La bourge frigide

    Qu'elle ne s'avise pas, vers les 16 ans, de s'amouracher de l'un d'entre eux, à moins qu'il ne soit fils de propriétaire foncier ! « C'est beaucoup trop tôt ! » avait dit le colonel. Elle s'ennuiera » (à la messe) « et se tiendra mal. » Comtesse et colonel, on pouvait tomber plus mal, on pouvait aussi tomber mieux, ces deux figures sociales ne laissant guère augurer d'une expansivité phénoménale : Monsieur paraîtra en uniforme, Madame en grande toilette, aussi lassante à l'avance que des poupées d'Europe centrale ou de Sicile. Mais nous gagerons qu'à deux ou trois naïvetés près, notre Claire qui est aux cieux ne commettra pas d'infraction, recevra de bons compliments bourrus de son père, qui si cela se trouve n'aura pu venir à la messe, retenu par quelque devoir de propriétaire ou de militaire planqué. « Le colonel se trompait, comme il lui arrivait presque toujours » (ces deux mots-là, nous les avions anticipés) « lorsqu'il essayait de prévoir les actions des êtres humains . » Rien de mieux en effet que les colonels pour jouer les têtes de Turc, engoncés dans leur raideur militaire, leur offuscation professionnelle, enfin leur masculinité pataude. Nous nous demanderons tout de même par quelle faveur ils auront pu devenir colonels, car il faut tout de même s'y connaître en psychologie vis-à-vis du soldat ou de l'officier, qui sont des humains.     Et puis, tout père aime sa fille, au-delà de ses manières un peu rudes. « Claire avait aimé les cérémonies de l'Eglise. » Tout devait l'y prédisposer ; d'ailleurs les enfants ne sont-ils pas sensibles à tout cérémonial ? Imaginons que Claire, au lieu de s'éprendre d'un riche manant, se sente plus tard (ou très tôt) attirée par la vie religieuse, comme le titre de « Terre Promise » pourrait l'induire ? que de rebondissements en perspective ! « Son appétit de gloire avait été satisfait par le banc réservé au premier rang, par le prie-Dieu de velours rouge, par les plaques de cuivre : COLONEL COMTE FORGEAUD. » Çà, déchaînons-nous : la petite Claire a déjà bien conscience de sa position sociale : rien ne pourrit plus les petites filles que les respects de ses domestiques.
    Sa robe d'autre part s'associera très bien au velours de son prie-Dieu, où sa place est en quelque sorte réservée. « Si elle tournait la tête, elle voyait à gauche un vitrail qui représentait l'Annonciation ; à droite, un vitrail de la Fuite en Egypte. » L'église de Combray fait des émules, et même un âne pour la Fuite. Ces épisodes appartiennent aux féeries, le second aux légendes. Hérode était déjà mort à la naissance du Christ, ce que les prêtres se gardent bien de préciser. Comment d'autre part ce personnage eût-il été assez fou pour déclencher un tel Massacre des Innocents, alors que les Romains auraient vite fait enfermer ce possédé. Les femmes sont donc à gauche de la nef, ce qui signifie à la droite du Seigneur – encore un homme.     Eh bien, comme il existe des accommodements avec le ciel, il en existe aussi, ô combien, avec la morale et la sexualité bourgeoises autant qu'étriquée, sans trique, donc. Il suffit de « connaître les hommes », de se jouer d'eux, d'accomplir toutes ces petitesses d'esclaves sociales qui faisaient naître tant de dégoûts chez Simone de Beauvoir, mais le moyen je vous prie de s'en tirer autrement ? L'ennemi, c'est l'homme : heureusement, il est  balourd, « ce grand nigaud de sexe masculin » (Beaumarchais), et si l'on a un mari complaisant, on peut devenir la maîtresse du patron et faire son petit chemin, en faisant semblant de jouir de temps en temps.  Mesdames, continuez à nous surprendre : nous ne savons pas où vous nous emmenez, ni vous non plus, mais ça ne pourra jamais être aussi chiant que dans le bon vieux temps, aussi dégradant, pour les deux sexes.
    Je vous en supplie à genoux, juste au bon niveau. Claire, jeune fille, choquée par la rustauderie de son premier prétendant qui a le toupet de se salir dans les tranchées, d'être empressé, de ne pas savoir embrasser. Il est vrai que je me suis toujours demandé ce que les femmes pouvaient bien trouver aux hommes, et que coucher avec eux relève de l'héroïsme. Mais sa cousine Sibylle, et le milieu de cette dernière, où abondent  maîtresses et patrons cocus, essaieront de la dessaler. Et c'est bel et bien dans ce roman, Terre promise, que l'héroïne ne parvient pas à jouir, ni avec son homme, ni avec une femme, ni toute seule, ce qui me semble tout de même un peu fort. Et le médecin l'engueule : comment, ces jeunes femmes revendiquent le droit de vote, la liberté la plus totale, et par-dessus le marché, le droit de jouir ? Dans le temps, lui dit-il en substance, les femmes avaient du plaisir à coucher avec leur mari, et si elles n'avaient pas d'orgasme, elles n'en faisaient pas tout un plat et se contentaient de ce qu'elles avaient, sans aller chercher midi à quatorze heures, pare que c'était comme ça, c'était la nature, et il y avait tout de même d'autres choses dans la vie, les enfants par exemple, et les pommes sautées je suppose ?– non, ce n'est pas une pratique sexuelle.    
    Qui avait déclaré que les femmes américaines considéraient les hommes de haut avec l'air de penser « Si tu ne me fais pas jouir, tu es vraiment un connard » ? Les femmes, qui décidément deviennent de plus en plus géniales, découvrent que c'est aussi d'elles que cela dépend. Ah ben ça alors. N'étant pas compétent, du moins en deux mots, je laisse tout cela aux spécialistes du « y'a qu'à », et je crève de jalousie. L'héroïne de Maurois en tout cas n'aboutit pas à son désir. Elle est comme le grand Moïse, au sommet du mont Nebo, qui contemple la terre promise à ses descendants, mais où il ne pourra jamais entrer, pour avoir douté de Dieu. La jouissance, et l'amour, c'est bien plus une question de confiance qu'une question de technique.
    Quel scoop ! Et ça, on ne l'apprend pas en dix leçons. En tout cas, pas avec ce gros macho dont Maurois nous a concocté la caricature, prétentieux, vautré dans son ridicule, et qui nous ressert les bons vieux trucs fachos de la réussite sociale. Claire va dégommer l'amante du patron ! Laquelle se mettra à souffrir ! Après, je ne sais plus, et je m'en fous. Voici l'extrait, où Claire et Sibylle, les cousines, admirent et jugent ce gros connard qui se soupèse la queue : « Sibylle vint s'assoir à côté de Claire, qui lui dit à voix basse :
- Je suis désolée, Sibe... Je n'avais rien demandé.
- Ne t'en fais pas, Mélisande » ( c'est un surnom romantique). « Larivière sait que le patron adore ça... L'histoire des débuts, tu l'entendras une fois par semaine... Deux fois, si tu as de la veine. » Déjà, le même pignouf avait expliqué l'art et la manière de gagner la guerre 14.
    « Larraque, un cigare à la main, fut installé dans un fauteuil qui faisait centre et, s'adressant à Claire, commença :
- Je ne sais pas pourquoi ils veulent vous faire écouter cette rengaine... » (mais c'est quoi, ce con ?) « Si vraiment elle vous intéresse, supposons qu'il ne s'agit pas de moi... Peut-être y trouverez-vous
 un exemple de ce qu'on peut faire avec de la volonté... » (ha, ha).

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