LE NUMERO DE CLOWNS
C o l l i g n o n
H a r d t V a n d e k e e n
« digestive », p. 10
LE NUMÉRO DE CLOWNS
Être clown n'est pas ce qu'on croit. C'est un métier. Cela s'apprend. Il existe des écoles de clowns. Si tu es doué, tu auras besoin de l'école ; si tu ne l'es pas, dix ans de piste n'y feront rien. Si tu parviens un jour à te faire accepter des paillasses, tu pourras éblouir le public, épater le profane, mais jamais un seul de tous ceux qui t'auront adopté, désormais ta famille, ne manifestera la moindre admiration. Estime-toi toujours heureux d'avoir quelquefois inspiré de l'estime : mais c'est bien le diable qu'un clown immédiatement doué ne soit issu d'une dynastie, école ou non ; et c'est cela que tu as oublié, Tcherkossian, ou que tu n'as jamais voulu avoir : une Dynastie.
Tu as pensé qu'il suffirait d'un exotisme, d'un nom en -ssian, pour incarner le Chout, le Bouffon, Petrouchka – or le clown vois-tu n'est pas l'artiste de la troupe, celui-qui-fait-rire, tandis que d'autres trimeraient à ras de crottin en dessellant ou en domptant les bêtes – mais c'est lui, le clown, comme tout le monde, qui bosse dans la bouse, douche l'éléphant, monte les gradins. S'il dit tout haut ce que les autres ne disent pas, il fait tout ce qu'ils font. Il conduit aussi les camions, nourrit les fauves à bouts de crocs, et c’est lui, le clown, qui détournait le public, par ses contorsions, du trapéziste disloquée sur la piste.
Musicien, il jouera le Troisième impromptu de Schubert à travers un gant de boxe, du saxo la tête dans l’eau ; et prendras les baffes avec grandeur. Zavatta : « Si je reçois un coup de pied au cul et que les enfants rigolent, je suis le plus heureux des hommes ; si personne ne rit, je ne suis qu’un pauvre type qui vient de recevoir un coup de pied au cul ». Voilà pourquoi le clown est le plus orgueilleux, le plus vulnérable des artistes – celui sur qui tout le monde peut compter si les autres défaillent, bien qu’ils ne défaillent jamais, pour se faire à jamais justifier d’être le Verbe, l’Esprit, le clou que tous attendent, celui pour qui parfois l’on est venu avec toute sa famille, en faveur duquel on pardonne tout le reste si le reste est raté ; en vérité un cirque avec un mauvais clown est un cirque mort, un cirque, à la lettre, qui n’existe pas.
Nous pourrions tout autant célébrer le dompteur, ou les antipodistes échafaudés les uns sur les autres - mais la vanité m’incite à voir dans le clown la quintessence de tout ce que l’homme, homo erectus, faber, sapiens, est capable d’offrir à l’homme en sa plus sacrée, en sa plus immortelle représentation. C’est pourquoi, Tcherkossian, toute la troupe, après un entretien très précis, comme on dégage lentement la tête d’un nouveau-né, enfanta pour toi ce qui procède au plus près du clown, plus seul encore que lui, un comique. Et même à supposer que les plus grands, qui d’une mimique, d’une pichenette, enchaîne le public au point qu’une simple ride déclenche le rire, c’est encore au clown qu’il soutire tout ou partie de son jeu.
Pour le comique ou le clown, même tyrannie du rire à heure fixe, son propre fils se serait-il bousillé à moto le jour même, le spectacle continue ; que l’on soit clown en piste ou comique de cabaret, le spectacle ne peut s’interrompre, puisqu’il est jeu sacré, quitte à s’y cogner la tête au ciel. Car il est du devoir absolu de l’artiste de ne jamais sous-entendre qu’il va, qu’il doit mourir – ce qui advient irrémédiablement si la présentation, si la consécration, une demi-seconde, s’interrompt. Le clown, le comique, sont pluriels, mais chacun reste seul, avec tous (Terzieff). Il est rongé. De bile. De peur. Suant par tous les pores.
Il danse sur la corde raide juste entre espace et fusion, cabriole et communion et cabriole, pour placer son effet, revers ou une estocade. Le comique est un susceptible, un mesquin, sitôt pris à partie personnellement, sans recours ni atténuation, sans filet, « seul en scène » comme on dit à présent (exit le hideux one man show). Perdu, flingué, pour peu que sa chute ait capoté. Nul plus que lui n’est guetté par le fiel, l’ulcère, la chute. J’étais comique. Venu d’un jeu de prof qui ne m’intéressait plus – je faisais rire, soit, avec passion. Mortifié d’autre part jusqu’aux moëlles, si le respect m’était refusé.
Car le comique déteste qu’on le réduise au comique. Mais à cinq ans de la retraite, j’ai monté mon propre spectacle. Pour commencer, je me servais d’autres personnes. Puis j’ai fini par me servir tout seul, devant des pupitres vides. « Ne t’attends qu’à toi-même » - l’expérience m’ayant montré que l’association était la plus mauvaise façon d’entreprendre quoi que ce soit. Le fait artistique n’a rien à foutre de la démocratie. N’est pas Mnouchkine qui veut – même si le comique, volontairement ou non, demeure un aristocrate autoproclamé, éminemment contestable – seul. Dictateur de moi-même, je suis parvenu à extirper le rire ; j’ai déjoué le prof, papa maman, l’administration. Surtout j’ai banni d’emblée le sketch inepte de la remise de copies, assidûment dégluti par tous les abrutis qui n’ont jamais refoutu les pieds dans une salle de classe. Puis c’est devenu encore trop pour moi : l’éclairagiste, les techniciens prolos vous êtes bien contents de nous avoir j’ai répondu comme on est bien content d’aller chier tous les jours ça ne leur a pas plu.
Le comique hait le monde entier. Paperasse, diffusion e tutti quanti, je me les suis faits moi-même, résolument végétatif, mais dans le vrai. « Non et mille fois non, tu n’es pas venu pour plaire au public, mais pour le fasciner » - « l’enculer » mon prince, et tu seras dans le vrai. J’avais avec moi pour l’heure une certaine Almée, d’Angola, toute noire, qui me tenait. Elle passait pour m’assister. Mais c’était savamment imité.
Pas question de coucher : on est une femme ou on ne l’est pas. Se branler est bien ce qu’elles savent faire de mieux. À présent donc, pourvu que je ne lui demandasse rien, Almée me « secondait » ; elle me laissait aller aux putes, et se masturbait. Collaboratrice dévouée discrète et astriquée jusqu’au trognon voilà pour me foutre la paix.
*
Tcherkossian, je l’ai rencontré sur un coup foireux : des blaireaux nous avaient contactés, l’un et l’autre, pour animer le 8e anniversaire de leur fille ; la pauvre s’était renversé sur le bras une casserole en équilibre sur un réchaud. Les parents avaient appelé SOS médecins, les pompiers, Police Secours, bloquant tout le quartier. Une semaine d’après, ils avaient engagé Tcherkossian, et moi. Première fausse note : nos braves gens ouvrent leur porte – un vrai bouge, et dans une arrière-pièce sans fenêtre, une petite fille sur un grabat – et trouvent sur le palier une grande Noire vaguement déguisée en fée. Tête du père : « Mais mademoiselle, il doit y avoir une erreur... » - l’erreur, c’était la peau.
- La fée, c’est moi ! » Almée, avec ses vingt-cinq ans et sa peau noire ;l a fillette avait sauté du lit : « Chouette une Noire ! » - pas mieux… Et nous sommes entrés juste derrière en nous bousculant, maquillés au rouleau, plus une demi-douzaine de mômes qui nous avaient emboîté le pas dans les escaliers ; les vieux se sont barricadés dans la salle à manger. Puis la sonnette a carillonné coup sur coup, et 15 autres enfants sont venus fêter les HuitAns. Nous avons fait croire que Tcherkossian s’appelait Tarche, « le fabricant de boucliers », ce qui donne lieu à « cet arche cet âge) est sans pitié » (Les deux Pigeons), « j’habite au deuxième é-Tarche », « en avant Tarche », « Ouille ! mon méta-Tarche ! »- alors Tcherkossian s’est jeté à quatre pattes et j’ai crié Un chien ! On y met le feu ? et tout le monde se retrouve à quatre pattes à se flairer le cul. Il y a même une fille qui a levé la patte. Les enfants s’étaient regroupés avec les orangeades et nous entendions sans cesse en cuisine la porte caoutchoutée du frigo.
On s’est finis dans une brasserie « Munichoise » avenue G., repassant à mi-voix nos numéros, dans un recoin. Le personnel nous a fixés. Nous nous sommes souvent coupés l’un l’autre de peur que le meilleur pote ne chipe ce tic, ces torsions de pif, cet accent mexicain soudain. Épiant les mimique, pincés, rongés de bile. Nous n’avons pas voulu nous égayer. Nous avons fini par nous ennuyer chacun de soi-même et le silence est tombé - rien de plus déprimant que ces congrès d’d’augustes : il n’en faut qu’un, et que ce soit moi. Ou clash garanti.
Autrement c’est le clash. Garanti. Ça n’intéresse plus. Dans la conversation apaisée qui suivit nous nous sommes aperçu que nous parlions tous trois l’allemand : l’ Angolaise égayait des parterres de Geschäftsleutejusqu’à l’étranglement, de Leipzig à
Rostock ; rien ne défripait davantage ces primates que d’entendre une négresse écorcher le boche avec des intonations kikongos. Nous avons confronté nos publics teutonesques, dont les meilleurs jeux de mots reposent sur des à-peu-près . Et comme nos décibels se remettaient à claironner, les larbins ont commencé à tourner à grands coup de serpillières en bousculant les chaises vides, avec des réflexions fielleuses sur les bâtards bilingues et les négros.
Tcherko a monté le son, à même la terrasse, sur les commerçants qui daubent le client. Il se fait rabrouer, nous le soutenons, les loufiats se mettent à gueuler comme une meute, on n’en est pas à pleurer après le client, tout le monde s’est mis à se taper dessus à coups de chaises, toute la boite saccagée. Lorsqu’on s’est regroupé hors d’haleine six rues plus bas, les croquants avaient rameuté les flics, moment choisi par Tcherkossian pour nous rappeler qu’il faut toujours se démaquiller juste après le numéro, les passants nous fixaient d’un air bizarre, mais peut-être que je me fais des idées sur les clowns.
J’ai entraîné Almée l’Angolaise. J’ignore pourquoi ce soir-là précisément mon assistante m’a plaqué pour Tcherkossian. Quelques jours plus tard, faisant du stop sur la portion faculté - centre ville, je les ai retrouvés.
Existaient encore en ce temps-là ces monstres nommés Deux-Chevaux. Seuls possédaient ce genre de pisse-roulettes les fichés « gauche ». Celui-ci a pilé devant moi en oscillant : Almée l’Angolaise au volant. Surprise encore : Tcherkossian vautré sur la banquette arrière, ivrissime. Me fait une petite place. La passagère avant pue l’alcool aussi. Les vapeurs d’essence et de toile de toit cocktail gerbatif. La conduite à droite est approximative. Tcherkossian debout sur la pointe des fesses mitraille à bout de bras tout ce qui nous double, fabriquant des deux joues des bruits caverneux de rafales, et postillonne. Les filles éclatent de rire. Il flingue tout ce qui passe : file de gauche, file de droite.
Je suis sûr à présent que Tcherkossian ne possédait pas une once de talent. Des doutes commençaient à me venir sur ma propre vocation – qui trouvait à vrai dire peu d’occasions de se manifester : depuis notre expulsion, Ovaness Tcherkossian ne trouvait plus la moindre soirée d’animation. Le très petit réseau de comiques à domicile s’était vite communiqué nos adresses. Les filles sont redescendues. D’un pas mal assuré elles sont venues ouvrir nos portes arrière en grande cérémonie. Je voyais bien que la passagère n’avait d’yeux que pour Tcherkossian. Jamais je n’ai attiré le regard des filles. Bras-dessus bras-dessous nous sommes allés vers un chapiteau de cirque où se produisaient des politiciens.
Almée l’Angolaise, engouffrée là-dedans, est ressortie cinq minutes plus tard en costume extravagant, pour distribuer des tracts : le meeting sous chapiteau se tenait au nom de la Pro-Cubaine. Les orateurs, dans une grammaire approximative, flagornaient les charmes de l’île à Fidel : « Il a dispensé au peuple les bienfaits d’une alphabétisation massive ! » À l’intérieur, j’ai applaudi. À côté de moi sur le gradin hoquetait en rotant la passagère blonde. Au lieu de fixer l’orateur elle me fixe d’un œil de poisson. Je lui ai crié qu’elle pouvait toujours attendre que je la pelote, et qu’il n’était pas question que je subisse les premières rebuffades de rigueur.
J’en avais ma claque des brimades ; elle s’est alors éloignée, définitivement, et voilà comment j’ai rencontré ma femme. Pour l’instant, le récit, ou le bavardage, se concentre sur Tcherkossioan : j’ai fini par monter, avec lui, un duo. Il ramenai les filles, une pour lui, une pour moi. La mienne se détournait de moi, et il finissait par s’envoyer la paire. Il s’en excusait gauchement le lendemain matin. Je lui répondais immanquablement que je n’en avais cure, ayant passé la fin de la nuit (douze minutes) avec une pute. Quant à sa grosse gueule, avec la barbouze qu’il se faisait pousser jusque sous les oreilles, elle le faisait passer pour un authentique barbudo. Les femmes riaient de ses plaisanteries, et de mes ridicules.
C’est la vie. Nous avons vécu ainsi lui et moi toute une année, sans coucher ensemble mais dans la rivalité, l’admiration, et toute la gamme. C’était un fils de cheminot. Il n’a jamais effleuré la moindre notoriété. Neither did I (« moi non plus »).
Il a professé des théories révolutionnaires, mais lui tout seul. Il a connu des fins de mois difficiles, car le mois n’existe pas dans nos métiers – était-il en revanche bien obligatoire de se meubler au « Marché des faillitaires » ? ...de tonner contre le capitalisme et de piller les intérieurs ? Combien de force y avait-il dans ces bras de femme retenant le divan sur le palier ?
Quand je l’ai quitté, son nez s’était busqué au milieu de tous ces poils. Il souriait comme une lame, portant un de ces petits couteaux des Andes Ojo de Agua retenus à la ceinture par un anneau, comme un véritable guerillero. Il refusait de manger sa viande autrement qu’en la tranchant au ras des lèvres, tout en célébrant bruyamment « ceux qui ne peuvent pas s’en payer tous les jours ».
Avec son cuchillo à saigner le bourgeois. Puis je n’ai plus revu personne. Seize années de suite. La Blonde et moi (souvenez-vous) nous étions éclipsés, comme lui - elle s’appelait «Marianne », puis nous nous sommes mariés (ensemble) – nous avons déménagé – c’est loin Bordeaux, loin Stamboul – seize ans, toute une vie d’ados perdus de vue, puis j’ai voulu renouer – j’avais redéterré, enfant, la mésange en boîte à sardines : une grosse mouche avait jailli, 5 morts en 5 semaine dans le bled, c’était ma faute ! Seize années passées. Deux blennos successives m’ayant rapproché de mon épouse, qui croissait en intelligence et beauté, je ne sais comment un jour l’idée m’est venue de revoir Ovaness Tcherkossian, que j’avais si peu connu, l’incontournable 68 nous avait séparés.
Que signifie « révolution » pour un comique ?
Dernier signe des temps – dernier adieu sur le quai – avant l’immense départ, je reçus dans mon exil (Bordeaux était le bout du monde ; il l’est resté) une grande enveloppe solide et brune, à l’intérieur tout capitonné de poèmes, dessins, messages à double sens, croquis, pamphlets et caricatures comme on en commettait alors. Je la conserve sous l’attestation de première Communion Simone (ma mère). Nous avons répondu sur le même ton, je ne savais plus qu’une chose : jamais plus nous ne reverrions Tours.
C’est de vingt à vingt-cinq ans que s’effectuent les ruptures les plus inexorables.
Je n’ai plus rompu depuis avec qui que ce soit - pire erreur. Il faut rompre quand on est jeune. Faire un enfant par exemple ; trois ans de solitude sèche. Disons quatre. Ou cinq. Tout le monde en fuite. Nulle amitié qui tienne sous une telle avalanche qui vous cimente une existence humaine – puis d’autres amitiés s’ébauchent comme un renvoi sorti de loin, on se refait des souvenirs, on se rencourage, on se reconsolide, puis d’autres ruptures, solitudes, élagages, défrichages, ça tangue, on largue, on se fait larguer, les plus cons, les plus courageux, on brade son temps, avec des hommes, des femmes, qui le méritent, qui ne le méritent pas, cul par-dessus tête, dans la plus inconséquente cruauté.
Histoire d’aller de l’avant, sans plan, sans rien de construit, fané, l’idée vous revient – vous suivez ? - tandis que nul ne vous reconnaîtrait pour rien au monde – j’ai rouvert le cercueil de l’oiseau – voir si les autres, si réciproquement plaqués, avaient eux aussi tordu leurs vies comme autant de serpentins pour mieux se casser la gueule, parce que tout de même, il y a une justice pas du tout disent-ils pas du tout, j’ai changé de femme (« de mari »), j’ai changé de vie, de ville, de brosse à dents, de voiture » - « toi tu n’as pas changé » - toujours aussi con tant qu’à faire – d’ailleurs ils te le disent « Alors, Massu, toujours aussi con ? - À votre service mon général »- ils ont replié leur vie comme une banderole.
Ils s’imaginent faire quelque chose, être « en route », tambours et trompettes, je rote je pète rien ne m’arrête « réussir » ils appellent ça, déjà sur le chemin des morts, je ne vais pas leur dire – moi qui suis tellement plus loin, sans avoir eu besoin de changer, ça doit être vrai puisqu’ils le disent - ah ! « je n’ai pas changé » - bande de cons…
Car aussi loin que nous pouvions remonter, nous n’avons jamais été, moi et ma même femme, de ces gens qui « évoluent », mais bien de ceux qui se repenchent sur leurs échecs et se mortifient doucement, avec de brusques violences pour faire joli, pour sa propre gloire, qui est chez Corneille « la [haute] opinion que l’on a de soi-même ».
À 38 ans passés j’ai posté de ma main une lettre à Tcherkossian – ma réponse à l’ultime enveloppe n’ayant pas à son tour engendré de réponse : là-haut déjà, sur les bords de la Loire, les couples se recomposaient, les opinions se pétrifiaient ou se délitaient – les vies s’étaient concrétisées, démonétisées, tandis que de foudroyantes grossesses broyaient, pulvérisaient inexorablement les derniers vestiges d’espoirs et d’ascensions. J’étais resté, c’était donc vrai, le même – aujourd’hui encore en vérité j’ai peine à croire que j’aie vécu.
Début 83 (2030 nouveau style), retour d’Autriche, j’ai donc si bien soupesé, balancé chaque terme de mon message à Tcherkossian (disais-je) que mon vieux clown m’a répondu par retour du courrier par quelques phrases sobres pétries d’émotion : « Viendrai vous chercher en gare ». Son écriture exhibait d’étranges gondolements. J’avais appris, sans précisions, qu’il lui était « arrivé des choses ». Il m’attendait sur le quai de gare, en province. Glabre, méconnaissable – tondu. Une laideur atroce, comme il arrive immanquablement, inexorablement, à tous ces mâles mutilés qui se mettent la boule à zéro. Qui veulent, donc, « repartir à zéro », tifs compris.
La mode des « cheveux longs » était bel et bien passée – ce n’était pasune mode – mais un refus. J’ai conservé pour ma part et conserverai toujours ma crinière de Lotharingien, de Franc Salien. Je refuserai toujours, jusqu’à ma mort, de me « viriliser », d’endosser cette défroque de la connerie. Cette espèce de couillolâtrie où les mecs se croient tenus de se précipiter. Au point qu’il existe aujourd’hui des filles qui envoient leurs types se faire tondre. Hagards et désastreux, les gros porcs s’exhibent dans ce qu’ils ont de plus hideux. Je veux toujours avoir l’air d’une femme. Juste un peu. Au moins. Ovaness jadis si beau. Tandis que cette tronche de coloquinte verruqueuse – avec des creux, des excroissances, cratérisé, cabossé comme une pleine lune.
Pommettes bosselées. Mandibules de mutant. Blême et pathétique le Tcherkossian. quelconque – ignoble – un homme, quoi. Et au milieu de tous ces ossements, deux yeux implorants, égarés, ivres de pénitence, des yeux qui se soûlaient tous les matins, au réveil, dans la glace, de cette espèce de cul infiniment obscène et raviné de larmes, même si aucun écoulement n’avait suinté. Le tout blafard jusqu’au crayeux, mais mou, chialard jusqu’à la veulerie.Le voyant ainsi, sur le quai, tout fragile et grelottant, je me promets de l’accepter tel. Il nous a convoyés dans sa deuche populo de rigueur ; au pied d’une bâtisse cubique à volets verts, au fond d’un jardin pelé, déclive, où claquaient sur des perches à fèves des fanions tibétains.
La maison la plus ancienne de la ville, « où se tenait la Kommandantur ». Un tapis de corde, un bac à chat par terre à droite, pour Michel, « du nom de celui qui nous l’a offert ». À gauche un bureau, son synthé, sa bibliothèque. Tout droit la cuisine, une autre chambre au-delà sur la gauche. À la table une femme inconnue, Tilyé, Alsacienne dorée enfournant un vieux baekeoffe pour le repas. Vingt ans, me dit Tcherkossian, qui en a trente-sept. Tilyé nous dit très vite qu’elle n’a pas souhaité ces retrouvailles ; son travail personnel avait été d’exorciser le passé, d’éviter toute rechute, tout retour en pleine gueule de jadis – Ovaness est encore trop sensible. L’urgent n’est pas de retrouver l’ami, le réapprivoiser – mais d’amadouer l’Obstacle, la nouvelle épouse.
Qui aurait voulu nous laisser d’emblée tous deux, lui et moi – j’ai déjoué le piège. C’est à elle seule que j’ai fait la conversation, bille en tête, parlant projets de voyages, plaisir de revoir l’ami, changements tous réinterprétés positifs. Tilyé répondait peu, posait les viandes, sans lever les yeux. Arielle était près de moi, qui faisait nombre, diversion. Nous avons mangé. Au mur une photo de classe, année 1891-1892. À côté de chaque tête, au stylo, une date de naissance, une date de mort – que des garçons. Un seul mort jeune, en 1920. Juste au-dessous, une perspective cavalière d’Ouessant, avec mention de tous les naufrages et silhouettes de tous les navires, date et nombre de victimes. Le baekeoffe se révèle aussi copieux que fade. Je bois, ce qui meuble, ce qui permet, une fois vidé le sac aux anecdotes, de faire étalage de questionnements homosexuels les plus rebattus. Pourquoi confier cela d’ailleurs à une femme, qui n’y comprend rien (autant de pédés, autant de mecs qui ne nous emmerdent pas) – l’homosexualité ? j’en avais tâté sans plus, sans manquer une occasion de le monter en épingle, à la grande lassitude des véritables pratiquants.
Promenade digestive. Lourds, les estomacs. Et tandis que nos compagnes se lient sans histoire sur fond de prairies, nous nous sommes tenus à quelque distance, nous dévorant des yeux, à en pleurer , à en tomber dans les bras l’un de l’autre, si Tilyé ne nous en eût dissuadés d’un grand éclat de rire de jument. Nous avons tous parlé très vite, très fort, précipitant les confidences, comme si nous nous étions quittés de la veille. Nouvelle Épouse écoutait, resservait sa mixture à grandes louchées,à pleines écumoires dégoulinantes, et vin,vin, vin. Elle a fini par donner ses appréciations évasives, puis s’est confiée d’assez bonne grâce. Elle avait connu Tcherkossian en classe de seconde – bon nombre de bouffons, incapables d’embrasser une vie d’artiste, se recyclent dans ce cul-de-basse-fosse des bonnes intentions : l’Éducation Nationale. « Je n’aimais pas Tcherkossian » dit-elle. « Les autres filles non plus » (trop dragueur). Lui : « En début d’année, j’arbore les couvre-chefs les plus extravagants. Les élèves ne disent rien, puis n’osent plus rien dire ».
Ils se sont revus quatre ans plus tard. Elle l’a repris en main, sauvé, repêché, à ma place, sur la berge, délivré du mal – je lis en me penchant, à l’envers d’une porte d’armoire, au crayon gras : Moi, Ovaness Ycherkossian, j’ai réparé moi-même cette planche, le… tant… - vaut-il mieux couler, émerger ? ...Le suicidé vous est-il reconnaissant de l’avoir sauvé ? … Enivrés, pesants, nous gagnons Arielle et moi – je ne puis me déplacer sans elle – nos lits à l’étage, titubant du mur à la rampe tu te confies à une fille qui ne nous est de rien je réponds je ne me suis pas confié. À droite la chambre vide du fils absent confié à la mère – nous couches sont àgauche, au pied de quatre rayonnages de bouquins jamais on ne guérit d’être étudiants nous commençons de nuit tout à la fois jusqu’à une heure avancée.
Le lendemain tout est très lent déjà plus rien à dire, dix-sept ans qui sont passés, Tilje avait trois ans, nos femmes tiennent dans le vie une importance démesurée. Ce matin règne l’enjouement je bois de l’excellent café, je mets la matinée à me purger, dispos sans savoir à quoi – promenades touristiques – le soir Ovaness dans un sentier se force à franchir d’un bond trois barbelés pour mettre en fuite un chapelet de laitières qui détalent en lourdes masses crépusculaires. À mon tour je’ m’enfuis terrorisé devant une machine agricole pleins phares dans les cahots Là ! … Là !… - au ras du sol tout trébuchant, montrant dans mon dos le monstre motorisé de mes deux bras épouvantés, haletant, démantibulé, le conducteur se gondolait.
Nous avons désormais visité Tcherkossian-Tilje ma femme et moi dans les deux trois fois par an . Rien n’a plus bougé. Le sens est venu, l’un suivant l’autre, mais toujours un calembour, unen bourde sont venus nous figer dans une perspective estudiantine qu’elles n’avaient peut-être jamais dépassée. Et nous glissions, nous dérivions ainsi de trimestres en tambouilles, sans autres itinéraires
que la Croix des Rigolos. Nous nous étions vraiment connus huit mois, d’octobre 13 à juin 14. Et nous avions vingt ans. Tilje, 4. Tombés de clowns à piètres pitres.
Nous avons si parfaitement idéalisés ces temps-là que nous avons voulu renouer le fil. Or s’est la vie qui se rompt. Aventures, marécages où tu n’es plus, où tu ne peux plus être, creusent des fosses béantes. Et ceux qui sont survenus recueillent le fruit de la vraie amitié – je fis là, telle chose m’advint tandis que les premières ombres se sont embaumées, délitées. Ce que j‘ai su ou reconstitué par bribes, au rythme des mois. Tcherkossian avait bien filé l’amour avec Almée la Noire, l’Angolaise. Elle avait lu Césaire dont on ne guérit pas, Fanon, Ouologuem. Or en ce temps-là, chose inconcevable, tout passait par la politique. Pour passer au feu de l’épreuve sa foi sa conviction, on se foutait la vie en l’air avec son ouvrier, son Africaine de service, pour la gloire du Ché ou Dieu sait quel clown sanguinolent.
La baise était politique ; l’amour, les enfants, politique. Voici donc Ovaness, descendant d’Arméniens, embringuée avec son Almée Belvezinho, « Beauvoisin »,Noire authentique et catholique. La Belvezinho milite, communie, enchaîne les comités, reproche à Tcherkossian son opportunisme, son dilettantisme, son insensibilité au racisme blanc. « Quand ton grand-père a fui les Turcs, il ne savait pas un mot de français ; ça devrait te péter sous la peau. - Elle est blanche répond-il. Almée ne le trouve pas drôle. Elle échoue à l’émouvoir, fût-ce en
exhibant les clichés de 1915, ou d’autres sur l’esclavage de couleur. Il répétait que les rois nègres avait dépeuplé leur royaume bien avant l’arrivée des Blancs : je l’ai lu dans Yambo Ouologuem. Almée répliquant vous n’avez rien arrangé ; les Européens n’avaient fait qu’industrialiser l’artisanat.
Il répond « cela fait si longtemps » - la formule valait aussi bien pour les marches forcées, les décapitations de Bitlis et d’Intilli « vous ne pouvez pardonner tant d’horreurs – en réalité, le büyükbaba s’était tiré du Martakert avant les persécutions systématiques, perdant tout contact avec son milieu : différends familiaux, voire indifférence foncière, qui se retrouvait chez son descendant direct. Quand la scène de ménage était finie, notre bon Tcherkossian récitait son catéchisme : la lute des classes, les structures oppressives déconstruites, la résolution de tous les conflits, le racisme desséché dans sa moëlle, et tous les hommes seraient frères, poil au prolétaire. Il exceptait bien entendu les juifs, contre lesquels il trouvait toujours d’obscurs griefs. « Tu es incohérent » répliquait Almée, qui se contrefoutait d’Israël. Sa vision allait plus loin : fusil aidant, et Dieu, le concept de Race obtiendrait le respect ; suivra l’argent, nerf de tout le reste. Questions de priorités, questions de mots, mais ce sont les mots, les principes, qui justement détruisent. Rien ne change, mais les anathèmes, les invectives, les stigmatisations s’envolent (« quand l’establishment sera vaincu par la nomenklatura, rien ne sera transformé » - dans ces puits sans fond s’engloutit la vie, malgré l’enfant qui survient, surnage et sombre en alternance.
En dépit des procédés les plus stricts de contraception, rien ne freine encore l’éclosion intempestive de ces créatures profondes montant crever en bulles à la surface des existences. Une infection. D’étreintes en étreintes, Ovaness et Almée s’étaient confectionné Idriss, ni arménien vraiment ni angolais, ni métropolitain au sein du melting pot des genres et des nations. Il s’imbibait et s’accroissait de criailleries en revendications, sans que les sources puissent déterminer l’origine exact des tromperies ou bien trahisons. Les souvenirs se troublent aussi peut-être. L’enfance est de nature instable. Souvent les cris s’emparent d’un enjeu, nommé Idriss. De la façon la plus plate, la plus traditionnelle. Car les couples les plus instruits, les plus en pointe, succombent aux pièges les plus bas. Les plus démunis, sans culture aucune, accouchent souvent d’épousailles, divorces sans relief.
Personne ne se réconcilie autour d’un enfant ; cette théorie est criminelle. Les deux aïeules, la noire et la blanche, se sont disputée l’enfant. Il fallut établir pour elles un week-end turn over. En anglais une alternance : le père, la mère ; première aïeule, seconde. Les deux vieilles (entre cinquante et soixante ans) se sont pourri la vie par Idriss interposé. L’une (qu’importe laquelle) ayant suggéré à l’autre que les parents se trompaient mutuellement. « Qui est le véritable père de ce garçon ? avec un prénom musulman ?
Les grands-mères soupçonnèrent toutes les connaissances arabes du couple, ce qui faisait beaucoup : ce qui, jadis, faisait le charme d’Almée (son exotisme, voire cutané, son engagement épidermique (elle aimait ses propres plaisanteries) et vite viscéral contre l’injustice – dont les communautés tropicales ne manquent pas tant s’en faut – avaient transformé le domicile en camp volant : militants, peu enclins cependant au communautarisme sexuel : tous très graves, exaltés, traditionnellement respectueux des couples constitués.
Malgré les cadeaux prodigués àIdriss, il fut de plus en plus difficile de préserver une intimité. Le temps atténue les flammes, certains tiennent bon ; les visites se sont raréfiées, des évolutions quasi organiques se firent jour, l’âge tasserait tout cela, et Tcherkossian se fût résigné, mais Almée se décida (la chose est plus facile aux femmes, qui n’ont qu’à laisser faire) à donner corps aux scènes de jalousie, ayant cédé d’un coup au musulman le moins scrupuleux du groupe. La séparation fut hargneuse. La mère militante inculqua au fils haine et mépris du père. Elle se fixa à proximité, avec Idriss, à deux pas de chez ses parents. Tcherkossian ne trouva pas en lui assez de lâcheté pour surmonter l’abandon.
Sa réaction me dit-on fut démesurée. L’enfant venait parfois, déposé par un tiers souvent renouvelé. Au retour, la mère expliquait à son fils à quel point son père n’avait su ni le nourrir, ni le distraire. La maison d’Ouzauré, où je rejoignis mon ami après seize années d’absence, comportait je l’ai dit une chambre à l’abandon, où traînaient des fragments de Lego. Ovaness Tcherkossian céda-t-il à quelque délire ? L’enfant lui fut ôté, endoctriné, investi de trop lourdes missions. Gâté, ballotté. Rien de plus couru. À l’ordre maternel fut opposé le « désordre » du père, aigreurs de l’une et maison de repos, de l’autre. Démissions et chutes libres, jusqu’aux douceurs excessives de part ou d’autre, façonnèrent à l’enfant une reconstruction de première bourre.
L’homme s’effondrait. Nos sources ignorent tout des souffrances de la mère. Tout ce que j’ai au, c’est qu’elle s’est acheté une riche automobile. Comment rendre un déchirement qu’on ne connaît pas. Notre informateur assure qu’Ovaness Tcherkossian, délaissé par une femme, s’est cru abandonné de toutes. Qu’avoir investi dans une Almée mère, sœur, amante et militante, et tout misé ainsi sur un seul être, relève de la plus pure sottise, mais ceci est une autre histoire.
Ovaness, Tristan bercé aux mamelles politiques, délaissé par l’Angolaise au nom de la revanche, se senti puni comme Blanc, fils, mâle, et le monde se déroba. Les premiers temps, Idriss sinon le siècle avait deux ans, il s’affala comme une voile. Le volontarisme l’aida peu : convictions et certitudes le laissaient gisant sur un lit face au mur. Le globe et l’Angola trahissaient tous les deux : les envols – brisés, toute femme et tout amour – abolis, volont disqualifiée.
Dans le rationnel marxisto-robotique, irruption de l’inéluctable. Tcherkossian jusqu’ici avait toujours manifesté le plus profond mépris pour l’Armée, sauf – et encore – du peuple ou « troupes rouges » incarnations du pouvoir prolétaire. Il leur opposait les armées aristos .
la prussienne des von Stroheim, la française des Weygand et des Cubières de Castelnau – mais que connaissait-il de l’armée, sauf ce qu’en exposaient les productions cinématographiques, Les Croix de bois et autres chefs-d’œuvre antimilitaristes, d’une part, et de l’autre les grands ensembles de l’Armée Rouge et les glorifications de l’extraordinaire victoire soviétique…
Il pensait à présent se documenter sans doute, à la lecture de Servitude et grandeur militaire ou du Désert des Tartares. Attentes de toute une vie, où l’honneur dépend d’un ceinturon bouclé, d’un regard fixe sur l’horizon. Tcherkossian se renseigna sur la Légion, revit des films à la gloire des corps d’élite. Les amis qui lui restaient ne parvinrent pas à dissiper cette fascination soudaine. Nul raisonnement, nulle raillerie n’y firent rien. Il se présenta au bureau de recrutement. Ni étranger, ni bagnard en fuite, il demanda à servir « au plus dur », ce fut son expression, rapportée par le sergent-chef.
Ovaness évoqua devant ce petit sous-off rasé les délices de l’abnégation chez Lawrence d’Arabie, trouvant dans l’astiquage des planchers la volupté de l’anéantissement, lui que tout l’Orient avait acclamé en héros. Le sergent-chef connaissait ce sublime exemple de renonciation. Mais il dissuada Tcherkossian de s’engager : « Nous n’acceptons dans notre corps que les éléments pondérés, qui ont su mettre entre leurs épreuves – leurs souffrances – et eux, la distance de la réflexion. De la maturité virile. Cet homme ne voulait que se faire broyer. Nous broyons en effet les hommes, mais pas de la façon que ce type-là pensait. Nous écrasons le soldat pour en tirer le meilleur de lui-même.
Pas pour les désirs malsains. On n’entre pas à la Légion pour s’anéantir, mais pour devenir un guerrier. L’hôpital psychiatrique, c’est la porte en face » etc. - et pour finir : ON NE PREND PAS LES LOPETTES ! »
X
La première phase fut de soumission : Tcherkossian (il est en vérité impressionnant d’imaginer qu’après soi, et séparé de soi, les amis, les autres soi-mêmes, obéissant à d’autres lois) s’alita, s’avachit, refusa tout (Ovaness m’apprend qu’il en est ainsi de tous les dépressifs ; c’est une chose à laquelle moi, qui suis toujours en excellente santé, je peine à adhérer. Mais il faut désormais que nous plaisantions moins. Que chacune de nos phrases, en particulier les miennes, cesse de s’émailler de jeux de mots de potaches. Il a pris connaissance d’une certaine philosophie teintée de bouddhisme, comme en témoigne ce mât de prières élevé dans ce jardin pelé. Zen, dit-il, restons zen – il plaisante. Mais la chose est sérieuse. Il y a tant de choses dans le bouddhisme qu’on peut le considérer avec respect).
L’internement lui fut Dieu merci toujours épargné, car toujours une femme ou l’autre (à quoi sert tout de même d’avoir baisé) passait par-là. « Tout ce que j’ai fait » (il répétaait cela) s’est chargé de malédiction ». Puis il perdit la dignité. Il écrivit des lettres imbéciles, suppliantes, renvoyées, couvertes d’insultes en marge, où parfois l’enfant avait ajouté en grosses lettres maladroites « papa je ne t’aime plus ». Il rôda près du domicile d’Almée. Ayant écrit à son amant du jour pour qu’il la lui rendît, il reçut par retour un tressage de poils pubiens. Idris, chez son père (jugement oblige) compatissait ; dès son retour il tournait casaque : l’enfant veut la paix chez soi – à peine avait-il refermé la porte que Tcherkossian se raplatissait, tirait sur lui un duvet déchiré, adoptait des chats.
Les femmes nourrissaient l’homme, changeaient draps et litières. Or, à la faveur d’une modification de traitements, Tcherkossian recouvra sa puissance et prit parmi elles une maîtresse. Puis une autre. Puis une autre. La quatrième l’arracha de sa couche. La suivante le fit boire, puis manger assis:la déprime recula. L’avant-dernière avait dit : « Après moi, plus personne ». Il obtempéra. La photo qu’il nous montra de cette femme suait littéralement de chafouinerie, de vice et de bouffissure, jusque sur les pommettes couperosées d’alcool et d’éjaculations faciales ; grosses lèvres, paupières en capote.
Quand Ovaness eut rangé dans son portefeuille le petit cliché huileux, je pensai en silence à l’immensité du réconfort que m’eût apporté à moi, ne fût-ce que sept à huit semaines, une telle partenaire, dont il se moquait à présent avec Tilje ; je dus écouter ces leçons de morale qui traînent dans toutes les vulgarisations psychologiques de la vie de couple. Ils étaient bien là tous duex, Ovanesse Tcherkossian et Tilje Shepard, heureux, équilibrés, récitant leur petit catéchisme : pas d’excès surtout pas d’excès, le sexe ne résolvait rien, le sexe n’était rien sans affection, et autres boniments irréfutables pousse-au-meurtre, accompagné ou suivi d’actes de barbarie. Coincé pour le peu qui me restait de vie avec une espèce de cageot dont les apophyses me meurtrissaient jusque dans le sommeil, sans pouvoir désormais séduite qui que ce soit, j’opinais ou branlais le chef. « Il était temps que j’arrive ! » conclut Tilje, cinquième et définitive, en éclatant d’un rire qui régurgitait d’obscénité.
Jamais je n’avais subi, moi je, de dépression. Il paraît que c’est extrêmement grave, douloureux même. La mienne, si licet magnis componere parva, c’est-à-dire s’il est permis de comparer les petites douleurs aux grandes, se présente sous la forme d’un ennui permanent, impossible à prendre au sérieux. Rien qui puisse permettre de dire sur son passage : « Cet homme souffre ». Mais de quoi se faire foutre de vous dès que vous émettez le moindre doute sur le bonheur de vivre. Les rares fois où j’avais exprimé la tentation de me faire interner, pour me soumettre à mon tour, toujours une âme charitable m’avait submergée de réconfort : « Sois lucide ! Affronte ton malheur et cesse de te plaindre ! » - voir Auguste dans Cinna de Corneille, déjà bouffé par le crépuscule – imagine-t-on un Corneille dépressif ?
Sans oublier tous ceux qui me parlaient de plus malheureux que moi, comme si on pouvait consoler un malade en lui montrant un mort… Bref, les bonnes âmes, physiologiquement, charnellement incapables de la moindre empathie, ne me renvoyaient qu’un seul et même message : ta gueule. Un internement psychiatrique ne conduisait qu’à une potence de perfusion : « Ne tombe pas là-dedans! seuls les individus sans avenir, sans perspective, se laissent aller à ce point – à sefaire prendre en charge de façon aussi éhontée ! » Je compris parfaitement : les autres, si prolixes en conseils ue tu ne peux ni comprendre ni suivre, ne te diront jamais, au grnnd jamais, ce qu’il faut faire.
Tcherkossian ne passa jamais par la case « Maison de Fous ». Cependant il s’enveloppait serré dans une couverture, méditant tout au long du jour : « Tu ne te rends pas compte que la journée passe. Les gens croient que tu t’ennuies, mais au contraire, tu recomposes, tu reconstruis toute ta vie, et quand arrive le soir, tu sembles à peine avoir commencé ta journée » Le bac à chats se comblait de merdes, la puanteur envahissait les pièces. Un jour Tilje était venue. Quelles forces proprement viscérales, telluriques, à la lettre , poussent donc les filles à sortir de leurs branlettes pour se pencher sur un miséreux moche si bestialement pourvu d’un abominable appendice masculin ? d’où viennent chez ces forcenées de l’onanisme de tels accès de rédemption ?
Tilje parvint à secouer ce sac breneux, cet épanchement sanieux qu’Ovaness était devenu. Elle avait dix-sept ans de moins que lui. Dix-sept ans : exactement le temps écoulés en pure perte pour ma part avant de le revoir. Dix-sept ans tout au long desquels, semaine après semaine, tant d’arrogants m’avaient bien fait comprendre que ma place, vraiment ! n’était pas, ne saurait être sous aucun prétexte la première. « Qu’est-ce que tu te crois ? » C’est le mot qu’ils se sont donné, les autres, la rage qu’ils se sont inoculée, de vouloir absolument que vous soyez « comme tout le monde ».
Je me souviendrai toujours de ce malotru qui, à ma propre table, me reprochait, la bouche pleine, de mal entretenir ma maison ; à qui je fis justement observer que tous les riverains de ma rue étant capables de rafistoler leur petite bicoque à la con, je ne voyais pas l’avantage que pouvait bien me conférer la banalité.
Il s’étouffait de viande et de haine : refuser d’être « comme tout le monde » ! quelle outrecuidance ! Quel fascisme ! J’ai refusé de ramper pour trouver ma femelle : je l’ai tirée au sort. La première qui couche. Ayant auparavant effectué les manœuvres d’approche prescrites, je m’étais fait rire au nez. La seconde « fille » (on disait « fille « ) n’a pas davantage obtempéré… Ma psychiatre (nous en avons tous une) a découvert l’Amérique : c’était moi qui avais décidé de tous mes échecs ! C’est la faute à la victime ! Bon sang, mais c’est bien sûr ! Ô psychiatres ! que de poésie plane sur vos noms !
Une folle enfin tomba entre mes bras, ce fut ma première « hors-putes ». Eh oui. Les fille se branlent, les garçons vont aux putes. Pour les premières, baiser est une honte. Pour les autres, baiser est un honneur. Si par hasard, jeunes hommes, vous avez l’ambition de découvrir l’amour de votre vie, un seul conseil : ne faits rien. C’est elle qui vous choisira, et vous mourrez. Si cet amour vous est fatal, sachez, jeunes gens, qu’il ne sert à rien de choisir, puisque tout choix implique erreur. Laissez à l’autre le risque de l’erreur. C’est le premier qui bouge qui a perdu. Ne faites rien. Écoutez mes braves gens
La goualante du pauvre Jean
Que les femmes n’aimaient pas.
Je suis l’ami de Tcherkossian, de l’Autre Clown. Cette certaine femme folle et moi, Déborah puisqu’il faut l’appeler par son nom, nous manquions de diplômes . Mordant les lèvres nous avons saigné nos mères-grands - au portefeuille. Du fric ainsi soutiré nous acquîmes une grande friteuse ainsi qu’un certain nombre d’accessoires. Nous avons déroulé des boyaux sucrés d’étouffe-chrétien genre chichis, churros et autres poisons. Six mois pleins, ce qui compte sec à 24 ans. Nous avons aussi fait tourner les manèges en hissant les morveux dans la toupie ou sous le cul de Mickey.
Je soulevais les filles et ma femme les garçons. C’est un vrai métier, même avec des miniatures à sono pourrie. Il fallait passer sous l’assiette pour graisser les rouages et ressortir gorgé de cambouis. Sans oublier l’apprentissage des tableaux de bord. Je me demande comment j’ai pu retenir autant de circuits aussi vicieux, et plus encore les oublier. Souvent Arielle maniait le cruciforme à ampoule : allumé, ça voulait dire du 220 au jus. Puis le Forain-Chef a revendu sa batterie. Le successeur était maquignon et compagnie. Nous sommes retournés à nos études.
À retenir la légendaire solidarité entre forains, l’ascétisme de leurs conversations, quelques putes dans le dos pour moi, car il en traîne tous les jours dans les quartiers de chapiteaux et de tirs à la pipe. Enfin dans le temps. Arielle eut le bon goût de n’en rien savoir. Et je ne savais rien d’elle.
J’ai connu un fils de forain de 16 ans, fondateur d’un Club de Pommes : les participants s’engageaient à croquer une grany super-acide au moindre laisser-aller de confidences ou d’apitoiement sur soi. La pomme ! La pomme ! Et de tendre au coupable ce qu’on avait pu trouver de plus vert, dont traînait toujours une réserve à proximité. Le même genre de frisson dans le dos qu’à imaginer tout St-Étienne de To Loose rasé pour un parking.
Après ça j’étais fin prêt pour qu’il ne m’arrive plus rien. Juste lire et sentir. Chacun sa révélation, chacun son point de bascule. Et je me suis racoquiné avec Tcherkossian, Ovaness, Arménien à la manque sans plus le moindre lien avec la communauté, arc-bouté à et flanqué de sa maîtresse inexorablement optimiste.
Ta gueule.
LA PORTE DE L’ARMOIRE
Tcherkossian s’enroula dans sa couverture : flanc gauche, flanc droit. Pisser devint impossible. Mais tout repas implique excrétion. Tilje [tilyë], alors fraîche éclose, ne fit aucune objection, mais se mit à parler d’esclaves et de servantes. Méprisant la technique ignare des coups de balai dans les pieds de lit, elle piqua Ovaness d’honneur. Il se redressa d’abord sur deux oreillers de cul. Il bava moins. Puis plus du tout. Tilje plaça deux bols sur la table épaisse, lardée de coups de couteau. Ovaness s’est levé, braguette bâillante. Tilje l’a soutenu jusque dans sa baignoire. L’eau n’était pas toujours chaude.
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