PER TENEBRAS

& C O L L I G N O N P E R T E N E B R A S
Le jour même où j’entrais en maternité, ma mère fut admise à l’hôpital pour mourir. Mon ventre se révolte encore, bien après l’étouffant juillet 31 – chacune aux deux bouts de Prague est en attente, nos lits sont du même métal blanc. Dans mon corps une piqûre a libéré l’irréversible mécanique des contractions, car tout délai redouble le danger. La mort, elle, peut attendre. Pour ma part j’ai choisi le jour et l’heure. « Elle est tombée du divan » dit Máslo « les yeux blancs, la langue tirée mordue, les joues violettes. Quand les infirmiers l’ont emportée, elle a tourné la tête vers les tentures et les fauteuils, je comprenais mal ce qu’elle disait, c’est la dernière fois je ne reviendrai plus ou bien ne mens pas. Quand on l’a chargée dans l’ambulance, le Dr Kraus m’a juré qu’il était inutile de l’accompagner ; elle avait perdu connaissance : « Pane Kališe,Monsieur Kališ, il faut s’attendre au pire ». ...Mes premières contractions se sont déclenchées à point. Avec mon frère nous avons répété les exercices d’accouchement sans douleur, mais la nature en avait décidé autrement. Du plus loin que nous nous souvenons, mon frère et moi - il s’appelle Bronislav, mais on lui dit Máslo, Beurre - notre mère avait désiré la mort. Cette fois c’est la bonne. Une semaine avant cela, Beurre m’avait téléphoné de nuit : «Maman a pleuré dans mes bras. Elle criait je vais mourir. Elle criait dans un mois je serai là-dessous en montrant le sol je ne verrai pas mon petit-fils « elle s’agrippait à mes épaules » et Máslo disait ce n’est rien tout s’arrange mais rien n’y faisait. Elle s’est épuisée dans ses bras, il l’a reposée sur le lit. Depuis quatre ans j’ai vu ma mère décliner dans sa maison neuve. Mes parents se sont saignés, payant comptant, refaisant le toit. Ils ont tout retapissé, acheté des voilages. Beurre (Máslo) mon frère est resté chez eux avec les meubles ; une maîtresse en ville, c’est tout – mes contractions reprennent ; c’est Beurre qui m’a pris par les bras pour la respiration « petit chien », et quand tout fut fini chez nous, carrelage, enfant, isolation, c’est mon mon père qui a disparu et je me suis enfuie jusqu’en Turquie. Mon frère est normal, il couche avec d’autres femmes et torche au sol l’incontinence de notre mère. J’évoque la vie de maman sans pitié, puisque je suis revenue la voir pour mes congés : « ...dépérir... » écrivait-elle, « baume au cœur », dans les petits mots glissés avec les courriers de mon frère. Il me reprochait de manquer de chaleur, j’étais libérée des levers à dix heures trente-cinq, des traînements de pantoufles, des geignements et autres flatulences. Du jour au lendemain plus de pantoufles. Beurre avait résisté, opiniâtre, teigneux ; sa régulière habitait Žižkov, il lui menait la vie dure. Et moi, dès que j’ai vu la Turquie, je me suis mise à coucher avec n’importe qui et quoi, en femme normalement constituée : contraction, décollement ; contraction, décollement – puis plateau-pic, plateau-pic, une femme qui jouit, normale, quoi. Le pire dans l’accouchement, c’est l’impossibilité de revenir en arrière, l’engrenage, l’usure – la matérialisation du temps – « mère à mon tour », et tout ce genre de rabâchage tandis que le ventre mastique sa boule. Maman épiait mes amours, espionnait mes odeurs de doigts au petit matin, il m’aura fallu la Turquie pour jeter ma vieille au Bosphore, c’était longtemps avant sa mort, tu fais ton mari cocu répétait ma mère et qu’est-ce que j’y pouvais, moi, si mon mari avait fait un gosse à l’autre – « putain » ? ...au point qu’avant de regagner ma pièce au premier, j’avais hurlé dans l’escalier que celui-là m’aimait,que nous irions « vivre très loin » - Křištof, m’aimer ? Nous revenions du Maroc à Prague, Maman criait en pleine nuit, le cœur comme un pendule au bout d’un fil, mon père : « Ce n’est rien, ce sont les nerfs » - j’enfonçais ma tête en biais dans l’oreiller une bête pensais-je une bête a plus de dignité crevant de rage et de honte crève, crève donc elle était bien malade pour de bon – mais il est de ces basses planches de théâtre qui donnent à tout jamais le devoir, oui le devoir d’ôter à un mourant tout respect. Ma mère racontait ses rêves. Au petit-déjeuner. Toutes ses confidences par moi vécues comme autant d’agressions une jeune Tzigane a prédit dans mes rêves que je mourrai dans 7 ans – je suis née tard dans la vie de ma mère. Les femmes de ma tribu se retiennent d’avoir des enfants. Un malheureux de plus au monde. Sept ans plus tard, ses règles s’arrêtèrent, les miennes apparurent. Je ne pouvais pas savoir. Putain ! Putain ! Tels furent les derniers mots de ma mère. Derniers sursauts de vie. Jaillis du grabat. Quatre ans je l’ai vue décliner, sept et quatre onze, tard levée les premiers temps, tôt couchée, grognant, crachant, bavant, coups secs de savates vers les chiottes ou vers la cuisine, et Beurre, Frère Beurre, rancissait. Je ne souhaitais la mort qu’à vous seule. En moi poussait la vie, je voulais cet enfant, avoir une naissance à dire, ne retrouver à ma disposition que les mots de chacune – PADBOL. Les infirmières sont très froides. En vérité elles ont vu trop de morts. C’est mon premier accouchement. Elles se foutent de ma peur. Je n’ai pas crié. Sarah ma fille, un caillot sur le cul. 19H15, Lion premier décan, épisio. Mon enfant n’a pas de père : « Tu aurais pu me prévenir,que tu étais enceinte ! » Je n’ai pas eu confiance. Je ne veux pas non plus que Frère Beurre touche ma Sarah de ses mains gluantes. Il tenait mes épaules pourtant : « Serre mes bras, serre ! » On n’admet pas les pères en Tchécoslovaquie ni les frères, dans les blocs d’accouchement. Le seul homme qui reste, plus proche parent. Il ne savait quoi faire au début. Moi non plus. J’ai exigé sa présence, sa tête jaune ébouriffée comme une motte ravagée par la baratte. Comment avais-je pu supporter ces lassants exercices de grossesse ! Les services de maternité ne les imposaient que trois courtes semaines avant l’accouchement ! Une femme au loin hurlait ; ses respirations n’avaient pas été machinalisées. Dès mon cinquième mois, Frère Beurre posait sa tête sur mon ventre. Il avait surnommé le fétus « Blouky ». Fille ou garçon. Frère Beurre nettoie les déchets de notre mère : vide les pots, éponge le parquet. Je n’ai jamais craint, ces derniers mois, que l’agonie de ma mère déteigne sur l’enfant. Elle engueule son fils. Il lui est nécessaire. Il est là pour moi. Un autre homme est entré. Je l’ai vu. Il portait sur la bouche un masque prophylactique. Il m’a fixée avec ses yeux de mage, sur le sexe. Des boucles taillées dans le bleu, hypnotiques et saillantes – hypertrophie thyroïdienne (…) - regard bridé qui cependant n’envoûtent pas – je ne peux croire qu’une maternité ait pu convoquer un infirmier-hypnotiseur – Masló se tient à ma tête, pragmatique, haï pour sa pitié. J’ignore s’ils se regardent, s’il se délimitent leurs domaines visuels. J’ai senti battre mon cœur, j’ai poussé la tête de mon enfant. Si j’avais contracté mes muscles il serait mort. Tire sur tes bras disait Beurre (Masló) – Tirez répétait en écho l’infirmière mais je n’entendais que mon frère, l’homme aux exercices communs. L’inconnu n’a rien dit. Beurre et moi faisions très exactement comme à l’exercice, à 18h précises sur le lit sous le soleil variable des saisons. Je me rappelle jusqu’aux rideaux de notre chambre. Sa joue sur mon ventre, sur mes épaules après avoir soigné ma mère – Beurre aujourd’hui si calme, régulier, fonctionnel. Je n’ai obéi qu’à sa voix, dominant l’arrière-plan des infirmières glapissantes, et l’accoucheur a dit cuiller, épisio, une seule, c’est une fille Beurre a basculé vers l’avant, l’obstétricien l’a regardé mais Masló ne s’est pas évanoui, n’a pas bousculé la perfusion. L’hypnotiseur fixe sans tressaillir mon sexe ensanglanté au centre de Prague, et comme je l’aimais rien ne fut difficile Fleur de chair dit-il tyélovyi kvièt c’était mon enfant par la voix de cet homme intranscriptible et doux, agglomérat d’une langue très vieille et très douce. J’ai vu s’élever de mon corps un lys humain de kaolin blanc, dans les mains rosées de l’obstétricien. Mon frère disparaît tandis que l’on baigne Sarah dans l’eau pure dont le clapotis couvre presque le cri Sarah m’a-t-il dit n’oublie pas, »Sarah » pour la mairie mon enfant rouge encore dans l’eau claire et triste de ce bassin au ras du sol. Après avoir lâché le placenta je me suis endormie sans rêver de l’homme aux yeux fixes dont j’attendis le retour dans la plus pure et confiante sérénité, bien qu’il ne fût pas son père. Il avait des yeux ronds étirés à la fois par une espèce de contradiction entre globe et paupières. Beurre n’était plus là. Ni pendant, ni après le sommeil. Son abnégation se paie par une présence purement physique. Il a préféré ma mère, que je voulais voir mourir. J’ai mon enfant à moi, comme c’est étrange. Ce que j’aurais voulu, c’était sentir mon enfant ramper sur mon ventre, comme dans les livres et les journaux : couvert de glaires utérines et de sang, agité tout sale entre les deux peaux de nos ventres. J’avais à côté de moi un paquet tout aseptisé blanc, dans un berceau près du lit. Je dois me pencher sur la droite pour l’atteindre. J’y renonce et le regarde du coin de l’œil. Je me fais une fête de l’allaiter. La jouissance du sein. Ma mère qui meurt m’a élevé au biberon. J’avais pleuré en détournant la tête. Mais il faut suivre les instructions médicales, et je ne sais pas qu’on va nous causer du tort, à Sarah et moi. Le premier jour l’enfant vit sur ses réserves. Le lendemain je vis six biberons, encastrés sur un plat rond. Mes seins sont lourds. « Toutes les deux heures », me dit une infirmière. Pourquoi ? Les fronts se butent. Les niveaux de lait seront contrôlés, les températures. Si je pose Sarah sur mon sein, une goutte de lait de vache au coin des lèvres, elle s’endort, je suis moins qu’une vache. Cela me rend un peu triste. « Un peu » me fait peur. On me lange l’enfant, une chose qu’on enroule, « à vous, maintenant ». Beurre me raconte qu’à l’armée, on faisait démonter sous un linge, puis remonter, en un temps donné, un pistolet-mitrailleur. On m’engueulerait. Suis-je un poison. J’extrais mon propre lait par petites pressions. Je me tire quelques larmes. Qui est en danger ? Beurre passe en coup de vent : « Maman m’inquiète » . La mort avant la vie. Cela provoquera une crise terrible, malgré la télé couleur au pied du lit. Je demande aux infirmières si je me suis montrée courageuse. Elles prennent la tête que l’on inflige aux cancéreux ignorants (« Il ne doit rien savoir à aucun prix. Même s’il sait que nous savons. Sarah tète à heures fixes ; une employée coche une case. Mais l’homme est revenu. Il a reposé le biberon, la petite est venue sur mon sein non gradué. Il ne détourne pas les yeux. Mystérieusement je comprends sa langue. Il me donne son nom : Helmessens. Il passera pour le père aussi longtemps que je resterai là : un père plus âgé, pas un de ces freluquets bousculés par des plateaux de biberons Que faites-vous ? Le médecin dit… - Navratila nourrira son enfant elle-même. On ne prive pas une mère decon enfant. » Tout ce qu’il dit est merveilleusement grossier. Beurre m’avait trahie : c’était lui qui avait trouvé l’hôpital. C’était lui qui faisait proscrire l’allaitement naturel sous prétexte de vagues connaissances médicales – décalcification ? ...risques dépressifs ? Les infirmières se mirent à ramper. J’allaitai gloutonnement. X J’essaie de tous les tons ; tel un musicien qui prend puis repose tous ses instruments. La naissance n’inspire pas autant (de terreurs?) que la mort. Le peuple est moins sot que les philosophes : il n’a jamais entendu parler de la réversibilité du temps. Ce qui commence est beau : la maternité ferma ses portes juste après moi ; depuis, l’immeuble est reconverti en appartements. Des gens dorment et mangent, s’essuient les lèvres, à l’emplacement peut-être où coula tant de sang de femmes entre les étriers. Ainsi furent bâties, sur les charniers de la Montagne-Blanche (1620), des constructions d’entre-deux-guerres. Je fus expulsée : une prématurée. Nous n’avions pas pris garde à la raréfaction des parturientes : liquidation totale, saisie des étriers, du scialytique, nous ne l’avons su que bien plus tard : je ne suis pas restée huit jours comme ordinairement à l’époque. Beurre savait tout : on lui faisait un prix pour la mise bas, il a gagné quelques couronnes, et j’ai dû réintégrer le logement quelques jours après le départ de ma mère pour l’hôpital Na Frančisku. Étais-je seule ? Stores baissés sur la lumière, 23 juillet, mère mourant près de l’abîme, sur un fauteuil roulant, s’était cachée jusqu’à présent. Hannah Kipster appelée « Tante » ou « Kipster », jamais par son prénom. Elle pue depuis cinq ans sur sa cuvette. Beurre a vécu entre ces deux êtres, tirant son suc, sa bonté, sa chrétienté (…) - quelle obscénité, Beurre, quel inceste scatologique – ma Turquie est plus pure et féconde, c’est là que j’ai conçu Sarah, de je ne sais quel juif syrien. Ma fausse tante se relève quand elle veut, interminablement, claudique jusqu’au berceau blanc et lui donne le sein à ma place, cylindre de lait clair irisé par les rasoirs des persiennes. Je ne dors pas. Je regarde le corps de ma fille endormie, que je hais d’avoir été touchée, changée, allaitée par l’infirme. Beurre est absent. Il a choisi l’autre hôpital, notre mère qui se meurt. « Si vous ne venez pas à mon secours, je me laisse mourir entre Sarah et Kipster » : mon frère intercepte ma lettre : « Qui est cet homme ? ...en quelle langue écris-tu ? » C’est celle de ma mère, cet homme ressuscite notre langue en moi-même. Frère Beurre, tu n’es pas de ma race, ton père est différent. Les pneus crissent sur le gravier chauffé à blanc : ma première sortie se fait d’un hôpital à l’autre. Beurre passe le bras par la portière. Je lis sur son profil que rien n’est si grave, que maman reviendrait à sa place, toute sa place, allongée sur le divan comme un Christ de Pietá – je ne sens pas sa mort – tout se reverse entre Beurre et moi dans un tacite et vaste marécage de contrariétés complices. « Elle s’en tirerait » dit-il. Quand j’ouvre la portière une bouffée de four sort du sol, je tiens mon enfant dans le creux de mon bras comme un alto : « Zinnia est consciente » dit mon frère « et pourra l’embrasser ». Je m’essuie les lèvres. Il dit qu’elle sera peut-être « fatiguée » ; non pas « moribonde » : ni miasmes, ni bénédiction. Nous marchons sans nous soutenir sur les petits cailloux qui crissent. Des tiges de fusils se lèveraient sous ces autres persiennes – feu ! sur l’enfant vivant dans sa laine blanche – en face, au premier étage, on meurt lentement : « Jamais personne n’est mort ici » dit Beurre en souriant. l’infirmière le trouve amusant. « Soyez plus aimables envers les mourants » - je veux des voix d’homme, des mains de médecins à mon enterrement. « Suivez-moi. - Chambre 6 ou 26 ? » Tous les numéros sont bons pour mourir. Une roulette russe où tous les logements seraient garnis. « Bonjour Mère » - différente pour Beurre et moi, mon cadet de dix ans, dont la naissance l’a défigurée. Rendue vieille. Máslo (« beurre ») s’assoit sur la chaise, il sait ce qu’il faut dire et faire, il n’en est plus aux premières visites, il feuillette la Bible ou la revue mise à disposition, à l’exclusion des hebdomadaires satiriques. « Berlin n’est plus un danger pour les femmes » - Beurre lit tous les échos.  Ne pas parler, ne pas la fatiguer. Vider le bassin, changer l’eau du verre, sans prendre la main, ni tamponner le front. « Pourquoi parler ? Elle délire ! » Tu m’as balancée du train, tu ris, c’est toi la plus jeune maintenant, je suis sur les voies, et toi dans le wagon, tu n’as pas tiré l’alarme, tu ne m’aimes pas - la voisine : « on ne peut plus lire » - une simple entorse, Docteur ; dans huit jours elle tâtera le cul de ses poules. Beurre tourne ses pages - « Frère Beurre, Frère Beurre, notre mère ne fait même pas attention à la petite : je la pose sur le drap, je la présente, Zinnia Mère détourne ses yeux cireux » « Je suis à Kraïlova » dit-elle « mon père sur le quai t’a vue, il t’a vue me pousser , crois-tu qu’il bougerait » - c’est ton lit, Ma Zinnia, les ressorts qui sautent il n’y a pas de train, calme-toi silence à côté je ne peux pas me concentrer, mes mots croisés, merde ! « je n’y arrive pas » dit la mère « Je nte t’ai rien demandé à toi, terreuse ! » Scène lâche. Beurre lit. Ma mère invente à mesure, entend parfaitement ce que je dis, comprend tout, et sait où elle se trouve . Connaît son délire.Si on l’en détourne elle s’obstinera, comment peut-on , chutée d’un train, converser avec sa fille ou des lits voisins, si l’on a une perfusion, là, dans le poing… « Je suis Sarah, maman, pour une fille tu avais dit « je choisis Sarah », ouvre les yeux. D’où qu’elle est d’où qu’elle sort dit la délirante qui c’est-il , je ne veux pas voir cette gosse pas de chez nous, pas de chez nous , sûre de ne pas avoir baisé un Noir c’est une fille de Noir » frère Beurre lit sans se démonter des statistiques de viols Tu ne reconnais pas Beurre ? - Qui est cette morveuse, à qui est-elle ? poussée du train – Tais-toi maman dřz hubu Beurre déplie l’une après l’autre les pages de son journal : « Tu exagères » dit-il, « parle correctement ». D’où sort cette enfant bronzée comme du cuit - Tu ne délire pas, je t’ai bien reconnue, tout remonte à ta surface... » Helmessens est venu exprès. Sa barbe fait penser à ces copeaux qu’on place, à la campagne, sous le cou du mort en bière. Tous savaient que ma mère allait mourir, elle-même : « Raconte ce que tu veux je sais que je ne reviens pas chez nous. » Par-dessus l’épaule moribonde Helmessens fait un signe de connivence un peu appuyé. Je ne veux pas de lui la perfe ction eunuque des prophètes. Beurre toussote, repose le journal. Je me fais des reproches : aimée, fraîche accouchée, prête à reprendre « des rapports », moi-même j’ai frôlé ces deux portes et sans dégoût. Beurre s’occupe à prendre le pouls, à gratter de l’ongle le crâne sale  ICI ON NE LAVE PLUS LES CHEVEUX – TADY UŽ MYJEME VLASY chaque hôpital a sa spécialité. Mère était bouclée, toute blanche après des années d’oxygénation – Beurre tourne autour du lit : les draps sont toujours impossibles à border. Ils flottent. Mon frère privé de mécanique à bien faire. Mère j’ai toujours bien Fait mon service Ô ma mère Mamie... Beurre est un chancre mou. Dur comme un forçat. Baise ma mère au front et s’en va. Je me présente alors tout intimidée dans les bras d’Helmessens. X Nous mangeons debout, sur des planches à hauteur de poitrine, en lieu informel. Partout des ouvriers qui bâfrent : poulets ensauve gélatineuse, brandades froides, morues et plats sans qualités. Quelques places assises occupées, près des carreaux conchiés de mouches. Soleil couchant du centre ville, gris de quinquets à l’économie. On vous sert comme au snack, en montre du doigt. La hauteur de plafond, les coins sombres et les réverbérations, incitent à parler bas : « Écoute... » Nous commandons une purée-saucisse, purulent et tourmenté comme une bite de diable, premier indice d’une correspondance de goûts. Les doigts rattrapent les cochonnailles brûlantes, et nous soufflons dessus à creuser les joues. Nous avons de l’appétit, je suis encore gonflée de mon nouveau-né. L’appétit de Helmessens me remplit de fierté, sa goinfrerie pourrais-je dire, accompagnée de roulements des yeux et de mastications béantes, où la trituration linguale de la purée s’opre à ciel ouvert. Ses pommettes luisent, sa barbe luit, la sauce prophétise l’infarctus. Helmessens est solide. Il serait sot de ma part d’analyser les progrès de ma tendresse et ses critères de croissance. Aucune femme ne tombe amoureuse d’un homme qui, disons le mot, bouffe comme un dégueulasse. Mon empiffrement, quoique moins visible, ne le cède en rien au sien. J’aime reconstituer ce baudrier de gras qui collait à mon ventre. Les hommes ne connaissent pas ce prolapsus, sauf à supposer qu’un 35 mm ouvre un corridor à leurs entrailles. Même la table est surmontée par des tuyaux d’aluminium. Autour de nous règne un vaste hall voilé de halos, de mets fumants, de volutes tabagiques. Helmessens subit un renvoi discret, cherche du doigt le pli perdu de ses pantalons. Moyennement deux babas nous émigrons discrètement vers deux banquettes d’encoignure à l’instant libérées, dont la nuit aveugle la vitre. Nous buvons deux blancs secs de prolos . Elle et moi viderons notre sac comme il convient aux hommes et aux femmes de Josefov. Nos reflets se perdent dans la crasse contre la nuit venue et les trams transmettent leurs vibrations à la vieille pub inversée Bière Hensko, avec la cigogne sur la banderole. Nous faisons durer le baba. Je suis la seule femme ici – les jeunes filles ont pris possession de longues promenades où l’on se touche à peine les épaules ou aux tailles – j’ai connu cela bien avant mes escapades turques – mon passé – combien court… - ici je touche l’homme en dépit des genoux et des coudes éloignés par la table – vu les épaisseurs de bière, de « Baba-Purée » - vu tous ces hommes honteux qui se sont repus là entre deux journées de travail. Je descends des Frères Moraves on connaît ton histoire par cœur, Helmessen : l’histoire de mon peuple et la tienne, mais je t’admire au point de t’écouter prêcher de gros quarts d’heure au pied de cette haute vitre sur la nuit : comment Jean Hus, Recteur, finit sur le bûcher de Constance , en dépit du sauf-conduit catholique et ses cendres dispersées ; comment les Moraves ont été vaincus en 1639 à là Montagne Blanche. Mais ce qui n’est pas dans tous les livres, c’est que l’on aurait formé dis-tu des communautés en langue secrète, à base de dialecte morave, substituant selon le code certaines consonnes ou voyelles. Les Frères Moraves existent ncore aujourd’hui, de l’Allemagne aux États-Unis, certains irréductibles retranchés dans les gros bourgs des petites Carpathes, au nord-est de Bratislava. Mon père mort ou disparu m’apprit ce code, malgré l’entière laïcisation. Tout m’en revient à t’écouter, mais tu n’auras pas connu mon père, bien que ton âge et le mien soit le même. Tu me récites et m’assènes des passages d’histoire et de grammaire, et tout me revient en mémoire. Complices assurément, et je n’aurais pas pas pensé – que tu abattrais tes cartes. Il est chez certaines de nous je ne sais quelle part haïssable jouissant de la fragilité des hommes. Tu gaffes, tu parles, tu manges populairement, ta voix trouve l’enfant à travers la barbe. Je devrais adorer, sans attendrissement suspect. Tu regretteras de t’être montré jusqu’au fond. Un jour je te reprocherai ton manque de réserve, en dépit de tes rires ou de tes énigmes. Le langage coule entre nous, rocs soudains de consonnes au sein de constellations de voyelles, avec d’imprévisibles presqu’îles de finnois… L’établissement se vide, nous restons sous les plafonniers blêmes, tandis que les cuisines au fond tintent des grands plats d’aluminium rincés dans les éclats de voix… Om fôf di r’ôm chajof n’fozi – ce qu’il n’aurait jamais dû dire - « marié depuis dix ans », banal et très beau, avec ces mots d’une autre main, « autant de langues chez un homme autant d’hommes nouveaux ». Ces confidences éraillées de tout homme à chaque femme nouvelle, énigmes éculées dans d’autres bouches en tchèque masculin, se chargent d’échos étranges mal définis. Il l’aime dit-il et la trahit sans plaisir puisqu’elle a obtenu la liberté - tous les hommes pourront un jour lui plaire en érection sentimentale – comment ne pas le croire avec la gueule que u envoies par-dessus tes mots (bien sûr tu ne voudrais de mal à personne) – j’aurais aimé t’admirer. « Elle te trompe », dis-tu ? et tu la trompes aussi ? ...êtes-vous sûrs de ne pas vous tromper ? Vous vous dites bien tout ? Lui parleras-tu de moi ? Helmessen ! « Ils me disent ne cède à personne (qu’à toi-même) – si les hommes savaient pourquoi nous les désirons ! - quoi qu’ils aient pu faire ou dire. Quant à l’homme, qui choisit-il ? ...jusqu’au dernier moment, la femme retroussée peut dire non, se redresser – ainsi je ne t’aime – que pour l’avoir décidé – puis qu’on me parle de ce qu’on voudra, beauté, barbe, politique – nous discutons subtilement des arcanes de Prague en ce mouis de juillet 19… …. ….Vous vous séparez. Il est tard. Les vitrines éparses ont éteint. Chacun gagne sa station, l’homme la 123 vers Dejvice, toi la 21, « Višrad » Vieux Fort Venteux sur la Vltava, murs ébréchés, Saints-Pierre-et-Paul toujours caché par ses échafaudages en croix qui se rouillent - et la clef qui se tord et qui grince au 4 bis de la Libušina : bâtiment noir à trois étages étroits – le quai dehors qui ronfle au ralenti, vers les piscines, Branik, na Mlejnka, Modranská… X X X Quand je rentre c’est à hurler. Mon ventre vide se contracte et mon cerveau plie comme un ventre. Tout appartenait au grand-père. À présent nous devons louer, nous cloîtrer au second, avec un enfant de plus. Juste ces cris de tétées de nuit, que Maman meure ou non ; simple rappel de temps à autre, mémoire encombrée en si peu de jours (ces combles à poutrelles sur plancher friable où rien ne doit peser. Je vois Frère Beurre, Tante Zapakh et ma dernière-née. Je sors m’étourdir, Prague n’est pas la ville où l’on s’amuse, mais que ferais-je, passée la porte ? on m’a seulement crevé cet abcès du ventre. Beurre est à table. Comme la place manque pour un bureau, il rédige ses enquêtes sur la nappe débarrassée. Je ne critique pas le gouvernement, qui fait ce qu’il peut ; mon frère ne le supporterait pas, puisqu’il travaille pour le Ministère. Il servirait n’importe qui. Ce n’est que mon frère, mais il pourrait m’adresser la parole ; je ne suis ni vieille ni percluse. Quand il n’est ni au travail ni au Secrétariat, il se force à garder tante Zapakh, cette Vieille-qui-Pue, qui n’a pas besoin de lui, qui se gave de notre argent. Mon frère est martyr consentant. Depuis quand n’a-t-il pas vu même un jardin public ? Elle lorgne la minuscule Sarah, 8 jours, qui rétrécit l’appartement sous ses cris, Pour moi, je sors – je sortirai sans cesse même dans ces rues sans rien d’autre à voir que le  vent ; quel Tchèque ne connaît pas le moindre coin de son pays ? Tante Zapakh se plaint. Gémit sur elle sur son fauteuil. Nul n’y prête attention, mais je crie pour ma fille. Qu’elle ne devienne pleureuse. Un soir elle aura disparu de la pièce du fond, théoriquement réservée à Zapakh ; depuis la naissance elle a préféré traîner son fauteuil parmi nous, Si j’étais fille à zizanie, j’avertirais la Commission d’Attribution et e Répartition. Beurre pourrait témoigner, j’en subirais tôt ou tard la conséquence, bafouer l’infirmité d’une vieille dame. Je sais qu’il pense à ma mère, notre mère. Simplement, je n’en parlerai pas la première. Dans cette pièce au fond sur la cour ils ont aménagé le berceau d’osier, je dois passer devant Zapakh pour consulter le sommeil ou les yeux de ma fille, mais la tante châssieuse m’informe toujours avant que je me sois penchée moi-même. Des choses qui n’ont l’air de rien, qu’on n’aurait pas l’idée de dire : juste des questions d’enfants, d’avenir du peuple. Langer, par exemple, des seins qui pètent de lait moisi, c’est plus drôle n’est-ce pas, une explosion utérine, pardon, pardon. Mais les merdes du bassin qu’elle oublie de vider si Beurre ne le fait pas, se mêlent à celles de ma fille toute fraîche. Les bébés chient fraient, le vieux sent le cuir. Zapakh par l’odeur alléchée accourt, oubliant de cacher son infirmité pour tamponner, talquer, avec un soin maternel… qui n’aime ma fille que pour me nuire et ma fille en dépit de son inexpressivité de nourrisson semble s’abandonner dans ces bras-là. Beurre approuve en brassant ses statistiques, heureux que les salaires de la Želesnice, les Chemins de fer, aient pris 3,22 % de mars à juin... Je devais garder le lit, le médecin l’a dit. Au moins ne plus marcher, moins faire l’amour (qu’en sait-il) bref : le divan, le coussin sous la tête, au salon où mon Frère travaille sans lever les yeux, je ferme les miens juste où passe précisément l’ombre de l’abat-jour. Je peux penser à ma mère. Excellente occupation. Elle mourra. Je n’y crois pas pour autant. J’ai le temps des états d’âme. « Beurre, tu m’emmènes au cinéma ? » Nous voyons de bons acteurs, nous rions beaucoup, même en noir et blanc. Quand je mange une glace je ne pense plus à mes seins qui s’enkystent, je ne savais rien de tes machinations, Beurre, ces Lubitsch manquent de finesse, je suis heureuse avec mon frère, il devient dans le noir un ange sans malice… Chez Zapakh de brutaux réveils de conscience : « Je ne peux pas m’occuper de ma fille ». Irresponsable et dingue. S’étourdir est difficile à Prague, à moins d’aimer la marche. Elle m’ôte le biberon, les couches, l’enfant « C’est l’heure de dormir à présent » « C’est moi ta maman, Sarah ». Elle nous appelle « Maman Mavratila » et « Papa-Beurre », d’un coup je veux lutter encore. Que me reste-t-il à faire au retour de mes marches ? me comprimer le ventre. Mon alto reste dans son étui, les impresarios m’oublient, je touche l’allocation et Maslo travaille pour tous. On m’attaque sur ma paresse, sur ma jeunesse et mon irresponsabilité. Zapakh règne. X X X ...Les hommes sont nécessaires, quoi qu’on dise en Occident. Où rencontrer Helmessen ? Nos connaissons nos adresses, le destin guette, Helmessen marche dans Prague, montant et descendant les 7 collines, il se trouve que nos chemins ne se croisent pas. Beurre, au secours ? Il ne s’agit pas de solitude, notre appartement ne nous permet pas de nous éloigner, seule Sarah ma fille reste isolée, avec la grand-tante, et je n’ai pas accès à cette pièce. Je ne me sens faible qu’aux moments des soins de l’enfant. Beurre ne proteste pas, n’ararche pas ma fille à Zapakh ; elle n’est pas plus infirme que nous, puisque les cris de l’enfant la lèvent de son fauteuil roulant. Au contraire de moi. Je m’en veux, je dors mal, de nuit j’entends mon frère porter du lait chaud. « Oui ? - Pourrais-tu sortir de tes dossiers ? - Je te distrais du mieux que je peux. - Protège-moi de Zapakh. - Ele fait de son mieux. - Maslo, elle prend mon enfant. Sarah préfère s’endormir sur son épaule que sur la mienne. Quand je lui dis bonsoir, elle continue à crier. Après le baiser de Zapakh, plus rien. Le calme. - Tu es la première à lui demander de garder notre - ...l’enfant./ - Beurre, prends-toi des congés, reste avec moi. - Je ne suis pas ton mari. Les autres n’accepteraient pas. - Trouve un prétexte. - Mais je ne suis pas malade ! Le travail de Beurre est de rester des heures face au mut de soutènement, au fond de la tranchée. Le soleil ne pénètre jamais dans ces bureaux à hautes vitres sales, sauf de 2 à 5 en été. Il compte les trains,vérifie l’état des aiguillages, avec de lourdes machines à écrire qui mâchent férocement dans un hangar reconvertis. Des chefs. Des intrigues de bureau. C’est cela, Beurre, que tu ne veux abandonner pour rien au monde ? Pas de passe-droit. L’avancement se fait à l’ancienneté, au jour près. Ton métier te hérisse.Tu es bien noté, « trop docile », « servile ». Tu n’es pas estimé de tes collègues. Ta maîtresse ne figure pas dans le personnel. Peut-être pour l’étoile rouge, ou « services par le Père » - ils ne peuvent pas te virer – IL FAUT – seule devise à graver TO NUTNÉ ! - sur ton émail de pot de chambre – pouah Beurre, pouah ! - au moindre borborygme de Zapakh tu obtempères service / service et tu te pares de vertu – si tu restes ici tu ne prendras pas de congé, tu feras la plonge et le balai chez les féministes, frotter le bahut et graisser les roulettes du trône et tu tiendras jusqu’à juillet 3 800. Sur ta tombe on mettra CONSCIENCE PROFESSIONNELLE mais jouer de l’alto, Masló, à cinq mois de grossesse, tu ne pourrais pas. - Mais qui a besoin d’une altiste en Turquie ? » Personne, Masló, personne. Il prépare une grille horaire : biberon, promenade de l’homme, lecture, ménage, torchage Merci mon Beurre d’avoir tout compris : mon ventre orphelin, Helmessen évanoui, Prague sous-éclairée sur les deniers publics, le ciné à côté de mon frère, vive les tranches horaires « Pars vivre avec le père ou sinon suis mon plan  c’est ta seule issue - Je n’ai plus de volonté. Beurre. J’ai oublié le nom de ce Turc. Non je ne pouvais pas choisir. Un grand métis Adem Baki ce genre, tu crois qu’ils ont des cases et des emplois du temps par là, Maslό, as-tu vu Beyrouth ? Moi, oui. Par visa spécial, 48h. Et je suis aussitôt remontée sur Antioche, raconte ma vie ne la vis pas. Car tout est contre moi, contre nous, tu triches mieux car en toute inconscience – vois seulement ton front. Tu le dis mère indigne, étourdie, flemmardière que répondre Beurre, Beurre, qui de nous deux propose les titres les plus nuls des comiques afin de faire la gueule au retour – et Sarah ? - je ne dis rien, ni toi, mais ton front parle mieux que toi – et tu m’opposes – ta conscienre professionnel, « Je suis un Tchèque occupé ». Non seulement tu ne prendras pas de congé, mais tu réserveras tes instants libres pour Notre mère la morte imaginaire bien foutue de crever pour faire l’intéressante eh bien c’est raté car je l’ai oubliée. Je mets au monde, moi, je tire ma fille des tenailles de la mort je me contretous de ceux qui crèvent et travaillent et vivotent à la Č. S. D. Chemins de Fer Tchèque Československé státní dráhy je compte - t‘accompagner à l‘hôpital (...) X X X „Au moment de prendre la parole pour l a première fois, moi Beurre Maslό que dire après ce réquisioire On m‘accuse de tout Je suis comme ça Dressé comme ça „Juste un an d‘infirmier pratique où j‘apprends à vider les bassins et les pots laver les yeux mais le Devoir mis dans les têtes d‘enfants y reste pour toujours. „Tu dors et la sécurité sort de toi, le besoin de Dieu d‘un Dieu d‘on ne sait quelle récompense. „Je ne tremble pas devant les chefs. Ce sont mes chefs je pourrais l‘être comme eux, dans dix ans dix hommes sous mes ordres. Mon métier ne m‘aime pas ne me déprime pas non plus, où trouver là de la perversité ? je rapporte du travail à la maison parce qu‘on m‘en donne, qu‘y a-t-il de mauvais dans le régulier, dans l‘adultère où tout le monde aspire ? „Les hommes muži disparaissent tôt , son père et le mien – divorces, fugues, fuites Je suis le seul qui reste – Navratila exogamise en Iran et met bas sa bâtarde qu‘ai-je à foutre d‘un bébé que je lave, que je lange. Heureusement Zapakh me seconde : peut-on imaginer que j‘aime Zapakh ? les mains crochues, traîne-savates, la petite la tire de son fauteuil, la fait marcher sans cannes, il est bon qu‘elle voie la vie une dernière fois. Ma sœur est heureuse ! Les femmes reombent toujours sur leurs pieds. J‘ai moi aussi ma solidité : du fer sous le front de Beurre. J‘agis par devoir „peur de la liberté“ - les petits malins ont réponse à tout. J‘aurais aimé me faire caliner, Navratila aussi. Mais peut-être ma mère ne m‘a-t-elle jamais bercé. Si je m‘en ressouvenaix, si je pouvais le revoir en jeune mère, émue sur un berceau en bégayant des idioties, peut-être que j‘en pleureraus – j‘étais sur ses genoux, voyant tomber la neige à la fenêtre. Elle m‘a raconté comment j‘écoutais la T.S.F. en me dandinant. Comment je répétais tel ou tel gargouillis. Si j‘atteins 80 ans, ça m‘obsédera. Aujourd‘hui je soigne ma mère, sans pleurer, celle qui dès mes quatre ans m‘engueulait parce que je restais sale ; parce que je répondais, parce que je pleurais d‘être engueulé, passant sur moi toutes ses acariâtreries. „À quatre ans je me confiais à ma poupée au fond du placard : „Ils me disputent tout le temps“ - car j‘avais aussi mon père. Elle n‘en parle pas, la Navratila, de mon père à moi, deson beau-père : aussi veule que l‘autre teigneux. J‘ai connu les deux hommes, je les ai vus se battre. Le teigneux est parti, le veule est resté. Un père qui se plaint, qui se renferme, et qui explose : c‘est pour les fois où je n‘ai rien dit. Tu attends. Tu ronges. „Où a-t-on mis le petit frère, Navratila ? Celui qui est mort, étouffé entre mur et matelas ? J‘avais cin ans, lui six mois, dans quelle boîte ? Quel cimetière ? Obšanské ? Vinchrasky ? Tu as oublié la tombe ? Tu n‘as pas oublié que c‘était ma faute, que j‘aurais dû surveiller le petit frère ? J‘ai enterré tout ça. Je soigne ma mère, et sa tante, ou cousine, Zapakh, „Qui Pue“, la bâtarde du Pérou – on partait beaucoup, autrefois, de Tchécoslovaquie… „Je vide les pots, je régule la perfusion, je quitte la chambre à l‘heure des soins. Je dois racheter les thumatismes, les sciatiques, les lombaires coincées, l‘anus en bouillie, la vessie dans le vagin, la tête dans un étau, tous les pleurs, tous les tourments que j‘ai fait endurer, misérable petit garçon. „Toi qui l‘as connnue avant moi, est-il exact qu‘après ma naissance, une vraie boucherie, du sang partout, pardon de naître ! est-il vrai que ma mère ait perdu sa gaîté ? que je l‘aie transformée à ce point, qu‘elle ait séjourné six mois en hôpital psychiatrique ? … Je la soigne, je lui dois bien ça. J‘évite seulement de la toucher, parce que cela ne se fait pas. Il est bien tard pour racheter. Je vais à l‘hôpital tous les deux jours, dans la Kubelikova. Tous les hôpitaux sont très propres, avec des couloirs et d‘étranges odeurs. Les civières défilent distraitements, couvertes de draps blancs. Sur les vivants et sur les morts. C‘st irréprochable. „Le personnel est composé de jeunes femmes qui ne baisent qu‘aux jours prescrits, sans puer des aisselles. Une chance en vérité d‘avoir trouvé cet hôpital, à proximité de Žižkov. Ma mère se trouve dans une chambre à deux lits, c‘est une faveur. À présent, que l‘on abaisse ou relève le lit, la tête bouclée de Maman ne se redresse pas, reste sur l‘épaule gauche, comme lorsqu‘elle avait glissé du sofa. „Elle ne relève plus les bras. L‘infirmière la nourrit. Pour boire, un vase de plastique avec son couvercle, où l‘eau croupit, chacun fait ce qu‘il peut. Le dessus du ciouvercle comporte une tétine. Parfois c‘est l‘eau du robinet, car il en faut pour tout le monde. Des purées, des compotes, tout ce qu‘un moribond peut désirer. „Chaque jour sur le graphique je vérifie que Mère a pissé tant de centilitres. Cela me rassure. Mais puisque l‘infirmière a peu de temps, je suis épouvanté : c‘est moi qui nourrirai ma mère : Vous savez bien nourrir un bébé au biberon? ce n‘est pas plus difficile. L‘infirmière m‘a jeté un baiser en passant, me voici seul avec ma mère. Ses yeux restent fermés. Elle verrait sur le mur blanc la barre au pied du lit, quelques formes, le store au bord des yeux ; depuis sa cataracte, elle voit trouble, ses lunettes épaisses ne quitttent pas la table de nuit, l‘un des verres est opaque. Ouvre la bouche. Sa lèvre se creuse comme chez l‘enfant, aux rides près sur la peau moite : griffures où les Aïnos semaient de la sciure. La bouche se referme en serrant la cuillère. Je n‘oublie pas de râcler le pourtour des lèvres pour ne rien laisser perdre. Maman déglutit, heureuse. Soudain je me détourne pour pleurer : juste un picotement soufré là où le nez se pince , car à présent c‘est moi qui nourris ma mère, avec les mêmes gestes ; la passation des pouvoirs annonce ma déchéance. „Ainsi ma véritable mère chantait-elle ses encouragements poour son petit Mathias qui bavait si gentiment sa compote. X Beurre torchait notre mère, et je détournais les yeux. Comme il en faisait autant, nos regards se sont croisés. Horriblement gênés. J’ai fait rebondir mes yeux sur le rideau. Masló s’est repris, lui a donné le biberon de plastique je dois redevenir enfant afin d’être sauvée. Réduite au nourrisson. Mon frère a changé l’eau, rajusté le couvercle, place sa main sale sur le cuir chevelu de la mère – pourquoi n’avait-on pas prévu le shampoing ? - et veut se retirer. Mis à part le bonjour, „Ouvre la bouche“ et les nouvelles domestiques, il ne lui a pas adressé la parole. Peut-être suis-je dure, Masló ressentait-il tout ? Je me suis tue comme lui. Pas un mot pour ma mère. Beurre et moi conversions sur deux chaises séparées. Nous avons parlé un peu fort, articulant de notre mieux pour que la moribonde entende, et cela manque de naturel. La mère est au courant de tout, vente de la voiture, pris du kilo de pommes de terre, démission du Secrétaire d’État. Peut-être aime-t-elle mieux qu’on parle d’elle. Si cela nous arrive, elle répond, très peu, cherchant au creux du ventre l’énergie nécessaire. Nous pensons alors qu’il ne faut pas la fatiguer. Parfois nous lisons, à tour de rôle, à haute voix, le volume édifiant de la bibliothèque d’hôpital, ponctuant de „ça va ?“ ou de „tu te sens bien ?“ qui ne veulent rien dire. Notre mère aimerait simplement qu’on la touche. Sauf errreur ou omission, c’est Masló qui donne le signal du départ. Nous appliquons nos baisers sur le front moite, la mâchoire maternelle tremble d’émotion au revoir comme une écolière, à moins qu’elle ne soit endormie. Et quand nous ressortons dans le soleil brutal, je m’aperçois que pas une seconde je n’ai pensé à la petite Sarah. Beurre me dit que le volant lui brûle les mains. Nous abaissons les quatre vitres, il dit que notre four est comparable à ceux d’Auschwitz et trouve ça drôle. Sa main pend au dehors sur la portière comme une queue sur une cuisse, et je ris à la deuxième blague. Le courant d’air lui suggère des vents intestinaux, nous nous esclaffons à n’en plus pouvoir. Nous ne parlons pas de la malade, si ce n’est pour réviser nos informations communes : la scène d’hospitalisation, l’avant-dernière visite, les soins et la chaleur. Ni souvenirs ni tendresses. Nous complétons nos emplettes alimentaires. „Beurre, pourquoi ne te maries-tu pas ?“ (il fréquante une vendeuse de fromage chez Dálky). „Beurre, tu ne comptes pas rester toute ta vie à torcher des bidets de vieilles ?“ Il la hait sans répondre. C’est mon frère, nous avons un point commun. Pourquoi le mal existe-t-il chez ceux qui n’en font pas ? „Masló ? que penses-tu d’une brocante Pont Karlovy ? Nous laisserons Sarah chez la Tante-qui-pue.“ Nous y allons après le repas, bras-dessus bras-dessous. Lorsque la mère meurt, et qu’on n’y veut pas croire, chaque goutte d’alcool ajoute à la félicité. D’autres couples zigzaguaient sur le pont en se tenant l’épaule. Nos vêtements à tous manquaient de diversité,mais nos corps resteraient les mêmes. On s’embrassait dans l’air chaud du soir, sur les sections piétonnières. Mon amoureux c’était mon frère, car je ne devais pas me faire prendre en Turquie. Nous avons rencontré une fille en vert pomme, dont la grand-mère était aussi à l’hôpital. „Ça m’est bien égal“ dit-elle. Toutes deux dormaient ou faisaient semblant. Gardant juste assez de force pour demeurer en surface, aussi leur manquait-il jusqu’au souffle final. Notre mère avait tourné des yeux d’un coup; l’autre femme s’était endormie au soleil. Nous étant découvert un berceau commun, nous nous exprimions tous en dialecte morave, la moravchtina, inidentifiable par édentation : la langue seule fonctionnait, sur un plan vertical – plutôt un code à vrai dire, ou une déformation. La fille en vert s’accompagnait d’un mari (ou d’un oncle ?) de carnaval. Nous ne tarissions pas de conversations. Beurre affectait avec elle une grande maladresse. Il débitait des fadaises de vieux sur la jupe, ou la fermeté supposée des mollets. Ma mère entendit tout. Elle n’eut pas la force de crier comme les autres fois. Sa voisine, largement octogénaire, gâtifiait. Masló riait de ses propres histoires. La fille en vert le trouvait sympthique. Fais-moi de l’air : maman rassemble ses dernières forces, d’une voix rauque. Sa peau luit de sueur (juillet, plus l’agonie). J’agite une revue devant sa face impénétrable, d’où la transpiration ne parvient plus à couler. Un médecin surgit, jeune, brusque, ayant passé en hâte une blouse blanche sur sa tenue civile. Les oies féminines cessent de caqueter. Le toubib tapote la joue tendue de ma mère comme un tambour. Pas de réaction. „Elle est dans le coma, ou quoi ?“ Je voudrais la faire sortir de cet hôpital, pour la remettre en place parmi ses meubles, et s’exercer au moins à quelques pas. Le médecin me regarde, globuleux : il gogne un assentiment hâtif et repart en oubliant sa trousse, qu’il revient précipitamment chercher : „Il vaudrait mieux peut-être ne pas la laisser là“ dit-il à mi-voix devant les deux lits voisins. Ma mère après sin second départ s’inquiète et se vexe. Nous pensons tous, évidemment, que c’est l’autre malade qu’il faut évacuer : une femme de 85 ans qui ne comprend ni tchèque ni morave, si incompréhensible et si près de sa fin ! Ma mère bientôt se trouvera seule? X X X Ma fille naît, ma mère meurt, j’aime un autre homme : juste un squelette à contempler, et de gros nœuds coulnts où je me débats ; je ne ressaisis pas encore les commandes, attendant que la vie s’aplanisse, enligne droite… ...Aujourd’hui, assez tourné : ayant sur moi l’adresse d’Helmessen, juif, j’ai toujours pu lui écrire, dans l’espoir un jour d’entretenir avec lui une correspondance suivie. Puis nous nous reverrions, sur le Pont Charles. Que mon frère Beurre n’ait pas même voulu le voir (peut-être croisé dans la foule) (car Helmessent dépasse les gens d’une tête et d’une barbe noire), je peux encore le concevoir. Mais en ce qui me concerne, je serais prête à passer, repasser devant chez lui jusqu’à ce qu’il se montre. Nous nous dirions quelle surprise ! comme la premoère fois – mais voici que nous sommes tombés l’un sur l’autre sur Karlovy Mostu. Nous nous sommes à peine lorgnés pour ne pas réveiller les douleurs. Puis ce fut lui qui m’aborda, en excellent tchèque de Jan Otto… quel délicat mouvement d’antennes réciproques ! Nous avons marché dans un sens puis l’autre, sous les yeux convulsés des grands rois, y compris Ladislav II vaincu par le Corvin. Nous avons surtout parlé de usique, Janaček, Globoka. Nous nous sommes à peine touchés. Pourtant passée la premièe chaleur, nous avons senti monter d’une chose inexpliquable, qui n’était ni l’mour , ni le dési, car nous ne croyons pas à ces sensations-là. La bonne humeur d’Helmessen est pour ainsi dire interchangeable. Nous sommes arrivés dans un café bien dissimulé, dont les vitres sales donnaient sur la nuit, et l’aluminium tintait de loin dans les cuisines. La bière était glacée, mais je n’ai pas bu dans son verre. Je ne pensais à aucune suite, regardant sa peau sous les lampes, imaginant qu’il ne m’observait pas. Et comme il n’était pas si tard, mettons onze heures, nous avons renouvelé la commande, sans craindre que Masló nous découvrît, ou toute autre personne de ma connaissance. Une gourmette luisait parfois entre sa manche et son avant-bras. J’ai eu soudain envie qu’il me morde. C’était un être sans névrose, avec une forte barbe. Il me proposa de me raccompagner, je le lui ai laissé répéter trois fois, faisant tourner ses yeux châssieux de bière sur les guéridons blancs ; euphorique, ne voulant pas amoindrir cet instant ! Tout ferme tôt dans ce fooutu pays, même les jours de brocante juive. Il me conduisit vers une Lada honnête, très noire. Il conduisait lentement, et je goûtais les derniers avantages du soir, comme une sorte de postlude. Franz Liszt en sourdine emplissait mes oreilles, par l’arrière, son stéréo. Les notes capitonnées nous caressaient l’apophyse mastoïde, soutenues qu’elles étaient par la basse obligée du moteur. Je regardais la main de l’homme sur le pommeau de vitesse et sa gourmette sur les pores dorés du poignet. Le désir commence par le ventre et sa peau semblait un long fragment de châle. Losanges reptiles dans l’obscurité sous la lumière blafarde, intermittente, des réverbères. Je ne touchais à rien, nous laissant submerger par la musique augmentée : non plus l’embarras de qui cherche une conversation, mais l’abandon, et bien qu’il ne sentît rien, j’imaginais quelque parfum boisé d’après-rasage occidental. J’ai pris un café chez lui, mais son appartement ressemble à tous les appartements. Le guéridon même où nous posions nos tasses accompagnait nos désirs et nos larmes, comme un renoncement désespéré. Je me sentais murée, devant rejoindre chez moi sans l’avoir obtenu – Helmessen se tenait maintenant dans mon dos, j’ai saisi sa main et serrée par derrière sur ma joue droite, à l’angle sensible de la mâchoire, sans respirer, tandis qu’il plaçait l’autre main sur ma tête, et ses deux mains tremblaient, et tout mot de ma part serait fatal. Alors j’ai senti son haleine sur moi, j’ignorais qu’un tel homme ait pu ainsi se livrer j’ai pour toi me dit-il une chambre indépendante, tu es fatiguée, passe la nuit près de moi je me ocucherai aussi pourquoi m’était-il interdit de répondre et m’avait-il proposé la seule chose qu’à tout prix je refusais la chambre d’en face répondais-je mais nous avions rejoint la pièce où nous sommes tombés sans délier les bras l’un et l’autre. Au bord du lit à demi renversée je n’osais bouger crainte d’entendre ces dérobades si communes aux hommes, lorsque se resserrant sur moi il entrouvrit ma bouche. Plus tard il riait de tout son long sur le lit, d’une main tâtonnant vers la vodka près du mur. Jamais un homme n’avait ri autant dans de telles circonstances. L’orage s’approchait dans le ciel. J’ai dansé sur son corps en fermant les yeux, les seins ballants sous l’averse alternée de ma chevelure, et quand j’eus terminé, moi première, ce fut lui qui insista pour rester en moi, posant le cendrier sur la jointure qui nous unissait. La nuit coula en longs éclairs, jamais nous ne cessions d’aimer, voluptueux et graves, . J’ai pris sur ses genoux le petit déjeuner, à doubles bouchées, nous serons punis : „Téléphone !“ - si la situation s’aggrave, appelle au 30 50 41 50- ahoy ? C’était ma mère qui crevait sans y parvenir. Beurre sanglote et grouille au bout du fil mort à la fois trop lente et trop rapide et moi qui manque à mon frère pourquoi m’as-tu abandonnée quand mon amant s’en va de moi, je tremble sur mes cuisses je reste chaste me dit-il jusqu’à ce que Maman soit morte „Je sais très bien qui téléphone“ me dit Helmessen „quelle idée de communiquer mon numéro privé“ les faits sont là : mon frère en grandissant a pris la vois de notre mère. Rien de bon n’aura pu naître dans cette âme de nave. On bombe le torse, on ravale ses larmes. Ma mère meurt ? c’est le sujet de ma vie. Je tremble de honte et de colère. Chastetés en révolte Je suis restée sur les genoux d’Helmessens. Il caresse mes cheveux, me parle doucement, sa haine se renforce. Je rêve que je vais seule sur une plage à marée montante, Ma génitrice se trouve là, mourante sur la grève, et me supplie pâteusement de l’emporter. Mais elle colle au sable, sa décomposition déjà décisive l’a engluée au sol, d’un seul bras je pourrais ce corps piqué de cent trous sanieux : j’ai rêvé cela voici quatre nuits, avant d’embrasser Helmessens. À neuf heures les bus bondés d’employés, ma mère souffre, et je ne souffrirais pas ? Je devrais me gifler, m’empaler, maudits soient les schémas obsolètes ! Notre dialogue à l’arrivée relève de la concision la plus plate. Il ne conçoit pas que je puisse un instant abandonner ma mère, et lui-même, alors qu’il a besoin de ma force, lui, le „pilier des familles“. J’abandonne mon enfant. Le sommeil me prend. Sous les yeux de Maslo ahuri je commence à me déshabiller toute gluante encore. Comment m’adresser à ce frère si dévoué, je ne réponds plus à travers la porte, mais il traite très fort Helmessens de maquereau pasák ! j’ai rouvert la porte, toute nue, pour crier que je suis aimée, qu’à 35 ans passés je ne veux pas mourir, ni que mon amant meure, crève donc, tout frère que tu sois. Helmessens viré, moi seule cette fois sur le lit, à cent lieues du sommeil, je lis une attestation que me tend Maslo, regarde me dit-il ce que j’ai fait. Laissez-moi seule. Plutôt que de rêver très vite, à demi somnolente (nuages en accéléré) je vais ouvrir les yeux, ivrogne, ou endettée jusqu’au cou… ? „Tampon du „Grand Hôpital“ – j’ai oublié son nom – dépourvu de section psychiatrique – mais si je revoyais son Hall d’Entrée, je le reconnaîtrais à coup sûr. Beurre s’est fait infibuler. L’objectif, atteint, est de ne plus bander. S’il s’était fait ne fût-ce que castrer, j’aurais pu comprendre. J’ai dû me masturber m’a-t-il dit une dernière fois. Je n’ai plus envie de rire. La banque du sperme a reçu le dernier jet – pour quoi faire ? il faut brûler ses vaisseaux – veux-tu laisser derrière toi de quoi repeupler lPrague tout entière ? X Je n’ai pas fermé l’œil. Trois pôles : Mère – Fille – Nombril. Deux certitudes : ni ma mère (qu’elle meure…) ni ma fille. Reste le nombril. „Le ressourcement“, comme ils disent. ...Donc, je joue de l’alto : Bratsch, en allemand (beaccio, la viole à bras – si bien incorporé à la phonétique teutone qu’il évoque une grosse carpe retournée à plat dans l’eau ; in french, „l’alto“, cuivré, bâtard, comme un poêlon sur un mur. On tire de l’alto des sons bien plus vocaux, bien plus humain, que d’un prétentieux violoncelle. Il est difficile d’expliquer à l’auditeur de base l’effet produit sur l’altiste. Le bras droit toujours levé ne pèse pas, ne s’accrampit pas : juste une aile. Le poignet gauche, retroussé „en sixte“ naturelle. De l a droite je pétris la pâte musicale, j’amincis, avant même que le son me pervienne au tympan. Successivement la Mort, l’Amour, l’Homme libre. En lieu et place de la plénitude, l’Analyse. La plénitude en effet se contente de s’appliquer sur Dieu, l’Infini – questionnements auxtortures faciles. Dans „solution“ j’entends „dissoudre“. Comme il est fade de comprendre que tout se fond, quand l’accidentel, le circonstanciel, se déclinent en quarte trillée (simple exemple) – le fortissimo gomme tout : l’éthéré, l’épaisseur, lo spessore. Si Maslo m’entend et vient m’écouter, mon espace s’ordonne autour de la mèche rancie à laquelle il doit son surnom : Maslo, Beurre. Il s’est assis en silence. Il m’écoute depuis que je suis petite. Même après en avoir dit pis que pendre, je ne peux me dispenser de chanter ses louanges. Limites de la raison ! Jamais il ne m’a dit «Tu ne seras jamais un génie“. Mais que de persévérance en lui. „Est-ce que j’attaque ce qu’il faut ? comment incliner l’archet ? Je joue comme une forcenée. Beurre connaît toute la technique. Mon frère est là pour dire que je me construis. Mais seuls les génies entrevoient l’orée de leur forêt interne. D’abord abandonner cette chaleur, ce bois blotti sous la mâchoire, ce linge parfois. Tu accouchais voici deux semaines, que veux-tu tirer de mieux d’un instrument à cordes ? Les grincements lui écorchent les oreilles. Il se penche sur les portées, parfois les confond. S’endort. Mon archet sur sa gueule d’apôtre à Gethsémani – je suis une mère à présent. „Je ferme les yeux pour mieux t’entendre“. Par la fenêtre ouverte passe le vaste moutonnement des automobiles. „Je te vois saine, parfaitement guérie“. Beurre avait préparé tout un emploi du temps pour moi, couches, télévision, biberons : „Deviens soliste !… Arrache Sarah aux vieilles femmes, aux sourdes, aux idoles. « À cette infirme qu’il faut changer quelquefois. C’est cela qui la rend redoutable » (Beurre déteste les faux fragiles, les enfants confinés dans les arrière-cours, et les arpèges impropres à la croissance contrôlée de Sarah). (Kavková?) – Qui est le père, Navátila ? ...Syrien, Géorgien ? ...maronite ? « Naše matka sur son lit d’hôpital, c’était une femme, du vrai tchèque, avec la cicatrice du dossier de chaise sur le nez, qui n’a jamais vu plus loin que Karlovy, c’est là qu’elle a connu mon père, et le tien l’année d’après à Novy Bór chez les verriers.

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