Bizarreries du Massif Central
Cette génération antérieure vient de
disparaître, deux ans avant
cette histoire. Sitôt après sa mort, le godassier François manifestera de grandes
dispositions à la relation amoureuse, comme si en vérité un couvercle lui avait été
ôté de sur le sexe, comme ce capuchon que l'on enlève de sur la tête du faucon.
Sa maîtresse allemande est une Mertzmüller, des meilleures familles, blonde,
à tresses, et strip-teaseuse, de ce métier qui ne laisse guère le choix à ses pratiquantes
que l'abstinence - lui, François Nau, marchand de chaussures à Vergt-de-Périgord,
est parvenu à s'attirer les bonnes grâces d'une telle créature, une artiste.
Lui, le raté de la famille ("...ton frère qui a obtenu son diplôme de médecine !"),
a tombé l'une des plus belles filles de France - et la mère, sans jalousie, demeure
en bons termes avec son fils, l'admirant secrètement peut-être plus que l'autre ;
nul ne niera qu'il est plus facile, à bien y regarder, de franchir sept années
d'études après le bac, dont deux en externat et tout ce qui s'ensuit,
que de pouvoir inscrire sur son carnet de conquêtes non seulement
une femme, ce qui en soi constitue déjà un exploit, mais l'un de ces
blocs de glace qui lève la jambe en cadence devant les provinciaux
congestionnés du Crazy Horse de Rodez, mille francs la place, champagne en sus.
X
Le médecin exerce au fond d'un de ces villages dont
une grand-route forme la base, les deux autres côtés se joignant
au bas d'une pente : Pouzauges, ou Monbahus, avec la pharmacie
dans un recoin ombreux - "place Robert d'Arbrissel", fondateur
de l'abbaye mixte de Fontevrault - qui se renvoient mutuellement
leur clientèle parmi le catarrhes et les courants d'air ; un coin humide
en dessous de la salle des fêtes où l'on croit à l'impasse jusqu'à ce qu'un
petit sentier en accroche-cintre vous mène sous le nez des vaches au crépuscule ;
un étranglement, une hernie - puis un chemin cassé tout remblayé de tuiles.
Pourtant cette ville est immense, ses rues innombrables, son pavé,
ses murs infiniment noirs.
CHAPITRE DEUX - CONFIDENCES NON DE FEMMES
Ne pensons pas que deux femmes se confiant
demeurent bornées à leur univers. Il faut qu'au contraire, asexuées
comme elles se vantent d'être, elles aient part comme tout homme
à l'universalité de la conscience et de l'expérience humaines. Et puis
on voit bien que ces lignes sont écrites par un homme : n'aurait-on pu
trouver mieux, pour présenter deux femmes, que d'inventer d'une part
une prostituée, d'autre part une strip-steaseuse ?
Une honnête boulangère, par exemple ?
Le piquant de l'affaire, c'est que la maîtresse du marchand
de chaussure et celle du médecin se connaissent : amies d'enfance.
Annemarie Mertzmüller offre son corps à ses clients dans un esprit
de grande compassion bouddhique, et l'ancienne boulangère s'envoie
en l'air pour (un peu de) fric. Mais elles ne se racontent pas
d'histoires de cul : leurs rencontres se tiennent dans un salon de thé
du quartier piéton de Saintes.
Elles ont la bougeotte. Elles se parlent de leurs voyages.
Elles savent qu'elles possèdent chacun un homme, mais ignorent
encore qu'il s'agit des deux frères, car nés (Marcel) de pères différents,
quoique d'origine lorraine ; elles connaissent les routes de Bordeaux
à Saintes, de Périgueux à Saintes. De vraies routières, capables
de se communiquer, au lieu de recettes, des adresses de restaurants routiers.
Il existe en ce monde Dieu merci des hommes et des femmes
incapables de demeurer en place, et sillonnant la France; ils utilisent les voitures et les hôtels, rien dans leur profession ne les astreint à cette mobilité. Mentionnons aussi Châteauneuf-de-Randon
en Lozère : au pied de cette place forte renfrognée dans la neige, se trouve
le tombeau bien abandonné d'un certain Duguesclin, que les livres d'histoire
ne mentionnent même plus ; mais nos deux frères y ont découvert
un club de chasse, où se rencontrent des paysans traditionnellement madrés,
aux yeux finauds, parfaitement inoffensifs et reposants tant qu'il ne s'agit pas
d'héritages. Nous disons "Châteauneuf-de-Randon", nous excusant à l'avance
auprès du personnel municipal, qui devra bien se résoudre
à ce que l'on ne parle pas uniquement de sa commune
en termes de dépliants de syndicats d'initiatives.
Qu'est-ce que l'amitié entre femmes, dans
l'imaginaire des hommes ? une possibilité d'infinie
consolation après tel acte sexuel brutal ou manqué, l'homme
n'offrant souvent d'autre choix que la force du soudard
ou la mollesse de l'ivrogne. Il existe à l'écart de la route
un hôtel dans la plaine, ou plutôt sur le plateau, vers le sud.
Là s'est réfugié un homme, pour l'instant anonyme.
Je fonce vers la mort, ne l'oublie pas. Cet homme
a parcouru dans la neige un sentier descendant, cherchant
en vain du côté opposé ce tombeau du héros médiéval tant
vanté par les cours de son instituteur. Quelle température
faisait-il ? question capitale qui lui fut posée dans le café
face à l'église.
- Moins cinq.
Cette réponse suscite la rectification scandalisée
de la buraliste : "Moins dix ! - Non, il ne me le semble pas"
- la gérante prenant à témoin les clients, sur son isolement,
sur ce pourri pays coupé de tout - "Madame, vous habitez
un pays que vous ne méritez pas" lança l'inconnu. Il coucha
à l'hôtel du plateau, chaud, surchauffé, confortable. Parfois,
la buraliste de Châteauneuf-de-Randon prend trois semaines
de congés : à Limoges, ou à Paris. C'est Hélène Dubost,
semi-prostituée, "habitude" de la rue Huguerie de Bordeaux,
qui la remplace. Au restaurant de l'hôtel dînent deux couples,
celui de Pascal Matz, médecin ; de sa maîtresse ex-pâtissière
Hélène, débarrassée de son cabas de la rue Huguerie ;
d'Annemarie Mertzmüller, de noble famille schwartzwaldienne
et de son godassier François Nau.
Ils boivent et s'agitent beaucoup. L'ambiance est
à la baise après le dessert. Revenu se coucher dans sa chambre,
l'anonyme, curé de Châteauneuf en fait et couchant à l'hôtel,
entend par la salle de bain contiguë les échos d'une baise acharnée.
Lui-même se masturbe deux fois au-dessus du bidet,
pour éviter les réflexions des femmes de ménage.

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