ouvre et ferme les volets matin et soir. Quelques temps après l’entretien et en dépit des premiers froids, il ouvre même les fenêtres ; à travers la haie, Claire et Johanna, qui ne sont pas frileuses, profitent de programmes musicaux ; jusqu’ici soul ou reggae, elles apprennent Ferré, Tenenbaum et Manset, ou Symphonie Celtique de Stivell - et tout un ruisseau de classiques. Un jour vient où le froid empêche, véritablement, l’ouverture des fenêtres et des oreilles. Detlev ne reçoit jamais personne. Soudain le voici seul : les Mazeyrolles sont enfin partis. Qui recevaient de plus vieux qu’eux. Des vieillesses plus sales. Il est plus facile d’épier un seul vieux que trois, en fond de jardin. Dehors, Detlev, esseulé malgré lui s’entretient à voix basse – avec Myriam chuchote Claire. « Tout de même… sa mort ne l’a pas rendu fou… - Tout le monde parle à sa femme en faisant sa poussière. Johanna émet l’hypothèse que le vieux vit en sursis. Elle revient aux projets de mariage : « Quand je voudrais me promener, il n’exigerait pas de conduire. Il irait où je voudrais. Si mon genou me faisait mal, Detlev me le frotterait du même liniment que lui. Il ne ferait jamais de scène, car il est en deuil pour la vie, mais d’une grande délicatesse. Nous irions ensemble à Lencloître. Il jouerait de l’orgue à Notre-Dame ». Ainsi parle Johanna. Claire présente à sa sœur une lettre jadis interceptée : Myriam écrivait La vie avec lui n’est pas de tout repos ; Johanna répond à sa sœur « Je suis plus honnête que Mère et toi réunies. Tu es jalouse. Tu introduis dans cette maison ce vieux Polak sans même avoir eu le cran de l’expulser totalement de l’ancien pavillon. Jeu de chaises musicales. Et j’épouserai cet homme à ta place ? - Quand nous étions petites… - Nos petits jeux ne suffisent plus. - ...Hier soir tu ne t’es pas gênée. - ...c’était hier. -  Il ne manque pas d’hommes en ville. - Ils sont plus durs l’un que l’autre. Claire : « ...avec Detlev, la dureté n’est pas à craindre. » Johanna trouve cela désobligeant. X Detlev, seul, écoute aujourd’hui Jean-Sébastien Bach, vitres closes. Les trente pas séparant le Großhaus du Pavillon paralysent à l’avance les pieds de Claire ; elle ne sait plus que faire de ces hommes qui tournent et collent, aux corps si lourds. Vous m’avez bien entendue. Johanna veut vous épouser. - Mais c’est vous, Claire, que j’aime ..» - Detlev sourit - « pourquoi pas avec vous ? » Il la prend par les mains, la fait assoir à côté de lui. « On ne me laisse pas le choix ? je dois dire merci ? - Quelle que soit l’épouse, Detlev, soyez réaliste. - J’étais sur le point d’être expulsé. De l’une et de l’autre maison. - C’est une autre matière. Pourquoi riez-vous ? - Que penserait Myriam ? » On frappe. Est entrée Johanna, anxieuse. Elle parcourt les pièces occupées par Detlev, puis celles où presque immédiatement Stabbs a pris place ; les deux locataires se côtoient sur un pied de respect froid. Elle referme à mesure les portes d’armoires, marque au feutre les plus délabrées. Claire et Detlev la suivent de près : « Nous viendrons tout débarrasser cet après-midi. - Et Stabbs ? De quels meubles se servira-t-il ? » Claire murmure indistinctement. * * * * * * * * * * * * * * « Qu’est-ce que vous nous chantez, Detlev ? ...on ne vous aurait interné aux « Vieillards’ » que pour tenir compagnie à Myriam ? - Oui, oui… -- J’ai horreur des sensibleries de veuf, reprend Johanna . C’est votre vie conjugale qui a rendu votre première femme vulnérable. - Myriam était un sac à larmes. Elle pleurait de pleurer. - L’avez-vous aimée au moins ? - Je ne m’en souviens plus. C’est Claire que j’aime. - Il faudra bien que moi, je vous suffise. Johanna détale. Detlev se demande s’il a bandé. * * * * * * * * * * * * * * LE REPAS DE FIANÇAILLES Le repas de fiançailles se tient dans le pavillon de Detlev. Un prélèvement, de ses pièces à celles de Stabbs, ne lui a presque plus laissé pour meuble qu’un buffet brun, orné de rosaces sur les portes. Première entrée Fait son entrée Mrs Bove, seule, jeune, tout en rouge. Sa voix claironne : « Mes enfants sont à la maison ». Claire estime qu’ils auraient pu venir pour ce jour de fiançailles, « ça n’aurait pas dérangé » - Detlev : Claire aime les enfants ? ce qu’on dit, et ce qu’on fait...  Mrs Bove, placez-vous donc face au buffet...  - tu en voudrais donc ?  ...vous qui appréciez les beaux meubles… »  Claire se demande pourquoi Detlev s’obstine à vouvoyer cette femme - « cesse tes messes basses » dit-elle tu n’auras plus d’autre enfant... et d’où sort ce buffet digne des Mazeyrolles ? - ...il me semble l’avoir toujours eu devant les yeux » bredouille Detlev « dès mon enfance. - Tes yeux baissent ? - Mes souvenirs baissent. - ...et si vous vous occupiez de moi ? explose Bove. C’est moi, l’invitée… vous permettez que je téléphone ? - ...mais comment donc ! - Claire, je suis ici chez moi, réplique Detlev ; c’est à moi de l’autoriser. - Tu n’es chez toi qu’autant qu’il me plaira. Y compris dans ce pavillon. Detlev grommelle sur l’accessibilité au téléphone d’une parfaite inconnue, Mrs Bove : « Écoute-moi bien, Detlev : ce sont tes fiançailles. Si tu t’obstines à murmurer des commentaires désobligeants ou déplacés… - Ce ne sont pas mes amis… Bove se rapproche : « Nos enfants sont grands à présent… Nous sommes un peu à l’étroit, au premier. - Rue aux Juifs ? - ...Quelle intuition, Paniei Detlev ! j’ai l’air juive ? Johanna rattrape au vol : Il y en a des rousses, « vous n’avez pas le nez juif », lubies obligatoires. Mrs Bove : « J’ai repeint les plinthes, le bois des fenêtres ; reverni les meubles. « Les meubles ! s’exclame Claire. - Toi, lui dit Johanna  : musique s’il te plaît. - Good bye stranger ? - Exactement. Mrs Bove  rajuste sa jupe et décroche. Seconde entrée Claire s’absente en cuisine fraîchement repeinte. S’introduisent dans l’assemblée, soudain visibles à l’entrée, deux masques blancs, vénitiens. Johanna  : «Des capes ? …sans épée ?... - Émouvant tout de même, dit Bove. Personnally, je suis émue. Johanna fixe les masques : Vous ne parlez pas ? - Je suis bien sûre, affirme Bove, que vous les reconnaissez : un grand, et un petit ». Le grand masque : « Nous n’avons pas été invités » - C’est Noëldieu. » Johanna hésite à rire. Detlev demande ex abrupto à Mrs Bove qui a bien pu l’inviter, elle. « Et l’autre masque » enchaîne Johanna , « ne peut-être que… - Stabbs ! Je me présente : Stabbs ! » Claire est de retour. Mrs Bove précise à Detlev que tout bien considéré, elle n’aurait pas dû abandonner ses enfants « là-bas », qu’elle s’est décidée « bien vite » à venir ajoutant à mi-voix « Claire se montre « bizarre » aujourd’hui - « mais je ne sais jamais vraiment ce qu’elle veut. » Claire s’agite en hôtesse attentive, Detlev la laisse faire, Johanna se récrie sur les dominos vénitiens, les retourne sur la doublure, les ôte et les suspend. Claire essaye aussi les masques, « ces affreuses larves de laine blanche ». « C’est effrayant. Je les confisque. Fais donc servir l’apéritif ». Detlev obtempère. À voix basse : « Pourquoi sont-ils venus ? même Noëldieu, soi-disant fils... - Et l’autre ?… le British ? - Son ami. - Pédés ? - Non ? - Bourrés ? - Oui, répond Bove. Stabbs le Noir, démasqué, tend l’oreille : « Nous avons bâti de nos
mains ce pavillon où vous êtes ; sans permis de construire». Detlev détectait dans l’accent de Stabbs de lointains relents de Louisiane. « Fausse piste » souffle Mrs Bove. Noëldieu fredonne. Tout le monde se dirige vers le buffet. Detlev se retrouve seul avec Mrs Bove, cheveux roux, col rouge. Il observe que devant lui, souvent, les femmes secouent leurs cheveux : coquetterie en pure perte. Bove, avant de se lever, lappe son fond de Porto. Detlev aimerait reprendre à l’ancien Vieillards’Home une chambre, indépendante et sans morte dedans, où rien ne changerait jusqu’à sa fin. C’est le moment que choisit Bove pour soupirer j’aimerais voyager . Detlev : C’est cela, passer d’hôtel en hôtel puis ils rejoignent la longue table du cocktail. « Que sont devenus les enfants des Noirs ? ...ceux de la Deuxième Visite ? - Tous mariés » grommelle Detlev. - Avez-vous remarqué, fait la rousse, d’un sujet l’autre, comment tous nous laissent seuls ? - Ils se soûlent. - ...mais je n’ai pas de plaisir à rester avec vous. - Moi non plus Mrs Bove. Je me souviens d’un bijoutier pédé… - Mister Detlev, vos propos sont déplacés… - ...ce Kuruma s’est fait rouler par sa femme : 800 000 euros de biens immobiliers. - Vous n’en aviez aucun souci, en ce temps-là ; vous n’en aviez que pour votre défunte épouse. Et vous aviez horreur de l’accent cajun. - Pourquoi Claire vous a-t-elle dit ça ? - Ce bijoutier noir se plaignait de ses déboires ; tout l’alentour en était arrosé. Même Claire, accablée de lui. - Je voudrais retourner au Vieillards’ Home Mrs Bove éclate de rire : « Où avez-vous appris votre anglais ? il faut dire Old People’s Home - - ...Mrs Bove, vous faites la coquette avec moi. S’ils nous laissent seuls, c’est pour que nous nous parlions. Pour nous marier. - Mais c’est Johanna la promise. - Vous seriez ma maîtresse. - Vieil impuissant !… J’ai confié mes enfants à mes voisins de ,jardin. Ils sont bien couverts. Ils ne risquent pas le rhume. Je ne veux pas vivre avec mes trois kids – et vous - dans un trois pièces. Ils sont jeunes. Ils ont besoin d’espace. - Il me reste quinze ans à vivre. Il me faut tout l’espace. Surviennent les enfants « John, Juanita, Soniechka, jouez dans le jardin. » (vers Detlev : « deux de mes garçons sont des filles » (aux enfants) « restez de ce côté-ci de la haie ; n’arrachez rien. Ne creusez pas de trous dans la pelouse. - Claire ! s’écrie Detlev ; vous voici enfin ! Où étiez-vous tout ce temps ? - Maman, est-ce qu’il y a de grands jardins après la mort ? - Seulement pour Myriam, répond Detlev. Claire, à Mrs Bove : « Ça lui passera ». Se tournant vers Detlev ; « Vous ne nous facilitezLE REPAS DE FIANÇAILLES pas la tâche aujourd’hui : teigneux, résigné... - Pourquoi m’abandonnez-vous si longtemps pour ces masques, mon fils et votre ancien amant ? Stabbs Diamant Noir et Noëldieu, qui a manqué l’assassiner? Pourquoi ces enfants lâchés dans mes pattes et dans le jardin ? Pourquoi ne puis-je pas voir en privé, seul, en secret, Johanna, votre sœur et ma fiancée ? Mrs Bove est charmante – mais pourquoi la lancer sur moi ? » Faute de mieux, Mrs Bove a ri. X x Violents coups de klaxon côté rue, Claire au pas de charge à travers le jardin, tandis que Diamant-Noir et Noëldieu pillent les charcutailles. Hurlements à l’extérieur, irruption par la porte-fenêtre : Claire tient tête entre un homme et une femme de grand âge. Noëldieu répète de vieille en vieux ses gesticulations de présentoir automatique : « mortadelles ? « Qui va nous prendre en charge ? crie le vieux Lokinio, barbe et moustache en bataille. - Mais c’est Evguéni ! répond Detlev: « Libéré ? La belle ? » Claire prend Detlev à part : «Comment peux-tu reconnaître Noëldieu ? - C’est lui, répond Detlev, qui refuse de me reconnaître. Jusqu’à présent, jusqu’à mon âge». Noëldieu, averti, invitait ici même Alphonsine et Evguéni  : « Regardez l’heure. Il est bien trop tard pour les virer. On ne peut pas faire autrement » ; Stabbs le Roux, ex-amant, informé, propose plaisamment de les accueillir chez lui. Claire le cogne du coude et Detlev dit : « Mais ce sont mes amis ! - Quels amis ? » Evguéni et Alphonsine se sont tus devant les mortadelles qu’ils mastiquent goulûment. Claire prend Evguéni par le bras :« Chacun chez soi ». Se remettre à table ne résout rien : rosette, amuse-gueule. Rôti froid. Personne ne voit plus ce qu’il mange. Evguéni et Alphonsine se goinfrent, ne boivent presque rien, l’asile est bien loin. Detlev leur passe les meilleurs morceaux. Demande s’ils connaissent les Mazeyrolles. Evguéni fronce les sourcils et se tord la barbe ; Alphonsine déglutit en roulant ses petits yeux. « ...Voyons, vous êtes bien les cousins de Myriam ! - Quelle Myriam ? - Ma femme ! La morte ! » - Décrivez-les, ces Mazeyrolles, articule Evguéni en se curant les dents. - ...La vieille n’a qu’une dent. On l’appelle Dent-Bleue. Elle soigne ses cheveux à l’Oxygénée Vingt Volumes. Quand elle gueule ça s’entend de loin. Elle ne parle jamais de la mort. - Évidemment dit-il dans sa barbe. - Je m’en fous, braille Alphonsine (« Je l’appelle Malemorte » précise Evguéni, sans  le moindre embarras) « Cette vieille » poursuit Alphonsine, soudain prolixe, « est tout le contraire de moi : je suis brune, piquante, et j’ai le nez fin… Pourquoi tenez-vous à nous parler de ces gens ? - Ils n’étaient donc pas avec vous ? - Où çà ? - À l’asile. - ...Tu vois, Evguéni : le monsieur n’a pas peur des mots ». 32 D’un autre jour. Detlev leur confie à l’oreille, même sourde, comment Dent-Bleue et son mari ont envahi son petit pavillon, reprenant sans ambition leurs sales habitudes de taudis, là, juste derrière : « Tout mon bel entretien : foutu, foutu… tenez, les voici... » - on voit repasser en douce les Mazeyrolles, renvoyés dans leur maisonnette, à travers toute la salle à manger du Groszhaus ; haillonneux, graillonneux, frottant les dos de chaises. Spectacle indélébile. Claire, à gauche, se rengorge de contentement. Les Mazeyrolles repartent clopin-clopant vers le fond du jardin « Que veulent-ils ? demande Mrs Bove. Les Mazeyrolles tentent de retrouver, au pavillon, leurs deux pièces engorgées de toutes les armoires qu’ils n’ont pu casser ; rien déplacé depuis, rien vendu, ni donné. Le vieux Mazeyrolles revient à présent sur ses pas et bouche toute la porte d’entrée. Il pèse 100k, n’a pas ôté son manteau . D’une voix sourde et ferme, il précise qu’il est revenu sur les pas de sa vie, exprès : qu’il s’est réinstallé avec sa femme, Dent-Bleue ; ce pavillon en fond de jardin sera toujours bien assez grand ; il a toujours acquitté son loyer, ses charges. Il mourra, dit-il, « d’un coup de sang ». Le vieux Mazeyrolles tourne le dos et repart, figurine de coucou. X C’est à ce moment que Johanna , 23 ans, cheveux bruns, lèvres rouges, s’écrie : « J’aimerais moi aussi un premier rôle ». - Ta gueule, dit Evguéni. Alphonsine lui fait observer que tout le monde ici parle la bouche pleine, que ce n’est pas une raison pour s’y mettre . Johanna , dis-nous ce que tu as sur le cœur. Johanna répond qu’elle ne veut plus voir ici stagner toute la chiennerie de vieillerie du monde : « Nous avons les moyens de vous virer tous autant que vous êtes » ( rires édentés) - «...de confisquer vos logements, de vous recoller tous aux Vieux Pavillons » - les rires s’éteignent –ajoutant qu’elle est née pour un destin exceptionnel  ; que tout remonte à sa sœur aînée. Avouant ainsi son impuissance. « Il n’y a donc ici, ajoute-t-elle avec véhémence, que des vieux mous qui se les grattent ?  » Le goût de rôti reste dans la bouche de Detlev. « Les autres vieux veulent m’expulser dit—il ; or je n’ai que 69 ans – eux, 85. Ils encombrent toujours mes Dépendances. Myriam, de là-haut, me les renvoie tous ». Evguéni, Alphonsine, qui se sont invités tout seuls, poursuivent leur Dévastation de Buffet : bouches coincées, nez en couteaux. Evguéni redresse le bouc, chef de gare en retraite, déclame entre deux bouchées : « Les Mazeyrolles, illégalement, occupent une partie de notre pavillon». Claire objecte qu’ils sont, eux aussi, chez eux, et que lui, Detlev, ne jouit plus, par conséquence, que d’une seule pièce dans ce pavillon, « qui d’ailleurs est insalubre. « Nous avons connu les Mazeyrolles en ville, insiste Alphonsine à son tour ; nous habitions juste derrière chez eux. Ils menaient un raffut terrible. » - Ils envoyaient leur chèvre brouter entre les voies, reprend le chef de gare ; cet animal a failli faire dérailler le Calais-Bâle. - - Ils s’introduisaient chez nous, ajoute Alphonsine. Dent-Bleue soulevait le couvercle des marmites : « Ça sent pas bon, là-dedans». 39 - Ils étaient encore jeunes, les Mazeyrolles, dans les 55. Ils montaient dans les wagons sans payer. Leur fils a menacé un de mes contrôleurs avec un schlâsse. - Ses contrôleurs : ça le reprend. - Son cran d’arrêt. J’ai balancé le fils sur le ballast. Et le schlâsse » - tiré de sa poche - « je l’ai récupéré ». Un murmure parcourt l’assistance - Posez ça Pépé. - On ne dit pas « Pépé ». - D’où tenez-vous ça, dit Mrs Bove, on ne vous l’a pas confisqué à l’asile ? - On ne dit pas « asile ». Alphonsine calme ses voisins, se ressert de vin : « Myriam non plus n’était pas une sainte ». Detlev demande pourquoi. Alphonsine évoque une rivalité amoureuse, « dans le passé » ; Detlev a tout oublié : « C’est pure invention ». Evguéni lui rappelle en pontifiant que « sous l’Occupation, parfaitement », il avait transmis des réquisitions : tant de vaches ici, tant de lapins chez celui-là. « Tu confonds avec mon oncle, imbécile, dit Detlev. Je n’avais que 17 ans. - À cet âge-là, il y avait déjà des résistants. - Je me cachais.  Et les Mazeyrolles ? - Tout ce qu’il y a de plus pétainistes, jusqu’au 30 juillet 44. Claire : « Evguéni, Alphonsine, vous êtes mauvaises langues. Vous venez tous du même quartier, les Vieilles Habitations. Je vais tous vous virer. 40 Alphonsine nasille que les Mazeyrolles y sont bien, eux. Detlev demande « ce qu’ils pouvaient bien faire, les Lokinio-Turc, pendant la guerre ». Mrs Bove mange. Elle est bien la seule. Johanna intervient : «On n’entend que vous. Vos histoires de vieux, rien à foutre. - Je paye mon loyer dans le Groszhaus. - Quel loyer, Detlev ? Vous devez trois mois. - Je veux savoir ce qu’ils faisaient sous l’Occupation. Les convois ont bien été transportés par chemin de fer ? - J’ai fait de la Résistance, déclame Evguéni, bouc en bataille. Parfaitement, pour bloquer les départs de trains ». Tout le monde détourne la tête, gêné. - C’est tout ce qu’on a pu faire ! crie Alphonsine la bouche pleine, nez pincé à tout rompre. - Vous nous emmerdez ! gueule Johanna. À ce moment précis Mazeyrolles, énorme, ressort de ses pièces reconquises, titubant sous sa graisse : « Qu’est-ce qui se passe ici ? La salle à manger du Petit Pavillon regorge. Toutes les portes intérieures sont ouvertes. - Comptez-vous, dit le vieux Mazeyrolles, pas encore mort, œil glacial. - One ! dit Mistress Bove. - Two ! dit Detlev Stavroski pour se foutre de sa gueule. - Trois ! c’est Claire. Johanna « Quatre », Noëldieu : « Cinq », Stabbs : « Six! » ; plus Evguéni, plus Alphonsine ! jamais ils ne tiendront tous. L’asile a relâché ses proies. «À Varsovie, nous serions à notre aise ! ironise Stabbs ; il regarde en biais Detlev, qui lui souffle, autoritaire  : « Vous repartez juste après le dessert... » 41 - Il me doit, susurre Claire, trois bons mois de loyer. J’ai mes renseignements ». Noëldieu Long-Nez : « Il peut loger chez moi ; je ne demande pas grand-chose. - Mais il le demande et l’obtient, murmure Claire. « Maintenant que ma mère est morte » Applaudissements. « On ne s’ennuie pas, chez vous » dit Mistress Bove à Detlev. Le drame se précise. Stabbs disparaît en cuisine, ressurgit bardé de desserts depuis la taille jusqu’aux épaules. Il en est devenu rubicond, Noëldieu fixe Claire avec furie : « Toi ! toi qui disais que la reproduction est le pire fléau de l’espèce humaine ! - Je t’explique… Johanna supplie qu’on cesse de s’expliquer ; sa migraine enfle, elle crève de chaux. « Il n’y a rien à m’expliquer » rétorque Noëldieu. Il tire trois balles sur Bibbats qui s’effondre blessé dans les plats de crème. Alphonsine, ravie, se précipite sur le téléphone : « Police ? Police ? » - Puisque c’est comme ça, dit Claire, je ne suis plus enceinte. Evguéni et Mazeyrolles, costauds pour leur âge, transportent Bibbats dans une chambre. Claire s’éclipse, indifférente. 20 août 1991: Noëldieu S. arrêté pour tentative de meurtre, se rend sans résistance. 20 février 1992 : déclaré irresponsable au moment des faits, il est transféré à l’hôpital de Cadillac. « Le patient Noëldieu fait preuve d’une bonne volonté exemplaire dans le suivi du traitement. Il s’est toujours comporté avec une grande douceur, serviable et raffiné. Nous proposons à votre autorité de le faire bénéficier de permissions de 24h. Cadillac, 20 mai 1992 42 « Noëldieu, interné, se scrute dans la glace : « …Regarde-moi bien en face. Moi je te connais. Ma tête te rappellera quelque chose : la peau, les cheveux, les yeux au fond des trous… allons Kuruma ! ...j’ai changé, bien changé. Même depuis ta mort – tu veux que j’expie ? ... « ni rançon, ni vengeance ? » La paix s’empare de lui comme la vague sous le noyé. Noëldieu sème la mort sans crier gare : grosses farces, gros repas. Taré. Baiseur. « Je te demande pardon pour ton Demi-frère STABBS. Raté  répond la glace. X Commence alors un mois de chaises musicales. Kuruma bijoutier noir prend soin de NOËLDIEU, qui a blessé son demi-frère blanc : logis, habits, nourri. Il est lui même rangé des voitures. Il travaille à B., car toutes les villes commencent par un B., dans un sous-sol d’imprimerie. Aux moindres inquiétudes de Noëldieu, Kuruma le transfère dans une autre planque. Kuruma le bijoutier dit Diamant-Noir, possède un bon réseau : il pourrait repiquer aux fraudes, retaille du faux, mais s’est lui aussi mis en retrait. Noëldieu, fils de Detlev, râle cependant. Son long nez le rend, lui aussi, parfaitement reconnaissable : sort commun des Noirs et de Cyrano. L’agresseur Noëldieu ne veut plus passer sa vie dans les couloirs d’asiles. Au milieu de l’été cependant, il veut revoir ses nièces, son père et la maison où il perdit sa raison. Kuruma désire de même ; pour la forme, il envoie des piques à Detlev, père de Noëldieu: « Myriam te manque. Avoue qu’elle te manque. » Detlev répond on öldü, elle est morte, en turc. Detlev aime se mettre en avant. 43 - Je n’aurais jamais dû me confier à toi. - Tu n’as pas changé. C’est bien toi, Noëldieu, qui as estropié mon demi-frère blanc ; il est à toi, tu le gardes. - Je ne l’ai pas fait exprès. Kuruma Bijoutier pourrait se fâcher ; il éclate de rire. X « C’est le vent » dit Claire. Johanna dit que c’est Noëldieu. Noëldieu n’est pas venu seul. Avec Kuruma, il enjambe vers l’intérieur la fenêtre du rez-de-chaussée (il fait nuit, les deux hommes passent par l’arrière). Kuruma présente pour rire un schlasse. Les deux filles reculent c’est une blague dit Noëldieu juste une blague. - Qui est celui-là ? - Le demi-frère de Stabbs. À l’évocation de son amant, les narines de Claire se pincent. Jamais elle n’admettra que son amant d’alors se soit affublé d’un demi-frère noir. « Il n’avait qu’à me le dire, dès le début. C’est un hypocrite. Cette cachotterie ne pouvait laisser présager qu’une malhonnêteté foncière. Et raciste. » C’est vous, Claire, comme votre nom, et votre couleur de peau, l’atteste. « Vous êtes fous. Nous sommes surveillées. - Ils n’y penseront jamais. C’est trop gros. - On vous cachera. - Défense de sortir. - ...Donnez-nous de l’argent monsieur Kuruma… - Mon demi-frère estropié, et moi, ne sommes pas des assassins. C’est Noëldieu, l’agresseur de mon frère blanc. Il ne doit pas se laisser interner ». - « Fous Dangereux » - Nous l’appellerons FILS Detlev reprend Kuruma. Quelqu’un : « Pourquoi êtes-vous revenus ? » STABBS, éternel convalescent, répond qu’il n’a jamais mis les pieds ici, justement. Il est simplement « curieux de nature ». Johanna ne le croit pas et suppose une « expédition punitive » des deux hommes à l’encontre de Claire. - Je suis doux comme un agneau dit Kuruma. Noëldieu peut vous le dire. Vous nous accueillerez du mieux que vous pouvez. Ici la place ne manque pas, ni les doubles issues ». Tout le monde s’assoit, tout le monde discute (« c’est le genre de la maison » dit Johanna ). Noëldieu, calmé, demande à voir Detlev, qu’il pense être son père. On lui répond qu’il dort, que les Vieux Mazeyrolles sont revenus dans le pavillon, derrière la haie, qu’ils dorment eux aussi (« les vieux, ça dort »). Alphonsine et Evguéni, le chef de gare, n’ont pas voulu repartir non plus, dans la chambre 13 du Vieillards’ Home où on les a finalement relégués en désespoir de cause. Kuruma ricane en se resservant de scotch. Noëldieu : « Vous ne pouvez donc pas vous débarrasser de vos grands-parents, à votre âge ...ces ivrognes ? » Claire fait observer à son ancien amant, le Stabbs, qu’au moins ceux-là n’ont sur la conscience aucune tentative de meurtre. Noëldieu dévie sur les grandes difficultés qu’il éprouve dans la jungle des généalogies. Claire fait observer à sa jeune sœur qu’elle a « entretenu » sa mère « jusqu’à sa mort ». Johanna fait à son tour observer à sa sœur aînée que c’est leur mère à toutes deux, mais qu’elle-même, Johanna, a « changé ». Claire : « Maman nous changeait, à présent c’est toi qui change. » Stabbs finit son scotch d’un trait et demande où dormir, « puisque tout le monde dort ». - Nous vivons ici en vase clos, dit Claire, en forteresse. Nous nous suffisons à nous-mêmes. - Claire, dis-moi qui a prévenu les flics juste après l’accident ? - ...tentative de meurtre. C’est Alphonsine. Sans elle, tout pouvait encore s’arranger. Entre nous. Tu avais bien plus qu’un an à vivre. Johanna souhaite à l’agresseur trois jours, maximum, pour se faire arrêter. - Raison de plus pour faire vite. Tous boivent en silence. Il n’existe qu’un seul lit. « Noëldieu, tu dormiras par terre. Tu es l’agresseur. Stabbs exprime sa lassitude de tant d’allusions pénibles. - Pas question. Nous serons allongés sur le même lit, habillés. Noëldieu n’ôte pas ses chaussures. Il est coutumier de pareil sans-gêne. Il vaporise du désodorisant. Si on le découvre à côté de Diamant-Noir, ces deux-là du moins seront, vêtus, bien écartés aux deux bords du lit, bien séparés par un traversin. C’est ainsi qu’ils se parlent, lourdement, dans le noir. Tous se couchent. Des ronflements s’élèvent. « Pas moyen d’allumer la veilleuse, se plaint Kuruma. - Ne chipote pas. Crève. La lueur bleue de la rue découpe leurs profils. « Si tu es revenu, c’est que tu as un plan. - Mes cousines manquent d’argent, dit Noëldieu. 45 - J’ai un plan. - Tu veux nous faire passer pour des salauds. - Accorde-nous faut un certain temps, dit Kuruma. Je ne nous donne pas trois jours. N - Nous irions nous planquer dans le pavillon du fond. K - Il est plein. N - Evguéni et Alphonsine vont vouloir quitter la chambre 13 du Großhaus. Se recaser ici même, im Groszhaus, sur la rue. Ça ne va pas traîner. Mon père Detlev peut conserver sa pièce au pavillon du fond : il ne sera pas dangereux pour nous : toute la parcelle est désormais classée « asile médical ». Nous serons indélogeables. Mon plan est celui-ci : tout vendre. K- Mais… nous ne sommes pas propriétaires ! N - ...je n’ai tout de même pas fait exprès de taper sur Stabbs. K - Ta froideur m’exaspère. N - La tienne aussi. Tu vas me faire le plaisir de subtiliser tout l’argent de mes nièces. K - Elles n’ont pas d’argent. - Stabbs me l’avait dit. N - Les immeubles me reviennent. Je suis le fils de Detlev. K - Ce qui reste à démontrer. N - Je te promets de disparaître ensuite. Avec toi. Napier, Nouvelle-Zélande. J’ai un réseau. Tout un plan – des bonds coups – appelle ça comme tu veux. Johanna est sensuelle. Travaille-la au corps ; ton demi-frère Stabbs avait emballé Claire : drague la petite. K - Tu es sacrilège Noëldieu. Sacrilège et dingue. - Je me charge de Claire. Elle le fait sans arrêt. Peut-être avec sa sœur. - Tes cousines… - Demande une dispense au pape. Kuruma n’est pas convaincu. Il objecte ceci : les deux petite-filles Mazeyrolles voudront expulser jusqu’au dernier occupant. Surtout Alphonsine. Evguéni. Ivrognes jusque dans cette maison même, où ils ont eu le toupet de revenir prendre part au repas, à peine libérés de désintox ; sans avoir bu depuis une goutte d’alcool. Quant à Detlev, il n’est pas à l’abri. Personne n’est à l’abri d’une expulsion. « Les geôlières en ont leur claque ». 46 Noëldieu change de sujet. Il a voulu estourbir Stabbs, ex de Claire, sans préméditation, il insiste. Il se juge sévèrement, mais trouve aussi que les Sœurs exagèrent. Elles empoisonneront tous leurs pensionnaires, en trempant des pièces oxydées dans leurs tisanes. Kuruma lève les sourcils, n’ayant jamais ouvert Balzac ; il côtoie toujours l’assassin de son frère ; tend l’oreille à ses remords et autres jérémiades. Il couche dans son lit, sans ôter plus de vêtements qu’il ne faut. Kuruma modère les excès de Noëldieu qui voudrait, pour s’alléger sans doute, que les Sœurs couchent ensemble, et nues : « Tu exagères » disait Stabbs. Avant son estourbissement. Le temps clair contrarie les visées des deux hommes. Ils s’exhibent en compagnie dans le petit parc, de la Maison Mère au Pavillon, puis du pavillon à la maison mère ; la police ne vient pas, comme si le secret s’était déplacé jusqu’au bout du monde. Les circonstances peu à peu cheminent. Les complices méditent une collaboration plus active. Néanmoins ils s’exhibent. Les autres soupçonnent leur complot, mais seul aujourd’hui catalyse les blâmes l’exécrable exhibitionisme de ces deux-là. X X X Mrs Bove est venue s’acquitter de son loyer : la Maison Mère accueille autant de locataires à présent qu’un hôtel – enfants, animaux, sont encore proscrits. Mrs Bove abandonne les siens à des subalternes, dans son ancien appartement à deux rues d’ici. Elle parle de « mes gens », my servants. Cela fait sourire. Il règne au Großhaus ou Maison Mère une totale impunité. Les malfrats y seront bientôt purifiés. Parfois ils dissimulent leur manège, mais si maladroitement qu’ils s’en trouvent plus vulnérable. Mrs Bove les surveille avec sa discrétion particulière. Elle se colle sur leur porte, couloir 3. Ce jour de loyer, elle place la bouche au niveau de la serrure, figurant une grosse lucarne à l’ancienne : elle flûte alors par le trou leurs identités successives, leurs domiciles, et la raison qui les leur a fait quitter. C’en est trop. Kuruma et Noëldieu sortent d’un coup ensemble et la toisent sans un mot, avec une extrême insolence. Mrs Bove explique aimablement que le vieil Evguéni en remontrerait à deux détectives ; c’est celui qui dissimule le mieux de tous. . Elle rit avec embarras : « Votre meilleure protection est la complicité de tout le quartier » - Tu noies le poisson, lance Kuruma. Ce tutoiement soudain la choque. Elle paie sa quote-part du bon repas, puis s’éclipse. Claire, Johanna et les deux clandestins se dévisagent. « Vous pouvez aller et venir à votre guise » dit Claire. « Dans le parc, naturellement ». Ils demandent d’une seule voix où se trouve Detlev « mon père » ajoute Noëldieu. Devant le mutisme général, les deux hommes sortent d’un pas décidé vers le Vieillards’Home. À ce moment Detlev ressort des cuisines : « Croissants chauds pour tous ! » Sa bonne humeur sonne faux. Son pavillon, réduit de moitié, le ronge. Il assigne à chacun sa place aux tables, joue les bourrus, dispose les croissants. C’est lui le plus jeune de tous. Il bouscule les vieux couples assis. Sa gêne disparaît. Il se répète je suis seul et juste occupant. Il n’a jamais compris le jeu de ces deux sœurs, faussement vertueuses et distributrices de vieux. De quel droit se sont-elles arrogé le privilège d’accueillir ou refuser, faire danser ou précipiter ces corps d’une chambre à l’autre ? Il en faut huit - les énergies restent virtuelles. Les Mazeyrolles, sœur et beau-frère, opinent mais ne décident rien, Alphonsine picole et braille, Evguéni fait chorus. Croissants ! Thé ! lait, café… Detlev passe d’une pièce à l’autre ensoleillée, deux ou trois familles par pièce. « Bonjour, Paniei Detlev » - Vous êtes Noëldieu ? - Votre fils. - Paraît-il ». Detlev, tasse et soucoupe en main, considère par-dessous les deux complices, sans trace d’émotion à l’exception du tremblement des tasses sur les soucoupe; il les pose : « Que revenez-vous faire ? » 48 Les complices, debout, échangent un regard : ils se savaient attendus, non pas reniés. « Je ne vous attendais pas » prétend Detlev, reprenant tasse et soucoupe. Thé chocolat café ? Kuruma saisit Detlev par le bras : « Qui vous commande ici ? - Je sers le café du matin… je suis le plus valide » - Réfléchissons, dit le Noir. Ils vous ont mis sur la touche. Même à l’article de votre mort. - Je ne le fais pas exprès. - C’est le mot, Papa, dit Noëldieu ; ces quatre vieux pensionnaires, Mazeyrolles, Lokinio-Turc, rongent notre espace. - Mon fils » (pour la première fois), j’ai 71 ans, le temps fait son œuvre. - Nous ne te sauverons pas, ni moi, ni le survivant » (montrant près de lui Kuruma impassible). Les deux hommes, Kuruma et Nicolas, repartent en se tenant aux épaules. Detlev entend Noëldieu demander que voulait-il dire ? En face de lui viennent à présent les deux sœurs, Johanna et Claire, bâillant et sortant de leurs deux chambres en chemise de nuit. Il reste, maladroit serveur, mains tremblantes. ¨Pourquoi me demandent-elles si j’ai vu « le vieux schnoque et ses bêtes » ? ...en existe-t-il un autre ? ...Detlev ne connaît personne qui se cloître avec ses chiens, dans un réduit sans fenêtre ; il faudrait alors alerter la SPA. Le cerveau joue des tours à Detlev. L’humour aggrave les incohérences en croyant les cacher. Pour la première fois la sœur aînée reproche à Johanna ses railleries cruelles. Tu ne sais plus ce que tu dis, Johanna, tu sèmes le doute. Vois comme il tremble. « Prenez place je vous prie. Thé, café ». Kuruma le Noir est revenu, obsédant. Commande un fruit. Johanna lui demande s’il veut écouter Good Bye strangers sur les haut-parleurs de salle ; Claire intervient : Garde cet hymne pour ton futur mari Detlev. Noëldieu Long-Nez revient lui aussi sur ses pas : si Detlev pouvait fuir, poser tasse et sa soucoupe ! or Noëldieu fils de Detlev n’a jamais été incarcéré ; Kuruma, si, en tant que Noir et bijoutier véreux ; Noëldieu précise que Kuruma est en permission de sortie. « Vous ne vous êtes pas assassinés cette fois plaisante Johanna ; quelles nouvelles ? » Noëldieu la fixe au fond des yeux. Johanna  : « Les Mazeyrolles n’ont jamais accepté leur expulsion ; ils ont été replacés, par elles deux, à Ste-Savine, comme autrefois. - ..avant l’asile ? - ...d’aliénés. Ils nous les ont renvoyés comme on rote. Nous les avons remis chez eux, à Ste-Savine. Nous avons pensé que Detlev aimerait à virer d’ici tous les ivrognes. Il avait pourtant aidé sa belle-famille à survivre. Donc à se réfugier, une fois de plus, ici même. Et moi, je les ai revirés. Kuruma prend la parole : « Nous vous débarrasserons de tous vos assiégeants. Vous pourrez vendre le fond du parc – sous prétexte de reclassement cadastral. - Je ne peux pas remettre ces gens à la rue. Mes quatre grands-parents. - ...que des vieux. Noëldieu intervient : - Kuruma exagère. « Il n’est pas chez lui ». Kuruma commet des insolences. « Sa demi-fraternité ne l’autorise à rien » Claire le dévisage : comment cet homme a-t-il pu partager quoi que ce soit avec son ancien compagnon..., Kuruma approuve du menton Dieu sait quel plan de l’agresseur Noëldieu, inaccessible au remords, qui se bornerait à récidiver... Les deux hommes devant elle ne veulent pas simplement purger le Pavillon : ils revendiquent tout. Ils la refouleraient également, s’ils pouvaient, elle et sa sœur, dans une haute tour, au Point du Jour, à Gayette. Or c’est précisément le transfert qu’elles projettent, toutes les deux. À moins qu’ils ne s’exilent, fortune faite, en Nouvelle-Zélande – adieu, prétentions filiales ! de qui auraient-ils bien pu revendre la propriété ? à quel prix dérisoire ? n’ont-ils pas d’autres moyens de financer leur voyage ? Formeront-ils un couple ? Ne vont-ils pas, aux antipodes, fuir sur un monde exigu ? Où n’avaient-ils pas déjà disparu ? Interpol en huit jours les aurait capturés où qu’ils soient. « Johanna , ça ne peut pas durer - Claire, on ne tue pas sans raison ». Si Noëldieu-Long-Nez dit vrai, s’il est vraiment le fils de Detlev, dit Detlev, alors c’est ton cousin noir qui aura rossé Stabbs, ton ex, un vrai mou du lit à deux places. - Tu n’as jamais voulu me présenter Mon beau-frère. - Jamais je n’aurais épousé ça. Jamais cet homme. Jamais. Pédé à nègre. Assassin du frère de son ami. - ...demi-frère… - Assassin ». Le bâtiment du fond où se succèdent les épaves pue la mouche et le tombeau. « C’est à nous de partir dit Johanna  ; nous sommes la branche héritière - vendre vite et filer – j’étouffe – Claire n’étouffe pas. Dès l’après-midi, le Noir et Long-Nez s’introduisent dans la masure du fond de jardin. L’odeur est forte. Les mouches aussi. Detlev dit Detlev s’est absenté au Centre commercial. Alphonsibe restée seule tricote dans la puanteur. 51 « Bonjour monsieur Lokinio. - Il ne vous entend pas. » Kuruma le secoue. Evguéni voit dans son brouillard le Bijoutier Noir à toupet roux et se redresse. « Nous savons bien pourquoi ils sont venus », grommelle la tricoteuse. « Les jeunes, là » montrant de l’aiguille sa fenêtre - « voulaient nous virer pour caser leurs parents. On a fini par y loger Detlev Detlev, pour les emmerder ; cet intrigant. Il nous apporte le petit-déjeuner. … - ...à ne rien foutre ! grogne le Vieux Mazeyrolles - ...qnand ils ont vu ça, cette succession désastreuse, les soûlots se sont dit autant revenir… De retour : - Vous êtes trop nombreux dans ce foutu pavillon » intervient Noëldieu. Chacun sur sa couche et se vautre sur celle du précédent. Vous devez vous brouiller avec le Lokinio, l’Evguéni, sur son haleine, les bouchons qui sautent dès le matin, l’immoralité… vous trouverez bien… Lokinio balbutie qu’ « il est drôle, le Noir, avec sa houppe». - ...établissez une distance, un froid… - Quel intérêt ? - Mais vous êtes à l’étroit ! ...mon bon monsieur !… défendez-vous !… chassez les Mazeyrolles ! Cette cohabitation est intolérable ! X Finalement ce sont les Lokinio qu’on expulse. Après leur départ, Mazeyrolles Aîné dit à sa femme : «Il ne faut pas penser qu’à soi. - Vous les hommes ! jamais énergiques ! ...ce soir, je ne ferme pas leur boîte aux lettres. Je laisse grincer le portillon au bout de l’allée. Qu’ils iront la refermer tout seuls. - C’est vrai, Maïté ; d’où qu’il sort, ce Detlev ? 52 X Entre les deux bâtiments, contournant la haie près des cordes à linge, se trouve un sentier agaçant : tous doivent tôt ou tard s’y croiser, s’y saluer. « Bonjour, monsieur . - Bonjour, monsieur, madame Mazeyrolles. On va faire son petit tour ? - Juste revoir l’ancien jardin au bout de la rue ! C’est moins anodin cette fois. Detlev dit Detlev n’a plus ce pas nonchalant ; plantés au milieu du chemin, les deux gros mous Mazeyrolles font un magma infranchissable. Detlev en face d’eux danse d’un pied sur l’autre. Il les engueule : qu’est-ce que vous êtes revenus foutre. Tous usurpateurs. L’opinion générale est que, seuls, les plus âgés, Evguéni et Alphonsine, devraient occuper les lieux. « Les deux sœurs n’aiment pas leurs grands-parents. - Nous ne les aimons ni elles, ni eux, reprennent les vieux Mazeyrolles, féroces. - D’où vient, s’éraille Detlev, cette rage de posséder un abri ? - Un toit, un toit ! psalmodie Dent-Bleue la Vieille en joignant les mains. - Mon tombeau ! murmure Vieux-Mazeyrolles. - Ta gueule, glapit la Vieille. Tournée vers Detlev : « C’est vous, Paniei Detlev, le nouveau venu. C’est vous qui dirigez tout, paraît-il, vous l’instigateur, le commandant. Croissants au lait, salutations – vous voulez nous virer, parfaitement, retrouver tous vos mètres carrés ! - Loin de moi… - Si, si, à d’autres ! C’est une danse macabre inversée ; chaque charogne cherche sa momification purifiante. X X X 53 VIEUX MAZEYROLLES, VIEUX Detlev VM: Cousin Mazeyrolles… Detlev : Monsieur Mazeyrolles... VM: Appelez-moi Robert. Savez-vous prier ? … à nos âges, ce serait urgent. Detlev : Vous êtes donc à jeun. Seriez-vous le père de nos Demoiselles ? VM: Leurs grands oncle et tante. Nous les avons élevées. Mon frère est un ivrogne. Detlev : Elles se confient beaucoup ces temps-ci. Vous ne leur avez pas rendu l’enfance facile. Leurs parents avaient divorcé… VM: Nous sommes tous pécheurs… Detlev : Au lieu de prier, Maître saint Robert, venez donc avec moi réparer le vieux banc. Le travail est prière. Nous nous reposerons sur des planches solides. VM : Avant les quatre définitives. Detlev : Six, en comptant la tête et les pieds. Je suis encore solide, les outils bien en main. Ensuite nous parlerons, s’il reste encore à dire. Les deux marteaux clouent très vite, en alternance. Arrive Claire, aimée de Detlev, dont elle ne sera jamais que la belle-sœur. Elle porte, à l’ancienne, une maie de linge sur la hanche. Elle commence à étendre, parle à son grand-père. Les deux homme reposent leur marteau, Claire tient ses coincettes. Les faits sont bien simples : Alphonsine et Evguéni séjournaient là-bas, en désintoxication, alternativement, ou ensemble. Des administrateurs ont replacé les Mazeyrolles tout à côté d’eux, d’où leur parvenaient sans cesse des éclats d’ivrognes : jamais elles n’auraient osé révéler qu’à l’école, en dernière année, on les surnommait « les Sœurs Poivrot ». Ce jour-ci le respect s’efface. Evguéni a la bouche bordée de clous. Il écoute sans répondre. Sa propre petite-fille, Claire, lui souhaite à mots couverts de disparaître (il saisit alors le marteau laissé tout droit sur le sol) en laissant le souvenir, enfin, d’un homme. Evguéni repose l’outil tout vertical et reste debout, ôtant un à un les clous de ses lèvres. Il reste bras ballants, tête haute et vague. X Le lendemain, Claire ajoute : « Grand-Père Mazeyrolles, restez parmi nous. Réparez votre banc, disposez vos armoires et nettoyez partout. Votre présence nous réconforte. La traînasserie de vos pantoufles nous est devenue familière. Nous vous demandons pardon de vous avoir un instant chassés. « Vous ne sentez jamais le vin, vous n’invoquez pas Dieu à chaque phrase que Dieu fait. Jamais non plus vous ne tournez les yeux vers nos fenêtres au passage, mais vous les baissez, sur le sentier de servitude. Vous êtes en tout préférables à nos autres grands-parents Lokinio-Turc. et c’est nous, les deux sœurs, qui vous avons adoptés. Rapportez tout ce qu’il vous faut et finissez vos jours ici. « Pour Detlev, nous lui conservons sa chambre dans le pavillon. Il vous apportera les croissants du matin, et se réinstallera dans les pièces libérées ». Grand-Père Mazeyrolles rejoignit son domicile. Evguéni Lokinio à son tour dans le sien sans prononcer un mot. Claire étendit du linge entre les deux maisons. X En début d’après-midi, Johanna et Kuruma, le Diamant Noir, se concertent. Debout sous l’auvent, ils aperçoivent, entre les lingeries au vent, la tête et les bras d’Alphonsine, tricotant chez elle. À chaque rang de mailles, elle boit à même une bouteille de rouge qu’elle repose au bord d’une table. «Voici Alphonsine, dit Johanna . Vingt ans de guignolet-kirsch, ça conserve. - Mes parents… commence Kuruma- - Aidez-nous à virer ceux-ci. Des ivrognes. - Pas le moindre débri d’affection ? Johanna expose son plan : cambrioler Evguéni et Alphonsine. Les deux vieilles, Alphonsine et Dent bleue, se confient leurs années cinquante ; l’heure du taille-bavette va sonner. « Passez par derrière, fouillez partout : tiroirs, paquets, rubans. Faites beaucoup de bruit. Action. » Kuruma approuve. 55 Dent-Bleue Mazeyrolles traîne sa flemme et sa chaise près de la fenêtre à l’intérieur, Alphonsine en fait autant dehors. Dent-Bleue reçoit par la baie une haleine de kirschwasser. Ben Kuruma jette sur son avant-bras deux pantalons à recoudre. Tourne à main gauche sans que les vieilles le voient. Prend par les arrières, côté Detlev, qui n’y est pas ; mais il ne referme jamais sa porte. Diamant Noir l’entrouvre de l’extérieur et lit d’un œil exercé, les titres des volumes bien serrés sur l’étagère. Il s’oriente alors avec aisance. Bientôt les deux vieux, Evguéni l’ivrogne et Mazeyrolles, reviendront de leurs achats : il faut se faire surprendre, alors que les deux vieilles s’enchaînent les répliques : le diskañt breton mord toujours d’un mot sur l’autre. Ici d’autres armoires délabrées s’étagent du corridor jusqu’à mi-largeur. On trouve là tout le désordre que désirent les deux Sœurs, afin de procéder à l’expulsion, un jour ou l’autre : bouteilles vides bruyamment heurtées au sol, portes ballantes, misères pharmaceutiques. Albums jaunis, coussins, des lainages crasseux. Bij ben Kuruma contemple avec les Sœurs des trognes de photos de noces : on s’appliquait pour prendre la pose. Alphonsine à jeun se tient soudain derrière eux ; Bijou-Kuruma reconnaît son port de tête, le nez droit ; pommettes saillantes sur plusieurs visages de la noce sépia.. Il lui remet un carnet de tiquets de bus, à l‘instant dérobés. Alphonsine sarcastise : « Eh non ! pas de magot ici ! » Kuruma revient donc bredouille de son exploration . Noëldieu, fils Detlev, soupire : - C’étaient de petites gens… - Adieu donc, projets de Nouvelle-Zélande. - Adieu vie future. Nous avons trouvé une bonne planque, ajoute Kuruma Diamant-Noir. - J’en ai ma claque, de cette planque. Tous les vieux me tapent sur le système. Je veux voir du pays avant de mourir. Les manigances de mes deux nièces, que tu quittes à l’instant, me laissent froid. - C’est toi qui voulais revenir, Long-Nez, pour voir si ton vieux père te reconnaîtrait. - Je ne sens plus ici la moindre trace de ma mère, Myriam. - C’est pour une morte que tu prends de tels risques ? Pas de pognon. Alphonsine me l’a confirmé. - Ce n’est pas moi qui t’ai envoyé fouiller. - C’est Johanna qui me l’a demandé. Elle m’accompagnait l’autre jour. Sans résultat non plus. - On ne va pas s’en tirer comme ça. Tu as tué mon frère blanc. Ils se retournent : Detkev est entré au salon, un revolver plat dans sa main, jouet mortel. Kuruma et Noëldieu se poussent du coude : « Qu’est-ce que tu tiens-là, Pépère ? - Une passoire. » Detlev tourne l’arme vers le bijoutier qui aperçoit, braquée comme une langue, un obturateur : - ...Pistolet d’alarme ! ...Rien à voler ici, vieux con, dit Diamant-Noir ; fini, les billets dans la lessiveuse. Detlev répond qu’il ne croit pas cela, mais replace son pistolet dans sa poche. Noëldieu : « Ça remue dehors ». Les trois hommes s’approchent de la fenêtre : Alphonsine et Evguéni à présent se tiennent de dos au milieu du sentier et du saint-frusquin qui l’encombre. Les deux sœurs sont revenues, chargées de paquets difformes ; Evguéni se retourne et les apostrophe : « Vous nous avez reçus très incorrectement à notre sortie de désintoxication. La première fois, les Mazeyrolles nous ont remplacés - des vieux comme nous : admettons. Maintenant, c’est Detlev, qui nous prend pour des gâteux. De plus : Noëldieu et Diamant Noir. N’importe qui chez nous, pourvu que ce ne soit pas nous. X « L’essentiel pour vous les filles, c’est d’expulser les vieux qui vous ont nourries, par leurs loyers. Le Vieillards’ Home sera bien suffisant pour eux, où vous les entasserez ». Alphonsine à son tour : « ...que vous introduisiez chez nous des assassins, c’est votre affaire. Mais qu’ils fouillent notre domaine, c’est intolérable. - Tu exagères dit Claire, Noëldieu n’a pas fait exprès d’agresser. - On fait toujours exprès d’agresser. Ce qui reste à démontrer. Aide-nous jusqu’au taxi. - La victoire, dit Kuruma Diamant, appartient à Detlev et à ces deux invertébrés : les Mazeyrolles ». Qui jusqu’ici mâchonnaient côte à côte sans la moindre expression. X Les premiers troubles de Detlev sont apparus courant novembre. Voûté. Traînant ses pantoufles : « Mes jambes me porteront longtemps. Il va pleuvoir. Je ne pourrai plus sortir dans le jardin. Tout le monde s’est croisé sur cette allée. Je ne peux me souvenir en paix de Myriam poursuit-il puisque j’aime à la fois sœurs Johanna et Claire. « Les aînés Mazeyrolles sont trop vieux. Ils ne me parleront jamais de Myriam. Derrière les haies de glycines se trouve leur appartement , que j’occupais. X « Claire et Johanna reçoivent des visites. Jamais tout à fait semblables. Mais quand elles sont seules, j’entre chez elles à volonté. Il ne me reste plus rien au frais. Elles cachent les sucreries et les fruits secs. Les portes des chambres sont fermées.  » Il marmonne d’une pièce à l’autre dans chaque bâtiment, puis d’un bâtiment à l’autre, par l’allée centrale, avant la pluie. X « Detlev, dit Johanna, nous avons envie de vous tuer. - Vous plaisantez. - Nous profitons de vos bonnes dispositions pour parler à cœur ouvert. - Ouvert ou non. - Votre fils Noëldieu n’a jamais été puni, ou poursuivi. Votre lucidité peut disparaître. - Je n’ai pas reconnu mon prétendu « fils ». - Vous connaissiez la victime ? - STABBS - ...je veux dire, excepté son nom… rien de lui ? ...qu’il était le... précédent  de Claire ? - Je ne sais rien de plus que vous, Johanna . - Mais rien de moins. - En même temps, disait Claire, nous aimerions vous garder près de nous. - Enterrez-moi près de vous. Detlev l’a regardée par-dessous. Comprend qu’il devrait partir de lui-même : « Qu’est-ce qu’ils ont donc de plus que moi, ces vieux gâteux de Mazeyrolles, devant lesquels tout s’incline? …la sorcière, avec sa dent bleue !  - Nous deviendrons vieilles à notre tour, dit Johanna . - Il jouerait de la musique. « Detlev, mettez-vous au piano une bonne fois. - Je dois m’en aller, une bonne fois. Votre attitude me désoriente. J’aurais voulu dire « je vous aime » à Claire et Johanna dans l’ordre. » Sa voix tremble. Johanna prétend que rien ne pouvait s’éviter. Que chose marquée doit s’accomplir. Detlev écoute avec dignité, mais sa tête malgré lui décline. Claire propose de l’emmener à deux : « C’est ton rôle d’épouse… qui donc ici ne s’est pas chargé de lui ? à ton tour » - mouvement deJohanna - « il ne peut pas t’entendre » Detlev répond Vous ne savez rien de ce que j’entends. - Nous allons chez Mrs Bove répond Johanna . L’accueil est chaleureux. Elle enveloppe son nouvel hôte sur un canapé rouge : « Nous nous sommes rencontrés » dit l’Anglaise « en d’autres circonstances, et plus jamais depuis. Avez-vous bien viré (fired) nos malfaiteurs ? Kuruma et son complice, I mean… Johanna répond qu’ils ont osé se représenter, que les ivrognes Lokinio-Turc ont fait leurs bagages ou bien sont morts (elle ment), que seuls demeurent les Mazeyrolles, « des vieux paisibles, apparentés à Detlev que voici sur le canapé ». - Le vieux Mazeyrolles est cousin de Myriam, bredouille Detlev dans son cocon de chandails. Il s’y perd. Les deux Bove, femme et conjoint tout neuf, ont dévalé de son canapé, le prennent sous les épaules, et l’embarquent à sa chambre, au grand lit couvert de couettes rouges. Ils disposent sur l’étagère une collection d’ouvrages historiques dont il ne parlait plus. « Il ne me reste presque plus rien » dit Detlev. Johanna les a suivis : « Vous avez bien des souvenirs, Paniei Detlev . - Tu peux tutoyer ton nouveau mari, Johanna ... » Mrs Bove s’extasie sur les titres, la splendeur des reliures. Detlev retombe dans le mutisme. Tous prennent congé froidement. De leur voiture les deux sœurs font des V d’encouragement, comme Victoire – Detlev, de sa fenêtre, hilare d’un seul coup, répond de même. X X X « Hello. Here’s Mrs Bove. Detlev est insupportable. Il ne parle pas, ne lit pas. Devient tout à fait inintelligent, tout à fait très ... Il prend le livre, l’ouvre sur ses genoux et s’endort. Hello, Miss Claire ? …il y a tempête ici… In your street too ? Je vous entends très mal ! » X « Monsieur Detlev, votre père – il n’est pas votre ? ...il nous emmerde, mon mari et moi. Il iourine ! Parfaitement ! au lit ! Pourquoi vous n’avez pas prévenou ? Hello ? des couches, oui, faites venir baby diapers, garçons, yes, épaisses par devant ! ...le vent, le vent !… » Mrs Bove ajoute qu’il appelle la nuit pour s’éviter l’incontinence. « Le temps qu’on arrive, il a déjà pissé – ne coupez pas ! » Detlev appelle la nuit où suis-je ? qui êtes-vous ? pourquoi moi ici ? « Trois fois Police ramener lui, lui s’excuser, lui recommencer, nous pas pouvoir garde lui, vous trouver quelque chose – hello ? hello ? » Le vent souffle avec rage. On entend de loin Mrs Bove Ma chère, vous perdez votre français. Detlev transféré à l’Asile Vauclère-et-Canson. Se parle seul en permanence. Déplored’être pris pour fou, ce qui est bien plus commode. Mais je pense savez-vous. Il y a plus atteint que moi. Il ne fait pas exprès de pisser. « De temps en temps. Quand on m’observe, je replonge – surtout, ne pas étaler mon intelligence – où mon épouse et Claire ne voient que rébellion. « Nous faisons peur ». C’est la première fois qu’il pense au pluriel depuis la mort de Myriam. De son vivant il disait « nous ». Apprenez à dire je dit le psy. Les infirmières disent « Papy », «Mamie ». Les renfoncent dans leurs lits médicaux.. X Voici un coup de téléphone : «  Johanna ? - Noëldieu ? . - J’éprouve des remords. Detlev n’est pas traité comme il faut. Tout leur semble bien pire. Nous ne pouvons pas le laisser là. Johanna : « Après avoir eu tant de mal à l’expulser ? Noëldieu: « Je vis dans la clandestinité. Detlev est gâteux. - C’est ton père. - Mais c’est moi qui paye l’hospice. » Johanna, future épouse de Detlev, raccroche d’un coup. X Clinique, intérieur jour, intestins. D’un coup cela revien., après toute une vie d’absence. Le ventre frémit comme un solfatare. « À treize ans », raconte Detlev « on m’a tiré tout l’intestin, mètre à mètre. » - Cela ne se peut reprend l’homme de l’art : les intestins sont immobilisés par le mésentère. Une incision là. Une autre là. Deux tranchées dans le ventre. Detlev marche à présent avec deux cannes anglaises. On le visite comme un monument historique. De rage, devant le personnel en cercle, Detlev déchiquette ses bandages. Une infirmière s’exclame : Il est déchirant ! - On enlève la sonde, pépé, attention à l’oiseau ! - Voilà le curé ! - arrêtez de gigoter ou je vous exorcise ! - ...répétez après moi bénissez moi mon Dieu parce que j’ai péché… - ...ça ne sert à rien qu’il me bénisse : c’est lui, Dieu… Le curé se tourne sur sa chaise : « Il a toute sa tête. Seul avec Dieu. Claire et Johanna referment prudemment la porte. Ce n’est pas avec ce curé-là que Detlev retrouvrera la foi. « J’ai claqué une grosse blatte par terre hier soir », seule phrase qu’on puisse lui arracher. Sur son lit de fin de vie, Detlev évoque Myriam la disparue, mais le personnel dispose autour de lui le paravent fatal d’agonie, nul ne l’écoute et sa langue embrouille des sons hagards. 63 X X X La veille du mariage, Claire et Johanna courent la campagne une bonne partie de la nuit. La brise agite leurs voiles sur leurs profils. Johanna  : « Detlev s’en est bien tiré. Mais pourquoi l’avoir ramené ici sans me consulter ? - Je mène ma vie comme je veux. - Tu n’avais pas à introduire ici cette larve que j’épouse, pour vous laisser tous deux à la merci de nos quatre grands-parents ! (un temps) Il ne dit que des conneries. Claire ne trouve pas que Detlev ne dise que des conneries. X L’entrée des deux robes blanches dans un troquet nocturne, entre hommes, fait sensation. Claire et Johanna poursuivent leur entretien sous les regards des buveurs incrédules. La Johanna réclame sa part d’avance sur héritage. Demande l’annexion à son profit du pavillon pourri en fond de jardin. « Je ne suis pas encore morte » répond Claire. - Tu étais d’accord. - J’ai changé d’avis. - Tout le monde te tient pour une sainte. - Je ne peux pas, dit Claire, mettre les Mazeyrolles à la porte. Le vieux est cousin de Myriam, la morte. Et ce sont les parents de notre mère. - Je veux ma maison en entier ». Les deux sœurs s’animent dans un grand envol de tulle. Depuis le seuil du bar, sous l’ampoule, les fumeurs confinés se penchent vers l’intérieur : Claire demande à haute voix pourquoi sa sœur ne peut se contenter d’une moitié. Johanna se refuse de même à mêler son imminent mari à tous ces vieux qui hantent ces murs, y compris le Vieillard’s Home qui périclite. « Retourne en Espagne, tu seras loin ». Johanna se révolte. 64 Claire, au bar, en robe de noces : Ma vieillesse me fascine. Je te laisse le vieux Dtelev qui n’aime que moi, et qui t’épouse. - Il y a des asiles pour ça. J’y ai remis ton vieux Detlev. Personne n’y reste. Ils se marient ou crèvent. Les deux sœurs quittent le bar sans avoir pris leurs consommations. L’assistance renouvelle les siennes en commentant grassement. Les lumières disparaissent dans le dos des mariées. L’église les attend loin devant dans la nuit. Tout se jouera aux premières heures. Les voiles se noircissent, les robes se froissent. Johanna perd ses souliers, s’assoit sous un arbre. Claire vante les toits, les murs de la Grande Maison partagée entre tous. Johanna répond je ne pense qu’à moi. Insiste pour expulser les vieux Mazeyrolles, grands-parents maternels. Claire ne cède rien ; refuse une fois de plus d’épouser Detlev à la place de sa sœur : il m’aime trop, il gâcherait tout. Claire ne voit que le seul dépérissement de la vie. Johanna préfère la mort abstraite et définitive. Claire demande, à grands pas vers l’éclairage de ville, par où commencera son propre flétrissement. « Ce sera » décrète Johanna « par le milieu du corps ». Soudain : Nous sommes suivies. - Personne ne nous suit plus. - Attends que le jour se lève. 65 Le ciel s’est dégagé dans l’aube. Elles se sont contemplées. S’assoient sur le talu, se massent les pieds. « Nous n’intéressons que nous-mêmes, répète Claire. Que diront les voisins ? - Les vieux ne sont pas nos voisins. - Est-ce que nous paraîtrons dans le journal ? - Rien ne sera correctement exposé dans l’article. - Je voudrais, dit Claire, que tout soit développé : ce que nous avons subi, accompli. » Elle ajoute que le ou la journaliste s’épanchera sur le pittoresque de la situation, détaillera la finition des volants. Johanna reprenant la parole s’affirme fière de ses formes, de ses impulsions, nous sommes folles dit-elle, puis ...sans bornes » – toutes deux se relèvent et marchent ? - Johanna je n’en peux plus. Cherche n’importe quel abri, un hôtel un trou, L’hôtelier s’esclaffe : « Le collègue m’a téléphoné. Vous n’êtes plus très fraîches. - De rosée. Cinq kilomètres à pied. » 66 Un flash lui part dans les yeux. Leur souvenir hantera trois générations successives. Pendant que les paparazzi les mitraillent, les deux sœurs s’interrogent sur Detlev, point de mire détrôné, l’horloge marque 5h 40, l’adjoint au maire sert cafés et-liqueurs, des micros se tendent, Johanna répond des obscénités. Nous manquons d’épaisseur dit Claire et personne ne nous porte intérêt » (un destin, une volonté, à d’autres. Claire prétend une fois de plus qu’elle est enceinte Ça ne se voit pas ironise un journaliste à gros sourcils. Ex abrupto : Pourquoi hébergez-vous ce fou Noëldieu fils de Detlev ? - Il ne se cache pas répliquent les deux sœuirs. Nous n’avons pas connu ce Noëldieu. Sa victime Stabbs était l’ancien amant de Claire. Nous voyons à quel point cela bouleverse la presse. Nous n’avons conservé ni photos ni lettres ni cartes postales. Nous refusons toute inscription ou démonstration ». Les flashes s’espacent. Les sœurs confirment qu’elles ont la ferme intention de se marier, chacune avec un homme et pour de bon, en fin de matinée. Qu’elles seront en retard à Ste-Savine si personne ne les amène. Que les témoins s’avancent. dit Claire. « Nous serons bientôt débarrassés d’eux » : l’une ou l’autre sœur se fera un café. - Inutile, songera Detlev. Puis à haute voix. Tout haut. Claire, Johanna, le regardent intensément, amusées. « Pourquoi passez-vous vos journées à épier des vieux ? » Claire écoute avant le repas Good bye stranger, Adieu filles étrangères, good bye Mary, good by Jane, dont les paroles envahiraient nos yeux de larmes. Bien la peine, bien le peine. XXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXXX É p i l o g u e s Detlev dont une chambre désormais se trouve au sein même du logis des sœurs cache mal sa déception, tant il eût voulu de vie encore. Au moins peut-il purifier les anciens miasmes pensionnaires, contempler à loisir les profils de Johanna , de Claire nimbés de marbrures lactées. « Les Mazeyrolles sont partis, dit Claire.- Les vieux, précise Johanna . - Vous les tuez, dit Detlev. Il les avait revus, tout près, monter dans une minuscule ambulance, courbés et désespérés. Il ajoute qu’ils ont vécu là 17 ans, sans que les deux sœurs en subissent le moindre dérangement. «Ne nous apitoyez pas, Detlev », dit Claire tout bas. L’oncle René approuve de la tête et repart en cuisine en remmportant les plats. Le feu de St-Alphonse avait consumé les armoires, au centre du jardin. Les pensionnaires de tous les pavillons s’étaient regroupés. Certains parlaient d’avertir les sapeurs-pompiers. « Qu’ils avertissent ! » dit Johanna . Mais les crépitations de meubles enflammés retentissent sur fond de réjouissances : plus loin dans le quartier, une foule de noceurs ivres reprend en hurlant Mais c’est la mort qui t’a assassinée Macia – « bien à propos », dit Johanna . Les vieux, rêveurs, baveux, contemplent la mise à feu de leurs coffres vides. Detlev revient dans son logis indépendant. On n’a brûlé que les meubles hors d’usage. X X X Les rapports d’oncle René et de sa mère constitueraient un immuable sujet d’étonnement: nièce Claire et nièce Johanna , Detlev lui-même gendre Mazeyrolles, ne s’étonnent plus de rien. La mère et grand-mère : Vieille Dame Charmante. Ses lèvres sont striées comme souvent à son âge. Parfois taciturne. Très stricte sur sa chaise, un peu déjetée et courbée, elle reste inséparable de l’oncle René, cet escogriffe quadragénaire et jaune. Au timbre sourd et nasal quand il daigne. Assistant sa mère, noblement la soutenant avec des gestes d’antiquaire. Couvert d’amour et parcheminé. Il écarte les obstacles et jusqu’aux pierres. Les personnes, s’il l’osait. Et spécialiste de la gorge. Le soir où l’on pendit la crémaillère, Detlev les invita tous. Ils occupèrent le long côté de la table. L’oncle et sa mère se comportèrent sans faiblir, poussant à égalité la nourriture dans leurs gosiers éteints. La vieille dame s’endormit entre les bouchées. Son fils lui avait passé le pain, ôté les os de la viande, essuyé le coin des lèvres. Detlev aussi se découvre un côté desséché. C’est bien inquiétant. Il se sent incapable de grandeur. Sans doute aurait-il mieux fait d’usurper la maison des MAZEYROLLES, au lieu de rejoindre si vite la maison, le Groszhaus des deux Sœurs. Claire à sa gauche. À sa droite Johann. Elles ne disent rien. Les autres convives ? Il ne les connaît pas. Si peu. Il n’est pas chez lui ici. De temps en temps, elles s’inclinent vers lui, en même temps, lui tendent un verre, un four, un sourire, puis répondent de toute part aux invités qui se pressent. En face de lui, de l ‘autre côté du buffet à double accès, deux vieilles droit sorties du Vieillards’, qui déglutissent. Le reste de même. Detlev faute de mieux reluque la faune. Ne voir autour de lui que des individus sans qualités. Il lorgne sur son plat, sur les deux chevelures de femmes qui s’obstinent à lui rendre hommage, alors que rien ne le convie à festoyer. Il se lève, glisse au long de la table d’amuse-gueules, tourne sur les hors-d’œuvres, revient par les gâteaux lorrains fourrés de fromage. Il imagine ce qu’il trouve, pour s’occuper. La vie lui suffit. Vous êtes des milliers qui m’écrivez la même chose. sus. On ne nous dit pas tout. * Tout le passé reflue en masse. «Mort de Myriam » semble un code d’exercice. Detlev n’en peut plus d’observer. Il fait connaissance, défait connaissance. Un docteur au teint jaune, aux yeux faux et bordés de bacon - « Poutzi » (ou Pontzieff) – l’essentiel est qu’il puisse marcher. L’injection ne prend pas, la mémoire a rejeté le greffon. Vieux-Detlev a repris son circuit. Il revient sur ces deux-là, ses proches parents, mère et fils, disparus des radars. Ils mâchent sèchement, sans un mot, paupières basses, le fils guettant le pain par-dessous. Il guette la cuillère, il guette la sauce. « Qu’y a-t-il pour votre service, Mère ? » Premiers mots du vieux fils. Claire et Johanna disent Mon Dieu ce qui ne leur ressemble pas. Lorsque la vieille Alphonsine plonge morte dans son plat, nez en avant, le vieil enfant saute sur son siège, retourne la vioque, essuie la sauce, la tablée jaillit en tous sens, on ne trouve qu’un seul téléphone. Tout lecteur de Tacite et Racine connait les deux façons dont s’agitent les convives d’un mort, d’une morte : ceux qui mangent, ceux qui se dressent, ceux qui vomissent. Detlev, lui, s’est relevé de table sans précipitation. Il est sorti marcher de long en large dans sa portion de verdure, devant la haie de séparation. Il se demande, franchement, pourquoi ces deux jeunes femmes l’ont recueilli. Qu’est-ce qui leur a pris. Qu’est-ce qui a bien pu leur passer par la tête ?...un vieil homme comme lui ! Autre réflexion : pourquoi la mort le frôle-t-elle de cyprès, sans qu’il s’en émeuve outre mesure ? Quel système de poids Dieu le Créateur, qui existe tout autrement, a-t-il entreposé dans son âme ? Lorsque Detlev revient s’assoir, Le médecin à teint jaune énonce le diagnostic : « Rupture d’anévrisme ». Comment s’appelle-t-il déjà ? Poutzy, Poutzieff ? Sa voix est nasillarde : est-ce qu’il le fait exprès ? Enregistre-t-il sa voix, pour l’étudier chez soi, sous un casque de retour ? Deux infirmiers emportent le corps, qui n’a pas encore perdu de souplesse. Mais certains invités crlent encore. Detlev en a les oreilles rompues. René accompagne Alphonsine sa mère à son dernier séjour, le petit cimetière de l’hôpital. Il ne vivait plus que pour elle infirme. Saura-t-il en retrouver une, qui se tient aussi bien qu’elle ? Tout s’est passé si vite. * Quand l’assemblée s’est dispersée le ventre plein, le cercueil plein, Detlev pousse un soupir de soulagement. Il sort, de nuit, dans les rues désertes de Ste-Sa vine. Ce sont des pavillons tout blancs, qui font office de lune absente : de gros reflets de bonne carrure. Des quartiers de satellite éparpillé. Il fait le tour d’un quartier de maisons, d’un deuxième. Il reviendra bien assez tôt se recoucher dans son domicile fixe inaliénable. Il marmonne. Pense pouvoir se passer de Claire, de Johanna. Elles ont pourtant tout nettoyé, tout rangé dans sa nouvelle demeure, chez elles. Il ne leur en est même pas reconnaissant. Tout est dû aux vieillards. Même les anges gardiens. Il se parle au milieu de la rue, débarrassée de tous à cette heure. Personne pour le traiter de fou. Les asiles n’ont jamais été que des prisons. Il est si facile de passer pour fou. De répéter sans cesse deux ou trois prénoms de femmes sans y penser. Ça sent le foin quand il tourne la clef. Ou le rat mort coincé dans la laine de verre. La lune est sortie des nuages, sur les murs. Sauf sur celui de la « Maison Usher», murée, terrible. Detlev titube avec bonheur d’un trottoir à l’autre sans même avoir bu. « C’est à moi. Elles me l’ont donné. Vous, les sans-abri, crevez ». Detlev a retrouvé son chez-soi. Le plafond est si bas qu’il s’incurve jusqu’au ras du crâne – erreur : c’est le cul-de-lampe du lustre. Un jour le toit s’effondrera. Au-dessus de sa tête et du llustre se serrent en longueur des lattes de pont de vaisseau, étroites, vernies. Sans roulis. 75cl plein de cognac juste derrière la porte en bois du buffet. Vieux meubles, vieux ennemis. Désormais jusqu’à la mort. Soixante dix années de terreur. C’est enfin passé. La vie derrière soi définitivement vaincue. Pleins et déliés. Il aime brusquement, sa vie. « C’est bête... » ...Myriam a-t-elle besoin d’être regrettée… y gagne-t-elle vraiment Cheveux gris, retorse… ça lui revient, maintenant… aurait pu s’y mettre plus tôt… partie en tête. À compter d’un certain âge, les époux se guettent. Se préparent des sorts… Myriam n’aura pas traîné – il a tant vécu pendant ces huit jours – à croire qu’il n’a rien vécu jusqu’ici. Sa tête oscille. Ces remontées d’icebergs de sommeil en surface. «  Tu es paresseux dit Claire Eh bien tu m’espionnes ? sursaute Detlev. Detlev. Pardon Papy Jo, pardon. - Pas la peine. Detlev. Pourquoi ses oreilles, ses yeux qui s’effondrent soudain dans la phrase, la ligne… quelle que soit l’heure, ces torpeurs… Il s’aperçoit soudain qu’il écrit à Myriamil déchire la lettre il a des absences dit Claire il pense à sa femme - penses-tu ! - il ne pense plus ! - Johanna exagère * Les deux sœurs et Detlev regardent un téléfilm. Le Prussien. Histoire d’un vieil homme apparemment diminué qui survit à sa vieille femme. Les héritiers s’agitent autour de lui comme autour d’un morceau de bois. Il se tait sous ses rides. À k’enterrement comme il marche lentement tous les autres un à un le dépassent. Il arrive seul bon dernier sur sa tombe, unique désiré. Claire : « Qu’est-ce qu’il pense ? Detlev «Voulez-vous devenir ma femme ? - C’est une de trop, répond Claire. Detlev éprouve des élans du cœur subtils et forts comme à quinze ans. Si l’on ne devient pas fou dès le début – tout premier choc – on se guérit - dans l’instant. - Voyons Detlev, reprend Claire – étiez-vous amoureux de Myriam ? - Non. - Pourquoi voulez-vous l’aimer davantage ? - Je me moque dit-il d’être apprécié. » - Johanna bat des mains. - Parlez-nous de Myriam, dit Claire. Detlev refuse. « Dommage », dit Johanna : . Il aurait pu en tirer deux chapitres. « Nous allons vous détacher de vous. - Premièrement : si c’était vrai, vous ne l’annonceriez pas de cette façon. Deuxièmement, tous ces pages 27 manquantes privent le lecteur d’un nombre incalculable d’informations. Les rapports des personnages s’en trouvent affectés ; Detlev a découvert ce que chacun de lui savait : la liaison ressuscitée de Claire et de Stabbs, ce dernier très antipathique (les deux jeunes amants se sont affrontés mais rien n’était si grave) Johanna regardant plus souvent qu’il ne faut le Stabbs de sa soeur. Johanna brune, fine, paupières fendues et lèvres délicates ; corps souple et propos fantasques, Stabbs courtisant les deux. Nul ne sait cependant jusqu’où vont « ses audaces», s’il les honore ou les déshonore selon le point de vue. «Johanna qu’attendons-nous ? » Stabbs et Johanna ne se cachent plus et flirtent ouvertement. Arrive un certain Noëldieu, qui se prétend fils de Detlev et de Myriam. Il se trouve, quant à lui, très affecté par la mort de Myriam. Sa taille déplié atteindrait les deux mètres. Le nez long et la tête baissée dépassant du complet-veston. Dont la voix semble sortir d’une tombe. Il ne lui manque plus qu’un chien ; il en attire dans les rues. Demande comme eux asile et protection. Il n’a jamais beaucoup vécu. Il apprend le décès au hasard des journaux aubois. Il craint la paralysie, peut-être finira-t-il cloîtré comme les autres. On peut craindre de lui aussi bien la sévérité que l’extrême indulgence. Mise en question de Detlev Stavrowcki Voici le dialogue : « Nous ne le jugeons pas sur ses actes... - Il ne veut rien faire. - ...ni sur ses intentions. - Detlev Il regrette insuffisamment sa femme. - Noëldieu reste inconsolable. « Qu’en sais-tu ? » réplique Noëldieu. - Claire, pourquoi l’as-tu traîné, de vieux en vieux, de visite en expulsions ? - Il aimait les dérivatifs que j’offrais. Son fonctionnement m’intéresse. Sa maladie. - Quelle maladie ? quelle pathologie ? » Les arguments s’échangent sans décision finale et Noëldieu se lève : « Ne chassez pas Detlev ». Il agite son nez de haut en bas. « Ne chassez pas Stabbs ». - Qui parle de me chasser ? dit Stabbs. Noëldieu poursuit Stabbs répond sans comprendre :- Où irait-il ? - Dans sa boîte à dingues, réplique Johanna . - ...où ça pue la cantine », poursuit Stabbs « ...la pisse, les souvenirs, la mort prochaine… guettant les prochains tremblements de mains… des gabataires pour tout spectacle, des redevenus morveux. Je suis son fils. Je me sens éveillé, beau, plein d’ardeur et d’avenir. - On le garde, dit Johanna . Il ne dépasse la haie ni en hauteur, ni en largeur. - Cependant il nous dérange conclut Claire. Le spectacle de sa décrépitude doit nous être épargné ». ATTENTION AUX REPRISES INJUSTIFIÉES !!!! bnbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb Les rapports d’oncle René et d’Alphonsine sa mère constitueraient un intarissable sujet d’étonnement, si quoi que ce soit pouvait encore étonner : nièce Claire et nièce Johanna , Detlev lui-même gendre Mazeyrolles, ne se surprennent plus de rien. La mère et grand-mère est le type même de la Vieille Dame Charmante. Ses lèvres sont striées comme souvent à son âge. La vieille dame est parfois taciturne. Très stricte sur sa chaise, un peu déjetée sur sa cJohanna et courbée, elle reste inséparable de l’oncle René, cet escogriffe quadragénaire et jaune. Au timbre sourd et nasal quand il daigne. Assistant sa mère, noblement la soutenant avec des gestes d’antiquaire. Couvert d’amour et parcheminé. Il écarte les obstacles et jusqu’aux pierres. Les personnes, s’il l’osait. Et spécialiste de la gorge. Le soir où l’on pendit la crémaillère, Detlev les invita tous. Ils occupèrent le long côté de la table. L’oncle et sa mère se comportèrent sans faiblir, poussant à égalité la nourriture dans leurs gosiers éteints. La vieille dame s’endormit entre les bouchées. Son fils lui avait passé le pain, ôte les os de la viande, essuyé le coin des lèvres. Detlev aussi se découvre un côté desséché. C’est bien inquiétant. Il se sent incapable de grandeur. Sans doute aurait-il mieux fait d’usurper la maison des MAZEYROLLES, au lieu de rejoindre si vite la maison, le Bunker des deux Sœurs. Claire à sa gauche. À sa droite Johanna . Elles ne disent rien. Les autres convives ? Il ne les connaît pas. Il n’est pas chez lui ici. De temps en temps, elles s’inclinent vers lui, en même temps, lui tendent un verre, un four, un sourire, puis répondent de toute part aux invités qui se pressent. En face de lui, de l ‘autre côté du buffet à double accès, deux vieilles droit sorties du Vieillards’, qui déglutissent. Une vieille mère et son vieux fils, raides, vides et le nez pendant. Le reste ad libItum. Detlev faute de mieux reluque la faune. C’est un défaut de débutant : ne voir autour de soi que des individus sans qualités. Il lorgne sur son plat, plastique aussitôt revidé que garni, sur les deux chevelures de femmes qui s’obstinent à lui rendre hommage, alors que rien ne le convie à festoyer. Il les quitte, glisse au long de la table à chips, tourne sur les hors-d’œuvres ou mezzé, revient par les gâteaux lorrains fourrés de fromage. Il imagine ce qu’il trouve, pour s’occuper. La vie lui suffit. À quoi bon écrire. Vous êtes des milliers qui m’écrivez la même chose. Ne sont venus que des inconnus. À la section « psy » du Vieillards’, c’était la même chose. Trognons de choux dans la gueule en sus. On ne nous dit pas tout. * Tout le passé reflue en masse. «Mort de Myriam » semble un nom de code d’exercice. Et celuici en est un autre. Detlev observe. Il n’en peut plus d’observer. Il fait connaissance, il défait connaissance. Tout est si instantané. Spontané. Un docteur au teint jaune aux yeux pleins de fausseté et bordés de bacon. - « Poutzi » (ou Pontzieff) – l’essentiel est qu’il marche. L’injection ne prend pas, la mémoire a rejeté le greffon. Vieux-Detlev a repris son circuit. Il revient sur ces deux-là, ses proches parents, la mère et le fils, disparus des radars. Ils mâchent sèchement, sans un mot, paupières basses, lefils guettant le pain par-dessous. Il guette la cuillère, il guette la sauce. « Qu’y a-t-il pour votre service, Mère ? » Premiers mots du vieux fils. Claire et JohJohanna disent Mon Dieu ce qui ne leur ressemble pas. Lorsque la vieille MarieThérèse plonge morte dans son plat, le nez en avant, le vieil enfant saute sur son siège, retourne la vioque, essuie la sauce, la tablée jaillit en tous sens, on ne trouve qu’un seul téléphone, René accourt de la cuisine, serre le vieil enfant, son frère ! dans ses bras, l’appelle par son nom Olivier Olivier...chacun sait les deux façons dont s’agitent les convives d’un mort, d’une morte : ceux qui mangent, ceux qui se dressent, ceux qui vomissent. Detlev, lui, s’est levé de table sans précipitation. Il est sorti se promener de long en large dans sa portion de verdure, derrière la haie. Il se demande, franchement, pourquoi ces deux jeunes femmes l’ont recueilli. Qu’est-ce quil eur a pris. Qu’est-ce qui a bien pu leur passer par la tête ?...un vieil homme comme lui ! Autre réflexion : pourquoi la mort le frôle-t-elle de cyprès, sans qu’il s’en émeuve outre mesure ? Quel système de poids Dieu le Créateur, qui n’existe pas, ou tout autrement, a-t-il entreposé dans son âme, derrière sa haie interne ? Quand Vieux-Detlev revient s’assoir, le médecin à teint jaune énonce le diagnostic : « Rupture d’anévrisme ». Comment s’appelle-t-il déjà ? Poutzy, Poutzieff ? Sa voix est nasillarde : est-ce qu’il le fait exprès ? Enregistre-t-il sa voix, pour l’étudier chez soi, sous un casque de retour ? Deux infirmiers emportent le corps, qui n’a pas encore perdu sa souplesse. Mais certains gosiers d’invités hurlent encore. Detlev en a les oreilles cassées. Olivier, le fils longiligne, accompagne sa mère à sa dernière demeure, le petit cimetière de l’hôpital. Il ne vivait plus que pour sa mère infirme. Saura-t-il en retrouver une, qui boite aussi bien qu’elle ? « À l’asile, j’étais bien ». Il en sortait à son gré. Tout s’est passé si vite. * Quand l’assemblée s’est dispersée le ventre plein, le cercueil plein, Vieux-Detlev pousse un soupir de soulagement. Il sort, de nuit, dans les rues désertes de Troyes. Par ici, ce sont des pavillons tout blancs, qui remplacent la lune absente : de gros reflets de bonne carrure. Des quartiers de lune gris clair éparpillés. Il fait le tour d’un quartier de maison, d’un deuxième. Il reviendra bien assez tôt se recoucher : il possède à présent un domicile fixe, et honorable «C’est bon d’avoir soixante-dix ans ». Il marmonne. Il pense pouvoir se passer de Claire, se passer de JohJohanna . « Elles ont pourtant tout nettoyé, tout rangé dans ma nouvelle demeure, chez elles. Nom de Dieu, je ne leur en suis même pas reconnaissant ». Tout est dû aux vieillards. Y compris les anges gardiens. Il se parle au milieu de la rue, débarrasse d’humains à cette heure. Personne pour le traiter de fou. Pour l’emprisonner près d’Alphonsine. Les asiles n’ont jamais été que des prisons. Il est si facile de passer pour fou. De répéter sans cesse deux ou trois prénoms de femmes sans penser. D’éprouver sa plénitude dans le vide. « Enfin logé. Dignement. Seul. Et ça sent le foin quand il tourne la clef : laine de verre à l’intérieur des murs - et si c’était un rat crevé, coincé ? Toujours dehors. La lune qui sort des nuages sur les murs endormis. L’un de ces murs demeure nocturne, « Maison Usher ». Elle est froide. Elle est murée, terrible. Vieux-Detlev ne dormira pas. Il titube avec bonheur, doucement renvoyé d’un trottoir à l’autre sans même avoir bu plus qu’il ne faut. « C’est à moi. Elles me l’ont donné. Vous autres sans-abri, crevez ». hnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnn X Après chaque visite, Vieux-Detlev et Claire prennent un lait fraise et un diabolo menthe au bar de L’Entrecôte. Ils échangent leurs impressions. Vieux-Detlev est stupéfait. Il se fait tout expliquer, répéter, rétaler. Ces Mazeyrolles l’intriguent. Il se fait désigner leur ancienne adresse sur un plan de ville. Demande combien d’armoires s’entassent dans cette pièce où l’on ne peut plus mettre un pied. S’il est bien vrai qu’ils ne possèdent plus qu’un petit écran de télévision qui fonctionne, juché sur un grand irréparable. « Je parie » dit Vieux-Detlev « qu’ils sont devenus tout à fait sourds en s’engueulent en occitan de Lodève ». - C’est exact, Vieux-Detlev ». Claire éclate de rire, montre ses dents et secoue ses boucles jaunes. X - Comment va Pépère aujourd’hui ? Il a fait un gros crotton le Pépère ? Il vaut ouvrir les rideaux le Pépère ? - Faites chier. - Pas poli le Pépère ! - Je t’ai vouvoyée ». Vieux-Detlev ne peut tolérer que la très lointaine cousine de sa femme, Claire Mazeyrolles. Tout se joue ans le respect, la contemplation, la sérénité. Près d’elle seule il ne se sent : ni vieux, ni ami, ni père. Chez les vieux Mazeyrolles, ils retournent, en compagnie de JohJohanna Mazeyrolles. C’est une nouvelle soignante. La jeune sœur de Claire. Portant le même nom de famille, en attendant de semarier, ce qui ne semble pas dans leurs projets. Encore qu’il ne soit plus obligatoire d’adopter le nom de son époux. Les deux sœurs ne se ressemblent pas. La plus jeune aura ici des cheveux noirs, des yeux noirs. Un menton, un nez insolents. Claire perdrait-elle son attrait ? X Les Vieux. Les plus vieux que lui, Detlev. Déclinent leur âge et lieu de naissance. Claire, debout, prend des notes. JohJohanna , en retrait, l’œil noir, les toise. Dans la pièce qu’on entrevoit derrière eux, les armoires en effet s’entassent, acquises, garnies et abandonnées au fil d’une vie. Le soleil passe entre les battants capricieusement ouverts ou pendants. Marie Thérèse Mazeyrolles demande : « Il faut que je trouve un nouveau logement ? Jean-Paul Mazeyrolles son mari dit à son tour : « On nous promet un rez-de-chaussée : dans la même rue ? » Au retour, hors de leur présence : « Les déplanter, ce sera les tuer » commente JohJohanna . X - Encore un peu de bouillon, Pépère ? Eh ! Pépère ! Detlev ! On se promène tout seul dans les couloirs à huit heures et demie ? Tout le monde éteint les lumières ! Tout le monde fait dodo ! » Vieux-Detlev se fait rabrouer. Mais ce sont des plaisanteries. Le règlement n’est plus ce qu’il était. Dieu merci. Il n’a pas connu ce temps-là. Il quittera ces lieux, devenus idylliques : « Où c’que j’va-t-y donc ben m’loger à c’t’hure ? » Le ton ce soir est à l’humour. Mais le cœur n’y est pas. X Les deux sœurs Mazeyrolles, Claire, et JohJohanna -la-Boiteuse, habitent une vaste demeure en ville, aux chambres profondes et fraîches. L’une d’elles est inoccupée, en raison de l’absence d’un frère. Et voilà un problème résolu. Les deux sœurs le trouvent « amusant », « sympathique ». Le déménagement se fait sinon dans l’austérité, du moins dans la sobriété. JohJohanna visite Vieux-Detlev, elle boîte bas, le vieux ne l’avait jamais remarqué à ce point. « Cela me vexe, tout de même. J’aurais pu le voir plus tôt ». Mais il ne l’en aime que davantage. C’est une jeune femme droite dans sa tête mais avec suffisamment de mystère pour l’aimer. Elle s’assoit chez lui et ne dit pas grand-chose : bouche grande, bouche close. Ce pourrait être un proverbe. - Cela fait dix-sept ans que nous vivons ici,disait Marie-Thérèse Mazeyrolles. JohJohanna s’éloigne. Elle boîte. Vieux-Detlev ne s’en était pas aperçu. « Même quand elle marche, on dirait qu’elle danse ». Il avait appris cette phrase. Il a oublié qu’elle est de Baudelaire. Les deux sœurs soignantes et le vieux couple portent le même nom de famille. Leur lien de parenté reste faible. Vieux-Detlev éclaircira ce point plus tard. Ou ne l’éclaircira pas. Tout dépend de l’écrivain. Detlev admire ces jeunes femmes. Il les aime. Laquelle des deux susciterait en lui plus d’amour, ou plus d’admiration ? Il faut se résoudre à ne pas se résoudre. Il aimerait désirer l’une, ou l’autre. Il tient jusqu’ici la balance libre en son cœur – Libra, la Balance - né le 24 novembre, Sagittaire. Le lendemain JohJohanna revient, le voici dans la place. Elle est plus éloquente. Quand elle rit, son visage reste lisse. Son débit s’affermit, ou bien se précipite, sans que rien ne puisse le laisser prévoir. « Les Mazeyrolles, dit-elle, vivent à nouveau dans un taudis. Leur papier peint se détache en larges copeaux, comme à leur dernière adresse. Sur la télévision j’ai vu tout un poulet à dégeler. La planche à repasser au milieu du salon. « Leur déménagement n’a servi de rien. Ils sont redevenus tout comme avant. Ils ont transporté leur taudis sur leurs dos. - Vous êtes jeune, répond-il, et pourtant, vous aimez l’ordre. - Les deux ne sont pas incompatibles. » JohJohanna poursuit : « Leur jardin sert de dépotoir. J’ai compté quatre grille-pain rouillés, d’autres armoires en plein air, pourries sous la pluie. - Ce sont des cousins de Myriam. » Il n’en dit pas plus. Myriam, ces gens-là et ses deux gardiennes sont apparentées. La Marquise de Lafayette en eût pondu vingt pages, qui rendent inaccessibles les abords de La Princesse de Clèves. Gloire au taciturne Detlev, supérieur à Mme de Lafayette. « Nous sommes tous cousins » reprenait JohJohanna . - L’âge les a bien amochés, disait Vieux-Detlev : « jean-Paul et Marie-Thérèse ». La mode était aux prénoms doubles. La vieille ici redoublait de laideur. Johanna ajoutait que Vieux-Detlev, à titre personnel, s’en était « bien tiré » : très peu de rides. À quoi Detlev répondit : « J’ai une vraie tête de porc ». Le jeune femme se mit à rire, sans plus exposer sa pensée. Claire, dit-elle, ne souhaitait pas les expulser. « Mais ils sont vraiment trop laids ! - Ils ne payent pas non plus leur loyer. - Qu’en savez-vous ? - Ne faites pas l’étonné, dit-elle. Jetez juste un œil derrière la haie : ils habitent juste en bordure de notre propriété. Nous aimerions racheter le terrain. - Qui mettrez-vous à la place ? - Vous, Detlev. » Il ne dit ni oui ni non. Johanna recommence à se taire, et sa sœur aînée ne vient toujours pas. kmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmmm nbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb « Nous serons bientôt débarrassés d’eux » : l’une ou l’autre sœur se fait un café. - Inutile, songe-t-il. Tout haut. Claire, JohJohanna , le regardent intensément, amusées. « Pourquoi passe-vous vos journées à voir, dit-il, des personnes de mon âge ? » bbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbbb Claire écoute avant le repas Good bye stranger, Adieu fille étrangère ; il s’agit de jeunes femmes étrangères, good bye Mary, good by Jane, lancinantes mélopées dont la plupart de nous ne comprenons pas les paroles ? paroles qui si nous les savions nous rempliraient de larmes… Pendant le repas sévit la TV. Detlev dont la chambre désormais se trouve au sein même du logis des sœurs, Detlev cache mal sa déception. Au moins peut-il se purifier des anciens miasmes et le soir, contempler à loisir les profils de Johanna , de Claire délaissée nimbés de marbrures lactées. Un soir après la bière aucun doute n’est plus permis : « Les Mazeyrolles sont partis, dit Claire.- Les vieux, précise Johanna . - Vous les tuez, dit Detlev. Il les a vus, tout près, ce matin-là, monter dans une minuscule ambulance, courbés et désespérés. Ils ont vécu là 17 ans, derrière les Acquatinta, sans que les deux sœurs en subissent le moindre dérangement. L’oncle René apporte et remporte les plats sans rien dire : c’est de famille. La grand-mère (il y a une grand-mère) non plus, exceptionnellement présente, dont on laisse la chambre ouverte en temps ordinaire. «Ne vous apitoyez pas, Detlev, dit Claire à voix basse. L’oncle René approuve de la tête et repart en cuisine. Le feu de St-Alphonse a consumé toutes les armoires, au centre du jardin. Les pensionnaires de tous les pavillons se sont regroupés. Certains veulent avertir les pompiers. « Qu’ils avertissent ! » dit Johanna. Mais les crépitations de meubles enflammés puant de souvenirs passés retentissent sur fond lointain de réjouissances : plus loin dans le quartier, une foule de noceurs ivres reprend en hurlant Mais c’est la mort qui t’a assassinée Macia – « bien à propos », dit Johanna . D’autres vieux, renouvelés sans trêve, contemplent du fond des âges la mise à feu des cercueils de leurs souffles. Detlev est revenu dans ses pièces indépendantes. On n’a brûlé que des meubles hors d’usage et qu’importe. X X X Les rapports d’oncle René et de sa mère constitueront un immuable sujet d’étonnement, si quoi que ce soit pouvait encore étonner Nièce Claire et Nièce Johanna , Detlev lui-même gendre Mazeyrolles, ne s’étonne plus de rien. La mère et grand-mère est le type même de la Vieille Dame Charmante. Ses lèvres se sont striées comme si souvent à leur âge. La vieille dame est parfois taciturne. Très stricte sur sa chaise, un peu déjetée sur sa Johanna et courbée, elle reste inséparable de son fils Oncle René, escogriffe quadragénaire et jaune. Au timbre sourd et nasal quand il daigne. Assistant sa mère, noblement la soutenant avec des gestes d’antiquaire. Couvert d’amour et prématurément parcheminé. Il lui écarte les obstacles jusqu’aux pierres. Les personnes, s’il l’osait. Et spécialiste de la gorge. Le soir où l’on pendit la crémaillère, Detlev les invita tous. Ils occupèrent le long côté de table. L’oncle et sa mère se comportèrent sans faillir, poussant à égalité la nourriture dans leur gorge éteinte. La vieille dame s’endormit sur ses bouchées. Son fils avait passé le pain, ôté les os des viandes, essuyé les commissures. Detlev aussi se découvrit un côté desséché. C’est bien inquiétant. Il se sent incapable de grandeur. Sans doute aurait-il mieux fait d’usurper la maison des MAZEYROLLES, au lieu de rejoindre si vite la maison, le Bunker des deux Sœurs. Claire à sa gauche. À sa droite JohJohanna . Elles ne disent rien. Les autres convives ? Il ne les connaît pas. Il n’est pas chez lui ici. De temps en temps, elles s’inclinent vers lui, en même temps, lui tendent un verre, un four, un sourire, puis répondent de toute part aux invités qui se pressent. En face de lui, de l ‘autre côté du buffet à double accès, deux vieilles droit sorties du Vieillards’, qui déglutissent. Une vieille mère et son vieux fils, raides, vides et le nez pendant. Le reste ad libItum. Detlev faute de mieux reluque la faune. C’est un défaut de débutant : ne voir autour de soi que des individus sans qualités. Il lorgne sur son plat, plastique aussitôt revidé que garni, sur les deux chevelures de femmes qui s’obstinent à lui rendre hommage, alors que rien ne le convie à festoyer. Il les quitte, glisse au long de la table à chips, tourne sur les hors-d’œuvres ou mezzé, revient par les gâteaux lorrains fourrés de fromage. Il imagine ce qu’il trouve, pour s’occuper. La vie lui suffit. À quoi bon écrire. Vous êtes des milliers qui m’écrivez la même chose. Ne sont venus que des inconnus. À la section « psy » du Vieillards’, c’était la même chose. Trognons de choux dans la gueule en sus. On ne nous dit pas tout. * Tout le passé reflue en masse. «Mort de Myriam » semble un nom de code d’exercice. Et celuici en est un autre. Detlev observe. Il n’en peut plus d’observer. Il fait connaissance, il défait connaissance. Tout est si instantané. Spontané. Un docteur au teint jaune aux yeux pleins de fausseté et bordés de bacon. - « Poutzi » (ou Pontzieff) – l’essentiel est qu’il marche. L’injection ne prend pas, la mémoire a rejeté le greffon. Vieux-Detlev a repris son circuit. Il revient sur ces deux-là, ses proches parents, la mère et le fils, disparus des radars. Ils mâchent sèchement, sans un mot, paupières basses, lefils guettant le pain par-dessous. Il guette la cuillère, il guette la sauce. « Qu’y a-t-il pour votre service, Mère ? » Premiers mots du vieux fils. Claire et JohJohanna disent Mon Dieu ce qui ne leur ressemble pas. Lorsque la vieille MarieThérèse plonge morte dans son plat, le nez en avant, le vieil enfant saute sur son siège, retourne la vioque, essuie la sauce, la tablée jaillit en tous sens, on ne trouve qu’un seul téléphone, René accourt de la cuisine, serre le vieil enfant, son frère ! dans ses bras, l’appelle par son nom Olivier Olivier...chacun sait les deux façons dont s’agitent les convives d’un mort, d’une morte : ceux qui mangent, ceux qui se dressent, ceux qui vomissent. Detlev, lui, s’est levé de table sans précipitation. Il est sorti se promener de long en large dans sa portion de verdure, derrière la haie. Il se demande, franchement, pourquoi ces deux jeunes femmes l’ont recueilli. Qu’est-ce quil eur a pris. Qu’est-ce qui a bien pu leur passer par la tête ?...un vieil homme comme lui ! Autre réflexion : pourquoi la mort le frôle-t-elle de cyprès, sans qu’il s’en émeuve outre mesure ? Quel système d e poids Dieu le Créateur, qui n’existe pas, ou tout autrement, a-t-il entreposé dans son âme, derrière sa haie interne ? Quand Vieux-Detlev revient s’assoir, le médecin à teint jaune énonce le diagnostic : « Rupture d’anévrisme ». Comment s’appelle-t-il déjà ? Poutzy, Poutzieff ? Sa voix est nasillarde : est-ce qu’il le fait exprès ? Enregistre-t-il sa voix, pour l’étudier chez soi, sous un casque de retour ? Deux infirmiers emportent le corps, qui n’a pas encore perdu sa souplesse. Mais certains gosiers d’invités hurlent encore. Detlev en a les oreilles cassées. Olivier, le fils longiligne, accompagne sa mère à sa dernière demeure, le petit cimetière de l’hôpital. Il ne vivait plus que pour sa mère infirme. Saura-t-il en retrouver une, qui boite aussi bien qu’elle ? « À l’asile, j’étais bien ». Il en sortait à son gré. Tout s’est passé si vite. * Quand l’assemblée s’est dispersée le ventre plein, le cercueil plein, Vieux-Detlev pousse un soupir de soulagement. Il sort, de nuit, dans les rues désertes de Troyes. Par ici, ce sont des pavillons tout blancs, qui remplacent la lune absente : de gros reflets de bonne carrure. Des quartiers de lune gris clair éparpillés. Il fait le tour d’un quartier de maison, d’un deuxième. Il reviendra bien assez tôt se recoucher : il possède à présent un domicile fixe, et honorable «C’est bon d’avoir soixante-dix ans ». Il marmonne. Il pense pouvoir se passer de Claire, se passer de JohJohanna . « Elles ont pourtant tout nettoyé, tout rangé dans ma nouvelle demeure, chez elles. Nom de Dieu, je ne leur en suis même pas reconnaissant ». Tout est dû aux vieillards. Y compris les anges gardiens. Il se parle au milieu de la rue, débarrasse d’humains à cette heure. Personne pour le traiter de fou. Pour l’emprisonner près d’Alphonsine. Les asiles n’ont jamais été que des prisons. Il est si facile de passer pour fou. De répéter sans cesse deux ou trois prénoms de femmes sans penser. D’éprouver sa plénitude dans le vide. « Enfin logé. Dignement. Seul. Et ça sent le foin quand il tourne la clef : laine de verre à l’intérieur des murs - et si c’était un rat crevé, coincé ? Toujours dehors. La lune qui sort des nuages sur les murs endormis. L’un de ces murs demeure nocturne, « Maison Usher ». Elle est froide. Elle est murée, terrible. Vieux-Detlev ne dormira pas. Il titube avec bonheur, doucement renvoyé d’un trottoir à l’autre sans même avoir bu plus qu’il ne faut. « C’est à moi. Elles me l’ont donné. Vous, les sans-abri, crevez ». * Vieux-Detlev déambule dans les rues nocturnes. Il a retrouvé son chez-soi. Le plafond est bas. Il s’incurve jusqu’au ras du crâne – non : c’est la queue de lustre. Un jour ce niveau s’effondrera. Audessus de sa tête se pressent en longueur des lattes de pont de navire, trtès étroites, très vernies. La navigation sans roulis. « Je suis content. Je me contente de... » À propos de plénitude : 75cl plein de cognac juste derrière la porte en bois du buffet. Ce meuble, très lourd, pourrait aussi bien provenir de la maison de son père mort. Vieux meubles, vieux ossements. Tout pourrait lui appartenir. Tout lui appartient. Désormais. Jusqu’à la mort, la sienne. Soixante dix années de terreur. C’est enfin arrivé. La vie derrière soi. Sa vie enfin vaincue. Pleins et vides. Pleins et déliés. Mélanges et successions, j’y pensais depuis toujours. Il aime, brusquement, sa vie : « C’est bête... » * ...Myriam a-t-elle besoin d’être regrettée… Gagne-t-elle à être regrettée… Cheveux gris, retorse… ça lui revient, maintenant… aurait dû s’y mettre plus tôt… elle part la première. À compter d’un certain âge, les époux se guettent en coin : qui partira le premier ? ...se jettent des sorts… Myriam n’aura pas traîné – huit jours ? huit ans ? il a tant vécu dans ces huit jours – à croire qu’il n’a rien vécu jusqu’ici. Misère humaine et indifférence. La tête de Detlev oscille. Ces décrochages du cerveau. Ces remontées de blocs de sommeil en surface. Aurait mieux fait de vivre de son vivant. Tu es paresseux dit Claire Eh bien tu m’espionnes ? dit Detlev. Pardon Papy Jo, pardon. - Pas la peine. Detlev. Pourquoi ses oreilles, ses yeux qui s’effondrent soudain dans la phrase, la ligne… quelle que soit l’heure, ces torpeurs… Il s’aperçoit soudain qu’il écrit à Myriam ça alors il déchire la lettre il a des absences dit Claire comme les vieux dit JohJohanna il pense à sa femme- Penses-tu ! - Il ne pense plus. - Tu exagères, JohJohanna . * Les deux sœurs et Detlev regardent un téléfilm. Le Prussien. C’est l’histoire d’un vieil homme apparemment crétin, qui survit, apparemment indifférent, à la mort de sa vieille femme. Les héritiers s’agitent autour de lui comme un tas de bûches qui s’effondre, le traitent comme un morceau de bois. Lui se tait, méprisant, sous ses rides. Le jour de l’enterrement, comme il marche lentement, tous les autres le dépassent. Il arrive bon dernier sur la tombe. « Qui sait ce qu’il pense ? dit Claire. - Voulez-vous devenir ma femme ? dit Detlev. - C’est une de trop, répond Claire. - Pour moi c’est autre chose aussi, reprend-il ; des élans du cœur, très subtils et très forts comme à quinze ans. Comme un whisky. Il ajoute : « Si on ne devient pas fou dès le début, dès le premier choc – on se guérit. Dans l’instant. - Voyons Detlev, reprend Claire – vous étiez amoureux de votre femme ? - Non. - Pourquoi voulez-vous l’aimer davantage ? Il dit : - Je me moque d’être apprécié. - ...je rêve ! » JohJohanna bat dans sens mains. - Parlez-nous de Myriam, dit Claire. Detlev s’en contrefout. JohJohanna dit « C’est dommage ». Il aurait pu en pondre deux chapitres. « Nous allons vous détacher de vous. - Premièrement : si c’était vrai, vous ne l’annonceriez pas de cette façon. Deuxièmement, tous ces PAGES 27 DU MANUSCRIT MANQUENT, CHERCHER DANS D’AUTRES DOCUMENTS (POUPI?) ….la disparition de la page 27 prive le lecteur d’un nombre incalculable d’informations. Les rapports des personnages s’en trouveront affectés. EN PARTICULIER, ...Vieux-Detlev Svarov découvre ce que chacun de lui savait : la liaison, déjà ancienne, de Claire et de Stabbs, ce dernier d’emblée très antipathique ; en effet, la tête du vieux Detlev retombe quand il marche, et d’autres têtes vont tomber. Les deux amants sont jeunes et s’affrontent, mais rien n’est si grave. JohJohanna , belle-sœur de la main gauche, regarde Stabbs plus souvent qu’il ne faut. Brune, fine, lèvres délicates et paupières fendues. Corps souple et propos fantasques. Stabbs courtise les deux sœurs. Nul ne sait cependant jusqu’où vont « ses audaces », s’il les honore toutes deux, s’ils les déshonore, ou de quelles façons. « Qu’attendons-nous ? » (Stabbs). « Qu’est-ce qu’on attend ? » (JohJohanna ). « Nous excluons Vieux-Detlev, dit-elle, par manque d’intérêt ». JohJohanna et Stabbs ne se cachent plus, et flirtent ouvertement. Arrive un certain Noëldieudieu, qui se prétend fils de Vieux-Detlev et de Myriam. Il se trouve, quant à lui, très affecté par la mort de Myriam. Sa taille déplié atteindrait les deux mètres. Le nez plus long et la tête baissée, dépassant du complet-veston. Sa voix semble sortir d’une tombe. Il ne lui manque plus qu’un chien. Il les attire dans les rues. Son odeur indispose. Il demande asile et protection, ce qui est impossible. « Suis-je le gardien de ma mère ? » Il n’a jamais beaucoup vécu. Il apprend le décès au hasard des raccrocs. Il craint la paralysie, peut-être finira-t-il cloîtré comme les autres. On peut craindre de lui aussi bien la sévérité que l’extrême indulgence. Voici le dialogue : « Nous ne le jugeons pas sur ses actes... - Il ne veut rien faire. - ...ni sur ses intentions. - Il regrette insuffisamment sa femme. - Noëldieu est inconsolable. - Qu’en sais-tu ? dit Noëldieu. - Claire, pourquoi l’as-tu traîné, de vieux en vieux, d’expulsé en expulsé ? - Il aimait les distractions que je donnais. Son fonctionnement m’intéresse. (Une femme ôte son deux-pièces. Rouge. Noëldieu vit sur deux sphères). - C’est sa maladie. - Quelle maladie ? Les arguments se disent face à face et Noëldieu se lève : « Ne chassez pas Detlev ». Il agite son nez de haut en bas. « Ne chassez pas Stabbs ». - Qui parle de me chasser ? dit Stabbs. Noëldieu poursuit sans répondre : « Ils n’ont fait que leur devoir ; d’avoir vécu. Tout homme devrait être récompensé, juste pour avoir vécu. Stabbs répond sans comprendre :- Où irait-il ? - Dans sa boîte à dingues, réplique JohJohanna . - ...dans les puanteurs de cantines », poursuit Stabbs. « De pisse… de souvenirs… de mort prochaine … Guettant les premiers tremblements de mains… essentiels ou parkinsoniens… Pour tout spectacle : des grabataires. Des devenus gâteux, des redevenus morveux. Je suis son fils. Je me sens éveillé, beau, plein d’ardeur et d’avenir. - On le garde, dit JohJohanna . Il ne dépassera pas la haie, ni en hauteur, ni en largeur. - Cependant il nous dérange, dit Claire. Les deux sœurs à présent plaident à fronts renversés, ou intervertis. Stabbs à son tour inverse la vapeur, pour plaire à Claire : « Le spectacle de sa décrépitude doit nous être épargné ». Noëldieu à son tour cède du barrage : « Il se fout de la mort de Myriam. De ma mère. » - Je ne l’ai jamais vu manifester la moindre crainte de la mort » dit Claire. Qui chancelle. - Il se fout de tout ! enchérit JohJohanna . - Il acceptera donc l’expulsion, dit Claire. Confusion, conclusion, roman con. X De fait, ses mains tremblent. Ses jambes flageolent. Il se mouche bruyamment. Il manque de caractère, à première vue. Il est comme les autres. « Sa femme devait porter la culotte ! » Il se murmure qu’il se faisait battre. Mais tout le monde peut se tromper. Cocufier, c‘est possible. Il ne mérite plus de vivre. Le monde serait un désert. « S’il était par Minou, reprend Claire, nous serions tous à ses pieds ». Ils ruminent. Ce débris d’homme leur en impose. Ils se découvrent eux-mêmes particulièrement inconstants. La scène se déroule autour d’une table basse, dans une partie du bâtiment où VieuxDetlev, le tremblant, le bubonique, n’a pas accès. Vieux-Detlev le cacochyme provient d’une première expulsion, celle du Vieillards’ Home. Il échoue ici même, plus près des deux gouvernantes qu’il n’a jamais été. Leurs ambiguïtés à son égard se sont renforcées. Il leur importe plus encore d’être définitivement débarrassées de cette sangsue immonde et immortelle. Prélude à toutes les autres. Cette salle de séjour est dépourvue de tout tapis. Elle comprend sur un de ses côtés un manteau de cheminée froid. L’alcool est indispensable à ces âmes veules, auxquelles on peut se comparer pour se donner du cœur. Une bouteille de cognac, une autre de gin. Au-dessus se dispose un réseau de poutres torses et parallèles, reflet sombre de ces âmes de peu. Ces solives dégagent un relent de Xylophène frais, Marque Déposée. Votons. Claire apporte avec effroi un melon d’homme mort. Non moins gauchement,JohJohanna tire d’un tiroir [sic] deux paires d’enveloppes. Chacun vote en se dissimulant, l’œil espion rivé sur le voisin. Le vote est NON. Vieux-Detlev est réexpulsable par trois voix contre une : celle de Claire. Il faut bien qu’elle se dénonce, pour clarifier la situation. Pour atténuer ses incohérences, elle agite et secoue ses boucles blondes, sans obtenir aucun effet sur dde Stabbs, son ex-amant. Elle défait le premier bouton de son corsage. Rien. Tire de son sac à main une lettre de Detlev : Gardez-moi avec vous. La pâleur de vos joues est gage de divinité. Stabbs éclate de rire. « Je n’éprouve aucun remords » dit-il « au départ des Vieux-Mazeyrolles. Ma punition viendra ». - Il ne savait rien encore, dit Claire. - « Ma cahute regorge d’ennui... » - « sa cahute » !… - « regorge » !… - lisant la suite : « ...quand vous n’y venez pas ; songez que je suis veuf »… - Il n’y songe plus lui-même ! dit JohJohanna . - Veux-tu l’épouser ? demande Noëldieu. - Qui veut lui annoncer la nouvelle ? demande Stabbs. - Toi, dit JohJohanna . - ...à quel titre ? - Certains, reprend Noëldieu, pourront trouver un peu fort qu’un Stabbs se permette d’occuper en partie un pavillon sans chauffage au fond du jardin. Nous irons tous à tour de rôle annoncer son expulsion. Tout en parlant de choses et d’autres. « Pourquoi c’est pas les mecs qui s’y collent ? - Les hommes, jusqu’à leur retraite, sont très occupés, JohJohanna . - Qu’est-ce qu’il faisait ? - Un truc en -ier – pâtissier, tapissier, menuisier… - Nous irons tous à tour de rôle annoncer à Vieux-Detlev qu’il est viré. - Le crime de l’Orient-Express. - Il sera vite convaincu, dit Claire. Pour jouer ce mauvais tour, peu importe qui parle. Il suffira de tirer au sort l’ordre des intervenants. x x x x « Que faites-vous là, Detlev ? - La cuisine. Pour moi, et pour les chats. » Ces derniers n’appartiennent pas à la maison ; ils sont errants, et trouvent des gamelles prêtes bien disposées. Il tient une râpe cylindrique ; il serait curieux que les félins apprécient le gruyère, mais il le serait tout autant que tous l’écartassent. Claire s’assoit sur une chaise : elle ne peut le sommer de partir, alors qu’il se livre à une activité si sainte. Il introduit la pâte dans le tambour, la maintient au-dessus par un petit levier, puis tourne la manivelle : il sort des copeaux blonds, Claire se lisse les cheveux, qu’elle a plus foncés. Dans l’évier la vaisselle forme deux tas : le propre qui sèche, le sale, anarchique, sur la gauche. Une goutte dégouline sur un fond de poêle « Vous vous êtes bien adapté, ici. Mauvaise entrée en matière. - Oui ! (voix volontairement de vieux) - c’est surtout le jardin qui me plaît. » Ce n’est qu’une bande de terre entre deux rebords de ciment, qui enserre un rosier rabougri, l’hortensia rose et deux aloès. « Il faudra que j’arrache les mauvaises herbes. - Secouez les racines.- Rien à foutre, dit-il en polonais. Pousse là aussi un chétif pêcher de deux mètres à sept fruits l’an, gâtés avant d’être mûrs. Bref un jardin, avec deux appentis en tôle. « Vous n’avez pas d’insectes ? - J’ai des oiseaux dans la haie, ça croustille. - Non, ça gazouille. - Croustille, Claire, croustille, ce sont des mésanges charbonnières. Vieux-Detlev si tu touches mon cul, quel beau prétexte ! Mais il paye son loyer. Je l’aime bien quand même. À ce moment passe un chat sans nom. Il se faufile entre des planches verticales. La sœur aînée n’aime pas cette cloison de bois. Elle va la démonter, dit-elle, avec Stabbs, « mon ancien». - Cette langue n’est pas l a vôtre. - Je me prenais pour JohJohanna . - J’en doute. » - Vous visitez les Vieux-Expulsés. Nous y voilà. Detlev évoque ses rêves : « Le quotidien de jour est morne; le quotidien de nuit peut m meme passionner. Par exemple : je me trouve dans un vaste établissement aux murs tout blancs. Je passe dans de longs couloirs, des greniers. De vieilles archives aux portes qui ne ferment pas. Le rez-dechaussée fait hôtel - voulez-vous du café ? - ...Vous ne comptez pas un jour sortir d’ici ? - « Cadeau repris, cadeau volé ! » - Et le monde extérieur ? - Un sucre ou deux ? » ...dans ces hôtels, Detlev est poursuivi. Monte à la course les escaliers. Entrevoit des chambres défaites. On lui crie : Loyer ! Loyer ! Loyer ! «...bon. J’arrive aux toilettes pour femmes – excusez-moi mademoiselle Claire. On me secoue les portes. Les toilettes sont un labyrinthe, les cloisons vicieuses, on voit les pieds, chevilles, talons, pointes, partout des fuites d’eau - - Les bibliothèques sont des labyrinthes… - Vous lisez trop – j’arrive dans un cimetière - ...bibliothèques… - ...ta gueule – j’trouve ma tombe, elle n’a pas de nom, juste un cadre de planches dans le sable, ça coule sous les planches... » il reconnait, de rêve en rêve, l’entrée du haut, prêt de la route à quatre voies, l’entrée du bas, dans un virage entre deux gros piliers cJohanna lés – arrivé là je ne suis plus poursuivi - Je venais vous parler des vieux Mazeyrolles. - Les pauvres ?… - Vous reprenez du poil de la bête, Vieux-Detlev. - Mais du moment que je ne suis plus à l’Asile… - C’est pire que de mourir, Vieux-Detlev. - Arrêtez de m’appeler comme ça. - Nous avons visité presque dix expulsés. Vous êtres un privilégié. - Je ne viens jamais chez vous sans y être invité. Je ne vous coûte rien. - Vous ne nous convenez plus. - C’est trop brusque. - Vous n’avez pas cherché à savoir ce que sont devenus les Vieux-Mazeyrolles, vos proches parents. Deux expulsions en si peu de temps. - Ils étaient si dégoûtants. Vous m’aviez mis à leur place. Dieu merci je suis venu chez vous. Même après eux, l’air était irrespirable. En si peu de temps. Le taudis à l’identique. Indécrottables.- Et Myriam ? Elle était dégoûtante, Myriam ? Quand vous habitiez rue Gergois ? - ...Vous changez de sujet. - C’est votre dureté qui est en cause. - Myriam et moi ne nous aimions plus. Au Vieillards’Home nous avions cessé toute relation sexuelle ». Claire est là. Elle n’a rien dit mais pouffe. - Ils nous avaient mis, elle chez les femmes, et moi chez les hommes. On se donnait rendez-vous aux toilettes, seulement aux toilettes. Rendez-vous compte du traumatisme. - Pour vous dégoûter l’un de l’autre. Mais ça n’a pas marché. - Nous faisions déjà chambre à part autrefois, rue Gergois. Depuis mon 55e anniversaire. Mais ici, je veux dire au Vieillards’Home, nous avions voulu retrouver notre bon lit complet. - Mais c’est dégueulasse ! s’écrie Claire, qui n’y tient plus. - Vous y viendrez, Claire, quand vous aurez goûté du marital. - Pourquoi pas, Detlev… Parlez-nous seulement des raisons de votre mariage. - On ne se marie pas pour des raisons… - Je parie que si. - Cinquante ans de galère… - ...de galère ?! …Detlev ! - Pardon ? JohJohanna demande s’il a des enfants. - Les enfants sont la plaie du couple ! » Vieux-Detlev devient vert, frémit. - Cessez de hurler voyons ! Rentrez vos yeux voyons ! Detlev ! Paniei Stavroski ! Vous avez un enfant ! Nous le connaissons ! Noëldieudieu dit Noëldieu. Detlev se calme en grommelant : - Un garçon. Jardinier. Boucher. Tout ce qu’on veut. J’aurais voulu qu’il devienne quelque chose comme ça : bien paisible. Bien gagner sa vie. - « Paisible » ?! - Sans tracas. Pas payer beaucoup d’impôts. - Boucher, «pas d’impôts » ?… - Commis boucher [oujenik jejnitchy] - Paniei Stavroski, qu’est-il devenu, le Fils ? - Professeur de littérature américaine à l’Université de Montréal. - Eh bien ! Paniei Stavroski ! - Ni bonjour, ni bonsoir ! Les études ! ni femmes ni bistrots ! même pas homo.. L’une des deux sœurs éclate de rire. - Un fier-cul ! ...moi aussi,j’ai fait des études ! En français, polonais, anglais ! - On s’exprimait mieux, de votre temps, monsieur Detlev. - Chez les bourgeois, mademoiselle Claire. Mon père était chef de gare, ivrogne et asthmatique. J’ai six frères et sœurs. J’étais le canard boiteux. - Que sont-ils devenus ? - Morts ou retraités. - Ce ne sont pas des professions. - Il ne faut pas avoir d’enfants. - Trop tard… * * * * * * * * * * * * * * Au mois de septembre, les deux sœurs ont reçu huit pêches : tavelées, chlorotiques ; arbre rongé par la cloque. Moches fruits d’arrière-saison, au goût d’abricot ou de bergamote. Peau épaisse et veloutée, qui se pèle aisément. Elles remercient. « J’en garde six autres pour moi seul ». Parviennent à leur tour à maturité les noisettes, qui tombent à terre : le noisetier du voisin passe les branches au-dessus du mur. Il ne faisait plus grand-chose, Vieux-Detlev : gratter la terre sans but précis, ôter les gourmands du rosier, déraciner les gerbes d’or (« solidago ») en les cognant contre un piquet. « Quelle vie de feignant, dit Claire. - De nonchalant, répond Detlev. Il dresse l’escabeau, coupe les rameaux secs du lilas. « À quoi cela sert-il ? demande Claire. * * * * * * * * * * * * * * Vieux-Detlev possède le privilège inouï de conserver son ancien logis. Il s’y rend deux ou trois fois par jour. Il a conservé là-bas, dans sa pièce, une platine, une « enceinte » disait-on, d’une grande qualité sonore. jour, temps à autres. Pour l’écouter, à la demande des deux sœurs et malgré le froid descendant, il aime laisser les fenêtres ouvertes ; à travers la haie de séparation, Claire et JohJohanna , qui ne sont frileuses, profitent de programmes musicaux hors-normes. Elles qui ne connaissent que le soul ou le reggae apprennent Ferré, Tenenbaum dit Ferrat, Manset, ou la floraison des seventeen’s – eighteen’s. Ou encore, la Symphonie celtique, Mozart, Beethoven, et toute une avalanche de classiques. « Il nous ennuie » dit JohJohanna . - Laisse-le nous instruire, dit Claire. - ...ces mélodies traînantes…- Écoute mieux… Un jour vient où le froid empêcha l’ouverture des fenêtres et des chaises longues. Peu de temps après, Vieux-Detlev se réfugiait souvent dans la Grande Maison. Voici les répliques des sœurs, interchangeables : - Il ne reçoit jamais personne. - Il est bien calme. - Ce n’est pas comme les Mazeyrolles. Qui recevaient d’autres vieux plus vieux qu’eux. - Des vieillasses plus dégueulasses… - JohJohanna , voyons ! Il est plus facile d’épier un seul vieux, au rez-de-chaussée, que deux, en fond de jardin. Vieux-Detlev parlait à voix basse – avec sa femme dit Claire. « Tout de même… sa mort ne l’a pas rendu fou… on le garde ? - Tout le monde parle à sa femme en faisant la poussière. Johanna émet l’hypothèse que le vieux vit son dernier sursis. Johanna fait des projets. « Quand je voudrai me promener, il n’exigera pas de conduire. Il ira où je voudrai. « Si mon genou me fait mal, vieillard lui-même, il comprendra, et me frottera le genou du même onguent que lui. « Jamais de scène. Il est en deuil, parlera de ma mère le moins possible, car il est d’une grande délicatesse. Nous irons ensemble à Lencloître. Je suis sûre qu’il possède son orgue : il jouera, et je chanterai. « Il montre suffisamment d’originalité pour en déployer plus encore. Claire montre à sa jeune sœur une lettre jadis interceptée : Myriam écrivait La vie avec lui n’est pas de tout repos. JohJohanna a répondu Je suis plus honnête que Mère et toi réunies. Tu es jalouse. Tu introduis ici ce vieux polak sans même avoir eu le cran de l’expulser totalement du pavillon. Mauvais exemple pour tous ; il peut se déclencher d’un jour à l’autre un jeu de chaises musicales incontrôlable. Je veux épouser cet homme. - Quand nous étions plus petites… - Nos petits jeux ne suffisent plus. - ...pas plus tard qu’avant-hier… - C’était avant-hier. (« Il ne manque pas d’hommes en ville », « Plus durs les uns que les autres », « Avec Detlev ce n’est pas la dureté qui est à craindre », « Va le trouver »).Ce jour, Vieux-Polak, seul, écoute dans son antre du Bach en sourdine, vitres closes. Les trente pas qui séparent Groszhaus du pavillon entravent les jambes de Claire. Elle n’a que 23 ans. Elle ne sait souvent que faire de ces hommes qui tournent et collent, et dont le corps pèse si lourd au bas du ventre. Vous m’avez bien entendue. JohJohanna veut vous épouser. - Mais c’est Claire que j’aime. Il éclate de rire avec gravité. Pourquoi pas avec vous. Il la prend par les mains, la fait assoir à côté de lui. On ne me laisse pas le choix ? Je suis trop vieux pour décider ? Je dois dire merci ? - Quelle que soit la femme, Detlev, soyez réaliste. - Il y a trois mois j’étais sur le point d’être expulsé. - C’est une autre manière d’être expulsé. Pourquoi souriez-vous ? - Que penserait Myriam ? Qui frappe ? » C’est Johanna , curieuse, impatiente. Anxieuse. Le sourire de Detlev s’accentue. Johanna parcourt les pièces, celle que Detlev conserve, de bonne acoustique, et les installations récentes de Stabbs. Les deux pensionnaires cohabitent sur un pied de respect froid. Johanna referme les battants d’armoires. Marque au feutre rouge (elle a apporté un feutre) les plus délabrées d’entre elles, qui ne se referment plus : chez Stabbs. Claire et Detlev se sont interrompus pour la suivre, guettant ses faits et gestes, anticipant son installation. « Nous viendrons tout débarrasser cet après-midi. - Et Stabbs ? » Claire murmure assez fort « Qu’il aille se faire foutre ». « Qu’est-ce que vous jactez, Detlev ? ...on ne vous aurai interné que pour accompagner votre femme ? - Oui, oui… - J’ai horreur des la sensibleries chez mon mari, dit Johanna ; c’est peut-être votre présence, justement, qui a rendu votre femme vulnérable. - Peut-être, peut-être, może. - Et cessez de répéter chacune de vos paroles. - Myriam était devenue un tas de larmes. Intarissable. Elle pleurait d’être vieille, pleurait de souffrir, de pleurer. - L’avez-vous aimée au moins ? - Je ne m’en souviens plus. C’est Claire que j’aime. - Il faudra que je vous suffise. Elle lui fout un baiser sur le front et détale. « Vais-je bander ? » se dit Detlev. Voici le repas de fiançailles, concédé à Detlev. Il lieu dans le pavillon de Detlev, qui l’occupe de nouveau seul. C’est très important, un repas. Cela permet de tout mettre au point, au détriment du menu, qu’il soit engloutis ou jetés à la gueule. Vieux-Detlev en son antre n’a presque plus d’armoires. Reste un corps de buffet brun, avec rosaces sur les portes. La table est mise. Première entrée Fait son entrée Mme Bove, seule, jeune, rouge. Sa voix est celle d’un clairon. « Les enfants sont à la maison ». « Tant mieux » pense Claire, qui dit ajoute à haute voix « Cela ne fait rien ». Detlev pense comment, tu aimes les enfants ? mais ne dit rien. Il y a ce au’on dit,il y a ce qu’on pense. « Bove, placez-vous ici, face au corps de buffet... » - tu en voudrais donc ? ...vous qui appréciez les beaux meubles… qui est cette femme que tu vouvoies ? - cesse tes messes basses dit Claire ; tu n’auras pas d’enfants de moi ; et ce buffet des vieux Mazeyrolles… - ...il me semble l’avoir toujours eu devant les yeux, coupe Detlev précipitamment, en retard - « ddès mon enfance. - Ta vue baisse ! - Et si vous vous occupiez de moi ? dit Bove. C’est moi, l’invitée… vous permettez que je téléphone… - Mais comment donc ! - Claire, je suis chez moi, c’est à moi ??? - ...tu n’es chez moi qu’autant qu’il me plaît : ton pavillon est au fond du jardin… - ...de la friche… - Allô ? Géraldine, Abder ? n’arrosez pas la glycine, ne cuisez pas le petit chat, ne touchez pas au petit frère ! Et ne vous fardez pas !! Vieux-Detlev blâme en grommelant la facilité d’accès au téléphone d’une parfaite inconnue. « Écoute-moi bien : ce sont tes fiançailles. Si tu t’obstines à faire à haut voix des commentaires désobligeants… - ...je ne suis pas désobligeant… - ...ou déplacés sur nos amis… - Ce ne sont pas mes amis… Bove raccroche et se rapproche : « C’est plus facile, dit-elle. Nos enfants sont grands à présent… Nous sommes un peu à l’étroit, au premier ; mais nous pourrons bientôt Johanna xer l’appartement du palier. - Rue aux Juifs ? lance Detlev. - ...Quelle intuition ! C’est cela, monsieur Detlev. Ai-je l’air d’une Juive ? JohJohanna attrape au vol cette interrogation, il y en a des rousses, puis c’est l’habituel échange de réparties, « Vous n’avez pas le type juif », « qu’est-ce que le type juif », et autres bribes obligatoires. Nous aimerions savoir ce que Vieux-Detlev… veut savoir. Mistress Bove détourne la conversation, dont elle prend le dé : elle a repeint elle-même las plinthes, le bois des fenêtres ; reverni les meubles. « Les meubles ! s’exclame Claire. - Je vois, dit Detlev, sombrement. - Toi, lui dit JohJohanna , mets ta musique s’il te plaît. - Good bye stranger ? - Exactly. - Mais que se passe-t-il dans cette maison ? dit Bove en s’asseyant. Elle en rajusteant sa jupe. Seconde entrée « JohJohanna , c’est à toi – Claire s’absente aux cuisines, fraîchement retapées. Surviennent – c’est agaçant – deux masques blancs, couvrant tout le visage, comme en portent les comédiens qui veulent « faire Venise ». « Eh bien c’est raté », dit la maîtresse de maison, en quelque sorte intérimaire. « Vous portez des capes ? Nul, nul… Pas même une épée ?... - C’est émouvant tout de même, dit Bove. Moi, je suis émue. - Vous n’avez jamais rien vu, répond Johanna . S’adressant aux deux masques « Vous restez muets ? ...installez-vous, ne vous gênez pas, prenez les meilleures places » - ce qu’ils font. - S’ils parlaient, reprend Bove en pivotant sur son siège, vous les reconnaîtriez tout de suite. - J’en vois un grand et un petit, dit Detlev. - Nous n’avions pas été invités, dit le grand qui se démasque. - Noëldieu, mon fils ! - Mistress Bove, qui vous a invitée vous-même ? - ...et l’autre ne peut être que… - Stabbs ! J’me présente : Stabbs. Ma tentation est grande à vrai dire d’envoyer mes personnages se faire foutre, car les auteurs qui parlent de leurs œuvres en tant que véritables sur les plateaux de télévision me cassent les burnes.

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