Presqu'îlons, ,presqu'îlons...

 La randonnée du narrateur se tient dans les années 60, en leur début, les maisons se faisant encore remarquer par leurs antennes de télévision. Tout fut saccagé depuis dans nos paysages. Puis cela reviendra, la campagne sera protégée, neuve, soignée, comme un parc. Et Gracq d'enchaîner de senteurs de marais en barres de haies, d'églises laides en bocages étroits, de sinuosités en grand-route où courent les voitures comme des scarabées. Il rejoint, en gare, Irmgard, qui retrousse ses jupes et se sent aise d'être aimée, désirée.
    Mais qui peut-être ne sera pas là au rendez-vous du train. Le ciel aujourd'hui sera une fournaise ; là-bas, dans le récit, il se change aux approches de l'automne, accumulant les gris et les bleus délavés. Sans trêve on s'approche de la mer, les noms de lieu considérés depuis Proust introduisent non plus à de vraies villes, Vitré, Coutances, mais aux libertés de l'imaginaire, pressentant quelques vétilleries d'observateur dit réaliste, d'inspecteur des réalités, laissant entrevoir quelque inexorable évaporescence des paysages engloutis par le moderne et le renfrognement : « De l'argent ! De l'argent ! » A la fin je refuse tout ce monde qui me bouffe par les yeux. Si je te perds je ne vivrai plus qu'au sein d'un champ de ruines, et je m'éveillerai de nuit en hurlant parce que je rêvais de toi.
   
Que ce jour n'arrive pas, que je ne le considère pas dès aujourd'hui trop longuement. « Tout en roulant, il clignait des yeux malgré lui sous la mitraille des feuilles qui grossissaient follement, soufflées l'une après l'autre du néant contre son œil, dans la sarabande des flocons de neige. » Traversée des saisons, parcours d'une vie, d'un amour absent qui parfois s'incarne contre sa cuisse,  avec douleur. Fin de l'été, bourrasques de feuilles, annonciatrices des neiges, et ce si bizarre emploi de la troisième personne. J'attendais Je. Julien parle si bien d'amour. Sa femme ne le quittait point. Nulle question d'uen aventure dans sa vie, ou bien sa biographie reste discrète. Homme qui n'a jamais quitté la France, qui n'a voyagé que des Flandres à Marseille, des Alpes à la Vendée.
    Si j'ai bonne mémoire. Qui trouvait en France suffisamment matière à contemplation de strates synclinales ou de peuplements bocagers. « Il regardait sans joie cette débâcle précoce de l'automne qui cognait à sa vitre. » Facilités, exactitude, avec ce je ne sais quoi de juste un peu trop viril, que certains n'auront jamais apprivoisé en eux. L'emploi du « il » probablement. Mais la virilité amère d'un Maurice Ronet. Le sexe vécu comme absence : l'homme, le sexe qui n'existe pas. Le sexe absent. Ni triste ni joyeux, mais « sans joie ». L'homme morne. Viril, mais morne. Tout entier dans sa tête et ses yeux, là où se trouve le sexe de l'homme. Je crois qus nous ne serons véritablement libérés que du jour où nous ne nous sentirons plus dans l'obligation de bander. Le véritable homme est le moine. Les jeunes moniales morigénées par Jérôme devenaient maigres, à cheveux courts, peu à peu dépourvues de règles. Perdant leur sexe de femme et leurs fonctions physiologiques de femme, elles ne devenaient pas hommes pour autant, comme l'imaginait Onfray, pourvues de verges et de couilles, mais se dépouillaient de tous attributs sexuels, devenant moines d'esprit, vouées à la neutre virilité des orants.
    Je ne sens pas ce voyageur en homme, parce que j'en suis un, que seules mes femmes ont un sexe, et que je ne rends pas compte du mien, de même qu'un campagnard se demande avec ironie ou exaspération ce que tous ces citadins, ces Parisiens réduits à leurs numéros d'arrondissement, peuvent bien trouver de si exaltant dans ces herbes qui mouillent et ces branchages indiscrets qui vous fouettent la gueule : ce n'est que de la campagne, un sexe masculin, on voit cela tous les jours. Le paysan de Basse-Loire qui sent les feuilles et le crachin sur le visage ramène son col sur son nez en grommelant sur ses patates qui pourrissent ; il ne compose pas des vers. « La terre semblait se vider de sa chaleur ».
    Mélancolie de bon aloi, si constante sur cette longue route de Presqu'île, ou dans les infinies errances de Peter Rosei. De Jean Raspail.  Ou Delaby-Dufaux. Notes en bas de page. « La route tournait sous cette jonchée pâle à un violet froid ; il y lisait on ne sait quel présage triste et frileux ». Allons, du nerf, de la virilité ! Cet homme si mélancolique, si enclin à l'abandon à cause, à cause d'une femme !  Si prompt à rendosser les habits de René-François, les théorisations d'Honoré de Balzac, ou d'Amiel, qui le premier déclara « le paysage est un état d'âme » (jedes Landschaftsbild ist ein Seelenzustand) - « Comme il finissait de gravir une côte, il s'arrêta un moment dans un bois qui s'était refermé sur la route : » (belle image) « une éclaircie entre les arbres l'avait intrigué ; il revint sur ses pas en marchant le long de l'accotement. » Lui aussi s'arrête, médite.
    Sommes-nous si nombreux encore à nous arrêter ainsi, pour voir ? Nous le sommes. Les livres ne parlent plus de nous, mais je ne veux plus voir que nous. Je veux ignorer tout ce peuple ignare et rationnel qui court autour de nous et se brise à nos pare-brise pour nous empêcher de rouler dans nos bulles. Je ne me noierai plus dans leurs multitudes.

Commentaires

Articles les plus consultés