Carré de Dames
C
O L L I G N O N
C
A R R É D E
D A M E S
AUTEURS
DE MERDE
-
Watson's international Encyclopedy...
-
Tell on... exciting...
- la vieille femme se rengorge.
Le
représentant se redresse, trapu, les mains bien à plat sur la table
:
"Décidées
?
-
Oui, dit-elle.
-
Un petit verre ? dit l'autre vieille.
Elles
boivent d'un trait :
-
Du porto.
-
Et du bon."
De
la première l'homme ne voit que le nez : une arête, irrégulière ;
l'autre, Gretel, ridée comme un vitrail au soleil couchant. Le petit
représentant se méfie : une fois de plus, on le fait boire. Le
porto l'écœure, l'estomac lui brûle. Sa tête tourne. Les vieilles
tiennent le coup. Elles sont à présent rouge sombre, en étau ; il
s'écarte :
"L'Encyclopédie
Watson, chef-d'œuvre de la rigueur anglo-saxonne...
-
Aryenne.
Il
sursaute.
"Vous
n'êtes pas spécialement nordique, n'est-ce pas ?
-
Non, de Nice.
-
Arabe ?
-
Tout de même pas.
Le
jour qui baisse. Sur un fauteuil un tas de couvertures qui somnole.
Au-dessus du Niçois passe un dessous d'escalier tournant dans la
pénombre.
"Où
va cet escalier ?
-
Porto ? dit Jeanne.
Le
goulot tinte. Le représentant brun pose la main sur son volume :
"C'est
toute une
somme.
De tout ce qu'on peut savoir.
-
Encore un ? - ...je peux finir ? - ...la bouteille ? - ...ma phrase
?
-
Nous n'avons pas besoin d'encyclopédie.
-
Nous sommes l'Encyclopédie.
-
Vous ne savez pas tout ! ...Tout est là !" Il désigne son
livre.
-
Dô
héne, là-dedans
? reprend Gretel en son dialecte- l'homme empoigne la bouteille et la
vide en
roulant
des yeux. Alors l'âtre s'illumine. Dans un crépitement surgit du
feu la forme accroupie d'une femme en noire activant le soufflet : Je
ne suis pas d'accord dit-elle
-
c'est Marciau, 140 cm. La mâchoire de Jeanne s'éclaire par-dessous
'un coup, la peau ridée de Gretel vire au mauve et l'escalier jette
une lueur mauvaise : je
n'achète pas l'Encyclopédie Watson.
Elle tient sa pelle à feu toute droite. L'homme prend les autres à
témoin
"Vous
étiez d'accord, vous deux ; ça fait trois quarts d'heure qu'on
discute.
Gretel
répète trois
quarts d'heure.
L'homme titube dans l'éclair des flammes, heurte le tas de
couverture.
LE
TAS : Aïe
!
L'HOMME,
apoplectique
: Y
a quelqu'un ?
Le
tas répond bien
sûr imbécile.
L'homme revient sur ses pas, solennel. Il se masse le front et le
genou : "Savez-vous bien - voix grave - ce que c'est qu'un
imbécile ?
-
Rekarte ta klace répond Gretel. Jeanne rectifie
ta glace.
- Je ne vois pas de miroir ici. - Pas besoin dit-elle. Ti
d'ann autô chrêsoïmetha ;
dit
la couverture Ce
que vous en feriez ? répond-il
"Ô
courte sagesse, ô sexe imbécile et faible ! c'est
bien folie de courir aux miroirs- mais bien plus grande encore de les
briser – celle-ci est de moi.
-
Proxima
mors mox auferet nos dit
Jeanne au long nez.
-
Sind wir noch immer Frauen ? demande
en allemand la Naine à la pelle - sommes-nous encore des femmes ?
L'homme
les considère dans le jeu des flammes, et lorsqu'il se rassoit ses
articulation craquent nettement. Pas
de pitié dit-il
à haute voix. "La
vieillesse la plus décrépite et l'enfance la plus imbécile
courent
à la mort comme à l'honneur du triomphe"
-
CREVE dit
l'infirme
-
Du Bossuet, Mesdames.
-
Sur
l'exaltation de la croix,
Premier sermon.
-
Je sais dit l'homme.
-
Bossuet pue du cul dit Jeanne.
L'homme
tire vivement j'ai
là aussi de
sa mallette une
estampe qu'il
étale et lisse d'un revers de main, puis se recule vivement –
toutes se regroupent autour du parchemin où se distinguent une
faux,
un reflet de flamme une
mitre dit
Soupov en roulant son fauteuil,
d'archevêque
–
"...avec un texte en vers" ajoute l'homme je
ne vois rien dit
la Naine. Le représentant tourne le commutateur mais les têtes se
tournent, réprobatrices. La Soupov sur son siège frémit du menton,
le feu pâlit, l'homme les dévisage : C'est
l'estampe et non mois, Mesdames,
qu'il
faut examiner.
-
Vous nous avez bien toutes examinées ? bien désossées ? dit
la grosse assise. L'homme se tire le pantalon et se carre sur sa
chaise : "La gravure" (ton didactique) "a pour titre
Der
Tod und der Tor" (on
distingue en effet, dans la manière de Dürer, un évêque siégeant,
la mitre en bonnet d'âne, disputant avec la Mort une partie
d'échecs. La Mort s'y tient debout sous forme d'écorché ou de
transi,
l'immense faux juste au-dessus de la mitre ; à son pagne déchiqueté
pend une riche aumônière, vers laquelle, par-dessous la table,
l'ecclésiastique allonge une main gantée toute garnie de bagues).
"Voyez
comme il sourit, l'homme d'Eglise, tant
il est sûr que s'il est un écu à gagner, l'imbécile l'emportera
sur le philosophe – mais
dans les plis des yeux, et du menton, observez bien les stigmates de
la sottise" - la Naine répond que tout dépend de la façon
dont on tourne l'œil – "mais l'Evêque a tort, la Mort étend
le bras" - "mat à
l'étouffée
coupe
la
Naine : Cavalier
noir f7". Au
bas de l'estampe deux quatrains gothiques, en moyen français,
l'autre en haut-allemand :
Cil
cuyde engeigner la Mort
Par
luy desrobber sa bource -
L'inbecille doubte encor
Sil a terminé sa course.
La
Naine ensuite lit à haute voix, sans la moindre hésitation, le
quatrain symétrique en Neuhochdeutsch.
"Il s'en est fallu de peu, ajoute l'homme, que cette estampe
n'ait brûlé, dans l'incendie de St-Léger (Sankt
Leodegar)-
à Lucerne (1633) - voyez ces
traces rousses...
-
...Vous y étiez...
-
...observez également – il place la feuille à contre flamme - ces
minuscules coups d'épingle sur la Faux – et sur l'Echiquier :
signe de croix.
-
Conjuration, dit Jeanne.
-
Exorcisme, rectifie le représentant : ADONAI , IEVE , TSEBAOUTH , O
PERE
SUPREME DU CIEL ET DE LA TERRE...
-
Ta gueule.
Sans
sursauter l'homme tient la gravure immobile. Jeanne repère d'autres
écorchures "sur la tranche, à gauche" – la Naine
insinue la thèse d'un arrachage crapuleux
très récent.
Jeanne
distingue entre les lignes quelques traces en caroline minuscule –
Palimpseste
tranche
le représentant. "Comment diable" hargne la Naine "cette
gravure est-elle en votre possession ?" Le représentant niçois
invoque l'autorité du Second Cosmopolite alchimiste Sendivogius :
"...transmission au Nonce apostolique moyennant fortes
indulgences – ce
qui se négocie bien plus cher d'habitude – puis
passage par Henri-Jules de Bourbon-Condé - jusqu'au grand David
d'Angers – post
Revolutionem rerum - je
dispose aussi par d'ailleurs" ajoute-t-il "d'une importante
fortune personnelle -
écoutez cette étrange anecdote :
"Le
5 thermidor An II – quatre jours avant la chute de l'Incorruptible
– un chevalier de Pierrefonds jouant aux Echecs s'aperçut que la
main de son partenaire, posée sur un fou devant lui, n'était plus
qu'un infect assemblage d'os et de tendons. Levant ses yeux
horrifiés, il vit que son adversaire avait pris l'aspect d'une momie
suintante. Dans le sursaut qu'il fit, l'échiquier se renversa ;
par-dessous se trouvait cette gravure. Il ne se rappelait pas l'avoir
jamais possédée, ni aucun autre de son lignage – et nul de ses
gens ne put dire qui l'avait placée là. Le chevalier s'enfuit
sur-le-champ pour l'émigration sans avoir pu réunir ses biens,
jusqu'au fin fond de l'Angleterre, et n'en revint jamais.
"L'écorché
s'était éclipsé par une autre issue, laissant derrière lui une
infecte pestilence. Les domestiques assurèrent plus tard que dans
la venelle où il s'échappa, l'homme avait repris son aspect
naturel, la perruque juste un peu de travers. Il s'appelait Jen de
Fourquet, et c'était lui que l'Accusateur Public avait envoyé
arrêter le chevalier..."
L'auditoire
hoche la tête. Mais l'homme demande trop cher de sa gravure. Qui
reste sur la table, à demi-enroulée, embarrassante. Il proteste que
les enchères sont montées très haut et qu'il ne compte pas la
laisser pour rien. Il se carre sur sa chaise, étend les jambes.
Jeanne lui demande si c'est bien "[sa] compagnie" qui le
charge de vendre une telle œuvre. Certains
de mes confrères précise-t-il
gravement - Gretel marmonne Sorcier
de pacotille et
le représentant, imperturbable, déclare ex
abrupto que
[ses]
pensées ont pris un autre cours.
Marciau
double ses lunettes d'une loupe et scrute la gravure qu'elle s'est
appropriée. De sa poche marsupiale elle tire un crayon, du papier
pour prendre des notes. Soupov sur son fauteuil se signe
précipitamment à l'orthodoxe et laisse retomber sa main. Gretel
bâille. L'homme éternue soudain, sursaute, quelle
heure est-il ? - Huit heures et demie dit
l'infirme. La Naine renchérit ça
fait tard
sans lever les yeux de sa feuille. Gretel : Ma
montre est arrêtée – Un effet de la gravure sans doute?
-
je plaisante... - ...moi j'ai faim dit
Gretel - Vous
pourriez m'inviter à dîner."
Grimace : on
n'a pas de chambre. Pesante
et contrariée Soupov lève le bras, fixant tour à tour les trois
autres : "Je suis ici chez moi. Qu'il partage le dîner. Soirée
gaufres." L'homme s'incline. Soupov roule sa chaise vers l'âtre
et la table, face à lui, où les lueurs croisées du feu et du
plafonnier révèlent d'un coup ses joues lunaires.
Les
trois autres se lèvent. Marciau, sur la pointe des pieds, place en
équilibre la gravure sur ses deux volutes. Soupov demande à l'homme
s'il est attendu chez lui : Vous
ne m'attendiez pas non plus ,e suppose.
Jeanne au long nez passe les plats : "Pour
Azraël – Je ne suis pas l'ange Azraël" - "Dieu aide".
L'homme
ouvre les bras, souriant, complet prune et cravate à pois : Ma
tenue n'est pas très protocolaire et
Jeanne cligne de l'oeil. Gretel balance les couverts qui cliquètent.
Soupov tourne le cou d'un air réprobateur - vous
êtes vraiment représentant de commerce ? allez- soyez gentil -
montrez-nous votre carte !
L'homme
se met à rire et se fouille en vain vous
auriez pu
ôter
mes dicos de la table tout de
même
- il
les replace lui-même dans sa mallette. La Soupov se signe
précipitamment sous sa serviette. Jeanne : Vous
êtes juste en face de la patronne. - Je n'avais pas l'intention de
changer de place. Gretel
hausse l'épaule. Soupov incline avec grâce ses deux mentons. La
Naine allume deux chandelles de part et d'autre de l'estampe à la
façon d'un tabernacle ; L'homme inspecte la gravure, le rictus de la
Naine, à nouveau la gravure : des profils. Devant lui deux cierges
en enfilade vacillant devant le feu. Au fond à contre-jour la tête
renfrognée de Soupov j'en
veux pas de ce machin.
L'homme
se soulève en biais pour vérifier, bien en face, le filigrane ou
"marque d'eau". Touche du coude le sein de Jeanne qui
pouffe en le servant puis réteint le plafonnier. Les quatre femmes
et l'homme éclairés par dessous, sinistres. L'infirme penchée à
gauche tourne dans un cadre un gaufrier antique plein de pâte
au-dessus de la flamme : deux plaques de fonte dans les étincelles.
Juste à sa droite Gretel en embuscade pique tout ce qu'elle peut
dans la pile de gaufres au ras de l'assiette ; la gnomide fait
circuler le plat Et
le rhum ? râle
Gretel entre ses gencives. - Devant
toi. Tu ne la vois déjà plus. Après tout ton Porto ! - j'ai caché
le magnum" souffle
Jeanne à l'oreille de l'homme. Gretel renverse l'alcool au-dessus de
sa gueule édentée : "Encore un gorgeon... - Permettez-moi de
vous faire observer" s'enhardit le représentant "que vous
avez mis le pouce sur l'embouchure." Gretel se vexe.
Attention
dit
Jeanne
elle est bien partie méfiez-vous. - Une bouteille dans la gueule
c'est vite parti – Laissez-la tranquille
intervient la Naine en ôtant
la
grosse fiole des mains de la vieille qui se rabat, décicément, sur
les gaufres Le
dernier représentant qu'on a eu dit
Gretel la bouche pleine on
l'a violé. Marciau
confirme : On
a bien rigolé. "Il
courait dans tous les sens dit Soupov il ne trouvait plus la porte :
"Bon-alors-écoutez-moi-bien-j'ai compris- v'là tous les
papiers-je-me-tire -foutez de ma gueule - plus vous voir plus vous
entendre- où c'est la porte – au plaisir – du balai"
Jeanne
mime la scène, entasse tout dans une forme de mallette et roule des
yeux de dément – Soupov s'effondre sur ses seins, Gretel se plie
au ras des flammes. La Naine, enfouie dans une gaufre, pouffe comme
un édredon qu'on tape. Il
en a oublié sa camelote! -
Pardon : deux paquets d'échantillons 45t.
Linguaradio dit
le Représentant.
Les
quatre vieilles se regardent, ahuries : "Comment savez-vous ça
? - Bien fait dit Gretel ; d'abord moi j'aime pas les Arabes. - Pas
Arabe ; Niçois. - Lui aussi ? - C'est pareil, au sud de la Loire,
c'est tous des nègres. - Tu sais ce qu'ils te disent, au sud de la
Loire ? Est-ce que tu le sais ?
Arrête
de jouer les Ray Charles, pose ta fiole et laisse-moi des gaufres nom
de Dieu ! - Y
a pas de cidre ? - la grande Jeanne disparaît dans une espèce de
resserre d'où elle ressort avec trois litres de brut c'est
pour vous
- A votre
blace dit
Gretel je me méfierais elle a l'air vachement partie, un
partout. L'homme
engloutit le cidre et les gaufres : "Vous mangez toujours
ensemble ici ?
-
la bouche pleine – vous
avez de bonnes alloc, non ? Marciau
à ras de table fixe l'estampe et la retourne – soudain - la vision
se détache, à l'envers, saisissante, en gros traits noirs sur le
grain de feuille : la mitre se met à trembler, la bourse oscille au
bout de son cordon, la mort joue des mâchoires. La faux s'agite - la
Naine alors cligne de l'œil et tourne l'image sous le goître de
Soupov, qui sursaute. Le Représentant ne désarme pas, cherche entre
les quatre vieilles un lien,
une
onde,
quelque chose
- ...entre
nous deux complète
Jeanne. Gretel : Vous
voulez qu'on parle de cul ? -
Cuve et tais-toi dit Soupov (hautaine, tournée vers l'homme) nous
parlerons de cul si Monsieur le désire. - A
propos dit
l'homme pas de visites ?
- Comment,
"à propos" ?s'indigne-t-elle.
Le représentant s'embarrasse, le gaufrier tourne et grince sur ses
tringles dans un bruit d'armure, Jeanne mâche bouche ouverte et
depuis quand vous connaissez-vous ? - Bien
assez longtemps fait Soupov très morne. - C'est pour moi ça ? c'est
moi qui t'emmerde ?" mais l'homme repère un long regard de
biais coulis vers la Marciau qui s'est bien gardée de souffler mot.
Il
se frotte les mains pour ôter quelques grains de sucre. "En
tout cas dit Jeanne c'est nous qui nous sommes connues les premières.
- C'est nous qu'on s'est connues rectifie Marciau. "Pardon"
intervient Soupov, j'ai connu Gretel avant toi. Petites annonces
complète la Mulhousienne - Soupov précise : "Pour aide
ménagère" –
Na ja ! soupire
l'autre, et dans ce long soupir passent des kyrielles de serpillières
et de seaux hygiéniques ; de gants sous les aisselles et le long des
seins gras. Il
faut avouer récite
Jeanne que
vous eussiez été tout ébaubis d'apercevoir notre future amie vêtue
de satin noir et chapeautée, tricot en bataille, épiant les ébats
des danseurs et seuses, battant de sa pantoufle le tempo d'un baïon.
Quelle aventure cherchait-elle en ces lieux ?
-
Qu'est-ce que tu y foutais toi-même ?
-
But artistique.
-
La chasse aux vieux tableaux ?
-
J'observais, dit Jeanne, solennelle.
-
Qu'est-ce que j'avais de si observable ? dit Gretel.
-
Il émanait de cette femme un je ne sais quoi...
-
On
le saura que t'as été gouine. Moi aussi, mais che le crie pas sur
les toits."
Jeanne
prend les autres à témoin : "Je n'ai jamais parlé de ça. Si
je t'ai observée, c'est que tu correspondais exactement au type de
petite vieille...
-
"Petite vieille ! petite vieille ! t'avais qu'à te regarder,
eh, cadavre !
-
A soixante-douze ans on n'est pas vieux, dit la Soupov, conciliante,
retournant ses gaufres.
-
Je me serais sentie flattée de servir de modèle.
Gretel,
83 ans : "Et avant de passer, la Soupov, tu vas me les payer,
ces trois derniers mois de soins ?
Soupov,
exorbitée : "Et les gaufres ? Et ton couvert à l'œil ? Et ta
copine que tu as ramenée ? (sans laisser à Jeanne le temps de
protester) – et la Marciau, là, est-ce que je lui ai demandé de
s'installer ici ? oh, tu en sors, de tes mots croisés quand je te
parle?
-
On peut toutes se tirer, si tu veux ! tu crèveras sur ton fauteuil !
- Je suis de trop, peut-être ? susurre le Représentant, extatique.
La Soupov s'étouffe dans une quinte de toux : des chocs profonds et
sourds en ondes mamellaires gélatineuses, tandis que la louche
dégouline sur les plaques de fonte. Gretel en titubant la redresse
elle
se laisserait bien crever ! Marciau
la Naine rassoit l'ivrogne et Soupov se rétablit seule en soufflant,
l'œil égaré, puis reprend sa tâche sans mot dire.
Marciau
roule la gravure et la pose à côté de son assiette. Jeanne
grignote une croûte froide du bout de ses dents de cheval. La Naine
se remet à ses mots croisés en se tamponnant le front. La fumée
retombe en pendeloques aux angles du plafond. Vous
avez la télé ici ?
- Derrière vous." Le représentant se tourne. "On n'a
jamais envie de l'allumer. - Parle pour toi ! - Je la supporte dit
Soupov." L'homme se lève et tourne le bouton. Je
me demande ce que vous pouvez voir dans cette fumée. Un
ronronnement très fort. Pas de son. À l'écran des boyaux
rougeâtres entrelardés de gras – Emission Médicale – Gretel
s'envoie une gorgée de rhum ; la Naine lui arrache la bouteille.
"Changez de chaîne pour voir ?" - même image,
ronronnement plus aigre Curieux
ces traces de rouge dans le noir et blanc – l'appareil
s'éteint de lui-même. Le représentant coupe le contact, se
rassoit, bouffe une gaufre.
...S'il
y a des disques, ou la radio. "Nous avons un
disque. - Un requiem ? - A nos âges, vous êtes fou ? - Oui."
Jeanne minaude : "Ce sont des extraits d'opéras. Léon
Escalaïs, ténor, très rare - tourne-disque en panne. Marciau se
dresse pour placer, finalement, la gravure, sur le manteau de la
cheminée. L'homme gonfle les joues en soupirant. Dit que ça sent
bon ici. D'habitude
chez les vieux ça pue. Chante
la
pendule d'argent – qui ronronne au salon... – Je
ne supporte pas les pendules coupe Soupov. Le Niçois passe la main
sur son cou, répète c'est
étouffant - vraiment étouffant.
-
Nous avons une fenêtre, tout de même ! - Seulement on ne l'ouvre
pas. - Trop froid dehors dit la Naine, et Gretel : C'est bien toi qui
es venu ici tout seul ? - Moi je lis" dit Jeanne et Soupov "Je
tricote", et la Naine "Je pense". C'est pas marrant
dit le représentant. - Les mots croisés c'est bien, répond Marciau
; comme un échiquier, en mieux : le labyrinthe, la conquête -
tenez : combien de définitions pour – elle fixe l'homme à travers
ses lunettes - "désir"
?
-
Il peut être inconstant, ferme, fugitif. Ardent.
-
Aveugle, dit Soupov.
Jeanne
: "Exclusif, excessif" - Impétueux, crie Gretel. Soupov
propose "physique, refoulé". L'homme se prend au jeu :
"Satisfait" - On l'avive, dit Jeanne. Soupov précise
qu'on le fouette, Marciau la Naine parle de le borner, de l'éteindre.
"Il
naît", reprend l'homme. Je
veux le confort et la gloire déclame
Jeanne. "Moi Gretel darde ses yeux ivres. "Deux
verticalement : "on s'essouffle à sa poursuite", sept
lettres – orgasme
évidemment
! - ça ne colle pas. Gr
-
Si,
dit
l'homme.
La
Soupov rit à grands coups d'asthme.
-
"Poisson gadidé" en sept lettres ?
-
"Bonheur" ?
-
Monsieur retarde d'une définition.
-
Je ne peux tout de même pas savoir par cœur... voulez-vous lâcher
ça ? - lâchez ça tout de suite ou
j'appelle la police ! Mesdames
je vous prie ! Mesdames !
-
...Rends-lui son Tome II tu vois bien qu'il va pleurer." Jeanne
rend le volume. La Naine saute au feu, pivote en présentant son
tisonnier : "Vous avez dit combien, pour les mensualités ? -
Soixante francs halète l'homme - ...et caroncules
myrtiformes ça
y figure dans votre machin ?
hymen, cul ? - ...les
grands mots soupire Jeanne.
-
Evidemment dit l'homme : champ lexical médical, historique,
physique...
-
C'est trop ! - ...comment, "trop" ? - ...les 60 francs.
-
Soupov, ne commence pas à marchander.
-
...Gretel, bouscule ton vieux : sous le traversin à droite...
Le
représentant siffle le fond du litre :
"Parfait,
mesdames, parfait !" - s'essuie les lèvres - "le français
n'a plus de secret pour vous !
-
Das
mag sein dit
Jeanne en rapprochant son assiette ("cela se peut") –
Gretel se carre au fond de sa chaise : "¡
Si que está cómico !
("il est vraiment comique !")
-
I'd
rather said : ridiculous
-
Vous,
vous là, d'où sort cet anglais de cuisine ?
-
Sie
tun mir Weh ! Vous
me faites mal !
-
Kitaxè
pos inè kokkino o kyrios dit
la Naine ("Regarde comme il est rouge le monsieur")
-
De votre temps, bafouille l'homme, de votre temps, on passait le
certif à douze ans !
On
manquait l'école pour les vendanges !" - ses yeux roulent –
Jeanne lui presse la
main
qu'il retire furieusement – lui sert du cidre qu'il repousse et
finit par vider. Il se redresse enflammé, récupère des deux doigts
récupère sur la cheminée l'estampe qu'il redéplie sur la table :
"Chaque
mot "révèle un visage et multiplie les clés de l'humain,
multiplicates
keys to humanity – toutes
éclatent de rire – AINSI braille-t-il LE JEU ROYAL -
-
...le roi est mort interrompt la Naine ch'châh
mat -
-
...qu'on
appelle "échecs" –
Xadrez [chadrech]
em
português
-
...exalte le Dieu-Equestre qui fraie sa voie libre à la Mort - ma
mort, ta mort, sa mort – or, que remarquez-vous, là, sous la
plante des pieds de l'évêque ? è
una serpiente, un
serpent - le représentant désigne de plus en plus rapidement les
détails de la gravure : "En roumain ! - A
mietza, la
mitre. - Finnois ! - Borekkü
! (la
bourse).
-
Norvégien ! - La cordelière, de
hartlinck !
Le
Représentant crie, écarlate : Vous inventez ! - Nil
invento dit
Soupov, je n'invente rien. L'homme sur son siège. La Jeanne lui
tamponne le front : "Nous avons bluffé." Il se redresse
d'un coup, épouvanté : "C'est pour me rassurer. - Nous ne
connaissons pas un mot de toutes ces langues, dit Soupov avec bonté.
- Je savais bien que c'était impossible" – le petit homme
s'efforce de crâner. Il repousse le mouchoir. Gretel ricane. De
l'armoire elle extrait un bandonéon flétri, large comme la main ;
l'instrument déroule un soupir aigre A
la cabreto politas ! - Trop
facile grommelle la Naine soudain de très mauvaise humeur.
Et
le bandonéon se met à scander, Gretel joue faux fortissimo en
clopinant Quando
vieïra l'aguaida / qué maliz em la paya / a peçar del ascado –
tantza las vièlhas ! - C'est
du bidon - Ta gueule et
Jeanne enchaîne les sauts, la Mulhousienne bombe le torse, la fausse
Russe tourne et rôtit ses gaufres comme des damnés. Marciau la
roule en cercle, Jeanne les entraîne dans sa polka cagneuse ell's
dans' entr'elles et on s'en fout soudain
lâche en réclamant du
beurre ! des pommes ! et
s'engouffre
dans
la resserre.
La
Naine est restée bras en l'air, Gretel renfonce le bando dans le
costaud
comme
on se brûle et secoue son soufflet qui brame - apparition de l'huile
et de la poêle à manche de bois. Les pelures serpentent et Soupov
s'empiffre. La Naine faudrait
du punch Gretel
coupe Je
m'en occupe et
tire du buffet le Rhum – ...du
guignolet-kirsch ? s'étrangle
l'homme – Jeanne pèle et coupe les pommes – Soupov au gaufrier :
vingt secondes, gaufre – trente secondes, gaufre – sucre
! ...orange !... dépêchez-vous pour les beignets ! -
les pâtons crépitent, ça pue la friture, agitation de membres et
de mandibules au-dessus de la table – écumoires. mains, couteaux.
Le
représentant aspire à pleins naseaux. Gretel pose cinq bols en
marmonnant, l'assiette garnie de sucre. Une allumette, un froufrou de
flammes où coulent des galères sous les lèvres qui serpentent
d'une fossette à l'autre ; et dans leurs cheveux des mèches couleur
étain, blafardes - à hauteur des yeux, le puits des orbites. Kirsch
cognac ça jure. Panne de citron - Faut tout finir -
"Quand'
jo te foutch la mano al culo...
-
Pas
celle-là, pas celle-là !
L'homme
frappe du poing : Moi
j'en connais une ! Voix
pâteuse. Il se hisse sur la chaise, les vieilles s'agrippent en
pouffant comme on vesse ; les tifs de l'homme se collent sur son
front de petit taureau ridicule –
qui
se rattrape, à quatre pattes sur la table, Gretel rumine, Soupov
pèse à deux mains. Le représentant se redresse à genoux, hagard,
les yeux rouges et la bouche torve sous l'abat-jour blanc : Je
vais vous en pousser une bonne. La
Soupov écarquille les yeux. Quelle
honte dit
la Naine iI
va nous faire le Dies Irae
- Non
Mesdames mugit-il
Mais
si je le chantais ça donnerait CECI
: Di-es
irae di-es illa etc.
-
C'est
faux ! Cest faux ! - roulant
des yeux, tordant ses doigts boudiné, bavant le cidre à plein
menton. Des deux bras il bat la mesure. Gretel lui crie de foutre le
camp par la cheminée, Soupov : ...que
la terre l'engloutisse - de préférence ! - le
représentant s'interrompt : Je
ne repartirai pas sans pognon ! Il
est furieux : les
bouquins, OK, je vous les laisse - mais l'estampe, là, derrière mes
jambes - il
les écarte - vous
me l'achetez. - Quoi, 400F, 400F chacune ? -
il plonge la main vers les seins de Soupov
C'est toujours là que ça se planque ! Jeanne
déplore sa grossièreté, Marciau la Naine le contourne et frappe la
cheville avec le tisonnier , le Niçois hurle et les insulte toutes :
Quatre
cents francs ! Quatre cents francs !
Jeanne et la Naine le rassoient. Silence. La fausse Russe reboutonne
sa liseuse : Nous
l'achetons. Sur
la table la jatte s'est renversée, la pâte coule lentement vers
l'estampe. La Naine agrippée au tisonnier éponge la coulée
blanche et le feu s'effondre en étincelles. L'homme a relevé le
front, ricanant d'une oreille à l'autre ; de sous sa chaise il tire
alors une aumônière orange vif qu'il ouvre des deux doigts.
Jeanne
tire de sa manche 50F, il se relève en titubant épaules hautes
aumônière béante - Gretel
n'en [donnera] pas plus et
décroche
son sac à main de la crémone. Marciau jette au trou son billet
plié, l'haleine du représentant est intolérable, la Naine a
détourné la tête en inclinant son tisonnier. Soupov tire enfin du
tablier sa bourse à fermeture d'or et
dix de der ! crie
l'homme en tirant le cordon d'un coup sec, Soupov fait claquer son
fermoir. Le Représentant se dandine en grognant comme un ours,
rempoche sa bourse, souffle du nez deux ou trois coups, gagne la
porte. Se tourne vers la table, désigne largement les ustensiles,
gaufrier, jatte, et l'estampe : "Ceci vous appartient". Il
se retourne encore :
I shall return. Puis
il éteint le plafonnier, les abandonne aux lueurs du brasier, tandis
que par la porte un tourbillon neigeux file entre ses jambes et vient
mourir sous la table.
Puis
le battant se referme, et, semblant sortir du fond de l'âtre,
éclatent du dehors, basses et rauques, les accents terribles du Dies
Irae qui se perdent plus loin dans la rue. Gretel bondit sur ses
pieds, rallume tout. Soupov rogne un quartier de pomme dont elle
crache les pelures, une à une, du bout de la langue. Jeanne pousse
un cri strident Brûlez
ça, je ne veux plus la voir, jetez-la au feu !" Gretel
avance la main, l'infirme l'arrête au poignet, la Naine regarde
l'infirme qui la relâche, Gretel saisit l'image, l'étire ; un
instant les personnages se raniment par transparence, l'évêque
sourit niaisement. Puis penchée sur la table Gretel lâche
l'estampe.
Le
papier tombe à plat sur la braise, des flammes claires jaillissent
du squelette ainsi que du front de l'évêque. Puis le feuillet se
ronge. La faux de la Mort résiste ; la pointe enfin se racornit, le
manche finit par sombrer ; ne subsiste qu'un fragment de triangle
luisant comme l'acier, que Jeanne saisit entre ses doigts, une goutte
de sang lui vient à l'index. Le lendemain dans les cendres de l'âtre
elle trouve un éclat de verre à moutarde.
X
Début
janvier. Soupov, Gretel, sous le gris d'une aube avortée. Par le
carreau s'insinue le froid du brouillard - vues du dehors deux ombres
l'une aux genoux de l'autre - mise au jour indéfiniment repoussé,
double embryon - dernières étoiles par les trouées - il
est mort à son tour
dit sourdement Soupov les mains jointes, puis à plat sur les genoux.
"Il y avait bien du monde à l'église" dit Gretel. Jeanne
assise sur un coin de table esquisse un bâillement ; fixe la vitre
grise, apathique. "J'ai vu" dit Gretel "les deux
cousins Rubeaux... - On
ne les connaît pas tes Rubeaux. La
table encore jonchée de l'Encyclopédie
Watson en
quatre tomes.
Sous
l'ampoule Marciau la Naine les ouvre l'un après l'autre, pointe
l'index et recopie des citations dans des marges de journaux ; les
volumes se referment dans un choc mat. "Il y était, l'autre"
ajoute Gretel. - Le
Niçois ?" Le
jour se soulève. Un réverbère qui clignote dans la brume. "La
dernière fois que je l'ai vu... - ...il était bien bourré, achève
l'infirme. - ...il schlinguait bien à trois mètres. -... grand, les
joues creuses... - Ce n'est pas le Niçois – C'est Ménestrel, dit
Soupov. - Qu'est-ce que tu veux que ça nous foute, à nous,
"Ménestrel" ?" Jeanne insinue que la Soupov a couché
avec lui, "Ménestrel".
-
...Comment
s'appelait le curé, déjà ? Par
dessus les têtes la Soupov trace un sillon sur la vitre - le
grand, avec son complet gris fer ? - aide-moi donc ! -
Il s'asseyait en bout de table, tout raide, et moi à l'autre bout.
On débouchait la crème de cacao. - Le curé? - NON. MENESTREL. -
Quand
je l'ai vu la dernière fois dit
Gretel eh
la vieille ! qu'il
me dit. T'as
rien à boire dans ton cabas ? -
Il portait une cravate dit Soupov. On se faisait du pied sous la
table... - Quand
t'auras dessoûlé je
réponds. - Aujourd'hui
c'est mon anniversaire de mariage il
me dit - de toute façon sa femme - ou sa sœur,
on n'a jamais bien su - y a que le curé qui ne lui est pas passé
dessus. - ...et encore, dit Marciau.
- De quoi je me mêle ?"
Gretel : "...je lui réponds T'as
pas honte dans des états pareils ? "Honte de quoi la vieille ?
Moi
je lui reparle surtout pas vu l'odeur... - Fallait lui changer les
draps toutes les semaines, il appelait ça se
les vider.... -
IGNACE ! -...Quoi,
IGNACE ? -
Le nom du curé : Ignace ! - Comment ça Soupov, tu logeais Ménestrel
chez toi ? - Au premier étage à Monségur" - Jeanne prenant
des airs entendus - "Non, l'autre, dans le Lot-et-Garonne...
-
Et ton mari pendant ce temps-là ? - Dans la chambre à côté. Je
lui répétais tous les détails..." La Naine fait claquer sa
langue. Gretel décrit la mise en terre. Se tord les bras. Le
poêle c'était un grand drap noir avec les grosses larmes d'argent.
Quatre hommes le portaient bien haut pour pas salir le velours. Ils
avaient la tête droite et les yeux levés. - Il
me disait que je sentais le pourri, que ça l'excitait." Gretel
reprend qu'il a voulu souffrir jusqu'au bout, des
méthodes naturelles ! pas de piqûres ! il
répétait : pas
de piqûres! à l'ancienne ! conscient !
-
Ça
ne m'étonne pas dit Soupov. - Moi je n'y étais pas, c'est la
Rubeaux qui m'a tout raconté.
-
Tous les jours que Dieu fait il descendait au cimetière. Quand il
est venu chez moi la première fois, il venait d'y passer la nuit,
par terre. Tous les cimetières du coin, il les a visités. Une fois
on l'a retrouvé fin soûl entre les tombes - il n'en a pas parlé,
de ça, dans son roman... - ...parce qu'il écrivait ? demande
Jeanne. La Soupov répond qu'il lui en a même envoyé un exemplaire,
elle ignore qu'elle a bien pu en faire je
n'ai pas pu le finir, il racontait des horreurs – qu'il
allait regarder les gosses se tripoter dans les buissons - "ça
je le savais" – mais avec l'instituteur par-dessus le marché
– "...ils faisaient bien la paire ces deux-là - sans parler
de la femme - enfin..."
Gretel
s'est rassise. Il lui avait demandé des nouvelles. Tu
viens pas nous voir tous les deux ? -
Qui çà ? - T'as pas connu Brenner, du temps que tu étais pute ? -
Ils l'ont relâché ? - Et alors !" - y puait des pieds le
Ménestrel, du cul, de partout. Il m'a dit T'aurais
pas des nouvelles de ma femme ?" Je
lui en ai donné, il faut être humain, sa femme est partie avec un
troisième, à Nice - Lequel ? crie Jeanne. Qui est-ce ? - ...Il m'a
demandé qui
c'est ? que je le déboîte ! Il
a fini par me foutre la paix, le Ménestrel - il habitait avec
l'instite dans une cabane en planches, sous la décharge, à
Monflanquin..." Gretel rajuste les plis de la couverture sur les
genoux de l'infirme. Qui a conservé sa pose favorite, le cou droit
comme une divinité assyrienne. Marciau poursuit ses fouilles dans la
serviette oubliée par le représentant : un porte-peigne, pochette,
carnet, des cartes routières. Le brouillard s'est en gros dissipé.
Jeanne lit par-dessus l'épaule: "Tron Mersen. Drôle de nom
pour un Niçois – ...région
de Liège dit
Soupov - Tu crois qu'il faudrait lui rapporter ? - Il
l'a fait exprès."
La lampe exténuée du lampadaire dans le faux jour.
Passage
dans la rue de courtes silhouettes empaquetées. Jeanne et la Naine
explorent les départementales ; certains secteurs délimités par
des pointillés se voient méticuleusement rayés de longues obliques
parallèles. Quelques noms de villages, encadrés, occupent le centre
d'un réseau arachnéen de routes noircies.
Extraits
lus
par Marciau la Naine du
Carnet de route de Tron Mersen
– "8
février 8h – Passé le pont sur la Tardoire – forte pente – la
route part au nord – pluie légère – petite fille rousse, seins
obtus" – C'est
bien de lui dit
Soupov – "Cimetière de la Maisonnais – cote 284" – à
la ligne
"Nestor
Astier 1919 – 1971 (52 ans). Je pisse.
"
Bernadette Ouffrès 1897 – 1942 (45 ans) P.P.E. ("Priez pour
elle")
"
Jean-Louis Thimeau, Isidore Blars, Ursule Athmann.
"
Aux Dognons, E-W" – Encyclopédie
Watson, traduit
la Naine. "St-Mathieu. Sole meunière. Commande par téléphone
UN CERCUEIL TROIS CRÂNES UN "REGRETS ETERNELS" – tête
des clients" –
Jeanne
interrompt le débit monotone de la Naine pour demander si le
représentant ressemble à Ménestrel Pas
du tout assène
Soupov. Gretel ricane : Exemplaire
unique - Jeanne
prend des notes. Contre le jour bas se dessinent leurs silhouettes
emboîtées, Soupov trônant, Gretel à ses genoux comme un rapace de
Vinci. De là monte un marmottement d'occlusives et de sifflantes
caractéristique du langage humain, tandis qu'au loin ronfle dans une
côte la troisième forcée d'une voiture - ou bien crépitent,
sourdement, les tirs perlés des premiers chasseurs le
brouillard est levé - ...le
curé ? "ils" l'ont fait venir, le curé ?
-
Ménestrel ne parlait plus, on venait de lui faire sa morphine.
-
Ça soulage vraiment ce truc-là ? dit Soupov.
Jeanne
et Marciau sur la carte dépassent Cromières crom....
crom... plein la bouche, comme du fromage
- Cussac, disgracieux, désinence
aristocratique d'un cul - grand-route,
pompe à mélange deux temps - morveux de village - croissance
rapide, morgue et acné. Gretel brode et dilue, s'apitoie, mime ce
qu'elle n'a pas vu, s'effare et dégouline. Soupov accentue sa
raideur - Chez
Fiataud articule
Jeanne - Fiataud
quelle horreur
- la gnomide voit dans tous ces noms-là une sécheresse vaniteuse d'
"agriculteur propriétaire" - Il
roulait des yeux, comme ça, mime
Gretel, il
voulait se redresser le vlà qui se met à souffler c'est la Viviane
qui m'a raconté - en ramenant tous ses draps -
Gretel se gratte les jupes d'un air égaré -
-
Et alors ? Et alors ?
-
Il est retombé avec la bouche en biais, même pas pu avaler
l'hostie, il a fallu lui enfoncer – écoutez
ce que je trouve crie
Jeanne : Nicolas
Eillant, 1899-1978 ! 1903-1980 – il prévoit ceux qui vont mourir !
Soupov
se signe trois fois Et
pour nous, tu vois quelque chose ? - Il a "sauté" Limoges
! Ça ne reprend qu'à St-Léonard. - De Noblat ? - De Noblat - tu
crois en Dieu maintenant, Soupov ? - Tes origines russes on n'en
croit pas un mot. - Mon second mari était de Dniéproguess.
-
Deux ans de mariage, tu parles...
-
Je porte son nom. Niet,
nié viérou v'Boga - je
ne crois pas en Dieu -
pas
de crucifix chez moi, pas de miroir". Gretel pousse la chaise
roulante contre la table. Toutes se pressent autour du carnet ; à
St-Privat - Urbain Yon - dalle avant gauche écornée - récité
Notre
Père Je vous salue Je confesse à Dieu. St-Louis,
sol meuble, Acte de contrition Credo
(in
unum Deum) -
elles se sont regardées dans les yeux - Gretel demande
Tu ne vois pas Monségur, Lot-et-Garonne 47150 ? Trop loin vers le
sud carte 79 pli 6"
dit Jeanne. Elles troquent alors les cartes routières contre des
cartes
à
jouer, déploient le tapis, forment deux équipes Belote
! Tierce ! fotzvlèker déjà onze heures ! faut qu'je chauffe la
soupe à mon homme ! (Gretel
à Soupov) je
reviens pour la tienne juste après ! Des
années que l'Alsacienne se trimballe par tous les temps rue
Pelletier, sept heures au lever, onze heure pour la soupe et six
heures, faire pisser le vieux, pisser la Soupov, aller, retour, la
mère la femme la soeur hagne
donc la
guerre les morts les enfants les ménages à faire et les gros sabots
de la vie à se traîner le cul bloqué dans la rue foulard autour du
cou, depuis que l'homme est tombé sur son siège pour ne plus se
relever.
D'un
impotent l'autre torcher nourrir laver, décrire ce qu'on a vu dans
le vent sur le pavé, les passants qui font la gueule ou qui se
confient, récits, ravaudages. monologues. Le vieux qui guette sa
mort, la chaise devant le soleil qui recule. Un rez-de-chaussée vert
dehors comme dedans, l'odeur de chou froid ; la clé qui tourne,
Hervé qui suit des yeux Tu
prends ta soupe ? Hun hoan répond
l'homme. Gretel approche le plat qu'il balaie méchamment de son bras
gourd et la fixe de ses yeux durs. Gretel le frappe aux épaules en
criant qu'il peut crever tout de suite, qu'elle sera débarrassée,
claque la porte et s'en va - Le
mien, tiens, ça fait longtemps qu'y bande plus. Elle
ajoute que par-dessus le marché il voudrait qu'on le suce. Merde
alors.
A
onze heures du soir Gretel sort en promenade. Son quartier alterne
chantiers, terrains vagues, palissades. Les grues dardent leurs bras
clignotants. C'est le coupe-gorge. Si le Vieux savait ça il
hausserait son épaule valide. Il se réjouirait en dedans. Gretel
clopine entre les fondations béantes. Au coin des rues déjà
tracées les rôdeurs se concertent. Gretel porte un gros sac gris
bourré de pelotes de laine T'aurais
plus d'emmerdes que de pognon Gretel
sourit - au bout d'une barrière et d'une place anonyme s'étire une
enseigne rouge sous dix étages vides. Gretel guette la fermeture du
Taxi-Club.
Jusqu'à
ses pieds le néon répand ses braises pâles ; sur l'asphalte
passent
les ombres déformées des buveurs. A minuit l'enseigne s'éteint
soudain, le grésillement s'interrompt sur les bruits ressuscités de
la ville au loin. Sous un petit porche sombre un barman roule deux
poubelles dans un renfoncement, laisse tomber dans sa poche un
trousseau d'acier S'il
fait tout à fait noir je lui parlerai l'ombre
vacille dans sa direction en souriant au vide, étriqué dans un
petit complet de velours élimé - pardon
monsieur pardon - je vous aborde en pleine rue n'allez pas penser -
dès qu'une femme aborde un homme n'est-ce pas tout de suite on
s'imagine - il
ne cesse pas de sourire voyez
comment je suis habillée - juste "en cloche " - le manteau
marron, la voilette, la vieille souris qui longe les murs
C'est
bête un homme approuve le barman - juste
aujourd'hui le catogan gris le serre-tête - et ça suffit pour se
faire embêter vous voyez ce type là-bas qui traverse il voulait
coucher avec moi c'est terrible à mon âge elle
se demande
quand [elle] sera enfin débarrassée de "ça" - je l'ai
remballé il insistait "mon vieux t'as l'air con" je lui
dis, je serais un homme ça me vexerait moi mais lui non il
continuait – l'homme
en peluche fixe son bandeau en oreilles de Mickey - les cernes
charbonnés sur trois bons centimètres - Les
hommes reprend-il
tous
des cochons - Tenez reprend
Gretel ce
mardi je monte en stop - je ne le fais plus c'est trop risqué – à
peine cent mètres et tout de suite la main sur la cuisse, je suis
redescendue Merde
je
lui ai dit Merde
je sais pas moi je serais un homme
L'ours
approuve en sifflant dans ses dents "Vous
comprenez ce que je veux dire ? Elle
a vu tout de suite que celui-là n'était pas comme les autres "au
fond vous n'avez pas de chance avec les femmes vous allez vers elles
et toc vous êtes refusés – moi quand je vois des jeunes filles
faire les coquettes j'ai envie de leur envoyer des tartes."
Personnellement
Gretel se voit comme un homme : attaquer –
"mais dès que l'homme fait le moindre pas la femme le fait
marcher - seulement si vous restez là dans votre coin tranquilles
sans bouger – moi je suis spychologue c'est de la spychologie ça
monsieur – je n'ai pas fait d'études mais j'ai beaucoup lu
Je
sais bien comment elles font les femmes allez et puis les hommes
aussi c'est l'éternel manège – si vous restez sans bouger la
femme ira vers vous sinon c'est elle qui choisit toujours elles ont
l'avantage -
il fait un pas de côté Mon
fils mon fils
dit-elle en posant la main sur son plaît-il
? - Vous
connaissez Denis, mon fils Denis Fitzel il
ne travaille plus ici dit
l'homme en relevant la tête - et Gretel attendez
en
relâchant son bras -
vous pourriez lui remettre – Je
ne sais pas où il habite – elle fouille dans son cabas d'où tombe
à terre une patate molle - Je ne suis que gérant dit-il pas de
stylo pas de papier sur moi
Denis
Fitzel vous l'avez bien connu tout de même –
"Ficelle" ? ça fait trois mois qu'il est parti.
- Vous avez l'air si aimable si compréhensif ! Le
gérant découvre ses dents jaunes sous la lumière Un
crayon j'ai trouvé un crayon Je
n'ai pas de nouvelle dit l'homme sur qui retombe le visage
professionnel "A Paris je crois Marseille ou Clermont"
Gretel à présent le suit, dit qu'elle aurait voulu voyager
Bulgarie Turquie Roumanie... -
De beaux pays Madame de beaux pays" l'Ours presse le pas Et
la bonne aventure monsieur voulez-vous la bonne aventure Je
vais m'installer à mon compte dit-il "à Nevers ; avec Denis.
-
...Denis ? - Sifakis, un ami" Gretel tire de sa poche une
poignée de bons de réduction : "C'est pour lui ça peut servir
vous savez" l'homme les fourre dans sa poche, un prospectus
tombe au caniveau COURS DU SOIR FORMATION CONTINUE Gretel le ramasse
et l'essuie j'habite
à côté juste à droite – Je
tourne à gauche dit-il comme vous voyez Excusez-moi
répète-t-elle
je vous aborde comme ça en pleine nuit n'allez pas vous imaginer
le gérant n'imagine rien, s'éloigne et se retourne, Gretel se
retourne et part et bouscule la porte et s'essuie les yeux chausse en
butant sur le paillasson vous
êtes toujours pas couchées ? - La porte ! - Quoi la porte? -
Qu'est-ce qui t'arrive dit
Soupov de sa voix de gorge sonLa
porte quoi merde, la pluie qui rentre ! Gretel
ôte le serre-tête et renifle
ça sent le vieux ici le
deuil et la suie reprends
ton souffle et ne secoue pas trop ton parapluie (dans
un grand froissement de polyamide) la Naine ricane Fitzel
tu vas laisser ta peau dans tes enterrements nocturnes - Jeanne
: "Je te prépare une camomille - Il reviendra j'en suis sûre.
- Si c'est de ton dernier mort que tu parles... - Mon fils va
revenir. - Tu viens de le revoir ?
- Presque - Jeanne
allonge le bras vers son carnet de notes, et Soupov, de sa voix
adipeuse: Toute
mort est connaissance.
"Un jour mon fils mourra" poursuit Gretel "44 ans,
grand brun, serveur d'hôtel ; il s'habille feuille
morte ou
canelle, on
le rencontre en sortie de bar jamais avant minuit" les yeux de
Gretel se troublent.
Elle
demande du rhum. "Ne joue pas les ivrognes - trois gouttes et
t'es cuite à faire tourner les tables" Jean-Paul
Rigio 25-80
C'est dans le journal dit Soupov obsèques
à dix heures
- Gretel tousse à grands coups, finit sa tasse les yeux perdus parmi
les crevasses et les rides. La Naine assise pattes pliées sur le
barreau de chaise a repris ses définitions cruciverbistes : il
reviendra –
juger les vivants et les morts je suppose ? "avec tous ceux
qu'on s'est tenus sur le ventre" ? -
j'espère
bien que tu ne nous enterreras pas, Gretel: tiens, si je saute à
terre et que je cours au placard, qu'est-ce que j'en tire ? un vieux
tricot gris, graisseux, tu ne sais pas tricoter." La Naine
l'entoure à la taille, lui dit de ne plus tousser, de se couvrir les
épaules.
X
Un
autre jour Jeanne, qui n'a jamais cessé d'écrire, se voit publiée
dans Vrîka
qui
tire à 120 exemplaires. Elle s'est acheté une pipe à 55F. Soupov
mentionne les "tourments de l'exercice des lettres". Jeanne
la fusille : "Qu'est-ce que c'est que ça ?
-Eh
bien, ma pipe ! éteins ton briquet, tu vas le vider. -
Tu m'as suivie pour acheter le même ! Pour
toute réponse, l'infirme désigne sa couverture sur les genoux.
Gretel apprend à tricoter : "Tu piques de gauche à droite ; la
droite dans le première maille – par-dessus, comme ça..."
Gretel s'applique, lèvres jointes, épaules serrées. La Naine
corrige l'arthrose, le jaune augmente dans ses yeux. Je
l'ai toujours eue cette pipe dit
Soupov
je ne l'ai jamais cachée. Jeanne
tire de son sac à main le n°5 de Vrîka
: "J'ai trouvé", c'est du grec. Gretel
: "Y a même pas d'images." Oeil fielleux de la La
poétesse. J'ai
fait exprès dit
Gretel. Jeanne s'écrie qu'elle a maintenant "le pied dans
l'embrasure", qu'"on ne peut plus la chasser." Les
autres s'inquiètent du texte. Demandent "si elles y sont".
Le tricot de Gretel s'allonge comme une vie - la Naine effleure ses
épaules. Jeanne pense qu'elles sont toutes, autant qu'elles sont,
elle comprise, définitivement moches. Même
pas pitoyables.
Moches.
Sous
les rides elle cherche et reconstitue les jeunes filles, comme
Baudelaire.
Elle
imagine enfin l'enfant flétri de la Gretel, et ceux qu'elle-même
n'a pas eus. Se repasse les prises de bec, les belotes à quatre.
"Si l'on vous annonçait, pendant une partie de balle, que la
fin du monde aurait lieu dans une heure, que feriez-vous ? - Je,
dit
saint Louis de Gonzague,
continuerois à jouer à la balle.
Il mourut de la peste en soupirant
Quel bonheur ! A
23 ans. Si
un jour un de mes poèmes pense
Jeanne paraît
sous un autre nom, j'attaque bille en tête - bille
en tête ! ajoute-t-elle
à haute voix ; "et je me fais passer pour impotente :
ça
me fera de la pub.
- C'est
clair approuve la Soupov.
Jeanne
évoque sa propre timidité : "C'est une force de connaître
ses faiblesses (Pascal) - C'est vrai ? - Non, j'invente." Mime
un dialogue entre elle et l'éditeur Coupez-moi
cinquante pages - modifiez-moi le dénouement - Pas
bon ton ton sketch dit l'infirme. - Du moment qu'ils me publient...
(désignant le lino élimé) : ils
viendront se traîner à mes pieds pour un feuillet - ils publieront
mes notes de blanchisserie -
je suis prête à baisser culotte devant n'importe qui, à poil et à
quatre pattes", et Gretel pouffe Tu
t'es
déjà
vue à poil ? - Parfaitement
que je me suis regardée répond Jeanne, seulement moi ça ne fait
pas dix ans que je n'ai rien dans le ventre – tiens, pas plus tard
que l'année dernière - qu'est-ce que t'as à t'étrangler ?
-
Che m'étrangle pas, che m'esclaffe. - Lis-nous un peu tes
"publications", propose Soupov.
Texte
de Jeanne
"Le
Georges ramène vraiment n'importe qui ; à 54 balais dans les bars,
en train de s'afficher, pour attirer chez moi les louftingues des
quatre sexes, papoti,
grignota,
calembours à deux balles pour amuser la vioque - on n'est pas plus
élégant. Chiche qu'il se met au clavier – gagné - Goose
Rag,
c'est tout ce qu'il a su pondre depuis ses 17 ans - regardez-moi
comme il s'excite il va bientôt jouer avec sa queue Maître,
ô Maître - c'est
qu'il salue, ce con - le grand barbu se gave du revers de col
jusqu'aux rouflaquettes. Sans oublier l'autre pingouin qui suce ses
huîtres avec les gouines - plus un qui se lèche les doigts comme un
macaque - la ménagerie...
"Je
suis sous le lampadaire on va me voir toute la gueule mais
oui ma chère les éclairs sont délicieux tu peux te les - non je ne
suis pas fatiguée toujours pas crevée le
petit macaque se met le bout du cul sur la bergère et se tire la
mèche sous le nez en posant ses mots comme des pattes de mouche mon
père disait, mon papa m'a dit c'est
élevé dans les bonnes traditions ça, et modeste et gnangnan Oui
madame Non madame tiens
prends donc tes langues de chat comment
vous appelez-vous – Bernard - la
langue entre les dents – S'il connaît Olivier ? – C'est
mon meilleur ami – son
meilleur ami... - un
chic type – c'est
trop.
"Excellente
idée Georges, tes diapos, la pénombre, ma main sur la petite épaule
du petit con Va
donc vérifier la lampe Geo plus haut non plus bas plus à droite (la
cloche!) baisse
un peu l'appareil - pas tant - tu as fini de revenir après chaque
photo Tu as le soin de l'appareil restes-y c'est
qu'il a parfaitement compris ce pauvre type ; il y va quand même.
Sur l'écran la poste de Papéété, caserne Bruat, le cou duveteux
du puceau-macaque doucement dans l'ombre une
fois une fois encore vider
la
moëlle des petits enfants Ma
main sur son épaule, doigts tout secs tous boulés d'arthrose Je
vais me le garder pour moi –
mais - qu'est-ce que je sens ? il prend ma main la serre – petit
vicelard – ça se croit un homme – je ne t'ai pas attendu pour
avoir mon compte de bites – VA CHIER
Jeanne
repose sa prose, Soupov : "Ca m'étonnerait qu'on publie ça -
On en imprime de pires" dit la Naine et Jeanne refourre les
feuilles dans le dossiers toutes phalanges frémissantes bande
de biques pourries. Cadavres imminents
- bon titre - Marciau la Naine s'est remise à ses mots croisés - la
Soupov : noisette de cerveau frit dans la graisse - pétrification.
J'aime
l'automne et ses silences
L'enchantement
de ses douleurs
Et
les muettes confidences
Que
le fruit murmure à la fleur...
......
C'est
la forêt enceinte et jamais maternelle
C'est
ce zéphir ami que provoque quelqu'un
Pour
chatouiller les seins sous les chemises claires
...
...la
vie court vers son destin
L'UNIVERS
DE L'HOMME SE MEURT !
Le
bras de Jeanne retombe et le jour baisse :
Feuille-fille
est destituée
Feuille-fille
est prostituée
-
Jeanne lit pour l'ombre, chantant la pluie, les chiens mouillés -
demain la chambre, demain l'âtre et les ragots, demain la gloire –
Soupov, tu n'écoutes pas.
Soupov répond qu'elle a tout écouté ma pauvre, mais qu'elle n'ira
pas jusqu'aux éloges : "Trop "Lamartine"...! "la
forêt enceinte... chatouiller les seins... destituée,
prostituée - on
le sent venir d'un kilomètre" - l'infirme atteint sur ses
genoux sa pipe qu'elle commence à bourrer. Jeanne alors s'aperçoit
que Gretel porte le même tricot qu'elle-même. Retournée sur son
siège, Soupov atteint l'interrupteur, l'ampoule s'éclaire, la Naine
en compense l'éclat par l'allumage du lampadaire. Pas d'extérieur ;
ni radio, ni télé. Quelques comptes rendus d'obsèques édentées
ravinées de rides - Jeanne observe Soupov, ses yeux de chien de
boucher, son double menton où l'œil cherche les filets de sang ;
Soupov à qui ses mains éternellement posées sur les genoux morts
confèrent des allures de sphinx vulgaire.
Expiant
quelque crime antérieur à sa race – et
vous vivrez de mots, pour dans les siècles des siècles. Pourrie
d'éternité. Marchant immobile vers sa Reine à naître. La seule
vérité, c'est qu'on va toutes crever - toutes à la fois ou l'une
après l'autre. On
ne s'attendra pas beaucoup. Jeanne
tirait des martingales. Quelle
idée pense
Gretel Si
c'est pas malheureux... Elle
ajoutait que l'infirme aimerait y passer en dernier pour
emmerder le monde mais
la première à partir, assurément, entraînerait les autres – Il
te faut des morts pittoresques n'est-ce pas – des bons mots, des
faux départs – Jeanne
réplique : Tu
t'imagines avoir tout ton temps ? Soupov
parie qu'elles passeront à l'éternité, toutes sans exception.
La
Naine veut tirer les cartes – jure ses grands dieux qu'il n'y a
rien ni personne là-haut
ni autre part et
tape le jeu sur la table : Ce
qu'il y aura quand tu seras morte ? exactement la même chose et
peut-être mieux
Marciau s'interrompt pour fixer la Soupov qui craint de toutes ses
forces de
laisser échapper son secret pendant l'agonie "On
dit n'importe quoi à ces moments-là" répète l'infirme "Et
ce serait vrai" dit la Naine Vous
ne saurez rien dit
Soupov je
vous enterrerai toutes. La
Naine: "On te foutra du coton hydrophile dans le cul".
Gretel exige un beau tombeau de marbre à dorures, avec son fils et
ses petits-enfants, avec du Bach et du Verdi, et des grandes
couronnes à perles violettes.
Jeanne
écrit dans le silence. Je
voudrais assister dit-elle
à mes propres funérailles,
comme un esprit, écouter le sermon et souffler dans les Jeux de
viole – au
fait, personne ne veut être brûlée ? Toutes
se récrient. Embaumées, non plus. En
ce qui me concerne dit
la Soupov c'est
déjà fait. On
raille la Jeanne sur son dernier poème. Pour
ce que vous direz, vous autres ! "On
ne dira rien" répond la Soupov. Gretel soupire le nom de son
fils. Jeanne les regarde toutes à présent silencieuses, chasse la
vision facile des cercueils alignés, ou plutôt? dispersés, jetés
en quatre orientations différentes – à quoi bon pourrir de
conserve ?
-
« De
conserve », très drôle.
-
Ta gueule.
Soupov
s'avise alors d'enterrer sa vie. Je
veux un bal dit-elle.
Ses trois compagnes ont donc escorté le fauteuil, chromé de neuf,
cahin-caha sur la chaussée. Gretel a croisé sur sa poitrine deux
revers mauves en forme de triangle. Marciau la Naine en carapace
verte ressemble à une grosse cétoines, Jeanne s'est enrobée dans
un fourreau feuille morte. Un
bal où on s'amuse, où on se décolle le baquet ! On
a toiletté la Soupov, couverte d'une robe jaune à grand décolleté
bateau ; son postiche oscille sur son crâne comme un bloc
d'anthracite. Jeanne serre sous son bras une pochette slave.
La
Soupov sourit au printemps comme un fruit, lance vers les fenêtres
des signes de ses bras hydropiques. La rue qui monte. Gretel qui
pousse, Jeanne qui l'aide d'une main. Les coups de vent chassent des
plaques de soleil froid
(on vous croyait morte!).
Rue St-Sever des laquais descendent un perron de marbre pour soulever
l'infirme. Des chœurs et des fanfares venus du cloître à
l'intérieur résonnent sous un grand bouclier de ciel carré. La
foule sur l'herbe et le sable. Tous éclatent de rire : Bienvenues
! et
les baudruches lancées des mezzanines rebondissent sous les coups de
poings. Une araignée de carton remplit tout un char.
Des
musiciens en rang d'oignons soufflent des notes uniques et
dissonantes. Soupov tordue salue partout les pétarades et les
chiens. Les fêtards s'écartent devant Gretel qui fait pivoter la
chaise de Soupov et la rattrape en tournant elle aussi. Un
bal où on s'amuse ! réclamait
l'infirme et ses joues tremblotaient. Nous
serons ridicules répondait
la Naine, mais le Maire en bandoulière enchaîne les cognacs que lui
tend l'adjoint au sommet du perron. La foule hisse le fauteuil au
fond du cloître dans le chapître et Jeanne a perdu sa pochette.
Derrière elles la porte se ferme dans un bruit de ventouse. À
l'intérieur tout est nuit, lustres cuivrés, lambris et parquets
luisants.
Le
long des murs en cordon le public immobile, et la musique devenue
soudain furtive. Les quatre femmes regroupées, fauteuil au centre et
Gretel fixée sur le dossier - quatre hommes se détachent des
cloisons - Demi-tour
crie
Soupov demi-tour
! - et
les ont rejointes. Ménestrel celui qu'on croyait mort - en veste
brune à revers ponceau. L'Ours, le Niçois - l'Homme Vierge du Texte
publié - Nous
sommes foutues dit
Soupov. L'Ours a saisi Gretel par la taille et le Puceau pose sur
Jeanne une main spasmodique tandis que le Niçois s'incline jusqu'au
sol devant la Naine. Ménestrel alors d'un signe a déclenché aux
quatre coins quatre parties d'orchestre, et tous les assistants
détachés du mur se sont mis à danser.
Chaque
Ange entraîne sa disciple et Ménestrel au bout de longs crochets
tourne en toupie face à lui la Soupov étourdie, transfigurée, bras
tendus. Autour des couples ainsi formés s'élargit un espace où le
Puceau sous sa face à plaques roses tient la Jeanne sous son
haleine. L'Ours se dandine lugubre, Ménestrel ricanant lui désigne
le Représentant qui valse avec la Naine à niveau de braguette. Puis
tous les cavaliers ramènent les danseuses au buffet où Gretel
refuse de boire, tandis que le Niçois force la Naine à écluser cul
sec une flûte de Moët. Les Anges sourient sans relâche, le Faux
Puceau découvre ses gencives. Le Plantigrade exhibe ses crocs, boit
au goulot. Les serviteurs en guêtres et perruques circulent sans se
heurter.
Et
bien que les orchestres se soient tus les couples tournent encore
robe à robe en froissant les étoffes - le chef se tournant bras
levés, Ménestrel baisse la tête et le galop se forme - fortissimo
chassé-chassé - sous
les lustres ; mais les Huit hommes et femmes assis à l'écart se
parlent par gestes au milieu du vacarme Je
m'appelle Gabriel
s'écrie le Puceau ; Ménestrel se cramponne au fauteuil, un genou
plié : Te
souviens-tu de nos
nuits
? ce bal, je l'ai monté pour toi -
Soupov tend à bout de bras sa main grasse à baiser sans soulever
ses hanches - une marquise à collier de cristal salue en cliquetant
et la Mort qui la suit porte un loup au mufle doré tes
yeux sont morts Hélène il est trop tôt – Pousse-moi, vire dit
Soupov je
veux danser - tous
autour d'elle se sont retournés.
Ménestrel
se relève et la retourne encore - Hélène rit, s'agrippe aux
accoudoirs de ses doigts bagués - tous les saluent, anonymes, en
noir, Ménestrel se dérobe et trace à présent de longs cercles sur
d'autres valses à longs relents de Sibelius, la basse gronde au
premier temps comme un seau plein d'eau ; Gretel et l'Ours relevés
se font face, l'Ours lève une patte après l'autre et découvre les
dents - le rythme est à son goût. Une flamme morne stagne dans ses
yeux ; sous les lèvres de Gretel se pressent les mots qu'il aurait
fallu dire - et l'animal pose les pattes jusque sur son dos. Alors
ils oscillent tous deux, appuyés sur le cœur comme deux matelots
par gros temps.
Il
la touche tout bas du bout de son museau et la valse épaissit
l'atmosphère où halète Soupov sous ses seins sur son trône à
pivot, et le Niçois montre à la Naine aux verres embués les plis
indéfroissables de ses pattes noires
petite dame en vert, tu sais ce que je sais.
- Représentant
dit-elle
j'ai
jeté ton évêque au feu - Buvons encore sa
veste ouverte à deux battants propose des rangées superposées de
fioles j'ai
de tout - je suis un orgueilleux Marciau
rit aux tintements du verre cétoine
bien-aimée dit-il
catin
trop verte,c'est toi qui mourras en dernier, Soupov
étire son ultime port de bras – l'Ours exhibe le liseré de ses
gencives et le puceau empeste sa mortelle
haleine - C'est tout ce sperme répond-il
qui
me remonte aux dents - Ménestrel
la toise avec condescendance.
L'Ours
roucoule. L'orchestre bat de tous ses archets. Les flacons passent
de mains en mains sans qu'aucun ne se brise à terre. Les Quatre
Cavalières, chacune à sa hauteur, se sont servies à même son
torse. L'orchestre alors debout, fortissimo, attaque le Rigaudon de
Rameau. Les couples bavent et boivent. Soupov tombe à terre, l'Ours
la pousse du pied dans un angle, Gretel crie T'as
plus rien sous ton habit, représentant ? qui
hisse la Naine - plus
haut, plus haut ! que je voie toutes leurs perruques ! Le
nez tavelé du Puceau coule et Jeanne se débat. Soupov remise seule
en selle tourne à grands coups de ses bras sous les jabots,
Ménestrel secoue deux flaches d'Eristoff à bouts de bras, ses
jambes rouges étincellent en tout lieu.
-Tiens-toi
à mon épaule que je te descende scarabée vert à ras du sol
Chacun suffoque sous le musc et la poudre et les couples se
raréfient, bouches alourdies, mains aux poches. La lumière se
tamise et le froid descend, Jeanne courbée de dos soutenue par le
Vierge à la taille, reste le son sourd des cordes dissonantes, elle
parvient au bord d'une gravière d'eau froide où elle tombe, et son
ombre a coulé dans un creux de miroir. La Naine pousse un cri, les
lèvres des hommes se sont confondues et Marciau perd connaissance.
X
Brive
et quatre murs. Marciau tombe fréquemment dans d'éprouvantes
rêveries et la Soupov serre les dents, le nez vers les genoux. La
Naine a demandé le programme du soir. Soupov se penche et reçoit le
coussin dans le dos. Premières notes sur l'écran aveugle. Les
survivantes s'installent en geignant comme des vieux ponts.
Maintenant
que la Jeanne est morte on va pouvoir regarder la télé tranquille.
Sur
l'écran, la famine, les squelettes : "Les faits sont là. C'est
à vous d'agir, et vite." La Soupov se frictionne le dos - toute
une vie d'encaustique - hanches, vertèbres. "Ils sont des
milliers qui réclament votre aide.
"Ces
images se passent de commentaires. - Marciau, as-tu bien refermé le
gaz?" - soudain Pierre Pipe encadre à l'écran sa grosse gueule
d'ange - les joues peut-être un peu moins rondes, le teint moins
vernis. Alors toutes ont cessé geindre. Tout un passé, toute une
vie de guerre et de privation – et chargeant son soupir de toute
l'affliction qu'elle a pu concentrer, Soupov s'est écriée : Mon
Dieu qu'il a maigri !
X
Le
mois de juin fut torride. On rouvrit les vitres calfatées de crasse.
Le caniveau poussa de gros relents graisseux. La Naine réfugiée
dans le dernier coin sombre conserva la soif sous sa langue. Les
mouches ont circulé. Gretel est revenue vers les trois heures : "Je
lui prépare des salades fraîches". Elle reste dans la porte,
son œil gallinacé piquant l'un après l'autre bougeoir, le cadre en
teck, le calendrier Massey Ferguson. Elle est venue passer l'index
sur le manteau de cheminée, renifle - il
faudrait fermer la fenêtre – "Mais la salade, il aime ça !
Il en a repris deux fois,
trois en tout."
La
Naine regarde Soupov en dessous : "Elle en a pour longtemps
comme ça ? ...Tu l'as nettoyée ce matin ? ...je dis ça, pour les
mouches... Tu as balayé au moins ?"
La
seule chose qui intéresse Gretel, c'est de savoir s'il est arrivé
du courrier de Marseille : mon
fils a trouvé un emploi de barman ; il n'a jamais bu une goutte de
whisky – qu'est-ce que tu écris ?
Marciau répond J'écris
ce que tu dis.
...Soupov
n'existe plus que par la peur. De son siège émanent des
gémissements, ses mains déformées tressautent. Gretel la secoue.
Un ronflement brusque redresse son cou, ses yeux s'égarent. La Naine
tire de son tablier le jeu de cartes que Soupov se met à fixer;
Gretel rapproche de la table le fauteuil roulant, les mains de
l'infirme les saisissent d'un coup : "J'ai tiré l'as de pique".
Soupir. Elle étale en soufflant les douze figures. A
qui as-tu pensé ? Soupov
se tait. Gretel dit : Je
préférais la belote à quatre. Soupov
répond qu'elle a oublié.
Marciau ramasse le jeu et le renfonce dans sa poche ; à contempler
le teint plombé de la Soupov, à écouter les radotages de Gretel,
la Naine se prend à espérer :
"...la dernière" murmure-t-elle
à mi-voix en raclant la cendre - puis "je dois me surveiller."
Des
bribes d'oraisons funèbres s'agitent sous son crâne. Il lui semble
entendre frapper C'est
toi ? Jeanne ? Jeanne !! - Qu'est-ce
que vous foutez là-dedans ? crie le Niçois à travers la porte. On
vous entend gueuler du bout de la rue !" Gretel se lève d'un
coup. L'homme entre sans invitation. "Vous ne me remettez pas ?"
Tourné vers Soupov : "L'argent ? - Quel argent ? - Vous devez
six mensualités ! - C'est
lui... c'est lui...
répète Gretel. Soupov parfaitement lucide tire cent francs de ses
guenilles, le Niçois claque entre ses doigts le billet qu'il
enfourne dans son pantalon.
Il
demande si les
vieilles ont un magot. Soulève
Soupov par les fesses. L'infirme le frappe au visage, la couverture
tombe à terre, ses jambes sont de vrais poteaux couverts d'édèmes.
Foutez
le camp. Plus vite que ça. Elle
agrippe l'homme, qui la fait tomber. Marciau : Aidez-moi
! Le
représentant s'empare des jambes, elle rue tête en bas prenez
mes bras ! Gretel
et la Naine la replacent par les hanches, l'homme s'épuise à hisser
le buste. Soupov étouffe, souffle et l'Homme reste là, bras
ballants - Marciau la Naine lui montre la porte d'un coup de menton,
il empoigne d'un coup sa mallette et laisse là ses cartes routières
Je
reviendrai dit-il.
Dès
son départ Soupov mains jointes jure en sanglotant qu'elles y
passeront toutes, l'une
après l'autre, la
Naine ajoute "c'est l'ordre des choses" ; elle arrache des
mains de Gretel son litre de rhum qu'elle brise à terre, Soupov
renifle toute l'odeur d'un coup. Gretel tombe sur une chaise – les
yeux fixes – une plaque rouge envahit son visage, la Naine courbée
sur sa pelle en plastique balaie les débris, Soupov se mouche à
petit bruit, le verre tombe en cliquetant dans la poubelle, Gretel
sursaute.
Soupov
retrouve ses yeux droit devant, mains à plat sur les genoux, regard
meurtris. Gretel pousse un gémissement où Marciau ne prend pas
garde, occupée à feuilleter le carnet de route du fuyard ; quand
elle a relevé la tête et s'est approchée de la chaise, Gretel est
morte.
X
Pendant
trois semaines, Soupov et Marciau sont restées seules. Soupov,
cramponnée sur son plaid, regarde de tous ses yeux ce petit être
qui s'obstine, effrayé, perché sur l'escabeau : visiblement, la
Naine n'était pas comprise dans ses martingales. Elle fixe Marciau,
tremblant de se tromper, souhaitant et craignant sa mort. Plus rien
ne subsiste de l'autorité qu'elle infligeait à ses compagnes ; ni
de sa vulgarité (dont elle faisandait ses radotages) -
tu n'es plus une grande dame dit
la Naine. Soupov devient cette masse glabre et gémissante qu'il faut
pourtant manipuler, nettoyer. Les soins les plus intimes ne rebutent
pas la plus petite, qui prend tacitement à Gretel morte son emploi.
Soupov en souffre.
X
C'est
maintenant Marciau qui pousse la porte rue Pelletier. Bouffée
d'urine. La pièce baigne dans un vert chartreuse, aussi sombre et
laid que peut l'être un séjour de vieux. Monsieur
Hervé. S'il vous manque quelque chose. Une
silhouette à contre-jour sur le fauteuil ; tous les paralysés
tournent-ils ainsi le dos à la lumière? - Il chique ses joues sous
sa visière. La Naine à présent distingue la mandibule qui rumine,
les sourcils blancs sur les yeux creux. Il a levé sa canne, elle a
dévié le coup, la canne tombe, qu'elle ramasse et lui retend. Il
suit tous ses mouvements. Marciau explore la cuisine : sous l'évier,
l'eau de Javel et la lessive.
Dans
le buffet des assiettes volées, un beurrier rance, du sucre et juste
de quoi manger pour midi. Marciau fait frire une omelette. L'homme ne
bouge que les yeux, tord la moustache. Il dit je
ne peux pas me servir de mes bras il
ment - par chance Hervé avale sans baver. Parfois la Naine emplit un
verre d'eau rougie qu'elle porte à ses lèvres : C'était
bon ? - Oui merci. Sa
tête s'incline, il se met à ronfler, un relent d'urine s'élève.
X
16
avril
Frank
C'est
comme si tu étais mort hier. Je ne pleure pas sois tranquille.
Seulement ce poids sur la tête et la poitrine. Mes jours et mes
nuits, etc. Se peut-il que tu
26
avril
Dix-neuf
ans que je t'écris tous les jours. Pourquoi ne réponds-tu pas. Tu
dois penser que je suis stupide. Je me sens fatiguée sans toi.
2
mai
La
Soupov ne meurt toujours pas. Je ne sais pas si je suis prête.
K
O H E Ц
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