NOX PERPETUA DEVELOPPEMENTS 02

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Je suis dans une taverne typique et coloriée (jaune-rouge-vert) de la Terre de Feu. Une carte
au mur en montre une partie, ainsi qu'une petite île, dans l'Atlantique, que l'on me désigne. Un Argentin truculent, à collier de barbe, nous parle dans un mélange d'espagnol et de français. Il possède un grand prestige, au point de faire mettre à la porte par le patron une grande partie des assistants, qui ont trop bu et mènent grand tapage. Il ne veut plus parler qu'à moi, à qui il évoque ses femmes successives, plus viragos et caricaturales les unes que les autres. Nous arrêtons de parler de cela au milieu des éclats de rire.
Il recherche mon amitié.

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Les vidéos sont nulles, prises à travers la vitre, de magnifiques oiseaux se retrouvent pris dans un cadre de portière. Arielle n'aurait pas aimé cela. Parvenir en Patagonie pour


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Mais le voyage n'est pas terminé. Ce qu'il y a d'étrange et d'avantageux, c'est que chaque point de chute en évoque un autre : il avait parcouru, sur sa vieille Stiga Monark, les côtes atlantiques de la Terre de Feu. Les
tavernes là-bas sont souvent bariolées de jaune, rouge, vert. Sur les murs sont épinglées des cartes, côté Rio Grande ; y figurent des îles pas plus étendues qu'un rocher... Pourtant, que je sache, il n'existe pas de telles îles dans
ce secteur. Un grand Argentin truculent à collier de barbe s'adresse à la cantonade, dans ce mélange atroce de français et d'espagnol que les grammairiens là-bas appellent le
franyol ;
quelque chose d'analogue au franglais...
L'assistance lui témoigne une grande considération, mais notre personnage devient soupçonneux : tous ces sourires ne cachent-ils pas un vaste foutage de gueule ? "Virez-moi tout ça !" Et sous mes yeux ébahis, le patron et ses
aides flanquent à la porte les trois quarts des clients, d'ailleurs parfaitement souls et bruyants : "On ne s'entend plus ici ! du balai !" Ma foi je reste seul à peu près. Tout cela nous a bien épuisés. Juste une petite tasse de maté.
L'homme au collier entreprend son catalogue de femmes : "toutes celles que j'ai eues voire épousées" - me prend-il pour son Sganarelle ? Pourtant cette cohorte féminine se compose non pas de victimes palpitantes mais bien
d'accortes viragos, caricaturales à l'extrême : "Ce ne seraient pas plutôt elles qui t'ont viré, gros lard ?" s'exclame le patron en lui tapant sur le ventre.
- Possible, répond l'homme ; seulement, je les ai chevauchées, d'abord." Naguère on l'appelait encore "el rey de la jineteada", "le roi de la monte", ce qui est proprement le rodéo argentin, "a la fiesta de la Doma". Nous devenons
amis de bistrot, il suffit pour cela d'un peu de flatterie, et de quelques verres d'alcool de céréales...
Et si Chubuque, "Tchoubouqué", rejoignait une bonne fois sa femme ? Les voici encore séparés, une fois de plus recollés, c'est proprement insupportable. Il monte en titubant l'escalier, accentuant son ivresse. Deux étages, tout
de même : il faut tenir, accrocher la rampe, dodeliner de la tête et des épaules. Il frappe du pied sur chaque marche, trébuche et jure. Cela s'entend de la rue. Au premier, le bijoutier tient son atelier : c'est plus sûr. Il passe la tête
par la fenêtre, le lorgnon sur le
nez : "Pas bientôt fini ce bordel ?" Monsieur le bijoutier, vous manquez de logique : c'est vers la cage d'escalier qu'il faut gueuler, non pas au-dessus du trottoir. La femme de Chubuque (prononcer à l'espagnole) passe aussi la
tête au-dessus de l'artiste, se met à l'engueuler d'un étage à l'autre. De sa voix ibérique et précipitée elle défend son ivrogne avec acidité, puis les deux têtes se retirent à la façon des automates d'horloge : le repenti a regagné son
second étage, et le joaillier l'atelier. Un dernier vacarme de descente cette fois témoigne que l'intempérant a gagné sa paix au prix d'une bonne liste de courses à faire. Chubuque ressort en traînant un Caddie, toujours planqué
dans un réduit du rez-de-chaussée, à côté des poubelles. Un Caddie déjà plein de cartons d'emballage.
Chubuque pousse son chariot sur le trottoir en terre. C'est difficile, ça regimbe de partout. C'est alors qu'une voiture s'arrête à son niveau : Pedro Gonza, son complice en beuverie : "Tu ne veux pas me charrier ce Caddie de
merde ? Tu l'emportes, tu le vides derrière chez toi, dans le terrain vague, et tu me le rapportes ici." Pour le convaincre, il précise que sous les cartons se trouvent des packs de bière encore intacts : "Je ne peux tout de même pas
entrer comme ça au Supercoto, et rajouter de la marchandise par là-dessus, ils vont me le refaire payer, ils vont me demander de tout rendre, la bière, le chariot..." Pedro Gonza donne son accord.
Il descend, et les voilà tous deux s'escrimant à faire coïncider le Caddie récalcitrant avec le volume du coffre. Pedro repart chez lui, Chubuque se laisse tomber sur le rebord du trottoir. Et le Pedro, à quelques rues de là, se dit
qu'il peut toujours s'en jeter un ou deux au Calafate. L'établissement se trouve en plein recueillement : un gaucho projette à même le mur des vidéos. Ce sont de magnifiques nocturnes surpris en plein envol, de nuit par
projecteurs, de jour par vacarmes de casseroles, jeu absurde ; le conducteur d'une voiture stationne au pied d'un arbre, fait ronfler le moteur, klaxonne, frappe sur une marmite en aluminium, l'oiseau s'envole, le chaufffeur exulte
comme un con.
profiter d'un tel spectacle est un comble d'ironie. Le projectionniste range son matériel, et c'est un grand jeune homme, dégingandé comme le Septimus de Virginia Woolf, qui veut attirer son attention : "Regardez ! le sol se
soulève !" - en effet : le plancher se craquelle, et par-dessous, c'est une espèce de pavé qui pousse, un champignon de pierre, tout noir, basaltique : "Regarde, cinéaste de merde ! tu vas mourir sur la route ! ceci en est le signe !
tu vas mourir sur la route !" Ce sera son châtiment, pour ses sacrilèges : on n'éveille pas impunément la Déesse de la nuit.
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De quoi en vérité l'entraîner sans trop de protestations à l'intérieur du bâtiment, grande, rose et bien en chair, pour l'embrasser sur la bouche; même, je conduis ses doigts
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Je dois vous faire part d'une étrange aventure. Parfois en pleins champs, les ploucs et les Parisiens organisent une grande "frairie" ou fête de village. En plein Poitou, l'on dispose un parking, sur l'herbe, où des locaux vous
guident ingénieusement, vers telle ou telle place libre. Ce jour-là, sans savoir ce que l'on fête, je suis l'un d'eux. Par petits gestes des mains je fais reculer tel ou tel, sur l'herbe coupée, sur l'andain disait-on. Mais celui-ci, souillé
des pneus, ne pourra se récolter. La troisième voiture est conduite par un jeune chasseur, très aimable. Mais, travail oblige, nous ne ferons pas plus ample connaissance. D'autres fonctions m'appellent à Toulouse, à plusieurs
heures de route. C'est un pari que je me suis fait, une sorte de voeu, absurde et dangereux : faire le tour de la ville, à pied, par la rocade. C'est de quoi se faire tuer, surtout dans cette brume particulièrement tenace. Nous
commencerons par le flanc ouest : la Cépière, la Faourette. Le côté est (Croix-Daurade, Aucamville...) - sera pour une autre fois; et même, soyons fous, je pousserai jusqu'à Montastruc-la-Conseillère : rien de plus beau que
l'église de Montastruc-la-Conseillère. Et pourquoi pas plonger plein sud, vers St-Girons. Après tout, les nationales ne sont pas si dangereuses.
A cette heure-ci, je peux même emprunter les pistes cyclables. La brume se lève. Des formes humaines marchent à ma rencontre : un jeune père, une jeune mère et l'enfant, qui vont d'oùm je viens, expulsés, sur la route, ou la
piste cyclable, c'est tout un. Ce sont eux, les monuments remarquables. Ils ne figurent sur aucun dépliant touristique. Et peut-être pourrais-COLLIGNON NOX PERPETUA
je fouiller le fond de mes poches, y retrouver un vieux chéquier blotti là, et nous payer à tous les quatre une chambre de location, à St-Girons, Cintegabelle. Et puis je descendrais seul, en secret, de nuit, au rez-de-chaussée. Elle
ne dirait pas non, nous resterions discret, car l'enfant a le sommeil léger.
Puis je rejoindrais la chambre, minuscule, sous le toit, prenant le jour par une tabatière coulissante, un vélum de plastique. Et dans cette femme fugitive, s'inscriraient les traits d'Arielle, laissée si loin vers le nord
(Mamers,Sarthe) ou de Véra, coincée dans une location perdue de Lozère : tout un rassemblement d'errances humaines, de petites habitudes, d'abonnements aux douches municipales. L'enfant serait une fille, Lucinda, qui
tenterait avec application de lire toutes mes notes, dans un petit carnet rouge de voyage qui ne me quitterait pas, où je note mes trajets, les citations de mes lectures, et je me réjouirais de ses efforts : "Bientôt, tu sauras lire
couramment !" Nous serions heureux dans ce lieu indécis, parce que tous nous changerions de visages, progressivement, sans cesse, comme autant de nuages...
C'était un musicien, presque aveugle, au regard tordu. Il s'habillait avec soin, sous sa barbe volontaire. Il avait emménagé dans ce logement de la rue de Pessac, avec un ami, en tout bien tout honneur. "Comment vous
rejoindre ?" Un troisième homme les recherchait... Mon musicien vivait avec la belle et conne Charlotte : c'est surtout elle que j'avais envie de rejoindre. Mais il faut soigneusement cacher cela ! Donc me voici, sur indications
de ce troisième homme, fourré dans une voiture en stationnement, au sommet d'une colline en pleine ville, en bordure d'un immense carrefour : directions "Jaurès", "Péguy", que sais-je... et démerdez-vous !
Le démarreur émet des bruits d'agonie, l'échappement de grosses fumées, une pétarade, et le véhicule s'ébranle. Vétuste, mais miraculeusement pourvu d'un système GPS qui me mène sur des rails jusqu'à destination. C'est une
ville vaste et sauvage, tout m'y est inconnu. Tant on a construit, tant on a détruit : dans notre jeunesse il n'était pas question de COLLIGNON NOX PERPETUA
cette profonde trouée, progressivement élargie entre les immeubles. Tout est méconnaissable. Pourtant c'est bien Bordeaux, où je me suis malgré moi incrusté comme une huître. Et l'adresse, dont "le troisième homme" et moi
nous souvenions, n'est plus la bonne de puis longtemps : l'employé d'une agence immobilière où je me renseigne en désespoir de cause me reçoit les bras croisés avec aplomb :
"Comment ?" me déclare cet individu, exact sosie d'Alain Delon : "Vous ne saviez donc pas que c'est moi, et non pas un autre, qui lui ai vendu le domicile où il réside actuellement ?" - ma foi nom, comment l'aurais-je
appris ? mais c'est qu'il se foutrait de moi, ce suffisant ! ...gonflé comme un crapaud qui fume ! Et bien installé : son bureau, garni de baies vitrées sur quatre côtés, domine tout le quartier de cette ville devenue décidément bien
montueuse, et tout en me parlant, il fait négligemment tourner du bout des doigts un vaste globe à l'ancienne digne du
Dictateur
de Chaplin. Il est ma foi impossible que Bordeaux, bien plate, soit devenue à ce point accidentée,
au point que les rues ne font que monter et redescendre.
La seule explication serait que par la trouée d'immeubles de tout à l'heure je sois parvenu, par "une faille dans l'espace-temps" selon la formule consacrée, dans une ville telle que Liège, ou Bruxelles, "peu propice au flâneur"
disait déjà Charles Baudelaire...
Après tout je me fous bien de ce musicien, de sa femme et de son colocataire : toute cette engeance doit bien avoir vieilli autant que moi. Qu'importe aussi la ville où je me retrouve. A présent je m'y sens à mon aise. J'y ai
retrouvé sans peine le studio d'où tous les vendredis je suis autorisé à émettre une émission radiophonique. Alors, comme c'est aujourd'hui vendredi, que tout est soigneusement préparé, là, dans ma petite mallette, je fais mon
émission, tout seul, comme d'habitude. Redescendu de mon studio, je tombe sur une admiratrice inconnue - quel beau métier ! - qui me félicite, non seulement pour cette émission, mais pour celles qui l'ont précédée !
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Il se mouvait en rêve dans une grande villa, très claire et sans mouches, en Afrique du Nord : la combinaison des sons instrumentaux reproduisait, en syllabes allongées, le mot
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glacés par l'ouverture de ma chemise pour les réchauffer sur mes côtes elles-mêmes couvertes de gras. Second baiser, exaltation montante,
cela faisait longtemps que je n'avais pas vu un homme -
apparemment, les deux
assistantes qui ouvrent soudain la porte sur nous deux non plus, car elles nous fusillent du regard... et ma grosse conquête les suis illico dans le couloir, me laissant là comme un navet sur une table. J'ai tout de même l'immense
compensation auditive de l'entendre commenter à voix forte ma capacité de séduction, comme pour justifier sa chaleur subite à l'endroit de ma personne.
C'est bien s'exciter pour une simple pelle ; je referme ma braguette prématurément ouverte... Rabattons-nous sur une femme connue de longue date, une amie de ma femme, avec laquelle je n'aie jamais songé à la tromper,
car tout arrive. Sortie de ville et campagne profonde, village d'enfance : j'avais six ans, Dieu sait jusqu'où m'entraîneront tant de prestigieuses non-aventures.
Buzancy.
Je peux bien en dire le nom. Même là, notre époque a
frappé : étrange, tout de même, de voir s'inviter chez soi, lorsqu'on a six ans d'âge, l'amie personnelle de sa future épouse. En ce temps-là, l'oeil noyé d'entropine, j'introduisais dans de petites maisons en carton, soigneusement
confectionnées par moi, des mouches, qui agonisaient sous mes yeux, empoisonnées par les parois.
Que venait faire ici cette visiteuse du futur ? Ce jour-là, j'avais renoncé aux mouches, mais devant moi la table présentait un "tapis de souris" ; et dans l'épaisseur de cette espèce de mousse lisse, des fentes parallèles
permettaient le déplacement de curseurs métalliques, comme sur une table de mixage. Cela produisait une musique envoûtante. Quel bonheur pour un enfant de se croire, d'emblée, compositeur de talent. Le petit Christophe
savait qu'un jour, il serait Beethoven ; il serait bien puni plus tard de cette innocente vanité, quand il soufflerait (maximum de son talent) dans un pipeau de plastique
troupieaux, troupieaux...
Pour l'instant, l'enfant enchanté
s'écoutait produire des ondes Martenot, phrase courte et mécanique mélodieusement répétée.
magique d'AL-GE-RIE. Autour du jeune Christophe la famille, et les amis, s'étaient réunis, respectueux, dans la musique et la lumière. Mais assez vite, le tapis de souris s'assécha. La force magnétique du liquide perdit son
efficacité. Les curseurs et leurs longues fentes s'effacèrent, et l'enfant se retrouva seul, devant un tapis de mousse sèche, inutile.
Mon père avait quitté la pièce. Je savais qu'il s'occupait d'enfants comme Jean-Christophe et moi. Il suffisait de cinq élèves de quinze ans, insolents tous les cinq, pour transformer le cours en véritable enfer. Mon père
l'instituteur s'y connaissait : il savait prendre les choses avec diplomatie, laissait la fille Brebsi défiler ses sottises, et prenait avec humour ses réflexions humiliante. Il s'en montrait, même, amusé. S'il eût été précepteur, au XVI
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siècle, d'une noble et conne pucelle, il se fût retrouvé tout en pourpoint et fraise précipité dans les douves boueuses d'un château.
Il aurait eu pied, mais tout son habit de précepteur se fût irrémédiablement gâté. Alors il appelait à l'aide, mon père, au comble de l'humiliation, et bien mal récompensé de sa patience. Les petits nobles, se risquant sur la berge
raide... lui tendirent des mains, des bras, des branches et des chapeaux. Ils le tirèrent de là non sans mal, obtinrent le remplacement des habits souillés, se montrèrent ensuite avec lui d'une parfaite déférence, sans que mon père
eût jamais su s'ils s'étaient repentis d'eux-mêmes ou si leurs parents les avaient préalablement bien morigénés...
Les temps avaient apparemment bien changés. La Révolution française était passée par là. Il suffisait à présent de tenir une classe de rejetons nuls, agitée, fatigante. Le cours pouvait avoir fait son effet, mais quel est "l'effet"
d'un cours ? Peut-il se mesurer ? Quelle note aurait eue Socrate ? Avant ou après enculage ? Si c'est votre propre père qui vous inspecte, quelle note vous accorde-t-il ? Si votre père est plus jeune, plus entreprenant, plus
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dynamique, alors que vous ramez dans vos habits trop larges d'éternel débutant, comment réagirez-vous ? "C'est bien", lui dites-vous. C'est vous-même, l'inspecté, qui attribuez une note, une appréciation, à l'examen de votre
père.
Mais cela signifie, en réalité, "assez ; n'insiste plus ; suffit" - les inspections précédentes se sont prolongées au-delà du supportable : "nul ne peut contenter tout le monde et son père". Et puis, se fait-on encore inspecter à
quelques mois de la retraite !
ravalement... Ravalant justement son indignation, l'enseignant, avec son très vieux père se dirigèrent par un couloir vers une cantine, l'éternelle cantine qui ne connaît que quatre goûts : salé, sucré, amer, et fade ; chaud, froid,
tiède, ce qui fait douze nuances. Et les serveuses, celles qui balancent leurs louches dans les assiettes de plastique, manquent de la plus élémentaire amabilité - elles se font tellement chier...
L'inspecté rentre chez lui, le cauchemar est terminé. C'est une villa d'Algérie, du moins à la mode algérienne, claire sous le haut plafond. Ambiance bruyante, vu la circulation extérieure, et le peu de meubles encore installés :
une résonance de pièce vide. Personne. L'épouse et la fille sont encore en courses. Elles ne sauraient tarder, quoiqu'elles ne connaissent pas très bien encore cette ville nouvelle. En attendant, il fait défiler des photos sur un écran
: voici Te-Anaa, magnifique Maorie, amante et amie de toujours, souriante, épanouie. Pourvu que sa femme ne s'en aperçoive pas ! Il ne peut se résoudre à l'effacer, non plus qu'à jeter la cassette entière…
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Un ange le transporta au sommet d'une montagne, et il n'eut pas de crainte, car un encadrement de vitre le séparait du vide. Quant à lui, il se trouvait à l'intérieur d'une excavation maçonnée, bien à l'abri, bien que la fenêtre fût ouverte sur l'abîme. Aucun vent, il se penche : c'est une forte pente, juste au-dessous du rebord, un ravin de prairies pelées striées de roches descendantes. Parmi ces formes vert et brun se déplacent des brumes capricieuses, esprits effilochés, dans l'attente d'une traîtrise, orage ou brouillard. Et dans son dos l'homme transporté entend une voix qui le convainc de planer au-dessus des abîmes, sans danger, muni de tous les pouvoirs qu'il faut ; l'homme recule, renâcle, refuse. Il secoue les épaules.

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Vite vers la plaine, et les villes civilisées. Par exemple et contraste absolu, Paris. Métropole des manifestations, petit baril corseté près d'exploser. Toujours. Cette fois-ci tout le monde crie, les flics tapent ou voudraient taper, les ordres sont peu nets. Le grand tatou de la police est que tous les manifestants, selon leurs étiquettes, se sont séparés par de lourdes barrières métalliques. Les services d'ordre les transportent, syndicats, municipalités, simples associations, de plus en plus floues. Sur le trottoir, même confusion faussement surorganisée. Qui pourrait avoir l'idée de distinguer manifestants et spectateurs, sympathisants et militants ? A gauche de Jojdh le Fier-Cloporte, une délégation porte à bout de bras le fac-simile au vingtième d'un portail orné d'un écusson : celui de l'Ecole Normale. On dit à présent « un logo » : deux silhouettes drapées adossées aux montants d'une fenêtre ouverte. Eux aussi manifestent. Ou bien ce sont des promeneurs. C'est ce qu'ils prétendent. Seraient-ils lâches ? Provocateurs ? c'était la seule instance en laquelle on eût pour croire, et si quelqu'un leur demande leurs revendications, ce sera de pouvoir se promener impunément ? Ô déception, ô mauvaise foi. Boulogne n'est -il pas désert aujourd'hui ? De part et d'autre de cette grille en carton-pâte, la foule est aussi dense…
Soudain les Normaliens accélèrent sur leur trottoir, doublent les manifestants et descendent sur la chaussée, prenant la tête du cortège face à l'Ordre : bien joué ! Jojdh marche au premier rang ! À côté de lui un petit étudiant compte ses pas à haute voix, s'arrête, reprend à zéro puis repart. Un tic. Une manie, un vœu ; à ce rythme il se fait distancer : peut-être ce qu'il souhaitait. Jojdh est envahi par l'idée inverse : devancer la manifestation. Pour cela, profiter sans honte d'une autre manifestation, destinée à rejoindre la première, à tel carrefour, comme une rivière dans un fleuve (like a river into another one). Ce sont les employés du zoo de Vincennes, qui mènent en laisse en tête d'un autre cortège une tigresse passablement droguée, dont Jojdh s'empare.
Le voilà seul, menant sa panthera tigris, aussi douce qu'un agneau, non sans fierté. Des flâneurs le rejoignent, à distance prudente. Les immeubles, jusqu'ici de six à huit étages à l'ancienne, sombres, sinistres, s'abaissent progressivement. Il semble que l'on passe au quartier pavillonnaire : étrange, en plein Paris. La chose existe, assurément, mais protégée, munie de barrières et de laisser-passer. Rien de tel, mais un ciel dégagé, une petite brise qui éveille la bête, encore d'humeur confiante ; elle tire sur sa laisse, docile et sympathique, mais le canular montre ses limites. Jojdh et les badauds se retournent : personne pour les suivre, même de loin, et les policiers n'ont pas le temps de surveiller les casseurs, plus un tigre.
Derrière les Courtisans du Tigre le sol peu à peu se dégrade : le terre-plein central se délite, sa plate-bande d'herbe semble se diluer dans l'eau, comme si la Seine remontait des profondeurs pour dissoudre les travaux des hommes. Le groupe alors se répartit sur les bas-côtés, mais c'est le tigre qui s'échappe, fuyant comme un chat le sol humidifié, dont le revêtement se fond peu à peu. Les voici tous coupés du monde, du tigre et de la manifestation dont les premier rangs, apparus dans le lointain, se font tabasser par la police. Nous avons marché des heures. Le sol s'est asséché, consolidé de grosses pierres anciennes, et c'est un quai qui nous supportent, une Seine trop vaste ou plutôt la Gironde, à quoi tout revient désormais. Tout revient au même. La scène est vaste ouverte ; le régisseur Edouard Fraisse est là, tenant avec d'autres une banderole au vent, longue, bariolée, où figurent les spectacles à venir, mais rien sur mon théâtre,ajoute Fraisse (« Au Pavé », 36 rue Pavée).
Les quais sont déserts. C'est un beau matin d'été. Nous aidons à bien tendre et maintenir la banderole, afin que chacun puisse voir et lire. Mais un long bandeau de tissu s'avère moins docile qu'un tigre endormi. Tout s'entortille et s'effondre, malgré mes indications par gestes et par cris, nul ne peut la retendre sur ces tréteaux par exemple, abandonnés là par le « Marché des Quais » de la veille. Laissons tomber ces incapables et ces supports instables. Advienne que pourra : marcher encore, trouver de quoi manger. Voilà. C'est ici que le festin doit se dérouler. Tous ces gens mangeront et chieront : il faut des toilettes impeccables, mission accomplie, et même à vêpres. A un détail près : pas de papier.
Heureusement, nous avons tous le réflexe de vérifier s'il y en a ; malheur et honte à qui s'en serait avisé trop tard. Les cabines voisines bruissent de présences : on s'y agite, on y parle à voix basse, sur un rythme plus ou moins précipité. Pour moi, c'est trop tard : j'ai laissé s'activer mes sphincters, et ne trouve pour tout secours dans mes poches qu'un petit morceau de papier soie. Le couper en deux, en quatre, en huit. C'est confettique. Une journée pourtant si bien commencée. Dieu m'accorde cependant la grâce de ne conserver aucune trace ni odeur aux extrémités de mes doigts. Seigneur vous m'avez bien humilié, sans que personne d'autre ne s'en aperçoive. Merci mon Dieu.
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Les rêves d'un impuissant ou passif présentent à la fois consolation et amertume : comme seuls instants de la vie où la possibilité d'agir et d'assister à des évènements se libèrent. JOJDH CHERCHE CARLA ( OU CHARLENE) – tel est l'écriteau que je devrais brandir, porter devant moi, tandis que les gens me déchiffreraient le panneau. Les haricots crient et puent. « Pas vu Charlène, ou Charline ? Elle était vendeuse, ici même. Rayon conserves, parfaitement. Ou bien bijouterie. Voyez en face. Où avais-je la tête, un rayon bijouterie dans ce magasin, tss tss. En face, passé le sas, on ne la connaît pas non plus. Jamais eu de présentatrice de ce nom. Jojdh est regardé de haut. Le personnel est grand et brun, les femmes vous dépassent d'une tête et portent des talons. L'une d'elle cependant, après s'être bien assurée que tout le monde s'est détourné, lui montre dans un coin la moitié d'ancienne photo. A sa grande surprise, il y reconnait trois vendeurs , dont il cite aussitôt les noms.Au tour de l'hôtesse d'être surprise , elle dit à mi-voix que Charlène ou Charline figurait sur l'autre moitié, la déchirée. Cela montre que le personnel ment. Jojdh ressort de là tout heureux qu'on ne l'ait pas menotté pour raison de pauvreté : « Quentin ! Que fais-tu là ? - J'admire la vitrine, et toi derrière. Que fais-tu là aussi ? - Je cherche Charlène ? » Quentin répond de laisser tomber. « Peut-être une piste. Suis-moi. » Quentin a fait Verdun, les Magasins, avec Jojdh.
Tous deux connaissent les heures non payées, les journées prolongées indûment, horaires élastiques en temps de chauffe, moqueries sur son teint rouquin. Il n'a rien à faire. Ça tombe bien, j'ai rien à foutre. Pourquoi ne pas t'aider dans tes recherches ? » Mais il faut marcher. Même grimper, Une maison se dresse au sommet d'une pente, une horrible pente où se succèdent les terrains vagues. Surprenant d'ailleurs dans une ville renommée pour sa platitude. Lorsqu'ils y parviennent, trempés de soleil et de sueur, l'accueil est chaleureux, comme si la maitresse de maison leur avait observé la progression en bout de jumelles. La femme a cinquante ans : « Mon mari ne peut vous recevoir. C'est bien lui, sur la photo des bijoutiers, mais il est bourré de neuroleptiques. Oui, c'est bien lui sur la photo. Mais il y a bien longtemps. Il a perdu de son éloquence, On n'entendait que lui. Voyez sur la photo quelle élégance excentrique. Et encore, pour la circonstance, il s'est soigné. » Jojdh préférerait partir.
Quentin, non. Il se sent quelque avantage devant la belle quinquagénaire, et voudrait le pousser. Pas questions de convenances. Jojdh est déjà venu en ces lieux : il en parierait. Pour compléter la conversation, il invoque la rénovation de ce conduit de cheminée, en saillie sur le mur
extérieur, s'élargissant du haut en bas jusqu'au sol. Mais nous ne perdons pas l'espoir de retrouver Carla, dite Charlène.
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Poursuivons notre quête, comme une queue autour du chien qui vire ; exécutons un voyage touristique avec notre Arielle, aux jupes flottantes. Nous arriverions dans un village étrangement placé entre hier et to-day. Les touristes y seraient logés au Bois Clair, gîte d'étape où les couchettes, rapprochées comme celles d'Auschwitz et tout aussi étroites, seraient peuplées de visages souriants et frais, dès l'aube. Tout serait propre, eau de Javel, planches et piliers blonds bien rabotés bien lisses. A se frotter les yeux. Les clients s'extirpent dans l'ordre, reposés, se réunissent autour d'une table et mangent de copieux petits-déjeuners. Nous y passerons la nuit qui vient, après avoir exploré les environs : rien. Vivement ce soir : il ne reste plus que deux emplacements libres, et la mixité est de mise. Charlène désormais s'éloigne, Jojdhie Fier-Cloporte le lendemain matin se réveille avec sa trique sur les fesses d'une grosse, en manque, chaleureuse mais habillée comme elle a passé la nuit, et sur les siennes la queue de Caprio, acteur connu-mais qui est-ce ? s'interroge le Jojdh ; qui est-ce ?
- Monsieur, Monsieur, supplie Léonardo di Tchi, aller me chercher à boire et à manger, car ces porcs de la nuit n'ont rien laissé pour moi – pour nous – sur la longue table. Nous prendrions ensemble le café, puisque la grosse dame est partie.  - Je préfère les femmes, dit Jojdh à voix basse. Ich ziehe Frauen vor. » Que ce gringalet geignard et enjôleur aille exercer ailleurs son autorité de faible ; la « grosse dame » était là, juste derrière lui. Elle est écœurée, mortifiée, etc. Et Jojdh n'ira pas « chercher le pain », ni le lait. « Voici ma femme ». Di Caprio tourne le dos sans derrière-pensée, Arielle sort d'une autre pièce, semblablement peuplée de figures de cartes, coincées joyeusement entre deux châlits.
Ici, tout est en bois clair. Tout ce monde est à présent loin derrière. XXX 63 09 25 XXX
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Jojdh et Arielle se retrouvent sur un petit quai de gare, Charlène a rejoint l'Arlésienne dans ses gazes. Moi, Jojdh, Fier-Cloporte, me trouve dans un cercle de brillants universitaires qui cette fois choisissent de parler ensemble. Je ne suis pas au centre de ce cercle, ni en limite de circonférence, mais j'aime bien d'un grognement ou hochement de tête montrer que je suis, qui je suis, un parmi les autres. Et lorsque le train arrive, vapeur en tête ! rien ne me surprend. Même sa forme ronde de vache grosse ne me cause pas le moindre émoi. La grosse dame y prend place Où partez-vous ? - Ligne frontalière » répond-elle, et avant que moi, Jojdh, j'aie pu reprendre la discussion de mes voisins sur Homère ou les moules, voici tout le groupe bien vêtu qui m'entraîne à l'intérieur du wagon sans cesser de papoter, trop tard pour réclamer ma valise archaïque au beau milieu du quai, toute seule et risible.
Me voici sans plus rien à lire, tout était là. La compagnie se rend à Borte-Folle, bourgade au bord d'un lac boueux, qui déborde. La poitrine déborde aussi de la grosse universitaire, qui prend cela comme un accès de gaieté dans le discours de Chubre, maître de conférence : « Ici se trouverait l'un des nombreux emplacements sacrés où Jean-Jacques Rousseau rencontra Mme de Warens. » Mais c'est faux. Archi-faux. La balustrade plaquée or qui empêche de fouler l'herbe indique un lieu inexact. Ce fut le long du bâtiment, sous un petit appentis. Un appentis sorcier. Chubre explique mal, d'une voix blanchie par le Lexomil. Chacun patauge consciencieusement dans les prairies honorées par les pas des deux tourtereaux qui jouaient à l'inceste, et qui jouissaient à l'époque d'un terrain sec, car pour nous, la boue monte à mi-mollet. C'est décidé, je quitte ces lieux crottés, me concentre à fond, dans la claire conscience de rêver – miracle ! Ma valise revient entre mes mains, le terrain se dessèche sainement, et me voici dans « une situation la plus agréable du monde », sicut fabulis dicitur, car une jeune femme bonde, mince et distinguée, se presse sur mon cul en se frottant à la petite cuillère, me retourne, me met sa langue en bouche au comble de la reconnaissance et me rappelle qu'une femme peut parfaitement se ruer sur un homme pour en tirer du plaisir.
Je reprends mon souffle et présente mes excuses, comme si j'avais été vulgaire, mais elle me sourit, heureuse. Mon plus grand regret de la vie, à l'instant de mourir, sera de ne presque pas avoir connu les femmes, de ne leur jamais avoir fait suffisamment confiance, non plus qu'à moi, d'avoir si rarement lu le plaisir dans leurs yeux ou sur leurs paupières. Même en moi, tu as peur des femmes. Et pas seulement de toi, mais de toutes. Et le 52 05 10, le voyage se poursuivit comme ceci : j'étais avec ma chère fille et ma chère femme dans un hôtel, cette dernière faisant chambre à part. Avec ma fille, lit séparé, mais ce n'est pas très confortable. Toujours est-il que mon épouse, à travers la porte ouverte, me gratifiait de ses plaintes sur son eau trop chaude (pas de douches en ce temps-là !), des chuintements grésillants de transistor à piles (mélodies à deux balles).
Nous étions en retard. Vous savez que dans les hôtels, il faut avoir déguerpi à 11h ! dans les petits, ceux d'autrefois, ceux qui n'avaient jamais entendu parler de normes européennes, aux temps bénis où l'on pouvait voyager, à 136F (25€ ) la nuit. Où les vieux robinets à pas de vis pouvaient goutter sans provoquer l'inspection générale des installations sanitaires… En Bavière, c'étaient déjà des prix effarants, à tant non pas la chambre mais à tant le touriste, alors qu'il est sans exemple qu'un couple coûte plus de dépense qu'une personne seule au requin d'hôtelier. Mais les Bavarois sont des gens riches. Et nous étions, en famille, à Munich cette fois. Ma fille et ma femme étaient la même personne, oscillant de l'une à l'autre, ce qui n'étonnera que les ignares, vous savez, ces analphabètes qui vont beuglant que les rêves, c'est que des conneries. Le train s'arrête à Munich et ne repart plus. Nous n'avons plus un centime, l'auberge où nous sommes descendus nous fait crédit, tout le personnel parle un français impeccable. C'est l'heure du cinéma, l'employé me demande si je la préfère à l'ancienne, sur écran devant moi, ou bien, juste dans mon dos, sur écran vidéo : je n'aurais qu'à tourner mon siège. Devant ou derrière moi, de toute façon, trois rangées de grosses têtes me bouchent un bon tiers de la vue. Que faire ? Ce que l'on fait en cas d'incertitude : on se rend en grande pompe aux Toilettes.
Les chats indécis se passent la patte sur l'oreille ; certains humains vont aux chiottes pour s'éclaircir les idées en se vidant la vessie. Adoncque, voici les toilettes du grand hôtel de Munich : inutile de la cacher, elles sont honteusement insatisfaisantes. Leur étroitesse n'a d'égal que leur frusterie : juste un trou à la turque, avec les fameuses semelles en ciment contre le dérapage. Très sec en tout cas, très propre. Ni dégoulinade ni suintement. Et quand j'en ressors, je me dirige vers l'une ou l'autre des aires de projection, j'entends d'images. Mais j'emporte avec moi un chef-d'œuvre de technique (« technologie » pour les pédants) : un clavier, un écran personnel. Cela me permettra de rédiger « sur la bête » ma propre critique cinématographique.
D'autres spectateurs, je devrais dire semi-spectateurs, procèdent comme moi : ils ont les yeux fixés tantôt sur leur nombril (je ne sais ce qu'ils dactylographient) tantôt sur la séance publique, offerte par le Gasthaus. Pourquoi ne pas adopter le sans-gêne si largement répandu. Mais en voici pourtant une forte limite : une forte femme, retardataire, s'assoit à trois places de moi, écrasant de ses cartilages une mince jeune fille qui se met à protester : elle peut le faire, tout le monde s'étant enfoncé dans les deux oreilles ses écouteurs. Je bourre donc les miens bien à fond dans le conduit auditif. Ils correspondent, ceux-là, au film qui défile sous mes yeux. La séquence en cours propose un père de famille qui déclare comme ça, tout de go, son intention d'emmener son fils au cinéma porno : « Je repasserai le prendre à la fin de la séance », à condition peut-être pensai-je à part moi de ne pas le tenir par la main. XXX 63 10 31 XXX
Je ne dois pas avoir débrouillé toutes les connections de mon bras de fauteuil, car mon voisin se met à l'interpeller, de sa place à l'écran, ce qui ne surprendra pas les fanas de La rose du Caire : « Tu es sûr » (accent italien prononcé, tou es sour) « de ne pas le faire toi-même, le film, col tuo propio figlio  - avec ton propre fils ? » - l'indignation l'emporte, la langue italienne refait surface. Alors, sans me gêner non plus, je le traite de tous les noms, dans les trois langues. Finalement nous aurons tous assez d'argent pour revenir de Munich. De même les Bloy : Danemark- Cologne-Paris. Gauguin mari de Mette. Céline. Étranges cousinages. Éternelles bougeottes. Il faut rouler.
Sans cesse sauter d'un véhicule à l'autre. Ce que nous cherchons, ce que nous fuyons. Trois voitures vers le Bassin, celui d'Arcachon. Java est dans la première, mais ne conduit pas. Je conduis la deuxième, et derrière moi, vite distancée, Arielle. Pour ma part je suis, tant bien que mal, recru de la fatigue du voyage. Parfois le véhicule s'écarte, je l'encourage à haute voix, peine perdue : je suis perdu ; il ne fallait pas prendre cette allée de sable battu sous les pins, encore, encore, enfonçons-nous ; perdu pour perdu. Je me souviens très bien de cette grande maison, transportée sur des vérins, ou reconstruite en un éclair comme celle du marquis de Charnacé. Le chemin s'arrête là, en éventail semé d'aiguilles de pin, parmi les fougères humides.
L'océan est à deux pas, je l'entends respirer. Juliette, c'est Juliette, amie abandonnée par nos deux vies, avec deux ou trois de ses fils ou filles, elle en avait sept, qui viennent, qui reviennent, repartent, laissant des livres, du linge ou des jeux de société. Mais je suis accueilli comme de la veille, malgré ma nudité des membres inférieurs, jusqu'à la taille – quelle importance après tant d'années, nous nous retrouvons avec effusion, les enfants ont grandi, je me couvrirai, ma chemisette bâille au vent. Quelqu'un finit par me fourrer sur la bite une sorte de pagne nouée, façon christique. Nous nous serrons l'un contre l'autre dans la joie de nos retrouvailles. J'étais son fils aîné, qui venait de temps en temps, à l'improviste, toujours bien accueilli, pour se plaindre lucidement de toutes les avanies de sa vie.
Le nombre de gens qui ont recueilli ces confidences, même sincères, est considérable. Quel charme possédais-je, quel moyen de pouvoir, que j'aurais négligé ? Car je parlais des autres en parlant de moi, et n'étais peut-être pas si insupportable, du moins la première heure. Juliette me prépare un repas, il n'est pourtant que onze heures trente. Les femmes préparent souvent des repas, tous succulents. J'avise alors, sur un banc de bois uni à sa table, un jeune homme que j'avais feint de ne pas remarquer. Il est en train de lire, sans même s'être interrompu à l'arrivée de mon importante personne : tous les hommes sont souverains, moi compris. Si je m'installe auprès de lui, sur le banc d'en face, il ne bouge pas.
Les fils aînés sont souvent jaloux de l'amant de leur mère, mais elle et moi n'avons jamais couché, que je sache. Elle m'a refusé, je l'ai refusée plus tard, façon ping-pong. Je déplie sous mon nez une carte touristique : où est ce fameux moignon de phare que je ne pouvais manquer d'apercevoir sur cette côté à dunes ? « Le Cap-Ferret », c'est bien cela ? Comment fait-il pour éclairer, ce ras-du-sol ? Une fille est tombée de sa rambarde et en est morte, à douze ans, voici douze ans. Le petit en-cas inhumainement avalé, nous revenons en bus sur nos pas. Où est la voiture, abandonnée sur un bas-côté ? S'est-elle déplacée seule ? Tout va si vite, il y a tant de véhicules de promeneurs sur les tapis d'aiguilles de pins !
Qu'ai-je fait ! Juliette me parlait de ses petits-enfants, Irina, Océane, Hermengarde… des filles, sans compter le petit Orénoque. Elle s'embrouillait un peu. Elle aussi flirtait avec la soixantaine, elle avait réuni 6 (soixante!) amis ! Comment faisait-elle pour connaître autant de Monde ? Chacun y va de son prénom baroque, au vu de la raréfaction des noms de famille… Tiens, Mon Véhicule ! C'est le moment de ranger l'étui d'appareil photo, en plastique, royalement offert par Juliette. Tant de fois j'ai reçu l'hospitalité chez elle ! Je rejoins les autres, d'autres gens, d'autres amitiés de rencontre, qui ne la valent pas. M ais la vie sépare / Ceux qui s'aiment / Tout doucement / Sans faire de bruit…
Les feuilles mortes – Prévert – Kosma


52 05 31

Signora Iolanda Cristina GIGLIOTTI, dites-moi – cinquante ans – visage marqué magique – la fin toute proche – accent macaroni moqué - « Arrêtez. Mes projets sont abondants. Je ne baisse pas la tête. Posez d'autres questions. - Quels sont vos rapports avec les plantes ? les fleurs, les arbres ? » (tout laisser ainsi en plan, à la disposition fébrile des survivants) – J'ai beaucoup de projets. Ma forme est excellente. Voyez mon fils, il le confirmera. Il s'appelle le Cordouan, comme le phare. » Voyons ce fils ! Il habite une sorte de ruine, genre « loft aménagé », peut-être un ancien phare mais de terre ferme, et je lui brûle la politesse, montant le premier. Il me suit. C'est un jeu. L'escalier en colimaçon monte de meurtrière en meurtrière, de plus en plus large, où passer la tête. J'ai devancé le Cordouan, peut-être m'a-t-il dit « Après vous », mais il me poursuit, tente de m'atteindre à coups de grands mollards qui ne m'atteignent pas mais retombent en grands parachutes à claires-voies : « Tu ne peux même pas atteindre les pigeons qui nous séparent ! » C'est entre lui et moi, le longs des murailles blanches, un mouvement continu de gros oiseaux à donner le tournis. Les crachats chutent comme des méduses qui se déchirent. Je suis arrivé avant le fils chéri, dans un petite pièce au sommet, très bien aménagée, donnant de partout sur les terres et la mer qu'on aperçoit dans le lointain. Il arrive à son tour, essoufflé, bien que ce soit sa propre demeure. À gauche part un couloir obscur en impasse. « À quoi cela sert-il ? - À rien me répond-il. Nous ne faisons pas l'amour. Mais dans ce cercle étroit loin de la terre et de l'Océan nous accomplissons une succession de frôlements précis et de caresses, inventant à mesure un rite éphémère. Nul n'en saura jamais rien. Nous promettons de nous écrire, pressentant que jamais plus nous ne serons ensemble. Ne serait-ce qu'à son air désabusé.
C'est un grand jeune homme blond pâle, adresse : « Sous le château d'eau ». Le courrier se dépose en bas, dans une archère aménagée. Nous sommes redescendus de là, moi second regardant son dos, pour ne plus jamais rien contempler d’autre : aussitôt, je prenais un autocar à destination de Vaux-sur-Seine, puis Conflans. Ces petites villes dans l’éloignement ne sont plus rien, contaminées par une impitoyable injection de présent. Le véhicule collectif où j’ai pris place brinquebale et se perdra peut-être, dans son imprévisible itinéraire des années 50, sur le plateau, d’où je pourrais rejoindre un moyen de transport plus direct. Le paysage aligne ses pavillons. Face à moi deux métis tahitiens s’entretiennent d’un match de je ne sais quel sport ; de quelle ethnie tirent-ils des mentons si pointus ?
Mes ignorances me perdent dans un flou sommeillant. Et de façon inévitable et prévisible, ce jeune homme que j‘avais quitté reparaît quelques rangs de fauteuils plus loin. Lui aussi a emprunté le même moyen de transport. Nous nous reconnaissons de loin, nous descendons à la même station, il s’appelle Lacoubre, « comme le cap », nous escaladons un nouvel escarpement, creusé de marches couvertes de lierre, qui s’enfoncent sous le roc en spirale, ressortent plus haut, repercent la paroi, et se terminent en cul-de-sac escarpé. Seconde descente, seconde vue de dos sur le torse et les fesses de mon compagnon, second abandon voulu par le destin Tintin. Je ne sais ce qu’il est devenu : la foule donne, la foule reprend.
Retour à la maison. ¡ Vuelta a casa ! Il est plus de vingt heures ! Quelle est l’épouse qui ne ferait pas la gueule ? Est-ce qu’il ne faudra pas que je couche à l’hôtel ? De quoi sommes-nous punis ?
Je transcris.

53 04 29
Mes pas sont infatigables. Dans mes sommeils mêmes je dois parcourir sans trêves routes, tunnels et souterrains. Je chemine souterrainement, longtemps : ver de terre, hérisson, piéton de la glaise. Toujours ou souvent me précèdent des hommes, une femme ou deux femmes, ici, cette nuit, Arielle et son amie si anonyme. Nous descendons d’innombrables générations néolithiques. Et remontant de ces vieux puits horizontaux à contre-route, une femme âgée que précède sa petite-fille. Ce sont les héritières et propriétaires de ce dédale souterrain. «Admirez » - la vieille dame se rengorge, tandis que la fillette a détaché du mur une poupée suspendue « la splendeur de cette créature humaine, touchez sa chevelure abondante et authentique, estimez sa valeur, et payez pour emporter le tout ». Mais les autres m’ont distancé ! Si les deux tentatrices connaissent leur labyrinthe, il n’en est pas de même pour moi, laissé seul, égaré, cherchant en vain le chemin du retour. Les caves se succèdent, montrant dans leurs coins sombres des grilles tendues en hauteurs des étagères de grands crus classés. Je monte des volées d’escalier, sous les parcimonieux éclairages de voûtes, écartant des deux mains d’étranges ferrailles aux aspérités rouillées – devant cette porte plein-cintre en particulier, que je force d’un coup d’épaule.
La pièce reçoit d’en haut les lueurs incertaines de soupiraux d’église : une crypte, c’est une crypte que je hante, rectangulaire, sous un maître-autel au flanc duquel je suis remonté sans attirer la moindre attention. Il règne là en effet une foule affairée en habits du dimanche, qui se disperse posément après l’office ou la cérémonie. Je la suis, personne ne voit ma tenue terreuse ; quel est donc leur mérite ? D’avoir écouté une longue messe, sans autres épreuves qu’une toilette et des habits à revêtir ? Ne suis- je pas plus méritants qu’eux-mêmes, puisque j’ai surmonté les détours et les tentations de l’abîme ? Ils me remarquent enfin. La terre de mon élection, qui me souille les mains, les vêtements et les chaussures, n’attirent que leurs sarcasmes et leur goguenardise : « Je sors du souterrain » leur dis-je, « par le grand portail laissé derrière moi » - je sais bien que je mens - « et il ne tient qu’à moi d’y retourner, mais, mon Dieu, comme c’est dangereux.
Parmi ceux qui m’entourent, je sens bien que certains m’abandonnent, à des mouvements de groupe en périphérie. Mais je ne vois nul Golgotha à proximité. Pas même un jardin Gouggenheim. Peut-être même ceux que je soupçonne de traîtrise doivent-ils aménager le couloir d’où je sors : soit pour le rendre plus praticable, soit pour l’obstruer, en éliminant toute velléité, pour moi d’y retourner, pour d’autres de l’explorer. Le lieu où je me rouve, où j’ai débouché, se nomme « le Fieu » (« le Fils » en charentais, ou chez les Normands) mais les paysage s’apparente au vallon de la Lémance, aux environs de Cuzorn:magnifiques paysages, clocher pointu. Sortant alors de mes poches une carte Michelin, j’essaie de me frayer un chemin vers le nord-est (« ça peut aller quand on est à pied »), mais rien ne semble pouvoir éclaircir un réseau de petites routes qui ne mènent nulle part. L’ironie bonhomme de ceux qui restent affiche la satisfaction aigre de ceux qui vous retiennent prisonnier - « on vous l‘avait bien dit ». Un autre sanctuaire, peut-être ? ...un peu plus loin, dans une autre direction ? Sous les regards sceptiques (« vous ne trouverez pas ailleurs d’église aussi remarquable que la nôtre ») je redescends leur côte, carte en main, d’un tournant à l’autre, prenant garde aux plus gros cailloux.
L’autre partie du village, en contrebas, c’est déjà autre part, d’autres gens ; plus ouverts, plus dynamiques. Une jeune femme m’accoste sans façons, m’invite à visiter son auberge où se tient une exposition informelle et permanente d’artisanat local. Quand je suis entré, un groupe de jeunes gens m’a salué en souriant.


(53 04 30
Manque un rêve, sur papier libre.)

53 05 03
Partout Arielle m’accompagne. C’en est effrayant. Imaginons que pris d’une subite envie de chier je fasse mon entrée dans un certain petit réduit, un soudain brouhaha me fait rebrousser chemin, et que vois-je ? Arielle vient de tomber de tout son long devant la porte de la rue, en robe de chambre. Elle sanglote et prétend chier avant moi. Je l’avais envoyée promener la voici revenue, adieu distance. Et moi de fuir en descendant la pente aux prairies closes de barbelés, où mangent les vaches paisibles. J’entends toujours le peintre Jean disant à tel ou tel ami qu’un troisième homme, mercenaire de son état, s’était vu délester de tous papiers de fausse identité en pleine Afrique noire, puis en avait retrouvé d’autres : « Je m’appelais Binnda », disait-il, et j’étais revenu, sous ce nom, par Blida et Bougie».
Me relevant parmi les vaches et très soucieux, tout compte fait, de la santé d’Arielle, je reviens sur mes pas et me relève en vrai, gorgé de merde à plein rectum. Et pris d’extase je prenais le train pour Marseille, où je suis revenu souvent, où j’ai quelque temps habité, aubas dela gare Saint-Charles. Il y avait en ce temps-là un petit appartement, un bouge ensoleillé, autout duquel vivaient une quantité de vieux Marseillais. Ils parlaient dans l‘accent des films de Pagnol, ils m’apportaient dans mon deux-pièces du pastis de bienvenue, où je trempais mes lèvres pour ne pas les désobliger, car alors déjà je ne buvais plus, ou je m’y efforçais. Ils tournaient partout, commentaient la moindre éraflure de plâtre, me conseillaient avec la plus vive et la plus indiscrète amitié. Tandis qu’ils m’étourdissaient de leurs empressements, je m’inquiétais : comment ma fille et son enfant pourraient-ils venir ici s’installer, tout était si petit, si vétuste !
Le soleil par les fenêtres n’effaçait pas la vétusté, l’éloignement de ma mère et de Bordeaux suffiraient dans un premier temps, j’étais quinquagénaire et profitais enfin de ma liberté (mes éphémères compagnons m’avaient soutiré ces confidences), il me faudrait m’habituer à ces intonations d’un peuple envahissant, dépenaillé, que je commençais même à imiter pour lui plaire. Je les observais bien, surtout au niveau de leurs mains, aucun accroc ou déchirure n’échappait à mes regards méfiants, car je me suis toujours tenu à l’écart de ces citoyens frôleurs, crasseux et misérables. C’est ainsi que m’avaient élevé mes parents, et ceux de mon épouse, malgré leur désaccord, partageaient ces préjugés sans gloire.
53 05 11
Ce grand bureau très clair m’aurait fait envie : tout en verrières, au dernier étage d’un immeuble de Montmartre, tout Paris sous les yeux. Lazarus, Yssev et moi prenons congé d’une magnifique stagiaire brune, très consciente de sa beauté. Elle en joue, elle en use avec une grande distinction, car à ce faîte des honneurs ou des étages où nous sommes parvenus, nous ne risquons pas d’esquisser le moindre geste, le moindre propos déplacés. Les stagiaires par nature ne sont pas destinés à ce qu’on les recroies dans sa vie ; il se peut aussi qu’ils ou elles se soient légalement propulsés plus haut que votre grade, et qu’ils ou elles vous toisent quelque peu. C’est pourquoi ma demande d’adresse postale, formulée en ce dernier jour, m’a été refusée avec décision, quoique sans hauteur : nous sommes toujours dans le cadre admissible du jeu social.
Hélas le Démon Ridicule attaque sans sommation ; aussi bien dans les plus habits du dimanche ne m’a-t-il jamais été possible de passer pour autre chose qu’un chimpanzé bien soigné de sa personne. Ne voilà-t-il pas que je perds d’un seul coup ce vernis de singe civilisé, que le dépit fend ma croûte pseudomondaine ; je lui déclare tout à trac : « Non seulement nous ne nous reverrons plus, comme vous le dites, mais de plus, nous crèverons tous tôt ou tard, vous comprise. Je ne vois donc plus la nécessité de vous adresser la parole à présent,ni de faire attention à votre joli cul. » Autant n’avoir rien dit. Ni elle ni mes deux confrères ne semblent avoir entendu la moindre incartade, ils se papillonnent tous les trois dans le meilleur bon ton de la galanterie, une autre femme se penche vers moi pour soumettre un document de départ à ma contre-signature.
Je ne l’avais jamais observée, jamais appelé par son prénom, non plus que l’autre : celle-ci parce qu’elle m’intimidait, celle-là parce qu’elle m’indifférait. Voyez la sottise. Celle-ci présente sur la joue une légère tache de lie-de-vin. Mais jamais elle ne s’est départie de son amabilité. « Pardonnez-moi » lui dis-je à voix basse « de vous avoir négligée ». Elle reprend ma signature et le papier, retourne à son travail. Dois-je comprendre qu’une femme, pour mon Chimpanzé, ne doit être respectée qu’à proportion de sa disponibilité baisative ?
De qui s’agit-il, dans nos rêves ? Et pourquoi ne pouvons-nous abandonner cette première personne si méprisable aux yeux des bonnes âmes qui se préoccupent d’Amnisty International ? Pourquoi certains réveils sont-ils plus lumineux que d’autres, quand nous ouvrons en grand nos volets sur le soleil levant (« du sommeil au soleil », quelle facilité!) Puis nous refermons la fenêtre (ou pas), et tournés à nouveau vers les profondeurs à peine entamées de notre antre, nous nous apercevons avec effroi que toutes nos lettres, d’affaires conclues ou d’amours passées, que nous avions éparpillées sur notre couvre-lit, sont restées là comme une roue de paon, tandis que nous étions passés des rêveries à l’endormissement. Mon Dieu ! Arielle revient ce matin, dissimulons ces messages, parmi lesquels gît encore quelque part cette enveloppe à poster : relire le courrier des anciennes maîtresses porte à renouer les liens, bien étourdiment ma foi.
Les autres pièces sont restées dans l’ombre, celle en particulier où mourut ma mère l’hiver dernier, chambre à laquelle je n’ai plus touché, tant j’y sentais planer de menace : les morts deviennent plus qu’eux-mêmes, se faisant porte-parole d’un au-delà refusé. Il faut ouvrir cette porte, aérer, démiasmer, apercevoir le temps de l’entrebâillement deux femmes longues et maigres côte à côte,qui ne sont pas ma mère mais lui ressemblent ; surprises de dos à vider les tiroirs de sa garde-robe, elles tournent vers moi leurs yeux insolents et se retirent sans se presser, dérobant au sens propre de magnifiques tenues de soirée. Les regards hostiles et secs qu’elles me lancent me dissuadent de les poursuivre ou de les intercepter.
Tandis qu’elles se dérobent à leur tour un sec coup de klaxon m’arrache vers la trivialité la plus immédiate : non, ce n’est pas Arielle. Cette longue voiture noire qui m’attend sur le sable de la terrasse ne peut être, n’est autre que celle du Président, celui que les opposants ne nomment jamais autrement que le Nabot ou Naboléon. Le temps d’enfiler une tenue décente, et je le rejoins dans sa Limousine personnelle.


53 05 20
J'ouvre en grand les volets de notre appartement au premier, le soleil éclatant y pénètre. Des lettres sont en vrac, j'attends le retour d'Annie, j'espère qu'elle ne verra pas une lettre à T. que j'ai oublié de poster, et que je ne retrouve plus. Les pièces encore noires sont emplies d'une angoisse folle, ma mère morte y est encore présente de façon menaçante. Ouvrant une pièce, je vois deux grandes femmes sèches hostiles qui lui ressemblent, en brunes, partir en dérobant deux magnifiques robes de soirée, avec une hauteur insolente. Je n'ose les intercepter.
  • Avec Sarkozy dans une voiture à l'arrêt coincée entre deux autres, le côté passager bloqué contre le mur. Il me prend pour confident, les habitants de la ville ont critiqué ses nouvelles enseignes électriques (je les vois ; l'une est : « LU... LU... LU » ; elle est en effet monotone, rouge terni). Une grosse femme en costume arabe passe. J'étouffe dans cette bagnole, je m'ankylose, j'aimerais bien aller me promener. Sarkozy est un maniaque de la bagnole et reste assis là sans s'en rendre compte. Nous attendons ma femme, partie plus loin avec d'autres.



53 06 11
Rien ne m’empêche de monter dans un autobus par Lazarus, qui par son crâne pelé apparent sous lamousse gonflée de ses rares cheveux, ressemble de plus en plus à Nosferatu, mais où est son permis de conduire ? Il s’émerveille de tout, lorgne le paysage urbain,tripote une manette après l’autre avec effets divers de cahots et de rugissements, oui, la ville est magnifique, les rues étroites, il prend cela aux alentours de 50 à l’heure ce qui est énorme : un crétin planqué là derrière l’angle seraitenvoyé au suicide PAF DANS LA GUEULE « interdit aux piétons » je sais pas lire conno, et voilà. Ce que nous attendions tous. Se retrouver bloqué parce qu’un insouciant prend les rues interdites – dans cette cité KOSmopolite un Yougoslave (il en était encore) blond comme un Slovène monte à bord, vire Lazarus de son siège en cul de tracteur et nous dégage en marche arrière.
Et tous ces passagers qui sont descendus, pétrifiés de trouille et gestes attentifs, entre tôle et pierre vermiculée ! Ne reste plus au fond du véhicule, où la faune bêlante étrangère nous a repoussés dans sa fuite, qu’Arielle, Muriel et Jacques. Lazarus s’est calmé. Le Balkanique s’est dévoué pour l’affranchir, il appuie désormais où il faut, les portes cessent d’ouvrir ou fermer leurs soufflets en soufflant comme un asthmatique. Nous arrêtons près de la ferme Lenge, près du pont, ni sur la Garonne ni sur le Rhône. Allez, va pour la « confiture maison ». Il faut bien que les paysans s’amusent, qu’ils se prennent pour des créateurs culturels, locaux. La confiture est bonne, le vendeur qui me l’a tendue précise que c’est un condensateur : « condensateur » de quoi ?
Je réponds « c’est un con dans son frère », l’autre rigole, ce produit local atteint les fonctions du langage et du rire, peut-être sommes nous tous intoxiqués. Ceux qui ne le sont pas encore viennent me demander de mon melon d’Espagne en gelée, je leur en offre à tous du bout de ma cuillère, et même le chien, le petit chien de l’autocar, blotti en gémissant sous un siège pendant toute la manœuvre de dégagement du Slovène, ressort de sa cache et me mendie un peu de ce parfum confituré. Nous le laissons dans la cour de la ferme, où il part truffe au vent vers la cuve de confection : il aime la gelée de melon d’Espagne ! Il avait bien dormi sur ma poitrine, tandis que tous les humains s’offusquaient d’une conduite aussi branque de grand amateur !
Le voici délaissé dans cette cour, par l’odeur alléché, flanqué de grands lion fauves sorti des bâtiment. Les passagers nous ont suivis de loin, essoufflés sous le soleil. Ils finissent au doigt mon pot de confiture suspecte, reprennent sans vergogne leurs places, récupèrent sans honte leurs affaires abandonnées, qui logiquement devraient revenir aux derniers occupants. Les voici à présent qui veulent manger dans cet établisssements. Figurez-vous que mon courage m’a auréolé de quelque autorité : pas question. « Tant qu’il y a des livres, je ne mange pas ». Ils se rengouffrent vers la sortie (ces gens-là ne manquent pas de culot), se commandent un gueuleton de midi, avec du chien, du lion, du saucisson, et de la confiture en gelée. Ah ben moi non, moi non, je reste à lire, les rayons occupent tout l’intérieur, et nous tous qui regardions le paysage, les murs qui défilaient à toute vitesse à ras des vitres !
Pour des livres, je manquerais tout ce qui se voit, tout ce qui se mange… Lire, jouer de l’orgue. 53 06 14 Dégringoler du buffet, à travers toute une tour d’église – où avaient-ils placé le buffet, des imbéciles ? Pour arroser toute la ville, comme du haut d’un minaret ? Et l’organiste criait « Au secours ! au secours ! Même pas Dieu… Nous allions au secours, Sylvie et moi, des petits garçons qui couraient des dangers dans le monde, et même, Bouddha me savonne ! autour de Katmandou. Bien sûr qu’il y a un lycée français, là-bas ! L’EFIK ! BP 452  ! La classe avait fait un tout, tout petit voyage éducatif, dans la vallée. Puis, plus rien ! Disparition du petit garçon ! Nous n’étions pas les seuls : les délégations de l’Inde, de la Chine, du Vatican et même de l’URSS ! enfin, la Russie… Qu’avait-il donc de si particulier ? Une puce électronique insérée sous la peau ?  bionique ? Allions-nous, grâce à lui, gratter aux portes de l’éternité ? ...mais pas d’Américains, ni de Japonais. L’URSS en ce temps-là colportait de faux bruits. Puis le petit garçon fut retrouvé. Nous avons appris cela, Sylviane, juste au moment où nous repartions. La joie qu’aurait dû apporter cette bonne nouvelle ne pouvait supplanter cette pénétrante tristesse, qui survivait à nos inquiétudes. Nous marchons lentement dans un décor neutre, et je l’interrogeais. Nous parlions d’autre chose : que comporte nécessairement un texte, quel qu’il soit, même latin, même en vers (je lui en récitais quelques vers), afin d’en indiquer le sujet ?
La réponse était « le titre », mais Sylviane, bouleversée, prise à contre-pied, ne parvenait pas à répondre. Elle se répandait en flatteries moroses; mes commentaires étaient très beaux, répétait-elle, très émouvants. Ses larmes coulaient. Nous avions marché très longtemps... 53 06 15. Nous parvenions à un hôtel, de grande classe, prévu pour abriter un congrès de conférenciers, cette chambre vous convient-elle ? ...cette autre, ou celle-ci ? voyez ce toboggan qui perce le plafond, par où dévale un flot de pétales lumineux ? notre accueil n’est-il pas princier ? pétales, particules étincelantes, phosphènes tactiles aux tourbillons soyeux – prenez garde de ne pas les frôler, certains sont toxiques – cette autre pièce peut-être ?
« Voyez de quelle vaste salle d’eau elle est accompagnée, toilettes immenses, immaculées, luisantes ? elles vous serviront à tous : cette chambre au tarif élevé comporte plusieurs lits, enveloppés deux par deux par une courtine à couronne, comme si les dormeurs en étaient des dragées, le tissu leurs précieux emballage ? Oh ! voici les conférenciers ! Chacun se choisit sa couche et son compagnon de lit jumeau selon ses affinités. » Nous serons donc bien tous à l’étroit. Une seule femme est parmi eux. Elle jouira de ma protection, et nul conférencier allemand – ils sont allemands – ne lorgnera sur elle d’un air concupiscent. Une femme risque moins avec tant d’hommes höchst korrekt qu’avec un seul Français galant. Je fais une grimace à cette femme, visiblement très contrariée de la situation. Elle me répond par une autre, marquant le plus extrême renfrognement. Le 26 du mois de juin je fus assailli de trois révélations, dont la deuxième fut la pire : il me semblait perdre un être cher, et je repoussai cette vision de toutes mes forces. Mais la première fut telle : un de ces robots forcenés, invention diabolique, s’avançait dans un de ces couloirs sans fin de l’hôtel Garcin.
Vous souvenez du Garcin de Huis-Clos, qui fait les beaux jours des théâtres en difficulté : il y aura toujours du monde pour Huis-Clos. Et je me trouvais là, David et moi, face à ce monstre mécanique à puissantes mâchoires, qui mâchait tous les bijoux qu’il trouvait : sur les commodes allongées, sur les consoles Louis XV, dans un crissement horriblement horripilant. Et nous voyions tous deux les cristaux, les diamants se transformer, dans cette bouche cubique et transparente, en gravier crissant, comme à travers les vitres d’un aquarium stomacal. Et le robot bavait son eau endiamantée, les parois d’aquarium et les plinthes du corridor suintaient et cédaient, le couloir s’emplissait, j’appelais mon petit-fils pour me défendre, ne faisant ainsi qu’ajouter une victime à ce monstre cliquetant.
L’épreuve suivante abandonna derrière moi tout monstre et toute affection familiale. Une porte étanche et capitonnée se refermait sur mon dos. Le café où je me trouvais grouillait de tables rapprochées abondamment cernées de clientèle, et attiré par un mauvais aimant irrésistible je découvrais sans résistance Ariel attablée là , une chaise vide devant elle et visiblement pour moi seul retenue : « Va, dit-elle, je ne trouve plus rien à te dire, et c’est à tout jamais. Il en est de même pour toi » - chacun autour de nous retenait son souffle, tandis qu’à peine assis je me relevais profondément bouleversé pour me frayer un chemin : d’autres personnes attendaient, au fond de la grande salle de consommation, que s’ouvrît à deux battants un vieux portail de bois pourtant condamné.
À mon arrivée les battants s’entrouvrirent, et tout le groupe s’engouffra dans un vaste magasin d’antiquaire, contigu au restaurant, chacun s’égaillant dans la direction de ses intérêts de chineur. Et moi j’étais devant des livres, surannés, reliés à l’ancienne, puis une table basse transparente harmonieusement garnie de bijoux. J’ai alors soupesé une très lourde poire d’onyx, qu’une bijoutière, sentant monter en moi un prurit de larcin, me reprit vivement pour la reposer sur le verre. Ce magasin n’avait pas de fin.
Mais il me faut sans cesse errer, vagabonder, me soumettre aux épreuves, comme le Juif Errant, sans queue ni trêve, et j’aurai jamais autant marché, agi, subi, que dans ce pays-ci où j’abats les travaux de ma destinée. D’en haut sur mon lit je contemple sous moi sans cesse ni lassitude ces cercles qui se creusent et me renvoient de l’un à l’autre, comme une boule entourée de comparses. Qui m’envoie sur ce marché pourri pluvieux décharger cagettes et cageots sous les ordres d’un râleur portugais ? Il en décharge aussi mais nos deux véhicules se touchent et la place manque. Notre resserrement nous fait bientôt déposer caissettes et bourriches de part et d’autre, et mon Portugais de Porto m’interrompt : Para, maldito ! Arrête, Ducon ! Tu ne vois pas qu’après ça ils vont prendre le goût de l’asphalte ? ...c’est déjà presque trop tard, è quase tarde de mais ! Trop tard pour quoi, prolo ? qu’est-ce que ça peut bien me foutre ? O que isso pode me fazer bem? Pendant qu’il rame à ras du sol avec ses cages à poules, je m’esquive avec sa femme. Il se trouve dans le quartier de vastes pans de murs à l’abri desquels règnent d’immenses bâtiments rouges d’une grande valeur historique. Pourquoi ne pas les visiter, mêlés à des flots de touristes discrets et respectueux. Partout, des inscriptions en lettres d’or sur du marbre. Certaines en polonais, d’autres en cyrilliques russes. Nous sommes apparemment dans une vaste nécropole princière à ciel ouvert. Ma compagne portugaise s’égare aux détours des tombeaux, nous nous retrouvons sans encombre, car elle prie, Arielle de sang mêlé, Pologne et Portugal, à deux genoux, les mains sur la balustrade, orante de pierre.
...Ces trésors de Pierre-et-Paul ou de São Vincente ne trouvent leur mesure que sous le ciel de Bordeaux ? vanité des infinis. Va-et-vient des marées, tombeaux et bureaux d’agences, Bonjour, nous proposons à vos services une pièce vide, propre, lumineuse et bien aménagée, jetez donc un œil, Madame la Secrétaire, soulevez votre petit cul du fauteuil et lorgnez, de l’autre côté du palier, la mignonne et confortable chambrette qu’une étudiante illuminerait de sa présence tout en irriguant notre douillet budget. Vastes tombeaux, coquets studios, vanité des équivalences. Ainsi par ces chaudes journées de juillet nous trouvions-nous ballottés elle et moi, baudruches à l’hélium dont les têtes aveugles gonflaient tendrement au soleil, tandis que leurs ficelles se mêlaient à ras de sol entre les doigts serrés du marchand des rues.
C’était à Mérignac, d’aucuns diraient « L’Alcazar de Rodez ». Plus précisément, nous voulions rejoindre ce berceau des civilisations,de la Préhistoire à l’Aéroport, et nous en étions fort loin : ce lieu s’appelait alors les remblais du Pont de Pierre, inextricable cône de déversement sans aménagement précis, d’où se dispersaient les véhicules, qui vers les quais, d’amont ou d’aval, qui vers le cours Victor-Hugo au-delà de la Porte Bourgogne. Cherchant à rejoindre Mérignac, j'ai erré à pied sur le remblai sud du Pont de Pierre, parmi la boue séchée où sinuaient des fragments de rails mangés au goudron, où des tracés plus ou moins concentriques, cabossés de nids de poules, secouaient quelques suspensions automobiles éparses.
Passe alors l’autobus « M », qui passe d’abord le pont avant de revenir à Mérignac. J’y suis monté, torse nu, portant un énorme carton vide sur la hanche. J’ai pu m’y frayer une place car de nombreuses femmes descendaient à cette station,mais d’autres, plus âgées, occupaient tous les fauteuils. Dieu merci mes aisselles n’exhalaient aucune odeur suspecte. Et j’écoutais discrètement les propos de ces dames assises, poursuivant apparemment ceux des passagères descendues : il fallait prendre garde à ce chauffeur de réputation sulfureuse, qui n’hésitaient pas disaient-elles à stopper le bus en plein trajet dans les herbages qui suivaient la route, entraînant quelque roulure ou délurée pour folâtrer dans la verdure.
Alors je m’aperçus, comme si soudain ces végétations florissantes avaient poussé à l’instant même dans ce véhicule, qu’il existait parmi les sièges et vers le fond certains compartiments de haies fleuries afin que ces dames, quel que fût leur âge, pussent s’ébattre avec ledit chauffeur si décrié, entretenant elles-mêmes ces petites haies propices aux batifolages printaniers. Ces inconduites faisaient l’objet de molles menaces pour l’honneur, tandis que je tournais le dos à mon but : à moins de profiter moi aussi d’une improbable aubaine, en tant que passager, mon sort véhiculaire était de repartir en sens inverse, quand la navette me ramènerait à Mérignac où je reverrais ma fille affectionnée.
Ce qui me réconforta dans cette épreuve.






























































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