OMMA ILE MAUDITE
C O L L I G N O N
OMMA
Omma. Prononcez ôm-ma. « L’œil, le regard ». Génitif « ommatos ». Ȋle d’Omma, cent wercz de diamètre. Iris aveugle – bouclier d’Iliade.
Omma flotte sous les brouillards arctiques. Sa pupille est un lac, que perça l’éclat détaché de quelque planète errante ; le choc a fendu l’œil comme une vitre – qui s’est fissurée d’interminables fjords, écartelées de longs golfes aux eaux troubles, et qui désagrégeraient sa circonférence, si l’on tranchait les ponts qui le suturent comme autant d’agrafes.
Au sud-est l’iris s’est crevé, boursouflant une épaisse presqu’île : le Plateau des Yeux-Morts.
Oui, je n’ai que dédain pour ceux qui ne sont pas d’ici – qui n’ont pas planté jusqu’au roc leurs racines dans cette terre si peu profonde. Il faut à mon estime des quartiers de noblesse – quartiers de terre.
Et moi non plus je ne suis pas d’ici – mais j’ai très vite, fût-ce à mon corps défendant, poussé mes attaches, suffisamment pour rattraper l’acquis de plusieurs générations, au point qu’il me semble qu’Omma n’est plus qu’une boule que je puis serrer à volonté dans mes circonvolutions cérébrales.
Je suis de loin de très avant sur le Continent, où l’on n’a jamais vu la mer. C’est un vaste creux d’argile et de craie où les vignes mûrissent dès septembre.. Un pays chaud et humide où le bonheur suffoque comme une vapeur.
OMMA 3
Un jour je suis parti pour ce doigt de grès tendu sur la carte vers Omma, cette île projetée au loin d’une simple chiquenaude.
Là, pas de routes ; on se rend d’un village à l’autre en barque, si la mer le permet. Aussi dit-on « aller en Pélédie » comme «aller au diable » ; les pères en menacent leurs enfants, et les bureaux, leurs fonctionnaires. Un port, autrefois grand, s’ouvre à la base de la presqu’île : un chancre tapi sous un os. Nous devions longer tout un jour cette presqu’île pour voguer vers Omma – c’est au cours du trajet que j’avais fait connaissance d’un garçon de dix-neuf ans, qui fuyait : Léÿnn. Tandis que derrière nous la machine rebroussait chemin sur sa voie en cul-de-sac, nous découvrions notre vaisseau. La rouille en recouvrait le nom. C’était son dernier trajet : après nous, toute liaison maritime avec Omma serait supprimée.
Le premier jour, Léÿnn et moi n’avons pas quitté la rambarde, voyant défiler à lente allure le gigantesque tumulus de cailloux que longeait notre nef poussive. Au droit des hameaux nous voyions les pêcheurs tirer leurs barques plates sur les galets, entre leurs cahutes basses.
Le soir nous avons relâché à Kyzralèk. Léÿnn se porta volontaire pour décharger les caisses. Je le suivis dans un café de planches, où se trouvaient quelques pêcheurs velus assis sur des billots. Léÿnn s’adressa a eux en une espèce de langage sémaphorique, des doigts, des mains et des avant-bras, scandé de grognements syllabiques. Quand nous eûmes perdu de vue, dans le crépuscule, l’extrémité redressée vers le nord du grand doigt décharné du Cap sur les cartes, un soulagement malsain s’empara de nous tous. Quinze jongleurs, bateleurs, baladins, funambules – des fruits, des cris, de la musique. Le bateau faisait eau de toute part, la pompe fonctionnait jour et nuit. Pendant quarante-huit heures, de panne en avarie, nous avons circulé, flairé l’île, courant d’un arc de cercle à l’autre.
Onze hommes et quatre femmes en état d’ébriété, lâché dans le navire comme des rats – nous avons galopé, sifflé, hurlé le long de toutes les cursives. Nous avons arraché, bouteille en main, la barre à son pilote, et le navire dérivait. Nous avons embrouillé les cartes, aimanté le compas, et toujours le rhum blanc et les chants fous grand train, les farandoles – et la farine… Six chaises passèrent par-dessus bord. À ce moment, nouvelle voie d’eau… Ça nous faisait rire. Nous formions barrage pour empêcher les marins de descendre pomper. L’un d’eux a brandi sa hache pour nous menacer.
« Le capitaine est cocu ! À poil ! »
Le soleil se levait. Les plus ivres ronflaient à même les planches.
Sur le pont, je me suis réveillé le premier. Je me suis mis sur mon séant. L’équipage, les yeux bouffis, avait repris le travail. On balayait les détritus entre les corps étendus par de savants détours de serpillières. Sous moi, machines relancées, le pont vibrait. Le soleil était haut. Je me levai péniblement jusqu’à la lisse.
Je voyais Omma pour la première fois.
Une immense falaise noire déchiquetait le ciel de ses aspérités, se précipitant dans l’eau par de grands éboulis. Léÿinn vint me rejoindre d’un pas titubant. Nous nous taisions, pénétrés de sensations indicibles, contemplant cette gigantesque muraille couleur de fer, aux clivures acérées, aux pans coupés de failles noires.
Par vastes cicatrices la roche s’éventrait sur des hectomètres carrés. Une arête plongeait sous notre étrave son tranchant ébréché. Des oiseaux sombres se distinguaient à peine, planant silencieusement comme un vol de vermine. La marche ralentie de notre vaisseau révélait de loin en loin des effondrements en forme de V s’interrompant net, où les moutons gris en équilibre grignotaient des touffes couleur de fer. Deux bergers hirsutes nous lancèrent des quartiers de pierre. Instinctivement, nous nous reculâmes.
Chacun de mes compagnons se portait à son tour en direction de la falaise. Un oiseau noir rasa les têtes avec un sifflement sourd.
Nous longeâmes la falaise jusqu’aux premières heures de l’après-midi. Les machines, avariées, ne pouvaient fournir une vitesse supérieure ; des râles mécaniques montaient de l’entrepont.
« J’entends de la musique » dit Léÿnn.
Je tendis l’oreille, incrédule ; c’était exact. Le son, faible encore, et intermittent, par-dessus les vagues, ne pouvait provenir que de la côte. En même temps se rapprochaient les premières silhouettes de Wreggen, port principal et seule ville d’Omma – de hauts bâtiments de pierre à ras de l’eau, comme des blocs détachés de la falaise.
La musique se fit plus précise, indubitable : c’était une fanfare de gros cuivres, où passaient des éclats de cymbales.
Le front des immeubles ne tenait qu’une faible distance – la ville s’étendait en profondeur, sur les deux rives d’un fjord. Une embarcation nous montra une douzaine de passagers, hâves et déguenillés, qui tendaient les mains vers nous.
« Ils veulent gagner le Continent, dit un officier, mais ce sont des moutons que nous devons ramener, pas des hommes !
Léÿnn leur jeta une bouteille de vin qu’ils ne purent atteindre et qui coula – une vedette de gendarmerie vira vers eux – de la barque surchargée montaient des imprécations – la police maritime la remorqua de force vers la côte. Une femme à genoux tirait en vain sur le câble pour le rompre.
« Bienvenue à Omma », ricana un matelot qui passait derrière nous.
À mesure que nous avancions la musique se faisait plus triomphale. Une salve de sirènes salua notre entrée dans le port.
Nous accostâmes. Au pied des murs noircis, le quai étroit grouillait d’une foule en habits vert et brun, aux yeux inexpressifs de poissons morts, poussant des exclamations et tendant des bouquets de plastique.
Le matelot repassa près de nous en haussant les épaules :
« Ils n’ont pas changé, à Wreggen !
Il avait hâte de repartir.
Devant ces manifestations disproportionnées, nous avions compris, dès de jour-là, que les Ommides étaient à la fois, ou alternativement, les plus sinistres et les plus exubérants qui soient.
X
Il y a longtemps de cela. Et j’ai tant bu depuis ce soir-là qu’il me semble avoir rêvé. Ainsi dans ma mémoire la salle apparaît-elle longue et basse, alors que nous avons tous pu sans difficulté nous tenir debout sur les tréteaux disposés au centre et sauter tout notre soûl sans heurter le plafond. Mais qu’elle était immense, j’en suis certain.
Nous avions pris place. Léÿnn à présent m’évitait. Il se tenait à l’autre extrémité, au sein d’un groupe où dominait la haute taille brune d’une Ommide vêtue d’émeraude, - je ne pensais pas la revoir. Qu’il était loin ce temps où je l’avais rencontrée, elle, Jrinka, sur le « Stella Maris ». Car c’était elle. Taille d’anguille, sourire aigu, aussi troublante qu’en ces heures de fusillante mutinerie sur cette autre embarcation, et où je l’entraînais par les coursives, tout effilochée de peur, vers la cabine passagère…
Jrinka, je sais que tu te souviens de moi…
Sous cette apparence que je te vois, je sais que tu n’as pas oublié. Je sais aussi qu’il n’en faudra rien dire.
Mais quel est ce gnome qui pose sur toi ses doigts courts et spatuleux ?
Assez vite l’espace s’était empli d’une épaisse et tenace fumée de tabagie : fumées de cigares et de rhum, directement importés des tropiques à 5 000 milles juste en dessous d’Omma, sans terre intermédiaire.
Nous voyions sur l’estrade au niveau de nos têtes à travers les exhalaisons des piments d’importation s’empourprer les paillasses, chanteurs, énergumènes de profession, brassant l’air épais à grands coups d’accordéon, cavalcadant sur les tréteaux parmi de grands essoufflements de saxophones.
Nous frappions dans nos mains, perdant toute cadence, puis l’un, puis l’autre, avalant de gros bols de punch ; alors, les jongleurs épuisés ressautaient par dessus les tables, et c’était à nous, c’était à toit, à moi, de monter dans les brumes rougies.
Et nous chantions, nous tournoyions dans les fumées rousses des longues pipes en zinc d’Omma, faisant courir en gigues nos cuisses tremblantes d’échouer.
J’ai sauté sur les planches. J’ai amusé et j’ai vu s’esclaffer. J’ai vu s’ouvrir les abîmes voraces des gueules pleines de viande et de glace au café. J’ai fait hurler les vieilles et leurs princes, les gigolos d’acier aux profils de poissons, j’ai fait trembler les goitres et craquer les baleines autour des longues tables rapprochées.
J’ai succédé aux danseurs de tango, aux travestis, aux claqueteurs, aux strip-teaseurs et -seuses – tous parfaitement ivres, je dis parfaitement. Jrinka, la haute femme brune, souriait en face de moi. J’invitai Léÿnn à venir me rejoindre. Il eut un double geste de dénégation et d’encouragement. Je crus comprendre qu’il danserait plus tard.
Jrinka me racontera mon numéro : ç’avait été mon tour encore, et j’avais composé un résumé fumeux de tant de contes et de pantomimes que ma mémoire n’avait pas résisté : je ne me souvenais que de Jrinka.
Il ne fallait pas que je réfléchisse ; chaque tour entraînait l’autre sans autre règle que la pente de l’ivresse.
Je devais être le seul sélectionné. Le seul qui ait survécu, « surnagé », comme ils disent – je ne me souviens plus que de leurs noms, parfois du numéro qu’ils donnaient ce soir-là.
C’étaient des hommes du sud, des hommes de mon pays, amenant avec eux par-delà l’océan ce parfum de vin sucré qui devait sur moi s’éventer si vite – cette odeur que je cherche encore chaque fois que je pousse la porte d’un nouveau bouge – je leur avais tout volé sans vergogne, cousu tous leurs tours bout à bout. Les grimaces seules étaient de moi – et plus que je n’aurais cru.
Quand je fus rassis parmi vous, Ommides, vos faces avaient l’aspect de museaux de tanches. Et même,on ne voulait plus tant rire. Tous désormais s’amusaient entre eux,pour eux seuls. Nous étions les jouets de nos sombres vies.
Il y avait sur mon assiette de la viande et des pommes. J’avais commandé la boisson d’Omma, cire et cidre mêlés : l’outcham. Je sentais pour la dernière fois dans mes côtes les coudes de mes compagnons, de part et d’autre. Nous avions beaucoup fumé l’herbe dOmma, si âcre et enivrante – un tabac de lin. Et m’inclinant un peu je voyais le visage de Jrinka, animé par l’outcham, et qui levait pour boire sa corne montée sur deux tiges de fer. À mon tour je brandis ma coupe, Jrinka ne m’aperçut pas, je ne parvins qu’à faire jaillir l’alcool crémeux sur l’épaule de mon voisin, qui d’un regard expressif me montra, écrasé dans la fumée parmi la foule, ce petit homoncule à côté de Jrinka, dont il ceignait la taille du bras – une espèce de gnome, au front énorme et chauve.
Derrière ses lunettes de fer, ses yeux ne me quittaient pas, chargés d’ironie. Ce qui me répugna surtout, ce fut son menton – rond comme une boule d’ivoire, tout aussi glabre, tout aussi luisant, suintant de quelque sauce malpropre.
Ses yeux n’étaient qu’intelligence – il me fut impossible de le mépriser – il fallut me hausser dès le premier instant jusqu’à la haine.
Un mouvement se produisit sur ma gauche, N. se décala, remplacé par l’Ommide, je ne revis jamais N. :
« Tu veux savoir. Moi dirai à toi.
L’Ommide écorchait le djungo avec un épouvantable accent noriilsk – je vidais alors une quatrième coupe d’outcham.
« Eux mariés, lui très jaloux, me dit l’Ommide.
Je me tournai vers lui, il avait un profil de poisson, je les confondais tous – seslèvres épaisses dégageaient,mêlée à l’outcham, une haleine d’algue. Je lançai vers Jrinka un coup d’œil soupçonneux.
« Combien ? ai-je demandé, depuis combien de temps sont-ils mariés ?
L’Ommide écarta plusieurs fois ses phalanges palmées: douze ans d’union ?
- Dhan, oui.
Autour de nous le vacarme atteignait des proportions sauvages. À l’autre bout de la tablée, très loin, un chœur d’Ommides scandait sur le bois un lourd cantique à la vinasse d’importation.
« Le nom de lui, Glomod. Lui très jaloux.
Glomod porta un toast dans ma direction, accompagné d’une grimace qui se voulait affable. Il me montrait sa femme semblait-il, puis me désignait avec un clin d’œil horrible, et cependant je distinguais sur le sein de Jrinka ses doigts de crapaud aux boules glaireuses, il tenait, en levant sa corne, un discours interminable et parfaitement inaudible, Jrinka me regardait.
« Lui, guérir.
- Médecin ? Doktior ?
- Il n’y a pas de médecins à Omma.
Léÿnn m’avait rejoint. Il n’avait pas bu :
« Il n’y a que des guérisseurs.
- Guérissûr, dhan, dhan ! Hospitall !
Quatre gaillards en bottes avaient escaladé les tréteaux devant nous. J’y reconnus un certain R. T. Ils lui apprenaient le Pas des Basaltes d’Omma.
La trépidation était telle, parmi les hurlements scandés et les battements de mains, que les cornes d’outcham sautaient sur leurs hampes doubles tout au long de la rangée de tables.
L’Ommide se versa un plein cruchon d’outcham, qu’il avala dans un gloussement :
« Eux guérir bergers.
Je me tournai vers Léÿnn avec exaspération : il avait disparu.
« Dhan, dhan ! hurlait l’Ommide, toi compris – il but le verre d’un voisin ivre-mort qu’il fit tomber du coude sous la table - nous, avoir langue autrefois, vous, du Continent, l’avoir prise ! Glomod pas d’accent !
- Il a l’accent nain, hoquetai-je.
- C’est ça, c’est ça, beuglait l’Ommide hilare – il s’abattit sur ma poitrine en sanglotant, me faisant des serments d’amitié : Glomod, spétsialist, cœur, siertsé, sauf le cœur il ne sait rien, tu m’entends Djungo, rien – mais tu peux avoir besoin de lui.
On n’avait plus rouvert les fenêtres. L’air était devenu irrespirable. Près des toilettes, une vingtaine de personnes des deux sexes attendaient leur tour en braillant, tambourinant sur les portes – Glomod sur son siège se dandinait d’une fesse sur l’autre, il semblait chantonner, son bras n’avait pas desserré son étreinte sur le torse de Jrinka.
« Tu peux avoir besoin de lui » répétait l’Ommide, d’une voix sifflante – le climat n’est pas bon pour un Continental – pour un Djungo comme toi. «
Il lâcha prise enfin, mon nouveau voisin me tendait une cigarette atrocement amère - à présent je sens l’algue et le lin brûlé, comme tous. Quand je revins à moi, c’était l’aube, sans doute, ou bien le crépuscule, c’est-à-dire qu’on avait éteint les lumières, puisqu’on ne pouvait signaler autrement, sous ces latitudes, le lever du soleil, le commencement légal d’un autre jour.
X
Je sentis qu’on m’appelait par mon nom, mais ma tête semblait définitivement collée au bois de la table. Au prix d’un effort surhumain je parvins à la soulever. La salle était déserte.
Un balai s’agitait vers le fond.
- Djennaïm ?
Je me redressai. Jrinka et le gnome se tenaient debout près de moi, Glomod souriait de toutes ses dents, qu’il avait jaunes, petites et pointues. J’eus un moment de recul, son sourire s’accentua horriblement, je me redressai sur mes coudes, ils se mirent à rire.
- Endormi ? grimaça Glomod.
- Désigné, disait Jrinka – vos camarades vous ont élu, à l’unanimité.
J’avisai derrière moi, sur le sol, une caisse percée de trous d’où sortait par intervalles un vagissement mécanique. Jrinka suivit mon regard :
- À l’unanimité, reprit-elle. Vous serez affecté aux Zones-Vertes.
- Et pendant vos loisirs, préposé à l’inspection et à l’entretien des ponts ; très important!chuinta le gnome.
En fait, il n’était guère que d’une tête plus petit que son épouse. Je ne pus m’empêcher de contempler l’énorme bague d’émeraude qu’il exhibait au médius de la main droite. À ce moment la caisse manqua basculer. Glomod le gnome pencha vers elle son corps bossu – fit glisser le couvercle.
- À ce propos dit-il nous voudrions vous présenter – tirant du coffre un corps tout replié – le jeune Nourlik.
Il le dressa sur ses béquilles dépliées – c’était un garçon de douze-treize ans, surchargé de chandails. Vers le haut du visage, au-dessus de la couenne des joues, fendus comme les lunettes en bois des Samoyèdes, les yeux avaient ce bleu gris doux des lacs d’Arkhangelsk où flotte le givre avant la prise des glaces.
La créature me sourit.
Épaules soulevées jusqu’au mitan des oreilles, jambes nues ballant dans le vide – grêles – glaireuses – directement ramenées sous l’abdomen comme des pattes atrophiées d’insecte – il tient sans aide en équilibre sur ses béquilles aux embouts aplatis – Glomod a claqué le couvercle. J’ai sursauté.
- Voici ton fils, dit Jrinka. J’ai répondu c’est faux, c’est faux. J’ai ôté mon coude de sur la table – j’avais dormi longtemps – la salle affreusement briquée, et toutes les fenêtres ouvertes dispensant une infinité de courants d’air.
- Avoir un enfant, Djennaïm – dit Jrinka – est quelque chose d’absolument horrible…
Glomod essuya une larme.
- ...ces soins obsédants, cette attention sans trêve, tout cet amour obligatoire et qui détruit…
À ces mots elle pâlit atrocement.
- ...Sur cet échafaudage de trahisons, poursuivit-elle, se bâtit la mort et pour finir, l’enfant vous hait à son tour. L’enfant s’en va et ne vous laisse que vos propres ruines…
Glomod pleurait. De grosses larmes convergeaient vers son menton graisseux.
- Or sachez-le, reprit Jrinka, il n’est chez nous, à Omma, si petit employé, si fruste, qui n’ait compris la leçon des leçons : que la Fonction de Reproduction constitue pour l’Humanité la Malédiction Suprême.
- Le peu de naissances qui parvient à franchir les innombrables barrières de la contraception – ce peu-là – dix pour cent de la population, dit Glomod
- ...nous l’exilons, nous le parquons en Zone-Verte.
L’infirme avait tout écouté sans sourciller, les mains clenchées sur les béquilles, oscillant dans son sourire couenneux et illisible.
- Vous serez chargé de la couverture de ces Zones-Vertes, dit Glomod, seul de votre espèce, hors de toute hiérarchie.
Le visage de Jrinka s’était progressivement décomposé tandis qu’elle ne cessait de regarder l’infirme à la dérobée – son fils – le mien peut-être.
- À vos côtés, dit-elle, ses atrophies, ses excroissances, témoigneront de notre impitoyable Révélation. Car nous aussi, il y a très longtemps, nous avons été détestés.
X
Pour inspecter les ponts, Léÿnn vient avec moi.
Quand nous avons fini d’éprouver la solidité des passerelles qui agrafent l’une à l’autre les côtes dentelées des fjords, nous montons vers les Serres de Basalte, ou sur le Plateau des Yeux-Morts.
Léÿnn ne respire qu’au souffle des vents forts. Il a souvent parcouru l’itinéraire unique de la Ligne Maritime, celui qui cerne l’île comme un bord de paupière, mais aussi toutes les lignes désaffectées qui cherchent les derniers moutons du fond des fjords et les déposent, celles que l’on commande plusieurs jours à l’avance à la Capitainerie de Wreggen – et l’on embarque alors sur un rafiot qui fait eau et que pilote un marin taciturne au profil de poisson.
À terre, Léÿnn reconnaît la pierre taillée à la mesure du poing, parmi les éboulis des anciennes moraines. Il se dirige avec exactitude au sein du vieux réseau des vallées sèches, jusqu’au ras de l’eau grise et morne.
Il herborise. Il se courbe et recueille la pierre ou l’herbe dans un sac de toile blanche compartimenté qu’il porte à l’épaule.
- Silex articulé, dit-il.
J’arrête ma Jeep au sommet de l’escarpement. Tout en bas le pont luit dans l’eau, traînée de bave brodée par l’écume. La route sans bitume s’enfonce en tournant au cœur de la déchirure.
Nous courons sur la pente qui coupe les lacets. Léÿnn dérape et se reçoit sur ses bras tendus en arrière. Je voudrais baiser chaque écorchure de sa peau blanche. Nous tombons en nous étreignant au milieu des pierres dévalantes.
Ou bien la route abandonnée s’achève en éventail au ras de l’eau sur les galets.
Nôus marchons sur les troncs couleur d’ocre ou d’ivoire, tendant les bras en balancier.Le plancher arrondi respire au gré des vagues, on perd l’équilibre, le cœur se décroche. C’est l’occasion encore de lui saisir la main ou l’épaule – du sel attaque la peau des paumes – je compare au froncement félin du tigre blanc disparu des plateaux les plis délicats de son nez. Il faut franchir ainsi cinquante à cent mètres sur l’eau.
Devant nous l ‘océan soulève les troncs lourds. Nos pas les renfoncent et l’eau gargouille sous nos bottes.
Au bout des passerelles nous amarrons les troncs à des pitons rouillés. Il y a près des rives une provision de pitons neufs dans des cabanes. Léÿnn maintient la tige, que j’enfonce à coups de pierre. Si la mer est trop forte nous restons au sommet des falaises ; le pont tangue d’un bord à l’autre, long serpent crucifié.
Au niveau des Yeux-Morts les ponts s’interrompent. Jamais la route n’a suivi ces bords escarpés.
Depuis les Longues-Pentes la vue plonge sur un éventail de serres noires et vertes où rocs, prairies, forêts alternent en déchirures désolées. Un banc de brumes évoque la Saignée, qui sépare le Plateau du reste de l’île, et plus loin encore, plus haut que nous, par-dessus les nuages, le rebord continu des Yeux-Morts.
Léÿnn me conduit vers les près les plus exposés. Il cueille les ramyes, les stessilores, observe les élytres d’un ptéral fossile, retrouve, dit-il, au creux de sa paume l’exact contour de la pierre des paumes de ce temps-là – puis il dresse la tête, prend le vent.
Parfois, nous montons aux Yeux-Morts. Le paysage le plus nu de l’île. Une table d’herbe et de roc, des avens qui s’évasent traîtreusement sous les touffes d’enkystes. Des ronces. Des moutons. Du vent.
Le sol se dérobe à l’emporte-pièce : d’un pas sur l’autre, un trou d’eau circulaire, d’une centaine de doughs de diamètre, profonds de dix dès le bord. On ne retrouve jamais les corps. Dans la section sud-ouest, des panneaux de métal neuf, incongrus, signalent : ATTENTION, GDOURS.
Ce sont ces trous d’eau noire qu’on appelle « les Yeux-Morts ». Les quatre plus grands dépassent dix kilomètres de circonférence, et possèdent un déversoir naturel : au nord le Tchviek, au sud l’Odmarsoum. Le Tchviek se précipite dans la mer par une cascade ; l’Odmarsoum se reperd. On lui soupçonne une résurgence sous-marine.
Léÿnn possède la prescience des gdours. Il sait indiquer leur distance et leur direction. Je le suppose capable de capter de très loin l’odeur de l’eau : jamais un mouton ne tombe dans un gdour. Les accidents humains restent rares : les bergers ne quittent guère leurs gourbis, qu’ils appellent hezzevoud. Léÿnn tient parfois avec ces représentants d’une civilisation déchue de longues conversations, à base de signes e d’onomatopées, qu’il ne traduit jamais.
Nous repérons, sous les herbes, les vestiges circulaires de ces abris de pierre d’où les Ommides du Xe siècle tiraient à l‘arc le mouton noir : la flèche entraînait une corde, on ramenait la bête, puis on l’achevait à la pierre – crainte des loups.
Les loups et les moutons vivaient alors en parfaite symbiose. Mais les ovins, pousse à pousse, ont dévoré les forêts ; les loups, faute d’abri et de nourriture, ont disparu.
Les derniers bergers, plus clochards que pasteurs, subsistaient sous leurs huttes de quelques fromages, pris sur la vingtaine de bêtes qu’ils pouvaient reconnaître. On ne les acceptait pas à Wreggen. Leur marché se tenait à Bilama, près des portes sud-est. Ils ne harponnaient plus, dépensant en gros tabac les bénéfices de leurs schilboms crayeux.
Quelques hameaux crayeux souillaient le flanc sud-ouest du plateau. Les bêtes de ce coin restaient chétives, souvent traites, souvent tondues. Les chiens, galeux et veules, ne connaissaient que les six pas menant du feu de crottes à leur écuelle.
Nous rencontrions parfois Glomod sur la route ; il assurait la consultation des femmes à l’odeur de chèvre. Les enfants eux-mêmes refusaient de suivre leurs pères sur le plateau, lorsqu’ils se décidaient à traire. Glomod leur apportait la nourriture dans une camionnete. Il emmenait avec lui Nourlik, l’infirme, à qui ces déshérités adressaient des signes de connivence. Puis il gagnait, dans son véhicule au cul carré, les chemins pierreux des hauteurs.
C’est là qu’un jour Léÿnn et moi fûmes témoins d’une scène extravagante : Glomod contourna la camionnette pour tenir la porte à son fils. Nourlik descendit péniblement, appuyé sur ses béquilles, que son père soudain faucha d’un revers de son pied bot. La plaisanterie leur parut drôle. Ils se mirent ainsi à se poursuivre, Nourlik propulsé comme un crapaud sur ses membres antérieurs arqués, le père boitillant en cercles autour de lui, l’agaçant de son pied crochu. Cruauté folâtre !
Les bras du fils formaient avec le corps deux angles droits rigides comme les articulations d’un jouet à ressorts. Son rire grinçant nous parvenait à travers le vent. Nous ne pouvions détourner les yeux.
Puis ils se sont promenés, reprenant haleine, en regardant la mer au bas de la falaise, Nourlik bondissait avec raideur, Glomod boitant à son côté.
Avant de disparaître dans un creux de terrain, Glomod se retourna pour nous faire un signe du bas. Nourlik ne nous regarda pas.
Nous les avons revus : près des gdours, sur les crêtes, au fond des prairies déprimées. Glomod nous saluait toujours avant de partir. Le moteur de la camionnette retentissait : Glomod reprenait sa tournée parmi les Bergers. Ils ne se comprenaient que par gestes : l’ommadhi passait mal entre leurs dents atteintes. Glomod leur portait des fruits et du grain.
X
Les Zones-Vertes occupent une inclination des prés, qui montent en ondulant vers le bord des falaises. Les enfants accourent vers moi, levant les bras, agitant sur leurs têtes une oriflamme. Leur troupe rabat ses ailes sur moi, s’abat devant mes pneus – je reçois près des yeux une touffe d’herbe humide.
Ils me reconnaissent.
Ils me font triomphe.
L’ovation se prolonge : ils jouent.
Le sentier s’achève, les ornières s’effacent, mes roues dérapent sur l’herbe, et je me sens poussé plus loin, je suis extrait, porté par tant de mains fragiles dont la multiplication me maintient par-dessus la prairie.
On me relâche.
On s’éloigne.
Honteusement cachés dans les crèches et dans les écoles, ils circulent en autobus clos ou serpentent par deux au pied des gratte-ciel. À dix ans, ils sont expédiés aux Zones-Vertes, où leurs parents ne les visitent plus.
« Djennaïm ! Djennaïm !
Ceux-ci viennent pour moi ; ils glissent et dévalent sur les bosses d’herbe.
Ils me tirent par la veste.Dans le coffre j’ai apporté une peau d’ours, un Zorro du Continent, trois masques de danseuses.
- Attendez !
Trop tard. Ils ont trouvé mon Grand Masque à deux jambes. Ils se poursuivent à demi-costumés sans m’attendre. L’herbe trempe leurs pieds. Le masque bipède chavire. J’installe mes tréteaux.
J’improvise. Il y a des morts, parfois de l’amour.
Quand ils sont fatigués, je leur montre les marionnettes – je déteste les marionnettes.
Je chante. J’imite. Ils s’asseyent sur l’herbe qui fume au soleil, je leur parle du Roi Arthur et de son sanglier magique, je leur récite du Claudel, qui a toujours un grand succès comique.
Je comparais devant leur tribunal. Ils comparaissent chaque jour devant moi. De la voix, du geste, je cherche à les capter – sources, gibier. Ils se livrent tous plus qu’ils ne pensent, moins à coup sûr que je m’imagine. Bien sûr, je suis le prisonnier. Leurs dents rient sous leurs lèvres rouges. Le vent frissonne sur les herbes. Les enfants n’ont pas froid.
Je fais Tarzan. L’hippopotame. Le Roi Noir.
Voici la contrebasse et la trompette.
« Saute, Djennaïm, fais-nous Mozart, fais-nous Beethoven !
Je plisse le front, gonfle un menton beethovénien. L’électrophone à piles tourne sur l’herbe, les pit-pit pépient sur la Petite Musique de Nuit, le vent traîne ses pieds au milieu du Credo. Ils applaudissent et se renversent, trempant leur torse de rosée. Ils rient, et c’est de moi. Je suis au comble de la joie.
Mais j’aime aussi tous ceux qui rêvent. Ce sont les mêmes. Ils suffit qu’ils me voient remonter à longs pas le talus vers l’autel au bord de la mer. J’ai revêtu la cape noire désuette qui fait s’envoler les corneilles ; le vent rebrousse mes cheveux. Rien de plus respectable, de plus ridicule. Rien de plus véritable que la scène.
« Djennaïm, l’ours, encore l’ours !
Je danse devant eux. Ils éclatent de rire.
J’écarte gauchement les bras, leur grogne en langue ourse mes grognements perplexes.
« La tyrolienne, Djennaïm !
Je lance éperdument mes coups de glotte, pousse un gros rot : ils rient. Le vent frémit sur l’herbe bleue. Les enfants n’ont jamais froid. Ils sont devant moi comme l’Amérique, en cette terre verte et lointaine où les enfants ne représentent plus, comme l’a dit Glomod, que dix pour cent de la population.
Wreggen déporte ses enfants ; ses murs noirs et luisants plongent dans la fange des canaux.
« L’air est malsain », disent les habitants.
Le Continent nous a abandonnés, confirmant le phénomène de dérivation. Nous sommes devenus en fait indépendants, face à notre lente immersion ; les Continentaux ne nous en imposeront pas.
Je n’ai pas brisé la ronde. J’ai pris avec moi cinq ou six spectateurs apitoyés. Nous avons tourné en rond de notre côté, les autres se sont progressivement arrêtés. Je crois bien que j’étais ivre ce matin-là, ayant pris l’habitude de ne pas conduire sans ma flasque d’abricot.
Je dansais tête renversée, et tous m’imitaient. Tous riaient.
- Qu’est-ce qui te fait le plus rire, Djennaïm ?
Mon indignation eût été bien plus grande si les éducateurs avaient voulu eux-mêmes initier les enfants aux Danses de la Conquête.
Il me semble les entendre d’ici, les éducateurs, avec leurs injonctions débiles :
« Placez les bras… Allez les filles… on sourit les museaux ! » ...en langue prÿ-lê !
Auraient-ils seulement pu s’imaginer, « Jérôme » et « Louise » - ! - que les prêtres de ce temps-là tenaient à honneur de ne point prononcer une syllabe durant les leçons d’attitude ? On rectifiait les pas sans mot dire, avec une baguette de gandhu.
...Quant à Nourlik, il ne s’est toujours pas présenté.
J’espère qu’ils oublieront.
Un coup de sonnette me jette à bas du lit. Je me précipite, j’ouvre, la rue est noire. Je manque buter sur une caisse : c’est lui.
En jurant, je le tire au centre de la pièce.
Nourlik fait lui-même coulisser le couvercle et se trouve debout devant moi, ballottant sur ses béquilles et parfaitement éveillé, béat. Je me gratte furieusement le cuir chevelu, je tourne les talons :
« Attends-moi. »
Effondré, je me lave, je m’habille, je mange. Il n’a pas bougé.
Il se balance.
Il me suit de lui-même, traînant sa boîte au bout d’une corde reliée à sa béquille, et s’accroupit près de moi sur le siège comme un chien, le nez haut, babines retroussées.
L’assistance ce jour-là fut particulièrement fournie et hilare. Léÿnn se tenait à distance.
- Je ne pensais pas qu’ils oseraient, me dit-il.
En fin de journée, comme j’invitais Nourlik, en détournant les yeux, à reprendre sa place, il refusa obstinément. Je m’installai, embrayai – en vain. J’allais, surmontant ma répugnance, l’empoigner de force, me promettant de me doucher longuement à l’arrivée, lorsque Jrinka surgit au volant d’une quelconque voiture de sport. En un clin d’œil, Nourlik se laissa retomber tout replié dans sa caisse, dont il referma sur lui le couvercle. Elle l’eut rapidement soulevée sans effort apparent et replacée dans le coffre arrière. L’automobile s’éloigna en virant, creusant l’herbe boueuse.
Le lendemain, je me lève dès six heures. Je me tiens près de la porte, un livre à la main. J’attends une heure, sans comprendre ce que je lis. Sept heures, rien. J’ouvre la porte, et manque recevoir dans l’œil le doigt de Jrinka pointé vers la sonnette. Je m’aperçois alors que j’ai négligé de me vêtir. Jrinka me jette un regard méprisant et me plante là :
« Vous allez être en retard, M. Djennaïm.
Je rentre la caisse. Il pleut à verse. Nourlik accepte un bol de chocolat, qu’il oublie plein au bord de la table.
Aucune cuite n’avait jamais dépassé en intensité celle que je m’administrai ce dimanche-là dans les bars souterrains les plus mal famés de Wreggen.
Le lundi matin, je suis prêt.
Jrinka cette fois-ci m’attend, un large sourire aux lèvres.
« Voulez-vous m’aider à transporter la caisse ?
Je la lui avais vu soulever sans effort. Je m’exécutai posément.
Quand Nourlik se fut dégagé avec son habileté coutumière, Jrinka s’assit dans un fauteuil et croisa les jambes fort haut avec décontraction :
« Vous avez bien un quart d’heure ?
- Je n’en peux plus.
La phrase m’échappe.
- Nous vous devons une explication.
Nourlik acquiesce en accentuant, s’il est possible, son air béat.
« Montre-lui, Nourlik.
Il dégringola plutôt qu’il ne se laissa glisser de ses béquilles, et déjà s’affairait autour de sa caisse, sautant de tous côtés comme un crapaud, tirant et poussant des manettes. Au fur et à mesure, je voyais sortir de la boîte une quantité de compartiments fermés sur le dessus, prenant le jour par des carreaux de Plexiglas latéraux, émettant même une forte luminescence.
Je reculai mes pieds sous mon siège.
L’ensemble avait pris la forme d’une espèce d’araignée de plastique aux membres brisés, qui étirait ses pattes dans toutes les directions.
« Il peut lui donner d’autres formes à volonté ».
Nourlik s’exécute : c’est à présent une sphère translucide – un anneau horizontal. Nourlik se hisse prestement et disparaît.
« Jetez un coup d’œil à l’intérieur.
Je m’accroupis sur l’orifice du dédale, scrute les parois immaculées. Partout des miroirs, des cadrans de télévision. Des sièges à quarante centimètres du sol, des portes coulissantes, un appartement tout entier à sa taille.
Un rire dans mon dos : Nourlik est ressorti par une porte dissimulée. Il se tient debout sur ses béquilles : un tentacule de la boîte magique est passé sous ma chaise. En guise d’allégresse, Nourlik pivote sur ses poignets, accomplissant une rotation parfaite.
« Vous voyez ? me dit Jrinka en se levant, nous ne sommes pas des bourreaux.
Elle nous laisse seuls.
Le monstre, à présent en confiance, replie son habitacle et s’y glisse en me lâchant d’une voix de flûte fêlée :
- Je ne suis pas non plus si bête que j’en ai l’air.
« C’est papa Glomod qui a tout fabriqué, ajoute-t-il. Tu m’emmènes ?
- Bien sûr.
- Je ne mange pas.
- Tu ne manges pas ? …
- ...Aux Zones Vertes, dit-il en plissant les yeux.
- Tu n’es pas mon fils.
- Tu n’as jamais connu ma mère, dit-il.
Nourlik referme le couvercle coulissant.
Pendant le trajet, j’enclenche à toute force une radiocassette de musique de danse.
Désormais, mes représentations se ressentaient de la présence de Nourlik. Je devais me surpasser. J’enchaînais les numéros avec un brio désespéré. L’auditoire frappait dans ses mains. Nourlik, à mes côtés, multipliait grimaces et tours d’adresse : sauts, équilibres, rotations – il atteignit les dix-sept tours sur lui-même, se rattrapant à ses poignées : les béquilles n’avaient pas bougé d’un millimètre.
Léÿnn se tenait à l’écart, muet, laissant échapper aux meilleurs moments un rire mécanique.
Ensuite, Nourlik n’avait plus d’yeux que pour moi. Mes moindres gestes et intonations, je les sentais épiés, couvés, accaparés par ces deux fentes bleues à demi-recouvertes de couenne. Il restait là à me toucher, je sentais son odeur grasse, la sueur de ses poings toujours crispés montait vers mes narines. Jrinka avait eu le tact de ne plus me le confier qu’à mi-chemin, dans un bistrot faiblement éclairé au néon, en plein brouillard ; c’était encore trop. Je devais obtenir peu après de le trouver seulement sur place, où on le déposait chaque matin.
Bientôt Léÿinn n’assista plus à toutes les séances.
Par crainte de désobliger l’infirme, je lui avais laissé prendre des libertés. Désormais il émettait ses jugements à haute voix, se mouchait d’une main, donnait le signal des applaudissements ou des sifflets.
À une réflexion de ma part, cela devint bien pis : il se laissa glisser au sol, prenant à mes pieds l’aspect d’un crachat. Levant la main pour me prendre la cuisse, il resta sur mes talons avec des mines d’amant. Ses larges oreilles charnues et cartilagineuses de porc captaient les moindres soubresauts de ma voix – si bien qu’un jour, de l’espace occupé par Nourlik – les autres s’écartaient de lui d’un bon mètre – j’eus l’horrible surprise d’entendre un ricanement :
« Change, Djennaïm, change !
Il donne le signal du départ.
Je me douche tous les jours. (Je vis désormais dans l’appréhension de ce verdict, qui devient de plus en plus fréquent). À quatorze heures du soleil, Léÿnn, courbé, plié, le maillet de métal en main, ausculte et casse le sol de son île ; je le suis ; il veut les pierres pour son clan, 10 000 förin par mois, plus la prime au caillou : prisme, pyramide, tronc de cône.
Cependant ma haine s’accroît. Je m’en ouvre à Léÿnn, que j’aime. Il dit :
« Je fournirai un aliment à ta haine. Écoute : tous les deux jours les chevaux d’Omma disputent les honneurs au Grand Hippodrome de Wreggen. Là tu rencontreras le prêtre et la victime. D’autres instructions te seront données.
Je demande alors à Léÿnn ce qu’il faisait sur le Continent.
- D’où venais-tu quand je t’ai rencontré ?
Silence.
Je lui demande avec insistance s’il est mon fils. Il répond, avec un rictus :
« C’est impossible, Sidi Djennaïm. Vous le savez parfaitement.
X
Marèk ! Marèk !
Voici celui dont la photographie tenait sans légende toute la première page du « Wreggen-Nouz ».
« Qui est-ce ? avais-je demandé.
L’Ommide m’avait regardé avec indignation avant de lâcher d’un ton dégoûté :
- Niè to kennsitt ? Vous ne connaissez pas ?
C’est un sport de fous.
On se laisse tirer sur deux planches à roues par un cheval au galop – une ceinture au creux du dos, des rênes, des gants de peau ; depuis peu, un casque de cuir.
Marèk lève un pied, prend les guides aux dents, salue des deux mains – la foule scande son nom.
Le peloton surgit en désordre, Marèk se déhanche, pousse, ricoche en tête – en cas de chute, décranter la sûreté, se recevoir en boule au milieu des sabots. La horde gronde. Ni prix ni victoire. Les Hippagomènes roulent sans répit.
Marèk porte un plastron de soie noire ; du bas des cuisses aux chevilles, ses tibias sont recouverts de cnémides d’argent. L’acclamation redouble. Marèk bousculé fléchit sur ses planches, et de ses bras alternatifs, au sein de l’ovation, mène la charge.
« Il n’y a pas de ligne d’arrivée, me dit Jrinka derrière moi.
Elle est serrée dans un fourreau fendu de biais sur le devant. Sa bouche et son nez sont pris dans la même ogive, et le front lui aussi est fuyant.
Je demande pourquoi ces estrades, ces tentures.
« Les Hippagomènes, dit-elle, s’arrêtent à leur guise. Le Tribunal les orne suivant leurs mérites : chacun reçoit successivement tel honneur, puis tel autre, et les fixe sur lui. Quand l’assistance a cessé d’acclamer, il redescend du fhodd. Il ne doit plus courir pendant trois jours.
Le public s’est tu. Les planches roulent avec un bruit de train. Cris, hennissements brefs.
Marèk passe à nos pieds, tendu sur ses rênes.
Jrinka déploie un triangle de tissu ferreux ; Marèk est passé sans la voir.
« Que fait cet homme, là, sur le fhodd non loin de nous ?
- Ce que j’ai dit : on lui passe à la taille une chlamyde aux pans raidis ; le public le plus proche l’acclame. On fixe alors l’acier à ses mollets.
Un autre, plus loin subit le même « honneur ».
Je m’explique à présent ces acclamations croisées qui éclatent en dehors de toute logique, par exemple, devant la piste encore vide.
« Ils ne revêtent pas tous le même équipement. Et ne va pas t’imaginer qu’il existe une hiérarchie des honneurs. Avant la Centralisation nous étions libres, et chacun portait ses couleurs. Chaque Hippagomène se devait d’arborer la tenue la plus éclatante.
La ronde tourne. Sur le ciment les patins claquent. Un Hippagomène repousse l’Ornement ; il se dépouille du Casque d’Exception ; c’est qu’il a senti, dans l’ovation, une réticence. Il ne s’estime pas au-delà.
Le mouvement s’accélère. Marèk fend les rangs, repousse les Coinceurs à coups de hanches, les écarte de ses poings bandés. Bientôt il court en tête, les fhoddati eux-mêmes l’acclament, debout sur leur piédestal pour être vus.
Marèk se dévêt, car seul il porte en permanence les marques de valeur : ce sont, aux bras et sur le sexe, de larges bandes de cuir aux clous de fer, ainsi que sur l’épaule droite ; l’autre talon chaussé d’une crépide ; et, brandi, le sceptre d’argent. (Chaque fois qu’à Wreggen j’ai dû, chaussé de lourdes bottes, franchir place couverte de marée, sa dureté m’a saisi les talons, est montée à mon cœur).
Il descend de son socle.
Il se frotte les bras.
Il a laissé sa manche relevée pour exhiber le cuir de son poignet.
Alors, près de lui, je découvre une très jeune fille attachée à l’autel des honneurs – le fhodd -
pendant toute la course. Il l’ôte de l’anneau comme un cheval et se passe au poignet la seconde menotte d’or.
Jrinka frémissante me nomme Ferencza, sœur de Marèk.
Ses cheveux sont blonds.
Le frère et la sœur gagnent la sortie. La foule s’écarte. Nous nous enfonçons sous les gradins pour les rejoindre. Dans les charpentes au-dessus de nous le public bat des pieds.
À l’extérieur se croisent les files des entrants, des sortants, Marèk salue, Marèk tend ses deux poings serrés, Ferencza, liée, salue avec lui, la chaîne d’or se distingue à peine, Marèk est passé près de nous, le regard dut, les lèvres retroussées.
Les terrasses font sur le trottoir un front continu garni d’Hippagomènes tête nue ou casqués, Marèk et Ferencza s’assoient non loin de nous. Ferencza pose sur moi sans me voir ses yeux délavés. Sa main liée double les gestes explicatifs de son frère, qui capte toute l’attention, mimant ses esquives. Les yeux de Ferencza indifférente aux mouvements de son bras demeurent fixes, perdus devant elle. Les voix grondent.
Un groupe d’Hippagomènes en khalam gris traverse la place. Marèk se retire. Il monte à présent une motocyclette sans aspect, la jeune fille en croupe, comme un enfant.
Je me tourne vers Jrinka. Une lueur brille dans ses yeux, sa poitrine se lève. Mon cœur aussi se gonfle de désir, et de haine.
X
« Tu feras l’affaire, dit Léÿnn. Conduis-moi.
Léÿnn connaît les meilleurs conteurs. Nous nous dirigeons vers la partie orientale du Plateau. La lune éclaire faiblement. Nous suivons la vallée du Wühl dominée à main droite par la falaise. Après une série de lacets nous découvrons la mer argentée. La route redescend et la mer disparaît. Puis des feux dispersés se lèvent au ras du sol.
« C’est là, dit Léÿnn.
Nous nous dissimulons parmi les herbes hautes, puis approchons à pied du foyer le plus proche.
Nous nous asseyons à l’écart.
Les bergers sont tête nue, le crâne ras.
Leurs vêtements collants soulignent leurs silhouettes chétives. La flamme dévore une boule de ronce – j’entrevois un nez camus, un œil encore jeune enfoui dans l’ombre, un ongle rongé, une ride.
Il flotte une odeur d’herbe et d’excréments. Les bergers nous ont aperçus. Ils crachent de côté. Léÿnn les saluent, ils sourient de leurs petites dents plates, ils se poussent. Nous prenons notre créneau de veille. Le récitant commence à voix très basse parmi le crépitement des étincelles un récit monocorde que chacun suit dans la plus parfaite immobilité ?
Puis des litanies courent autour du buisson brûlant, chacun sachant ce qu’il doit dire et modulant ses phrases terminées sur un coup de glotte aigu. Ils se répondent par-dessus le feu selon le rite, enlaçant leurs incantations sans contours ni fin.
À l’autre extrémité de l’orbe et masqué par la flamme à ce moment plus droite fila soudain la voix plus jeune d’un conteur accompagné à l’unisson d’un bruissement de nez :
Il s’enfuit le grand Golevam, poursuivi par les sicaires de l’usurpateur. L’île est vaste, il parcourt bien des wercz. Derrière lui s’essoufflent les lances. Mais Golevam brouille sa trace, il fait ses détours et la nuit, sous des gîtes, il demeure aux aguets.
Il porte à sa ceinture les codes de Hléthô.
Car ils l’ont détrôné, les faux prêtres, et l’ont jeté à bas.
Palpant les tables à travers le tissu il a repris courage. Il marche si longtemps qu’il parvient aux Yeux-Morts, qui s’appelaient en ce temps Guérivoth. Les poursuivants n’ont pas renoncé. Golevam entend bien sonner leurs armes, et leurs pas. Un voile s’étend sur sa face. Il touche encore les Pierres à travers le tissu :
« Grand Hléthô toujours Prince, par ce Code sur quoi je pose mes trois doigts, je jure que ma vie ne finira que n’aie pu soustraire aux convoitises les Textes ici gravés : que la terre d’Omma se fixe à tout jamais où les dieux l’ont plantée.
Ayant dit, Golevam reprend sa fuite de Héros. Le voile tombe de ses yeux, ses jarrets s’arrosent d’un sang nouveau. Le sol devant lui monte jusqu’au ciel.
Les Marcheurs de l’Épée sont parvenus au pied du grand versant. De trois côtés le bruit vivant des pierres rondes sous les pieds, partout le vide et la falaise meurtrière. C’est là qu’il veut semer le dur Écrit qui pèse sur sa hanche.
Les gens de lance marchent et le soleil encore descend sur sa face. Seul un œil exercé, dit-il, et touché des faveurs de nos Dieux, reconnaîtra parmi tant d’autres les pierres consacrées.
Il dénoue sa ceinture et dispose une à une, pendant qu’il en est temps, les Tables. Il les baise et les place au sein des galets plats, puis les recouvre en disant les formules.
Le bruit approche. Il fuit plus haut. Il bat des bras comme un gaudak, et les lourds javelots de bronze vibrent et s’abattent. Il entend les lances impies briser les dalles et retourner les pierres, s’acharnant à l’envi.
Tel l’Oiseau-Plongeur si roide pieds premiers du plus haut des falaises il veut s’abîmer sous la houle – soudain l’auréole des traits le perce et l’enlève par la voie d’En-Haut dans le Séjour de l’Âme.
Les Pierres, à qui les trouvera, honneur à lui et gloire sur notre Île. Le champ se trouve à trois wercz au-dessus d’Aspam, au Nord-levant du confluent d’Arguec’h.
Les bergers se sont levés pour la danse du gaudak, l’oiseau noir et blanc disparu. Ils tournent autour du feu, sans musique ni chant, ronde de prisonniers, râpements mats de souliers de peau sur le causse.
Tête rentrée, battant des ailes avec les coudes, englués, ils s’arrêtent, repartent sans signal. Le vent chasse les nuées sur la lune.
Les ombres autour du feu mourant se courbent sur leurs genoux fléchis, épaules déhanchées, coudes brisés. Leur nez pend comme un bec, ils portent sur leur dos la condamnation. Et leurs pieds écartés qu’ils lèvent en cadence, à la façon de palmes, rythment longtemps, toute la nuit en rond, la danse hallucinante du Gaudak.
J’avais peine à le suivre. Son enthousiasme croissait. La pente sur les pierres était si raide que chaque pas provoquait des éboulements. Me redressant, je contemplais la silhouette de Léÿnn qui agitait les bras sur l’horizon, se rétablissait, se tournait pour me héler. Juste au-dessus de lui, se tenaient deux aigles aux lents coups d’ailes. Il criait de longues phrases incompréhensibles, le fracas des galets emplissait toute l’aire, et c’était sous le ciel une vaste rumeur de ressac.
Léÿnn se courbait sans répit, entassant dans le sac pendu à son épaule une quantité de pierres. Ses cris me parvinrent dans l’air sans écho :
« Les bergers ! les bergers ! »
Je l’ai rejoint, il m’a montré le sol. Il a recueilli entre les galets une pierre plus plate de dix centimètres de côté, couverte de signes, puis une autre, s’ajustant à la première exactement. J’ai trouvé à mon tour une pierre gravée, j’ai reconnu l’ancienne écriture d’Omma. Nous étions parvenus sur la crête. À nos pieds dévalait soudain une pente que nous descendîmes au pas de course, et les plaques faisaient dans notre dos un glorieux tintamarre :
« Et sur son dos, quand il bondit, les flèches sonnent ».
Iliade, chant I
Dès mon arrivée sur l’île, j’avais trouvé pour me loger une espèce d’annexe qui servait de remise aux plâtres des Beaux-Arts. Ce vestibule mesure quinze mètres de long. J’en occupe une extrémité, surtout l’hiver, où je campe à côté du poêle. À l’ouest, les verrières ont été brisées par une ancienne émeute.
Les portes latérales, communiquant avec l’ancien immeuble, ont été condamnées.
Quand je reviens de beuveries, je colle mon oreille ivre pour m’effrayer des rumeurs que les rats et le vent font courir dans les pîèces délaissées. Je couche sur un matelas pneumatique : passés les dix premers jours, j’ai dû recourir au Protéosulfyr contre les rhumatismes cervicaux.
Léÿnn ébranle la porte d’une secousse – soit du haut, soit du bas, elle ne cède jamais sur toute sa hauteur à la fois ; ces effets de torsions se communiquent à toute la longueur du bâtiment, où des voliges se courbent entre les vitres et les briques.
Au moment de jeter les sacs aux pierres sur l‘établi, Léÿnn se reprend, et les dépose doucement. Nous étalons les galets sur les tréteaux. Léÿnn tente prématurément d’ajuster les fragments : une pierre plate se brise.
- Sors-les toutes pour commencer.
Sur les étagères les bustes en plâtre sauvés du massacre nous considèrent : Galba, Caracalla, trouvent dans leurs yeux vides des lueurs de convoitise.
C’est un véritable puzzle, une pierre de Rosette en miettes. Il a fallu toute la folie intuitive de Léÿnn – et les indications du chant des Bergers – pour détecter au milieu de ce champ de galets entre ciel et terre ces définitives attestations.
Léÿnn déplace fébrilement les débris sur la planche. Les caractères sont demeurés intacts. Il reprend ses ajustages : trois ou quatre pierres s’aboutent à la perfection. Soudain Léÿnn pousse un cri :
- Les deux côtés ! Les deux côtés des pierres sont gravés !
Nous brassons toutes les pièces, les retournons comme un jeu de dominos, rectifions quelques groupements hasardeux.
J’avais brûlé mes vaisseaux. Il m’avait fallu connaître, acquérir au plus vite les façons d’être, les mœurs et jusqu’à l’accent de mes nouveaux compatriotes. Leur horrible mélange de pidgin-english et de gaélique abâtardi me révulsait.
Quant à l’ancien langage ommadhi, il demeurait indéchiffrable. Tout ce qu’on avait pu établir était qu’il s’agissait d’un syllabaire. On en était réduit à soupçonner, derrière certaines expressions ou tics de langage, d’ataviques survivances linguistiques.
Je connaissais à peu près l’ommadhi des XVe et XVIe siècle, mais nul ne pouvant me donner la réplique j’ignorais à quel point j’eusse été capable de le comprendre.
J’avais parié à l’Académie de ressusciter cette langue : on m’avait raccompagné la main sur l’épaule en me recommandant de ne pas user mes nuits à ces élucubrations. Race de marchands !
Un syllabaire n’est pas un alphabet. Chaque syllabe est représentée par un signe particulier.
À raison de vingt-quatre consonnes et de neuf voyelles (a, é, i, o, u, ü, an, in, shva), cela donnait un total de quelque 218 signes, qu’il ne m’avait pas fallu plus d’un mois pour maîtriser.
À Léÿnn, dix jours avaient suffi.
À présent, rivalisant de vitesse, il déchiffrait le texte pétrifié. Mais étant donné l’absence, ou plus exactement la carence soigneusement entretenue de toute documentation, Léÿnn se montrait aussi désorienté que moi dans ses tentatives d’interprétation.
Mes études sur le Continent m’avaient familiarisé avec différents types d’écritures ; je pensai voir un invraisemblable mélange d’avestique, d’ionien et de cunéiforme.
Nous déclamions face à face les syllabes jadis vivantes, tandis que sur l’étagère les plâtres antiques nous dévisageaient avec étrangeté.
Il fallut désormais tout recopier ; Léÿnn s’occupa des caractères originaux, je les transcrivis en lettres latines.
- À l’encre de Chine ?
- Pour quoi faire ?
- Ce serait plus beau, dit Léÿnn.
Le papier se noircit. Léÿnn oublie de respirer. Ses souffles comprimés éclatent par intervalles.
- Terminé !
Léÿnn, monté sur le banc, profère, à même le texte original :
Ha-mendzoï-hlijâmi-godesh…
J’achève en hâte et rattrape Léÿnn :
...dê-kotsi-bald-hévirom-soudhäi…
Rien ne manque. Ce mâtin lit l’ommadhi directement sur caractères. Il achève sa tirade d’un grand moulinet, et, sautant du banc, s’essuie le front.
- Et le verso ?
Il laisse échapper un geste de découragement.
- Nous allons manger.
Le dîner tourne à la cavalcade : gramish salé, omelette au khlatel, fromage des Yeux-Morts et nirek à la crème. J’arrose prudemment, Léÿnn se met à l’eau. La vaisselle est littéralement jetée dans l’évier.
Nous avons sorti nos tables de correspondances. Nous reconnaissons des noms propres – Hlêthô, rzi, le roi, sogeg, l’armée...Rien de bien nouveau. Nous confrontons certains passsages, disputons sur des conjectures.
Il est neuf heures du soir.
Nous passons au verso, et le labeur de transcription commence.
Dès les premières lignes, je sursaute :
« C’est du prÿ-lê !
- Tu es sûr ?
Je pose la plume, respire un grand coup, relis le texte en lettres romaines :
Fif-o-monath-dsembri.
« Fifh of mownth desembr » traduit Léÿnn.
Nous restons figés, partagés entre l’envie de sauter autour de la pièce et la rage de poursuivre. Nous achevons le texte en vingt minutes. Nous avons fait une découverte fabuleuse.
Nous n’avons même plus la force de nous exclamer. J’allume la radio :
« ...fortes pluies sur le nord-est, vent force 6... », comment pourraient-ils savoir déjà ?
- Éteins ça.
...le cinq du mois de décembre, année du Seigneur 609, Hlêthô, roi des Vingt Îles, sentant venir le Respect de la Mort…
Hlêthô : Roi légendaire d’ OMMA (Ve siècle). Il aurait rassemble sous son autorité les peuplades de l’Île. Après lui le pouvoir passe aux Grands Druides, qui devaient ouvrir un siècle plus tard OMMA à notre civilisation.
Le dictionnaire s’est trompé. Les Continentaux ne sont arrivés sur place que 250 ans plus tard. L’histoire de notre île, l’histoire du monde est changée. Je prends Léÿnn par les épaules. Nous rions dans les bras l’un de l’autre sans pouvoir nous arrêter.
Nous nous sommes retrouvés face à face, les mains ballantes : passé le premier délire, force était bien de reconnaître que la plus grande partie du texte du XVIe siècle était irrémédiablement dégradée ; nous ne possédions guère qu’un tiers de notre traduction. Ce n’était pas négligeable, assurément. Nous allions projeter sur ces textes, jusqu’alors énigmatiques, une inappréciable lumière.
C’était soudain comme un grand vide. Les pierres, à l’écart sur la table, avaient perdu leur éclat. Il n’y avait plus devant nous que les ruines d’un monde mort.
Il était tard. Je dus raccompagner Léÿnn : soixante-dix wercz aller-retour dans la pluie froide.
Nous roulions dans la nuit. Le chauffage tardait à se faire sentir. Léÿnn ramena sur son genou le pan de son manteau. Les pneus chuintèrent sur l’asphalte. L’autoroute allongea devant nous ses lisses interminables. Les essuie-glaces battaient : ha-tuk, ha-tuk… C’était le premier mot laissé sans traduction : Hatuk dasti hnidjsaffag… badaljoïed Hatuk-Hatuk-Hatuk… est-ce que je ne connaissais pas ce mot ? ne l’avais-je pas déjà entendu ?
Aux feux de Sébraja, le chauffage se déclencha d’un coup. Léÿnn s’agita ; je réglai le bouton d’intensité. Hatuk, bien sûr, c’est un hameau, sur les Yeux-Morts ! Un tas de pierres abandonné…
Je regardai Léÿnn à la dérobée : la tête baissée entre ses revers, il feignait de dormir.
La pluie redoublait. Les essuie-glaces accéléraient leur course : ha-tuk, ha-tuk…
J’avais entendu crier ce mot par la foule, celle précisément, cela me revenait à l’instant, qui acclamait Marèk huit hours auparavant… Hatuk ! Hatuk !
Léÿnn ne dormait donc pas ?
« Hatuk, avait répondu Jrinka, c’est une exclamation. L’équivalent de « hourrah », si vous y tenez.
Et ses yeux s’étaient replantés sur Marèk.
Lui, je l’avais vu de près, lors de la bousculade qui l’avait rejet au-dehors. Nous étions ventre à ventre. Mon désir avait nourri ma haine. Sous leur gelée palpitante, ses iris m’avaient fixé un instant sans me voir – il m’avait traversé du regard.
Il avait le nez large et long comme un chanfrein. Sa lèvre supérieure s’était retroussée.
La barrière du camp se leva. Je déposai Léÿnn devant son pavillon. Il se réveilla de mauvaise humeur. Surprenant mes yeux, il haussa les épaules et se retourna. La Zone-Verte était à deux pas. Plutôt que de passer la nuit à l’hôtel Goldner Starr, je préférai rentrer chez moi, quitte à reprendre le même trajet le lendemain matin.
Mes impressions se confirmaient : le document traitait du « horse-roller » . L’abondance et la redondance des formules d’introduction, titulatures, invocations, annonçaient une loi décisive, l’énonciation d’un rituel.
Mille ans plus tard, on courait donc encore, on montait sur les « fhodds » pour revêtir les ornements prescrits ! Marèk poussait l’observance des rites jusqu’à enchaîner sa propre sœur à son poignet. Et moi je n’avais rien ressenti. Comme si j’avais été de leur sang.
L’électricité heurta les bustes de plâtre sur leur étagère. Les tréteaux. Les pierres : l’envers de la dernière rangée n’était plus qu’un gravier râpeux.
Hatuk dasti hnidsaffag ne veut rien dire, le dernier mot : vodialo, j’institue.
J’avalai comme un bloc un café ; Moi, Hlêthô, par la divine intercession d’Arktos et de Kéram le Dieu Rhinocéros – à Omma ?
Hlêthô : la Mort, en grec ; en ommadhi « les mailles, les maillons »- le visage de Ferencza, sa bouche tirée au couteau, me passent devant les yeux.
« Roi des Vingt Îles, sentant venir le Respect de la Mort... » Riw Twenyland, comé sentim Deathe Ritchè...- j’arracherais la chaîne à son poignet si frêle – ni le Frère, ni la Sœur, ne regardent vraiment. Il n’y a que Nourlik qui m’épie de ses yeux allongés – des yeux rectangulaires, tranchés dans la graisse.
Je sentis naître une sensation suspecte – cette langue, Ferencza, je l’inventerais pour toi. Nous la reconstruirions patiemment tous deux, mais je conserverais la prééminence, pour que fût préservée entre nous l’irremplaçable hiérarchie – le Hiéros Logos. Puis nous l’aurions apprise à notre fille, à nos disciples, qui peu à peu l’auraient transmise, et ainsi, de proche en proche, elle eût conquis Omma tout entière, un jour le Continent – ma pensée, par la Langue, aurait contaminé le monde entier.
Mais Nourlik m’épierait, constamment – posé sur l’herbe fraîche – lancerait-il un œil, que je sentirais, collé sur le côté, son répugnant visage.
« Passe à la Bibliothèque, me dit Léÿnn, l’œil étincelant. Puis fais-toi confirmer par Fann-Ri le Sage ».
X
J’ignorais où se trouvait la Bibliothèque.
Les autres villes vendent leur plan dans les kiosques. Ici, l’on ne pouvait s’en procurer que dans une seule librairie, près du centre ; telles étaient les instructions du décret 1951-15.
S’enfoncer dans la ville. Vouloir se perdre en dépit de sa hâte, et pour cela éviter les tramways, rares, rouillés,bondés, dont les itinéraires inutiles ramènent toujours vers quelque périphérie.
La ville de Wreggen s’est développée sur les deux mâchoires d’un fjord ouvert à l’occident, déchiqueté, semé d’un dédale d’îlots cariés, liés par mille passerelles.
Je descendis de mon aire aux planches battantes, creusai mon chemin parmi les immeubles jadis blanchis, m’enveloppai dans l’écheveau des rues.
Je haïssais Wreggen, cette voie puissante de graisse et de suie. Dépositaire institué j’allais parmi les rues, tout alourdi de pierres et d’eau.
Perz-hetta.
Kalam-hetta
Staffolmay-hetta – je suis perdu. Ni cafés, ni fenêtres. Des hommes sombres déambulent. Leurs indications m’égarent. La langue dont je suis contraint d’user me semble une épaisse duperie, infecte trahison que je voudrais désapprendre. Les murs m’enserrent et me renvoient dans leurs glissières.
... La Bibliothèque se tient toujours là où je suis passé tant de fois, noire, majestueuse au travers de ses immémoriaux tubes d’échafaudages.
Passé le lourd portail un escalier sonore en stuc lance sa volute sous une ample coupole.
Le bibliothécaire leva de son registre une face obtuse :
« Vous vous servez pourtant de notre langue !
Je répétai ma question.
« Vous la possédez même à la perfection !
Il fit quelques pas en direction d’un casier de bois, où il compulsa des fiches écornées :
« Si vous aimez perdre votre temps…
Il griffonna sur un débris d’enveloppe un nom et une adresse.
« Ce sont des imposteurs ! me cria-t-il en guise d’adieu.
Avant que la pluie ne les eût effacées, je lus les indications tracées au crayon : « Ommadhi Vieter - Cité d’Auffe – Bâtiment C, escalier E, 3e étage. Lundi, jeudi, onze heures ».
Par le pont du Fraddo, je gagne la Cité.J’ai dû sortir en premier lieu du labyrinthe, pris à mesure que j’y tournais d’une angoisse viscérale, comme si les ruelles et leurs angles soudains se reformaient en moi en entrailles de pierre. Je suis repassé trois fois devant la Bibliothèque.
Prenant enfin la rue des Jères, que j’évitais jusqu’alors, j’ai débouché sur le quai K 25 où le pont prenait son envol. C’était un grand ouvrage suspendu qui suturait les deux rives du fjord par dessus quelques îlots dépourvus de constructions.
Sur l’autre rive s’étendait les 40ha de la Cité d’Auffe.
Au bas de l’escalier E gisait un landau détraqué. Au troisième, un vieillard m’a ouvert la porte. Il s’appuyait d’un bras tremblant au chambranle. Le vieil homme m’indiqua les toilettes, puis m’introduisit dans un salon impersonnel.
« Léÿnn n’est pas avec vous ?
Au mur une carte d’Omma dans son cadre de rotin. Tous les noms y figuraient en ommadhi médiéval. Une table basse était couvertes de revues américaines et espagnoles.
« Ce sont les seuls, me dit le vieillard, à ne pas m’envoyer aux orties.
Je tirai de ma poche la reproduction, la transcription, puis la traduction du texte des Pierres. Il poussa une faible exclamation, et me tournant le dos se mit à compulser le rayon d’une étagère : Revista Arqueológica Española, 1917.
« Nous autres fossiles poursuivons à travers les guerres et les âges nos lentes et fécondes perforations… Voyez…
- Je ne comprends pas l’espagnol.
- Et vous avez tort ! Ces articles ont paru du 21 décembre 1916 au 11 octobre 1917. Une lettre m’a été retournée en 1930 ; l’auteur avait disparu.
Le vieillard posa le revue sur ses genoux :
El día cinco de diciembre año el Señor Seis Ciento Nueve, Letho, Rey de la Veinte Islas…
Il traduisit,je sursautai :
- On connaît donc ce texte ?
- Voyons votre traduction… Vous avez quelques lignes d’avance, c’est déjà quelque chose.
Le crâne rose du vieux sentait la savonnette.
- Comment avez-vous donc transcrit cet aôkh ? c’est absurde !
- Ce n’est pas un aôkh, risquai-je.
- Appelez-moi Fann-Ri.
- C’est un âwl, à queue droite.
- Pas du tout, les voici, les âwl à queue droite : page 31, exemplaire de Tudsché ; 37, roches peintes de Kuk-al-Homr…
- ...un peu effacé.
- ...le décalque est là, Monsieur, si vous vouliez seulement vous donner la peine de jeter un coup d’œil.
- Les aôkh présentent une double courbure, là » - je pointai de l’ongle.
- Pas tous, pas tous ! et seulement à partir du Xe siècle.
- ...dès le VIIe à Ghiddané.
- S’ils sont vraiment du VIIe siècle ! Williamovitch, dans son article – il ouvre une revue – du 24 juin 1929 – vous connaissez sûrement : il a bouleversé…
- Je connais.
- Eh bien ! Ghiddané ne peut être antérieur à la sécession de 815.
- Que lirait-on, selon vous, avec un aôkh ?
- Aôkh-inwah-shbal, évidemment !
- C’est exact, je vous demande pardon – mais si je peux me permettre : quel syllabaire utilisez-vous ?
- D’abord, où avez-vous exactement découvert ce texte ?… Vers les Six-Aures, dites-vous ?… Tenez, le voilà, mon syllabaire.
- Je ne le connais pas ?
- Évidemment ! Je l‘ai déduit moi-même des constatations de Torrez-Nieto, combinées aux additifs de João Maione. Cela signifie donc aôkh, l’épaule, inwah-shbal, couverte de cuir ! et non pas « le torse » !
Il se pencha de nouveau sur mon texte.
« Les radicaux sont justes, mais pour les désinences, mon cher, vous repasserez !
Il leva sa tête chauve. Il était radieux. Ses yeux s’embuaient. Il me saisit l’avant-bras :
- Sidi Djennaim ! Mais c’est déjà magnifique, savez-vous ? À trente ans, vous en savez déjà que moi quand j’en avais cinquante ! Les désinences, ce n’est pas si terrible – et la loi d’Odermann, tonitrua-t-il sans transition. La loi de Vouzenot ? jamais de gutturale en deuxième position, et d’une ! le qlôm passe à glèm en finale d’optatif : et de deux !
Fan-Ri s’essuya le crâne du revers de la main, et me regarda dans les yeux :
« Je conclus : ce texte n’était connu que par des traductions du XVIe siècle. Vous en avez vraisemblablement retrouvé une transcription de la même époque ; les sources de notre manuscrit se trouvent ainsi confirmées, ce qui est énorme en soi. Deuxième point, nous savons à présent que l’écriture archaïque était encore connue, si peu que ce fût, en ce même seizième siècle. Troisièmement, et c’est peut-être le plus important, vous mettez le terme à une controverse de deux siècles : contrairement à l’opinion la plus répandue, qui voulait voir dans le horse-rolling la dégradation d’un rite funéraire, une espèce de « chevauchée de la mort », la course qui se pratique actuellement était à l’origine un rite de fécondation agraire : en reproduisant le cycle du soleil, elle assurait l’excellence et le retour immuable des récoltes. Ainsi donc, avant d’être considérée comme l’antichambre de la mort, notre île fut une terre de prospérité, de l’élan vital. Bien entendu, les deux conceptions, même au point de vue purement mythographique, ne s’excluent nullement.
C’est alors seulement que coulissa une paroi de contreplaqué vers le fond de la pièce. Je vis, assis dans deux profonds fauteuils de cuir, Glomod et Marèk.
Le vieux Fann-Ri se dirigea vers les toilettes, traînant des pieds.
« Sidi Djennaïm, commença Glomod d’une voix flûtée, depuis bientôt trois mois que vous êtes sur l’île, vous faites déjà preuve, à ce que nous avons vu, d’une connaissance exceptionnelle de nos anciennes lois et de notre langue. Puis-je vous demander, en toute franchise, ce qui vous a attiré ici, à Omma, volonté ou hasard, et quelles sont les conséquences pratiques que vous escomptez de vos connaissances ?
- En clair, dit Marèk, et c’étaient les premières paroles qu’il m’adressait, où sont les Pierres ?
- Je suis venu chercher mon fils, dis-je.
Ils échangèrent un regard. Le vieux referma la porte des waters en reboutonnant sa braguette et s’installa derrière moi pour reclasser sa documentation. Pendant quelque temps, le bruit décroissant de la chasse d’eau accompagna l’entretien.
- Vous avez recherché de façon insistante le contact avec la population, reprit Glomod : nous vous avons vu plusieurs fois aux Yeux-Morts.
- Qui tient les Pierres tient le pouvoir, ajouta Marèk en secouant le col. Vous n’êtes qu’un étranger…
- Je suis le père, dis-je.
Le nom de Nourlik me resta au travers de la gorge.
« Mythomane », laissa tomber Glomod.
Je répondis Imposteurs. Sans suffisante conviction.
- Ne vous réfugiez pas dans l’évasif, Sidi Djennaïm. Il s’agit de tout autre chose que de vous. Et vous ne pouvez ignorer la situation politique de l’île.
- Je suis un chercheur du passé.
- Vous connaissiez fort bien Léynn.
- Je ne l’ai rencontré que sur le navire.
Je mentais.
- Vous aviez aussi rencontré Jrinka sur un autre navire, il y a treize ans, ironisa Glomod.
Je détournai mon visage de ces cercles de fer qu’il portait autour des yeux – et qui me dévoraient comme des ventouses.
- Et retenez ceci,me dit-il : que vous le vouliez ou non, que vous le ressentiez ou non, vous serez désormais impliqué dans tout ce qui doit advenir.
- Avec ou contre nous, dit Marèk.
Glomod se redressa de toute sa petite taille.
.Le silence se prolongea. Je gagnai la porte à reculons. Marèk détourna la tête. Le vieillard inlassablement classait et reclassait , agitant ses fanons par-dessus les papiers.
Longue vie à Fann-Ri le Sage. Nourlik retenait ses larmes.
Je l’avais placé près de moi. Aux enfants des Zones- >Vertes j’indiquais, avec l’aplomb miraculeux des rêves, les premières cadences du roi Hlêthô.
Nourlik retenait ses larmes.
Je l’avais placé près de moi.
Aux enfants des Zones-Vertes j’indiquais, avec l’aplom miraculeux des rêves, les premières cadence du roi Hlêthô. La foule était considérable. Rien n’aurait suffi sans ma foi, sans le poids de ce vent d’outre-temps lancé avec les mots, les mots d’Omma aux fils d’Omma.
Sur la prairie mes mains, mes coudes, mes poignets empruntent leurs gestes aux tisserands – tirant la mélodie de part en part – du bout de mes doigts repliés je suscite ici et là, plus loin, plus près, les vagues de leurs voix.
Pour finir c’est debout que l’Assemblée des Bannis, la Force des Fils refusés, proclame à l’unisson le terrible Credo d’Omma.
Je me suis réveillé devant Eux, qui riaient, chantaient faux. Ils se foutaient de moi - « réveille-toi, Djennaïm ! » - je titubai – je saisissais la voix indicible de Nourlik flûtant au travers de ses joues en boules de graisse.
L’ommadhi prenant dans sa bouche une intimité obscène. Seule, Ferencza chantait nettement, ses yeux ne m’avaient pas quitté . Je fis taire Nourlik.
Marèk tira de sa taille une chaîne – assujettit l’anneau sur le poignet que Ferencza levait – puis tandis que les fils bâtards levaient leurs bras, il les frappait – phallus tendu lié d’or.
Jrinka me flatte. Ses deux yeux jaunes font la roue sur ses joues lisses comme deux plats de cuivre sur un mur. Ses lèvres sinueuses vont s’affinant jusque sous la perruque, à l’emplacement présumé des oreilles. Son menton d’insecte la volaille.
Mon regard plonge sur Wreggen. Nous nous retrouvons au moulin de la Flèche Cassée, tour fichée dans le ciel de la capitale : soixante-six mètres de hauteur, un poids de 6000 pshengs, ascenseur de onze mètres/seconde.
Peur soudain de sentir sous son ventre ces trois restaurants superposés , tournant en sens inverses, s’empiler, s’empaler jusqu’au sol.
Je vois monter sur les coteaux, s’étaler dans les bas-fonds couurés de canaux le manteau verruqueux des lueurs wreggâdhies. À mesure que l’étage vire sur lui-même, la ville sort de sa pénombre, s’exhibe par pans glissants.
Un dernier mamelon glauque se couvre de laitance vers le sud : le quartier Frodhpi vient d’allumer ses réverbères.
Jrinla se penche vers moi :
« Votre découverte a fait sensation.
Je crois bien : quatre ligne en avant-dernière page d’ « Omma-Diêm ».
- Où était-ce exactement ?
- Aux Six-Aures…
- Tiens donc !
Le manchon de verre tourne lentement écœurant. Au pied des fjords, très loin, l’écume dans la nuit. Jrinka me demande un exemplaire de ma traduction. Je lui murmure à bout portant :
- Savez-vous que ce que l’on appelle « féminité » vous va on ne peut plus mal ?
Elle sourit comme une actrice. Me dit que jamais je n‘aurais pu, à moi seul, mener à bien une telle découverte.
- Je parle des Pierres, ajoute-telle.
Léÿnn se sera vanté.
Jrinka continue de sourire. Je ne puis détacher mon regard du grain de sa peau, finement bistrée sous les pommettes. Vers la joue, les pores se dilatent, procurant aux yeux la sensation du toicher.
- Je t’ai reconnue.
Elle saisit ma main au travers de ma table :
- Tu n’as ^pas reconnu Nourlik, ton fils.
- Nourlik est fils de Glomod.
- Glomod ne sait rien.
- Le nom de mon fils est Léÿnn.
- Quand je t’ai rencontrée sur le « Stella Maria », je venais de donner Léÿnn aux Enfants Perdus de Prÿ-Lê.
Je retire ma main :
- Pourquoi ?
Soudain la réponse, éblouissante, fulgure dans mon esprit. Je dis :
- Léÿnn est infini. Si je le représentais sous la forme d’un arbre, sa cime occuperait tout le vaste ciel – ses racines enserreraient tout le globe d’Omma. Ce serait l’Ygdrassil, l’Arbre Primordial, celui qui va de la Terre aux Enfers et de la Terre au Ciel.
- Nourlik, dit-elle, est agile. Nourlik coulisse au long de ses béquilles.
Je le revois sauter sur l’herbe comme un cœur qui se soulève.
- Il se dépose doucement. Il applique le ventre à même le sol, il reste sans bouger contre la terre. Il accumule. Il branche droit au sol une espèce de tarière - il suce – il réinjecte.
- Léÿnn : les ailes de son nez fendent tout l’air que je respire. Une frange noire trace le bord d’un casque sur son front, un casque d’os et de poil. Sa voix chatoyante et pressée charrie la glace.
Il y a sur la nappe à côté de mon verre une tache de vin, avec sa pointe et son golfe. Le maître d’hôtel ôte les plats.
Nous avons vue sur l’intérieur des terres. Très haut sur l’horizon invisible, vers les Yeux-Morts, un feu de berger.
« Nourlik disait…
- Il parlait donc ?
Jrinka lève ses sourcils tracés au crayon :
- Je l’entends bien piailler, couiner…
- Il rit, aussi.
- J’entends parfois un grincement humide et membraneux.
- Vous haïssez Nourlik ?
J’esquisse un geste.
- Ne vous justifiez pas, dit-elle.
- Il vous est bien arrivé de vouloir l’achever ?
Dans la salle, tout est rouge : les moquettes, les dossiers, les lumignons rosâtres – la livrée des serveurs, le tout feutré, polissant les voix. Des têtes roses s’inclinent sur les plats, les trois tranches d’acier tournent l’une sur l’autre au-dessus de la ville.
Jrinka rajuste son postiche en se penchant vers moi. Elle est jeune encore. Elle semble soudain très lasse, au dernier degré de langueur.
Le maître d’hôtel dépose devant nous des boules de glace. Nous parlons encore de Nourlik. Vu de face, il offre un perpétuel et douloureux sourire coincé entre ses joues comme entre les chenilles d’un char. Son nez disparaît sous les chairs. Jrinka enfonce sa cuillère dans la vanille. Les yeux de Nourlik parfois se renversent, à l’intérieur. Ce sont alors deux gros abcès blafards tournant dans une boule d’ivoire gras. Elle me fait promettre de ne jamais, jamais le frapper.
Jrinka emplit sa bouche de glace.
La lumière électrique verdit.
Jrinka tire une carte de l’île. Des croix y ont été tracées.
- L’île d’Omma n’est pas l’ultime débris vitrifié d’un continent englouti…, dit-elle.
Elle parle sans lever les yeux, comme on récite, d’un ton monocorde qui force l’attention :
- ...bien que son centre exact soit occupé par un énorme volcan éteint…
Omma surgit un jour – non pas dans le fracas de quelque éruption – mais s’est trouvée surgie un jour. Parfois de sourds frémissements rappellent à l’ordre cette terre qui se sait à la fois la plus ancienne et la plus épiée – friable, hissée au-dessus des flots plats – tronc de cylindre privé de fondations véritables – les dessous sont minés de cavernes marines – délabrées d’origine.
Omma est apparue en des temps si lointains qu’ils se confondent avec le temps de ma naissance – immobile et précaire.
Son cœur est un lac noir sans fond où l’eau salée vient pulser longuement, sourdement. Les hautes marées couvrent les prairies d’une pellicule salée où paissent les bêtes. Il y bruine souvent. On y sent le vent tiède sur le sol.
Les Serres de Basalte au sud-est forment sa griffe tournée vers l’extérieur – et Wreggen, la capitale, reste insuffisamment fortifiée – mais l’Est, c’est un cimetière qui le borne : l’île de Gstaal et sa tour funèbre. Plus loin – le Continent - mais qui peut imaginer qu’au-delà des morts il y ait autre chose…
Je crois plutôt que Gstaal et sa Tour sont au-dessus des flots, qu’à cet endroit, sur la carte, l’espace se relève.
Sur Omma les hommes vivent obscurément. Des passions étouffées, sous peine de désintégration.
La grande peur, quoique la sience géologique la réfute, c’est de voir le Volcan Central se ranimer, projetant à la verticale, à combien de wercz d’altitude, l’eau lourde et abondante du lac Noir : milliards de goutelettes pulvérisées dans le ciel – il faudrait alors, nécessairement, que l’île se disloquât, puis s’abîmât.
- Je ne crois pas non plus, dis-je, qu’Omma soit l’île de la Mort. Elle s’enfonce lentement certes, et les ponts, dont je suis chargé, se submergent davantage chaque année, aux équinoxes. Mais le Plateau des Yeux-Morts, les verdoyantes Serres de basalte, ne cessent de monter – par dessus, le ciel est plus bleu.
Les sorbets sont fondus. Les cafés refroidissent. La lumière a bleui. Les cylindres tornants poursuivent leur orbite. Jrinla demande si les Pierres, les Pierres des Six-Aures, sont authentiques.
- Dis-moi où elles sont.
- En lieu sûr.
Elle m’a tutoyé d’un coup, penchée par dessus la table, ses yeux de poisson trop écartés – emplis soudain par un éclair mort. Elle se lève. Elle paye en liquide. Dans l’ascenseur, nos regards s’évitent. Sur le parvis du rez-de-chaussée, elle s’est inclinée vers moi, ses cheveux noirs m’ont effleurés :
« L’Enfant ou les Pierres. Choisis ou meurs !
Nous nous quittons dans un tourbillon de vent. Le temps s’est subitement altéré. Les essuie-glaces commencent leur va-et-vient : ha-tuk, ha-tuk…
- Tire-toi sur les coudes. Ne remonte pas le dos. Ramène tes jambes l ‘une après l’autre. Pousse.
Devant mon nez les semelles de Léÿnn où ma lampe frontale projette un cerne irisé. La voix de Léÿinn me parvient, étouffée par toute la longueur de son corps, et la glaise.
« Aplatis-toi, le plafond se rabaisse – ton menton doit toucher le sol.
La voûte presse mon casque sur l’occiput. Je place ma tête de trois quart. Le corps suit péniblement. Si je m’affole, je suis perdu.
« Virage.
Ses pieds pivotent sur ma gauche, puis les jambes, le tronc, les épaules. Le visage de Léÿnn, englué de boue ocre, se tourne vers moi :
« Il y a un puits. Suis-moi.
J’aspire largement. Je me retourne sur le dos. 0
Mes cuisses à présent s’engloutissent avec une lenteur intolérable ; cambré en arc de cercle je frotte la voûte d’argile sillonnée de bosselures horizontales – comme un gosier. Me voici encagé dans un gigantesque boyau me déglutissant lentement vers le bas.
Mes côtes sont pressées de toutes parts, ma respiration mêle son chuintement aux coups de mon cœur. Le faisceau de ma frontale heurte directement les moindres aspérité du tube de glaise, je reconnais les sillons gras de mes deux pieds – si je tords le cou j’aperçois, prolongés à l’extrême, les cordons étirés de mes bras que l’étroitesse du passage allonge au-dessus de ma tête, et plus haut, dans le charbonnement de la voûte en coupole, mes doigts crochus, privés de prises.
À ce moment mes pieds débouchent dans le vide, et c’est alors que la terre se met à frémir, pressant puis relâchant mon thorax effaré, puis dans un sourd broiement de tonnerre.
« Attention, ça s’évase.
Léÿnnn n’a pas haussé la voix. Mes cuisses à leur tour sentent l’espace – je ne tiens plus que par les épaules. Loin par dessous moi l’étoile impersonnelle du casque frontal de Léÿnn – je glisse….
« Saute !
Je tombe de cinq mètres dans la boue grasse.
Nous trébuchons le long d’une pente ruisselante et parvenons à une salle.
Le grondement s’accentue.
« Regarde.
Léÿnn me montre un immense tronc d’arbre fossile joignant le sol au plafond ; son écorce est profondément striée. Au dessus de nos têtes le grondement s’amplifie.
« Cet arbre, me dit Léÿnn, se prolonge tout vivant à l ‘air libre. Sous le ciel, sa hauteur est de trente mètres.
Il me désigne dans la glaise trois marches à côté du tronc fossilisé. Je les gravis. Nos deux têtes surgissent en même temps au fond d’un soupirail festonné d’herbes et de racines. Je passe mon bras autour des épaules de Léÿnn. Nous sommes parvenus à proximité du château de Phesles dont nous apercevons à travers les racines les créneaux ruinés.
Sur un vaste terrain au ras duquel s’ouvre notre fenêtre les Hippagomènes montés sur leurs chevaux s’élancent, se heurtent et se dépassent en vociférant. Leurs planches roulantes sonnent sur la terre dure dont l’écho, derrière nous, retentit. Léÿnn me montre au-dessus de nous l’immense flanc rugueux de l’Arbre Primordial bien vivace, bien puissant.
À cette époque de l’année l’échafaudage des branches dénudées révèle librement son dédale où se prennent de loin en loin, comme les pensées sombres indélébiles d’un cerveau, d’anciennes feuilles mortes détrempées.
Un peloton d’Hippagomènes se précipite au grand galop dans notre direction. Je rentre la tête. Au dernier moment la troupe – oblique, laissant l’Arbre sur sa gauche. Je reconnais la prépondérante stature de Marèk, torse droit entraîné à bout de rênes dans un tourbillon de sabots et de sueur.
Nous restons longtemps. Et ce sont les cris de Marèk, à mi-chemin du rire et du sanglot, qui me tiennent à présent éveillé au milieu de la nuit.
Le château de Phesles est marqué d’une croix sur le plan que m’a remis Jrinka : vaste étendue d’eau noire circulaire, reflétant les vestiges d’une tour.
Après une série de péages l’autoroute s’achève sur un grand parking.
Au delà commencent les terrasses de bistrots en planches. Les chiens, les enfants, la mauvaise musique se pourchassent sous les tables, sous les parasols inutiles.
« Le cadre unique du château de Phesles », proclament les pancartes, mais aussi « Baignade interdite », « Tourbillons dangereux ».
Plus loin la rive est déserte. À trois cents pas, défendu par de hauts barbelés, se dresse le château, presque intact sur cette façade.
ON NE VISITE PAS
Près de la porte ménagée dans le grillage se tenait un milicien armé, vêtu d’un curieux uniforme renforcé de cuir, rappelant la tenue des Hippagomènes. En nous voyant l’homme abaissa son arme sans laisser paraître sur son visage pisciforme le moindre sentiment.
« Nous regardons seulement » dis-je.
L’homme acquiesce impassible sans détourner son arme.
« Partons murmuré-je.
Les barbelés plongeaient graduellement sous l’eau du lac sur une quinzaine de mètres.
Aussitôt commençaient les premiers remous. Sur toute la surface du lac régnait un
enchevêtrement de cordages d’eau morbide, sortant des profondeurs pour s’y réengloutir en un mortel écheveau. Des plaques blafardes d’une immobilité horrible interrompaient de place en place l’agitation du liquide. Cependant une barque apparut sur la droite, lentement ; je montrai à Léÿnn cet étrange esquif sorti du néant, qui se mouvait sans à-coups, et dont les rames plongeaient avec régularité.
« Marèk », dis-je à mi-voix.
Un rai de soleil vint donner sur le rameur.
Marèk, le buste droit et fort, tirait avec lenteur sur ses rames. Puis il disparut derrière la muraille.
X
Mes rares instants de sommeil sont hantés de cauchemars. Cette nuit Marèk hennissait, tantôt de façon exaspérante et ridicule, tantôt d’une VOIX terrifiante et caverneuse. Des cris de femme affreusement mêlés aux renâclements de l’Hippagomène. Aucune vision précise. Je ne connais rien de plus atroce que ces rêves purement auditifs.
À travers les glapissements de l’animateur radiophonique matinal je crois encore percevoir les lugubres clameurs nocturnes et je grelotte sous le savon froid.
Route Nord-Est.
Les rafales ébranlent notre véhicule. Je laisse les Zones-Vertes à gauche, le cul-de-sac autoroutier du lac à droite.
La route se tord comme un ver. Par ce temps, trois bonnes heures de trajet : impossible de couper par les Vaux-de-Serres. Léÿnn boit à même la Thermos. Le jour
hésite.
La radio est en panne. Les essuie-glaces scandent « ha-tuk, ha-tuk ». Nous traversons sur des levées d’interminables lagunes. L’asphalte est couvert de boue pulvérisée. Le vent siffle entre les tôles mal jointes de la carrosserie. Il n’a pas cessé de pleuvoir sur le quart nord-est de l’île.
De longs buissons se hérissent le long des traînées d’eau, gris limaille sous le ciel blême.
Des roseaux morts griffent les portières. La route s’enlise, se perd, se reprend. De grands arbres agitent leurs bras nus près de l’horizon, s’approchent à mi-chemin, viennent sur nous. Le jour se dégage désespérément. On voit des vaches prises à mi-jarret ; des chiens aux yeux de poulpe sautent inlassablement.
La forêt se referme au dessus de nous. On devine entre les racines de sourdes lueurs de bourbiers. J’actionne le lave-vitre. Nous roulons plus rapidement. En contrebas, dans l’entrelacs obscur des racines, luisent les yeux mauvais des fondrières : le sol de ces contrées s’effondre et se pourrit préparant les schistes et les bitumes.
« Arrête-toi ».
Nous descendons sur l’herbe spongieuse.
L’endroit est sinistre. J’essaie de rire en me frottant les mains. L’écho frappe à faux les troncs sirupeux, s’engloutit dans les mousses. Des remous à nos pieds trahissent des présences batraciennes.
Léÿnn étale sur la banquette une carte d’état-major qui retombe obstinément dans ses plis. J’observe un sillon droit sur le front de Léÿnn. Il lève les yeux, pointe le bras :
« Par là ».
La carte tombe et se replie dans les algues.
Léÿnn pousse un cri étrange :
Erremmel !
Ce cri résonnant parmi les troncs s’est répercuté, acquérant une résistance stupéfiante.
Léÿnn se redressa, décomposé. Il m’entraîna par la main sur une pente jaune à travers les fourrés – je déchire mon coude aux épines, ma tête échevelée halète – c’étaient à présent deux clameurs, un hennissement montant parmi les arbres, un hurlement de géante écorchée, puis, si proche que le cœur me manqua, une troisième voix surchargée de faiblesse, celle de Ferencza.
J’entraîne Léÿnn à mon tour. Lacérés d’épines nous surgissons dans le cercle – Marèk, dos nu, énorme, palpitant entre les cuisses de Jrinka dont la tête bat sur el eol avec frénésie. Ferencza enchaînée tente de s’arracher aux corps enchevêtrés. Mais la vigueur de l’étreinte, la puissance du poignet de l’Hippocentaure auquel l’attache le bracelet la mêle avec furie au terrible accouplement. Je me précipite – Léÿnn bloque mon bras :
« Attention ! »
Sous mon pied bée un gouffre, de mousse fossile et d’eau. Large d’un demi-corps, pl aspire, et ne rend point. Je retombe, sa main me serre le poignet comme un bec.Le coït titanesque enfle sa rumeur au centre exact d’un vaste cercle de mousse et d’eau. Jrink s’arc-boute au devant du sexe dont la force d’attaque l’immerge à demi.
Ferencza seule occupe mon attention, Ferencza souffre et me fascine – sa chaîne d’or se tord par éclair sur la côté opposée de l’immense entonnoir, couverte de forêts vert sombre. Au-dessus du lac rond comblé d’herbes le Couple brame et hurle. Raideur infranchissable des troncs pressés les uns contre les autres, vallum circulaire aux palissades sans relâche.
L’Étalon presse ses flancs et s’abat sur Jrinka. J’attends que tout soit consommé, complètement. Le couvercle de mousse clapote en cercle autour de sa rive, les bords se frangent d’écume lasse et brune aux bulles vénéneuses.
« Il y a deux mille ans, dit Léÿnn en serrant mon bras, existait ici une forge ou mine à ciel ouvert, et l’eau s’y est enfouie, et la mousse a poussé sur la mousse, de soècle en siècle, mille ans sur mille années ».
Infernale épaisseur corallienne vivante chaude souple et palpitante sous le pas, spongieuse sous le bond que nous avons risqué.
« N’avance pas ! »
Plus loin s’ouvraient des gouffres aux fonds insoupçonnables – parfois le corps englouti sous la glace parvient à retrouver la brisure et se hisse épuisé à l’air libre ; mais on n’émerge pas de ces fibres moussues enlacées, pour peu qu’on ait glissé sous le grouillement.
« L’eau, par-dessous, a deux mille ans.
Ô monstres abyssaux !
Au centre de cet infernal couvercle, ces deux-là si longtemps se maintiennent et s’embrassent en leur furie – et le sol ne s’effondre pas. Le lac bascule invisible u fond de son cratère, il rejaillit sur nos talons une immonde bavure sourdant de mille pores - et Ferencza rompit sa chaîne.
Elle contempla stupéfaite les maillons pendants encore agités comme un tronçon de reptile.
Elle fait quatre pas, les yeux vides. Elle porte une robe en coton bleu mièvre.
Les deux autres sont nus et se pilent encore. Mon poignet engourdi ne sent plus la main de Léÿnn, je ne veux plus me détacher , le cri prend sous ma peau sa juste forme, il m’a jusqu’ici aspiré, il m’avertit désormais de rester à l’écart – l’union qui sous mes yeux saillis se perpétue me cloue.
Le couple alourdi s’achève, plus emboîté plus solide qu’un monolithe. Je vois à trente pas comme à la loupe leur peau se marbrer, se taveler de plaques rudes. Ferencz, irrésolue, zigzague sur le socle de mousse mouvante, mille horribles pitiés gonflent mon cœur nauséabond, le couvercle frémit, des fentes se déclarent.
Ferencza se faufile, enjambe les fissures, s’abat sans souffle contre nous. Mes yeux restent fixés sur la croûte mouvante. Il me semble et je souhaite très fort qu’elle casse et bascule par pans, que la statue du Viol Mutuel défonce la mousse millénaire et coule à pic au cœur du cratère défloré. Les vagues vertes lécheraient les sommets des montagnes.
Ferencza presse sur ma hanche son front couvert de cheveux perdus. Marèk et Jrinka palpitent encore. Contre moi bat le cœur fou de Ferencza, libre, désespérée.
Ferencza épuisée s’est allongée sur le siège arrière, Léÿnn à côté de moi plus sombre que jamais les dents serrées.
À l’arrivée, nous étendons Ferencza sur un matelas. Elle reste plongée dans une stupeur que troublent de longs gémissements. Elle refuse toute nourriture.
Il est trois heures. Le temps ne s’est pas levé. Ferencza s’est endormie pour de bon. Sa main retombe le long de son corps. Je veille jusque tard dans la nuit. Plusieurs fois Ferencza se redresse en poussant d’atroces hurlements, je la recouche, j’essuie son front couvert d’écume.
Puisqu’on me permet, Ferencza, de t’écrire, je t’instruirai sans faute des desseins qu’on m’impose et de mes incertitudes.
Tu ne dois plus revenir aux Zones-Vertes, du moins plus de longtemps.
On ne t’a pas permis de me répondre. Je m’abandonne donc aux forces qui me dirigent, je me livre à toi avec une confiance inexplicable. Car nul ne me menace, que moi-même, dans mon propre vide.
J’ai résilié aux mains de Jrinka mes volontés – ce que les Autres appellent, sans savoir, « responsabilités » - c’est «mon prolongement » que je dois la nommer.
Je signe de mon véritable nom :
Nadjib.
Mais c’est Jrinka qui me répond.
Le ton est sans réplique :
« Djennaïm
Rejoignez-moi aux Bâtiments Gouvernementaux pour plus amples informations.
Jrinka. »
Je vis dans deux pièces de métal contiguës sans fenêtres – le néon, dans ma gorge altérée, prend le goût de ce métal. Je bois un aluminium blanc mêlé d’acier.
Je ne puis dormir.
Je suis sur un banc, les cils brûlés, suffoquant de vapeurs métalliques. Léÿnn pose sur ma table un plat à base de poudre.
Dans une chambre est la bibliothèque où ne se trouvent qu’une trentaine de volumes reliés en acier, lourds et larges ; pour les consulter je les pose sur la table. Le tome le plus épais fut composé en 1860 du Continent. Il paraît neuf. Il dit :
Dans les premières années du VIIe s., une intense activité tellurique bouleversa l’île d’Omma : séismes, tsunamis, prodromes d’éruptions.
Le Plateau des Yeux-Morts s’éleva d’une centaine de doughs en dix ans, à tout instant les Ommadhis sentaient le sol frémir, prêt à s’entrouvrir sous leurs pieds.
La mer agitait d’énormes crêtes de houle, et les lames de fond entraînaient les barques à plusieurs doughs à l’intérieur des terres. Les habitations se lézardaient, s’effondraient sur leurs occupants.
Ils furent contraints de se borner à des abris précaires, et la cour elle-même logea sous un ensemble de tentes qu’on orna le plus fièrement qu’on put.
La nuit, les chevaux sauvages, les Hatûku, peuplant l’île en abondance, galopaient au hasard, les yeux vides, affolés de pressentiments.
Le roi Hlêthô, après consultation des oracles, fit capturer une vingtaine des plus beaux Hatûku, et les dressa pour apaiser les forces souterraines.
Il fit ménager devant sa tente une aire ovale de cent bierses de long sur vingt-cinq de large.
Il ordonna qu’on aplanît tout le pourtour, et de dresser sur le parcours ainsi tracé les autels des Huit Dieux : il avait l’intention, dans sa sagesse, de faire courir les Hatûku côte à côte jusqu’à ce que les Dieux, voyant passer devant eux les mieux nourris et les mieux pourvus de leurs messagers, consentissent à s’apaiser, et à délivrer l’île de ses tourments : car l’oracle avait fait craindre qu’il ne sortît d’Omma, au terme des douleurs de son enfantement, un monstre vomi des Enfers souterrains.
On fit courir Horsa et Hersta, le plus beau couple du mâle et de la femelle.
Ils n’étaient pas montés, ni stimulés d’aucune sorte.
Ils honorèrent ainsi successivement Hega, le dieu des soulèvements verticaux ; Groned le grondeur, Glomodo le puant, la vague Shézimra, la vague Débortma, le génie des errances, et Panique-aux-Dents-Jaunes.
Mais le soir vint une tempête, et la lune resta voilée. On ajouta sur le parcours ovale deux autels aux dieux jaloux Glida du Vent et Beltista des Lune et des Nébuleuses, qui meut les nuages et leur accordent poids et vitesse.
Puis tous les Hatûkus, au nombre de cinquante, après les sacrifices favorables, furent lancés sur l’Arène.
Alors le soleil parut, et dessécha la terre.
Les hommes et les chiens mouraient ; les Hatûku seuls résistaient, et devenaient de plus en plus féroces et insolents.
Un nouveau songe effraya le roi Hlêthô. Il crut d’abord qu’il convenait e mettre en pièces nombre de ses sujets en les broyant sous les pierres, et s’apprêtait à le faire, lorsque les Prêtres éclaircirent le sens du rêve.
Hlêthô fit construire des planches à quatre roues pouvant tourner au Nord, au Sud, à l’Est, à l’Ouest. Puis il lança les hommes ainsi chaussés derrière les Hatûku, reliés par des rênes de trois soulées.
Ils devaient se heurter, et non pas se détruire. Hlêthô fit courir trois jours et trois nuits les Hatûku ainsi se relayant et harnachés, et le peuple accourut, priant et sacrifiant. De ce jour les convulsions s’apaisèrent.
Il fallut reprendre souvent la cérémonie, et lorsque le peuple et les Dieux se furent accoutumés, le 14 du mois de Mézonn 609, le roi Hlêthô établi leur date et leur pérennité.
À ce jour 7 d’azôl 1259, où Thamolt écrit ces mots, les Hatûku poursuivent leurs rondes, et sous leurs sabots marteleurs le sol et l’île ont maintenu leur stabilité.
Le manque de sommeil trouble ma notion du temps. J’en prends aisément mon parti.
J’habite une cellule aux murs blancs.
À intervalles réguliers, Léÿnn m’apporte des repas sans agrément ni frugalité excessive.
Le troisième jour, Léÿnn, au lieu de se retirer, se pose face à moi, les jambes repliées, détaillant posément mon repas. Quand j’ai tout achevé, il me fait le récit des Ponts d’Omma :
« Nadjib, me dit-il – et c’était la première fois qu’il me nommait ainsi – nous avons souvent l’un et l’autre tendu les chaînes ou retaillé les bois des passerelles. D’un bord à l’autre des fissures de l’île nous tissions nos ballets sur l’eau : ce sont les mêmes pas que traça la fée Ghinniz, l’Aiguille, lorsqu’il fallut réunir par des festons les pans mal ajustés des jupes d’Arimna, gardienne du volcan.
- Je connais tout cela, dis-je avec humeur.
- Nadjib, tais-toi. Tu ignores tes forces et tes fragilités, la carte des répartitions et le point où le pouvoir s’applique. Tu ne dois ni croire ni même imaginer un seul instant que l’île puisse s’écarteler. Il y va de la vie de tous. Or, Omma risque autant, Omma se montre aussi fragile et plus qu’au jour de sa surgie des eaux. Les ponts sont le rempart de la dissolution. Ne t’imagine pas non plus que séparés les uns des autres les Quartiers survivraient, car leurs côtes s’effriteraient.
« Tu joindras à tes bras la force des formules.
« Écoute, et n’écris point, car ceci n’est dans aucun livre :
Le premier pont est celui de Wregge. Il tient solidement, sur vingt poutres d’acier. Il porte quatre voies de route et le chemin de fer.
Il tourne sur un pied pour livrer passage aux vaisseaux. Il sera le dernier à couler.
Prends donc soin, chaque jour, lorsque tu le franchis, de te représenter, au point d’en ressentir le poids sous l’os de ton front, le choc sourd des cuirs, des laines et des peaux par lourds ballots serrés sur le goudron des quais ; solidifie dans ton cerveau ces parois sombres des maisons aux pieds rongés d’eaux noires, ces rues tendues entre les portes closes et ces trottoirs grouillants de vin ; les hauteurs combles des entrepôts où les comptables en blouses grises, de la pointe de leur crayon, dénombrent les blocs de laine entassés ; les salles basses où s’aplatissent à leur bureau d’acier les employés couleur d’amiante.
Le deuxième pont s’appelle des Enfants-Vieux.
Car tes enfants sacrés s’engendrent d’un an, d’un mois sur l’autre. C’est leur grouillement même qui les détruit, les traits déjà morts, effacés ; tu dois mentir ; surtout, mens, à crever.
Le troisième s’appelle Florence…
- Veux-tu dire, m’écriai-je, veux-tu dire…
- Et le pont de Marèk, et celui de Glomod, et ainsi de chaque pont tout autour de l’île : Pont Humide, du Sang-Salé, Pont-des-Morts.
Je devais les consolider tous, les tendre et les entretenir, et de tous dépendait la survie d’Omma.
- Tu dois rendre les pierres, Nadjib.
- Vous me les avez prises.
Au fur et à mesure de son discours, Léÿnn prenait sur son visage et toute sa personne les stigmates de la maturité. Au pont de Wreggen déjà une ligne se tirait sur son front. « Florence » creusa les ailes de son nez, « Glomod » tira ses lèvres vers le bas ; le pont du Sang-Salé ombra ses joues, celui des Morts élabora autour de ses yeux un fin lacis de plis secs.
- Je parle des pierres que tu as dissimulées, celles que tu réserves à Ferencza.
- Je jure sur tout ce que j’ai de plus sacré…
Il se redressa :
- Et qu’as-tu donc de plus sacré ?… Le Pouvoir ne se fractionne pas, Nadjib : le Pouvoir d’Omma ne se partage pas.
Je ne répondis pas.
- Tu fais le fier, Nadjib.
Il détourna la tête, ôta le plateau.
Quand, Léÿnn, vieilli, se fut retiré de devant moi, je dus superposer dans ma mémoire immédiate les traits gracieux et féminins du jeune adolescent que j’avais connu, et ceux d’un homme, déjà.
Il aurait eu près de vingt-cinq ans. Ces deux visages refusaient de se mêler : je n’en pouvais imaginer qu’un, et à mon grand effroi le plus récent d’entre eux prenait l’avantage, repoussant le premier dans l’oubli.
J’écrivis une lettre :
Djostiè Ferencza,
Mon Léÿnn a vieilli de dix ans. Tu sembles immuable, sur le fléau de la balance des âges, immobile encore. En ce seul point fixe je me réfugie. Je t’enseignerai la Langue d’Omma. Dis-moi ce que fuyait ton regard sans fond, quand bondissaient
les Forces s’étreignant sur l’abîme des mousses ?
Est-il exact, que du poing, souvent tu enserres la trace circulaire de ton esclavage ?
- connaître les détours de vos promiscuités...Que je voie ta main restée libre… Façons solitaires – je vais toujours au plus farouchement nié…
(Cette lettre n’a pas été transmise…)
Réf. 11 666
…siècle évanoui (…)
l’île surchargée d’ans et d’étages de fer ayant doucement sombré, lentement, lentement, comme un torse qui s’assoupit, durant cent années, sournoise, tenace, l’eau hissée pouce à pouce au long de nos murs, les rémissions plus angoissantes encore, un liseré verdâtre marquant le niveau sur la pierre, jalon inexorable, et toujours reconquis…
D’abord abandonnés les couloirs et les porches, les entresols – à travers les fenêtres agrandies les barque vertes qui s’en vont…
Je traversais le siècle et déjà me tenais assise sur les eaux, serrant le gouvernail au long de ma jambe…
...le peuple aux voiles vertes, aux bracelets d’or pâle, tournant et retournant ses barques parmi les pierres détachées qui sombrent une à une (…) - parfois c’est tout un mur miné qui s’effondre, et les blocs lourds s’écrasent en lourds éclaboussements- il n’y a jamais eu de victimes ou bien nul ne s’en est aperçu.
Quand un palais, quand une tour entière s’abattaient, nos barques tournoyaient plus vite, comme un essaim affolé.
Avec une précision hallucinée, Ferencza décrivait la ville émiettée.
Les poutres avaient brisé leurs faisceaux, présentant sur le ciel de la nuit leurs éventails d’acier, pelotes de tringles acérées. Les plaques de béton s’étaient abîmées toutes raides ; et les néons chuintaient en touchant l’eau.
Les « Relations » apocryphes du Comte de Goilsou font également état d’un engloutissement progressif survenu dans le courant du XVIe siècle :
...Les autres nations, pour l’isolement et la fierté ou l’île d’ « Yirkou » [sic] a voulu se maintenir, n’avaient pu ni voulu porter secours à la ville en péril ; l’eussent-elles entrepris, que nos peuples les eussent rejetées.
Plus loin, Ferencza évoquait la vie quotidienne d’Omma en ce siècle funeste ;
Nous ne pouvions occuper longtemps nos demeures. La nuit, ce n’étaient que navires de toutes tailles croisant dans les rues qui menaient vers le large. On construisit de vastes radeaux.
La natation eut la faveur du peuple et des Grands, car la température de l’eau se conservait étonnamment douce ; on redouta d’abord ce phénomène ; puis on s’accoutuma. Il suffisait de passer la fenêtre à la nage.
Des concours furent organisés. Pendant les tempêtes, la population se réfugiait sur les hauteurs boisées, avec les ours. Puis nous redescendions nager.
Les limites humaines furent repoussées. Il n’était pas rare qu’un homme se maintînt plus de cinq minutes sous la surface de l’eau. Je participai moi-même à ces concours…
Ma lecture est interrompue par un éclat de rire, Jrinka se tient devant moi :
- Elle vous a certainement raconté comment les ouïes nous sont venues ?… Vous n’êtes tout de même pas dépourvu de culture scientifique au point de pouvoir imaginer qu’un siècle ait pu suffire à une telle évolution de l’espèce ?
Elle agita ses cheveux de part et d’autre de son crâne :
- Regardez-moi.
Elle releva sa chevelure au-dessus de ses conduite auditifs :
- Ce sont des cicatrices. J’ai été brûlée très jeune.
Elle laissa retomber ses cheveux, mais ces traces en arc de cercle figuraient exactement l’aspect de deux branchies qu’on aurait grossièrement recousues.
- Vous allez sans doute lire aussi que la chaîne d’or a pour fonction de l’unir au Hatuk Vital, qui maintient l’île en unité ?
J’ai eu devant les yeux un lourd voile orangé qui paraissait se déplacer à travers la pièce.
Jrinka rit encore. Je n’osai lui demander d’examiner encore ces marques latérales, en arrière des deux condyles.
- Les écrits de Goilsou, me dit-elle, sont en vente, bien traduits, dans toutes les librairies. Ferencza a fabulé là-dessus comme n’importe quelle jeune fille de son âge, et nous n’avons introduit ces élucubrations aux dossier qu’en raison de leur valeur, disons, littéraires…
Elle me saisit les poignets, et je crus m’apercevoir que ses phalanges inférieures étaient reliées entre elles par une membrane palmeuse. Sa bouche sentait l’iode et le sel. Je sentis le désir m’envahir, que j’attribuai à l’épuisement.
Suite du journal de Ferencza
Les sillages battaient les murs impénétrables (…)
Le record des cinq minutes sous l’eau fut longtemps considéré comme iusurpassable. Un jour un certain Hans Krimmis, dont le monument devenu méconnaissable a été récemment détruit, provoqua une immense émition.
Ce Hans Krimmis, âgé de quatorze ans, n’était toujours pas remonté à la surface. Kes hommes-grenouilles avaient fouillé la vase, instable en cet endroit.
À cinq cents doughs de là, Hans Krimmis émergea enfin, hilare, au milieu d’un cercle de barques. Il avait émergé plus de trente-huit minutes sous l’eau.
Trene ans plus tard, nous naissions avec des ouïes.
Jrinka me dit :
- Certains rites ont perdu toute efficacité. Ils n’en doivent pas moins s’accomplir.
Elle se tenait devant moi. Elle avait dit ces mots d’un ton si bas et précipité, que je dus m’incliner devant elle pour les saisir.
Jrinka m’abandonna décidément, et me laissa dans une pièce à caractère administratif, où un Léÿnn devenu méconnaissable me fit signer des documents que je ne cherchai pas à comprendre. Un coup de tampon, et je me trouvai dans la rue, seul, ébloui, épuisé, n’ayant qu’une idée en tête – dormir.
Je suis retourné aux Zones Vertes.
Nourlik est là, qui m’appelle par mon nom véritable – plus taraudant, plus insidieux que jamais.
Mon répertoire me pèse.
Le public s’est figé.
« Étonne-moi ».
Je ne serai jamais un grand artiste, un grand orateur. Bloqué que je suis dans Omma, isolé de tout courant réel, au sein des brumes denses du rêve, il n’est rien qui puisse m’atteindre, ni rien non plus que je puisse atteindre.
« Enfants irréels, prêtres sans avenir, exclus du devenir adulte, le cul au frais sur vos prairies – ne sauriez-vous rien faire d’autre que gambader cul par-dessus tête dans l’éternelle rosée ? »
Ils rient.
Je me lasse de vous et vous de moi.
Vos mœurs sont irréellemen archaïques, nous nous sommes figés. Enfants pourtant seuls à pouvoir me sauver.
Je suis sinistre et pétrifié, sous la pétrification, la lèpre.
« Dès le début, la peur et l’ennui, et le désir de vivre, si fort, qu’il devenait désir de mourir. »
Ils rient.
Riez, riez de ma fausse misère.
Je les crois insensibles.
On souffre plus tard, sur ordre de soi-même.
Je ne veux plus être amuseur d’enfants.
Nous secoueront notre enfance de nous.
Je ne romprai jamais avec vous.
Ferencza frappe à ma porte. Elle s’assoit sans m’avoir quitté des yeux. (Je ne m’exalte plus d’un être, et tu l’ignores encore).
J’ai désappris.
Je passe derrière elle.
Je vois au sommet de son crâne la raie blafarde d’où partent les bandeaux. Le crâne est la face cachée – jusqu’au cuir chevelu qu’on entrevoit trop pâle et piqueté de racines – cette peau qui ne voit point le jour. Secrète audace de ce sexe étiré, plaqué sur la tête. Je cherche à deviner sous ses cheveux des traces, d’autres cicatrices – elle s’en aperçoit, et se moque de moi.
Elle tire d’un sac un fichier couvert de caractères excessivement fins, aux lignes serrées, que je déchiffre à l’envers.
Je la contourne.
C’est la première fois que je la vois de face d’aussi près : front bombé, pommettes marquées – partout la peau, lisse et tendue, prête à se rompre – la bouche une ligne pincée, paupières battantes. Un visage fermé, sur l’abîme. Et, tout au coin des lèvres, ce sceau à briser.
« Rien n’a prise sur moi, dit-elle, tout glisse sur mon front fermé sur mes joues lisses comme l’amiante.
J’ai dit :
« Ferencza, as-tu réellement écrit cela ? » - elle tient devant moi le texte de son journal.
Pour Ferencza la vie n’est qu’un jeu amer et poli – nous sommes d’une même race.
Les pommettes vacillent sous le trop-plein.
...En mémoire des jours où je t’ai connue vierge serrée sur tes solitudes – il devra posséder l’acuité d’une aiguille celui qui percera l’os dur du front buté qui s’incline – je suis parti plus tard marcher vers le sud, le vent m’accaparant…
Le vent me pousse en travers le long des murs d’usines et d’entrepôts, il flotte une odeur de bois gonflé de sel. Un jour la Ville trempera ses murs dans l’Océan, et Ferencza dansera sur les eaux.
« As-tu ressenti du désir ?
- Je désire, être seule à jamais.
Ayant vécu si longtemps siamoise. -
« Qui t’avait enchaînée ?
- Marèk m’a découverte et prise. J’ignore les pouvoirs que tu m’attribues.
L’eau vitreuse frémit sous la marée, je recule mon pied sur la grève, dans le ciel pourrissent des nuages roses, le vent racle le sol, sur l’autre rive le Camp de Berville tinte laidement. Et puis très haut soudain, contre le ciel aigre, la barre des Yeux-Morts.
Je rentre chez moi par le filobus, dont les stations régulièrement espacées me semblent exprimer tout l’ordre recouvré du monde. Les ommides aux odeurs de poisson s’assoient autour de moi, ils accrochent leurs mains aux tringles, échanges leurs vocables abâtardis, je me retrempe au contact de ces mains de pêcheuses dont les pores se dilatent à hauteur de mes yeux.
Le parfum du varech s’amplifie, les cahots du filobus se succèdent en rafales.
J’ai roulé deux heures sur la 47 bis , jusqu’à l’embarcadère : esplanade rocailleuse où se cache dans un repli la cabane du passeur, qu’il faut tirer de sa paix misérable. Un vieil homme courbé monte à ma rencontre. Nous gagnons l’appontement de rondins délabré au bout duquel se balance un canot à moteur.
L’île aux Morts – Gstaal – se rapproche.
Le passeur tient la barre. Les cendres de sa cigarettes tombent sur sa veste – dans le ciel passent de vastes ailes noires inidentifiables. La nuit est là.
- Cinq droskens, dit l’homme.
J’entreprends l’ascension des dalles funèbres.
Soudain j’entends le cri – le même cri que j’entendis naguère au bord du Lac aux Mousses. La flamme, en haut des tombes entassées en spirale, se tord et se déverse sur les tombes plates – ce sont autant de dents qui courent vers la mer – et je suis sur la pente – les lueurs dansent sur le mufle écumeux.
Le Cri verse sur moi le souffle de ces morts perdus en mer, je n’éprouve aucune crainte.
Je serpente parmi les dalles, guidé vers le haut, ma vie ne se brouille pas, les nuages défilent, contre la lune, à vitesse effarante. Ici le long du sol entre les pierres dépourvues de croix le vent se coule et s’humanise. Le sentier montant s’est perdu. Je progresse à présent le long d’un escalier aux larges marches, puis des genoux, des mains, de tombe en tombe. Le cri n’est plus que celui d’un humain. L’aube est infiniment loin encore.
Derrière moi la côté invisible d’Omma, sans aucun feu.
- Jrinka ?
Jrinka se tient assise au pied d’une tombe que la lune teinte de gris. Elle porte une étole où son genou écarté tend un triangle ; un madras est serré autour de son crâne. Le cri provient d’un bâtiment rond, à galerie, surmonté d’une flèche en torsade, au sommet duquel la flamme et le cri montent percer le ciel au-dessus des nuages.
Sous moi les lueurs se poursuivent de dalle en dalle – une robe à volants.
Jrinka se lève : dans son dos, entre les lames, se bosselle un crâne grotesque, sous lequel se déplie le corps biscornu du nain Glomod, je sens alors le froid dans mes cheveux.
Glomod me sourit entre ses dents brécheuses.
Je suis entré dans une salle rouge aux dimensions exactes du monument. Un feu violent monte jusqu’aux voûtes. Marèk et Ferencza maintiennent Nourlik chacun par une épaule, Nourlik qui se tortille faiblement sur le sol. La clameur déchirante n’est plus que son vagissement.
Il feint, le monstre – il darde sur chacun de nous ses yeux piqués d’un reflet roux.
Dans l’ombre se devinent les larges naseaux de Marèk. De Ferencza je ne distingue que la chevelure agitée par les soubresauts de l’infirme.
- Le Moment est venu, profère Marèk de cette voix si désagréablement nasale.
On soulève Nourlik, on le dépose sur une longue table nue auprès de laquelle une flamme mouvante découvre une bassine d’eau très chaude.
Glomod s’est précipité sur l’enfant qu’il couvre de caresses fébriles : incestueux accouplement de crapauds.
Jrinka l’écarte et l’horrible déshabillage commence.
Jrinka me fait signe. J’approche avec réticence. Marèk et sa sœur relâchent leur étreinte. Le monstre aux jambes repliées tente de s’échapper en se laissant glisser. Je porte la main à son cou couenneux. Les vagissements reprennent. Il faut enlever la chemise. Nourlik plie les bras et grogne. Apparaît un moignon gras. La poitrine présente d’incongrus mamelonnements retombant sur le ventre.
« Laisse-toi faire mon chéri, grince Glomod, ce ne sera pas long, si tu le veux bien.
Sa voix me retourne le cœur. L’eau chaude clapote sourdement. Le ronflement du feu se mêle aux respirations du Centaure et de Ferencza, qui s’est pris les coudes au creux des mains, fixant les larges yeux de Marèk dilatés à l’extrême dans la rutilance des flammes. On dégage les jambes.
Cela se tend comme un ressort, se déplie dans un bruit sec. Le pied revient sur lui-même en cliquetant, la cuisse se replaque sur la face inférieure du tronc, exagérément développée à la manière d’un cul-de-jatte. Une excroissance figure le sexe ; il se dégage une odeur inévitable et pénétrante.
- Au bain ! glapit Glomod. Au bain mon joli !
Il se frotte les mains, jubilant, la bouche huileuse. Ses lunettes pétillent. Jrinka et Ferencza portent sur leurs visages de poisson une gravité de prêtresse. La table agitée par le gigotement incessant du monstre manque basculer ! je le rattrape – ma mai, dérape. Je m’aperçois alors avec terreur que Nourlik est couvert de scrofules visqueuses, autrefois désignées sous le nom d’ « humeurs froides » ou scrumes.
- Ne le lâchez pas ! crie Glomod.
Marèk détache d’un crochet un racloir en forme de serpe.
Commentaires