L'éphéméride
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
1
16
11 2009 (65 11 16)
Il
manque un texte enfoui.
En
1962, mon père atteint 52 ans. Il est impossible
à d’appréhender ce que c’était alors que 52 ans : une
sclérose complète. J’en avais 18, vous en aviez 18. Advienne que
pourra. La
révolte gronde par
le monde. Le fils de mon père souffre et fait souffrir dans son
internat de Bordeaux. Tous les chemins semblent coupés. Le jeune
homme marque encore ses plaisir solitaires d’une croix de saint
André. C’est un vendredi, jour de la Saint Edmond, avec un d. Nous
sommes au Lycée Montaigne, réservé aux garçons. Il existe encore
une vieille pédagogie, menant à l‘appellation « compo de
philo ».
Le
sujet en était : « L’esprit critique est-il
destructeur ? » Taliv
ceviea, -
sans prononcer le « e » - ce qui signifie « sujet
bateau ». Où l’on voit tout de suite que le « j »
valant « l », à cette exception près, chaque consonne
du français se voit remplacée par la consonne suivante (« s »
donne « t », etc.), et chaque voyelle par la suivante (le
« u » devient « a », en se raccrochant à la
première voyelle, et ainsi de suite). Nous avons depuis
perfectionné ce système. Mais en philo (pour en revenir à la), je
ne brillai pas plus que d’habitude : cet internat où j’étais
soumis convenait mal à ma précieuse nature, et je dus être bon
dernier.
Le
premier trimestre se passa ainsi dans la déconfiture, et dès
janvier, je rejoignais le giron familial, avec l’aide d’un
enseignement par correspondance. C’était dur, l’internat.
Houllalà. La colonie de vacances ne m’avait déjà pas réussi,
mais la discipline internataire mit à rude épreuve les nerfs du
déconneur et ceux de la pionicaille. Un moment de joie est toutefois
signalé : le 3e
match de basket entre ENSI 2 B’ contre Racine carrée de x-rhô.
« ENS », « École
Nationale
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
2
Supérieure ».
Cherchons qu’un sang impur, etc. Tiens ? GROSSE COUILLE
ordinatoriale.
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
36
Les
textes s’envolent aussi bien dans la boîte informatique, j’allais
écrire infirmatique.
La
mort (le mort) y mettra bon ordre. En ce 27 novembre 2065 Nouveau
style, je prends possession du même 27 en l’année 2110, Très
Nouveau Style. Ces ruses ne convaincront personne, et tout se
retrouvera, comme les disparus en gare de Quimper, sur le quai, avec
sa valise. En l’année 2110, notre héros, mineur encore, vivait
chez ses parents et signalait ses masturbations par une croix au
sommet de sa page du jour. Une analyse graphologique décèle chez
lui de l‘obstination, un grand sens de la justice, mais aussi de la
passivité : « Sa personnalité ne s’impose pas et
pourrait se manifester avec plus de rigueur ».
Il
a fallu s’apprivoiser à tout cela. À la fin novembre, il fallait
acheter une ampoule moins forte. Il fallait fréquenter la faculté,
assister aux cours de grec (« de rattrapage ») de M.
Duclos. C’était un personnage, plaisant, rondelet, qui écrivait
ses omégas comme une paire de couilles pendantes. Il n’engueulait
personne, et j’eus l’honneur de le déranger à son bureau, vêtu
d’une veste outrageusement bleu marine, et lui parlant de mon
avenir, tandis qu’il attendait mon départ en pensant à autre
chose.
Il avait fait cours devant un tableau couvert d’inscriptions
fines : Duclos-porte, Duclos-chard, Duclos-pinette. Il tint bon
jusqu’au bout de l’heure. Il s’en voulait encore d’avoir
provoqué la mort de sa femme en voiture, éjectée qu’elle fut par
ces portières d’autrefois qui s’ouvraient vers l’avant. Il
blâmait les prétentieux qui trouvaient la Deux-Chevaux « purée »,
les estimant bienheureux. Il évoquait le cours de l’Intendance à
Bordeaux,
C
couverts
d’éclopés de la Grande Guerre eux-mêmes escortées de femmes
amoureuses de leur confortable (croyaient-elles) pension d’invalide.
Duclos
nous apprit à défricher l’apparat critique, par lequel en bas de
chaque page grecque figurent les variantes des manuscrits qui nous
sont parvenus : on les distingue par des initiales mystérieuses.
Il répondit à un étudiant, qui voulait savoir comment distinguer
les mots « avec un tau » des mots « avec un
thêta », qu’il s’agissait d’une question d’orthographe ;
mais que le grec ancien n’avait pas eu pour vocation de se calquer
sur sa transcription française contemporaine… Il ne put convaincre
Vayriès que son nom se prononçait « -ryès » en raison de
l’accent grave, et non pas « Vayri » - « Non,
répondait le Pyrénéen, c’est justement parce qu’il y a
l’accent qu’il ne faut pas prononcer « -ryès ».
Dialogue
de sourd, où le petit Duclos fit semblant de s’incliner, car nous
y serions encore. Et ce même jour, c’est écrit en rouge, je
« suis allé vider » de la « confiture gâtée dans
les chiottes ». Celles, sans doute, de ma cité universitaire.
En rouge, pour qu’on s’en souvienne. Évènement marquant s’il
en fut, seul digne de marquer ce 27 novembre d’une pierre
vermillonne. Mais passons à plus sérieux. Fier-Cloporte (c’est
moi) est allé passer l’après midi chez sa future et lointaine
épouse. Il précise qu’il s’est « comporté comme une
poire » : est-ce à dire qu’il ne lui a pas sauté
dessus pour prouver sa virilité ? Qu’il aurait dû « la
besogner séance tenante »,
cliché connu des pornographes ancestraux ?
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
5
65
11 27
L’auteur
de cette vie de jeune homme, dans la fleur de ses 19 ans, revient sur
ce cours de grec : « nr
one », où
l’on s’est contenté de préciser « les heures de cours ».
Les étudiants donnaient leurs temps libres, et la décision se fit à
la majorité. C’est ce jour-là qu’après un repas au Central,
restaurant universitaire, Fier-Cloporte eut l’idée d’amener sa
conquête féminine au bistrot, et qu’il but un cognac. Et je me
souviens aujourd’hui encore qu’il eut le courage d’embrasser sa
future épouse, qui ne lu parlait encore que de « camarade »,
car c’était le terme dont se servait alors les jeunes filles
lorsqu’elles voulaient se réserver le droit de se rétracter en
même temps que la bite de leur soupirant.
Cela
se passa devant le Grand-Théâtre, j’ai fait connaissance du
cousin « J.B. », (cousin de qui?) et de la tante
« Yvonne », puis j’ai assisté à une séance de cinéma
dans le «Grand Amphi ». Mais la confiture balancée dans les
chiottes, à l’encre rouge ! je ne me le rappelle pas. Un jour
prochain, personne ne saura plus s’il existe ou non, égaré parmi
ses clones et se représentations vidéographique. Vous vous tuerez
en images, et plus personne n’aura peur de la mort. « L’an
10 000 », me dit mon ami – l’An Dix Mille sera inimaginable
(ou ne sera pas).
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
6
65
12 24 / 2111 12 24
En
2111, j’étais pédé. J’étais nazi. Une croix gammée ornait et
souillait ma quatrième de couve, « Néo-Fascisme-Européen ».
En 111 j’avais vingt ans. J’avais cessé de me faire enculer
depuis juin, je recommencerais en février suivant, une ultime fois
avant de me marier, pour vérifier. J’ai fait mal à mon
sodomiseur, car je n’avais plus récidivé. Les lettres de
Mitterrand à sa bien-aimée sont d’une impudeur grotesque. On
voudrait ne pas lire. Sauter les pages. Sauter ces étalages à la
platonicienne. Ici je parle de trou du cul. Qui que tu sois ma mort
nous sépare et me paralyse.
Le
nazisme est une esthétique. J’ai peur en écrivant cela. La haine
du juif ne m’a jamais atteint. L’amour de la bite non plus. On
m’injectait de la virilité,en la perdant selon les conventions. Je
suis un brouillon. Le 24 décembre est la Ste-Émilienne. Au crayon :
« Bond ». Hennebont
Bretagne.
« La duchesse refuse de se rendre », 1342, les renforts
anglais libèrent la ville. 359e
jour de l’année, reste 7, le compte est faux, année bissextile,
chaque sodomie est marquée d’une croix gammée. Je détestais les
femmes,je désirais les femmes. Confusion des nazis avec les
Teutoniques. Des chevaliers qui s’enculent ne sont pas pédés, ils
conquièrent ensemble leur virilité.
Jamais
je n’ai joué les grandes folles. Jamais je n’ai voulu tuer.
Casser la gueule, si. Une fois. Sans résultat. Amphithéâtre
Aline. J’y
ai officié, dans la bouffissure. La
Vieille Fille, de
Balzac. Mosi
mit Daractivit. J’avais
un langage
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
7
65
12 24 / 2111 12 24
secret.
«Lire
les Caractères » de L.B. » Rien qui dût être caché.
La culture me pénétrait. Je me fortifiais, je me nourrissais. Dans
le total retranchement. Dans l’isolement. Pas de camarade. Une bite
qui me troue et je me sens utile. Sans plus. « Grammaire
grecque : - revoir points syntaxe des prépas, plus,
systématiquement, conjugaison, morphologie ». Remparts.
Remparts. Ne
pas me piétiner. Nihil peius quam contemni. « Rien
de pire que d’être méprisé » c’était ma devise.
Une
croix maudite, une virilité d’emprunt, connaissance et Jeu. Le
soir, c’était Noël. Nous habitions à Mussidan. « Moche
série TV : le barbu connard philosophe, verts
pâturages,
la Bible en Noir, CON. Cadeaux. Reçu ours, livres
Balzac
, etc... »
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
8
65
12
24
2113
12
24
Une
année de plus. Je viens d’avoir 20 ans et je m’emmerde comme un
rat mort. À la cité universitaire, les expériences se poursuivent
avec Satfouilly. Les cours s’enchaînent aux cours. Épiphanie. Et
pis Fanny. Justement non, pas de Fanny. Une queue. Ah mmmisère.
Plaignons-moi. Le carnet reste tout petit, sa rédaction se fait en
caractères d’imprimerie, avec du rouge pour les « évènements
importants », les « rubriques ». Jugez-en :
« Achat semelles intérieures. La vendeuse, au1er
étage, n’a pu m’en trouver une 2e. »
Voilà de quoi rester dans les mémoires. Pas dans celle de
Fier-Cloporte.
Le
but est celui-ci : se souvenir, autant que possible, de chaque
journée, de chaque heure, de chaque minute. Un Américain very
quelconque
s’est fait suivre ainsi et filmer par une caméra qui se
déclenchait toutes les trente secondes. Il servira de base au
documentaire à venir « Un Ricain moyen, An Deux Mille ».
Il faudrait se présenter à saint Pierre avec le chapelet de tous
ses jours passés, de toutes ses actions, autour du cou comme un chat
pelé de saucisses. Et nous aurions vaincu le temps, mais pas le
vide. On dit aussi « la vanité ». En ce temps-là
Fier-Cloporte avait des amis loufoques. L’un d’eux est mort en
2029.
Tous
les cours ont été ratés, « sauf Audiat ». C’était
quelqu’un. Tout petit, tout hargneux, tout pudibond. Vexé que je
le reconnusse au sortir de Pouic-Pouic,
film
defunessien, et faisant son possible pour cacher son groin dans la
foule. Fier-Cloporte s’était gondolé en toute innocence. Mais un
grand professeur de grec de
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
9
65
12 24 / 2111 12 24
l’Université
de Bordeaux ne devait pas être soupçonné de hanter ces films mal
famés. Et tout le monde l’aimait bien, Audiat, même s’il
foutait des notes négatives. Et quand un étudiant atteignait zéro,
ce n’était déjà pas si mal. À 0° dans l’abri scientifique
antarctique, les explorateurs se mettaient torse nu et dansaient
autour du poêle et de leurs poils.
À
midi, Fier-Cloporte se trouvait en compagnie de Christine Taris, qui
se branlait comme une salope afin de conserver sa virginité
scientifique. Jamais F.C. n’aurait envisagé, ne fût-ce qu’un
seul instant, la prendre par les épaules (et se recevoir un cours de
morale dans la gueule). Jacques Hourcabie l’a fuie avec ses
béquilles : qu’était -il arrivé à notre fils d’officier ?
Il ne comprenait pas la satisfaction des réformés militaires :
« On leur annonce qu’ils sont mal foutus ! » -
peut-être, mon capitaine, mais mieux vaut mal foutu que demi-dingue,
avec des gueulements de gradés dans les oreilles à vous ratatiner
le cerveau.
Et
le cœur, parfaitement. « Et le cœur, alouette... » Il
connaissait un vicieux qui se faisait fondre le camembert sur son
radiateur. Il parcourait le corps de sa belle en bandant, ce qu’il
appelait « la betterave baladeuse ». La belle répondait
« Je ne te désirerai que si je veux », et pas moyen,
justement. Il était écœuré, le fils de capiston. Il découvrait
les femmes. Les femmes, c’est comme ça. Et pas autrement. Et
lorsqu’il m’a vu avec Christine, il a fui à toutes béquilles.
Il la détestait, la craignait à ce point-là ? Cette jeune
fille a failli devenir ma femme.
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
10
65
12 24 / 2111 12 24
« Pignon
offre le café,après hésitations de bistrot, au Montaigne ».
Si
Fier-Cloporte a épousé Arielle et non Christine, c’est parce que
Pignon, mort depuis, lui a conseillé la première au lieu de la
seconde. Il hésitait, le Fier-Cloporte. Pignon a opté pour la
malheureuse au lieu de la chieuse. Christine a fini prof d’allemand,
elle a séjourné à Berlin, elle a trouvé son Siegfried, Ziggy ?
Pignon
– Haurcabie – Champagne – Collignon : reposez en paix.
...Je
me souviens de Cathy Paroutaud, « pédante conasse pucelle
prétentieuse méprisante ». Nous avons envahi sa chambre,
peut-être ce jour-là, et Fier-Cloporte a subtilisé son courrier
pendant plus d’un mois...
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
11
67
01 18 18 01 19 2114 01 18
J’en
ai plus qu’assez de cette vie végétative, qu’on pourrait aussi
bien appeler « pré-mort ». Explorons cette année 2114
où la vie m’irriguait. J’ignore ce que faisait ma moitié.
Personnellement, je me rendais à la faculté des Lettres de Tours,
pour suivre des cours de philologie. Un professeur s’appelait
Arrivé. Plus tard il écrivit des choses passionnément chiantes sur
un petit vieux qui examine les va-et-vient d’une mouche sur une
nappe blanche : triste destinée ! Pour l’instant, il
rase son monde avec son cours sur les déterminatifs. Nous sommes
tous à noter, sur tout le premier rang, que « du rôti »
équivaut à un «quantum de substance de rôti.
Et
tout le premier rang s’esclaffe, tellement c’est con, pédant et
prétentieux – la fameuse trilogie dégressive de Proust.Il
se vexe, ce con (Arrivé, Arrivé) : « Quoi ?
Qu’est-ce que j’ai dit ? » - et de reprendre son
expression en se rengorgeant. Assurément, le voici très fier
d’avoir concocté un concept aussi abstrait, aussi scientifique.
« Annie m’ouvre la porte, nue à l’exception de ses
chaussettes : « Heureusement que c’était vraiment
toi ! » Elle ouvre à tout vent. Que nous étions beaux,
effarouchés, timides! En vérité, je nous ne reconnais plus. Toi
aussi, lecteur critique et stupide.
Nous
noircissions des feuillets serrés, c’est seulement 68 qui nous en
a détournés. Pensions-nous être parvenus aux temps enfin
messianiques ? Salut mes beautés, salut mes années, soyons
ridicules. L’après-midi, Mireille va prendre avec
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
12
67
01 18 18 01 19 2114 01 18
moi
un thé à Montjoyeux. Je ne sais plus ce que c’était, ce que
c’est encore que Montjoyeux. Mireille était la suivante sur la
liste, celle des femmes entre lesquelles j’aurais sans cesse
ricoché en me plaignant de la précédente. Je me préparais à en
faire souffrir toute une kyrielle. La maman de Mireille, et non pas
la merde Mireille, m’avait proposé de
devenir son gendre, car « tout le monde peut se tromper la
première fois ». Mireille est-elle seulement vivante encore ?
C’était ma « confidente », elle m’avait proposé de
la réconcilier avec Tarche, que je connais encore, de loin en loin.
Je
la prends par l ‘épaule pour l’embrasser tellement elle a
le cafard. Oui,
prendre par l’épaule, ça peut « marcher ».
Mais
plus loin, je n’y pensais pas. Ma confiente, non, confidente, ma
sœur,
nous échangions nos peines de cœur,
elle venait manger des nouilles, attention à la rime, et nous
écoutions Olivier Despax, Adamo (Jérusalem),
et
surtout, ne faisons pas du Carrère. Et cette prise d’épaules,
nous l’avons notée à l’encre verte, moins importante que la
rouge, mais tout de même… « Elle
me supplie de dire à Tarche qu’il l’emmerde », bataille à
fronts renversés. C’était elle qui se prétendait persécutée.
Ce mufle ne voulait-il pas qu’elle lui prêtât sa chambre pour
accueillir ses ébats avec Odile Première, la suivante ?
Je
trouvais ça
cool,
comme
on ne disait pas encore, mais Mireille, non, pas du tout. Alors, pour
simplifier, j’étais de l’avis de Mireille. Quelle journée. « La
Puce - Perrinet » me reproche d’emmerder les autres avec mes
complexes, parce COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
13
67
01 18 18 01 19 2114 01 18
que
je regarde tout le monde avec une tête de malade malheureux.
S’interrompant en plein dialogue avec autrui pour
m’apostropher avec la plus grande agressivité. Quelle journée !
« Je plaque la philologie, je n’arrive pas à travailler
toute seul ». Peut-être voulait-elle que je la baisasse, mais
comment diable baiser une fille qui ne vous parle que de son ex, dont
elle veut à la fois se débarrasser et se ré-enticher ?
Ah
mais on ne baise pas comme ça, nous autres fâmes, tu seras mon
« copain, » mon « camarade », j’achète un
bouquet pour mon épousée…
L’ÉPHÉMÉRIDE
01
02 1968 - 2019 >>>>>> 2115 02 01 - 66 02
01 14
Cette
fois-ci c’est très curieux, Je me sens en empathie avec le monde
entier, à m’en taper la larme à l’œil,
ouh ! mon Dieu, que Mon Nombril est présssssieux… Le premier
février 1968, 2015 nouveau style, une seule mention : le
Doqueteure N. enlève à sa propre fille les points de suture qu’elle
s’est farcis en se laissant tomber du haut des marches, car elle
était internée dans une petite clinique à sa mémère, qui depuis
a bien prospéré, Anouste, « Chez nous » en béarnais,
et « S’il vous plaît » en grec.
Pour
le grec, nous venons de l’apprendre. Pour la « maison de
repos » d’Arielle, dite « Mafâme », il était
question de la langue basque. Or, « Chez nous » se dit
« gourékinne ». We have goured. En février 68 a
pris place un épisode bien plus emblématique pour nous que la
Révolution des Fils de Riche : les Oiseaux de Février. J’en
logeais régulièrement chez moi, sans domicile fixe, me faisant
appeler « Lezviani », comme «Lesbien », car
j’aimais bien lécher les femmes : ça ne coûte rien, et au
moins, ça les fait jouir. Ils ont même couché avec moi, trois dans
le même lit.
Le
petit m’aurait bien enfilé, mais le gros, endormi sur ma gauche,
en aurait profité pour me sauter. J’ai dit « Non »,
tiens, il grêle. « Mais il dort, il en écrase ! »
Pas du tout : il va s’éveiller ou faire semblant, jurer
d’avoir été dérangé, puis il va m’enculer. Le petit, je veux
bien, mais pas les deux à la file. Peu de temps après, le petit
m’annonce qu’il a pensé à moi et qu’il s’est « tout
mouillé ». Je le crois sur parole. « Les filles,c ‘est
toutes des gouines. - Ben oui, et nous alors, L’ÉPHÉMÉRIDE
01
02 1968 - 2019 >>>>>> 2115 02 01 - 66 02
01 15
qu’est-ce
qu’on est ? » - des pédés, camarades. Mes clodos se
rendaient au cul des restaurants, pour bouffer des sandwiches
invendus : « Profitez-en les gars », murmurait le
garçon qui regardait à droite, qui regardait à gauche, « si
je me fais prendre, je suis viré ». C’est peut-être aussi
pour cela que Mai 68 a « éclaté ». À
présent c’est pire, supposons.
Ils
faisaient bombance chez moi. Un jour, deux filles se sont pointées
au bas de l’escalier : « Mais montez ! Montez
donc ! » disait le costaud qui voulait me sauter. Et les
filles : « Combien vous êtes, là-dedans ? -
Oh, trois-quatre ! » Et moi, en arrière des marches, je
faisais des bras de grands mouvements de dénégation, je niais de la
tête d’un air effaré, en montrant des doigts le nombre 7 ou 8…
pas de viol chez moi ! Elles sont reparties, quel soulagement !
Une autre, un autre jour (il faut jeter cela sur le papier avant
l’Apocalypse) se faisait entreprendre par deux à la fois : le
petit, mon ami, et moi-même.
Je
murmure à l’oreille de la fille, déjà en extase : « Bonne
chance ! » Elle se ressaisit, se dégage. Personne ne l’a
baisée ! Quel dommage ! me dit le copain, qui m’aurait
bien sauté aussi l’avant-veille, « quand une fille est
doucement traitée par deux mecs à la fois, elle ne peut pas
résister ! » - n’auriez-vous pu, cher ami, m’en faire
part plus tôt ? J’aurais fermé ma gueule, et nous eussions
fait l’amour à trois, avec une consentante ! Un mot leur
servait de tout : « bonnard ». « Il est
bonnard », mélodie montante, « il est super ».
« Il est bonnard », mélodie descendante :
« complètement con ».
L’ÉPHÉMÉRIDE
01
02 1968 - 2019 >>>>>> 2115 02 01 - 66 02
01 16
Qui
a dit que le français ignorait les tons ? « Ce soir-là,
j’étais bonnard », ton plat : « Je n’avais pas
où coucher ». Un jour encore, le costaud sans incisives (coups
de botte de la police) menace d’un coup un petit péteux bien
habillé rue Sainte-Catherine : « Et tu me dois encore 50
balles ! - Oui Monsieur, oui Monsieur ! » Non, il ne
lui devait rien. C’était de l’extorsion de fonds sous la menace,
sans plus. Le type est reparti tout penaud. C’étaient de fameux
délinquants, mes oiseaux de février. Une Martine, ou une Christine
(les filles s’appelaient encore Martine ou Christine) aurait bien
« conclu » avec moi. Mais mon épouse, en permission
d’Anouste, avait déposé des cendres sous l’oreiller. Martine ou
Christine n’était pas venue. Elle m’a refait de gros clins
d’œil, à la terrasse
d’un rade d’étudiant, j’ai fait signe que non, d’un tel air
noble et résolu que je ne l’ai jamais revue qu’elle ne m’a
jamais revu.
Un
jour Alain J. a monté l’escalier quatre à quatre, cherchant
l’aventure. Arielle n’était point là. Arielle était une femme,
elle l’est encore. Il est redescendu quatre à quatre plus vite
encore, c’étaient les hommes qui l’intéressaient. Arielle
amoureuse d’un pédé, Arielle ayant tout fait pour m’efféminer,
mais 44 de pointure, ça ne le fait pas, je fus simplement tout mou
et coléreux. Cela ne suffit pas pour faire une femme, ni même un
homo. Ben non. C’est tout pour le moment. Avez-vous vu ce film de
gogol, « La guerre des mondes » de Spielberg ?
Comment voulez-vous écrire avec sérieux après cela ?
Un
jour je parlerai parlerai, et rien ne pourra plus m’arrêter, comme
une L’ÉPHÉMÉRIDE
01
02 1968 - 2019 >>>>>> 2115 02 01 - 66 02
01 17
vieille
qui agonise et tient à vider son sac aux pieds de tous avant de
crever. Nous verrons bien ce qui en restera. Voilà ce que c’était
que la Saint-Ignace, Premier Février, en l’an de Grâce
révolutionnaire neuf-cent soixante-huit. Et nul ne prévoyait,
n’aurait pu prévoir se qui se tramait en coulisses. Les pages
d’agenda me sont restées désespérément blanches, car c’était
de la resucée : ma vraie révolution, je l’avais faite en 67,
à Tours, avec de vrais fachos qui frappaient fort, de vrais mao qui
s’y croyaient, et j’ai perdu mes lunettes en me faisant casser la
gueule.
Ça
c’est un fait d’armes, Faidherbe. Le musée aux vitraux. Le
cavalier polonais. Les orgues muettes. Qu’est-ce que ça peut
faire. Pingouins. Le 2 du mois, c’est Chandeleur. Candeloro.
Génitif pluriel. J’ai parlé à Candeloro. Le vrai, le
patineur, l’affable, « parlant à tous » ; non,
cela ne lui faisait pas de mal de tomber sur la « glace ».
Il était habillé en Lucky Luke. Et dans mon Bordeaux d’avant, rue
de la Maison Daurade, j’écoutais « Je ne crains plus
personne / En Harley-Davidson », j’écoutais « Le bal
des Laze », chef-d’œuvre
ab-so-lu de Miche Polnareff, Michel le Déchu, qui ne monte plus dans
les aigus. Le vendredi 2, sujets de rédaction pour mes sixièmes :
1) Partie de chasse ou de pêche, racontez 2) Vous avez été (ou
quelqu’un des vôtres) gravement malade, racontez.
Ils
y arrivaient. Encore. Encore un instant, monsieur le bourreau.
Nostalgie, nostalgie ! Qu’est-ce que j’ai souffert… Tout
le monde souffre… Vous savez…
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
14
02 1969 14 02 2019 2116 02 14
Par
miracle, nous voici à la fin d’une période : le 16 déjà du
mois, la demi-page est vide de notations. Puis elles se raréfient :
certains jours sont annotés par le menu, d’autres non. Nous étions
en poste à Monsempron-Libos, voici un demi-siècle. À présent ce
bourg infect possède un cinéma : grand bien lui fasse.
Le
14 février, pour le plus grand malheur du peuple et des hommes,
c’est la St-Valentin. Ne pas oublier le bouquet, le gâteau qui
fait grossir au lit. Ce jour-là, travail dans la classe du premier
étage : il y a « composition de rédaction ». Ce
serait honni de nos jours. Les pédagogues se récrieraient, au nom
de la liberté des petits animaux. Deux sujets au choix donc :
« Racontez un essayage fait, chez le tailleur ou la couturière,
par un jeune élégant ou une coquette ». Où avais-je été
chercher cela. Les fils de pèquenots sauraient-il exactement de quoi
il était question.
« Décrivez
un orage, auquel vous avez assisté ». Voilà du bien paysan.
Sujet non dépourvu d’une certaine habileté, d’une certaine
provision de vocabulaire. Une de mes lettres à mes parents n’était
remplie que de la description d’un orage à Völklingen. Mon père
s’en était plaisamment moqué. Lazarus
te regarde . Attention à ce que tu écris. « Sixièmes :
compo de dictée, « Tableau de famille », j’ignore
désormais de quel auteur. « Leçon sur les héros grecs »,
nous savions donc faire cela ? - « Histoire de Thésée et
d’Hippolyte » (entre COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
14
02 1969 14 02 2019 2116 02 14 19
parenthèses :
« David stigmatise Phèdre ». Un seul Dawid, avec un
« w » bien polonais, bien juif, me vient en mémoire :
un blond pâle apeuré, qui répétait après son grand-père « les
races, ça n’existe pas » - pas la juive, en tout cas. Je
parlais donc des héros grecs en sixième ? Cela ne rebutait
personne ? Cela ne rebuterait personne aujourd’hui non plus.
Mon
épouse obtenait le silence en faisant prendre des notes sur la
Renaissance italienne… mais à quoi peut bien ressembler « un
cours », aujourd’hui, à l’ère du tous
engsemgble tous engsemgble, ouais!ouais ! ...Histoire
d’Agamemnon et de Clytemnestre…
Certains
collègues prononcent « Clymnestre », ce qui est aussi
pudique, pathétique, ridicule, que de parler d’un « derrière
de sac » pour un « cul-de-sac ». Les mêmes
collègues appellent sans doute Agamamnon « Agaga »,
comme Offenbach. Quant
à notre précieuse personne, elle a longtemps hésité, ce 14
février de solitude, à participer au « conseil
d’administration ».
Car
on s’y emmerde, puissamment, on y entasse les vœux
pieux, et finalement, « je me défile ». Un collègue
nommé Villot, délégué syndical, m’avait laissé libre de m’y
rendre ou non.
Villot
fut sublime : il fit le tour des parents d’élèves, pour
éteindre le feu des calomnies sur mon compte : « C’est
fou ce que j’ai pu entendre, des horreurs, des choses
épouvantables » - je sodomisais mes élèves, probablement ?
Les imaginations du peuple n’en font jamais d’autres. Je donnais,
j’ai donné ce jour-là, un cours d’éducation sexuelle. Chacun
écrivait ses questions anonymes sur des COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
14
02 1969 14 02 2019 2116 02 14 20
bouts
de papier, je répondais de mon mieux aux questions, aux
incertitudes, aux certitudes. Tel
pensait que les règles « coulaient à gros bouillons ».
Tel autre ignorait que les femmes aussi pouvaient éprouver du
plaisir.
D’où
les calomnies. D’où les silences, le choc, le respect témoigné à
mon rôle, encore un tout petit peu avant les poings dans la gueule
d’à présent. J’ai coincé à la sortie Tanaïs et Cotonnec,
pour « leur faire amener des filels la prochaine fois ».
Elles répondent que les fieles « s’y connaissent pls (…)
que les garçons ». La fois suivante, j’ai eu des filles. De
nos jours ce serait l’émeute. Aucun professeur ne voudrait plus
évoquer « ces choses-là ». J’ignore totu de mon
métier. Ce n’est plus le même. Les ardeurs sont intactes. Des
poisons font leurs ravages. Des forces méconnues soulèvent à
l’horizon leurs sombres faces, brrrr… Beaucoup de cours se
passent bien. On n’en parle jamais. Mon expérience est historique,
sans plus…
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
28
02 1970 28 02 2019 2117 02 14 20
VOICI
le joli petit carnet de 1970, avec sa ferrure marque-page qui le rend
si malcommode aux classifications. Bonjour Gaston. Le samedi 28
février reste vierge. En ce temps-là, nous occupions le poste de
maître auxiliaire dans la bonne ville de Marmande. Nous semions une
zone pas possible dans le lycée, dont le proviseur était con comme
un rugbyman, et la censoresse dépourvue du moindre diplôme. Il y
avait là deux pions noirs, un grand et un petit, surnommés Petit
Bwana et Grand Bwana. Le surveillant général s’appelait le Zizi,
un mètre vingt-cinq en levant les bras.
Mes
cours étaient bordéliques, supermauvais, parfois applaudis :
une fois, pour une lecture de La
mort du Dauphin, où
le garçon du premier rang avait les larmes aux yeux. Une autre fois,
pour un exposé des causes de la guerre en 1870, un si-cle
auparavant. Un
jour, j’ai décrété : « permanence ». Et le
cours n’eut pas lieu, je lisais le Canard Enchaîné les pieds sur
le bureau. Surpris dans cette position par un indiscret ouvreur de
porte, je fus signalé à l’Inspecteur d’Académie, qui devait me
visiter en cours, mais c’était un fantaisiste, il m’apprécia.
En
ce temps-là, nous étions indéboulonnables.
Cette
année-là je fis connaissance avec O’Leteremsen, seul chevelu de
mon genre. Mais si nous nous agaçons des rencontres d’un Alain
Rémond, ex-rédacteur de Télérama, combien Gaston ne se
scandalisera-t-il pas des miennes ? Nous allons vous le
révéler : monsieur Rémond, ainsi que Carrière, ont bénéficié
d’une enfance chaleureuse, même si leurs parents se faisaient la
guerre. Ils ont bénéficié COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
28
02 1970 28 02 2019 2117 02 14 21
aussi
d’une foi chrétienne, assumée chez l’un, perdue puis presque
retrouvée chez le second. Chacun d’eux a bénéficié d’une
quantité de rencontres, et prétend avoir eu « de la chance ».
Nous n’en pouvons douter, surtout de la part du second, fils
d’académicienne, et bénéficiant de son identité pour faire
publier sans problème ses laborieux enthousiasmes. Moâ,
Fier-Cloporte, je n’ai pas ce sens de l’intrigue : en effet,
naïf Gaston, les « rencontres » ne sont que les
aboutissements d’une longue série de négociations entre
intermédiaires pour enfins e faire introduire au saint des saints :
la Rencontre avec Untel, « qui a bouleversé ma vie ».
Non.
Les personnes influentes ne se « rencontrent » pas
« comme ça », au pifomètre. Les barrages sont très
épais, très peu filtrants. « Moi », j’ai rencontré
O’Letermsen, brillant, qui voulut me dégrossir. Il cherchait à
s’entourer de génies, il décréta que j’en étais un, me
surnomma « Artaud », me donna « cinq ans pour
obtenir le Goncourt ». Il s’efforça de devenir maçon. Il
donna du « mon doux frère » à un clochard ivre. Il
m’impressionna, il me pygmalionnisa.
Il
intercepta mon courrier féminin : « Je t’interdis de
fréquenter cette fille ! » - encore un peu il m’enculait,
ce con. « Tu inventes ! Tu inventes ! » - ta
gueule.
Cette
fréquentation, entre « hommes » (si peu) s’étendit
sur 16 ans. Passé les bombardements sur Kadhafi en 86, nous avons
cessé de nous voir. La jeunesse est ainsi, elle jette à tout va.
Vous aussi, Gaston, vous avez jeté. Mais qu’il est difficile
de vous ferrer… Ni lui, O’Letermsen, ni Fier-Cloporte, ne
réussirent à rencontrer « les bo-o-o-o-nnes personnes, au
bon-on-on moment » (« Temps-COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
28
02 1970 28 02 2019 2117 02 14 22
Contretemps).
Reste
le Jeu. Le Jeu sacré du petit bouddha sur son escarpolette… Des
Christs par milliers, des
écrivains par dizaines de milliers :
Herr Nobel, hur man väljer? Monsieur Nobel, comment choisir ?
Ce
samedi de 70, j’étais avec papa, j’étais avec maman, qui
avaient tellement voulu me faire déménager, qu’ils y étaient
parvenus. Les propriétaires précédents, du moins l’un d’entre
eux, ronflait derrière la cloison. Une nuit même (ces manants
faisaient « chambre à part ») une cavalcade effrénée
avait retenti, pour cause de malaise imminent : quelle
angoisse ! Les nouveaux propriétaires également ronflaient
derrière une cloison,je m’en aperçus dès la première nuit. Tout
aussi répugnant. Il n’y avait que de l’eau froide. Le trajet
bien plus long vers mon lycée de travail. Arielle
qui vient me rejoindre. Passagère d’une collègue en poste à
Casteljaloux. L’eau froide sur la tête pour la réveiller, le nez
dans le lavabo.
Cris
et protestations. Un jour d’absence par semaine : « C’est
trop dur ». - Et pour nous, alors ? s’exclamait la môme
Courtois, collègue à Marmande. Eh bien tiens, moi aussi, je vais
prendre un congé de maladie. Maladie psychique et toc. De plus, je
me montre en pleine salle des profs. Pendant mon congé.
Indéboulonnable vous dis-je. Maturité en berne, aucun sens des
responsabilités « Messieurs les censeurs », aucun en
effet, 25 ans, voulant fuir, fuir mon métier, fuir mes liens
conjugaux, bâclant tout… Voilà voilà…
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
12
03 1971 12 03 2019 2118 03 12 23
Il
y a quarante-huit ans jour pour jour, le temps d’une vie humaine
autrefois, le sergent Rouja m’engueulait publiquement (cours de
nomenclature) : la hiérarchie militaire était harcelée de
réclamations à mon égard, afin que je fusse réformé. J’ignorais
cela. J’ignorais que les choses en étaient venues à ce point.
D’instinct, je me suis dressé en gueulant que c’était
inadmissible, que je n’avais jamais rien demandé, que les
démarches extérieures et familiales me causaient un tort
considérable, et que j’allais « vite fait » leur
faire « rectifier le tir ». Soupçonner n’est pas
« savoir » ; mais que des tractations existassent
dans l’ombre pour me tirer de l’abîme, je ne l’ignorais
pas, sans pouvoir les préciser. Il se trouvait en effet que ma
belle-mère connaissait la femme d’un général, que mon beau-père
était médecin, qu’un psychiatre m’avait diagnostiqué inapte.
Après ma vigoureuse sortie, tellement bien imitée qu’elle en
était sincère, mes camarades se tranchèrent en deux clans :
les uns m’approuvaient, les autres estimaient que j’avais
supérieurement joué. Un Berbère, Ichalalène, me prit à part pour
me demander d’intercéder en sa faveur ; j’en aurais été
bien incapable, mais il me bouda en tant que bêcheur et « pas
sympa ».
À
la même époque, un vif incident avait éclaté : nous étions
envoyés dare-dare en nos chambres pour échanger notre tenue
ordinaire contre l’uniforme de gala ; nous avions six minutes
pour nous retrouver au même endroit, en rangs et au garde-à-vous.
J’ai démoli mon armoire de fond en comble, sans rien trouver,
endossant la tenue dite « négligée ». Ma négligence
fut aussitôt remarquée : « Il se fout de notre
gueule ! » beuglait un adjudant. Et l’autre adjudant
lui gueulait dessus : « Vous étiez averti que cet homme
était inapte au service ! » Je me suis mis à gueuler :
« Écoutez tous !
j’ai tout foutu en l’air dans mon casier ! Ma tenue
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
12
03 1971 12 03 2019 2118 03 12 25
de
gala n’y était pas ! On me l’a volée pour que je me fasse
engueuler ! » Alors les deux sous-offs se sont remis à se
traiter de tous les noms, le premier voulant me redresser en camp
disciplinaire, le deuxième excipant de certificats médicaux et de
recommandations haut-gradées. On m’a laissé dans ma tenue
dégueulasse, et bien entendu j’ai retrouvé, plus tard, au calme,
l’uniforme incriminé. Le dernier exploit consistait en un énorme
chahut gueulatoire dans notre chambre de réservistes. Tout le monde
s’était mis à hurler « la porte ! la porte !
Courant d’air, bordel, la porte ! » Il n’y avait pas
le moindre courant d’air.
J’ai
violemment repoussé la porte, quasiment dans le nez d’un
commandant courroucé qui ramena un calme glacial et instantané. Il
a braillé comme un putois. Puis tourné vers moi : « Est-ce
vous qui avez crié ? - Non mon capitaine. - Qui a crié ? »
Silence général, viril et courageux. « Mais est-ce vous »
- tourné d’un coup vers moi - « qui avez repoussé la
porte ? - Oui mon capitaine. » J’écopais de huit jours
d’arrêt dont trois de cachot. Merci les autres. Artaud, Menanteau,
Roumégous, bravo pour votre courage. Moi, je suis allé expulser une
vieille diarrhée.
Cet
incident détermina le médecin beau-père. À la permission
suivante, il m’injecta un puissant calmant dans l’épaule,
prétextant que j’avais agressé tout le monde, et qu’il
m’amenait à Robert Picqué, hôpital militaire. « Attention,
il est dangereux ». Plus tard il lui fut reproché de ne pas
m’avoir ramené au médecin « de caserne ». Celui-ci
avait une réputation d’incompétence et de connerie,
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
12
03 1971 12 03 2019 2118 03 12 26
n’ayons
pas peur des mots : il avait détecté je ne sais quelle
épidémie de rougeole à l’intérieur des bâtiments, puis placé
la caserne en quarantaine. L’ennui, c’est qu’au moment de
sortir de la dite caserne, il fut retenu par la sentinelle qui refusa
de le relâcher, puisqu’il devait, par son propre décret, rester
lui aussi dans les bâtiments.
Rassurez-vous,
il y a mis le temps, mais il a pu s’en dépêtrer. Pour ma
pqrt, je me trouvais dans un dortoir d’agités du bocal, qui
braillaient au milieu d’une musique tonitruante. J’adorais Sylvie
Vartan, mais pas les décibels. Un vrai malade baissa le son, à
peine, puis le releva au maximum trente secondes plus tard. Plus tard
on me transféra dans le dortoir des cas plus bénins. Il fut
interdit à quiconque de me faire avaler le moindre médicament, même
si j’en demandais. Et c’est ainsi que je fus réformé :
« Mécanisme de détérioration des structures compensatrices
de la névrose » - sauvé…
Impossible
en théorie de rejoindre l’enseignement : débilité légère…
Une nuit, je suis réveillé par un abruti qui secoue la porte. Je me
lève, le raisonne, « tu l’aimes, Jacques ? » Il
réclamait « Jacques ! Jacques ! » Je l’ai
calmé, ramené à la chambre du fond. Et je me faisais engueuler par
une hommasse. Et je lui répétais que grâce à moi l’agité
s’était calmé. « Il ne fallait rien faire ! Ce n’était
pas à vous de bouger ! - Et je devais le laisser réveiller
tout le monde ? - C’était à nous de le faire ! »
En vérité, au « service militaire », je n’ai vu que
le développement de la connerie, une connerie insensée, à tous les
niveaux.
Il
m’avait semblé revenir en quatrième, à 13 ans. Une régression
dingue,
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
12
03 1971 12 03 2019 2118 03 12 27
justement.
Et le Sergent B. se trouvait là, en hôpital, psy ou non, quelles
plaisantes retrouvailles ! C’était lui qui criait : « Je
peux leur montrer, chef ? ...peux leur montrer, chef ? »
- et de s’élancer sur la grosse buse en équilibre au-dessus du
ruisseau, et de gravir en trois poussées de corde à nœuds
le mur en girafe. Il me souriait, il me ramenait en permission, nous
avions croisé une charmante cavalière démontée en corsage à
carreaux, avec sa bombe réglementaire, « elle me ferait peur »
disais-je, « elle ne me ferait pas peur », répondait-il,
et il me déposait « quelque part en ville ».
Apparemment,
pour lui, c’était intestinal ; à l’hosto, plus de
hiérarchie. J’étudiais dans Pierres Vives, revue
littéraire, afin de décrocher sans trop y croire mon CAPES de
lettres - « Si le juteux te vois avec tes poésies de
Lamartine, tu vas te faire engueuler » - je l’ai eu, mon
CAPES, dernier ex-æquo,
repêché à grand renforts de chiffres surchargés, je n’ai pas
demandé mon reste. À moitié fou selon l’armée, j’entrais dans
la grande famille de ces autres fous que l’on appelle, globalement,
Éducation Nationale...
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
17
04 1972 17 04 2019 2119 04 17 28
En
ce temps-là, c’était l’obscurité. Nous nous pensions dans la
lumière, mais nous ne savions pas que tout serait enseveli dans le
noir de la préhistoire. Nous fréquentions des gouines antiquaires,
qui l’auraient nié jusqu’au bûcher inclus. Nous fréquentions
des pédés anglo-basques, dont l’un d’eux besoignoit ma femme
avec sa petite queue de souris en tire-bouchon. Grise et mauve.
Nousignorions tout du sort, et que de nos liqueurs emmêlées
naîtrait celle que j’ai toujours aimée avec perplexité. C’est
pourquoi nous sommes tous sacrés, car marqués du même sceau
farouche.
Tout
était tourbillon, mais vase liquide. Méprisés soient ceux qui nous
éliminent ou même nous rabaissent au non de la rentabilité
bouquinière, méprisés soyons-nous d’y avoir attaché ne fût-ce
qu’un peu d’importance. Nous vivions tous nos derniers instants
d’enfance. Encore l’enfance se prolonge-t-elle même après la
naissance d’un enfant véritable. Et qu’avons-nous donc tous à
raconter, sinon l’histoire de notre propre vie ? J’ajoute au
fumier initial : des pages, des pages… Pendant qu’Arielle
se faisait défoncer sans la moindre brutalité, nous vivions dans
une communauté, ma personne et quelques autres, au second d’une
petite rue joignant bien courte la place Saint-Michel aux quais.
Il
y avait en face une boucherie, qui exhibait un très beau daim
fraîchement tué. Son sabot s’ornait d’une étiquette au bout
d’un cordon, signée du ROC, « rassemblement des opposants à
la chasse ». L’épigramme y était cinglante, mais qui s’en
souviendrait. Tout semblait absolument, éternellement moderne. Nous
gravissions de larges escaliers intérieur de marbre, et débouchions
dans un de ces vastes appartements à hauts plafonds, où vivaient et
payaient leur loyer quelques filles et garçons d’entre vingt et
trente ans. On y cuisinait, prenait ses repas, nous
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
17
04 1972 17 04 2019 2119 04 17 29
l’avons
raconté cent fois, tant nous avons traîné toutes ces gayes dans
notre tête. Guenilles dorées. Reflets californiens. Chaque pan de
la jeunesse verse son éclat sur ses propres oripeaux. Tantôt je
vivais chez moi, avec épouse et belle-mère, tantôt je couchais sur
des Allamandiers, puisque c’est ainsi qu’elle s’appelle.
Comment ne pas tomber amoureux de la maîtresse des lieux, qui
s’enfournait tout ce qui traînait d’un vagin accueillant, alors
que le seul sincère, le seul larmoyant comme un cul-fleuri de
Molière, n’obtint rien. Son nom de famille sonnait comme Ange.
Elle m’avait jetéau visage une pleine fourchetée de riz brûlant,
pour des raisons que j’ignore ; qui voit le nez au milieu de
sa figure ? Je pensais et je répandis que les Femmes, hormis
leurs règles et leurs enfantements, n’avaient pas de sexualité
qui vaille. Il arriva que j‘aie dit, aussitôt oublié, une de ces
phrases bouche-trou, relevée par une fille (or les filles avaient 24
ans, comme des femmes) - « Tu vois ! s’écriait-elle.
Je te l’avais bien dit ! » - et moi, qu’avais-je dit,
proclamé, de si imbécile ?
Alors
l’Ange s’était détourné, doutant de moi. Tournant au-dessus de
moi. Trouvant inaccessible ma froideur supposée, alors que je
n’étais que con. Et moi de même, oiseau inversé, ange d’en
bas, je contemplais ce vol inaccessible, inimaginable, du fait même
qu’il me ressemblait : deux ignorances planant en symétrie
ventre à ventre, pôles repoussants d’aimants face à face. Une
fois nous avions couché face à face, chacun dans son angle, chacun
dans son lit d’une place. J’étais allé l’embrasser sur les
yeux, sans oser pousser. Le lendemain, elle faisait
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
17
04 1972 17 04 2019 2119 04 17 30
cesser
« cette promiscuité ». Femmes, si vous existez encore à
cette époque où vous nous découvrez, sachez qu’en ce temps-là,
une personne de votre sexe se serait crue à tout jamais déshonorée
d’esquisser le moindre geste en direction d’un homme
désiré.C’était à l’Homme de commencer. Lorsque
l’appartement rue des Alamandiers se fut vidé, moi seul demeurant
avec Elle l’Ange, au lieu de foncer dans le tas de graisse et de
bourrer mon pif dans son trou, je l’entretins de l’odeur de
fromage du clitoris, traînant dans une chanson de carabin. Quelle
déception. Quelle rigolade. Et rien ne se passa. Une troisième
fois, comme Jésus,j’ai refusé de coucher à trois heures du
matin. « Dommage » susurra-t-elle rue des Boucheries.
Plus tard comme un peu toutes elles se mit aux filles, et me caressa
le dos face à la glace murale.
Je
pâlis, je rougis à sa vue, et tous mes camarades me virent
décomposé dans le reflet : la seule fois où l’Ange m’eût
touché, c’était au bras d’une autre femme et en plein public,
dans les néons d’un grand café. Je ne l’ai plus jamais revue,
je n’ai jamais plus pardonné.
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
23
03 1972 23 03 2019 2119 03 23 31
Ne
pas céder aux Lamentations. Bien se persuader que nous avons
toujours le choix. C’est dans les livres, c’est dans les
discours, c’est la vérité. La date est restée en blanc. Toute
une époque, on le dit toujours. Nous connaissions Lavrontis,
caricaturé dans Le jeu des parallèles, en
vente nulle part. Sa grande inséparable s’appelait Christine. Il y
a beaucoup de Christine de par le monde. Celle-ci tenait une boutique
à Bordeaux. Bordeaux est mon Alcazar de Rodez. Tout s’est passé
là-bas - ici
même, mais je dis « là-bas ». J’y habite aujourd’hui,
demain.
Il
faut imaginer Sisyphe
heureux. La scène
d’aujourd’hui répète celles qui se sont déjà déroulées, qui
se dérouleront encore mais de moins en moins, plus très longtemps
désormais. « Désormais » convient bien : adverbe
temporel de l’éternel début, Pour
moi la vie va commencer, d’un
coup prendre l’élan
pour se fracasser sur la
porte de prison, avec des clous..
vous qui passez ce seuil… Le
temps s’écoule, de G. à M., même cuisine à cent lieues de
distance, à grands
barattages de claques des tic-tac d’horloges.
De
telle à telle phrase tel repas prenait
place.
Tel
viol des consciences. Tels et tels bavardages. Des
bavards d’âge. Les panses
pleines.
Les auteurs nous envoient l’histoire de leur vie. Passionnant !
...pour eux seuls - et
le style ? Et l’esprit ? la modestie ? Ils
étaient
des milliers, ils étaient vingt et cent… L’an
2119, que d’espoirs ! d’envolées ! quoi de plus
triste qu’une vie ? comme la bite, nous avons tous la même.
Nous
mourons tous au même âge, à quarante ans près disait
la Breuvoir. La connasse à mouches. La lycéenne qui se relève
toute trempée de la chougne à sa prof. Mon Dieu que les femmes ont
de
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
23
03 1972 23 03 2019 2119 03 23 32
veine.
Point de vue sexe. Et amour. Si y avait pas les règles et
l’accouchement. Pas besoin d’aller au bistrot pour lire des
conneries. En 2119, nous
fréquentions la rue des Allamandiers. Ce
qui veut dire « rue des Amandiers ». Riche en symboles
judaïques. Et non « spécialisée » dans tel artisanat
perdu immémorial mon cul.
C’était
un temps sacré. Nous expérimentions les communautés. Chez Nicole
habitaient tous ceux qui passaient. Quelle vaste cage d’escaliers.
Comme j’aimais Nicole. On n’a plus idée de s’appeler Nicole.
« ohho Nicole / si t’avais pas la vérole ». Nicole
haussait les épaules en pouffant. Je lui avais pris la main au
bistrot. Ça arrive à tout le monde. On ne va tout de même pas
éditer ça. Je lui avais
embrassé la paume de la main pendant qu’un Espagnol pérorait en
espagnol. C’était une grande blonde. Pas l’Espagnol, l’autre,
la femme. Un jour pour moi seul elle avait viré tout le monde, nous
étions seuls.
Et
au lieu, au lieu de la prendre dans mes bras, je lui avais lu à
haute voix ma pièce de théâtre, nulle. Et de sa part aucun
geste. Je me serais jeté sur elle avec précipitation : « Tu
ne vas pas changer d’avis ? - Non, non ! » ...Vous
tenez vraiment à faire éditer ça ?… Plus tard, tellement
plus tard - nous
étions tous en club sous les miroirs du Café des Arts, certains se
plaçaient au-dessous,
d’autres en face : voici
Nicole! Tu
sais qu’elle sort avec une fille ? Ma
foi vrai… et alors, Nicole me passe longuement la main dans le dos.
Vous vous êtes vu dans la glace. Vous
voici fraise
pistache et vanille,
le souffle coupé comme un juif. Nicole. Pendant des mois souffrir
d’amour, tu le sais, mais
pas un geste, sauf une
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
23
03 1972 23 03 2019 2119 03 23 33
bonne
fourchetée de riz bouillant dans la gueule. C’est
à moi d’oser, connasse, pas à toi n’est-ce pas connasse, chacun
son rôle connasse, et
maintenant seulement, maintenant que tu t’exhibes bras-dessus
bras-dessous avec une fille, tu t’avises
soudain de me passer ta
main dans le dos ?-
toutes les couleurs de toutes les bauges du monde me sont passées
sur la peau, et tous me fixent depuis la glace, regardez l’émotion
qu’il se prend dans la gueule, le rigolo du groupe, le mariolle à
ricaner, comme il l’aimait, tu papotais par-dessus mon épaule,
renvoyant à la cantonade les vannes de voyageurs qu’on t’envoyait.
Nous ne nous reverrons jamais. Jamais. Nevermore.
Il y a de cela 47 ans
to-day. Tu
t’appelles autrement.
Nie
werde ich Dich vergessen...
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
05
04 1973 05 04 2019 2120 04 05 34
Le 5
avril 1973 ou 2120, ce jeudi-là, il n’y eut pas de note portée.
Arielle n’est entrée en maison de repos le 23 mai. En attendant,
je mène ma propre vie, tandis que ma femme se lève de moins en
moins. Julia ou l’une de ses descendantes lira peut-être cela,
sauf si la lecture devient un exercice aussi périlleux et touffu que
le déchiffrage des quipús
incas. J’estimais Arielle assez forte pour s’occuper de l’enfant.
J’étais même allé jusqu’à lui confectionner un emploi du
temps : cela marchait pour moi, cela devait marcher pour elle…
Dans mes souvenirs, j’enseignais à Cadillac, dont le collège
s’est transformé en monstrueuse chrysalide de plastique sale, mode
« années 70 ».
Le
principal ne m’aimait pas : trop fantaisiste, complètement
fou. Il n’aurait pas toléré que je prenne un congé. J’aurais
dû en prendre, sans me soucier des états d’âme de mon Principal,
mais il me faisait peur. Nous étions peureux, timides. Pourquoi nous
laissions-nous impressionner ainsi. C’était bien commode, cette
explication sociale : peur du chef, peur de l’enfant, peur des
Responsabilités, Verantwortlichkeiten. Fuir. Il ne s’agit
plus de littérature. Mes parents ont fait tout ce qu’ils ont pu,
mais sans arrêter de râler. Nous avons fait tout ce que nous avons
pu, mais en fuyant.
D’autres
ont fait de même. Nous n’en connaissons pas, ce n’est qu’une
constatation. Ce n’est pas une excuse. Nous ne recherchons pas
d’excuses. D’autres aussi, plus jeunes et moins favorisés, ont
pris la nouveauté à bras le corps. Julia elle-même par exemple.
Jamais elle n’a confié son enfant à personne.
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
05
04 1973 05 04 2019 2120 04 05 35
Pas
à nous : « Je vais vous montrer, moi... » So
geschah es für uns. C’est comme ça que ça s’est passé
pour nous. L’analyse évacue la morale. Il est malsain d’en
vouloir à ses parents. Il est très sain d’en vouloir à ses
parents. Ici nous évitons la grande pente et montons par les petits
sentiers, les petits lacets. La grande route ne serait-elle pas tout
simplement la bonne ? Mais une fois qu’on a blâmé, que
fait-on ? Si nous renonçons à blâmer, n’y a-t-il vraiment
rien d’autre à faire ? Plan moral, plan factuel…
Dieu,
but, sens, ou ni Dieu, ni but, ni sens. Incompatible. Des parents
tuent leur enfant. C’est une tragédie grecque, un bon sujet de
littérature. Mais deux options bien plus essentielles se
présentent : le plan légal, et le plan ontologique.
Légalement, les coupables doivent être punis. Même les déprimés.
Ontologiquement, c’est l’impasse : Dieu a permis, Dieu n’a
pas permis, cela ne veut rien dire, c’est le joker du
joueur, le pari de Pascal, le bottage en touche. Nous
n’avons pas tué notre enfant. Nous lui demanderons quels exercices
lui semblent difficiles, et pourquoi.
Nous
ne recourrons pas aux schémas psychanalytiques.
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
28
04 74 28 04 2021 28 04 2121
En
ce temps-là, comme il était difficile de tenir le compte des jours.
Ce n’est qu’en 2042 que Notre Grâce s’est décidé à faire
l’acquisition d’un éphéméride, bradé car périmé.Il fut
rempli de notations hâtives, oo bien négligentes, ou rageuses,
reconstituées à l’aide de vieux, vieux courriers. Notre Grâce
disait tout à Parents, avec une majuscule. Ce 28 avril était le
temps où agonisaient ce que nous appelions « les Blanchards »,
avec un « se », comme pour les dynasties. Nous les avions
vus la veille. Nous les avions peut-être revus le lendemain.
Nous
éprouvions le besoin de les avoir toujours dans les pattes , comme
référents, comme juges. « On ne se souvient que de ce qu’on
veut bien », me dit encore Françoise. Nous nous souvenons d’un
couple hermétiquement soudé, d’accord sur tout, en particulier
sur le fait que nous autres, les Mornards, étions des cons, des cons
galopants. Nous aurions tellement pu mieux faire. Mais il fallait
nous laisser trouver nous même notre issue dans le fond du sac. Il
n’y a pas d’issue dans les fonds de sac, même transparents. Le
chat s’écrase contre le plastique et s’étouffe.
Nous
avions une grosse voiture minable. Je conduisais « à
gaïouss », tantôt trop vite, tantôt prudemment. Bientôt le
vaillant couple aux cheveux noirs nous virerait comme des malpropres,
en particulier Arielle, méprisée sans ambages : trop grosse,
irresponsable, vaguement répugnante et qui répugnait tant à
prendre au sérieux sa maternité. Ces deux-là manifestaient une
telle entente que trop souvent la phrase commencée par l’un était
finie par l’autre, à la façon des trois
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
28
04 74 28 04 2021 28 04 2121 37
neveux
de Donald : Riri, Fifi,Loulou. Nous étions sans cesse l’objet
de leurs rudoiements, et ils ne riaient à mes saillies (Arielle ne
saillait guère) que sije me moquais de moi-même, ce qui est le fin
du fin de l’humour, ainsi que le décrète la définition générale.
Ils se foutaient de moi. Dominique, puisqu’il faut l’appeler par
son nom, déclarait que mon carnet ne méritait que cette réflexion :
« Il note totu ce qui l‘arrange ! » Eh oui mon
pote, on appelle ça « la formation de l’individualité »,
fût-ce au prix d’une abondance de citations.
Sans
oublier la magnifique et nostalgiquissime mélodie, en accords de
tierces, au piano, qui devint aussitôt méprisable : « Mais
c’est du Claude François ! c’est
du Claude François ! »
Il suffit de dire un nom, Mireille Mathieu, Bernard-Henri Lévy, pour
que tout ce qui s’en rapproche devienne détestable : ô
science ô ceux qui savent ! Françoise à présent nie tout
cela, prétend qu’ils se détestaient, en
fait, que
nous aurions dû nous en apercevoir – ben
voyons – et
que déjà j’étais dragué, mais comment pouvais-je bien imaginer
que je l’éais, face à cette femme inaccessible, juchée de haut
sur ses tenues noires, dont le plus grand plaisir (et celui de son
mec) semblait de nous morigéner, de nos moucher, de bien montrer eu
face que nous n’étions que des minables, des enfants attardés,
tandis qu’eux deux, Domiçoise et Fran-Nique, représentaient le
modèle indiscutable du Couple Mature et Rrrrresponsâble. « Faites
donc comme nos, élevez-vous à notre niveeau », semblaient-ils
nous dire. Mais quant à savoir ce que nous aurions dû faire
exactement pour les rejoindre sur leurs hauteurs idéologiques, il
n’en était pas
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
28
04 74 28 04 2021 28 04 2121 38
question !
C’était à nous mêmes, ben
voyons, de
le découvrir, et c’était, de toute nécessité, ce qu’ils
avaient eux-mêmes découvert. Il fallait que nous découvrissions,
de notre propre initiative, les lacets qui montaient jusqu’à leur
sommet bicéphale. Et nous, pendant ce temps, écoutions les
morigénations, les hauteurs de nos deux marquis, le mâle et sa
femelle. En ce temps-là, je confiais tout, mes découragements, les
dysfonctionnement de notre couple nécessairement boiteux. Je
répandais partout comme une pluie de postillons mes jérémiades sur
nous-mêmes, et les questions pressantes dont seul effectivement je
pouvais, nous pouvions construire les réponses. Nous aimions bien
nous soumettre à Sainte-Opinion de Goche, avec un « o »
ouvert comme porte, fustigeant les démons Immaturité, Puérilité,
Faux-Problèmes. J’envoyais des piques féroces, comme
« tougoudoup-tougoudoup », et aussi « De toute
façon l’amour, avec les femmes, ça se résout toujours au
Trois-Pièces-Cuisine ».
Et
Françoise, toujours misogyne, me donnait à contre-cœur
raison. Mes piques cependant n’avaient encore pas trouvé leur
point de convergence. Maintenant, oui. Non sans incohérences. Mais à
l’époque, nous aimions jouer les chienchiens en dressage, nous
demandions à tout le monde, par nos gueules, la solution à notre
couple, si malheureux, ah ! si malheureux, et si mal assorti.
Notre couple d’alors me fait enrager. « Tu te concentres sur
des problèmes de détail, ce n’est pas là l’essentiel ! »
Ô bons apôtres, en vérité je vous le dis et le répète :
quand nous demandions avec ferveur et désolation ce que
c’était que cet « essentiel », il nous était répondu
dans un grand mouvement de générosité : « Ah mais c’est
vous qui voyez, c’est à vous de le trouver, nous on ne sait
pas ! » Sur quoi nos aurions pu répondre
à la Coluche :
« Quand on ne sait pas, on ferme sa gueule ! »
Nous
avions une petite fille, qui s’adaptait à l »« atelier ».
Notre immaturité en efet m’avait inspiré de confier Julia aux
bons soins de Coco, ma belle-mère, la « Belle-Doche ».
Tous les mois, je rajoutais cinq minutes à la présence de Julia
parmi nous. Un simple calcul m’aurait permis qu’elle n’aurait
pu y passer 24h sur 24… avant l’âge de 24 ans...
10
05 75 22 05 10 2122 05 10
À
PIÉGUT-PLUVIERS
Piégut-Pluviers
constitue l’unique note de cette date inique. C’était de notre
vivant. Nous avons bourlingué, retour de Bergerac, à travers
le Périgord vert, appellation contrôlée des offices
touristiques. De même, autour de Bergerac, se situe désormais selon
eux le « Périgord pourpre », de la teinte prise par les
feuilles de vigne. Il pleuvait. Piégut-Pluviers présente une tour,
que nous n’avons pas visitée. Nous nous sommes arrêtés auprès
d’autres ruines plus basses, Arielle n’étant pas descendue de
son siège.
J’ai
pataugé dans l’herbe fraîche et haute, et vous m’avez
accompagné. Ainsi pouvais-je dire que, oui, dans un jardin public
désert et détrempé, j’avais erré, humé l’air frais,
« visité », catalogué le site de X., proche de
Piégut-Pluviers. Il me semble que nous y avions passé la nuit, et
que vous vous aviez accompagnés. Nous aurions profité d’une
chambre à l’ancienne, au papier bleu foncé, avec, au pied comme à
la tête, deux planches de lit recourbées, en bois sombre. Autrefois
se louaient de telles chambres pour un prix modique. À présent
c’est le snack, avec la profusion de prospectus, « à voir »,
« vaut le détour ».
Et
les souvenirs se mêlant dans nos têtes à tous, peut-être
fûmes-nous accompagnés jusqu’au seuil, sous le crachin, par les
hôteliers suspicieux devant ma propre tête de macchabée malade :
j’étais ravagé de honte d’avoir volé, dans la sale de bain
sans « s », une somptueuse serviette-éponge bariolée.
Il pleuvait toujours, comme son nom l’indique. Le château de
Châlus vit la mort de Richard-Cœur-de-Lion
Couilles-de-Zèbre, la cavalcade d’Aliénor d’Aquitaine après
douze heures à cheval, douze accouchements fortifient le périnée.
La reine-mère fit écorcher vif l’archer trucidatif de son fils,
qui fut roulé dans le gros sel dans telle salle basse qu’on nos
montra, mais il ne hurla pas, car la dépellation totale implique la
mort. Seigneur je rends mon âme d’écorché. Ici même, dans ce
bas de tour circulaire, aujourd’hui garni de son. Et nous sommes
entrés au bistrot avec vous. Et les caprices firent qu’à notre
troisième emplacement dans le café, je mis le holà aux velléités
de migration intertabloïde.
Puis
s’emmêlèrent divers caprices passionnants : la porte du
coffre ouverte laissait la forte pluie détériorer les bagages,
reproche. Il fallait acheter un vieux « Cubitus »,
reproche. Ma personne et vous-mêmes sommes entrés dans une sombre
librairie, où tout à trac ma hure s’adressa à la femme
libraire : « Vous avez un vieux Cubitus ? »
Non, vaillante quadragénaire brunâtre, il ne s’agissait pas
d’obscénités, mais d’une vraie requête bouquiniste. Elle
montra vaillamment son cubitus, id est son coude bistre :
« Pas si vieux que ça ! » - pas d’albums de Bd en
vue.
Nous
avons donc enfin bu notre chocolat réchauffatif, en bougonnant notre
réconciliation. Nous restions vivants sous la pluie, mêlant nos
souvenirs d’année en année, nos ruines et nos châteaux. Tous nos
petits trajets viraient à l’aventure, au cordial, et ce sont
toutes ces errances de moyen budget qui errent sous nos crânes
conjugaux, complices dans nos vies de peu. En 99 de l’ancienne ère,
et relisant, confit de dévotion récapitulative, cette incursion
piégut-pluvière vint s’insérer dans ces courriers que je
reparcourais.
Ainsi
se complétaient nos carnets annuels. Cette année-là, 2122, la
fête de Jeanne d’Arc polluait ou honorait le calendrier :
Jeanne d’Arc est sainte de raccroc, d’abord condamnée par
l’Église, puis
béatifiée en catastrophe, enfin canonisée. « Ce jour-là,
nous ne lûmes pas plus avant » - est-ce du Dante ? Le 12
au soir intervenait cruellement le conseil de classe des 3e..
Il ne restait plus rien du rêve et de la pluie, le donjon de
Piégut s’éloignait dans les brumes avec le dernier cul du cheval
de Jeanne-d’Arc. Le 13, anniversaire du Coup d’État,
de la nomination plutôt du Général de Gaulle en tête de la
France, les dégoulinants aventuriers de Haute-Dordogne et
Haute-Vienne résolvaient leurs problèmes d’impôts. Deux pots.
Trois pots. Et de Sécurité Sociale. Très important, la Sécurité
Sociale. Nous n’indiquions plus rien sur nos grands carnets
d’aventures. Sous la glace, avec les traits qui s’effacent.
24
05 76 2023 05 23 2123 05 23
PAGE
BLANCHE
La
page est quadrillée, sans la moindre indication. « S.
Donatien ». Patron du marquis de Sade. Lundi, commencement
d’une semaine incomplète (le 27, Ascension). Nous enseignons pour
la deuxième année au collège d’Arveyres. Peut-être cette année
vit-elle monsieur M. glisser sous un train et perdre les deux jambes,
puis la vie. Ou bien le suicide du jeune N., que l’on aurait pu,
tout de même, dépendre in extremis, au lieu de s’engueuler
aux pieds de la victime. Sa propre sœur
faisait partie de mes élèves.
Très
agitée. « Avec ce qui est arrivé, vous auriez pu vous montrer
un peu plus calme ». Elle m’a traité de con. Les jours
précédant le 24 mai, aucune note ne dévirginise ce carnet, de la
grande époque. Il faut remonter au vendredi 21. Des cours. Des
cours. Tous les métiers sont ainsi. Le mien est plus beau, ma
tantire lire lo. Certains sont indiqués : sur Le barbier
de Séville. En 3e sans doute. Exceptionnel ?
Mémorable ? Repris d’une correspondance : le 23août
2000 ancien style (2047), il était mentionné dans ma lettre aux
Parents, avec une majuscule : « Chers Parents »,
écrivais-je.
Et
faute de sujet, je leur disais tout. Mon père avait mon emploi du
temps, par écrit, au début des années scolaires. Je ne sais plus
rien. J’aurais dû noter. Nous aurions dû. Le même 21 mai,
au soir, grande chorale espagnole con orquestra pour
le grand Requiem de
Verdi. L’église Sainte-Croix était comble. Nous n’avions eu de
place qu’au pied de la tribune, sur le petit côté : sur ces
gradins solides s’étaient alignés les choristes, et nous ne
pouvions voir contre nous à droite en hauteur que les gradins de
bois, et quelques cantatrices en contre-plongée, en robes de soirée,
de la taille à la tête. Le Requiem
de Verdi n’était
pas trop à mon goût, chochotte, succession de gueulantes, mais à
force de se faire enculer on y prend goût. Alors j’écoutais de
mon mieux, par les oreilles, sentant confusément monter une certaine
gêne qui n’avait rien à voir avec
mes réserves de pèquenod inculte. J’eus rapidement identifié ce
petit caillou dans la chaussure : toutes ces dames, au bas des
quelles je me trouvais, chantaient les paroles latines avec un accent
espagnol voire andalou des plus indiscrets.
Tout
le chœur,
sans exception, braillait avec talent et conviction le texte
liturgique dans une ambiance exotique
plutôt incongrue -
imaginerait-on
un Italien massacrant le fandango ? Le Requiem
comprend un puissant
morceau, Rex remandae
majestatis, Roi de
redoutable majesté, virile et redoutable descente vocale tutti
fortissimo, immédiatement
suivi d’un implorant Salva
me, avec la plus
grande délicatesse féminine, salva me, « sauve-moi ».
Or ces dames prononçaient à l’espagnole chalba mé, ce qui
introduisait dans la célébration un appétissant fumet de
graillou et de paëlla difficilement
assimilable aux sentiments mêlés de terreur et d’humble
supplication voulue ici par le texte et les
intentions du compositeur.
Afin
de remédier à ce malaise, je me concentrai avec flamme sur le
visage et la mâchoire de la choriste la plus proche, qui brama
consciencieusement son crescendo
de chalba
me, non sans un
sourire condescendant vers l’auditeur mâle en rut qui la fixait,
pensait-elle, avec une concupiscence ridicule, sous ses pieds sur sa
chaise d’église à 300 francs la place. Mais elle chanta sa
partition jusqu’au bout, conservant le plus parfait contrôle, sans
le moindre trouble ni soupçon de canard. Sin
el menos gallo.
07
06 77 06 07 2024 06 07 2124
SIRIVUDH
Sirivudh
est prince : Siri- l’indique. Il est devenu (à supposer) gros
et gras, asiatique suprêmement, 137e
prétendant au trône des Khmers. Il serait retourné « dans
son pays ». Il était amoureux de moi, qui le traitais en
« sale jaune », pure invention rhétorique. Il faisait du
stop, et je l’ai pris en passager. Tout au long du trajet nous
avons discuté, mais j’accumulais les plaisanteries, passant pour
le clown que je suis. En remerciement, il m’a logé à proximité
de Neuilly, à Paris, près de ce point d’où l’on précipita les
Arabes : « Viens chez moi, j’habite chez une copine ».
Les
noms sont exacts. Elle s’appelle Muriel Herbin. Elle se tape de
grosses hémorragies cancéreuses à la suite d’un avortement. Ou
infectieuses. Tous les deux s’aiment, avec la rancune en dessous :
les hommes sont lâches, toutes les femmes le disent. On me trouve un
canapé. Ma discrétion sera totale. Mais le soir, une troupe d’amis,
dont elle et lui font partie, m’entraînent au buffet de la Gare de
Lyon. Malgré ma grande
claquaison, il m’est indispensable de les suivre, car je ne peux,
illusre inconnu, demeurer dans l’appartement vide de mon hôtesse.
Fiat partie du lot amical une Claudine tout en bleu, dont le mec est
noir, mais n’est pas venu. Je ne le verrai jamais. Claudine et
Muriel sont des amies intimes, et je regrette ces prénoms
passe-partout, on dirait du Sadoul. Muriel
l’Hémorragique reproche à Claudine la Bleue de se disputer avec
Mec Noir, « pour des puérilités de gamin ». Muriel n’en
finit pas de se vider de son gamin. Elle a de l‘expérience. Elle
sait ce que c’est que la maturité. Après ce plantureux et
superflu repas lyonnais, je reviens me coucher chastement sur ce
canapé de salon, juste au-dessus d’une croix de pharmacie, verte,
qui s’allume, qui s’éteint, qui s’allume, à rendre fou,
jusque tard dans la nuit, jusqu’au petit matin peut-être.
En
ce temps-là, nul ne parle de gaspillage, d’énergie non
renouvelable, etc. Le lendemain l’épreuve m’attend. Il faut
consulter
La dernière
agrégation, en vente
nulle part – c’est faux : la toute première… celle qu’il
ne faut pas rater, après laquelle s’effondrent les statistiques.
Allons, mieux que cela, du style, du style ! De la
trans-po-si-tion ! Me voici à ouvrir la séance ! Tirage
au sort lettre C., ouverture plénière ! Quarante inspecteurs
généraux, toute une classe, à m’écouter, à se pencher
rapidement les unes vers les autres que
se passe-t-il murmurent-ils
que se passe-t-il ?
Tout simplement je dis
ba, je
dis bou, comme
ces mots gelés tirés de leurs filets par les compagnons de
Pantagruel, be be bous
bous, et trente bonnes
longues secondes après, mes pieds retouchent sol et je me lance dans
l’Anabase, maudit
Saint-John Perse, maudit !
J’aurai
onze. Savez-vous que onze sans élision n’est pas rédhibitoire en
agrégation orale ? « Vous êtes » me dit un vieux
coing (il a une tête de coing) de Besançon ou Caen, « tantôt
dans les hauteurs tantôt à ras du sol ». Il s’étonne de
moi, il n’en ferait qu’une bouchée au lit, que répondre, mais
je ne serai pas reçu : Cicéron m’a coulé (« des
troupeaux de femmes » au lieu de « troupes de femmes »
bravo l’artiste c’est l’heure de la traite).
Tout
ceci se passe en juillet. Or nous sommes en juin. Erreur sur le
premier jour. Une autre sur le mois. Une autre sur la vie. Qui perd
le jour perd le mois. Qui perd le mois perd l’année, perd toute sa
vie. Frémissons. Le 7 juin et non juillet, n’étaient mentionnés
qu’une correction de dictées en troisième, un conseil de classe.
Quelle classe et quel texte dicté, c’était mardi, je ne me
souviens plus. L’enseignement battait son plein. Le petit Marc
était mort. Suivraient Manouvrier, Merlet. Les vrais noms.
L’agrégation délivrerait mon corps de tout ce travail, de tout
cet investissement, mon esprit, ma cuilture, attireraient
nécessairement l’attention d’un vieux prof de Bordeaux, Toulouse
ou Lille, qui m’emporterait dans son giron pour polir une thèse :
Sidoine Apollinaire par exemple, flambeau latin sur les hordes
barbares à venir.
Il
n’en fut rien. La fraternisation cambodgienne échoua dans les
sables, Muriel épuisa son sursis sarcomique et creva vers 83, les
admissibilités sombrèrent
dans le ridicule en 95
Ancien Style, et le compte-rendu de l’ultime session finit un jour
à la poubelle : « il ne suffit pas de se préparer sur le
plan des connaissances, mais il faut aussi se préparer
psychologiquement » - pour
être prêts, préparez-vous.
19
06 78 2025 06 19 2125 06 19
Ces
préhistoires sentent bien le moisi. Voici : »Le principal
me fait ouvrir devant les élèves une nomination au Port (la
Réunion). Auguste s’en tape sur les cuisses au réfectoire. Annie
préfère Vienne… mais si j’ai l’agrég, je reste à
Arveyres ». Le moyen de broder là-dessus. Aucun souvenir .
Nommé une première fois à Valenciennes, une seconde à Vienne, une
troisième à la Réunion. Et pourquoi donc s’en tapait-il les
cuisses, l’Auguste ? Un homme tout dévoué à ma grandeur.
Qui renvoyait les parents d’élèves quinauds comme devant :
« Sa méthode à lui, c’est de rigoler ».
Et
la branleuse qui disait : « On ne fait rien avec monsieur
C. ! » - « Apportez-moi donc le cahier de textes de
Mlle Raison ; et ça, votre fille ne l’a pas écrit,elle ;
ni ceci, ni cela. » « Votre fille » repartit par le
couloir, et se prit une gifle sonore de la part de papa. Il me
sauvait la vie,l’Auguste. Vigneron promu directeur adjoint ;
qui nous fit goûter de sa cave, et de la bonne. En sortant de là,
les profs chancelaient pour gagner leurs élèves bien rangés. Les
élèves se gondolaient sur les rangs. Les cours furent mouvementés
pour tous. Quels bons temps c’étaient là monsieur Nicolas.
Il
se tapait sur les cuisses. Il considérait invraisemblable qu’un
simple guignol du coin fût catapulté dans l’océan Indien. Des
filles de 14 ans aux seins de dix-huitenaires lui passaient par les
pupilles, comme elles auraient passé en ballottant contre mes yeux
devant le bureau, et je me serais retrouvé à la brigade des mœurs
de St-Denis pour branlettes illicites de ces dames. Mieux valait
Vienne. Du froid sain et de la musique. La plage et les cocotiers,
les doudous et les tortues de mer, c’était un peu court
culturellement pour des prétentieux d’Europe. Mais au bout du fil,
nul ne sut me préciser si mon déménagement serait payé par les
impôts d’État.
Il
était évident que oui. J’étais trimballé de poste en poste
quatorze fois, sans que nul fonctionnaire ministériel fût capable
(disaient-ils) de me renseigner. J’ai raccroché plein de rage, mon
destin viennois était scellé. Auguste est mort. Duthelle est mort.
Moi-même je lutte, dans un tourbillon de coup de vieux. Tout est
vieux et gris. Sur la feuille figure encore « mettre Harpic
cuvette WC », ce qui ne fut pas fait. Nous allions chier dans
l’escalier, sur un palier de marche un peu plus large où s’ouvrait
une porte.
Je
devais aussi demander un déménageur à Mme Laporte. Une collègue
blonde, qui m’offrit une cigarette un jour d’un geste brusque :
je lui disais « Le façon de l’offrir ne me convient
pas ». J’étais fou. Véritablement fou. Ces années-là
sont recouvertes par l’équivalent de mes congés : ma
retraite de quinze années rattrape mes quinze années premières de
travail, de 65 à 80, de Nontron jusqu’au cœur
de Vienne. Il était une fois un principal pédophile, qui n’aimait
pas son ivrogne de collègue.Il parlait des cours en pagaïe d’Untel,
il ne lui a jamais envoyé quiconque dans les pattes, Untel a
bénéficié de protections au cul occulte, car il usait de salacités
verbales. C’était un grand marasme, qui ressurgit avec son bruit
et ses fureurs. Des quinquagénaires pêle-mêle ressortent de ces
années folles, qui furent un Quatorze-Dix-Huit échevelé, des
plaisanteries sans sel ni limite, une audace funambulique d’un
banal simplement rigolo.
Il
fallait qu’il fuît, il fuit. Il se promettait du renouveau, il
n’en fut rien car « on se suit soi-même » isn’t
it, on sénectise sénectutise. Et on se retrouve à 60 ans ruiné
rincé déboulonné I am the king of the divan, mais ce n’est
pas lui qui chantait n’est-ce pas, dans la vie non plus, qui a
chanté, ni moi ni moi, qui s’est fait accompagner par une femme
accrochée à ses basques, ni moi, qui s’et fait refuser une halte
à l’hôtel, c’est moi c’est moi, « encore 7 ans et j’ai
70 ans » mais il ne faut pas, Mme Pavlovitch, il ne faut pas
compter comme ça, j’avais un petit pédé qui s’y connaissait en
filles en vêtements de filles en fanfreluches qu’il aurait portées
s’il avait eu des seins en plus des couilles en moins, le seul à
demeurer dans le village.
Untel
a eu son doigt mais d’autres lui couraient au cul, des femmes des
femmes de Tanzanie « C., C. ! Sans le faire exprès en
reculant sur le parking je t’ai rentré dans le cul » -
« Quand ça t’arrivera par moi ce ne sera pas en voiture et
je l’aurai fait exprès », Ach ! Kolossale
Souvenirs ! Nous rentrions par le cours Hugo dit Victor, et
ton Frédéric, Pana Pavlovitch, tu t’en es divorcée, ton fils qui
se fardait fait tes délices et des enfants à d’autres femmes..
« Je lui dis non, ne tartine pas ta gueule avec des rouges de
maman, tu dois devenir garçon et pas fille, mon Dieu mon fils est
pédé » non Rosine, pas à deux ans.
Je
hais ma vie j’éprouve envers elle des sentiments marqués mais
indéfinissables doublement marqués dans un sens ou dans l’autre
ou les deux. Vous savez, quand on vit, on est comme le chien qui suit
sa trace en sinuant, truffe à même le sol, et qui bute enfin sur
l’obstacle, en position d’arrêt. On ne calcule pas on lutte on
jargonne on rebondit chez soi on se fait escorter, la Pavlovitch vous
suit en voiture car vos zigzaguez sur la quatre voies, totu se
présente d’un seul coup au moment où tout va finir : peu
après nous quittions Arveyres pour n’y plus revenir, et nous avons
revu tant de personnes pour la dernière fois, comme sur un pont
incliné de Titanic.
Une
moitié a coulé, l’autre est retombée sur l’eau, et s’est
remise à couler presque immédiatement.
Mémoire
mémoire tout branle ne m’abandonne pas mais laisse-moi couler tout
est bien pathétique bien ridicule, toutes n’attendaient que toi
mais tu ne voulais pas connaître ton indifférence aux corps gluants
qui s’essuyaient sur toi. Adieu Laporte adieu l’Auguste adieu
Junca malade mental conseiller cultural du gréand festival
du Bouscat, qui ne reprit pas contact avec toi car tu n’étais pas
bon souvenir, « Ça
ne m’intéresse pas » galopais-tu sur le perron j’en restai
pétrifié car ce n’était pas moi qui cavalait à ta suite en
proférant des vannes gloussantes dans ton dos « ça ne
m’intéresse pas » je restai sur place et tu t’éloignas
comme un train dans la gare, qui démarre, démarre- toi l’autre
train tu restes à quai, désolé d’un malentendu : ceux qui
t’aimaient ne t’aimaient pas.
30
06 79 2126 06 30
Il
y a quarante ans. L’agenda est de couleur rouge. Les noms des mois
figurent en allemand : Samedi (en français) den 30. Juni. La
page est comble. « Ballade [sic], lis Marie de France au
Luxembourg. Est-ce que par hasard nos n’étions pas en pleine
préparation d’agrégation ? Lire Marie de France est un
véritable pensum. « On me vide du Nesle proprement car « on
ne fait pas au mois ». C’était une époque héroïque.
L’hôtel de Nesle était une étape de routards. On y écoutait de
la musique indienne, ou arabe. Dans une chambre, j’avais découvert
le Voyage d’une Parisienne au Tibet,d’Alexandra
David-Neel, à prononcer correctement , dont je n’avais jamais
soupçonné l’existence, ni l’importance. La branche hindoue se
portait bien dans l’idéologie. « On m’envoie « Hôtel
du Jura », je paie en liquide ». Ces temps remontent à
la préhistoire. Les années post-soixante-huitardes furent une
longue impasse, pardon : un long nuage, où les avenirs
s’engouffrèrent, sombrèrent, sauf pour les professeurs, qui n’en
prirent que l’essentiel utile au maintien de leur magistère.
Nous
ne nous demandions pas « à quoi ça sert ». Nous étions
en train de vivre. We were living. En ce moment les yeux
souffrent de l’écran. Des voiles gris et de fines volutes bleues
passent sur mon champ visuel. « Convocation agrég. Président
ressemble à Brejnev ». Plus le moindre souvenir de ce faciès
avenant. C’est une de ces réunions sympathiques où les profs de
la caste prof rassemblent leur troupeau d’agrégatifs, perdus dans
leurs bleds, et leur font un cours, deux speechs, trois laïus, dont
nous buvons les paroles avec recueillement. Mais attention, nous
sommes tout de même adultes !
Adulte !
Tu viens d’oublier tes tics! 45 mn, quarante-cinq, mais à partir
de laquelle ? La première, la dix-huitième ? Tu ne peux
plus calculer ton effort, décider que l’inspiration (
« l’inspiration » !…) s’arrêtera, se tarira,
tari tara, au bout de telle minute ! Tes jurés « ont pris
120 admissibles », ô temps héroïques ! Il y aune
« Odile Collignon », lorraine de nom, de prénom
alsacienne ! « Un type veut passer plus tard, car « peur
des militaires (Rochefort) » - ce nom suscite une flopée de
souvenirs compacts. « Je suis n°25. Téléphone (à ma) mère »
- adulte ! - « que pas possible aller Tourettes »
(sur Loup) « (fauché) » - c’était donc tout cela, le
30 juin 2126…
C’était
tout ce contexte-là… Le passé d’un autre. Les projets d’avenir
d’un autre. Alors comme j’ « ai trouvé 1/2 baguette par
terre, (je) l’ai mangée avec jambon avant agrèg dans le parc ».
Évènement marquant.
Qu’il eût été malséant d’oublier. Mangé une demi-baguette,
pensez donc. Et que fait-on à Paris l’été ? On se promène.
On fait une « grde balade droite-gauche » « après
avoir dormi dans [s]a chambre » (sieste à l’hôtel du Jura
sans doute?) « Plusieurs tours côté Aboukir » - ah,
plus intéressant : « Éclabousse
trois pédés qui se foutent de mon « smoking » (« Ça
va chez Moune ! » - boîte de lesbiennes, que d’esprit !
queue d’esprit ! ») Achète bananes (à un ) Arabe, vais
chercher monnaie bistrot musique très forte ». Non, rien de
rien, non, j’me souviens plus de rien...
13
07 2019 13 07 1980 2127 07 13
C’est
le jour anniversaire de notre mariage. Nous ne le fêtions pas ce
jour-là. Ce n’étaient que les noces (vérifions) de plomb. Nous
en sommes au merisier. Il en existe un au fond de notre jardin en
friche. En 1980, nous habitions Paris, du moins, temporairement. Nous
avions criminellement confié notre fille à une colonie de vacances
sans hygiène, où le garçon de la directrice venait faire irruption
dans le dortoir des filles en disant des bêtises et en se masturbant
parmi les lits défaits.
En
ce temps-là ; non encore lassé des faits, nos partions sans
hâte, et nous n’arrêtions pas de flâner. Les petites routes
étaient nos paradis, et les sentiers accueillaient nos pas et nos
siestes. Sonia avait sept ans. Et nous n’étions partis qu’à
deux heures de l‘après-midi. Arielle ne fut jamais du matin. Cette
année-là ne m’étaient parvenus aucuns bons résultats de
Strasbourg. Pourquoi ai-je vécu cela. Tous les auteurs américains
s’adressent à d’autres hommes, sans aller s’imaginer la
gloire. Ils font leur boulot, inconnus, bouffons mornes, ils écrivent
pour leur cour, où ils jouent les deux rôles : souverain, et
fou du roi, King’s fool. Et il pleuvait, il pleuvait sur
l’autoroute, si moderne et depuis peu ringarde.
Et
nous nous arrêtions déjà sur l’autoroute : « Suis
tout de même content de rouler ».Pour nous venant de Vienne
Orléans le bout du monde. Et contourner la villle. Pas de rue Pot.
Pas de Centre Péguy. Pas de « contrat de lecture ».
Monsieur et Madame de Petitpied. Nous n’avons pas dépassé Vatan,
Indre – quitter le ruban des rapides, le vroum-vroum défilatoire.
Des gens se défilent, prenons leur place, à la satisfaction de
l’Hôtel de France. Il fallait prendre le repas, en ce temps-là.
Nous sortions de notre camionnette bleue, et si notre Sonia s’est
exclamée « je ne suis pas une petite, j’ai 7 ans »,
c’est que nous l’avions avec nous. Le restaurateur avait dit :
« Et pour la petite, qu’est-ce que ça sera ? »
Qui se souvient que le restaurant était cher ? Who cares ?
Et le repas fini, nous partons promener, nous oyons des pétards
de retraite aux flambeaux, beau village à plat sur la plaine, et
Sonia ramasse du foin dans le champ.
Et
alors là… Nous nous souvenons de ce 13 juillet. La retraite aux
flambeaux, pour les Vatanais, c’est l’interversion des sexes.
Les majorettes en jupettes sur cuisses poilues, tutus bouffants,
toutes se déhanchant et ballottées du cul comme c’est pas
possible. Je m’approche d’une et lui parle à l’oreille, mais
il doit rester avec sa compagnie. Les femmes et les enfants poussent
des huées d’enthousiasme. Nos rires, leurs rires, sont
inextinguibles. Demain aura lieu un match de foot, mais entre femmes,
shorts et gros mots. Sans pousser jusqu’au foirail, où s’annonce
une bonne soûlographie travelotte, nous revenons à l’hôtel, et
« remettons Sonia à la fenêtre », ce qui veut dire que
nous sommes descendus de la chambre, avons accompagné les
processionnaires, et nous en sommes retournés.
Vatan
est devenue commune respectable. Ne subsiste plus que la fête aux
lentilles. Quels sont les abrutis qui ont abattu la fête. Quels
homos prétentieux ont-ils banni la Grande Transgression. Peut-on
être fier d’être homo, berrichon, homme mûr où blonde au grand
nez. Où va se nicher la fierté. « Fier d’être basque ».
« Fier d’âtre corse ». Pas de quoi mon pote. Au hasard
tout le mérite. Les femmes reprennent le foot, mais dans le sérieux
et le lesbianisme assumé. C’était, croyez-le, discriminatoire.
C’était pour bien montrer que les femmes étaient de vraies
femmes, et non des souillons en short avec les poils qui dépassent.
Des hommes à femmes, et non des perruches barbouillées en clowns.
Je n’ose pas téléphoner. Lancer un courriel peut-être. Ne pas
oublier de renouveler en pharmacie ma Sertraline.
25
07 1981 2028 07 25 2128 07 25
Nous
entrons dans les zones obscures. Les Viennois se ressourcent à
Bergerac, non sans chiotte. Il existe encore des trains. Le
conducteur vient chercher Femme et Fille en gare, « cette
dernière » (entendez la fille) n’ayant pas « cessé de
ronchonner pendant tout le trajet » - l’enthousiasme, sans
doute. Un achat oublié ponctue cette journée : celui d’un
« Tantra », qu’Arielle a repéré sans délai dans la
librairie, comme attirée par les ondes ! À Bergerac on se
traînait d’ennui, Mère qui râle, soufre et sulfate, le Père
prostré en attendant que ça passe, plus que neuf ans pour lui,
trois pour elle.
Mes
parents reparaîtraient que je ne saurais rien leur dire, paralysé
par leur mauvaise conscience, eux par la mienne. La fausse tentation
(je ne suis pas tenté) consiste à reporter le calque des miens sur
les parents que nous avons formés : la carte a changé, les
nationales se sont retracées, les fortifications reconstruites après
leurs fugues. Y a-t-il même fortifications. Enfouies sous les
parapets gazonnés de frais. « Bon, tout va bien, on n’en
parle pas ». Si c’est ma fille qui le dit… Parfois
l’écriture se fait sous les yeux du destinataire, et n’en est
pas moins sincère : ce n’en est pas plus mal écrit, « n’en
déplaise à certains esprits chagrins » « ne pas penser
au public ! » mais si, c’est possible, qui peut savoir ?
Mais
devant la porte du sanctuaire. La veille j’interrompais « Au
théâtre ce soir », enième cocu dans le placard, pour
« Apostrophes », finies en 43, sous les sanglots en
coulisses d’un Claude Maurias en plein effondrement de
civilisation… Apostrophes marchait plein pot sous Mitterrand, 1m
60. Et régulièrement, consciencieusement, professionnellement
dirais-je, l’enseignant que j‘étais roupillonnait aux deux tiers
« du temps qui nous est imparti ». La veille, avec mes
parents, j’assistais médusé aux rodomontades maniérées d’un
certain Camus (Renaud ! Renaud!) qui de sa voix de fausset
obligée se vantait de gagner son argent auprès d’une institution
culturelle et pittoresque : « Nous avons accordé au dit
C.R. une subvention pour voyager à travers France, tous frais payés,
pour disserter sur ce qu’il voit, et l’éditer à coup sûr !
Mon indignation juvénile s’enflamme - « comment ? ce
génie que je suis… et ce con flûté... » Nouveau recul,
nouveau repli du moins devant la porte et la forteresse.
Je
comprends tout, je comprends moins. « Reçois » (du 24)
« deuxième exemplaire de l’écrivain-éditeur. À
l’intérieur, une carte me demande de retourner l’exemplaire en
trop ! J’hésite... » - quel écrivain-éditeur ?
Ange Machinchose, qui retapait des pages d’Aragon sans les
signaler ? - non, celui-là date de Meulan (83-94, de quoi
pousser son gosse jusqu’à la sixième). Adieu 81...
05
08 19 05 08 82 2129 08 05
En
ces temps-là nous étions vivant. Mafamémoi formions un couple,
inséparable, formolisé, à fleur de pot. L’année portait des
noms tchèques, made in Praha : Srpna était le mois d’
oû, Čtvertek
le jeudi. Cétaient des paysans. Nous séjournions, Ellémoi, chez
mes parents de passage, croupissions comme chaque année à Bergerac.
Mais c’était après l’Expulsion, et je retrouverais bientôt
d’infectes classes, bien françaises cette fois. Je suis allé
chercher mon égarée moitié en gare de Bergerac, qui ressemblait à
celle de Corbeil.
Arielle
m’aime à proportions des scènes de sa mère. Elle m’en a
entretenu, rien ne reste de ce pet. Sa tête était décomposée. Nos
têtes le seront, mais il faut bien parler. Nous avons recueilli un
moineau blessé à la poitrine;le calendrier consulté nous informe
qu’il est mort et fut enterré le lendemain matin. Le précédent
s’est fait bouffer vivant par les fourmis au sous-sol de la rue des
Vaures. Ci-gésira demain « Moineau de 82 ». Il
n’existe de vrai dans nos campagnes ou banlieues que la télévision
qui marche et marche. Ce soir-là, c’était Retour du marin,
adaptation de l’atroce Maupassant : une fille noire,
Louise, rend des services partout. Alle est ben gentille, mais
alle est trop noire. Exit Louise, larmes transparentes de part et
d’autre. Mariage avec une Blanche propre. « Racisme larvé
d’un petit village contre une épouse noire d’un bistrotier «
- l’ancien marin sans doute, et qui n’avait qu’une seule
fiancée. Si j’avais encore mes organes génitaux, alias mon
internet et mon Google, je vérifierais s’ils étaient mariés ces
deux-là, le Blanc et la Noire, ou seulement promise.
Je
ferai un jour un poème à toutes les souffrances, mais rien que
pour la frime. L’école des femmes de Gide nous montre un
Robert qui ne vit que pour sa frime. C’est alors qu’un incident
survint. Le film sans doute s’était terminé à la nuit tombée,
nous cheminions Mondoublémoi entre les maisons qui parsèment (e
forment) Naillac, échangeant nos impressions vertueuses (Le
retour du marin). Nous fûmes (« nous furent »,
monsieur Gilles Boulot, présentateur des informations à la
télévision française, « nous furen » ! ) -
zabordés par un Arabe, jeune, insolent, pléonasmes, qui nous
interrogea de quel droit sur notre profession, l’Autriche et nos
sentiments, etc.
J’ai
poliment répondu, il a tout su, car en ce temps-là j’étais
encore timide, et ne distinguais pas la sincérité de l’agressivité
des interlocuteurs. Arielle « trouve cela très désagréable ».
18
08 1983 2030 08 18 2130 08 18
En
ce temps-là nous revenions de l’Île au Trésor, seule aventure de
notre vie : l’Autriche et ses démons fétides. Notre maison
avait connu un drame. J’y avais recueilli une étoile juive, et de
fâcheux fantômes erraient dans la dernière cave. Il faudra que je
tire cela au clair. Et nous avions franchi l’obstacle d’une
terrible première année en banlieue. J’ai encore rêvé cela :
une classe de 63e bien décidée à ne rien foutre ni
écouter. Je n’avais rien préparé. Mon père tournait comme une
âme en peine dans son trou paumé de Naillac. Il semblait
malheureux. Il s’est longtemps abreuvé à cette source amère,
ta-daaah… Ma mère imprégnait tout d’une vapeur aigre et
funèbre. Et nous tentions de nous évader à grands feuilletages
d’Atlas. Du diable si je me souviens de la ville d’Izberbach sur
la Caspienne, j’ignore jusqu’à sa prononciation. Les
transcriptions du cyrillique sont hasardeuses, et de quelque langue
que ce soit. Les altérations de voyelles roumaines ou danoises (pas
mal non plus dans ce genre le danois), les jeux de consonnes suédois,
les traquenards de l’hébreu où l’on écrit ce qui ne se
prononce pas et prononce ce qui ne s’écrit pas (on dirait du
français…) soumettent l’apprenant à rude épreuve.
Et
je ne parle pas du hongrois… Nous sommes donc partis « à
deux voitures ». Quelle aventure ! Arielle et moi ?
Jacques et moi ? Pour une étape Bordeaux-Châtellerault !
Le lendemain, Châtellerault-Tours ! Nous aimions flâner,
partir tard (à 10h 40!) Les préparatifs, maniaques, indisposaient
le mâle alpha, bêta ! Et voici une once, une écaille de
souvenir : à Ribérac, nous restaurant, nous aurions rencontré
inopinément notre Jacques, nous proposant l’apéro ! Ô
vilaine surprise ! Je n’aime donc personne ! Le soleil tapait
si fort ! Arielle chochotait si fort !
Puis
Soyaux, banlieue d’Angoulême, « bar frais, glace ».
Retenez bien ceci, lecteurs en poussière : il faisait chaud,
nous avons profité d’un ventilateur et de glaces ! Voilà ce
que vous n’aurez trouvé nulle part ailleurs ! Je comprends à
présent pourquoi Papa (koapapa) tournait « comme une âme en
peine » : il voyait son fils, très tôt, refaire voile
vers la parisanerie ; à St-Germain-lès-Corbeil, si éphémère,
si bon chic, si étranger ! Comme je montrais tout sur mon
visage ! En vérité, c’était effarant. Nous explorions les
sentiers au sud de la Vienne, sous la canicule et les volées de
papillons, tandis que Julia les coursait à bicyclette.
Nous
avions la petite fourgonnette immatriculée en 042… Nous
avions La Chartreuse
de Parme, deuxième ?
troisième lecture ? putain de programmes… Et ct « long
arrêt station-service Poitiers, Arielle allongée dans l’herbe !
Un manque absolu de tolérance à l’égard des voyages, disons
déplacements, une plainte perpétuelle de fatigue, j’avais
oublié tout cela, ma belle-mère couchée sans cesse et sans cesse à
se plaindre, Arielle au moins ne se plaignant pas. Souffrance chiante
de la vie. Je ne me
plains pas, je m’exprime. Je ne suis pas en train de geindre, mais
d’ironiser. Voici
maintenant les
notations ultimes : « Châtellerault, camping bordant
trains, superbe, restons allongés sur le sol à même avant de
dormir, très doux ».
En
dépit donc de forts inconvénients conjugaux, ma petite personne
s’adaptait complaisamment, toujours près à extraire du beau et
du doux. Flemme, paresse, masochisme, oui. Nombrilisme, non. Faire
plaisir à l’autre. Reprocher
à d’autres de ne pas se soucier des autres m’a toujours semblé
le reproche ou la pseudo-constatation les plus ineptes à ressortir
dans les conversations d’après-dessert. Je crois que je suivais le
« Kombi » bleu, où nous faisions dormir Julia, dix ans.
Les vraies motivations sont impossibles à déchiffrer sous les
grilles, psychanalytique, sociale, caractérielle, en remontant à la
surface.
Le
bonheur se grappille.
Il faut céder. Ma volonté était de céder, en imposer à tous une
autre, c’est prendre le risque d’un coup de colère, d’une
crise de hurlements. Il est avantageux
de prendre le vent du faible, de l’adapter à ses tuyères, de
trouver des chants dans les mélopées purgatorielles, et Julie me
souffle : « Toujours chercher ce qu’il y a de bon
en l’autre » . C’est tout ce qui reste aux mollassons.
Oui, je suis feignant, et je vous emmerde, vous les courageux, les
vainqueurs, qui ne valez pas ce que vous dites.
« Les
vivants, ce sont ceux qui luttent » : Victor, ta gueule.
Je n’ai pas lutté, disons, dans les soutes, sans plus. Et moi, du
moins, je n’ai pas rendu mon frère dingo pour lui avoir fauché sa
fiancée ; je n’ai pas rendu ma fille dingo, je n’ai pas
foutu ma sœur
dans un hôpital psychiatrique. La somme de ce que je n’ai pas fait
égale au moins celle de tes actions, et le résultat est le même :
quelques bontés, beaucoup de désastres, beaucoup d’indifférences,
et pour finir, B. dans son lit de mort avec le gros clystère à
sérum au-dessus des bras. Ah, je suis banal. Ah, on ne m’a pas
attendu pour s’en apercevoir. Je sais. « À quoi bon le
bonheur si nous avons la connaissance » n’est-ce pas. Rien
n’est de moi. Mais rien n’est de vous non plus, regardez votre
miroir il s’y reflète un cul. «Mais on ne te demande rien !
Pourquoi « tu nous attaques ? » - Si, vous
m’attaquez, vous m’attaquâtes.
30
08 84 2031 08 30 2131 08 30
Je
vais donc avoir 40 ans. Je suis toujours aussi con. J’écris cela
exprès pour le lecteur, pour qu’il admire mon génie. Le 30 août
de cette année 2031, ma mère est morte depuis exactement un mois.
Jojdh l’Albanais
retrouve
son psychiatre. Ma
mère est un gros mouton qui broute tout. Mon psy n’est pas
rementionné. À cette date, ce doit être Couturier, juive, épouse
Triantaphyllou. Ce sont des retrouvailles. Elle m’a montré sa
gaine bleu vif en croisant trop vivement ses genoux. Très
barricadée, la psy.
Chologue,
j’y tiens, pas « iatre ». Mais nous avons fait du bon
boulot, faceà face. Nous avons parlé de mon père, dans l’île,
sous les bombardements sous un camion-citerne. Vide, mais quand même.
Quel enthousiasme chez les nazis au pas de l’oie dans Bruxelles.
Jojdh est enfant de ce temps-là. Il ignore que faisait sa mère en
40, son père alors sous les drapeaux. Mais il trouve son réconfort
auprès d’une juive sévère et compréhensive. Il ne faut aps
donner de nom. Il les effacera, comme on efface tout de nos jours. Il
parle aussi de sa fille, quie st et restera volontairement absente de
ces pages.
Simplement,
la fille de Jojdh balaye la terrasse de chez Muriel. Cette terrasse
donne sur un tapis d’herbe trois marches en contrebas. Fille
qui
balaye,
femme
qui
n’a
voulu le faire qu’une fois, à Nice. Nul ne peut m’arracher mon
passé. Pas même l’entité Dieu. La fille de Jojdh n’invite
pas ses camarades chez
elle par peur du désordre et de la saleté. Elle nettoie, les
parents passent derrière elle et détruit ce qu’elle a fait. Elle
ne restera pas. Peut-être épousera-t-elle un prolo, un ouvrier,
quelqu’un qui rote à table et qui crie Vive Le Pen. « C’est
cela, pour vous, un ouvrier ? » Oui madame la Psychiatre.
Cela
vous scandalise. Je le sens bien. Voyez-vous, il ne m’a été
donné qu’un petit style, dont j’ai épuisé les ressources. Il
ne manque plus que l’excellence, dont nul n’a prétendu atteindre
les limites. Par l’excellence Jojdh sera sauvé. Il ressort de son
île dans un état de profonde satisfaction. Là se trouva jadis
l’agglomération. J’ai habité Meulan comme Pasly, un lieu de
haute histoire et de combats, mais sans chercher, sans chercher…
Entre
parenthèses figure la mention « correspondance » .
« Apprends
par Garel que
Omma,
jugé excellent, passera les samedis matin
avant son émission à lui. Obscure époque. Soucis si loin de nos.
Il existait un Sylvain Garel, grand, animateur de radio. Il mourrait
trois ans plus tard, jeune, vigoureux, d’un cancer de la mâchoire,
et ses parents furent très dignes. Il existait un autre Sylvain
Garel, comme lui grand amateur de cinéma, critique, et c’était
peut-être le même. Savoir
pourquoi il s’était pris d’estime pour moi. Nous fréquentions
Ginette Lebb, optimiste, gare de triage des relations humaines. Foin
du plan je vous prie, foin du plan.
Le
basculement du jour justifie tous les abandons. Vous savez écrire,
vieil homme,lancez-vous et fouillez. Fin des ronds de jambe. Fin du
cancer et mort, jeu, set et match. Nous émettions d’un studio. Des
annonces étaient faites, de spectacles banlieusards. Une chanteuse
de jazz se produisait, « sa voix vous fera frémir ».
Jojdh ajoute hors antenne « sa tête aussi ». Garel
ajoute : »Sa tête aussi ». Une gouine hideuse et
tondue à l’émeri. Mahalia Jackson ? pas
assez chauve. Ainsi s’achève le 30 août, jour de la St-Fiacre,
dont le nom fut donné aux fiacres, justement. Période obscure. Si
loin de soi qu’elle semble avoir fondu au fond du puits. Qui devait
être la maturité, mais bien plutôt prolongement d’une gaminité
sans faille, baignée de lamentations : Jojdh arrivait,
without shouting station ! -
rue des Sarrasiniers, sur la pente de Meulan, et se lamentait de
façon rigolote chez Lebb, au fond du gouffre et plein d’espérance.
Cette femme avait cinq enfants, son mari l’avait engrossée puis
fuie pour une autre, moins belle, moins marquée.
Elle
m’a soutenu, fourni des solutions, sans que je les suive –
jamais, ne jamais suivre les conseils. La quarantaine est le plus
loin de moi. C’était le temps des émotions et de l’obscurité.
Difficile de ne pas jeter sur ce banc le filet de pêche de
l’explication toute faite : affolement des heures de domptage,
passages d’une classe à l’autre, avenir bloqué, mais
aussi, non mentionné, les derniers sanglots d’un amour, à
engloutir, peut-être ce jour-là un dernier séjour à l’hôtel,
et des larmes au whisky,
voici en souvenir une vieille chaussette.
Et la voiture, l’aventure, s’éloigna en zigzaguant.
Nous
ne savions rien. Nous pensions vivre, nous débattre. La radio des
Mureaux battit de l’aile et s’éteignit, Jojdh fut transféré
rue Croix-Verte, Philippe mourut en souffrant, il faudrait 12 années
avant les faveurs de l’imprimerie, une
longue journée s’étendit devant nous, 35ans s’écoulèrent, peu
restèrent, les projets maigrirent, les teintes s’estompèrent, les
traits se fondirent, la bite s’affala. Les écrits se sont
accumulés. Je vais sans doute écrire des sottises. Le pouls
ralentit. Le cerveau s’embrasa, puis, au lieu d’éclater en feu
d’artifice, éteignit ses lumières une à une, et s’élança
vers l’avenir.
11
09 85 2032 09 11 2132 09 11
Le
Onze Septembre devient aussi célèbre que la St-Martin 18, où
toutes les cloches sonnèrent la volée. En 2032, nul ne savait ce
qui adviendrait seize ans plus tard. Et qui sait ce qui adviendra
d’ici seize ans. Nous en aurions 90, et rien ne nous les garantit.
Nos faisons ici les réflexions de Monsieur tout le monde, et,
Mademoiselle, je vous emmerde. Ouvrons le carnet pourpre, et voyons
nos limites : Vois Manu, je compose mon petit thème sur
Xavier de Maistre.
Glose :
Manu était non plus le Chemineau, mais le Bel. Aîné d’une
fratrie de six. En longue chemise roumaine ou russe, la voix
nasillarde, la chanson prompte dont je possède trois cassettes
entières : ma préférée s’appelait Le rat mort, il
la chantait en duo avec son meilleur ami, un taxi. Cela m’étonnerait
qu’il fût venu chez moi, au sommet de la pente. Nous n’avons
jamais été intimes. Ce n’est plus qu’une silhouette, désormais
presque sexagénaire. Plus vivant, Xavier de Maistre, auteur du
Voyage autour de ma chambre. Bien plus liant que son frère,
Joseph, maître à penser de Baudelaire.
Xavier
se voit mettre aux arrêts, privé de sortie pendant des jours,
cantonné dans sa chambre d’officier. Il examine les gravures de
ses murs, se rapportant toutes à tel ou tel épisode de sa vie
militaire. Il s’exprime avec humour et nostalgie. Il triche :
des gravures favorisent l’évasion, des parois lisses eussent
conduit à l’amertume, au recueillement qui la suit. Joseph,
académicien comme son frère, écrivit Les soirées de
St-Pétersbourg, où il justifie jusqu’à l’Inquisition. Mais
Baudelaire était un malade, et comme le dit un de ces petits cons du
bac, « s’il était un peu plus sorti en boîte, il n’aurait
pas traîné son cafard ».
Mademoiselle,
je vous emmerde.
« Nous
parlons allongés en bouffant des frites ». Soit sur un grand
divan, soit sur la prairie Rue des Sarrasins. C’était une grande
famille, très accueillante, où je me rendais pour confier mes
peines chiantes. Moi aussi j’aurais dû « sortir en boîte »
- la ressemblance s’arrête là. Manu, Bruno, Philippe, bien
différenciés toutefois, n’étaient poue mon égoïsme que des
interlocuteurs interchangeables. François, non : il savait
coudre et tricoter, il perçait à jour, sournoisement, mes fausses
angoissettes. Bruno m’avait traité de Lèche-Cul. C’est exact.
Le désir de se faire bien voir s’altère souvent, devient petites
manières, approbation systématique et servile, sourire contraint.
Toutes choses qu’un lèche-cul pourtant devrait apprendre à
éviter. Manu, c’était le grave, le souriant, le poète. On
apprenait l’amour à ses enfants, chez Bel. Mais le père était
parti au sein de la sixième grossesse. Il avait pris comme souvent
une autre partenaire assez semblable, mais en plus fade.
J’ai
observé cette tendance chez les rupteurs : reprendre et
calquer, en moins bien. En moins
heurté. En plus lisse. « Son père a acheté un immeuble dans
le XIIIe »
- curieux
en vérité. S’agit-il bien du même personnage et des mêmes
frères. Gagnait-il, ce père, autant que cela ? Ne s’agit-il
pas d’un simple appartement, ce qui serait déjà beaucoup ?
Un kinési peut-il amasser tant d’avoir ? Ce père m’avait
modérément plu. Trop ironique, trop froid. Capable en cas de
malheur de proclamer qu’il n’était pas touché, même devant sa
femme en pleurs. Il est vrai qu’elle déplorait la mort d’un
amant.
Mais
il était retors et cherchait à nuire. À rabaisser du moins. « Il
ne reste plus de place » puis te passant devant « Il ne
resterait pas tout de même une petite place pour nous ? »
- désignant sa nouvelle femme – non, il n’en restait plus, plus
une. « Claude est à Padoue ; avant, il était devenu très
con ». Claude, à Padoue ? Cene peut être que le chef
d’orchestre, Gaul-Tier, Bestiau-Bourrin, Gautier, dans uen des plus
belles villes d’Italie. Manu le connaissait bien. Non pas Manu Bel,
que Dieu protège, mais Manu Chemineau, avec lequel j’aimais parler
allemand. Fantômes emmêlés
dans la plus grande confusion, passés dans ma vie, essentiels et
futiles, et ce Manu Chemineau-là, vivant à Paris, pouvait très
bien transmettre les vantardises de son géniteur : je l’ai
connu, celui-ci, bouffant de la soupe midi et soir, soumis à de
grands revers de fortune, pourquoi pas riche désormais dans l e
treizième arrondissement.
La
fin de la journée subsiste en mes souvenirs, par suite d’une
vanité : je m’étais présenté en version allemande, 15 sur
20, le second suivant à 11. Ce qui a trait aux vanités,
Mademoiselle, se retient bien plus aisément : « Tricheries
incroyables dans les couples, papiers communs, feuilles refilées,
dico aux chiottes. Le texte parle de Bruno Collignon, député
hollandais en 62 ! » Tout est dit. Je devais devenir
traducteur. Mes contresens, dans d’autres textes, m’en
éloignèrent. J’avais confondu « mouche à bars », en
bon français « pilier de bistrot », avec une véritable
mouche dans un véritable bar.
Le
moyen après cela de me faire confiance.
22
09 86 2033 09 22 2133 09 22
Ce
sont les années profondes. Celles de Meulan, des classes rongeantes
et des galopades à travers le calendriers : à peine rentré
d’un fragment de vacances, vite vite en désirer d’autres.
J’empoisonne ma descendance, pour peu qu’elle sache lire. À
présent ouvrons la boîte cartonnée : couleur vert ingrat,
étiquette revêche et passée : 1986. « Dépassé !
- Ta gueule ». Écoutez bien, tas de gravelures : « « Je
vais attendre psy pour rien. Petit entretien avec Chenu, entrevois
Grangier ». Que dit Depardieu ? À la suite de maints
autres, le comédien affirme qu’il ne faut ni jouer ni écrire en
se souciant des lecteurs ou spectateurs. Moi je m’en soucie, sans
cesse. Chouchichon chec. On apostrophe le lecteur à présent.
- Plus souvent qu’à son tour. La psy, c’est Couturier, épouse Triantaphyllou. Pourquoi n’est-elle pas venue, je l‘ignore. Chenu, c’était une collègue, assez moche, et qui consultait depuis la même salle d’attente que moi. Elle disait : « Ne répète pas « enfoiré » à chacune de tes phrases ! » - pourquoi mes couilles, t’aurait préféré « enggculé » ? quant à Grangier, plus aucune idée : l’autre psy peut-être, celui de la môme Chenu ? Vous voyez, le médiocre, je sais faire. Le troupeau, je sais faire. Le reste du jour, ce sont des cercles barrés en perpendiculaire à l’équateur : je devais d’abord remplir « ce carnet ». Une chose de faite, on coche. Puis, « edt » pour « emploi du temps ». Perdons-nous de vue quelque temps. La liste des choses à faire allonge sa colonne jusqu’au bas de page. Lorsque mon père enfant refusait sa bouffe, sa mère à lui représentait les plats à finir quel que fût l’état de moisissure desdits plats. De même (comparaison homérique), le Moi Commandant les représente au Moi Exécutant, jusqu’à ce qu’il les ait avalés.C’est ingérable. Indigérable. Ici, à part, et non exécuté, le « nouveau numéro de Toulotte ». Une collègue blonde, chignonnée, immense. Fameuse pour avoir envoyé à ce garçon qui flirtait en cours avec deux gonzesses à la fois « Untel, vous êtes comme les dinosaures. - Ah ouais madame ? - Oui, une petite tête et une grosse queue ». Hurlements de rire chez les filles, confuse déconfiture pour le crâneur. Renouvelons nos réflexions, renouvelons. « Lecture, écrire ». C’est justement cela qui n’est jamais renouvelé, voici 33 ans déjà. On ne change pas une colonne vertébrale qui gagne,Gagne quoi ? Sa propre considération, au sens où l’on peu se considérer sans déchoir. Je ne crois pas que Depardieu se soit écarté de sa ligne, car il a toujours joué, dans la conscience d’un public en dépit qu’il en ait. « Malgré lui » pour ceux qui ne maîtrisent plus leur langue. J’ai lu, j’ai écrit. D’autres font du vélo. Ils ne dépassent pas le criterium de la vallée du du Lot, ils ont toujours grouillé dans le peloton, mais ils l’ont fait. Il ne faut pas se justifier, mais si, mais si. Cela fait partie de la structure humaine, disons, de la mienne. Impasse. Suivant : « gouttes d’oreilles ». « Lettre au père », avec une flèche vers le lendemain, page d’en face. Mais la case est cochée le 22. Mon père était veuf. Il lui restait moins de quatre ans. Retrouver cette lettre : il les avait conservées presque toutes. « Cher Papa » ne pas omettre la majuscule. Il vivait seul dans sa grande maison. Une gouvernante faisait son ménage, peut-être aux frais de la mairie. Distance et poussière. 10 jours s’étaient écoulés entre deux lettres, mention barrée : ce compte était-il faux ? La lettre hebdomadaire se faisait attendre, c’était une corvée autant que d’écrire, autant que la vie, car il ne suffit pas de répéter ses mantras vivifiant : la vie est un perpétuel déni. « Laplace 20 », minutes s’entend : c’était le vieux schnoque génial qui détenait les clés d’Eurêka », non répertorié sur le toile, revue polycopiée, payante, où nous autres bateleurs de poèmes à deux balles faisions nos première et dernières armes, « poésie de vieillards ou de puceaux » si exactement définie par Blanchard.
Laplace
avait institué des prix, à peine d’argent, bien de la gloriole,
âprement disputée,petites écrevisses transparentes des ruisseaux,
acharnées sur la rime et le nombre. C’était notre kaléidoscope,
nos tesselles mosaïques, nos incohérences incandescentes soufflée
la cendre, Sonia 20mn « elle dort », on coche et suivant,
13 ans
Et
père mécanique absent dans son nombril.
04
10 87 2034 10 04 2134 10 04
Le
4 octobre 1987 est encore une vraie date, une date civilisée. À
partir de cette année-là, suite à de vives discussions, encore
appelées « scènes », nous avons sérieusement pensé à
nous rapatrier sur notre province. La vie parisienne avait été vie
de banlieue, entourée d’un désert de relations. J’étais trop
crétin pour attirer mes collègues, Arielle héritait de sa
fantasquerie particulière. Et nous nous promenions sous les bois
d’automne, les coups de fusil partant çà et là. 1987 se trouve
dans un carnet pourpre et plus allongé que les autres. Il était
conçu pour une autre année, tous les jours de semaine y sont
raturés. Inutile de me demander sije me souviens de mes cours :
mes souvenirs ne sont pas rangés par années scolaires.
Nous
allons ouvrir ce document. Est-ce que je me souviendrai du 4
octobre ? Réponse : non. De rien du tout. C’était un
dimanche, ex-vendredi. Nous sommes allés à Limay. Les Simonin sont
venus dîner, en compagnie de Josette.
Ce
mémorandum est aussi un agenda. Les choses « à faire »
sont précédées d’un code : 4-9-9, « coupage
cheveux ! » Juste avant : « inutile ».
Ici, bouffée d’incertitude. Puis, 5-9-10, « lire 35 »,
« Le 11e
Robert » : il n’a que neuf tomes. L’écriture se lit
mal, raclant sur le pli de page. En ce temps-là nous lisions 35 mn ;
nous en sommes à 25. L’écriture s’estimait à 70, soit le
double. Jamais l’écrivain n’a pu dépasser 80mn d’affilée, ce
qui le place loin derrière les bourreaux de travail : Balzac,
Flaubert ou Kafka. Les vanités de prétentions littéraires de
Monsieur s’avèrent intenables, de même qu’une danseuse ne saura
se concevoir au-dessous de telle proportion de jambes. Précision :
ces 70 minutes-là, effectuées si j’en crois le cochage, devaient
appartenir à « une histoire qui existe déjà ». LE
GRAND HOMME A ENVIE DE CHIER. RÉSONNEZ TROMPETTES. Retour
à la table de travail. Celle-ci n’est pas percée.
Le
numéro 6-9-11 précède « Sonia », « Toujours
prévenir A » - prévenir de quoi ? Plongez dans vos
carnets. Braves gens. N’ayez pas peur de ne servir à rien.
Darcanges :
il avait écrit d’énormes volumes, à moi envoyés. Il devenait
aveugle, écrivait vite au crayon. Il se désolait que je ne fusse
pas un moyen publicitaire suffisant : ma radio n’était ouïe
que de trois ou quatre croquants. Il avait recopié des pages
entières d’Aragon. Il s’en défendit, puis déclara qu’il
avait eu la même inspiration que lui. « Les chaussures au
blanc d’Espagne » : ça ne s’invente pas, de telles
coïncidences. Il a replongé dans la boue d’où je sors. Encore
une mention de « M. Robert », avec
un « M », ce qui discrédite le « 11 »
précédent.
Une
autre écriture mentionne « Hel- » « airy » ?
Ce carnet servit à l’établissement de comptes, colonne recettes,
colonne dépenses. Je soupçonne une couturière à domicile ?
« Lançon » : autres cliente ? « 1/2 » :
demi de quoi ? Modiano décrocha le Nobel : maudit anneau !
Il avait de l’âme, lui. Moi, pas la même. Ce qu’il y a de
curieux, c’est cette vanité. Cette rédaction « pour
Gonel ». Un élève, avec le frère Hautbois, qui m’avait
proposé un sujet de bandes dessinées dont j’écrirais les
légendes. Ils sonnaient, j’allais ouvrir. Nosu discutions à
égalité.
Il
n’y a pas loin de l’amour au mépris. L’élève qui fréquent
un ancien prof le rabaisse, même s’il l’admire et l’aime. Plus
tard j’ai retrouvé le même illustré, avec le même thème
science-fictionnel. Nous
allions refaire ce qui s’était déjà fait et noyé dans la masse.
Funeste désir de dépasser. Obstacle infranchissable quel que soit
l’âge. « Le Monsieur Robert », en liaison avec ce
texte à bulles (les « phylactères »), me tint lieu
d’écriture. Il n’y a pas de sot métier. Il n’y a pas de sot
écrit. Ou plus exactement « qui n’exerce son influence »,
faste ou néfaste. Suivent contre la marge de gauche « 15-9-2
cassettes », non écoutées, et « 18-9-5 jugement sur
Schaeffet, 70 mn maxi – (lettre...) ». Oui, j’ai voulu
juger
le
sieur Schaeffer. Le vrai, le grand, avec Pierre Henri. Le même qui
écoutait, en sourdine religieuse, Schubert sous son dernier étage.
« Do-ré-mi-fa-sol : on n’a jamais rien fait d’aussi
beau… Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir bousculer ça... »
Schubert vainqueur.
Il
avait lu mon Corbeau
du Puch. C’était
« ordurier, mais sincère » disait-il. Me montrant
quelque obscur placard aux ouvertures accordéoniques : « Moi
aussi j’ai écrit des choses semblables, désespérées, sur les
filles. Mais je n’aurais jamais eu l’idée de les proposer à la
lecture ou à la publication ». Ah
Schaeffer, ma propre mère lisait mes carnets personnels, et m’en
entretenait à table. Avait-elle appris cela dans son école
ménagère ? Donc, j’estimais aussi le recuil de nouvelles
intitulé
Excusez-moi je meurs. D’un
homme qui se laissant glisser d’un strapontin métropolitain
prononça ces mots avant de s’effondrer.
Je
lui retournais les reproches qu’il m’avait faits,
d’autocomplaisance sans doute, chez moi justifiés (les reproches),
nullement chez lui. Ce n’est qu’un autre jour que j’écrivis
ces médiocreries, sans
me douter de leur caractère mesquin de retour à l’envoyeur,
phrase à phrase. Et je ne revis plus Schaeffer. Qu’importe après
cela l’ « ignoble brocante : foule »…
14
10 1988 2035 10 14 2134 10 14
L’année
88, cent ans après l’épisode oublié du général Boulanger,
appartient encore à l’époque obscure où notre serviteur trimait
d’un congé scolaire à l’autre, sans autres bouées que Sainte
Lecture et Sainte Écriture, en dépit des
14
10 1988 2035 10 14 2134 10 14
éditochiasseurs.
C’était aussi le temps de la grossesse de ma fille, que nous
n’avions pas su élever, à moins que nous ne l’ayons su quand
même. Les grandes vacances avaient vu nos roues sillonner l’Espagne
du nord, et je ronchonnais dans les ornières professoro-familiales.
Ouvrons. La page est bien garnie,
je suis au lendemain de mes 44 ans, et
ce jour-là, histoire de prolonger mon indispensable existence, je
n’ai fumé que 8 cigarettes et demie : « Arrêter de
fumer, rien de plus facile : je l’ai déjà fait une dizaine
de fois ».
Le souci de s’améliorer, remontant aux racines chrétiennes,
inscrit 263,70 francs de courses, à quoi s’adjoignent 50 autres
pour la « danse d’Annie », chez Colette de Mézy
supposé-je. Qu’y a-t-il au programme ? « Edt »
pour « emploi du temps », « à mettre désormais ».
Car le premier souci dans un emploi du temps est d’abord de
l’établir lui-même. Qu’il soit du jour ou du lendemain.
D’abord, une leçon de hongrois. Je n’en sais pas beaucoup plus
que de 31 ans en deçà, car mon polyglottisme n’est guère qu’un
saupoudrage snob.
« Trop
tard pour le TUC » - « travail d’utilité
collective ? » - « Bande magnétique RVS » :
à écouter ? Mention de « Sonia », remontant au 30
août, car j’avais décidé de ne plus rien laisser passer de mes
projets, fût-ce avec un retard d’un mois et deux semaines.
« Refus » : qu’est-ce qu’elle a pu « refuser » ?
du moins « attitude mitigée », excellent prétexte pour
aussitôt renoncer. Dont acte. Il faut réfléchir entre les phrases.
Bien mettre ses chaussons sur les œufs très fragiles. On appelle
cela, Dominique, « faire
14
10 1988 2035 10 14 2134 10 14
attention
aux Autres », ce que tu me reproches si souvent de ne pas
faire… La liquidation du 29 août, Omma
que
j’écrivis et ne vendis qu’à 126 exemplaires, n’obtient pas de
résultats probants ; la leçon, d’hébreu cette fois
(hongrois-hébreu : lettre h, manque le haoussa), passe à l’as,
de même le vœu pieux « Lire 25 ./ Réfec[tion] 50 » (on
ne fait pas ce que l’on veut quand on travaille), repris plus bas
« Lire 25 Écrire 55 ». « Retrouver les Henri
Serpe pour
voir s’il manque toujours les pages 10 à 28 »est resté
lettre morte, à ranger sous le titre « Lettres Mortes »,
au pluriel.
Et
voilà pourquoi la vie se compose au moins tout autant de ce que l
‘on ne peut pas faire que des choses faites. Ainsi, « Dor à
supporter, mais j’y arrive jusqu’au bout grâce à un sang-froid
parfait et à une respiration lente », voilà qui est fait.
Impossible de se souvenir d’un tel exploit : qui est désigné
sous cette abréviation énigmatique ? ...un élève, un
collègue ? Aïchouche, Hassiba, je sais parfaitement qui elle
est : une jeune fille impulsive, furieuse de son 4 pour manque
de plan, déchireuse de copie, déserteuse de la classe où elle
revient après avoir « chialé ».
J’ai humilié cette fille en sortant l’ignoble « Aï-chouche
moi l’nœud », sexiste, raciste, pédophile, au point qu’elle
ne pouvais pas me voir, les années suivantes, sans me hurler
joyeusement « Ah Coco !… Coco !... » -
j’étais devenu la peur de sa vie, l’angoisse de sa vie, le
clown, le grotesque de sa vie…
« Chaque
fois que je sens mes chevilles qui enflent, je me rappelle à
l’ordre : « Aïchouche… moi l’nœud !
Aïchouche… moi l’nœud ! »
C’est
dégueulasse la vie. Et ceux qui la mènent.
«Mes
élèves en grec râlent de n’avoir mangé qu’un yaourt, le reste
étant dégueulasse ».
25
10 89 2036 10 25 2136 10 25
C’era
una volta uno stronzo che voleva raccontare une
histoire. Il prit son memorandum de l’an 89 et chercha la St
Crépin. Patron des cordonniers avec saint Crépinien, d’où la
semelle « de crêpe ». Dixit le curé. En ce
temps-là, Sonia était enceinte, comme on dit, « jusqu’aux
dents » et devait accoucher le 30. Quant à notre précieuse
pomme, elle errait à St-Ouen, célèbre pour ses Puces et par son
monastère, où je fis « le tour du quartier de l’église ».
Se trouve aussi là-bas l’abbaye de Maubuisson, fondée, me disent
les Américains, par Blanche de Castille.
Et tandis que ma fille vivait la fin de sa grossesse, je me
rendis dans Dieu sait quel sanctuaire, « pour me recueillir ».
Or il existait une troupe de bedeaux qui bavassaient, jacassaient,
sans souci de la vénérabilité du lieu : pour eux, c’est une
maison commune, où l’on se retrouvait jadis comme au bistrot. Les
familiers d’un lieu de culte s’y sentent aussi parfaitement à
l’aise que monsieur Martinet au milieu de sa salle à manger mal
agencée. Ce jour-là, je ne pus me recueillir, et le rideau du
temple se fendit, et la terre trembla par trois fois.
Dans cette abbaye repose Mahaut d’Artois, ignoblement
caricaturée par Hélène Duc dans le film de Balma Les
rois maudits. Sa mort survint à moins de 45 ans, ce qui faisait
vieux pour une fibromateuse. Un moine expliqua ce que c’était
qu’un orgue, et nous régala de quelques roulades mal jouées dans
une allégresse toute militaire et brutale, car il existe aussi des
militaires tendres. Visiblement, monsieur le guide était à la fin
de son temps de travail. Et puis c’est à peu près tout. Le reste
s’empile en haut de colonne sur l’agenda, marquant l’effectuation
d’un shampoing. La réponse, aussi, à Édith Mongel de
Strasbourg ; cette identité martiale cache peut-être une femme
de Mulhouse de qui j’acceptai un baiser, mais dûment mariée,
là-bas loin, en Alsace.
Sonia,
j’avais la trouille aussi, mais il ne fallait pas que ça se
sache ; toi aussi, tu le cachais. Il fallait que tout se passe
bien, comme il est arrivé. « Sonia 20 » signifie 20mn
que je t’ai accordées, ni plus ni moins qu’autrefois. Navrant.
Difficilement justifiable. Volonté de tenir l’extérieur
au-dehors, seul comptant mon « recueillement », ma
« présence envers Dieu », ma « crainte de
gaspiller mon temps ». Mon ma ma. David aura
trente ans le 30. Et puis j’ai fait de l’espagnol. Sans
transition. Te quiero. Avancer tous ses pions à la fois.
Promenade à St-Ouen l’Aumône, en voiture, sur un parking,
l’abbaye et retour. L’écriture est plus petite, la ligne
intercalée. Comme si je l’avais pévu avant de le faire, alors que
c’est le contraire. Bonjour Gaston, que fais-tu là dans ma
penderie. Je t’ai demandé d’y venir. Ah bon. Frères
humains qui après nous vivez… edt – arg(en)t-m(ouveme)nts-edt S.
Emploi du Temps. Tout est là. Bien quadriller. Peut-être
Gaston se fait-il des emplois du temps. Le temps c’est de
l’argent ? Nous surveillons notre budget, notre temps, notre
corps qui est sur terre - « emploi du temps de S(onia) ?
Parmi les autres choses pardon occupations ?
À
cinq jours de l’accouchement ? Dieu mathématicien au-dessus
de tout. Über alles. Toute la vie sur le même plan. Bien
faire attention. Se révolter dans la discipline. Se discipliner dans
la révolte. Aucune prise à l’hystérie, à la folie-qui-rôde.
Trop aimer mène à la folie, au face-à-face avec soi, ou Dieu ou la
mort en toute simplicité, ce qui met un « égale » entre
toutes choses. « Sonia 40 », ah ah, je pressentais donc
quelque chose. Mais « Cécile est là », une autre prend
ma place, Fräulein Poitevin ist noch immer ihre Freundin. Est
toujours son amie.
Elle tiendra le temps de mes 40mn. Panne de la machine à
interpréter. Tout n’est pas chorégraphiable. Mayröcker :
je traduisais cette nobellisable. Nosu échangions de très précieux
courriers, sur papier de patrons couturiers. Tout jeté. Espèce de
con.
06
11 1991 2036 11 06 2136 11 06
Il
se passait des tas de choses. Nous étions encore vivants. Mon cœur
battait pour la radio. C’était dans une petite rue vers l’asile,
en cul de sac dans un bois miteux contigu aux bâtiments
psychiatriques. Stores baissés, demi-vies dans la pénombre,
tableaux précieux du musée de Prague. En ce temps-là, nous
recevions de loin en loin d’obscures gloires montantes, ce soir-là
une fillette de 30 ans, coiffée d’un petit béret rouge. Elle
faisait gentiment sa star, flanquée (pour éviter les viols) d’un
gros copain barbu.
Elle
s’appelait Isoline, avait pressé un disque, un 45t de ce temps-là,
face A, face B, un trou au milieu. Tout allait s’effondrer sous le
« compact ». Elle chantait très bien. L’enregistrement
de l’émission existe encore, quelque part,sur bande magnétique
tue-mouches, ça balançait, la voix était fraîche et juste,
Isoline tortillait du cul sur son tabouret, son mec béat dans le
dos. Jela trouvais mignonne, baisable et tout ce qu’on se force à
ressentir quand on ne sent rien. C’était l’histoire d’une
fille qui se faisait tromper par Dieu sait quel ex, une fois, trois
fois, et le refrain se terminait par une descendante accélérée :
« Moi je veux revenir au port ». Avec un t, imbéciles…
Je n’y pense que maintenant, quel beau jeu de mot raté, c’eût
été l’apogée question audimat, il est des traits d’esprit
manqués qui laissent aux fins de vie des regrets cuisants.
Les
gentils, les modestes, retombent comme un soufflé. Je n’ai plus
entendu parler ce cette Isoline. Déterrons la mésange enfouie dans
la boîte à sardines : la recherche ne livre que des écailles,
de vagues relents modianesques ; des filles appelées Isoline,
dont les mèches surnagent au sommet des vagues. Et 29 ans de plus. À
effeuiller sa vie. Une belle petite chanson bien rythmée. « J’ai
improvisé. Maints bafouillages techniques » - je m’en doute…
« Waldo me dit que mon émission « a des hauts et des
bas », mais que « ça va ». Il parlait donc, ce
butor ?
Une
bite qui parle, qui soutient sa demoiselle, qui éprouve des
sentiments, l’encourage, la soutient, lui maintient la tête hors
de l’eau. Puis tout s’apaise, tout le monde au port, débarcadère,
foule et disparition. « Feuilleton rigolard et pouffant »,
ah, nous avons dû nous surpasser tous trois, « bien chers tous
trois », « elle lit de ses poèmes », Seigneur,
bercez l’âme des femmes poétiques, des sauveteurs barbus, des
« médiocres supérieurs » auxquels n’appartient pas le
monde, soutenez, dissolvez les animateurs bourrés de whisky bas de
gamme, qui jugent et qui promeuvent, trois auditeurs la balle au
centre.
« Arielle
pense que je l’ai pas assez poussée dans ses retranchements
-...quels retranchements ?) » - les moyens mous se flairent, on
n’agresse pas une jolie femme, mec accompagnateur ou pas, on ne la
réduit pas à ses organes sexuels, car les retranchements, de
toutes, de tous, ce n’est que cela.
« Ciel mon
mardi sur
les commerçants qui (flinguent) les cambrioleurs. Pugilat verbal
assez risible ». Seulement « assez ». Que
d’émissions, que d’émissions…
16
11 92 2039 11 16 2139 11 16
Encore
un 16 novembre… croyez-vous au hasard ? 82e
anniversaire de mon père mort. Un bel agenda bleu wagon-lit, intact
comme il n’est plus. Une dislocation bien cachée dans les cahiers.
Lundi imprécis, peut-être que « les quatrièmes »
cherchent au Centre de Documentation et d’Information « des
tas de choses sur la Tanzanie, le Kénya, les fauves... » Ce ne
peut être le dimanche, ces serait donc le lundi, ou un autre jour.
Il ne s’est rien passé. Le goût de la vie ?.
Des choses à faire : des agenda. Premier bon point, ≠
dispute : en tête de liste, afin de pouvoir le « cocher »
dès le matin. La rogne du matin évitée, peu importe si l’on se
chicore dans la journée ; mais le principal écueil est
contourné. Et puis, tout de même, la « fiche du syndicat »
fut remplié : j’adhère. C’est bien pratique pour les
mutations. Pour se faire couvrir en cas d’incivilités (« Votre
comportement, n’est-ce pâââs, Monsieur Collignon... »)…
Plus des corrections, des cours à préparer. La vraie vie
d’Etcheverry. Et la « photocopie de la carte grise »
postée.
Nous nous attarderons peut-être sur « Évelyne allemand 6e
/ 3e », « report » : peut-être une de mes
élèves portait-elle ce prénom désuet, peut-être ai-je préparé
ce jour-là un cours particulier d’allemand de rattrapage, à la
fois « petit commençant » et « grand commençant ».
Elle portait le nom d’un peintre : disons Fragonard.
Elle était toujours assise avec Mademoiselle d’un-nom-de-métier,
disons Berger, qui se me serait bien envoyé Tu es folle
disait Fragonard à Berger, qui me considérait depuis leur premier
rang, sans se soucier d’être entendues. Dans ma cuisine, j’avais
pris sa main. Elle n’avait pas tressailli, ni des main ni des yeux.
Mais elle n’est plus revenue. Mort d’un détournement. Je l’ai
revue soûle et désarroyée, « ça ne marche jamais avec les
garçons ». Quand était-ce ? Modiano, sort de ce corps.
Tu ne conviens pas du tout. J’ai préparé quelques exercices
d’allemand.
Un
homme serait aussi tout ce qu’il n’a pas pu faire. « Pu »,
« su », voulu », confusions à deux balles. Deux
choses faites sur 14. Manque de temps : « Mouvements
– diffusion – écrire - taper ». Abréviations et traits
d’union, canon liturgique, soins du corps à même un tapis de
sol. Se faire connaître, reconnaître, du fond de son CDI où ses
petits treizagénaires barbotent dans les marigots en compagnie de
leurs hippopotames et des crocodiles. Ne rien négliger. Plancher sur
la page blanche. Et le dactylogaphier sans tarder : « Et
il est si important que ça, ce petit message ?
- Mon petit message vous emmerde » répond Trintignant.
L’auto-stoppeur s’évapore et trace « merci » du
doigt sur la buée de la vitre. Nous faisons cours. Nos messages
parviennent ou pas. D’autres par la voix des ondes : Vexin
Val de Seine, vous vous rappelez ! Un petit effort !
Quartier Croix Verte ! non ? « Sonia », vous
vous souvenez ? un petit effort ? pas le temps ? Petit
garçon d’une paire d’années et demie ?
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
28
11 93 2038 11 28 2138 11 28
1993…
Année infâme. Je dis ça comme ça. Mais j’en avais plus qu’assez
de Meulan. Je ne saurais qualifier cette période. Pénible, chiante,
attendant désespérément l’ « année sabbatique »,
enfin accordée pour l’année suivante. Ce 28 novembre était un
dimanche. Il comporte, sur sa page, une liste « à
faire », agenda,
et à droite, une
liste de choses faites, à se rappeler, un memorandum.
Justement, je ne m’en
souviens plus. « A. repeint » signifie qu’Arielle a
retrouvé de l’inspiration. Peindre quoi ? Oublié. Passe
à la télévision un film intitulé
Pôle Sud. En
langue roumaine, très belle.
Et quelle langue n’est pas belle. ‘Un jeune écrivain ne se
soucie que de publier et d’avoir des aventures féminines tandis
que le régime Ceaucescu s’effondre. À la fin, il se dénude et
jette son manuscrit feuille à feuille dans la nature ». Ce qui
s’inscrit dans la lignée du
Théorème de
Pasolini. Qui se souvient de
Pôle Sud, avec
sous-titres ? Autant que ceux qui se souviendront de moi. D’où
vient le souci d’éditer et de baiser ?
Autre
chose : « Trouvé Hermine vautrée sur une serviette,
enfermée à clé dans placard à linge salle de bain », sans s
comme il se doit. Pas de souvenir non plus. Nous venions d’acquérir
ce chat, que Véra nous avait mis dans les bras. Elle se roulait sur
le dos, la chatte, pas Véra, et on arrête là. Nous avons été
amoureux d’Hermine, docile, ductile, comment pouvons-nous l
‘oublier ? Pourquoi l’avons-nous négligée, quand son
ventre s’est bouché ? Elle est dans le jardin, en souvenir du
tsunami (2004). D’autres chats sont venus. Nous ne
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
28
11 93 2038 11 28 2138 11 28
parviendrons
pas à la perfection. Bref un dimanche paisible, précédé
d’un shampoing, agrémenté d’une lecture d’ « Art
Press ». Pas de relief. L’eau coule entre les doigts. « Reste
avec nous Barbara ! - Si je reste je ne vous servirai plus de
rien ». Les messages
s’envolent sur les ondes. La radio s’appelle VVS, de « Vexin
Val-de-Seine ». qui fut d’une telle importance dans la
traversée de banlieue.
« Réenregistrer
émission Defrance ». Comment cela pouvait-il se faire ?
Cet
énergumène s’était mis à poil devant ses élèves, comme il
l’avait promis s’il ne savait pas résoudre une énigme. Le texte
était : « Je suis Sophie et je ne suis pas Sophie ».
La réponse était « son chien », le premier verbe étant
« suivre »… L’inspection académique avait suspendu
Defrance a divinis, il
avait dû enseigner par correspondance. À quoi servent les
souvenirs ? De quoi sommes-nous faits, etc., etc. Oui, on
peut redoubler l’etc., « par ironie ».
Le
dimanche est aussi fait pour les corrections, pour les cours. Toutes
les vies se superposent, toutes les corrections. Il
faut trouver là nos raisons d’être. Je ne serai jamais original.
Tenez : « papiers échelon syndicat + Bayrou ». Le
syndicat sert à connaître ses promotions, ses stagnations. Je
stagne.
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
93
12 21 / 2040 2140 12 21
La
période de Meulan reste la plus énigmatique de toutes, bien que
certains aspects en demeurent vivants. J’aimerais effacer les douze
années passées là-bas prisonnier de mon métier. Nous n’avions
plus d’avenir que dans l’incessante répétition du même. Nous
nous sommes débattus pourtant, cherchant l’agrégation, l’année
sabbatique, en vérité plus rien n’était devant nous. Nous avions
hérité d’une chatte « sacrée de Birmanie » aux
pattes gantées.
Véra
vivait avec Didier à Étampes (château d’Ingeborg de Danemark,
prisonnière et divorcée). Les deux sont venus nous voir. Ont-ils
passé la nuit ? Vraisemblable, car le lendemain matin, je me
souviens encore de Véra nettoyant d’un air sanctifié une petite
tasse : « Je lave ma propre vaisselle », mais l’hôte
nettoie tout le reste. Ils ont pesé sur nous. En ce temps-là nous
avions encore des choses à nous dire. Mais nous ne pouvions pas nous
désheurer : l’émission « Lumières, Lumières »
sévissait déjà. Gemirendy, là-haut sur le plateau, près de
l’hôpital psychiatrique. « Émission sur Dieu sait quoi ».
Contrôle
fait, le volume « 2040 » se clôt sur un 13 décembre,
rien ne subsistant du reste. Et j’avais pris cette vox sépulcrale,
que j’estimais si attirante, mais on ne peut plus exaspérante pour
mes disciples à venir. « Moyennement la pêche » dit
Didier. Dididi. Bientôt j’obtiendrais mon exeat
sabbaticum.
COLLIGNON L’ÉPHÉMÉRIDE
74
94
12 09 2041 12 09 2141 12 09
Le
neuf décembre de l’an 94, judicieusement repoussé en 2041, fut
l’une de ces journées dont rien ne subsistera que les accidents
matériels. Le ton général sous-entend une certaine sensibilité.
Cela commence par un shampoing surnommé « Liège », car
je lisais consciencieusement, à l’époque, un plan de cette ville
et de sa banlieue : chaque double page faisait l’objet d’un
ratissage systématique de les rues, carré par carré. Il serait
hasardeux que je prétendisse à présent m’orienter dans cette
ville sans aide.
Nous
venions de nous renfermer dans Bordeaux, sous l’effet d’un congé
sabbatique : une année consacrée à la préparation d’une
agrégation, que je traduisis par « année à ne rien foutre »,
du moins pas grand-chose, interprété par mon entourage comme
excellente occasion de se
servir de votre serviteur comme d’un taxi. Tout était organisé,
mais à larges mailles : une petite leçon d’arabe, une
promenade, un restaurant à midi. Ce restaurant fut ensuite une
espace vide, puis je ne sais quelle suspension de dîneurs fantômes,
pour l’éternité, au-dessus des rails d’un tramway.
En
ce temps-là régnaient sur l’établissement de bouffe deux
charmantes jeunes filles, la blonde et la brune, qui ne parvenaient
pas à dissimuler qu’elles se broutaient le clito à grands coups
de langue. La brune jetait sur la blonde lunaire des regards de
possession gourmande qui m’ont toujours bouleversé par leur ardeur
et leur sincérité. Mon dieu que les Hommes sont de pauvres gens.
Je ne me souviens plus que la blonde portait lunettes ; elles
sont pourtant mentionnées. Nous prenions souvent nos repas là,
viande-purée, accueil chaleureux. Elle « nous a inscrits comme
électeurs » ! à quoi ? Aux chambres
constitutionnelles à partir du restaurant ? Le
pouvoir déléguait-il aux bonnes tables le soin de garnir ses listes
électorales ? Ou bien ne s’agissait-il que de cartes de
fidélité ? Nous arrivions juste, je devais remplir et poster
des « papiers de mutation », « materné »
(je cite) « par la femme de l’accueil »
(« l’hôtesse... ») « qui me procure des
étiquettes à 4F 40 ».
...Une
lesbienne, ma mère, et Farinelli
pour
finir, as-tu deviné, petit camarade, sous les auspices de quelles
jouissances la journée de ce vendredi fut placé ? Obéir à
l’idée de la mère, protester tout en ronronnant, se laisser pour
finir émasculer dans le lait chaud… Rentrer à Bordeaux, en phase
ascendante du bonheur, ce que j’ai vécu huit bonnes années de
suite, ayant abandonné Paris, banlieue, « vache, cochon,
couvée… » Est-ce la pente naturelle, et l’idée que l’on
s’en fait, ou
sa découverte plus tardive, qui façonne le profil des vies ?
causes
et conséquences figurent souvent le serpent qui se mord la queue.
Plus
Édipe
s’imagine fuir, plus il noue le nœud
du destin… proportion gardée…rester
le morveux de Condé qui pleurait chaque soir de n’avoir pu gagner
la pièce de vingt francs promise « si j’étais sage »
par sa mère… Nous partons de chez nous, pour le vrai cinéma,
j’agite dans la rue les billets de spectacle, et ne me souviens
plus si j’étais seul ou double de l’épouse, ni du compagnon
d’alors de Java : Joël ? Près de la Médoquine,
ancienne
gare ? Et nous avons bien joui en chœur
du film, la larme à l’œil
devant le beau Farinelli, et l’extraordinaire Zylberstein. Ne pas
baiser les femmes, mais en devenir une. Et se branler sur d’autres
femmes. Tel serait mon plus bel épanouissement.
COLLIGNON
L’ÉPHÉMÉRIDE
95
12 21 2042 12 21 2142 12 21
Il
est tard. Je fais des erreurs. Mes pointillés s’avancent sur
l’échelle des temps. Carottage 42. Mon dernier petit carnet :
« Je feuilletterais mon petit carnet en disant : « Voyons
voyons… pour ce rendez-vous… nous disions donc... » Je
prenais le premier agenda venu. Quelle que soit sa dimension. Le
sommet de la petite page, remplie serrée de petits caractères,
mentionne : « Téléphone d’Arielle ce matin, opération
ovaire prévue pour fin janvier clinique St-Martin ».
Cela
caracole en tête, rajouté en fin de journée, rappelé in
extremis en mémoire. La mention 1, « = barré râlade »,
figure entre crochets. Pas eu moyen de s’empêcher de râler.
« Correc[tions] cours » seule cochée. Arielle roulant
d’un flanc sur l’autre de douleur dans son lit, le nôtre, celui
qui trône encore sous baldaquin sans tentures. Congé demandé au
proviseur, accordé sans restriction. Pourquoi me téléphonait-elle ?
Période clinique d’observation ? Il me reste peu de temps.
Le camion tomberait en panne. Il fallait le réparer le réparer le
réparer.
Toutes
affaires cessantes le réparer le réparer le réparer. « Panne
imminente ». Le camion n’était qu’une estafette, rachetée
à la Gouardette, et pétaradant de toute part.
COLLIGNON
L’ÉPHÉMÉRIDE
2043
01 06 2145 01 06
Messieurs,
J’ai
bien l’honneur de signaler à Vos Autorités que la page du 6
janvier 2043 n.s. se compose d’une seule notation, qui se veut
vengeresse : « Atroce. Suis trop prévenant le matin,
A(rmelle) met un temps fou à se lever, mauvaise humeur à peu près
toute la journée ». Afin de bien mettre en garde les
imprudents qui dorloteraient trop leurs épouses, et trop
hypocritement. En effet, pourquoi se montrer prévenant, si le
résultat en est l’humeur exécrable ? c’est qu’on en
attendait une récompense, un résultat.
De
nos jours, l’habitude n’est toujours pas prise, mais la fut
acquise la conscience de la constance de ces réveils tardifs et
bâillatifs, depuis les archives de nos vies communes : il faut
non plus tolérer mais inclure les assises télévisées en vêtements
de nuit, jusqu’à des heures indues de l’après-midi. D’aucuns
sots trouveront, et me l’ont bien seriné, qu’une épouse ne doit
point prendre ainsi le pas sur le mâle, et se hâter vers ses
diverses tâches. Il se trouve que ces acteurs du Meunier et de
l’Âne, après m’avoir bien pourri la vie, se trouvent désormais
hors de nos champs de préoccupation.
Nous
avons découvert, Moâ du moins, que mon épouse devait être une
enfant, irresponsable de quoi que ce soit hors de ses rêves et
chimères ; que le lot du mari serait de travailler, à
l’extérieur comme chez lui, de même que ma mère passait du
ménage au récurage et du récurage à la lessive, parce que la
COLLIGNON
L’ÉPHÉMÉRIDE
2043
01 06 2145 01 06
tradition,
c’était ainsi, et qu’on n’entendait jamais protester contre
elle – du moins, les sourds. Ledit mari prenait très mal les
choses, ca r il travaillait, lui. Il se souvenait avec amertume de
cette jeune anonyme de 1968, année révolutionnaire, protestant à
l’idée de sortir du schéma : « Ah mais ! »
disait-elle. « Ah mais ! si je me marie, ce ne sera pas
pour travailler ! Je ne vois pas l’intérêt qu’il y aurait
à me marier, si je devais travailler ! » C’était en
effet la glorieuse époque, ô générations futures, où tel
médecin, mon beau-père par exemple, refusait que sa femme trouvât
un emploi, pour ne pas encourir les railleries de ses confrères :
« Tu ne gagnes donc pas assez pour entretenir ta
femme ? » Une femme respectable renonçait en effet à
tout accomplissement professionnel, à toute carrière artistique,
fût-elle pianiste concertiste professionnelle.
Mais
utérus et cœurs, vases communicants, ont si soif de tendresses et
de maternités, qu’il en allait de la vie des femmes comme d’une
trace de poussière sur un buffet de piano, et telle virtuose dut
torcher les mômes et passer le balai sans que nul ne s’en
offusquât. Je serais, moi, le mari modèle, qui laisserait libre
liberté aux aspirations artistiques de son épouse. Je ne devais
donc pas me plaindre.
Commentaires