Transmettre Baudelaire
Les
Fleurs du mal, mon dernier livre de prof : ce qui s'appelle terminer en
beauté. Mais une de mes consœur, à Beulac, avait fait étudier le Grand Charles toute l'année - «Notre chère collègue se prend pour
un professeur de fac ! » dixit l'inspecteur – et pourquoi pas
? Elle en a cependant écœuré toute une classe. Les Nuits de
Musset ; un garçon, à mi-voix : « Que c'est beau ! » -
j'ai bien dit un garçon ; l'un de mes (véritables) triomphes.
Mme Bovary. Les Illusions perdues. Pierre et Jean de Maupassant :
lourdingue. Un recueil de nouvelles (La petite Roques). Tristan et
Yseut, trop modulé pour mes troisièmes ; ils reprenaient à
mi-voix mes intonations, avec gêne et dégoût.
Moi
je la trouvais très bien, mon intonation. Tout le monde peut se
tromper. Les Ethiopiques de Senghor, découverte et répugnance –
trop sensuel, mais la fille Démonacci adorait. La Chute de Camus.
Les Châtiments de Hugo. Electre de Giraudoux. Oral du bac, la
connerie des collègues - « Clymnestre » , répétait la
candidate, « Clymnestre » - Vous avez entendu cela toute
l'année, n'est-ce pas ? » (et pour Agamemnon, « Agaga »,
je suppose ?)
X
Ce
que j'ai voulu transmettre, c'est un élève qui me l'a dit : « Ne
jamais obéir, sauf à certains principes qui sont au-dessus de
l'obéissance. » ...Un prof qui donne un coup de pied à son
cartable... A quatorze ans, on est peu sensible aux autres, mais là,
j'ai compris quelque chose. Qu'est-ce que j'ai bien pu leur
transmettre ? Est-ce à moi de fournir la réponse ? D'abord
l'urgence, le danger : vite, au créneau, tirer, tirer sur tout ce
qui bouge. Les cons, la classe, tout le monde. Une peur intense,
permanente. Le sentiment (bien à tort paraît-il) que le moindre
silence va dégénérer en rejet. Ne pas laisser une seconde libre.
Et, béquille indispensable, le Texte. Par peur du métier, qui
m'aurait coupé d'eux (« Monsieur ! revenez vite, le remplaçant
est un con, il nous prend tous pour des nazes ! ») je me suis
affronté au risque permanent de l'humiliation . du contact humain.
(« Ça ne vous fait rien de revenir dans ma classe alors que je
vous ai donné une baffe l'année dernière ?
-
Non M'sieur : avec vous au moins c'est plus humain. - Main sur la
gueule ? ») . J'ai tiré en permanence des feux d'artifices
dans des caves. Ainsi s'exprimait un journaliste des Nouvelles
Littéraires, à propos... de Nietzsche. Je voulais que chacun vienne
faire son numéro ? Non, chère ancienne élève ; j'avais
entendu dire, moi, que chacun devait avoir l'occasion de se mettre en
valeur... qui se souvient de moi ? Faut-il que j'évoque tous ceux
qui m'ont admiré ou subi ? Ou qui se sont simplement emmerdés ?
... Qu'est-ce que j'ai bien pu leur apporter, à tous ? L'incertitude
?
Le
doute ? La dérision ? Pourquoi ai-je abandonné si facilement tout
cela ? Ce n'était donc rien, que ma vie de prof ? En sera-t-il de
même pour les êtres que j'aurai connus ? vie sociale,
amoureuse, conjugale ? Toute vie est un champ de ruines. Impossible
de rien transmettre. On croit qu' « ils » retiendront
ceci, ils ont retenu cela. Transmettre la façon de se servir d'un
engin, oui. De goûter un texte ? Rien de moins sûr. Mais aucun
effet mesurable.
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